SCULPTRICES

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SCULPTRICES

Vous ne m’avez pas invité dans votre galerie, mais, cette nuit je suis entré par effraction. Solitaire.

Je vois tout, je sens tout, j’entends tout dans l’obscurité.

J’ai marché doucement entre les sculptures.

Ils étaient tous là ! Ceux que j’ai coursés, ceux que j’ai dévorés, ceux que j’ai attendus des heures entières, ceux qui m’ont attaqué et perdu, ceux qui m’ont blessé mais que j’ai vaincus, ceux que j’ai aimés tout en les tuant.

Ah ! Revoir le lion, le tigre, la panthère, revivre nos combats irréductibles sans me cacher, admirer certain de mes adversaires, contempler leur beauté, sourire devant ces lapins, ces chats qui croyaient que leur fourrure les sauverait, m’approcher du canard, de la poule, de l’oiseau avec le souvenir de nos luttes mortelles mais excitantes.

Tous, ici, ont le goût de l’attente. Moi aussi je sais attendre.

Je suis téméraire et fataliste, je regarde, j’écoute, je respire.

Je respecte quiconque m’affronte, c’est ma violence contre la vôtre.

Parce que toute différence exclut et que je fais les choses autrement, vous avez peur de moi.

Bouc émissaire de vos villages, je suis l’hôte aimé de la splendeur des forêts, de la puissance de la nature.

Je suis l’artisan de la rumeur qui court sur moi, je suis celui qui refuse de se conformer aux lois et qui doit être éliminé.

Je nourris mon clan, je le protège, je ne prends rien par avidité mais par nécessité.

Vos sculpteurs font comme moi. Ils passent des heures pour faire vivre une partie d’eux. Ces animaux, vous les avez capturés dans la pierre, immobiles dans leur course et leur envol.

C’est le prix des hommages d’arrêter l’image, de simplifier et d’honorer ! N’est-ce pas ?

Je suis resté longtemps au milieu de vos sculptures, comme si j’étais le prince d’un royaume perdu où il n’y aurait plus de lutte, monarque déchu de cette envie de vaincre pour ne rien posséder mais juste vivre l’éblouissement de l’autre.

J’ai pris mon temps, je les ai caressés, j’ai laissé mes traces partout car je veux que vous sachiez que je suis venu.

Si, demain, quand vous ouvrirez votre galerie, vous entendez un chant, comme une supplique, comme un appel, comme un feu de forêt : écoutez-moi !

Sauvages sont mes rêves et je chante pour vous remercier de ne pas m’avoir sculpté, de me laisser à ma nature indomptable, à ma réputation dangereuse pour la société, de respecter mon horreur d’être conquis, civilisé, domestiqué, et qu’ainsi je reste magique pour tous ceux qui disent non.

Le Loup.

Notrepropos n’a pas la prétention d’être ni scientifique ni exhaustif, nous avons décidé de traiter le sujet des sculptrices animalières de la première moitié du XXe siècle, et de fait de leur place dans la création, comme nous savons le faire depuis de nombreuses années, en présentant une exposition thématique à la galerie.

Faire un état des lieux grâce à des ouvrages de référence, établir une chronologie sélective et comparée nous a semblé édifiant et se passe de tout commentaire. La problématique est évidente, elle pourrait être empruntée à Linda Nochlin (1931-2017), pionnière de l’histoire de l’art féministe, pourquoi n’y-a-t-il pas de grandes sculptrices animalières des années 1920-1930 ? Cette question nous intéresse depuis plusieurs années, même si aujourd’hui le thème choisi ne paraît pas original, il n’en reste pas moins actuel, car l’invisibilisation des sculptrices animalières des années 30 dit quelque chose de ce que nous sommes.

“For most of history, anonymous was a woman.” 1

Il ne fut pas aisé de rassembler tout d’abord des œuvres, mais aussi des informations, si banales soient-elles, un portrait, une date de naissance, de décès. Nous tenions particulièrement à remercier toutes celles et ceux qui nous ont aidés dans nos recherches, souvent infructueuses, pour le temps qu’ils nous ont accordé, leur sympathie et l’espoir partagé.

VARIATIONS SÉMANTIQUES

Sculptrice sculpteure sculpteuse sculpteresse sculpteurice ou la périphrase femme sculpteur ? La féminisation de la langue française était déjà au cœur des préoccupations, et même des revendications, des femmes artistes au début du XXe siècle.

Le dictionnaire de l’Académie française ne possède pas l’entrée sculptrice « on rencontre parfois le féminin Sculptrice » peut-on lire tout au plus sous la définition de Sculpteur, alors que la périphrase est utilisée en exemple « Camille Claudel, Germaine Richier étaient des femmes sculpteurs». Le Littré ignore le mot sculptrice : « Une femme sculpteur, comme on dit une femme auteur». Dans ses articles sur la sculptrice Marie-Anne Collot publiés entre 1923 et 1931, l’historien de l’art Louis Réau (1881-1961), emploie le mot sculpteuse, dont il fait remonter l’usage au XVIIIe siècle2, alors que sculpteur serait utilisé depuis le début du XVe ou du XVIe siècle, selon les sources. Au XIXe siècle, on trouve le mot sculptrice, mais la périphrase femme sculpteur domine. En 1938, Louis Vauxcelles rappelait la proportion moindre du « bataillon de sculptrices » que forment ses contemporaines. Hubertine Auclert (1848-1914), la suffragiste française3, militait en faveur des droits politiques des femmes, quand ses consœurs revendiquaient d’abord l’égalité des droits civils. Ardente partisane de la féminisation des noms de métier et de fonction, elle revendiquait la nécessité de féminiser la langue afin de dénoncer l’exclusion des femmes de la sphère publique. « L’omission du féminin dans le dictionnaire contribue,plus qu’on ne croit,à l’omission du féminin dans le code (…).L’émancipation par le langage ne doit pas être dédaignée.N’est-ce pas à force de prononcer certains mots qu’on finit par en accepter le sens, qui, tout d’abord, heurtait ? La féminisation de la langue est urgente, puisque, pour exprimer la qualité que quelques droits conquis donnent à la femme, il n’y a pas de mots. »

Les mots ne sont pas neutres et traduisent une évolution du statut des femmes artistes à la fin du XIXe siècle : « Cette histoire commence à peu de chose près en 1881, avec les premières revendications pour l’ouverture aux femmes de l’École des Beaux-Arts (le moment où les femmes accèdent aux outils de la création et à l’institution qui les symbolise). »4

INSTITUTIONS, LIEUX D’EXCLUSION

La professionnalisation des femmes était empêchée officiellement par l’interdiction d’entrer à l’École des Beaux-Arts. Fondée en 1648 à la demande de Le Brun, l’Académie royale de peinture et de sculpture inaugura le dessin d’après le modèle vivant et obtint le monopole de l’enseignement des beaux-arts. Les femmes en furent exclues jusqu’à la fin du XIXe siècle. C’est seulement en 1663 que la première femme peintre, Catherine Duchemin, fut acceptée ; en 1706 on comptait 7 femmes dont une seule sculptrice, Dorothée Massé-Godequin. Le nombre d’Académiciens n’étaient pas limité, contrairement à celui des Académiciennes, en effet, il fut décidé, en 1783, qu’elles ne pourraient pas être plus de 4. Mais surtout, en 145 ans d’existence (1648-1793), sur plus de 700 Académiciens, on compte 14 ou 15 Académiciennes, selon les sources, soit environ 2%. Ainsi, les académies privées se développèrent, non sans mal, car le surintendant du roi, le comte d’Angiviller, ordonna à Jean-Louis David en 1787 de renvoyer les femmes de son atelier, la présence féminine étant intolérable au nom de l’ordre et de la bienséance.

En 1791, les artistes femmes constituaient 9% de la population exposante au Salon, seul lieu où les artistes pouvaient faire connaître leurs œuvres, les vendre à l’État ou à des collectionneurs privés et ainsi vivre de leur travail. Après sa création en 1789, la Société populaire et républicaine des Arts eut pour premier acte d’exclure les femmes de ses réunions (1793) ; seules les épouses d’artistes pouvaient participer aux salons révolutionnaires. Il en fut de même pendant la Restauration (1830-1848), seules les aristocrates – comme Marie d’Orléans (1813-1839), fille du roi Louis-Philippe ou Félicie de Fauveau (1801-1886), proche de la duchesse de Berry – s’imposèrent du fait de leur rang, sans remise en cause de leur milieu.

« CHOISIR LA CAUSE DES FEMMES » 5

Dans leur ouvrage de référence, Gonnard et Lebovici citent la date de 1881, qui fait écho à la création de l’Union des Femmes Peintres et Sculpteurs (UFPS) par la sculptrice Hélène Bertaux, première société de femmes artistes en France, et qui fut à l’origine de l’ouverture aux femmes de l’École des Beaux-Arts, après une vingtaine d’années de revendications, et dans un contexte d’hostilité assumée : « la plupart des œuvres de femmes portent une marque évidente de faiblesse et d’infériorité cérébrale [parce que] le rôle de la femme n’est pas de guider les peuples mais bien celui de guider les enfants. Elle-même est une espèce de grand enfant nerveux, incapable de juger les choses à froid, avec justesse et bon sens ». 6 Héritière de l’Académie et instaurée en 1819 par une ordonnance royale, l’École des Beaux-Arts n’avait aucunement l’intention d’intégrer les femmes en son sein. Les femmes artistes fréquentaient les académies privées qui leur étaient accessibles, ainsi l’Académie Julian créée en 1868 et ouverte aux femmes en 1880 ou 1881, l’Académie Colarossi dite la Grande Chaumière fondée en 1870. Le dessin d’après le modèle vivant et donc le nu y était enseigné, cependant les femmes payaient deux fois plus cher que les hommes, « la raison évoquée était que les femmes ne resteraient que des amateurs qui payaient un loisir, alors que les hommes se formaient à un métier.»7 Ainsi, à la fin du XIXe siècle, malgré leur combat pour créer, apprendre, exposer, être reconnues pour leur travail et leur talent, les femmes artistes restaient considérées comme des non-professionnelles par la société. Anne Rivière rapporte les propos du journaliste Octave Uzanne, qui écrivait en 1894 : « [l’augmentation des femmes artistes] menace de déchaîner à courte échéance sur l’art un véritable fléau, une confusion affreuse, un règne de médiocrité qui épouvante. » 8 Cette même année, Rosa Bonheur devint pourtant la première femme promue au grade d’Officier de la Légion d’Honneur.9

En 1889, lors du Congrès français et international du droit des femmes, la sculptrice Elisa Bloch (1848-1905) prononça un discours intitulé « Quelques considérations sur différents rôles de la femme dans la société», dont cet extrait qui cite Montesquieu, décrit si l’on ne peut mieux la place des femmes artistes, mais pas seulement, de toutes les femmes, d’hier et d’aujourd’hui.

Dans ses considérations sur les Causes de la Grandeur et de la Décadence des Romains, Montesquieu commence ainsi son ouvrage : « Tel qu’on voit un fleuve majestueux miner lentement et sans bruit les digues qu’on lui oppose »,telle la femme depuis un siècle renverse une à une les barrières qu’on lui oppose ; ainsi petit à petit, elle conquiert l’égalité devant la loi,sa place à l’instruction,sa place au travail.Il faut que la femme dans toutes les classes de la société puisse gagner honorablement sa vie.Aussi, consciente de la faiblesse de ses forces physiques, c’est par le travail intellectuel, c’est par l’instruction qu’elle a entrepris de briser tous les vieux préjugés,de conquérir cette indépendance et cette émancipation qui la rendront l’égale de l’homme.

A L’AUBE DU XXe SIECLE, UN ESPOIR D’ÉGALITE

Il fallut près de 80 ans pour que les femmes soient autorisées à passer les examens et puissent assister aux cours théoriques (1897) de l’École des Beaux-Arts - dans des salles séparées des hommes et seulement de 8h à 10h. C’est seulement en 1900 que furent créés deux ateliers, peinture et sculpture, réservés aux femmes. 240 ans après la création du Prix de Rome, les femmes purent concourir (1903). 8 ans plus tard, en 1911, Lucienne Antoinette Heuvelmans (1881-1944) fut la première femme à recevoir le Grand Prix de Rome de sculpture et à être admise à la Villa Médicis ; cependant le jury offrit un lot de consolation aux hommes, comme pour se faire pardonner d’avoir choisi une femme Grand Prix de Rome, ainsi celui qui était arrivé second eut lui aussi une médaille. En 1923, tous les ateliers furent ouverts sans distinction de sexe, mais à la condition que les femmes fussent célibataires. Cependant, « en 1923, la Femme endormie de Jane Poupelet ne sympbolise que trop bien la situation des femmes dans la culture française. Elles ont le droit d’avoir des visions et de produire des idées, mais à condition de ne pas déranger l’ordre social régnant. »10 Après des années de revendications féministes, les dernières œuvres de Poupelet témoignent de ses désillusions. Poupelet fut au demeurant reconnue, primée et décorée. En effet, malgré la conquête par les femmes artistes de l’accès aux institutions et aux honneurs, la Grande Guerre marqua un recul des droits des femmes avec le rejet de la loi pour le droit de vote aux femmes (1919), et alors même que plusieurs pays européens, comme la Grande-Bretagne, étendirent le droit de vote à toutes les femmes anglaises âgées de 21 ans (1928), après trente ans de combat mené par les suffragettes.11 Un an plus tard, en 1929, Virginia Woolf publiait son essai fondateur Une Chambre à soi, duquel la citation mise en exergue est tirée « Le plus souvent dans l’histoire,« anonyme » était une femme » ; Virginia Woolf y dénonçait l’empêchement des femmes à accéder à la création littéraire et artistique, leur invisibilisation.

LUTTER CONTRE L’EFFACEMENT

Où sont les femmes ? La représentativité des femmes est le reflet de leur histoire. Sur un total de 511.979 notices relevant de près de 35.000 artistes, les femmes artistes sont au nombre de 2.304, avec 20.575 œuvres. Elles représentent donc 6,6 % des artistes de la base de données Joconde12, avec 4 % du nombre d’œuvres (juillet 2021).

A peine 25 % des expositions de la Tate Modern sont consacrées à des créatrices. Au MET, moins de 5 % des artistes de la section Art moderne sont des femmes, alors que 85 % des nus sont des femmes. Au MoMa, seulement 7 % des œuvres exposées ont été réalisées par des femmes. « Les femmes doivent-elles être nues pour entrer au musée ? » 13 Depuis la création du Prix Nobel en 1901, 59 femmes sur 885 ont reçu le Prix Nobel14, soit moins de 6%, mais seulement 2% dans le domaine des sciences (5 femmes sur 183 hommes pour la chimie). Marie Curie fut la première femme à remporter le Nobel de chimie, à deux reprises, en 1903 et 1911, voici quelle fut sa réponse à la question d’un journaliste qui lui demandait :

« - Qu’est-ce que cela fait d’épouser un génie ?

- Allez donc demander à mon mari ? »

Aurélie Pagot

MICHELINE Bablot

1920-2017

La littérature manque sur Micheline Bablot pour en faire un portrait complet ; aucune photographie ne semble être conservée dans les fonds des bibliothèques spécialisées. Le Dictionnaire des Sculptrices d’Anne Rivière est l’une des seules sources à nous renseigner sur Bablot, malgré l’absence de ses dates de naissance et de décès. Ainsi, c’est son avis de décès, relativement récent, qui précise les dates que nous pouvons avancer avec certitude. Fille du notaire Pierre Bablot et de Suzanne Raynal, elle épousa en 1939 Jacques Masson, ingénieur aux armées. Elle suivit les cours de Jean Camus (1877-1955) et du médailleur Henri Dropsy (1885-1969), et exposa au Salon des Artistes français.

MARGUERITE de Bayser-Gratry

1881-1975

La découverte de l’art égyptien en 1920 mena l’artiste sur la voie de la stylisation des formes et de l’art animalier dont notre Tête de chat persan est un exemple. 1925 fut l’année de sa consécration. Elle reçut le Grand Prix du Salon des Artistes Décorateurs et son travail fut remarqué par François Pompon.

Elle collabora dès lors avec Pompon, Despiau et Mateo Hernandez, qui l’initia à la taille directe. Sa présence aux Expositions de 1931 et 1937 fut saluée par des prix et des commandes d’État. Très liée aux artistes animaliers du Jardin des Plantes, elle fit également partie du groupe des Femmes Artistes Modernes aux côtés de Jane Poupelet.

Une importante exposition personnelle lui fut consacrée à la Galerie Charpentier en 1938 ; elle rencontra un vif succès critique. Quelques années plus tard, en 1960, la Galerie Bernheim Jeune organisa une rétrospective. Par ses recherches artistiques, Marguerite de Bayser-Gratry appartient au cercle étroit des meilleurs représentants de la sculpture des années 1930. Ses œuvres sont conservées en grande partie par la famille de l’artiste.

Tête de chien, «Biba»

Tête de chat persan

Plâtre d’atelier Avant 1937

JANET Clerk

1878-1966

Une difficulté se pose d’emblée concernant nos recherches sur Janet Clerk ; il est inhérent à ce travail entrepris sur les grandes oubliées de l’histoire de l’art, pour reprendre une expression consacrée. Dans son ouvrage de référence et qui fait autorité, Anne Rivière15 n’indique pas de dates pour Janet Clerk (Britannique, XXe siècle), et précise que son nom de naissance est Cleveley. Or, nos recherches nous ont permis de découvrir que Janet Clerk ne serait pas née Cleveley mais Whitwell, à Barton en 1878 et décédée à Londres en 1966, mariée à Sir George Russel Clerk à Yarm en 1908. Bien que trois de ses oeuvres soient conservées au MNAM, et qu’elle ait portraituré des personnalités éminentes de son temps, Marc Chagall et Paul Claudel notamment, la littérature fait défaut concernant sa vie et son œuvre. Quelques articles parus dans les années 30 ne traitent que de sa peinture, car Lady Clerk était avant tout peintre. Elle exposa une toile au Salon des Tuileries en 1933, ainsi qu’au Salon des Artistes français entre 1929 et 1939. Cependant, elle réalisait également des sculptures en taille directe et notamment un chat daté de 1938 exposé à la galerie André Schoeller, l’un des marchands et expert les plus influents du Paris des années 30. « (…) parmi ses sculptures en taille directe, une figure de chat sauvage mérite une mention particulière tant en raison de la qualité spirituelle de l’observation que de la sensible finesse de l’exécution. »16 En 1949, l’État acquit une sculpture en marbre, Oiseau imaginaire, conservée dans les collections de MNAM17. Deux toiles, le Portrait de Chagall peignant et le Manège y sont également répertoriées. Le Manège fut présenté en 1937 à l’Exposition des Femmes Artistes d’Europe au Jeu de Paume, qui ne regroupait pas moins de quatre-cents femmes artistes18. Femme du monde, Clerk n’en était pas moins une « artiste consciencieuse et vraie »19. Avec son mari, Sir George Russell Clerk (1874-1951), ambassadeur de Grande-Bretagne en France entre 1933 et 1937, elle parcourut toute l’Europe, et évolua dans un milieu intellectuel aisé ; c’est sans doute une des raisons pour lesquelles Chagall mais aussi Claudel, diplomate comme son mari, posèrent pour elle. Le gavial que nous présentons illustre les liens et les influences de ce milieu artistique mondain ; il a appartenu à Madeleine Luka, peintre, amie de Francis Jammes, et qui exposa dans le monde entier dès 1920.

Un article dithyrambique d’André David, paru dans la revue La Renaissance en 1935 souligne la renommée de cette artiste à la fois peintre, sculptrice, philosophe et musicienne, grande voyageuse et ayant dotée la plupart des capitales d’Europe de ses œuvres. « Lady Clerk fait à Paris une double conquête : celle de la société et celle des artistes. (…) Depuis longtemps déjà, bien avant qu’elle n’occupât l’hôtel de l’ambassade d’Angleterre, ses œuvres avaient retenu l’attention des peintres, des critiques et du public français. »20

Gavial du Gange

Granit noir

MARGUERITE Delage

1887-1954

Élève du sculpteur animalier Edouard Navellier (1865-1944), comme Anne-Marie Profillet, elle produisit de nombreuses œuvres animalières de 1913 à 1940, dates qui correspondent à ses années d’exposition au Salon des Artistes français.

De 1928 à 1939, elle exposa pour l’Union des Femmes Peintres et Sculpteurs (UFPS), la première société de femmes artistes en France, créée par la sculptrice Hélène Bertaux (1825-1909) en 1881 et qui a perduré jusqu’en 1994.

Après l’effervescence des premiers combats pour l’accès des femmes à l’Ecole des Beaux-Arts (1896), aux concours comme le Prix de Rome fondé en 1663, mais accessible aux femmes en 1903, ainsi qu’aux jurys des expositions, l’UFPS sembla se laisser aller à partir des années 1920 à une douce somnolence que viendront bousculer quelque peu les années trente avec notamment la création de la société des Femmes Artistes Modernes (1930).

Marguerite Delage réalisa de nombreuses compositions d’animaux domestiques et d’animaux sauvages, notamment un Condor exposé au Salon de 1930, et c’est elle qui réalisa en 1928 la sépulture familiale au cimetière du Père Lachaise (89e division) et qui se compose d’un pélican monumental, d’un crucifix et des portraits de ses parents en médaillon.

MADELEINE Fabre

active entre 1930 et 1955

Proche de Madeleine Fabre, l’écrivaine Colette (1873-1954) a préfacé l’une de ses expositions en 1930, et se passionnait elle aussi pour les animaux, notamment les bouledogues, qui étaient ses compagnons de vie. Dans cette préface, Colette raconte que son propre bouledogue est tombé en totale admiration devant le modèle que nous présentons, et dont un autre exemplaire, acquis par l’État en 1962 pour le musée du Luxembourg, est conservé au Palais de l’Élysée.

En 2009, paraissait Colette et ses bouledogues, un recueil de textes écrits par Colette, l’écrivaine y relate son amour pour les bouledogues français. « Le Bouledogue, libre à vous d’y retrouver, comme moi, la gueule en tirelire d’un crapaud, un front bossu de dauphin au-dessus de deux trous d’évent pour chasser l’eau, et ces yeux de cochon, futés, bridés. » Tête de

MARIE Gautier

1867 ou 1890 -1960

En mai 1899, eut lieu l’Exposition féministe de gravures à Dresde. Aux côtés de Rosa Bonheur (1822-1899), Marie Gautier, y représenta la France et exposa une eau-forte en couleurs, Étude de grenouilles, préparatoire au modèle que nous présentons, formant très probablement un presse-papiers21. À l’occasion de cette exposition, le journal La Fronde publia une tribune, le 12 mai 1899, signée Mart( ?) de Komar, probablement un pseudonyme fondé sur l’anagramme Marguerite Durand (1864-1936), fondatrice du journal. En 1897, La Fronde fut le premier journal féminin et féministe en France, il était entièrement conçu et dirigé par des femmes, et le deuxième dans le monde après le journal de la journaliste et activiste afro-américaine Joséphine St. Pierre Ruffin, The Woman’s Era. En 1896, alors qu’elle était journaliste au Figaro, Marguerite Durand fut envoyée au Congrès International des Droits de la Femme, elle décida alors de fonder La Fronde, offrant ainsi une tribune, à la fois politique, sociale et culturelle, pour la défense des droits des femmes.

Marie Gautier fut l’élève de son père, le peintre Armand Gautier (1825-1894) ainsi que d’Alfred Stevens (1823-1906). En 1887, elle rencontra Samuel Bing, « on n’a pas oublié cette curieuse figure de marchand, au visage si fin et si intelligent de vieil Asiatique, qui était, en même temps, un esprit avisé, érudit et très artiste.»22 S’en suivit alors un style empreint de la découverte de l’art japonais, « elle y vit un art plus conforme à la condition de son sexe, un art qui demandait plus de finesse, de vivacité, de subtilité que de réflexion et de force et qui, par nature, se prêtait mieux aux travaux de décoration que l’on considère comme formant l’apanage spécial de la femme. »23, écrivait le critique Léonce Bénédite en 1908. Ainsi donc, les influences artistiques entre l’Orient et l’Occident étaient réduites à un préjugé sexiste. C’est pour y échapper que les femmes artistes dissimulaient leur genre par l’emploi de pseudonymes, citons Jane Poupelet, qui, pendant trois années (1899-1901), se fit appeler Simon de La Vergne. Cependant, Monsieur Bénédite ne tarissait pas d’éloges sur le travail de Marie Gautier et son article, est dithyrambique, bien que partant du présupposé du genre « L’un des principaux mérites de l’art de Mme Marie Gautier, c’est que c’est bien un art de femme. »24 À l’automne 1906, Marie Gautier participa à l’Exposition coloniale de Marseille, lors de laquelle lui fut attribuée une bourse de voyage, elle partit alors pour Alger, où elle rencontra le peintre Louis Ferdinand Antoni, qui devint son mari l’année suivante. Anne Rivière25 précise qu’après son mariage, elle continua à signer ‘Marie Gautier’, bien qu’elle fut également connue sous le nom de Marie Antoni-Gautier.

LOUISA Haerens-Robelus

1884-1961

Née à Gand dans un milieu intellectuel aimant les arts, Louisa Robelus fut encouragée par sa mère à dessiner. Les chats devinrent sa principale source d’inspiration, elle aimait leur mystère et aucun de leurs comportements n’échappa à ses talents de sculptrice. En 1914, alors qu’elle exposait ses dessins au parc du Cinquantenaire à Bruxelles, ses œuvres furent remarquées par la critique mais surtout par la reine Elisabeth (règne 1909-1934), elle-même sculptrice, qui devint son mécène. D’une grande culture, mélomane, violoniste, passionnée d’Egypte ancienne, humaniste et anticonformiste, la reine Elisabeth s’intéressait à la vie artistique et intellectuelle de son pays, son château de Laeken devenant le centre d’une vie culturelle intense. Elle suscitait l’admiration des savants et des artistes, à tel point que Jean Cocteau disait d’elle : « En Belgique, il n’y a qu’une reine, de petite taille et d’âme grande, qui sut toujours mettre sa modestie de reine à dire : “Je ne suis qu’une artiste” et sa modestie d’artiste à dire : “Je ne suis qu’une reine”. » Elle était également l’amie de Colette, André Gide, des violonistes Eugène Ysaÿe, Yehudi Menuhin et du violoncelliste Pablo Casals.

C’est aux côtés du sculpteur belge Albert Hager (1857-1940) que Louisa Haerens-Robelus perfectionna son art, apprenant les techniques de modelage et éliminant le superflu afin de ne conserver que l’essentiel du point de vue de la forme et du volume. Elle participa à de nombreuses expositions, notamment l’Exposition d’Art animalier au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1937 et le Salon Quadriennal en 1939. À sa mort, son atelier fut légué à la commune d’Uccle.

JOSETTE Hébert-Coëffin

1906-1973

Sculpteur et médailliste rouennaise, Josette Hébert-Coëffin fut la première femme française à réaliser la médaille officielle du Président René Coty, ainsi que celle du Président Charles de Gaulle. Sa plus grande réussite fut probablement sa médaille de Jean Cocteau26. Une lettre autographe, reproduite dans l’ouvrage de Robert Rey en 1954, montre les liens entre les artistes en cette première moitié du XXe siècle.

« Pour Monsieur Jean Cocteau, grâce à la gloire duquel j’aurai peut-être un nom dans l’histoire…des médailles. Avec l’assurance du souvenir que j’ai gardé de la magie de son accueil. »

Les deux têtes de lama que nous présentons, l’une en grès, l’autre en bronze, sont impressionnantes par leur taille et leur modernité. Leur hiératisme est au service de la simplification et de la géométrisation de la forme. Ces deux exemplaires sont rarissimes, comme toutes les œuvres animalières de Josette Hébert-Coëffin.

« (...) Son Lama en bronze, qui se trouve au Musée de Rouen offre une synthèse de ces qualités. La bonne bête, si utile et si chère aux Indiens de l’Amérique du Sud, érige, à l’extrémité de son cou souple et fort, sa tête aux grands yeux, ses longues oreilles, son museau tout frémissant. »27

Couple de chouettes

Grès de Sèvres

Tête de lama

Grès de grand feu, manufacture de Sèvres

Tête de Lama

ANNA VAUGH Hyatt Huntington

1876-1973

Éminente sculptrice américaine reconnue dans le monde entier par ses contemporains, Anna Hyatt est la première femme à avoir réalisé une statue équestre monumentale. En 1910, dans l’atelier de Jules Dalou (1838-1902), elle sculpta en plâtre une statue équestre monumentale de Jeanne d’Arc et la présenta au Salon. Sa réception fut entachée par l’incrédulité du jury quant à la capacité d’une femme à produire une œuvre aussi grandiose ; elle ne reçut qu’une mention honorable. Elle n’avait jusqu’alors jamais exposé de figure humaine, ses travaux antérieurs étant essentiellement des sculptures animalières. Ce sont ces dernières, d’une précision anatomique parfaite et appuyées sur de très nombreux dessins préparatoires, qui lui permirent de se faire rapidement un nom. Américaine, fille d’un paléontologue, professeur de zoologie à Harvard et d’une peintre de paysage, Anna Hyatt était issue d’un milieu intellectuel aisé. Sa vocation précoce et son amour de la nature furent encouragés et nourris par les membres de sa famille. Hyatt, largement autodidacte, étudia brièvement avec Henry Hudson Kitson à Boston, puis à l’Arts Students League de New York. Elle travailla avec sa sœur Harriet, sculptrice elle aussi ; dans son Dictionnaire des sculptrices, Anne Rivière décrit les deux sœurs créant ensemble, Harriet se chargeant des figures humaines, Anna des animaux. Leur collaboration cessa en 1902 à la mort de leur père, concomitante au mariage d’Harriet. Anna Hyatt partit alors en Europe, en Italie en 1908 puis en France l’année suivante, où elle s’installa à Auvers-sur-Oise. Peu après le Salon de 1910, où Hyatt exposa sa Jeanne d’Arc, la ville de New York lui commanda le même modèle en bronze pour le Riverside Park, la première sculpture monumentale publique de New York représentant une femme. Ce fut un triomphe lors de l’inauguration en 1915 ; Hyatt fut célèbre dans le monde entier28. En 1921, Hyatt rencontra Archer Milton Huntington, riche mécène, intellectuel, entrepreneur et fondateur de la Hispanic Society of America à New York29. Deux ans plus tard, ils se marièrent, Anna Hyatt se consacra principalement à l’aménagement de sculptures monumentales sur la terrasse devant la Société hispanique. Depuis sa Jeanne d’Arc, Hyatt ne cessa les projets monumentaux ; quelques années avant sa mort, elle offrit à l’université de Columbia sa statue équestre d’Abraham Lincoln (1961-1965), qui fut placée sur le campus des sciences de la terre en mémoire de son père, Alpheus Hyatt, et de son mari, Archer Milton Huntington.

JEANNE Itasse-Broquet

1865-1941

Jeanne Itasse fut entourée toute sa vie d’artistes ; elle suivit les cours de son père, Adolphe Itasse (1829-1893), sculpteur. Sa mère, Marie-Félicité Arnaud (1839-1900) était peintre et Jeanne Itasse épousa en 1911 à Paris le sculpteur Gaston Broquet (1880-1947). Dès 1912, elle signa Jeanne Itasse-Broquet.

Alors qu’elle n’avait que quinze ans, en 1881, Jeanne Itasse commença à exposer au Salon des Artistes français. Son talent fut mondialement reconnu, et dix ans plus tard, elle reçut une bourse de voyage pour son Harpiste égyptienne, ainsi qu’une invitation du vice-roi d’Égypte. En 1893, alors qu’elle exposait à l’Exposition Universelle de Chicago, cette œuvre fut très remarquée.

Jeanne Itasse réalisa de nombreux bustes de personnalités célèbres, Marie Sallé danseuse à l’Opéra, René Falconnier comédien, des médaillons de Balzac et de Berlioz. Elle collabora également avec Guimard pour des œuvres funéraires, qu’elle réalisa en grand nombre, la plus reproduite étant le buste de son père, dont un exemplaire compose sa sépulture au cimetière du Père Lachaise.

Ses œuvres sont conservées dans de nombreux musées à Paris et en province, le musée d’Orsay, le musée Carnavalet, le musée de l’Armée, le Conservatoire national de musique de Paris, le Palais Garnier, et le musée Calvet à Avignon.

BERTHE Martinie

1883-1958

Berthe Martinie étudia à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris de 1906 à 1908, dans l’atelier du peintre Humbert, ouvert aux femmes.

À la fin des années 1920, Berthe Martinie se consacra pleinement à la sculpture, et accéda ainsi à une certaine notoriété. Autodidacte, elle maîtrisa très rapidement les techniques du modelage et de la taille directe. Elle fréquenta alors les milieux artistiques et son travail fut salué par la Critique. Elle participa à de nombreux salons, Salon des Tuileries, Salon d’Automne, aux Expositions Universelles de 1937 à Paris et de 1958 à Bruxelles.

Au Salon des Tuileries en 1933, l’État lui acheta une biche et un taureau ; en 1949, l’État lui commanda un sanglier, installé dans le parc Wilson à Thionville et différents reliefs pour la fauverie du Jardin des Plantes à Paris. Elle est l’auteur de sept peintures murales encore visibles dans la salle du réfectoire de l’ancien couvent des Dames de Sainte-Elisabeth, qui accueille aujourd’hui le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon, situé au 2 quai Chauveau.

Berthe Martinie participa également à des expositions collectives en galerie et dans des institutions publiques en France (musée du Petit Palais, musée Rodin) et à l’étranger (États-Unis, Italie, Pays-Bas, Suède, Amérique du Sud). Les galeries parisiennes organisèrent régulièrement des expositions personnelles ; la première eut lieu en 1925 chez Weil. Comme sa contemporaine Jane Poupelet, ses sujets de prédilection furent le nu féminin et les animaux.

JEANNE Piffard

1892-1971

D’abord élève à l’Académie Julian, puis à l’Académie de la Grande Chaumière, Jeanne Piffard termina sa formation avec le sculpteur animalier Édouard Navellier, dont l’influence est notoire dans ses premières sculptures, notamment les chevaux et l’Ânon couché exposé au salon de 1913, où Piffard était la seule femme artiste exposant30. Ses débuts furent fulgurants, elle exposa dans les salons les plus prestigieux31, et participa à la Société des Artistes Animaliers d’Armand Dayot, ainsi qu’à la Société Nationale des Beaux-Arts, dont elle devint secrétaire en 1931. Ses rencontres avec les sculpteurs Mateo Hernández et André Abbal, maîtres de la taille directe, eurent un grand retentissement sur son processus créatif ; Jeanne Piffard préféra cette technique au modelage. On note qu’il n’est pas rare pour les sculptrices du début du XXe siècle de créer en taille directe, citons Sebir, Josette Hébert Coëffin, Janet Clerck. Cependant, Jeanne Piffard alla encore plus loin, tout en maîtrisant avec maestria la technique de la taille directe, elle y apporta la polychromie32. L’État acquit, probablement en 1933, son groupe de chevaux sauvages en pierre polychrome pour le musée du Luxembourg33. À la suite de cette acquisition, elle fut contactée par la Manufacture nationale de Sèvres pour éditer des œuvres en grès, et plus généralement en céramique34. Le bronze ne fut pas son matériau favori, c’est pourquoi ils sont rares aujourd’hui, les céramiques et les terres cuites étant plus nombreuses, ainsi que quelques plâtres. Jeanne Piffard triompha en 1937, lorsqu’elle obtint le Grand Prix de Sculpture à l’Exposition Universelle. Après la guerre, elle délaissa la sculpture animalière pour se consacrer principalement à l’art religieux, probablement à la suite d’évènements personnels douloureux. On ne peut s’empêcher de se demander pourquoi ces sculptrices animalières sont absentes de la scène artistique, qu’elle soit muséale ou autre, alors même que, de leur vivant, elles ont été reconnues, admirées et triomphantes. Il est ardu de trouver un portrait, une date précise, de vérifier des faits, de trouver une documentation fiable les concernant. Pourquoi cet ostracisme ? Tant et si bien que la maison de la famille Piffard à Vernouillet dans les Yvelines, où Jeanne vécut, et qui appartient aujourd’hui à la ville, abrita pendant plusieurs décennies un commissariat de police, avant d’être abandonnée. Il y a quelques années seulement, en 2017, le musée municipal Camille Claudel ouvrait ses portes à Nogent-sur Seine. L’œuvre de Piffard est abondante dans les collections publiques, en province et au MNAM, elle a elle-même fait don à la paroisse de Vernouillet d’une sculpture en tôle dans les années 50, un projet de musée Jeanne Piffard dans la maison familiale de Vernouillet ne serait-il pas opportun ? Lionceau assis

Terre cuite patinée

JANE Poupelet

1874-1932

La vie et l’œuvre de Jane Poupelet sont fort bien documentés grâce au travail d’Anne Rivière35. Poupelet fut la première femme admise à l’École des Beaux-Arts de Bordeaux. Célèbre de son vivant, elle fut nommée Chevalier de la Légion d’Honneur36 ; ses œuvres furent achetées par l’État, comme cet Ânon que nous présentons et dont un exemplaire est conservé dans les collections du musée d’Orsay37. Elle fut même invitée à la table du Président Fallières (1911). Poupelet fut de surcroît la plus internationale des sculptrices animalières françaises, reconnue outre-Manche et exposant dans le monde entier. Tout au long de sa fulgurante carrière, Poupelet réalisa conjointement des œuvres animalières et des figures humaines38. Après les Beaux-Arts de Bordeaux et l’Académie Julian, elle suivit les conseils de Rodin et Bourdelle, mais surtout du sculpteur bordelais Lucien Schnegg (1864-1909). « Dans le Paris de l’après Rodin, elle rallie la bande à Schnegg, pour lequel elle posera et qui deviendra son mentor, qui préconise « le retour aux cadences architecturales de la sculpture. »39 Poupelet fut aussi la plus féministe des sculptrices animalières du début du XXe siècle40. Le pseudonyme masculin Simon de La Vergne, qu’elle argua pendant trois ans (1899-1901), lui permit d’obtenir une médaille de bronze au salon de 190041. Co-fondatrice du salon des Tuileries, du Groupe des XII avec Pompon (1931), elle n’eut de cesse de mettre son art au service de ses engagements. C’est très certainement grâce à son travail aux côtés des mutilés de guerre qu’elle passa à la postérité42. Avec la sculptrice Anna Coleman Ladd (1878-1939), elles ouvrirent un atelier de reconstruction faciale43 pour redonner un visage aux « gueules cassées » de la Grande Guerre. « Après cette expérience, peut-on faire de la sculpture “comme avant“ ? »44. Il semblerait que, vers 1925, elle abandonna la sculpture pour le dessin, n’exposant plus de créations nouvelles ; elle était malade, mais aussi très affectée par la parenthèse de conquête des femmes qui, pendant la guerre, prirent une place qu’elles n’avaient jamais eue. Sur les photographies d’archives, Poupelet fait face aux mutilés, fumant, fixant l’objectif d’un regard assuré, dans une position d’égalité face à l’homme soldat. Les femmes crurent avoir conquis le droit de vote, qui leur fut refuser après la guerre, malgré leur rôle au sein de la Nation, leurs revendications et les promesses. Ce fut pour Poupelet une grande déception. Engagée socialement, féministe, indépendante, assumant ses choix, vivant de son art, voyageant, mais aussi empathique et perméable au monde, Poupelet est une femme d’aujourd’hui.

ANNE-MARIE Profillet

1898-1939

Anne-Marie Profillet fit deux rencontres fondamentales dans sa vie, celle du sculpteur animalier Edouard Navellier (1865-1944), qui lui enseigna la sculpture après ses cours de peinture, puis celle de François Pompon (1855-1933). Tous deux se rencontrèrent en 1928 au Jardin des Plantes, alors qu’ils y venaient observer leurs modèles vivants. Profillet exposa au sein du Groupe des XII, une nouvelle société d’artistes animaliers fondée en 1931 par Pompon et Jane Poupelet. Il n’y eut que deux expositions à l’Hôtel Ruhlmann, la première en 1932 et la seconde en 1933, à l’occasion d’un hommage rendu à Pompon par ses confrères. En effet, les dècès de Poupelet en 1932 et de Pompon en 1933 mirent fin prématurément à cette association, qui néanmoins insuffla une émulation parmi les artistes animaliers, ainsi qu’une reconnaissance critique et publique.

Profillet pratiquait aussi bien le modelage que la taille directe, qu’elle affectionnait plus particulièrement, travaillant des matériaux divers, et créa également quelques modèles pour la Manufacture nationale de Sèvres.

Le musée des Beaux-Arts de Rennes et le musée La Piscine à Roubaix conservent la plupart de ses œuvres, dépôts du Musée national d’art moderne – Centre Pompidou.

ANNA Quinquaud

1890-1984

Anna Quinquaud est probablement la moins méconnue des sculptrices que nous présentons, la littérature ne manque pas concernant cette exploratrice, pour reprendre le sous-titre de la monographie parue en 201145. Chez les Caillaux-Quinquand, la sculpture est une affaire de femmes, tout comme l’amour pour la Creuse, et particulièrement le village de Lafat, où Thérèse Caillaux, la mère d’Anna Quinquaud, fit installer un atelier pour elle et sa fille. Anna Quinquaud reçut le prix de sculpture du Salon des Femmes Peintres et Sculpteurs, organisé par l’Union des Femmes Peintres et Sculpteurs (UFPS), fondée par Hélène Bertaux (1925-1909) à Paris en 1881. L’UFPS est la première société de femmes artistes en France, et l’une des associations artistiques qui perdura le plus longtemps (1994). En 1924, Anna Quinquaud fut lauréate du Grand Prix de Rome, mais elle préféra l’Afrique à la Villa Médicis. C’est encore grâce à l’action militante de la sculptrice Hélène Bertaux que les femmes purent concourir au Prix de Rome à partir de 1903 ; rappelons que les grands prix de peinture et de sculpture furent créés en 1663 sous le règne de Louis XIV.

Comme le souligne sa petite-nièce, Carole Bennett, Anna Quinquaud « a toujours su saisir les opportunités pour faire connaître son travail et s’imposer dans un monde artistique pas toujours facile. »

La jeune Ramatoa ou La Robe de paille

Plâtre d’atelier, patiné 1932-1934

SEBIR née Antoinette Champetier de Ribes

1892-1972

Antoinette Champetier de Ribes / Sebir, comme Jane Poupelet / Simon de la Vergne, ou encore Aurore Dupin / George Sand un siècle plus tôt, utilisaient des pseudonymes masculins. La réception de l’œuvre n’est pas indépendante de l’artiste qui la crée. Le critique d’art Léonce Bénédite écrivait en 1908, à propos de la sculptrice Marie Gautier : « L’un des principaux mérites de l’art de Mme Marie Gautier, c’est que c’est bien un art de femme. » Marie Gautier n’avait pas pris de pseudonyme masculin.

Sebir est l’anacyclique - cas particulier d’anagramme qui se lit dans les deux sens mais dont la signification diffère - de Ribes. Dans le Paris des années 20, les Champetier de Ribes formaient un milieu ; ils étaient des représentants de l’élite politique, intellectuelle, religieuse et militaire. Charles Christofle, le fondateur de la Maison éponyme, était l’arrière grand-oncle de Sebir ; elle travailla notamment pour cette maison.

Élève de Maillol et de Landowski, Sebir maîtrisait parfaitement la technique de la taille directe, comme en témoigne l’œuvre, en granit, que nous présentons, et qui fut exposée en 1932 à la galerie Brandt lors du Salon des Artistes Animaliers. Cinq ans plus tard, Sebir participa à la première exposition au Jeu de Paume, consacrée aux femmes artistes contemporaines et internationales, Les Femmes artistes d’Europe (1937).

Chatte et ses chatons

EUGÉNIE Shonnard

1886-1978

« Cette exposition, sa première, qui réunit une soixantaine d’œuvres, va enfin permettre d’apprécier à sa valeur le grand talent de cette artiste. » Ces mots écrits en 1926 par le célèbre critique d’art Henri Saulnier Ciolkowski, dans la préface du catalogue de la première exposition personnelle d’Eugénie Shonnard, peuvent être repris stricto sensu aujourd’hui, un siècle plus tard. Tout reste à faire. Cependant, Shonnard travailla aux côtés de Rodin et Bourdelle, passés eux à la postérité. Elle fut reconnue par ses pairs dès son premier envoi au Salon en 1911, elle en devint sociétaire, et fut encensée par la critique : « Robuste sans lourdeur, sensible, intelligent et mesuré, son art est toujours plein de style et de grandeur. »46

De nationalité américaine, Eugénie Shonnard arriva à Paris en 1911, après avoir suivi les cours de Mucha (1905-1911) pour le dessin et la peinture, ainsi que de James Earl Fraser pour la sculpture. Sa mère, Eugénie Smyth, née à Paris, l’accompagnait pour parfaire son art auprès de Rodin et Bourdelle. Toutes deux quittèrent Paris en août 1914 par le dernier paquebot en partance pour les États-Unis, précise Anne Rivière dans son dictionnaire47. Ce n’est que plus tard, dans les années 20, que Shonnard revint en France, probablement à Paris et en Bretagne, à l’occasion de ses participations aux salons français. Elle ne consacra pas toute sa carrière à la sculpture animalière, nourrissant une passion pour la culture Pueblo qu’elle découvrit au Nouveau Mexique en 1925. Deux ans plus tard, elle s’installa définitivement à Santa Fe et son travail fut largement influencé par les arts traditionnels indiens, comme en témoigne son Chef Ohayesa en communion avec le Grand-Esprit exposé en 192648

Le Lapin accroupi aux oreilles couchées créé en 1923, probablement exposé en 1926 à Paris, fut acquis la même année par l’État français. Attribuée au musée national d’Art moderne [n. INV. JP 151 S], en dépôt au musée national de la Coopération franco-américaine du château de Blérancourt (Aisne) depuis 1962, cette œuvre est une variante du bronze que nous présentons et qui figure sur la photographie d’archives montrant Shonnard dans son atelier, notre lapin présent au fond à droite.

JEANNE MARIE Van Rozen

1876-1948

Née à Bruxelles, d’un père néerlandais et d’une mère belge, Jeanne van Rozen eut une enfance ponctuée de multiples déménagements, son père architecte cherchant en vain un travail ; il fut déclaré ruiné en 1881. La famille van Sluÿters finit par s’installer à Paris en 1889. Fait rare, van Rozen divorça de l’historien Marcel Soulié en 1911, dix ans après son mariage. Après avoir été supprimé en 1816 sous la Restauration, lorsque la religion catholique redevint religion d’État, le divorce avait en effet était rétabli sous la IIIe République, le 27 juillet 1884 par la loi Naquet, qui n’y voyait qu’une sanction à l’égard de la faute commise par l’un des conjoints. De plus, en 1908 fut instaurée la conversion automatique de la séparation de corps en divorce, sur la demande de l’un des exconjoints, trois ans après le jugement de séparation de corps. Ainsi, au moment où van Rozen divorça, la procédure était facilitée, d’autant plus qu’elle vivait déjà en concubinage avec le romancier André Mycho lorsqu’elle l’épousa en secondes noces en 1915.

Le nom emprunté par les sculptrices n’est pas anodin, et l’usage du pseudonyme est fréquent, l’emprunt d’un nom masculin également. Van Rozen n’échappe pas à cette constatation. Elle prend pour pseudonyme van Rozen en 1912, alors qu’elle modèle des poupées de caractère, sous la marque van Rozen ; elle continua à signer ainsi lorsqu’elle devint une sculptrice animalière reconnue. Cependant, on la retrouve également sous le nom de son second mari André Mycho né Desboutin, fils du peintre et écrivain Marcellin Desboutin (1823-1902).

Van Rozen exposa au Salon des Artistes français de 1912 à 1936 ainsi qu’au Salon d’Automne de 1928 à 1932. Elle connut un certain succès et reçut plusieurs récompenses, dont la médaille d’or à l’Exposition Internationale des Arts décoratifs et industriels modernes en 1925. L’année suivante, elle fut nommée Chevalier de la Légion d’honneur.

Van Rozen semble avoir eu un mode de vie inhabituel en ce début de siècle, libéré des convenances sociales, une vie moderne. Il en est de même par exemple pour Jane Poupelet mais également Rosa Bonheur au XIXe siècle. Ces femmes artistes / artistes femmes, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici, étaient aussi avant-gardistes dans leur manière de vivre leur vie de femme.

1.« Le plus souvent dans l’histoire, « anonyme » était une femme », Virginia Woolf, A Room of One’s Own, 1929

2. Louis Réau, « Une femme-sculpteur française au XVIIIe siècle, Marie-Anne Collot », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, p. 229, 1924

3. Steven C. Hause, Hubertine Auclert, The French Suffragette, Yale, 1987

4. Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici, Femmes artistes / artistes femmes, éd. Hazan, Paris, 2007, p. 6

5. Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, 1971

6. Victor Joze (1861-1933), La Plume, n. 154, 15 septembre 1895

7. Anne Rivière, Dictionnaire des sculptrices, éd. mare & martin, 2017

8. Octave Uzanne, La Femme à Paris. Nos contemporaines, 1894

9. En 1865, l’impératrice Eugénie la décora elle-même Rosa Bonheur au rang de chevalier de la Légion d’honneur et déclara : « Vous voilà chevalier, je suis heureuse d’être la marraine de la première femme artiste qui reçoive cette haute distinction ».

10. Anne Rivière, Dictionnaire des sculptrices, éd. mare et martin, 2017

11. Un suffrage censitaire pour les femmes de plus de 30 ans existait depuis 1918.

12. Catalogue collectif des collections des musées de France

13. Guerrilla Girls, 1989

14. Ainsi que 28 organisations

15. Anne Rivière, Dictionnaire des sculptrices, éd. mare et martin, 2017

16. L’Art vivant, n. 222, Juin 1938, p. 36

17. Numéro d’inventaire AM 893 S

18. Le Figaro artistique, Mars 1837

19. Art. « Lady Clerk », in La Renaissance, 1935

20. Ibidem

21. Art et Décoration, art. « Marie Gautier », Juillet 1908

22. Ibidem

23. Ibidem

24. Ibidem

25. Anne Rivière, Dictionnaire des sculptrices, éd. mare & martin, 2017

26. Médaille de 1951 conservée à la National Gallery of Art de Washington

27. In Le Courrier graphique, n.58, mai-juin 1952, « Josette Hébert-Coëffin ou la conquête d’un art équilibré », Géo-Charles

28. Il existe quatre répliques de la statue équestre de Jeanne d’Arc, à Blois, Québec, Gloucester, San Francisco, ainsi que des réductions

29. La Hispanic Society of America fut fondée à New York en 1904.

30. Art et Décoration, février 1913

31. Salon des Peintres orientalistes en 1913, deux plâtres, Zébu de Madagascar et Chevreaux de Malte ; le Salon des Artistes Français en 1924 ; le Salon d’Automne à partir de 1928 ; le Salon des Artistes Décorateurs et le Salon des Tuileries

32. Deux lapins à la grappe de raisin, 1932, Granit rose, Xavier Eeckhout, Tefaf Maastricht 2019

33. Attribué à la Ville de Maubeuge en 1962

34. Cheval sauvage, 1934-1942 ; 1938 : Antilope, Cheval couché, Cheval marin, notamment

35. Anne (dir.), Jane Poupelet : 1874-1932 : « la beauté dans la simplicité », cat. expo., La Piscine, Roubaix ; musée des beaux-arts, Bordeaux ; Musée Despiau-Wlérich, Mont-de-Marsan (2005 –2006), éd. Gallimard, Paris, 2005

36. En 1928, 34 ans après Rosa Bonheur, première femme promue au grade d’Officier de la Légion d’Honneur

37. Sous le numéro d’inventaire RF 3401

38. « Elle ne va pas au Jardin des Plantes : ce n’est point la surprise de la ligne qui la tente, ni ce romantisme de l’exotique et ce dramatisme des sculpteurs de fauves », Gustave Kahn, 1927

39. C’est-à-dire le canon des proportions du corps humain inspiré de celles de l’architecture. C. Gonnard et E. Lebovici, Femmes artistes / artistes femmes, Hazan, Paris, 2007

40. Poupelet fut introduite dans les milieux féministes américains par la sculptrice Janet Scudder (1869-1940) et rencontra, à la fin des années 1890, la suffragiste française Hubertine Auclert (18481914).

41. « Sans savoir que c’est une femme le jury lui décerne une médaille de bronze pour une fontaine décorative en 1900 », Anne Rivière, Dictionnaire des sculptrices, éd. mare et martin, 2017.

42. France Culture, émission Une Histoire particulière, documentaire de Lila Boses, réalisé par François Teste

43. 1918-1920, Atelier des masques, 86 rue Notre-Dame-desChamps, Paris

44. Gonnard et Lebovici, 2007

45. Anne Doridou-Heim, Anna Quinquaud. Exploratrice. Sculptrice. Voyage dans les années 30, éd. Somogy, Paris 2011

46. Galeries J. Allard, Eugénie Shonnard, catalogue d’exposition, Paris,1926

47. Anne Rivière, Dictionnaire des sculptrices, éd. mare & martin, 2017

48. Galeries J. Allard, boulevard des Capucines, Paris

Remerciements

Je tiens à exprimer ici mes sincères remerciements à toutes celles et ceux qui ont contribué à la réalisation de ce catalogue, Fanny Ardant, pour son merveilleux poème en prose, Michaël Cohen, pour son amitié indéfectible, Aurélie Pagot pour la rédaction et la coordination, Annabelle Pegeon pour la conception, Bénédicte Lemoine et Charlotte Moreaux pour les recherches, ainsi que les bibliothécaires, documentalistes et libraires pour leur disponibilité.

Crédits photographiques

Ânon par Jane Pouplet : Galerie Malaquais, Paris/photo : Frédéric Fontenoy-Alkama

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