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Evaristo Baschenis (Bergame, 1617-1677 Un peintre-musicien-prêtre-marchand
EVARISTO BASCHENIS (BERGAME, 1617-1677) UN PEINTRE-MUSICIENPRÊTRE-MARCHAND
Enrico De Pascale
Originaire d’Averra dans le haut Val Brembana (Bergame), la dynastie des Baschenis s’enorgueillit d’une tradition picturale séculaire. Durant deux siècles, les ancêtres d’Evaristo (né en 1617 à Bergame) furent à la tête d’un atelier qui œuvra dans le domaine de la fresque, réalisant des décors de type sacré et profane dans la région de Bergame et dans le Trentin, notamment à Pinzolo où est conservée une célèbre Danse macabre1 .
La famille d’Evaristo habite le Borgo San Leonardo, quartier populaire, cœur commercial et artisanal de la ville basse de Bergame alors sous domination de la république de Venise. Regroupé autour de l’église Sant’Alessandro in Colonna, à l’intérieur de l’enceinte du xve siècle, le quartier qui accueille des foires et des marchés importants, abrite des ateliers d’artisans et de peintres (fig. 15). La culture artistique citadine est profondément marquée par l’héritage du grand maître vénitien Lorenzo Lotto, actif dans la ville de 1513 à 1525, et par celui de Giovan Battista Moroni, l’un des plus grands portraitistes italiens de son temps. Dans les décennies postérieures à la peste (1630), alors qu’Evaristo effectue ses premiers pas dans le monde de l’art, le chantier artistique le plus important de Bergame, situé dans la ville haute, est celui de la basilique médiévale Santa Maria Maggiore dont l’intérieur connaît une gigantesque opération de restyling conforme au nouveau goût baroque. Peintres, sculpteurs, stucateurs et tapissiers venus des quatre coins d’Italie et même d’Europe – ainsi Luca Giordano (1634-1705), Pietro Liberi (1605-1687), Antonio Zanchi (1631-1722), Ciro Ferri (1634-1689), Johann Christoph Storer (1611-1671), Niccolò Malinconico (1663-1726) – sont cooptés par la commission de coordination des travaux, dont les membres appartiennent aux plus illustres familles de l’aristocratie locale. La basilique Santa Maria Maggiore dispose d’une importante chapelle musicale à laquelle sont attachés des musiciens de prestige comme Maurizio Cazzati (1616-1678) et Giovanni Legrenzi (1626-1690)2 .
En 1639, une fois éteinte l’épidémie de peste qui a emporté son père et un frère, Evaristo décide de suivre les traces de ses ancêtres et de se lancer dans une carrière artistique. Commence alors un apprentissage de quatre ans (1639-1642) dans l’atelier du peintre originaire de Crema Gian Giacomo Barbelli (1604-1656), prolifique auteur de cycles de fresques et de retables, actif entre Crema, Milan, Brescia et Bergame. Ses œuvres les plus connues, à mi-chemin entre maniérisme tardif et baroque, sont visibles dans l’église Santa Maria delle Grazie à Crema (1641-1643) et dans les palais Moroni et Terzi de Bergame édifiés au milieu du xviie siècle. Au cours de ses années
Fig. 15 – Stefano Mozzi Scolari, Bergomo (vue de Bergame), vers 1680, gravure sur cuivre, 77 × 104 cm, Bergame, Biblioteca Civica Angelo Mai
d’apprentissage, perché sur les échafaudages des chantiers dirigés par son maître, Baschenis s’initie à la technique de la quadratura, science sophistiquée de la perspective peinte et de l’illusionnisme spatial, qui permet de représenter à l’aide de téméraires et complexes raccourcis les figures les plus diverses: architectures, hommes, anges, objets en tous genres (instruments de musique compris). Confiée à des spécialistes, la décoration qui s’appuie sur la quadratura, technique diffusée en Lombardie par les fresquistes de la célèbre école bressane (les frères Rosa, Tomaso Sandrini, Ottavio Viviani), constitue l’aspect le plus spectaculaire du projet dirigé par Barbelli3 .
En septembre 1643, une fois en possession de l’héritage paternel, Evaristo prononce ses vœux et devient prêtre. Il sera peintre-prêtre: une condition inhabituelle mais nullement rare, comme en témoignent les cas du capucin Bernardo Strozzi (1581-1644) ou des jésuites Andrea del Pozzo (16421709) et Jacques Courtois (1621-1676), dit Le Bourguignon des Batailles, ami intime du Bergamasque4 .
MUSICA PICTA. NAISSANCE D’UN NOUVEAU GENRE
On ignore pour quelle raison, en prenant la tête de l’atelier, le jeune prêtrepeintre décide de se spécialiser dans la nature morte, genre que son maître ne pratique pas, et sans précédent dans la tradition bergamasque. Sans doute au
cours de ses vagabondages parmi les villes de Lombardie, Evaristo a-t-il eu l’occasion de rencontrer et d’étudier les œuvres de spécialistes comme Fede Galizia (1578-1630) et Panfilo Nuvolone (1578/1581-1651) sans oublier Caravage et sa célèbre Corbeille de fruits conservée à la Pinacoteca Ambrosiana de Milan où elle est entrée en 1607, don du cardinal Federico Borromeo (1564-1631)5. On ne saurait exclure un contact étroit avec la réalité artistique des fameux bodegones6 dans le Milan gouverné par les Espagnols. Contrairement à ce que l’on a longtemps pensé, Baschenis ne fut pas un peintre isolé dans la réalité de sa province. Les documents découverts durant les dernières décennies montrent qu’au contraire il voyageait beaucoup, était en relation avec des artistes italiens et étrangers, achetait et revendait des tableaux et avait des contacts commerciaux et des connaissances dans de nombreuses villes italiennes; à Rome en particulier où il se rendit pour un séjour de deux mois en 1650, année sainte, et où il étudia les chefs-d’œuvre des grands maîtres de l’art renaissant et contemporain. L’existence d’un lien privilégié avec la Ville éternelle est attestée par la correspondance que l’artiste échangea durant des années avec le marchand de tableaux Alberto Vanghetti et avec le peintre Jacques Courtois, dit Le Bourguignon des Batailles (1621-1676), qui avait été son hôte lors d’un séjour à Bergame quelques années auparavant7 .
En 1660, «sain de corps et d’esprit», le peintre rédige son testament, peut-être à la veille d’un long voyage (Venise? Rome?)8. Sa frénétique activité de peintre et de marchand lui vaudra d’être dénoncé pour manque d’assiduité dans l’exercice de son ministère9 .
Fig. 16 – Evaristo Baschenis, Nature morte à la corbeille de pommes, assiette avec prunes, melons et poires, vers 1645-1650, huile sur toile, 49 × 70,5 cm, Milan, collection Poletti
Fig. 17 – Evaristo Baschenis, Nature morte aux instruments de musique, vers 1650-1660, huile sur toile, 82 × 99 cm, collection particulière
Des cinquième et sixième décennies du xviie siècle jusqu’à sa mort en 1677 Baschenis se consacre presque exclusivement à la production de natures mortes qu’il décline en deux versions: les intérieurs de cuisine (fig. 16) et les compositions avec des instruments de musique (fig. 17). De ce dernier genre, il peut être considéré comme l’inventeur et l’interprète le plus original et le plus talentueux sur la scène européenne. Un choix dicté, hypothèse plausible, par l’amour de la musique que le prêtre pratiquait certainement, comme on le déduit du Triptyque Agliardi (cat. 7a) qui le montre assis face à une épinette. À Bergame comme ailleurs, la formation des prêtres incluait une éducation musicale et, dans certains cas, la pratique d’un instrument.
Les premiers fruits de sa production artistique témoignent d’une adhésion pleine et entière à la culture figurative d’origine bergamasque et bressane (de Foppa [v. 1430-1515/1516] à Moroni), fidèle à la donnée optique et à la prise directe sur la réalité des choses, régénérée par l’étude de la peinture d’ascendance caravagesque et par la peinture d’après nature, c’est-à-dire en présence de l’objet. Une ligne culturelle analysée en profondeur par Roberto Longhi dans l’exposition I pittori della realtà in Lombardia (1953) qui fit date10 .
Les soigneuses compositions d’instruments de musique, rendues avec de magistraux raccourcis en perspective sur des tables parées de précieux tapis orientaux, dans des intérieurs silencieux et plongés dans la pénombre, constituent une nouveauté absolue et gagnent rapidement les faveurs d’une riche clientèle, passionnée de musique, de peinture et de poésie11. Le succès commercial de ces toiles – véritables «portraits culturels» d’une noblesse cultivée et raffinée – est attesté aussi bien à Bergame (où la plupart se trouvent encore) que dans des centres importants comme Milan, Mantoue, Turin, Venise, Florence et Rome. Les imitateurs seront nombreux qui répéteront la formule (parfois en falsifiant la signature) jusqu’à l’aube du xixe siècle, donnant naissance à un filon connu sur le marché comme «manière bergamasque»12 .
« FAIRE SCINTILLER LES TOILES… »
Un écho de ce succès nous parvient grâce à l’éloge adressé au peintre en 1675 par l’écrivain et panégyriste Antonio Lupis (1620-1700) que subjugue l’aptitude du peintre à représenter les objets avec des effets illusionnistes stupéfiants: «La manière de peindre de Votre Seigneurie atteint les sommets qui produisent la perfection et la délicatesse ultime de l’art. Avec ses représentations, votre art a vaincu la Nature & est parvenu à faire scintiller les toiles […] Éblouissant citoyen du Brembo. Gracieuse splendeur des galeries, émule des anciens Apelle et lumière moderne de Zeuxis. Le pinceau de Votre Seigneurie colore de merveilleux & confère aux dessins la vivacité des objets. Rome se souvient de la virtuosité de vos peintures, Florence disserte de vos coloris, Venise résonne de la délicatesse de votre touche et Turin célèbre la dimension prodigieuse de votre manière13 .»
C’est à Venise, en 1675, que le peintre réalise son projet le plus prestigieux et le plus complexe: un cycle (perdu) de huit natures mortes d’inspiration musicale destiné à la bibliothèque du couvent bénédictin San Giorgio14 .
Survenue le 16 mars 1677 des suites d’une maladie, la mort d’Evaristo met brusquement fin à l’activité de l’atelier. Dans la maison-atelier de Borgo San Leonardo, outre les pièces de mobilier et les effets personnels, se trouvent une centaine de peintures, dont 58 autographes – 19 natures mortes d’inspiration musicale, 15 cuisines, 6 batailles, copies de son ami Jacques Courtois, et 18 portraits et scènes sacrées et profanes –, et des œuvres de Barbelli et d’artistes de son cercle de connaissances: Ciro Ferri, Le Bourguignon des Batailles, Monsù Montagna (1608-1660), Johann Christoph Storer, Carpoforo Tencalla (1623-1685), la Vicenzina, alias Francesca Volò Smiller (1657-1700)15 .
Hormis ceux que l’artiste lègue à divers parents, amis et lieux, tous ses biens, y compris ses précieux instruments de musique, sont vendus aux enchères en place publique. Les «dessins de relief» et les «dessins de peinture sur papier» avec lesquels il réalisait ses œuvres, reviennent à ses deux assistants: Cristoforo Tasca (v. 1661-1737) et Giovan Battista Cavallini. Ces dessins seront à l’origine de l’arrivée sur le marché d’une foule impressionnante d’imitations, copies et variantes, souvent de qualité modeste, avec d’infimes erreurs de caractère organologique, destinées à satisfaire une demande qui reste soutenue.
Par l’originalité de ses inventions et la qualité de leur exécution, le véritable héritier de Baschenis sera un autre Bergamasque, Bartolomeo Bettera (1639-v. 1699), dont les tableaux «musicaux», exubérants et spectaculaires (fig. 18), constituent la réponse la plus pertinente apportée aux exigences nouvelles de la culture baroque tardive16 .
Fig. 18 – Bartolomeo Bettera, Instruments de musique avec deux globes de verre et un buste d’homme, huile sur toile, 96 × 140 cm, France, collection particulière
NOTES
1 Sur l’activité de l’atelier des Baschenis, voir Bottani-Geneletti 2021, passim.
2 De Pascale 1996a, p. 51-67. Sur l’activité musicale à Bergame au xviie siècle, voir dans ce volume l’essai de M. Eynard, p. 26-31.
3 Sur l’activité de Gian Giacomo Barbelli [ou Barbello], voir De Pascale 1985, p. 223-271.
4 De Pascale dans Bergame 1996-1997, p. 51-64; id. dans Bottani-Geneletti 2021, p. 187-194. 5 Pour l’influence de la Corbeille de fruits de Caravage sur la peinture de Baschenis, voir Morandotti 2012, p. 31. 6 Rosci 1996, p. 39-50.
7 De Pascale 1997, p. 65-70.
8 De Pascale 1996b, p. 69-70.
9 De Pascale 1997, p. 85-87.
10 Longhi 1953b. 11 Voir la suggestive hypothèse de Gianni
Papi, en attente de vérification, concernant une éventuelle influence de l’œuvre de Francesco Boneri, dit Cecco del Caravaggio (1588/1590-apr. 1620) sur les débuts de Baschenis; Papi 1992, p. 26, 30, no 84.
12 De Pascale-Ferraris 2017, p. 42-43. 13 Lupis 1675, p. 294.
14 De Pascale dans Bottani-Geneletti 2021, p. 190-194.
15 De Pascale 1996b, p. 73-77.
16 Sur Bartolomeo Bettera, voir De Pascale 1996c, p. 79-85; Cottino 2008, passim.