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Suite bergamasque

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Bibliographie

Bibliographie

Enrico De Pascale

«La poésie est dite peinture parlante, la peinture poésie silencieuse; le propre de l’une est une muette faconde, de l’autre un éloquent silence.»

Giovan Battista Marino, Dicerie sacre. Diceria prima: la Pittura (1614)

«Il m’a toujours semblé que la musique ne devrait être que du silence, et le mystère du silence, qui chercherait à s’exprimer.»

Marguerite Yourcenar, Alexis ou le Traité du vain combat (1929)

MUSIQUE POUR LES YEUX

Interprète acclamé d’un genre très nouveau – la nature morte d’instruments de musique –, Evaristo Baschenis n’a pourtant connu qu’une éphémère célébrité. En effet, malgré les succès remportés dans les principales villes d’Italie – Venise, Rome, Florence, Turin, Mantoue, Milan1 –, son nom est rapidement tombé dans l’oubli après sa mort. Peut-être s’est-il perdu dans la foule de ses innombrables imitateurs, ou bien a-t-il été victime d’un désintérêt progressif pour le genre de la nature morte, ou plus simplement encore a-t-il pâti de la faible visibilité de ses chefs-d’œuvre, conservés dans d’inaccessibles demeures aristocratiques. Sa «redécouverte» s’est produite par hasard lorsqu’en 1908 le collectionneur belge Charles-Léon Cardon (1850-1920) décide d’offrir au musée des Beaux-Arts de Bruxelles (fig. 1) une nature morte attribuée à «François le Maltais», acquise deux ans auparavant lors d’une vente Müller à Amsterdam. En examinant le tableau, Alphonse-Jules Wauters, membre de la Commission directrice des Musées royaux de peinture et de sculpture, découvre la signature du peintre «EVARISTUS BASCHENIS F.», inconnu de lui. Dans l’article qu’il publie quelques mois plus tard, il déclare que l’artiste «nous était totalement inconnu. Jamais nous ne l’avions rencontré dans nos lectures […].» Le tableau est alors retiré de la salle des Hollandais – où il était répertorié comme «Anonyme du xviie siècle» – pour être exposé avec les artistes italiens2. L’épisode est décisif; en effet, dès ce moment l’attention portée à Baschenis ne cesse de croître, favorisée par le regain d’intérêt du monde artistique, scientifique et marchand, pour la nature morte3 .

Ce sont dans ces mêmes années 1908-1912 que Georges Braque (fig. 2), Pablo Picasso, Juan Gris entre autres peignent dans le nouveau style cubiste

Fig. 1 – Evaristo Baschenis, Instruments de musique, huile sur toile, 98,5 × 147 cm, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 3893

Fig. 2 – Georges Braque, La Mandore, 1910, huile sur toile, 71,1 × 55,9 cm, Londres, Tate Modern, inv. T00833 un exceptionnel nombre de natures mortes d’instruments de musique4 . L’amour profond de Baschenis pour les instruments de musique et son choix de les élever au rang de protagonistes absolus de son propre travail suscitent l’admiration des passionnés d’art mais aussi celle du monde de la musique en général: musiciens, musicologues, fabricants et restaurateurs d’instruments, amateurs de musique ancienne. C’est à Michele Biancale (1912), auteur de la première étude sur le peintre, que l’on doit d’avoir fort à propos qualifié Baschenis de «portraitiste d’instruments de musique», soit pour les avoir peints avec une scrupuleuse et illusionniste fidélité, soit pour avoir fait «poser» des instruments réels (les siens pour la plupart)5, identifiés dans leur individualité à l’aide de certains détails organologiques, voire de la marque du fabricant6. Musicien amateur, Baschenis rend hommage à la très réputée école de lutherie italienne (Brescia, Crémone, Venise) en mettant en scène de spectaculaires compositions où luths, violons, guitares, flûtes et violoncelles exhibent, muets, leur complexe beauté. Ses toiles disent le silence et la mélancolie qui succèdent à une séance de musique dans une demeure privée ou dans un studio de musicien, avec les instruments posés sur une table dans un abandon momentané, parfois couverts de poussière et portant les traces d’une présence humaine – les empreintes, la fleur coupée, le fruit – comme dans les «aprèsrepas» de la peinture hollandaise. Néanmoins ses toiles ne possèdent aucune parenté avec les inventions à fond moralisateur des maîtres de l’Europe du Nord où l’instrument de musique s’inscrit généralement dans un ensemble hétéroclite, où il est entouré de symboles de la vanitas (miroirs, chandelles, clepsydres, horloges, crânes) ou de l’allégorie des Cinq Sens comme dans le

Fig. 3 – Lubin Baugin, Nature morte à l’échiquier, vers 1630, huile sur toile, 55 × 73 cm, Paris, musée du Louvre, inv. RF 3968

tableau (1630) de Lubin Baugin (v. 1612-1663) conservé au Louvre (fig. 3) où un luth couché symbolise l’Ouïe. L’activité musicale n’est pas seule à être célébrée: l’ensemble des arts libéraux le sont, passe-temps cultivés parmi les plus appréciés de l’otium aristocratique, dans une ville au panorama culturel d’une grande vitalité, dotée d’institutions prestigieuses comme la Chapelle musicale de la Misericordia Maggiore et l’Accademia degli Eccitati. Avec ses tableaux Baschenis crée un nouveau genre à succès, raffiné et exclusif, capable de satisfaire les intérêts érudits et les goûts culturels d’un cercle choisi d’aristocrates du lieu – les Terzi, les Moroni, les Secco Suardo, les Agliardi, les Lupi et les Tasso – héritiers d’une vieille tradition de collectionnisme (cat. 7a,b,c).

VARIATION SUR LE THÈME

Après la publication de l’article de Wauters et de l’essai de Biancale, d’importants musées italiens – l’Accademia Carrara de Bergame, la Pinacoteca di Brera et le Museo Teatrale alla Scala de Milan – effectuent avec un exceptionnel sens de l’opportunité les premières acquisitions d’œuvres du peintre (1912). Charles Sterling qui est le premier à reconnaître Baschenis au niveau international et à qui l’on doit la première étude systématique des origines et du développement de la nature morte, tient Baschenis pour le peintre le plus original de ce genre dans l’Italie du xviie siècle, et pour un talentueux interprète de la leçon de Caravage (1571-1610), proche des peintres de bodegones espagnols7. Lors de l’exposition historique qui se tient à Milan en 1953, Roberto Longhi présente le peintre avec onze tableaux, tous (sauf un) d’inspiration musicale, et exprime un jugement qui souligne ses liens avec la tradition du réalisme bergamasque et bressan fécondée par la leçon de Lotto (1480-1556), Moretto (v. 1498 - 1554), Moroni (v. 1521 - v. 1578) et Caravage, identifiant dans certaines œuvres de ce dernier, tels la Corbeille de l’Ambrosiana, le Joueur de luth de Saint-Pétersbourg (fig. 6) et l’Amour vainqueur de Berlin, ses modèles normatifs8. Les stratégies utilisées par Baschenis en matière de composition ont des origines – comme Rosci l’a pressenti (1971) – dans la tradition

Fig. 5 – Fra’ Giovanni da Verona, Instruments de musique, vers 1494-1499, marqueterie en bois, Vérone, Santa Maria in Organo, stalles du chœur Fig. 4 – Albrecht Dürer, Représentation en perspective d’un luth au moyen d’un perspectographe, xylographie, dans Underweysung der Messung, mit dem Zirckel und Richtscheyt, in Linien, Ebenen unnd gantzen corporen, Nuremberg, 1525, p. 181

italienne des marqueteries en bois du xve siècle qui ornaient les studioli des humanistes et les chœurs des églises – à Gubbio, à Vérone (fig. 5), à Crémone – où les instruments de musique font allusion aux disciplines intellectuelles et à la musique céleste9. Dans les deux cas il s’agit d’objets d’une extraordinaire complexité structurelle inscrits dans l’espace avec des raccourcis vertigineux faisant montre de compétences exceptionnelles en matière de perspective10 .

Rosci a avancé l’hypothèse que le thème prioritaire de l’artiste était la recherche de schémas de composition capables de valoriser les qualités stéréométriques des objets (instruments de musique, livres, coffrets, mappemondes) selon des formules optiques et spatiales primaires, relatives à la géométrie projective et perspective des corps réguliers, avec l’aide de traités de perspective contemporains. D’où la référence ponctuelle à la célèbre xylographie (1525) d’Albrecht Dürer (fig. 4) et ses instructions pour représenter correctement un luth avec un perspectographe11. Dans la méthodologie d’élaboration du peintre, chaque image, avant d’être un énoncé de valeur dénotatif, est figure d’un discours dont la signification change lorsque l’ordre syntactique où il s’inscrit varie: comme cela se produit pour une phrase musicale dans des constructions harmoniques différentes. Par ailleurs, modification et répétition sont les modalités avec lesquelles une composition musicale peut se développer. Fondées sur le principe de la «variation sur un thème», les compositions de Baschenis se développent grâce aux «dessins de relief» c’est-à-dire des cartons disponibles dans l’atelier, agrégeant, invertissant, faisant pivoter, combinant les différents motifs et figures dans une dialectique jouant sur l’opposition: ombre-lumière, plein-vide, souple-rigide, chaud-froid, naturel-artificiel. «Il s’agit d’une recherche expressive où l’allusion explicite est celle d’une réflexion de la peinture sur la peinture en harmonie avec l’exercice rhétorique cher à la sensibilité baroque, tendant à s’interroger constamment sur la “manière d’exposer” un argumentaire sinon privé d’originalité, du moins hérité de la tradition. Dans sa manière de mettre le sujet en page, le peintre semble vouloir pratiquer le jeu linguistique de l’allitération, de la répétition, de la réflexion de figures similaires

Fig. 6 – Caravaggio (Michelangelo Merisi), Joueur de luth, 1595-1596, huile sur toile, 94 × 119 cm, Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage, inv. ГЭ-45

et de l’oxymore dans le rapprochement de formes et de coloris opposés, autant de lieux rhétoriques de l’imaginaire du xviie siècle12 .» La vérité «de portrait» avec laquelle l’artiste rend chaque détail des instruments qu’il aime – les veines et les couleurs des différentes essences de bois, les ornements des tables d’harmonie, les cordes en boyau, les clefs, les côtes des caisses, les signatures sur les chevilliers, les dimensions et les possibles combinaisons d’instruments en fonction d’une exécution réelle – exprime une exigence de type documentaire à la base du succès, commercial y compris, de la formule, à un moment historique situé entre le xvie et le xviie siècle; moment où, après avoir joué un rôle secondaire dans les chœurs angéliques de l’art sacré ou dans les sujets mythologiques (Apollon et Marsyas, David, Orphée, etc.), la musique devient la protagoniste de l’iconographie profane du concert13. La plupart des peintures de Baschenis sur un thème musical montrent un ensemble d’instruments typiques de la basse continue – de l’épinette au luth de divers types à la guitare espagnole, au violoncelle, au violone – aptes à accompagner la voix humaine comme en témoigne la représentation constante de musique vocale généralement liée à la pratique du madrigal polyphonique ou à la cantate soliste en vogue au xviie siècle. Les représentations d’instruments solistes comme le violon ou la guitare espagnole ou encore le chitarrino (guitare italienne) ne manquent pas, ces deux derniers instruments à cordes pincées étant toujours accompagnés de tablatures. Un cas emblématique est celui de la toile du Triptyque Agliardi (v. 1665, cat. 7a,b,c) où Alessandro Agliardi tient une guitare et joue, semblet-il, une composition soliste. Quant aux instruments à vent, leur présence est plus rare: une flûte à bec soprano sans aucune littérature ou presque, et une bombarde désuète dont n’apparaît qu’une partie de la cloche.

MUSICA PICTA14

Une des questions les plus complexes concerne la dissonance entre la précision philologique absolue avec laquelle Baschenis peint les instruments «d’après nature» et la manière dont il dispose les notes sur les partitions15. Il

est à noter que des feuilles de musique vocale ou instrumentale, des tablatures pour instruments à cordes pincées ou à clavier, des recueils de madrigaux ou de motets à plusieurs voix et de cantates avec la ligne de basse, figurent à partir du xve siècle au moins dans les marqueteries, les fresques, les peintures, les gravures et souvent sur les instruments eux-mêmes. Les portées peintes apparaissent dans les situations les plus diverses, dans les portraits de musiciens ou de chanteurs par exemple, dans les scènes de concert soliste ou de groupe, dans les marqueteries d’instruments de musique. Néanmoins, la représentation de formes musicales écrites constitue une citation d’importance secondaire dans le contexte de l’image peinte où la poésie de la vue tend à l’emporter sur celle de l’ouïe16. La prépondérance constante de parties chantées sur les parties instrumentales, tend à mettre en relief la «théorie des affects», l’importance non représentable de la vox humana, de la poésie en musique où les instruments sont un ornement et le rôle de la partie chantée dépasse celui des «outils pour musique» aptes à soutenir le récitatif. S’agissant de la présence de feuilles ou de recueils de musique, imprimés ou manuscrits17, trois situations distinctes se présentent dans l’œuvre de Baschenis: des feuilles détachées posées près des instruments à des fins purement décoratives; des recueils ouverts avec un type de musique reconnaissable; de véritables pages de partition permettant d’identifier une œuvre particulière. Exception faite des tablatures, dans la quasi-totalité des feuilles de musique, l’attention se porte exclusivement sur les incipit des compositions, que suit une série de notes entièrement fortuites comme dans le chef-d’œuvre du musée de Bruxelles (fig. 1). Ici, outre une tablature avec des signes fruits du hasard, apparaît une feuille intitulée RECERCADA QUINTA (fig. 7). Il s’agit de la Recercada Quinta Sobre canto llano extraite du Trattado de Glosas (Rome, 1553) (fig. 8) sur la pratique de la diminution pour vihuela d’arco, que Diego Ortiz (1510-1576), compositeur, musicologue et gambiste tolédan du xvie siècle, rédigea quelques années avant d’être nommé maître de chapelle auprès des vice-rois de Naples18. Si la structure originale est respectée, avec la ligne de basse générale et celle de la diminution à leur place, s’agissant de la première ligne, seules les première, troisième et quatrième notes sont reportées avec précision, tandis que toutes les autres le sont de manière fortuite à l’instar de la clef et de l’armature. La deuxième ligne n’a de juste correspon-

Fig. 7 – Evaristo Baschenis, Instruments de musique (détail), huile sur toile, 98,5 × 147 cm, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 3893 Fig. 8 – Diego Ortiz, Trattado de Glosas, Rome, 1553, f. 33-34. Exemplaire conservé à Madrid, Biblioteca Nacional de España

Fig. 9 – Evaristo Baschenis, Nature morte aux instruments de musique et statuette (détail), vers 1660, huile sur toile, 88,6 × 114,7 cm, Bergame, Accademia Carrara, inv. 58AC00119 dance qu’avec la première note, et reconduit plutôt à une autre recercada de la même œuvre, la tercera, qui présente la même ligne de basse générale. Le rapprochement est intéressant entre la musique figurée – remontant à plus d’un siècle auparavant – et le violone à cordes et à frettes, instrument grave de la famille de la viole de gambe auquel Ortiz se réfère explicitement: des instruments désuets en Italie dès la première moitié du xviie siècle dont le seul survivant – le violone – était utilisé à la place de ce qui serait la contrebasse. Dans la Nature morte aux instruments de musique et statuette de l’Accademia Carrara (cat. 1; fig. 9), la partition pour voix comporte quatre portées au lieu de six ou plus, comme il était d’usage, et le caractère fortuit du texte est évident, qui ne fait pas office de support syllabique pour la composition puisqu’il y a cinq lignes et quatre portées. Faute de clef, il est impossible de lire correctement cette partition19. Dans une autre toile d’une collection particulière (cat. 6), figurent des recueils de musique accompagnés d’un texte poétique avec des notes noires d’égale valeur, qui ressortent nettement sur le papier blanc mais sont illisibles et n’ont qu’un rôle décoratif. Comment imaginer que Baschenis, peintre doté de compétences musicales, soit à l’origine d’autant d’incohérences? Probablement a-t-il seulement fourni des indications générales à ses assistants, leur proposant des modèles de musique manuscrite ou imprimée choisis parmi ceux qu’il possédait20. D’où la conclusion que pour l’artiste et pour sa clientèle les partitions de musique ne sont pas des moyens d’expression d’un musicien mais de purs faits de «peinture»21. D’autant plus exceptionnelle est la peinture (cat. 4) qui a révélé dernièrement la présence dans la partition (fig. 34), posée bien en vue sur l’épinette, du célèbre madrigal (fig. 33) de Roland de Lassus (1532-1594) sur des vers du sonnet CLIX In qual parte del ciel, in quale ydea du Chansonnier de Pétrarque (1304-1374), dont il reprend textuellement, dans la notation musicale comme dans les paroles, la page 20 de l’édition vénitienne de 156822. Cas rare dans le panorama de la «musique peinte» et unique dans le corpus de Baschenis, la pièce a été insérée (peut-être à la demande du commanditaire) dans une œuvre de très grande qualité. L’immense popularité de la poésie de

Fig. 10 – Evaristo Baschenis, Nature morte aux instruments de musique, huile sur toile, 95 × 128 cm, Bergame, Accademia Carrara, inv. 06CB00108

Fig. 11 – Agostino Mandirola, Manuale de’ giardinieri, frontispice, Vicence, 1660 (première édition, Macerata, 1649). Exemplaire conservé à Bergame, Biblioteca Civica Angelo Mai Fig. 12 – Evaristo Baschenis, Nature morte aux instruments de musique (détail fig. 10), huile sur toile, 95 × 128 cm, Bergame, Accademia Carrara, inv. 06CB00108

Pétrarque aux xvie et xviie siècles, surtout après la publication de deux ouvrages de Pietro Bembo (1470-1547), Le cose volgari di messer Francesco Petrarcha (1501) et Prose della volgar lingua (1525), trouve un écho dans les quelque deux mille compositions sur des vers du poète incluses dans le répertoire madrigaliste. Cette production musicale qui atteignit son zénith entre 1560 et 1570, notamment grâce à la contribution de musiciens flamands comme Lassus, commença à décliner dès les premières décennies du xviie siècle. L’importante découverte pose à nouveau la question de l’ostentation, dans les tableaux de Baschenis comme dans ceux d’autres peintres des xvie et xviie siècles, de compositions et d’instruments de musique datant d’un passé plus ou moins lointain. Un choix rien moins que fortuit et difficilement attribuable à une présumée dimension provinciale de la culture musicale bergamasque (en rien provinciale, comme cela a été montré)23, puisque des événements similaires se constatent dans des contextes cosmopolites, à Rome par exemple. Il s’agit plus vraisemblablement d’une sorte d’hommage admiratif, de dévotion pour un «âge d’or» perdu24 .

LIVRES PEINTS ET QUESTIONS DE CHRONOLOGIE

L’interprétation des tableaux de Baschenis est compliquée par l’absence totale de dates, ce qui rend problématique la scansion chronologique de son œuvre au sein d’un parcours qui s’étale sur une trentaine d’années sans changements visibles. Rosci (1971) a proposé de voir des œuvres précoces (autour de la décennie 1650) dans les toiles aux compositions simples, avec point de vue rehaussé, contraste plus net entre figure et fond, et plans rapprochés (comme dans les natures mortes lombardes et flamandes du début du xviie siècle), et d’attribuer à la maturité les toiles aux compositions complexes et panoramiques, à la fusion harmonique entres les parties, à l’horizon plus bas, aux plans plus larges qui parfois, comme dans le chef-d’œuvre de Bruxelles, incluent des fragments de l’espace. En réalité, la seule référence fiable, qui fournit également une indication utile sur l’environnement culturel de l’artiste et de ses commanditaires, est constituée par les livres représentés (romans, manuels, essais historiques, recueils de poésie) parfois identifiables et donc datables25. Dans la toile de l’Accademia Carrara de Bergame (fig. 10, 12) figure le Manuale de’ giardinieri du franciscain Agostino Mandirola (fig.11), imprimé

Fig. 13 – Evaristo Baschenis, Nature morte aux instruments de musique, vers 1660, huile sur toile, 95,5 × 129 cm, Birmingham, The Barber Institute of Fine Arts, inv. 97.5

Fig. 14 – Bernardo Morando, La Rosalinda, frontispice, Venise, 1662 (première édition, Plaisance, 1650). Exemplaire conservé à Bergame, Biblioteca Civica Angelo Mai à Vicence en 1660, terminus post quem certain pour la datation de l’œuvre, et témoin de la passion du peintre pour le jardinage (chez lui il cultivait des orangers et du jasmin). Dans le tableau du musée de Birmingham (fig. 13), sous le cabinet se trouve une copie de La Rosalinda (Plaisance, 1650; fig. 14), roman populaire du poète génois Bernardo Morando (1589-1656) qui retrace les rocambolesques aventures de deux jeunes amoureux et la conversion au catholicisme d’un aristocrate calviniste, et prend fin avec le retrait volontaire des deux protagonistes dans la paix d’un couvent26 . SUBTILITÉS BAROQUES

À bien des égards, la célébrité du peintre est liée aujourd’hui comme au xviie siècle à sa capacité d’étonner le spectateur par des «pièges visuels», des tromperies optiques, des subtilités typiques de la rhétorique baroque, comme l’impalpable voile de poussière qui avec un réalisme stupéfiant recouvre les caisses des instruments à cordes pincées. Un artifice rendu plus surprenant encore par les traces de doigts laissées par des mains anonymes: signes infimes de présences-absences qui renforcent la sensation de temps suspendu, de mélancolique sentiment d’abandon. Une invention sans précédents (mais aux nombreuses imitations) qui a suscité d’innombrables interprétations, y compris celle liée au thème traditionnel de la vanitas inspiré par un célèbre verset biblique: «Tout s’en va vers un même lieu: tout vient de la poussière, tout s’en retourne à la poussière» (L’Ecclésiaste 3, 20).

NOTES

1 Les informations relatives aux succès de Baschenis dans différentes localités italiennes sont fournies par les sources contemporaines de l’artiste (Lupis 1675, p. 294), et les dédicaces figurant dans plusieurs de ses tableaux (De Pascale 2021, p. 187-189).

2 Wauters 1908, p. 69-71.

3 Entre 1907 et 1909 à Paris et à Rotterdam, se tinrent deux importantes expositions consacrées à ce genre: la première, Fleurs et Natures mortes (1907), dédiée aux peintres modernes, de Cézanne à Matisse, à la galerie Bernheim-Jeune, la seconde, Dutch Still-Life (1909), dédiée aux maîtres anciens, au Rotterdamsche

Kunstkring de Rotterdam. 4 Worms de Romilly 1982, p. 306-308.

Sur les relations Baschenis-Gris, voir Legrand 1953, p. 381. 5 Dans le codicille du testament du 14 mars 1677 sont mentionnés: trois épinettes, un théorbe, une trompette en laiton, un chitarrino, deux violons, deux basses, deux guitares, un luth; De Pascale 1996b, p. 71-72; Ferraris-Girodo 1996, p. 315-316.

6 De Pascale-Ferraris 2012, p. 224-226.

7 Sterling dans Paris 1952, no 68, fig. 56.

Plus récemment la consécration du peintre coïncide avec les expositions monographiques organisées par l’Accademia Carrara de Bergame (1996-1997) à l’occasion du bicentenaire de la mort du fondateur du musée,

Giacomo Carrara (1796-1996), et par le Metropolitan Museum of Art de New

York (2000-2001): deux événements qui grâce à la confrontation entre originaux, répliques et imitations ont permis de résoudre de nombreux problèmes d’attribution et de mettre au jour de nouveaux documents relatifs à la formation du peintre, à ses fréquentations, ses voyages et ses relations avec le marché.

8 Formulé alors que les informations sur le peintre étaient encore très succinctes, le jugement de Longhi est en partie conditionné par l’absence de distinction entre les tableaux autographes et les copies d’atelier et celles d’imitateurs.

«Dans ses moments de mauvaise humeur [Baschenis] semble préparer à peine plus que de complexes “solitaires” de cartomancien au chômage; mais, soudain, dans les bons jours, il nous donne des chefs-d’œuvre comme la peinture silencieuse de la galerie de Bergame, comme celle de Bruxelles, qui semble presque être un fragment marginal de quelque tragédie sacrée caravagesque et inconnue (une fraction d’un Martyre de sainte Cécile à côté de ses chers instruments […]» (Longhi 1953b., p. X). 9 Dans ce sens, significative est la production de Francesco di Giorgio

Martini dans le studiolo de Federico da Montefeltro à Gubbio (aujourd’hui au Metropolitan Museum of Art de New

York), de Fra’ Giovanni da Verona dans le chœur de l’église Santa Maria in Organo de Vérone, de Giovanni Maria Platina dans le duomo de Crémone; Ebert-

Schifferer 2000, p. 81-83.

10 Baschenis développa ses compétences en matière de perspective sur le chantier dirigé par son maître Gian Giacomo

Barbelli, grand spécialiste dans le domaine de la quadratura utilisée pour décorer les voûtes des églises et des palais; De Pascale 1997, p. 69-71. 11 Sur cet aspect, les réflexions de Marisa

Dalai Emiliani 1996, p. 105-111, conservent toute leur pertinence.

12 Veca 1996, p. 25. 13 Sur la fortune croissante de l’iconographie du concert laïque entre le xvie et le xviie siècle, voir Prohaska dans Crémone 2000-2001, p. 75-79. 14 Je dois les informations et éclaircissements suivants sur ce thème à la compétence de Lorenzo Girodo, musicologue et musicien. 15 Ferraris-Girodo 1996, p. 312-313;

De Pascale-Ferraris 2012, p. 219-229;

Lev-er 2019, p. 82-115.

16 Les exceptions ne manquent pas, on le sait, où la musique peinte est transcrite de manière textuelle: Trinchieri

Camiz-Ziino 1983, p. 67-83; Guidobaldi 2015, p. 248-249. 17 Le testament du peintre fait référence à tels objets: «… de plus, il laisse à ladite

Dorothea tous les livres et toutes les choses, imprimées comme manuscrites, pour la Musique avec l’étagère noire où ils sont rangés», voir De Pascale 1996b, p. 71. 18 Sur l’identification du texte et de son auteur, voir Vitali 1984, p. 26; sur la

Recercada Quinta, voir Bott 1996a et b.

19 Vitali 1984, p. 26.

20 Entre le xvie et le xviie siècle, dans les tableaux d’inspiration musicale, les partitions avec des notes lisibles et imputables à des œuvres connues sont minoritaires; il s’agit le plus souvent de faits purement «visuels», à l’instar de ce qui se produit pour le langage verbal dans les livres peints, rendu avec des successions de caractères illisibles sur la page blanche, Slim 1996, p. 567-584; id., 2002, p. 241-263. 21 Lev-er (2019, p. 82-113) est d’un avis différent, qui attribue de telles imprécisions à une stratégie précise élaborée par le peintre pour mieux retenir l’attention du spectateur.

22 L’importance de Roland de Lassus dans la culture musicale des xvie et xviie siècles est largement documentée et trouve confirmation dans le Discorso sopra la musica (1628) de Vincenzo

Giustiniani, prestigieux commanditaire de plusieurs tableaux de Caravage, voir Banti 1981, p. 30-32.

23 Sur la réalité musicale de Bergame au xviie siècle, Lanza Tomasi 2000, p. 52-61; De Pascale-Ferraris 2017, p. 16-17; Lev-er 2019, p. 77-81; et dans le présent volume l’essai d’Eynard, p. 26-31. 24 Tallini 2009, p. 21-31; Fabris 2012, p. 73-85, en particulier p. 84 note 12;

D’Alessandro 2018, p. 58-64.

25 De Pascale dans Bergame 1996-1997, p. 144, no 6, p. 202 no 32; Lev-er 2019, p. 133-170.

26 Slim 1996, p. 567-584.

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