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Un duo: nature morte et théâtre

Ornat Lev-er

Nature morte aux instruments de musique, La Musique du silence, Sonnet baroque1. Voilà certains des noms donnés à des douzaines d’œuvres d’Evaristo Baschenis (1617-1677) dans les livres d’histoire de l’art, les articles et les catalogues d’exposition. Ces tableaux relèvent du genre de la nature morte, jugé le moins élevé par les contemporains de l’artiste – un point de vue qui a longtemps perduré, mais de façon moins absolue, chez les historiens de l’art modernes. Les spécialistes actuels de Baschenis voient en lui un talentueux peintre de la représentation d’instruments de musique, doté d’un grand savoir-faire pour les compositions en perspective aux structures impressionnantes et les trompe-l’œil. On le considère par ailleurs comme un expert en vanités (vanitas), pour ses références nombreuses à la musique et son rendu de la poussière accumulée sur les instruments dépeints.

Je propose ici une interprétation complémentaire: bien que ses natures mortes soient apparemment dénuées de figures et de récits, la singulière sélection d’objets qu’il opère, tout comme sa manière, suggèrent un individu cultivé, versé dans la jurisprudence, la littérature, la philosophie, la poésie, la musique et le théâtre. Ses natures mortes contiennent des représentations symboliques du savoir et témoignent d’une connaissance des sujets au centre des préoccupations de ses contemporains; elles sont riches d’allusions raffinées tissant tout un réseau d’affinités subtiles. Les instruments de musique, les sculptures, les globes, les livres présents dans ses peintures dressent aussi un portrait de leur créateur: un artiste vivant dans une petite ville provinciale qui participait aux débats culturels et théoriques de son temps à travers ses créations artistiques et intellectuelles. Reprenant sous forme de natures mortes les thèmes et les idées traditionnellement associés aux genres de la peinture d’histoire, de la mythologie et de l’art religieux, il en a étendu les limites au-delà des conventions généralement admises de son temps et dans les siècles suivants.

Selon moi, Baschenis propose dans son art une vision spécifique de Bergame et de ses habitants, représentant sa ville natale non seulement comme celle où Arlequin a vu le jour – le valet de la commedia dell’arte – mais aussi comme une cité d’intellectuels et d’hommes cultivés. Il se considérait comme un membre actif de la scène culturelle d’une ville dont les classes dirigeantes, le clergé et l’aristocratie connaissaient parfaitement les textes religieux, législatifs, historiques et philosophiques, ainsi que les romans novateurs largement diffusés. Les membres de cette élite appartenaient souvent à diverses académies, ils assistaient à des représentations théâtrales et des concerts, et participaient à des débats théoriques animés quant à la supériorité d’une forme d’art sur une autre (le paragone)2 .

Les thèmes qu’explore Baschenis dans ses toiles sont un témoignage de première main quant à sa compétence de «peintre savant», ou pictor doctus

Fig. 24 – Evaristo Baschenis, Nature morte aux instruments de musique avec un rideau vert, vers 1670, huile sur toile, 115 × 160 cm, Bergame, Accademia Carrara, inv. 58AC00109

– terme latin forgé par les premiers théoriciens et historiens de l’art de l’époque moderne et toujours en usage aujourd’hui3. Cette appellation définit le peintre en humaniste versé dans un ensemble de disciplines telles que la littérature, la poésie, la musique, la philosophie et l’histoire, symbolisées sous la forme d’objets dans ses compositions, révélant ses vastes connaissances et sa motivation intellectuelle. Baschenis utilise la toile comme une scène sur laquelle il propose un sous-genre singulier de son invention: la nature morte comme portrait culturel d’un individu et d’une société – soit une composition entièrement constituée d’objets, en lieu et place des récits et des figures qu’exigent les autres genres picturaux, représentant le peintre en érudit et son cercle d’amis cultivés.

Tout ce savoir n’était toutefois pas proposé d’emblée. Les «peintres savants» intégraient à leurs œuvres des allusions codées – des métaphores filées [conceits] – soit une forme baroque et sophistiquée de manipulation. Les textes et la peinture baroques visaient souvent à surprendre, à étonner, et proposaient des juxtapositions improbables susceptibles d’éveiller un plaisir à la fois esthétique et conceptuel. Ces figures de style étaient considérées comme des exercices intellectuels prestigieux accomplis par les poètes, les compositeurs, les écrivains, les peintres, destinés à un groupe spécifique d’observateurs savants qui s’amusaient à en déchiffrer les énigmes lors de contemplations solitaires4. Baschenis fit un grand usage de ces conceits. Mais, singulièrement pour l’époque, il ne les pratiqua qu’à travers le genre de la nature morte.

UN REGARD SUR LE THÉÂTRE

Le monde du théâtre et le monde comme théâtre faisaient partie intégrante de la culture et de la société dans lesquelles travaillait Baschenis. J’invite ici les spectateurs – comme il le fit lui-même – à cultiver un regard qui ne se concentre pas sur la peinture mais plutôt sur le théâtre. Un peu comme si, en usant d’un «pinceau magique», il avait transformé la surface bidimensionnelle de la toile en espace scénique à trois dimensions dont les personnages se seraient transformés en objets peints. Par l’arrangement des objets sur une table-scène, par la dramaturgie utilisée et les effets de lumière, Baschenis scénographie ses messages et invite les observateurs au dialogue5 .

À l’âge baroque, les œuvres théâtrales se concentraient sur des conflits entre protagonistes, l’opposition des points de vue, des situations compliquées faisant écho au quotidien, mais aussi sur des thématiques graves et des destins funestes renvoyant à des dilemmes moraux, sociaux et religieux. Baschenis met les observateurs au défi de chercher et d’analyser les allusions implicites et explicites contenues dans ses œuvres, et ainsi d’exprimer intellectuellement et émotionnellement leur propre point de vue sur les idées et les conflits qu’ils identifient sur la toile. Dans ses tableaux, les objets symbolisent divers thèmes, soit de façon autonome, soit du fait de leur mise en relation. Le regard du spectateur est invité à déceler un sujet spécifique de débat, à envisager les différentes interprétations possibles et, enfin, à en tirer une conclusion fondée sur des considérations religieuses, personnelles, économiques, ou en vogue à l’époque.

Il convient de distinguer d’une part les compositions figurant une scène théâtrale dans laquelle l’observateur identifie une intrigue religieuse, mythologique ou historique, et d’autre part les natures mortes invitant à la contemplation et à la réflexion à la façon des représentations théâtrales. Reconnaître cette différence résout potentiellement la dissonance qui émerge lorsqu’on tente d’identifier un environnement scénique dans une nature morte peinte. Faire cette distinction6 est essentiel, dans la mesure où la «théâtralité» implique la présence d’acteurs, alors même que des douzaines de tableaux de Baschenis ne

Fig. 25 – Evaristo Baschenis, Nature morte aux instruments de musique, vers 1670-1677, huile sur toile, 108 × 153 cm, Venise, Gallerie dell’Accademia, inv. 0500402431

montrent aucune figure humaine7. En intégrant des objets et des accessoires qui éveillent chez le spectateur la sorte d’écoute et d’attention visuelle que l’on a au théâtre, le peintre propose «un regard sur le théâtre». Il atteint cet effet par le rendu pictural d’une toile de fond, d’une scène, de rideaux, de tables couvertes de tissus, de tapis, et par la présence d’accessoires.

Dans les compositions de Baschenis, l’arrière-plan ou «fond de scène» est sombre et infini. Cela fait écho au débat clé du xviie siècle entre l’Église et les scientifiques modernes: la Terre est-elle vraiment le couronnement de la Création, placée au centre de l’univers et entourée par le Soleil et les autres planètes, comme l’affirmait alors l’Église, ou bien la Terre et les planètes tournentelles autour du Soleil, comme les scientifiques commençaient à le penser?

L’utilisation que fait l’artiste d’un fond sombre et monochrome accroît chez le spectateur l’expérience émotionnelle et physique d’un espace qui s’étend jusqu’au vaste univers. Dans le même temps, les objets sur la table représentent la nature puissante et sans borne de l’esprit, du savoir, de la culture, de la science, de la musique. Ainsi, la peinture et l’observateur partagent-ils un même espace qui semble s’étirer à l’infini.

Dans le théâtre baroque, les acteurs se tenaient sur le devant de la scène, proches du public; des bougies à leurs pieds les illuminaient tout en laissant dans l’ombre les profondeurs de la scène. De même, Baschenis met en scène ses «acteurs» au premier plan, à «l’avant-scène», assez proches des spectateurs pour leur donner l’impression qu’ils pourraient tendre le bras et toucher ces objets peints.

Le rideau est un autre élément stylistique commun à la peinture et au théâtre. Il vise à créer un déséquilibre en donnant l’illusion du mouvement dans l’espace pictural ou scénique. Cette illusion est rendue par la représentation d’une étoffe qui semble bouger sous l’effet du vent, ou celle de multiples plis sur un des bords de la toile, incitant ainsi l’observateur à tirer ou à soulever le rideau pour révéler ce qui se dissimule sous ou derrière lui. La façon dont les bords du tableau viennent couper les objets agit de la même façon. Les rideaux symbolisent les relations réciproques qu’entretiennent la peinture et le théâtre, en tant qu’éléments placés à l’avant-scène et séparant le public du plan médian du tableau. Les dichotomies théâtrales qui opposent intérieur et extérieur, dévoilement et dissimulation, accès et refus d’accès ont de tout temps séduit les peintres. Pour la plupart, ceux-ci intégraient une draperie dans leurs compositions comme élément stylistique. Placé au premier plan, le rideau servait généralement à séparer l’espace intérieur de la peinture de celui de l’observateur. Baschenis met ses spectateurs au défi en peignant des tentures imposantes, dont il imite avec une maîtrise impressionnante les textures, les couleurs et les volumes. Outre leur dimension esthétique, ces rideaux éveillent des associations immédiates avec le théâtre en tant qu’espace de représentation d’une culture et de mise en scène d’opinions et de concepts plutôt que d’exposition d’une intrigue singulière.

Notons que l’on trouve des rideaux dans la plupart des compositions de Baschenis. Comme indiqué plus haut, ce motif souligne le lien entre le tableau et le théâtre. Plus qu’une technique empruntée par la peinture au théâtre – à la façon d’une attitude physique ou d’un masque – il s’agit d’un symbole religieux et culturel dont la signification était sans doute évidente pour les connaisseurs du temps. Les rideaux de Baschenis sont bien plus qu’un détail en trompe-l’œil parfaitement exécuté pointant la capacité limitée de l’homme à distinguer la vérité de l’illusion. Cette représentation mimétique joue aussi un rôle actif dans le dialogue qui s’établit entre le regardeur et la scène peinte: le rideau révèle et dissimule, il appelle à un débat sur l’art de peindre qui pareillement cache et met en lumière, et souvent mystifie.

Par ailleurs, Baschenis utilise la lumière pour souligner les éléments importants d’une composition, créer une atmosphère chaude ou théâtrale et donner une sensation de profondeur et de tridimensionnalité8. Métaphoriquement, la musique baroque peut, elle aussi, être considérée comme une forme d’art à trois dimensions. Dans une phrase musicale baroque la profondeur est créée, entre autres, par une note «claire» – à savoir une note jouée avec une précision et une sonorité exceptionnelles –, tandis que les autres tonalités «restent dans l’ombre» et sont interprétées différemment. En produisant intentionnellement des tonalités «sombres» d’une qualité moins impressionnante, les musiciens mettent en valeur la note principale, la note «claire»9 .

Ainsi, Baschenis use de toute une gamme d’outils pour mettre en scène ses compositions de façon théâtrale: l’éclairage crée des îlots de lumière et d’ombre; le jeu des rideaux et des tapis suscite la proximité ou la distanciation; les allusions à la musique et au chant se lisent à travers les instruments, les partitions et les inscriptions entre les portées; le positionnement des accessoires participe de la mise en scène des objets sur la table; leur placement dans l’espace peint crée des relations rappelant celles de l’avant-scène, du fond de scène et du hors-scène.

Tout cela, parmi d’autres aspects, était sans doute familier au public averti auquel Baschenis s’adressait: les aristocrates de Bergame, les mécènes et les collectionneurs de ses œuvres qui se rendaient au théâtre et à l’opéra, et qui parfois les finançaient. C’est à ces élites que son art parlait, et c’est à eux qu’il adressait cette invitation à lire la peinture comme une représentation théâtrale où des objets soigneusement positionnés se substituaient aux acteurs humains. Certaines de ces allusions au théâtre étaient évidentes tandis que d’autres exigeaient une connaissance approfondie de l’art de la scène et de la musique. L’observateur perspicace savait apprécier cette invitation.

NOTES

1 Nature morte aux instruments de musique est le titre générique donné à toutes les peintures de Baschenis et Bettera analysées dans Lev-er 2019. Dans quelques cas, le titre est suivi d’une description détaillée des instruments dépeints dans la composition, ainsi de

Nature morte aux instruments de musique (Violon et archet, chalemie, mandoline), voir New York 2000-2001; Bergame 2008. 2 À propos de la vie culturelle de l’élite de

Bergame au xviie siècle, voir Greenblatt 1980.

3 Damm-Thimann-Zittel 2013.

4 Egri 1997, p. 89-105. Dans son article,

Egri donne de multiples exemples relevant de divers champs culturels.

On retrouve ce concept chez Jan van Eyck, Pieter Brueghel l’Ancien,

Léonard de Vinci, Titien et Vélasquez, qui introduisaient des conceits dans leurs

œuvres par le biais de miroirs, de jeux de mots, par la création d’emblèmes renvoyant à des proverbes familiers. 5 Ce modèle consistait en un arrangement illusionniste d’objets faisant allusion à la vanitas et au savoir-faire du peintre dans la représentation mimétique du monde. Selon Roberto Longhi, les contemporains de Baschenis ne distinguaient pas la dimension théâtrale de ses œuvres dans la mesure où l’opéra et le théâtre exigeaient la présence d’acteurs, de chanteurs, de musiciens.

Voir Longhi dans Milan 1953, p. 41-44, 81. 6 Davis-Postlewait 2003, p. 243. Davis et

Postlewait analysent l’interprétation et le développement du terme «théâtralité» dans le théâtre et dans la vie quotidienne.

Ils définissent ce terme comme une représentation caractérisée par des gestes historiquement datés et des coutumes. Ce modèle permet la description de qualités humaines, de coutumes sociales, de célébrations locales et de performances publiques.

7 Il existe de notables exceptions à l’absence générale de figures humaines dans l’œuvre de Baschenis: le Triptyque

Agliardi, montrant les frères Agliardi et Baschenis lui-même.

8 De nombreuses études sont dédiées à l’usage de la lumière dans la culture baroque. Voir, par exemple, Martin 1977, p. 22-246.

9 Cet argument se base sur une conversation que j’ai eue avec Amit

Tiefenbrunn, directeur musical de

Barrocade, Israeli Baroque Collective,

Israël, qui a bien voulu partager son savoir de facteur d’instruments baroques.

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