Architecture Traditionnelle MĂŠditerranĂŠenne
Marseille, France
Architecture Traditionnelle MĂŠditerranĂŠenne
Conception générale
Ecole d’Avignon. 6, rue Grivolas, 84000 Avignon, France Col.legi d’Aparelladors i Arquitectes Tècnics de Barcelone. Bon Pastor, 5, 08021 Barcelone, Espagne Ecole des arts et métiers traditionnels de Tétouan. Avenue Lmfedel Afilal, BP 41, Tétouan, Maroc
Rédaction et comité de lecture Gilles NOURISSIER, Joan REGUANT, Xavier CASANOVAS, Christophe GRAZ.
Coordination technique, rédaction des textes et fiches du CD Rom et du site web Joan REGUANT, Christophe GRAZ, Ramon GRAUS, Cecília SANJURJO, Christine HERMAN, Xavier CASANOVAS, Gilles NOURISSIER, René GUERIN, Pascal CANONGE, Tarik AL-ANI, Kinda SATI, Hafid ZOUAKI.
Photographies et illustrations
Réseau CORPUS
Livre, CD et site web (www.meda-corpus.net) sont composés grâce aux travaux détaillés de recherche, études de cas, documentation, mises en perspective de chacun des 75 experts du réseau. Leur synthèse, débattue et ajustée collectivement, a permis de construire ce corpus régional.
Traduction et correction des textes “Initiatives en Méditerranée” et des fiches du CD Rom Michel LEVAILLANT Graphisme LM,DG: Chema Sánchez / Stella Moreno / Oriol Frías Cartographie Alfons Parcerissas, et CREAF (Universitat Autònoma de Barcelona) Imprimerie Grup 4. Barcelona
© Copyright Ecole d’Avignon pour le réseau CORPUS ISBN 84-87104-52-5 Dépot légal B-27159/2002
Les auteurs encouragent à la reproduction de cet ouvrage et à la diffusion de son contenu en citant l’origine.
Commission Européenne MEDA-EUROMED HERITAGE
CORPUS
Architecture Traditionnelle Méditerranéenne Préface par Amin Maalouf
Ecole d’Avignon
Col.legi d’Aparelladors i Arquitectes Tècnics de Barcelona
Ecole des arts et métiers traditionnels de Tétouan
Algérie Ministère de la Communication et de la Culture. Direction du patrimoine. Abderrahmane KHELIFA / Fawzia MAHDI / Samia CHERGUI Belgique, Région wallonne Ministère de la Région wallonne, Direction générale de l'aménagement du territoire, du logement et du patrimoine, Division du patrimoine / Institut du patrimoine wallon, Centre de perfectionnement aux métiers du patrimoine. Christine HERMAN / Georges DURIEUX Chypre Department of Antiquities of Cyprus / Cyprus Architectural Heritage Association - POAK. Sophocles HADJISAVVAS / Evi FIOURI / Irene HADJISAVVA
Experts contributeurs
Egypte Supreme Council of Antiquities. Dr. Gaballa Ali GABALLA / Ramzy Naguib YACOUB / Shawki Mehani NAKHLA / Wahid Mohamed EL BARBARY Espagne Col.legi d'Aparelladors i Arquitectes Tècnics de Barcelona. Xavier CASANOVAS / Joan REGUANT / Ramon GRAUS / Cecília SANJURJO / Maribel ROSSELLÓ / Montserrat VILLAVERDE / José Manuel LÓPEZ OSORIO / Antoni COLOMAR / Carlos A. MORANTA / Encarna Fuensanta LÓPEZ / Francesca MOYA Finlande National Board of Antiquities. Pekka KÄRKI / Tarik AL-ANI France Ecole d’Avignon, Centre de formation à la réhabilitation du patrimoine architectural. Gilles NOURISSIER / Pascal CANONGE / Christophe GRAZ / René GUERIN / Jean-Jacques ALGROS / Kinda SATI / Jean-Yves EISCHEN / Ranko TRIPKOVIC / Hounaïda DHOUIB / Tawfik MIKHAIL Grèce Ministère de la Culture, 4e Ephorie des antiquités byzantines, Direction de la restauration des monuments byzantins et post-byzantins. Caterina MANOUSSOU-DELLA / Aris POZIOPOULOS / Maria-Christina GEORGALLI / Theodoros ARCHONTOPOULOS Israël Israel Antiquities Authority. Conservation Department. Ya’acov SCHAFFER / Ilan KEDAR / Kislev RAANAN / Moty DOYTCHER Jordanie Yarmouk University, Institute of Archaeology and Anthropology. Ziad AL-SAAD / Ahmad Y. DALQAMOUNI / Mohammad JARADAT / Mohammad SHUNNAQ / Nizar ABU-JABER / Nizar TURSHAN / Ali OMARI / Hussein DEBAJEH / Mowfaq BATAINEH Maroc Ministère de la Culture, Direction du patrimoine / Ecole des arts et métiers traditionnels de Tétouan. Abdelaziz TOURI / Mohamed Hafid ZOUAKI / Larbi EL MESBAHI Palestine (*) RIWAQ. Suad AMIRY / Khaldun BSHARA Portugal Direcção-Geral dos Edificios e Monumentos Nacionais. Vasco MARTINS COSTA / Margarida ALÇADA / Victor MESTRE / Maria FERNANDES Tunisie Institut National du Patrimoine. Naceur BAKLOUTI / Taoufik DAMMAK / Samir TRIKI Turquie Ministry of Culture. Gazi University, Faculty of Engineering & Architecture. Nadir AVCI / Ulku SAYGILI / Mehmet GÜRKAN / Zeynep KARAOGLU / Zuhal OZCAN / Gediz URAK / Nuray BAYRAKTAR / Sare SAHIL
(*) On désigne dans cet ouvrage par le terme générique “Palestine” les territoires reconnus par l’O.N.U. comme étant sous l’Autorité Nationale Palestinienne (A.N.P.).
Nous remercions, dans chaque pays partenaire, les services de l’Etat, les autorités locales et les milieux professionnels pour leur collaboration efficace à la réalisation des objectifs du projet. Pour les travaux de liaison et de coopération transversale au sein des projets Euromed Heritage I, nous remercions particulièrement : Les équipes d’EuropAid Office de Coopération (Commission européenne) et du MEDA Team, les autorités d’accueil de Rhodes, Damas, Tunis et Hildesheim, le coordinateur et les membres du projet SALAMBO. En outre, l’Ecole d’Avignon, coordinateur du projet CORPUS, remercie tout particulièrement pour leur contribution financière et leur soutien permanent : la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur, le ministère de la Culture et de la Communication, Direction de l’architecture et du patrimoine. Enfin, le réseau CORPUS au complet veut remercier ici, avec une très sincère reconnaissance, tous les anonymes, rencontrés dans chaque recoin de la Méditerranée, qui nous ont ouvert leur porte, ont pris le temps de nous raconter leur tradition d’architecture et nous ont offert à voir, photographier, détailler le cadre de leur vie avec une égale générosité. Leurs témoignages furent parfois les meilleurs ambassadeurs des messages de notre travail.
Avertissement au lecteur Différents rédacteurs se sont partagé le travail d’écriture de ce livre. Tous ont travaillé en français, quelle que soit leur langue maternelle. Cette pluralité produit des couleurs et des rythmes de langage hérités des diversités que le Bassin recèle ; elle joue des mots pour donner à voir une vibration très particulière à notre espace. Formes, adjectifs irriguent les images et fécondent les idées avec une musique de la phrase nourrie de plusieurs tonalités. Nous avons tenu à respecter ces différents styles et à ne pas rechercher l’uniformité. Venant de treize pays et de multiples sources, les illustrations ne sont pas toutes de qualité graphique homogène. Parfois issues d’archives, de rapides croquis sur place, de travaux scientifiques…, celles que nous avons retenues sont nécessaires à une explication du texte. Il nous a paru plus pertinent de documenter avec ce dont nous disposions que d’harmoniser, de fournir l’image plutôt que de nous priver d’un document utile. Les cartes de cet ouvrage proviennent également de sources multiples. Elles ont une valeur strictement graphique, dénuée de toute représentation politique, et n’engagent de notre part aucun positionnement sur les frontières, la toponymie ou la langue utilisée. Les pages qui suivent sont donc la restitution des facettes et regards multiples pour exprimer ce qui tient du terroir et du rêve, de l’influence ou du mythe, pour dire à notre façon l’architecture de cette fascinante Méditerranée.
REMERCIEMENTS
Pienza, Italie
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MEDA, EUROMED HERITAGE
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avant-propos
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PRÉFACE par Amin Maalouf
L’espace méditerranéen
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LA MÉDITERRANÉE, ENTRE LE MYTHE ET LA RÉALITÉ, LIEU DE VIE Le paysage Les hommes et les femmes Habiter la Méditerranée
25 L’ESPACE MÉDITERRANÉEN OBJET DE L’ÉTUDE 28 MOSAÏQUE HISTORIQUE
LES FORMES ARCHITECTURALES
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CONCEPTS ET CRITÈRES 36 36 37
38 38 42 42 45 46 46 46 46 47 48 49 49
UNE FAÇON DE VIVRE, DE MULTIPLES FAÇONS D’HABITER Habitat épars, habitat groupé, le voisinage toujours présent Trois solutions pour un style d’habiter : la maison élémentaire, la maison compacte, la maison composée LA MAISON MÉDITERRANÉENE, LIEU BÂTI, LIEU VÉCU Patio, cour, jardin, treille, de l’apprivoisement à l’insinuation de l’espace domestique La présence devenue maison, ou l’habitat nomade Le bâti en dur. Maison et racines. La fondation de lieu Le bâti léger, ou la réaffirmation de l’enracinement Evolution et définition L’«in-construction» de l’habitat ou l’habitat troglodytique LA MAISON MÉDITERRANÉENNE, SOUCIS ET ACTIVITÉS, ESPACES ET CULTURES Les soucis défensifs Les activités productives Deux cultures, deux attitudes, deux espaces à habiter LA CONSTRUCTION DE L’ARCHITECTURE TRADITIONNELLE MÉDITERRANÉENNE L’équilibre entre capacités, ressources, besoins... et plaisir
51 LES SITES, UN OUTIL POUR L’ÉTUDE 54 54 55 56 56 58 58 59 60 61 62 63
ESPACES À HABITER. GESTES DE VIE Implantation sur le territoire Toutes hauteurs possibles Maison élémentaire Maison compacte/complexe Maison à patio Maison à cour Maison à jardin Maisons hiver/été Maison et défense Maison évolutive/définitive Maison nomade/troglodytique
Sommaire
LES ARTS DE BÂTIR, LES TECHNIQUES ET LES HOMMES
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Sommaire
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les techniques et les hommes Deux mots-clefs : local et ancestral Un langage, une ambition, un vivier de techniques qui voyagent
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LA STRUCTURE VERTICALE, LES MURS Les murs de pierre – Les murs de maçonnerie hourdés au mortier – La pierre sèche – La technologie Les murs de terre crue et de brique cuite – La terre, universelle et abondante – Les murs de terre banchée – Brique d’adobe ou brique de terre cuite Les murs à ossature bois Les murs végétaux Les baies et les arcs – Les baies – Les arcs
78 78 81 82
LE REVêTEMENT DES MURS : ENDUITS ET BADIGEONS Les enduits Les badigeons Les autres revêtements du mur
82 82 84 84 88 88 88 90
LA STRUCTURE HORIZONTALE DE FRANCHISSEMENT Les planchers Les voûtes et les coupoles – Les voûtes – Les coupoles Les charpentes – Les fermes empilées – Les fermes assemblées triangulées
90 90 92 92 93 94 94
LA COUVERTURE Les toitures plates Les toitures en pente – Les toitures de tuiles de terre cuite – Les toitures de pierre – Les toitures végétales – Les toitures de tôle
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LES HOMMES Des compétences vivantes Un maçon pour la Méditerranée
LES PROCESSUS DE TRANSFORMATION
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LE CHANGEMENT D’ÉCHELLE. L’ÉCLATEMENT DES RELATIONS Les clés d’un nouvel horizon
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TRANSFORMATIONS À TROIS NIVEAUX L’espace L’organisation spatiale des villages, villes et quartiers Le bâti, la maison
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LES TYPES DE TRANSFORMATIONS Les transformations formelles – Modifications du profil volumétrique – Modification des ouvertures
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– Modification des textures – Les « hors-classe » Les transformations fonctionnelles – Au niveau des cloisonnements – Au niveau tridimensionnel
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MATÉRIAUX ET SAVOIR-FAIRE, DEUX UNIVERS BOULEVERSÉS
115 115 116 117 119 119
CINQ GRANDES PRESSIONS, DE PETITES RÉACTIONS Facteurs structurels Facteurs administratifs Facteurs économiques Facteurs de confort Facteurs psychologiques
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LES SITES, OBSErVATOIRE IDÉAL ET CHANTIER IRREMPLAÇABLE
L’AVENIR
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UNE SITUATION CONTRASTéE Des atouts combinés Des fragilités et des doutes Une grappe d’initiatives – Les politiques de réhabilitation – L’action internationale – Etudes et publications – La formation
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DES ORIENTATIONS Un cadre de référence Trois lignes d’action indissociables – Sensibilisation – Formation – Recherche Réhabiliter/revitaliser l’architecture traditionnelle
INITIATIVES EN MÉDITERRANÉE 25 35 39 43 49 53 71 77 81 87 91 97 103 109 115 123 127 131 135
Matmata. Energies locales, efficacité multipliée Au Caire, Bayt El Suhaymi. Réhabiliter le patrimoine, récupérer les savoir-faire Avignon. Repérage fin des besoins, réponse efficace et originale. Dana. Abandon et revitalisation, un processus de trente ans Fikardou. Objectifs et efforts partagés, résultats garantis Antalya, Kaleici. Protéger le patrimoine, réinstaller la qualité du cadre de vie Acre. Fouillant l'histoire, consolidant le futur M'Zab. Trois décennies d'efforts soutenus, résultats importants France. L'amélioration de l'habitat ancien, la valorisation du patrimoine Anavatos. Conserver le patrimoine, débats et choix Andalousie. Fondations solides, bien connaître pour mieux sauvegarder Maroc. Pénétrer la vie traditionnelle, conservation et développement Hébron. Approche globale et planification, réhabilitation intégrée Les organismes internationaux. Réflexion et référence, repères irremplaçables KEN. Les possibilités des techniques traditionnelles toujours intactes Les outils techniques. Rigueur dans la documentation, vitalité dans la pédagogie Monemvassia. Au-delà de la complexité des étapes, la conviction d'un parcours Riwaq. Un dévouement d’ONG au service du patrimoine Alentejo. Cheminements divers, réussir un même objectif : la formation
Sommaire
Haut-Rif, Maroc
Ce livre est le fruit d’un partenariat de trente mois avec quinze pays qui forment le réseau CORPUS dans l’espace MEDA. Un espace, mais aussi un outil : MEDA est un bouquet de programmes opérationnels. MEDA trouve son origine avec la conférence de Barcelone en 1995. C’est l’instrument d’une initiative ambitieuse visant à créer des liens durables et solidaires entre les riverains du nord, du sud et de l’est de la Méditerranée. C’est le projet de construire une communauté de destin au sein d’un vaste espace composé de vingt-sept pays qui sont les quinze membres de l’Union européenne et douze pays partenaires méditerranéens : Algérie, Chypre, Egypte, Israël, Jordanie, Liban, Malte, Maroc, Autorité Nationale Palestinienne (A.N.P.), Syrie, Tunisie, Turquie. Cette logique régionale est aussi bien géopolitique qu’économique, elle atteste d’un souci de stabilité, développement et prospérité partagés, en constituant un plus vaste ensemble d’échange dans le contexte de mondialisation des relations. Si la globalisation signifie l’interdépendance économique, elle place aussi au cœur du débat les questions de civilisation, de voisinage et de tolérance entre des riverains aux histoires et cultures différentes. L’accord de partenariat se fonde sur des principes de démocratie, sur la libre circulation des marchandises et sur la coopération multiforme économique, sociale et culturelle, financière. EUROMED HERITAGE est le premier programme culturel du partenariat euro-méditerranéen*. Il est financé à 100 % par la Commission européenne, Direction générale des relations extérieures, sa durée est de trois ans (1998-2001). Grappe de seize projets, il a pour ambition d’explorer les champs couverts par une notion extensive du patrimoine. Le patrimoine est pris en compte à travers ses aspects identitaires comme à travers son poids économique en tant que secteur d’activité et de richesses en croissance. Plusieurs thématiques sont les points forts du programme : – La conscience du patrimoine est très présente dans les projets de protection et de mise en valeur ; elle anime également les projets de meilleure connaissance du patrimoine à l’adresse du grand public. – Les ressources humaines qui s’appuient sur la formation des acteurs du patrimoine pour disséminer de nouveaux regards et nouvelles stratégies de promotion. – Le développement durable, où le tourisme culturel occupe une place prépondérante. – Le vivier des expériences existantes dans les domaines de la législation pour appuyer les politiques de protection et de promotion. Au-delà de son sujet propre de travail, chaque projet est composé d’un réseau d’experts, issus d’institutions publiques, privées, universitaires ou d’ONG. Cette structure, fondée sur la variété des profils des acteurs dans les réseaux, ajoutée au caractère régional et à sa vaste échelle de réflexion, vise à donner au programme une dimension de laboratoire d’idées et de renforcement des identités culturelles par leur confrontation.
* Les opinions exprimées dans le présent document ne reflètent pas nécessairement la position de l’Union européenne ou de ses Etats membres.
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MEDA, EUROMED HERITAGE
Le cadre de vie de plus de 400 millions de Méditerranéens, la maison qui les abrite dans le village ou la ville, les racines, la permanence et les formes actuelles d’un art d’habiter sont au cœur du projet CORPUS (1) : « Le bâti traditionnel dans l’espace méditerranéen » Sujet si multiforme que nous l’avons bordé par des frontières le limitant à une architecture traditionnelle courante, ou vivante parce que habitée, essentiellement civile et domestique, préindustrielle par sa stratégie constructive. Elle est presque toujours produite par des hommes de métier et rarement par des architectes ou des spécialistes, elle est constituée de pratiques locales, tant pour les matériaux que pour les compétences, ses formes et ses technologies sont ancestrales.
AVANT-PROPOS
Une enquête sur l’effet des bouleversements, depuis un demi-siècle, sur les manières de renouveler l’habitat et de construire, sur les systèmes de préservation du parc bâti ancien La revalorisation et la réhabilitation de l’architecture traditionnelle, autrement dit son avenir, ont mobilisé le réseau CORPUS à travers trois approches : – La connaissance, qui identifie les grands groupes typologiques de la région, leurs zones d’implantation ainsi que les corrélations entre eux, – L’évolution, qui décortique les processus de transformation, ce qui les déclenche et ce qui les alimente, à partir de l’observation de sites représentatifs, – Les mécanismes de correction : comment mieux sauvegarder l’architecture traditionnelle et anticiper sur ses processus de dégradation. CORPUS s’adresse aux acteurs de l’architecture traditionnelle, de son maintien, voire de sa conservation, considérant qu’elle est une partie substantielle de l’identité culturelle des communautés qui l’habitent. Ceci dans un contexte où le parc bâti ancien connaît depuis une quarantaine d’années un processus accéléré d’homogénéisation dont l’effet est la disparition progressive de tous les particularismes qui ont présidé à son édification. Un outil de connaissance sur les arts de bâtir, pour alimenter les intervenants avec une précision technique Les arts de bâtir sont déterminants pour caractériser l’architecture traditionnelle. Travail des métiers, ils permettent de documenter le squelette et la chair de la construction, de recenser, de collecter, de situer dans l’espace toutes les manières de bâtir traditionnelles. Ceci afin de répondre à différentes questions: – La variété est-elle grande ou réduite dans la Méditerranée, ressort-il des traits spécifiques d’une construction méditerranéenne ? – Les ressources locales en matériaux et les cultures techniques conduisent-elles à ouvrir ou resserrer l’éventail des technologies ? – Quel est l’impact culturel, économique des nouveaux matériaux sur l’évolution des arts de bâtir traditionnels ? Cette partie du travail de CORPUS consigne par des fiches descriptives les constituants et recettes de mise en œuvre au moment où une rupture dans leur transmission, essentiellement orale, risque de créer oublis, imprécisions ou confusions. Elle évalue l’usage des techniques traditionnelles aujourd’hui lorsqu’il s’agit de construire et d’entretenir. La question des ressources humaines, de l’état des compétences et des dispositifs de transmission des savoirs et des savoir-faire Nous avons rapidement évalué que, bien que chaque pays déplore une évaporation du corps professionnel traditionnel, il savait aussi trouver des hommes de métier possédant, appliquant leurs arts de bâtir hérités. La question posée est plutôt celle de l’immédiat avenir, celle d’observer comment les pays riverains feront face à un marché du patrimoine qui nécessite de régénérer les compétences, des cols bleus comme des cols blancs, pour organiser une offre de qualité face à une revendication culturelle de bon usage du bâti ancien. Le travail en partenariat d’un réseau de quinze pays Ce livre entre vos mains, son annexe le CD Rom et encore le site Internet (www.meda-corpus.net) sont les
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trois produits que CORPUS a constitués au cours d’une trentaine de mois. Huit langues maternelles, treize États riverains, plus de soixante-dix spécialistes et autant de sensibilités à notre sujet furent les réalités auxquelles CORPUS était confronté pour bâtir un résultat partagé par chacun et communicable à tous. Pour que des fonctionnaires des services en charge du patrimoine culturel, des architectes, des formateurs, des universitaires et tous autres profils experts canalisent leurs savoirs, leurs recherches vers un même objet, dans un même format, le réseau a cumulé différentes méthodes de travail. Il fallait en effet que la méthodologie utilisée – à travers les phases de collecte, d’enquête, d’analyse – conduise à une mise en œuvre de l’information régionale, avec le souci d’un usage opérationnel. On a donc jumelé, articulé une série d’outils : la recherche bibliographique, les investigations sur le terrain avec sept questionnaires d’enquête renseignés par tous et dirigés tant vers la stricte connaissance que vers l’analyse des sites, une vingtaine de missions in situ conjointes avec les experts locaux et les pilotes, environ deux cents entretiens (usagers, architectes, entrepreneurs, métiers, associations de sauvegarde, autorités et élus locaux…) visant à recueillir une diversité d’avis, quatre sessions plénières de tout le réseau et une douzaine de séminaires du groupe de pilotage pour confronter, réorienter et prendre acte des acquis au fil du projet. Ce que vous lirez est le fruit du travail fourni par ce partenariat. Aventure complexe et foisonnante, compliquée par les grandes distances, d’un groupe de Méditerranéens qui contribue à décrire son appartenance régionale tout en détaillant la réalité de sa proximité. CORPUS aura ainsi participé à remettre en cause une discontinuité, une vision parcellaire et immobilisée de l’architecture traditionnelle. Il convenait de s’attacher à la continuité spatiale de la région, à la circulation des influences dans le temps, pour concrétiser les fils conducteurs, les liens, pour chercher plus de sens aux solutions architecturales, au-delà des frontières politiques. Ce travail est pénétré de la diversité de chacun, il touche à l’intime de nos morceaux de civilisation autant qu’il s’appuie sur l’universel de notre projet de célébrer une « méditerranéité » partagée ; il nous a tous passionnés, confirmé que le reste du chemin ne saurait être parcouru qu’ensemble. Nous remercions Amin Maalouf d’avoir bien voulu nous donner en préface une réflexion spontanée sur la Méditerranée. Nous l’avons sollicité lui particulièrement parce qu’il incarne une certaine dualité de notre Bassin : arabe et chrétien, oriental établi en Occident, construisant son œuvre dans une langue qui n’est pas la sienne. (2) Une dualité que l’architecture traditionnelle, absorbant la succession des événements, porte en elle, assimile et cultive. Surtout à travers la maison, matrice qui nous voit naître et mourir, où les hommes cessent d’être des guerriers et tentent de préférer la vie, maison si riche de son héritage et capable de tisser le futur.
(1) CORPUS est un sigle qui signifie : COnstruction - Réhabilitation - Patrimoine - USage. Derrière cette formule on rappelle qu’on traite des arts de bâtir, de l’architecture existante et dégradée, de sa valeur culturelle et d’ancienneté, de son caractère utile et habité. C’est aussi un acronyme et un nom commun qui désigne en particulier (dictionnaire Larousse) : « ensemble de textes, de documents fournis par une tradition ou rassemblés pour une étude ».
(2) Nous renvoyons bien entendu à toute l’œuvre d’Amin Maalouf qui, par mille postures dans l’espace et dans l’histoire de la Méditerranée, nous dit ces hommes issus du Bassin, qui en côtoient d’autres, entre confrontation et syncrétisme.
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AVANT-PROPOS Gilles NOURISSIER Coordinateur du réseau CORPUS
Lefkara, Chypre
Comme d'immenses lèvres figées en un rictus indéchiffrable, les deux rives de la Méditerranée semblent faites
Préface
pour se rejoindre et ne se rejoignent pas. Amin Maalouf Ceux qui ne voient sur ces lèvres qu'un sourire se trompent. Notre mer commune est, dans le monde d'aujourd'hui plus encore que dans celui d'hier, une vaste frontière tragique ; ligne de fracture entre le Nord développé et le Sud qu’on voudrait croire en développement mais qui est surtout en désarroi ; et aussi champ de bataille consacré pour les ensembles religieux-culturels qui se partagent la ferveur des hommes : le christianisme romain, l'islam, le judaïsme, le christianisme orthodoxe...
Nulle part les passions ne sont plus viscérales ; nulle part elles ne sont plus révélatrices des frayeurs et des tentations qui agitent l'humanité ; mais nulle part non plus elles ne paraissent aussi absurdes, tant les adversaires les plus acharnés se ressemblent et s'influencent et s'imitent depuis des siècles.
Ce caractère fratricide n'atténue en rien, hélas, la férocité des déchaînements. Mais, à ceux qui gardent espoir en la paix et en l'homme, cela ouvre des perspectives : un jour nous apprendrons à poser un autre regard sur notre passé commun, sur nos terroirs communs, sur nos différences, sur nos complémentarités ; un jour nous redécouvrirons que les frontières, lieux naturels d'affrontement, ont vocation à se convertir en lieux privilégiés de rencontre et d'échange ; un jour nous nous déciderons à désamorcer les haines et à mettre en avant ce qui nous unit.
Pour cela, il est important d'aller au-delà des évidences. De même qu'on a su transcender les tragédies de l'Histoire européenne pour concevoir le Vieux Continent comme un projet neuf, on devrait pouvoir s'extraire des obsédantes réalités d'aujourd'hui pour concevoir la Méditerranée comme un projet d'avenir. Car notre mer commune n'a pas seulement besoin d'être chantée et célébrée, elle a aussi besoin d'être imaginée autrement, besoin d'être réinventée ; et, pour commencer, besoin d'être pensée et repensée. Avec sérénité. Avec lucidité. Ce qui n'exclut ni l'enthousiasme des mots, ni la poésie des pierres.
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Retour de pêche, halade de la barque. Joaquin Sorolla (1862-1923). Musée d’Orsay. © Photo RMN - Blot/ Lewandowski
L’ESPACE MÉDITERRANÉEN
La Méditerranée est une mosaïque de toutes les couleurs
Fernand Braudel
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La Méditerranée, entre le mythe et la réalité, lieu de vie
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Mer dont les eaux bleu azur et cristallines d’une grande beauté révèlent une modeste productivité piscicole. La pêche n’a jamais été d’ailleurs une activité fondamentale, ni au niveau des prises ni au niveau de la population concernée.
Depuis longtemps, par le mot « Méditerranée », tous désignent aussi bien la mer qui en porte le nom que l’espace que cette mer constitue et les territoires qu’elle baigne.
Les lignes du 15e méridien est et du 38e parallèle nord se croisent approximativement en son centre, sur l’île stratégique de la Sicile, tels deux gigantesques cardo et décumanus, définissant respectivement des moitiés et des quartiers, non dépourvus d’une réalité dans l’histoire, et sur lesquels il nous faudra revenir.
Ces dernières décennies, l’intérêt et la passion qu’éveille cette région ont porté son nom au rang d’idée, de concept. En effet, quand on parle de Méditerranée, à moins que l’on ne se réfère à un aspect très précis, il n’est plus automatique de penser seulement à la mer, ou encore à son territoire de façon isolée, mais c’est devenu un réflexe de convoquer – et par ce seul mot clé – l’ensemble des qualités d’un espace et non plus l’espace lui-même. Qualités qui définissent une idée, un style, un univers. Idée facile à courtiser mais pas toujours facile à définir : vaste ensemble, nourri et véhiculé par la société, alimenté par nos propres perceptions de ce Bassin méditerranéen.
Ses 46 000 km de côte sont souvent rocailleux, abrupts, découpés, pas toujours faciles à pénétrer, bien que les littoraux plats et larges ne soient pas rares dans les débouchés des plaines fluviales, quelques-unes formant des deltas importants (Nil, Ebre, Pô, Rhône...) ou aux abords du désert (Libye, Israël...) où mer et sable se confondent sur un même plan et se perdent dans des horizons opposés. Cette chaîne montagneuse imbriquée, aux vallées dans toutes les directions, qui ceinture une bonne partie de la côte, définit un paysage particulier avec un littoral très étroit et une mer qui disparaît rapidement lorsque l’on pénètre l’arrièrepays qui, très vite aussi, atteint et dépasse les 500 m d’altitude. Il n’est pas exceptionnel de s’élever à plus de 1 000/1 500 m seulement à quelques dizaines de kilomètres de la côte (Corse, Monte Cinto, 2 710 m) ou même de dépasser les 3 000 m (Alpes-Maritimes franco-italiennes) ou d’atteindre les 4 138 m dans le cas du Toubkal au Maroc.
La Méditerranée, univers de sens et de sensations, siège définitivement dans l’imaginaire social
L’insularité est un autre élément caractéristique et important de cette mer. Outre les grandes îles telles Chypre, la Crète, la Sicile, la Corse, la Sardaigne ou Majorque, la Grèce à elle seule compte plus de 2 000 îles, dont une centaine seulement sont habitées.
Dès maintenant, deux remarques : la Méditerranée est un espace (1) complexe, insaisissable si on le dissocie, et c’est une réalité – constituée de matérialité mais aussi d’une immatérialité porteuse de sens – qui siège définitivement dans l’imaginaire social.
Sans doute, le climat (5) et l’orographie imposent les conditions les plus sévères au paysage méditerranéen. Là encore, plusieurs variantes bioclimatiques nuancent de façon significative le climat d’un Bassin aux différences très marquées sur ses périphéries géographiques: au nord la masse forestière et les grands cours d’eau continentaux – dont quelques uns contribuent fortement à lui assurer sa survie – et au sud la ceinture saharienne. L’est et l’ouest déclinant facilement vers le sud en dessous du 37e parallèle nord. Aux étés chauds et secs, inondés de soleil et de lumière éclatants, et aux hivers doux et humides, le climat méditerranéen concentre les pluies, en général discrètes, au printemps et surtout en automne. Bien que, là encore, les extrêmes ne soient pas une exception mais une composante importante de ce climat.
Rentrons donc, à l’échelle où ce chapitre nous le permet, dans ce monde captivant et riche de toutes sortes de qualités et d’événements. Le paysage La mer Méditerranée (2) est presque une mer intérieure (3) ouverte au grand large seulement par les 15 km du détroit de Gibraltar. Au nord-est elle touche la mer Noire et au sud-est, depuis 1869, la mer Rouge par le canal de Suez. Avec une surface de 2,9 millions de km2 elle représente seulement 0,7 % de toutes les mers et tous les océans de la Terre ; elle s’étend entre les 30e et 40e parallèles nord sur une longueur de presque 4 000 km et une largeur maximale nord-sud de 850 km, avec une profondeur moyenne de 1 430 m (4). Elle revendique tout autant la reconnaissance de sa forte personnalité à partir de ses nombreuses particularités : mers d’Alboran, Ligure, Adriatique, Egée, de Crète... qui, bien au-delà d’une dénomination géographique, représentent un bagage historique immense et un indicateur de sa diversité. Braudel dit en effet : « La Méditerranée c’est mille choses à la fois. » L’ESPACE MÉDITERRANÉEN
Sur les sols du Bassin, aux deux tiers calcaires – trop souvent blessés par de graves secousses sismiques et volcaniques (6) –, une couverture végétale, adaptée minutieusement aux diverses situations climatiques et orographiques évoquées auparavant, génère par conséquent des variantes prononcées, aussi bien au niveau des espèces végétales (7) que de la densité de son recouvrement, ce qui définit des unités de paysage différentes. Les sols souvent rocailleux, avec leurs affleurements rocheux habituels, vont fournir le matériau de construction le plus répandu et utilisé : la pierre.
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Mais sous ce climat exigeant et sur ces sols fragiles, des espèces bien adaptées à la discrétion des pluies ou d’autres bénéficiant d’une irrigation ingénieuse auréolent d’un parfum (8) intense cet espace : thym, romarin, lavande, basilic, cumin, fenouil, menthe, jasmin, rosier, figuier, oranger, abricotier, oliviers en fleur, ou l’arôme pénétrant des olives au pressoir... fabriquent une dimension particulière et réelle, bien que immatérielle, dans l’espace méditerranéen et y renforcent certainement le plaisir de vivre.
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Andalousie, Espagne. Pour permettre l’utilisation de la terre fertile en territoire de collines, accidenté et montagneux, un terrassement est nécessaire. Ce paysage particulier se rencontre à travers l’ensemble du Bassin méditerranéen. 2
At-Tafila, Jordanie. Les environnements désertiques sont une constante dans toute la région méridionale, du levant au couchant.
Climat contraignant, paysage fragile, mais exubérance vitale. La Méditerranée est marquée par ce dualisme (9) omniprésent qui balance parfois entre mythe et réalité. Telle l’olive, amère comme le fiel, douce comme le miel.
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Cherchell, Algérie. La culture de céréales est présente partout, aussi bien sur des grandes surfaces que sur de petites parcelles. Au gré des saisons, les grandes différences de couleur de cette culture transforment complètement le paysage.
Le Bassin méditerranéen est habité de nos jours par environ 400 millions de personnes. Ce sont ces habitants d’aujourd’hui, ceux qui les ont précédés depuis quelques millénaires et
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Delta du Nil, Egypte. Tous les grands fleuves qui donnent sur la Méditerranée forment des deltas à leur embouchure. Les paysages et les modes de vie qu’ils génèrent sont semblables d’une extrémité à l’autre.
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« Espace » est utilisé dans ce document avec le sens que lui attribuent Milton Jones et nombre d’autres auteurs : « L’espace est le résultat du mariage entre la société et le paysage. » L’espace prend alors tout son caractère de mouvement, de dynamisme et de temps. En fait, le paysage est un mot relativement récent (apparaît en France au XVIe siècle). Plusieurs auteurs utilisent toujours le mot « pays » qui contient hommes et territoire dans un espace.
(2)
« La mer. Il faut tenter de l'imaginer avec le regard de l'homme d'autrefois : comme une limite, une frontière, étalée jusqu'à l'horizon, comme une immensité obsédante, omniprésente, merveilleuse et énigmatique! Avant de devenir un lien, la mer fut pendant longtemps un obstacle. Une navigation digne d'un tel nom ne démarra pas avant la deuxième moitié du troisième millénaire, avec les navigations égyptiennes vers Biblos ou, mieux encore, avec l’essor, au deuxième millénaire, des voiliers des Cyclades... » La Méditerranée, Fernand Braudel.
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Méditerranée, du latin mediterraneum, équivaudrait à internum, intérieur, dans le sens de « entre », « au milieu de ». La Méditerranée est donc la mer au milieu des terres.
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Source : Atles ambiental de la Mediterrània. L’estructura del territori i del paisatge, ouvrage collectif, Portic, Barcelone, 1999.
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Le climat méditerranéen prête son nom au climat de quelques zones des cinq continents (Californie, Chili, Afrique australe, Asie occidentale et Australie méridionale), où se reproduisent des paysages semblables.
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Les catastrophes ont été nombreuses en Méditerranée : Pompéi, Santorin, Messina, Alger,...
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Si le pin est peut-être aujourd’hui l’arbre le plus répandu dans les bois méditerranéens, le cyprès reste toujours l’arbre le plus symbolique et un élément lié à certaines typologies (cimetières ou monastères en tant que symbole de spiritualité, ou dans la masia catalane comme symbole d’hospitalité). L’olivier, recouvrant une importante partie des terres non irriguées, reste l’arbre le plus emblématique de l’espace méditerranéen – qu’il définit presque précisément – autant par son importance dans l’économie traditionnelle et actuelle que par la beauté de son vert argenté pérenne, sa grande longévité ou son symbolisme. Modèle de sobriété, tenacement enraciné à la terre et surtout généreux, l’olivier résume beaucoup de traits de l’espace méditerranéen et de ses populations. Et encore le palmier-dattier, « la merveille des merveilles » selon F. Braudel, qui prête une silhouette symbolique à toute la Méditerranée et permet les plus beaux et riches jardins sur les zones les plus arides.
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Magne, Péloponnèse, Grèce. La mer est omniprésente. Parfois rattachée à la terre en pente douce et régulière, d’autres fois brutalement, en falaises abruptes. 6
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Cartes climatiques. 7- Végétation au printemps ; 8- Pluviométrie ; 9- Températures ; 10- Climat méditerranéen.
(8) Pline parlait de « l’arôme enivrant, en Campanie, des oliviers en fleur et des roses sauvages ». En Turquie on dit que, « pour le parfum d’une rose, le jardinier supporte – le sourire aux lèvres – mille épines ». (9) terre/mer, soleil/ombre, extérieur/intérieur, sécheresse/inondation,... L’ESPACE MÉDITERRANÉEN
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M’diq, Maroc. Les bateaux rentrant de la pêche, une image qui se répète quotidiennement dans les milliers de ports de la rive méditerranéenne.
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ceux, nombreux et plus ou moins agités, voisins ou venant de loin, qui ont traversé et parcouru, de plein gré ou de force, ce Bassin dans tous les sens qui constituent les protagonistes majeurs de la production de l’espace méditerranéen. Espace capillaire s’il en est, il est un exemple d’intégration, d’adaptation, de métissage (10).
L’occupation de chaque terre signifiait des travaux importants d’adaptation pour la rendre cultivable. Ces travaux au long des siècles, par des millions de paysans, ont modelé un paysage typiquement méditerranéen. La culture en terrasses, la mosaïque de petites parcelles cultivables, les bois en sont des caractéristiques. Pour le Méditerranéen, aussi importante que l’adaptation des sols a été la maîtrise de l’eau. Elément essentiel et précieux, faisant souvent défaut et toujours irrégulier. Les civilisations méditerranéennes ont été des maîtres dans ce domaine et ont laissé un héritage énorme, aussi bien pour ce qui est des constructions que du savoir-faire.
Les hommes et les femmes Espace souvent raconté en écho aux faits d’empereurs, de sultans, de héros, de masculinité, ne dévoilant pas toujours l’importance des femmes et de la féminité méditerranéennes. Espace attirant, à la fois puissant et délicat, toujours sensuel. Les paysages, qu’elles ont tant contribué à modeler et à entretenir par leurs efforts, les murs ou les terrasses, les revêtements ou les décors des abris et des maisons gardent toujours trace et témoignent des contributions de la fille, de l’épouse, de la mère à la production de cet espace unique.
La propriété du sol et sa transmission émanent de deux pensées juridiques différentes : le droit romain et le droit musulman (14). Sans oublier toutes les diverses pratiques coutumières locales. Les différentes situations de propriété et de la transmission qui en découle vont conditionner sérieusement la gestion du bâti traditionnel. Habiter la Méditerranée L’habitat groupé rassemble la plupart de la population. Le Méditerranéen aime la vie en communauté et en partenariat, l’entraide. Sans doute l’héritage gréco-romain, autant que l’arabo- et le turco-musulman, y contribue-t-il. Les villes et les villages méditerranéens sont des lieux de voisinage, de convivialité, d’hospitalité (15). Là encore, la Méditerranée se montre diverse sur les solutions matérielles adoptées. L’esprit évoqué ci-dessus étant commun à toutes. Cependant deux cas de figure sont représentatifs : les villages compacts, plus ou moins denses et avec des variantes morphologiques, les villages diffus et se présentant en apparence comme quelques maisons éparses. Deux situations rattachées surtout à deux modèles d’organisation sociale. Ce deuxième modèle, très fréquent au nord de l’Afrique, correspond à des sociétés tribales (16), tandis que le premier modèle correspond à des sociétés plus organisées, complexes et citadines (17).
Attirant, à la fois puissant et délicat, toujours sensuel, l’espace méditerranéen témoigne des contributions de la femme à sa production
Dans cet espace méditerranéen, sur lui-même, sont gravés tous les gestes et pensées des civilisations et des sociétés qui nous ont précédés ; parce que « l’espace est la résultante et le produit des activités sociales (11) ». Couplée avec le paysage – celui ébauché auparavant –, la société devient concrète et, de ce fait, particulière et distincte.
Les villages compacts sont organisés par rapport à un espace public accueillant les bâtiments/ symboles religieux et politiques, mais aussi le marché, les célébrations, la fête, les rencontres… L’orographie, la nécessité de libérer les terres de culture, souvent aussi la sécurité conditionnent leur morphologie et leur emplacement.
La population méditerranéenne a été traditionnellement rattachée à la terre (la terra patria des anciens), aux activités agroforestières et à l’élevage, surtout de petit bétail. Et cela également pour les populations vivant très près du littoral, ou sur le littoral même. Les pêcheurs étaient une minorité qui combinait toujours son activité avec une petite agriculture domestique sur des parcelles modestes. En revanche dès les premières civilisations, le commerce et la transformation de matières premières ont constitué une activité fébrile des villes du littoral méditerranéen. Si l’important réseau de ces villes a été crucial – depuis l’Antiquité (12) – pour l’essor et le développement du Bassin, l’arrière-pays aussi bien que les plaines littorales agricoles ont été indispensables pour alimenter ce fourmillement. L’eau, la fertilité de terres à moindre peine et bien sûr les croyances religieuses ont été les paramètres de base guidant le choix des populations pour s’installer. L’emplacement précis de la maison ou du village, toujours sagement orientés, tenait compte aussi de la sécurité (13).
Les villages diffus sont « cousus » par la même force d’organisation sociale, mais les régimes de production et de propriété génèrent une forme différente d’étalement dans le paysage (17).
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C’est aussi le cas de l’habitat épars (qu’il n’est pas possible – pensons-nous – en Méditerranée d’appeler isolé, pour les raisons dont nous venons de parler) qui se trouve toujours relié à un tissu immatériel, mais solide et efficace, de relations qui impliquent autant d’obligations et de devoirs auprès de ses voisins, plus ou moins lointains. En fait, en Méditerranée, si la tendance est à grouper les maisons dans les villages, elle l’est aussi à «grouper» ces villages dans le paysage (18).
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Habitat épars et villages, rivetés entre eux par une multitude de cabanes, constructions saisonnières, abris de bergers... ou par de grands bâtiments servant à la mobilité et aux grands déplacements, tels les caravansérails, ou encore par la toile d’araignée de chemins et de sentiers. Cette dentelle de civilisation confère toujours au paysage méditerranéen une échelle humaine, rassurante et jamais orpheline de références.
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Aracena, Andalousie, Espagne. L’élevage, notamment de petit bétail, a été et reste aujourd’hui une des activités de production agricole les plus courantes, avec des implications socio-économiques et culturelles majeures. 2
Anavatos, Chios, Grèce. L’implantation des villages méditerranéens constitue souvent une véritable leçon de camouflage, une forme de symbiose avec l’environnement naturel mais aussi une tactique défensive.
Si le groupement des populations est majoritaire, l’habitat épars est une situation fréquente, en général sur les zones moins accidentées et moins montagneuses, bien que les exceptions soient possibles.
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Timgad (Thamugadi), Algérie. Fondée par Trajan au IIe siècle, Ies vestiges de cette ville témoignent d’un passé riche en cultures, et plus particulièrement de l’empreinte romaine sur tout le Bassin.
Aussi, si l’enracinement (19), le bâti en dur, la fondation et la transmission de lieu sont des caractéristiques des peuples méditerranéens, il est aussi vrai que des sociétés nomades – aujourd’hui très minoritaires et en train de se sédentariser définitivement – ont été nombreuses
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Ramallah, Palestine. La culture en terrasses, toujours construites en pierre sèche, compose des paysages typiquement méditerranéens. Elle exprime à la fois la ténacité et la sagesse des populations. (10) Sa situation, en plein carrefour de trois continents fondamentaux pour l’histoire de l’homme et des civilisations, ne fait que renforcer ces qualités. Depuis l’Afrique profonde, à l’Orient lointain, jusqu’au Grand Nord européen, sans oublier la vague du Nouveau Monde à partir du XVIe siècle, tous ont pris rendez-vous sur la Méditerranée, sillonnant la mer, traversant les villes, imprégnant son espace.
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Elche, C. Valenciana, Espagne. Les palmeraies – de la péninsule Ibérique jusqu’au Moyen-Orient – représentent un des systèmes agricoles les plus ingénieux, qui fonctionne sur trois niveaux : palmiers, fruitiers et jardin potager.
(11) La Production de l’espace, Henri Lefebvre, Anthropos, 1981.
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(12) « Les villes sont le texte de l’histoire… » « Les villes constituent en elles-mêmes un monde… » « Athènes est la première idée claire de la science des faits urbains ; c’est le passage de la nature à la culture », A. Rossi, L’Archittetura della città, Marsilio Editori, S.P.A., Padova, 1966.
Arraiolos, Portugal. Femme rechaulant une façade. Les rôles de l’homme et de la femme sont toujours parfaitement identifiables.
(13) Les Grecs croyaient que l’emplacement d’une ville devait être choisi et révélé par les divinités. Hérodote signale comme un acte d’impiété ou de folie que le Spartiate Doriée ait osé bâtir une ville «sans consulter l’oracle et sans pratiquer aucune des cérémonies prescrites». La Cité antique, Fustel de Coulanges, Flammarion, 1984. (14) « L’histoire juridique de la Méditerranée contient donc les deux manières possibles de répondre à la question relative à l’origine du droit. Le droit musulman et le droit romain – à un moment de leur histoire – ont donné forme aux tentations permanentes du juriste : que l’ordre juridique soit le reflet de la création divine et que la relation des hommes entre eux soit imprégnée de l’idée d’un vouloir de Dieu, ou alors que l’ordre juridique naisse plutôt de la vie quotidienne et des aspirations autonomes des hommes. » Histoire juridique de la Méditerranée, Jeanne Ladjili-Mouchette, Publications scientifiques tunisiennes, 1990. (15) C’est peut-être là une tradition héritée des ancêtres nomades méditerranéens. Traditionnellement, les familles nomades destinaient une de leurs tentes à l’attention du dhaif (passager, visiteur ou invité). « Joie cachée, chandelle éteinte », dit-on à l’autre extrême sur les côtes occidentales. (16) Dans le sens anthropologique du mot : groupe social rassemblant de nombreuses familles ou clans unis par des liens linguistiques, ethniques et culturels, et en général administrant un système juridique propre. (17) Structure sociale de la Méditerranée, Paul-Henri Stahl. (18) « ...du haut d’un clocher on peut toujours voir le clocher voisin… » chantait, en Catalogne, Lluís Llach.
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(19) Enracinement qui retourne à la matrice dans le cas de l’habitat troglodytique. Bien que peu nombreux en termes absolus, il est présent un peu partout et avec des exemples spectaculaires, comme c’est le cas de Matmata en Tunisie. Comme écrivait Moustafa Lacheral dans la préface du livre d’André Ravereau : « ... une société [...] une civilisation [...] du site aménagé pour la longue durée... »
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auparavant en Méditerranée sud et orientale (20). Une forme de vie se référant à toute une échelle de conception bien différente de l’espace, du temps, de la liberté. Elle serait une étape antérieure à la transhumance.
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Monemvassia, Grèce. L’habitat groupé est une des façons d’habiter la Méditerranée : il permet de bien organiser le tissu social. 2
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Encore présente – bien que défaillante –, la transhumance (21), compromis entre le déplacement saisonnier et le sédentarisme nécessaire des peuples agricoles, peut dans certaines régions signifier le déplacement temporel de tous les habitants d’un village ; par exemple dans la région des Aurès en Algérie. Cette forme de vie, empruntant souvent des voies romaines, a contribué depuis des siècles à nouer des relations et ouvrir des régions parfois enclavées, dans les régions montagneuses méditerranéennes.
2- Kilani, Chypre ; 3- Port Saïd, Egypte.
Partout en Méditerranée, la vie en plein air est une constante. Depuis les premières civilisations, la rue méditerranéenne a accueilli les affaires, les rencontres, les fêtes, autant que le savoir et la pensée, dont les troublants interrogatoires de Socrate dans les rues d’Athènes pourraient en être un paradigme. 4
Le Cannet-des-Maures, France. L’habitat épars constitue une forme d’organisation du territoire fondée d’une part sur un mode d’exploitation familial, et d’autre part sur la capacité productive du terrain. 5
L’enracinement, le bâti, la fondation et la transmission de lieu
Soganli, Turquie. Là où la terre est simultanément facile à creuser et suffisamment résistante sur le plan structurel, une architecture troglodytique très intéressante est apparue. Un peu partout, et notamment en Turquie, en Tunisie, en Italie et en Espagne, des villages complets sont construits de cette façon.
sont des caractéristiques des peuples méditerranéens
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Cet espace méditerranéen, ouvert aux échanges, à la pensée, aux peuples, a été une des sources de civilisation les plus importantes de notre monde. Sûrement est-ce elle qui a influencé de la manière la plus déterminante l'organisation et l'évolution des sociétés modernes. Elle a été une source inépuisable, jaillissant toujours avec force, jamais tarie, d'idées innovatrices, de création, de ténacité, d'imagination, de spiritualité, mais aussi de convoitises, d'affrontements et de destructions. Ceci a produit une histoire d'une grande densité, entassée, se rebâtissant sur elle-même avec les savoirs empruntés ou les matériaux récupérés, tels les magulas de Tesalia, les tells de Mésopotamie ou les höyük de Turquie.
Jaffa, Israël. Les centres historiques méditerranéens continuent de servir de référence culturelle à travers le temps et accompagnent ainsi l’évolution des villes modernes.
Les civilisations de la Méditerranée n’ont pas toujours fait sentir leur influence sur la totalité du Bassin, ni dans toutes les régions avec la même intensité, ni toutes pendant la même durée. Les distances, la circulation à travers des civilisations tiers, les résistances, les interprétations... ont établi inévitablement un paysage culturel et historique rempli de couleurs et de tonalités. Ce sont les grands courants de civilisation qui ont cependant façonné les traits essentiels de cet espace. Si l’on reprend notre carte de la Méditerranée avec nos deux grands cardo et decumanus imaginaires, en plaçant notre point de vue à une certaine distance, on aura une vision pratique et simple des principales vagues civilisatrices dans le temps et dans l’espace. L’ESPACE MÉDITERRANÉEN
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Le Méditerranéen habite en plein air, au moins autant que dans la maison. Les conditions climatiques lui permettant la plupart du temps de rechercher le soleil, la lumière, l’air. Si intime soit-il, comme dans le cas des maisons à patio – même dans un tissu aussi dense que celui d’une médina –, le plein air, le non-couvert est un besoin profond.
Algérie. L’architecture textile et l’habitat nomade montrent la capacité des gens à s’adapter aux contraintes de l’élevage sur un territoire pauvre. Pour un tel mode de vie, si particulier, les influences culturelles sont très fortes.
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Matmata Energies locales, efficacité multipliée
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En Tunisie, au sud de Gabès et au nord de la chaîne montagneuse de Al-Dahar, une région formée d’une roche tendre, sillonnée de gorges et vallées en tous sens, abrite dans ses entrailles quelques centaines de maisons troglodytiques, certaines remontant au XVIIIe siècle. Paysage unique, exceptionnel, Matmata représente un défi de complexité et de gestion. 370 maisons concentrées sur 334 ha de la zone urbaine d’une commune de 1 400 ha, une partie des 2 600 habitants occupant encore la centaine de maisons utilisées en logements, une centaine abandonnées et une centaine servant d’étables, quelques maisons transformées en petits hôtels pour un tourisme encore timide.
L’ESPACE MÉDiterranéen OBJET DE L’ÉTUDE Les pays ayant intégré le projet CORPUS en 1998 ont déterminé l’étendue des territoires nationaux sur lesquels des équipes de partenaires locaux ont travaillé, et des travaux d'enquête sur le terrain ont été menés. Le nombre important de ces pays a permis de boucler – malgré une étendue non exhaustive du Bassin – une approche globale de l'architecture traditionnelle dans l'espace méditerranéen. De toute évidence, il existe de très bonnes études et monographies sur des régions, des typologies ou des matériaux de construction méditerranéens qui constituent déjà un apport précieux à la connaissance du patrimoine bâti de notre Bassin. Cependant, dans ces travaux, une échelle très détaillée et adaptée à une étude locale rend difficile la per- spective nécessaire à une vision d'ensemble, qui n'est d'ailleurs pas forcément recherchée dans ce type d'étude. En outre, certains ouvrages publiés cherchant à faire un parcours complet de l'architecture méditerranéenne, limitent leur analyse aux modèles « les plus méditerranéens » ou en tout cas à ceux que l'imaginaire social, dont nous parlions ci-dessus, détecte comme tels. Ces ouvrages, qui représentent aussi un apport supplémentaire par leur nature même, ne peuvent pas aborder tous les aspects concernant les processus de transformation, les potentialités, les défaillances ou les stratégies pour la protection du bâti traditionnel, qui s’éloignent évidemment de leurs approches.
M. Bouali Mohamed Ben Moustafa est enseignant, il vit dans une maison troglodytique, en est fier : « C’est une chance, un privilège » ; il est le président du conseil municipal de la commune créée en 1994. Enraciné au terrain, ce jeune maire irrigue de son enthousiasme ses concitoyens et les institutions de l’État – comme l’Institut national du patrimoine – qui collaborent activement au destin de ce vaste site. En 1996 un séminaire (plus de 100 experts politiques, architectes, inspecteurs INP...) fut l’embryon d’une série de décisions en matière de législation, planification, infrastructures d’importance majeure pour le site. Ensuite, le conseil municipal a établi son plan d’aménagement urbain, fruit d’un travail qui réunit chaque semaine une commission qui cherche comment rapprocher maison traditionnelle et vie moderne.
Si l'espace méditerranéen est déjà considérable – et si l'on raisonne, comme c'est notre cas, en termes d'action et d'efficacité, et non pas d'embaumement –, la dimension de l'ensemble du bâti traditionnel est extraordinaire. En effet, si l'on ne veut pas faire l'erreur de la décontextualisation, en regardant le patrimoine bâti comme une série d'objets inanimés, aculturels, voire atemporels, en pierre, brique ou bois, il faut admettre que la prise en considération de cette architecture traditionnelle implique la prise en compte d'un contexte matériel et de son contexte immatériel. Cela peut paraître ambitieux, irréel, voire utopique. Et ce d'autant plus que l'on est en train de parler d'un patrimoine « sans papiers », méconnu/non reconnu qui n'a bénéficié en chiffres absolus que de petits moyens trop dispersés, souvent trop marginaux pour être efficaces.
Le désenclavement du site, par des routes reliant Matmata à Douze, Gabès et Médenine, pourra générer un flux touristique suffisant pour dynamiser son économie et fixer sa population. M. Bouali, conscient du tourisme à deux faces et des dangers d’une masse touristique dépassant les capacités du site, soutenu par l’Association de promotion culturelle et de protection du patrimoine de Matmata, travaille à « anticiper les changements pouvant se produire, à trouver l’équilibre entre les possibilités d’amélioration de la qualité de vie des hommes et femmes de Matmata et la préservation de notre capital majeur qu’est la ville elle-même et ses habitants ». Tâche ardue dans laquelle son investissement pour sa ville est déjà une solide garantie. La confiance accrue d’une population qui constate les résultats de sa ténacité devient un appui sûr pour la municipalité et ses projets.
(20) « ... dans les steppes riches en herbages, on estime qu’il faut trois hectares de parcours par an et par mouton. Il est évident que cette unité de pacage doit être plus importante dans l’Erg... » « ... pour des raisons très diverses, pertes des troupeaux, diminution importante de l’effectif familial ou du groupe, les nomades descendent au rang des sédentaires ». Le Souf des oasis, Ahmed Najah, Editions de la Maison des livres, 1970.
Un pouvoir local dynamique, bien soutenu par les structures régionales ou nationales, avec une capacité de manœuvre suffisante, est le seul véritablement capable d’obtenir la complicité de sa population. Tout en restant une très petite structure, il est d’une considérable efficacité. Force est de ne pas l’oublier dans les stratégies de sauvegarde du patrimoine.
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(21) Dans son sens anthropologique : ensemble de migrations saisonnières, propres surtout aux sociétés d’éleveurs, qui, pour profiter au mieux de l’échelonnement des pâturages, parcourent de grands territoires, de la plaine à la montagne et vice - versa.
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Quant à l'espace physique étudié, il se circonscrit à l'espace méditerranéen évident. Cette ambiguïté pose la question des limites géographiques. Certes, d'un point de vue climatique, biologique ou culturel, les limites de cet espace pourraient faire l’objet d’un débat. Portées jusqu'au bout, elles nous amèneraient sur des étendues territoriales et des latitudes qui dépasseraient les capacités de la présente étude. Il est évident qu’une grande capillarité est présente sur toutes les rives de cette mer. Jusqu’où pénètre-t-elle en Espagne, sur le MoyenOrient, jusqu’où descend-elle à partir du Maghreb, ce sont des questions qui toucheraient possiblement encore de grands territoires.
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Carte des territoires méditerranéens retenus dans les différents pays participant au projet CORPUS. 2
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2- Brolos, delta du Nil, Egypte ; 3- Aéropolis, Péloponnèse, Grèce ; 4- Jérusalem ; 5- Basköy, Turquie ; 6- Tunis, Tunisie ; 7- Moura, Portugal ; 8- Dos Hermanas, Andalousie, Espagne ; 9- Sebastia, Palestine ; 10- Kilani, Chypre.
La Méditerranée c’est la terre, c’est la mer, mais surtout, ce sont les gens que façonnent cette mosaïque de cultures, de paysages et d’architectures. Dans les coins les plus divers du Bassin, leur sagesse, leur foi et leur hospitalité nous font réaliser que nous sommes en Méditerranée.
Dans une démarche et une attitude raisonnables, et dans un souci d'efficacité, l'espace traité correspond à une large ceinture de territoires autour de la Méditerranée, « saturée de méditerranéité » au-delà de laquelle, et pour nombre de régions, les indicateurs méditerranéens deviennent moins perceptibles et donc la méditerranéité chaque fois un petit peu plus diffuse et diluée dans d’autres cultures, paysages et histoires dominants. Cela laisse d’ailleurs ouverte la possibilité d’élargir lors d’études futures la bande considérée, et notre choix n’exclut pas du tout la reconnaissance de composantes méditerranéennes dans certaines régions n’ayant pas été retenues dans l’étude. Toutefois, bien que importantes pour compléter et nuancer ce travail, de nouvelles approches territoriales ne viendront que renforcer et enrichir l'édifice commun de l'espace méditerrannéen que tous les partenaires du projet CORPUS ont choisi de circonscrire pour cette étude.
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Au-delà de ces aspects apparaît avec force la question fondamentale et l'objectif essentiel que nous pensons avoir atteints, la constitution d'une approche globale et surtout commune, partagée. Approche qui ne revendique plus une conservation plus ou moins harmonieuse, mais la protection du droit du bâti traditionnel à siéger dans le discours et dans les gestes du développement durable de notre société. Droit aussi à être considéré comme une richesse essentielle du paysage culturel et non plus comme un parc d'habitations insalubres en attente de démolition. Une solution beaucoup plus qu’un problème. La contribution de cette démarche solidaire du partenariat méditerranéen ne fait que renforcer la notion de son espace dont le bâti traditionnel constitue une part très importante, part de son paysage, autant que de sa culture.
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Jérusalem, toujours En 977 avant J.-C., un millénaire avant que le roi David ne conquière Jérusalem et n’en fasse la capitale de son règne, une petite ville était déjà citée dans des textes égyptiens. Un quart de siècle plus tard, son fils Salomon commençait la construction du Temple. Prise en 586 av. J.-C. par Nabuchodonosor, roi de Babylone, la ville ainsi que le premier Temple furent détruits. Quelque soixante ans plus tard, le second Temple était bâti. Au siècle suivant, en 331 av. J.-C., c’est Alexandre le Grand qui prend Jérusalem. Puis, Pompée pour les Romains prendra la ville à son tour aux alentours de 63 av. J.-C. (aujourd’hui on reconnaît encore le cardo maximus du nord au sud depuis la Porte de Damas). Sur ordre de Titus, le second Temple est détruit et la ville incendiée. Les juifs s’exilent ou sont pris comme esclaves. Pour sa part, Hadrien, en 70 de notre ère, la détruit complètement pour étouffer les révoltes nationalistes. On interdit aux juifs de rentrer à l’Aelia Capitolina, la nouvelle ville bâtie sur les ruines de l’ancienne Jérusalem et base de la Ville Ancienne actuelle. En 331, Constantin légalise le christianisme. L’Empire byzantin est battu par les Perses qui conquièrent Jérusalem en 638, dirigés par le calife Omar. Cinquante années plus tard, sur l’emplacement de l’ancien Temple, c’est la Coupole de la Roche qui est bâtie. Jusqu’au Xe siècle, Jérusalem jouit du statut protégé de centre de pèlerinage pour les juifs, chrétiens et musulmans. Le calife Hakim met fin à ce régime et les non-musulmans sont chassés. En 1099 les croisés prennent Jérusalem, mais moins d’un siècle plus tard, en 1187, c’est Saladin qui conquiert la ville et autorise la réinstallation des différentes religions. En 1517, les Ottomans incorporent la Palestine à leur empire. Au XVIe siècle c’est Soliman le Magnifique qui bâtit les murailles actuelles et publie son décret de tolérance pour toutes les religions. En 1860, la ville intra-muros éclate et de nouveaux quartiers commencent à être bâtis hors les murs. Après la Première Guerre mondiale, les Anglais prennent Jérusalem aux Turcs et elle devient la capitale administrative du Mandat britannique (1922-1947). En 1948, l’ONU découpe le plan en différents secteurs, tentative pour un futur de la ville. Depuis lors, des divisions, des revendications, des tensions, des conflits armés, des positions non conciliées jusqu’à ce jour soumettent toujours la ville et son statut à une forte pression.
La ville de la Paix, la ville Sainte, la ville Sacrée, ville qui accueillit les temples, la trahison, crucifixion, mort et résurrection de Jésus et l’« ascension nocturne » de Mahomet (sourate XII 1), ville de pèlerinage et de foi, ville fascinante forte de la plus dense et de la plus riche synthèse méditerranéenne que l’on puisse imaginer, pont et carrefour entre l’Orient et l’Occident, creuset de civilisations, Jérusalem reste toujours magique et tragique à la fois. Toujours actuel aussi, reste le chant du prophète : « Réjouissez-vous avec Jérusalem, exultez en elle, vous tous qui l’aimez, soyez avec elle dans l’allégresse, vous tous qui avez pris le deuil sur elle, afin que vous soyez allaités et rassasiés par son sein consolateur, afin que vous suciez avec délice sa mamelle plantureuse. » (Isaïe, 66-10, 11)
Celle que l’on connaît aujourd’hui comme Ville Ancienne – c’est-à-dire la Jérusalem intra-muros, aux sept Portes, à quelque 760 m d’altitude, celle de la carte ci-contre – représente une surface approximative d’un kilomètre carré pour une population de plus de 20 000 h. Aujourd’hui, la ville de Jérusalem s’étend sur 123 km2, avec une population de 600 000 h. et l’on prévoit de dépasser les 800 000 h. en 2010. La Ville Ancienne accueille quatre quartiers – arménien, chrétien, juif et musulman – qui, sans cesse, lancent au ciel le son des cloches, les appels à la prière ou les lectures sacrées, telle une prière commune et solidaire, une clameur d’espoir à la recherche d’une paix toujours absente, toujours désirée.
quartier Chrétien quartier Musulman quartier Arménien quartier Juif ESPLANADE DES MOSQUÉES
L’ESPACE MÉDITERRANÉEN
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MOSAÏQUE HISTORIQUE L’histoire de la Méditerranée peut nous faire remonter facilement à plus de huit mille ans. Histoire d’une densité et d’une complexité si considérables que la tâche d’en présenter une synthèse se révèle être une mission raisonnablement impossible. C’est pourquoi notre volonté d’accompagner, ne fût-ce que de manière très schématique, les analyses sur l’architecture traditionnelle d’un fonds historique où peuvent être visualisées les grandes vagues des civilisations méditerranéennes nous a amenés à retenir une option graphique simple et synthétique, sous la forme de cartes historiques et de repères chronologiques. Si les cartes sélectionnées peuvent représenter de grands moments des civilisations, elles resteront toujours incapables d’exprimer les imbrications et nombreux détails historiques souvent décisifs des périodes concernées. Néanmoins, elles permettent un repérage utile des territoires à certaines époques. 2. Les Phéniciens
Bien qu’il soit toujours risqué de tenter des exercices de réduction, retenant les grands événements au détriment des moins importants – combien d’événements supposés mineurs ont-ils déterminé de changements historiques de premier ordre ? – on peut quand même convenir que la Méditerranée a été secouée par trois grandes vagues de civilisations qui, depuis, continuent d’imprégner notre Bassin. Sur le quartier nord-occidental de nos cardo et decumanus imaginaires, c’est Rome, l’univers latin, la chrétienté ; au-dessous du decumanus, sur toute la moitié sud, c’est l’univers arabo-musulman, c’est l’islam ; sur le quartier nord-oriental, c’est l’univers grec, c’est le monde orthodoxe.
Ou l’ouverture maritime de la Méditerranée à partir du Xe siècle avant J.-C.
Étalement très schématique que les cartes aident à nuancer et à préciser, poussant par exemple l’influence islamique sur le quartier nord-oriental ou l’univers latin vers le quartier sud-occidental, en faisant apparaître des périodes d’une importance majeure – byzantine, turco-ottomane –, pour ne citer que deux exemples. On pourrait multiplier les étapes et leurs territoires : judaïsme, peuples germaniques, États, royaumes et nations, présence anglaise et hollandaise... et tant d’autres moments, peuples ou organisations significatifs de la Méditerranée. Car, évidemment, les couleurs qui ont teinté la Méditerranée ne se limitent pas à trois, si importantes soient-elles, ayant pris elles-mêmes différentes tonalités selon l’implantation et l’époque. D’autres les ont précédées, les ont accompagnées ou en ont pris le relais, contribuant à la coloration historique exceptionnelle et fascinante de notre Bassin. Comme disait Fernand Braudel : « La Méditerranée est une mosaïque de toutes les couleurs. »
3. Les Perses A partir du VIe siècle avant J.-C., l’Empire perse recouvre les civilisations d’Asie occidentale et du Moyen-Orient.
4. La Grèce et le monde hellénistique
Entre les Ve et IIIe millénaires, la Méditerranée s’éveille sur ses territoires orientaux.
Empreintes d’une civilisation, depuis l’expansion grecque à partir du VIIe siècle jusqu’au IIe siècle avant J.-C.
L’ESPACE MÉDITERRANÉEN
1. Le Croissant fertile et la vallée du Nil
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5. Rome
8. Les Ottomans
L’Empire romain à l’époque de l’empereur Auguste (27 avant J.-C. - 14 après J.-C.).
Depuis le XIIIe jusqu’au début du XXe siècle, l’espace de l’Empire ottoman concerne une partie importante du Bassin.
6. Byzance
9. La dernière vague coloniale
Empire byzantin à l’époque de Justinien (527-565).
A cheval entre les XIXe et XXe siècles, une vague de colonisations affecte la Méditerranée sud-orientale.
7. L’Islam
10. Autour de la Méditerranée aujourd’hui
Etendue, au VIIIe siècle, d’une civilisation qui avait émergé un siècle auparavant seulement.
Une nouvelle politique méditerranéenne s’est mise en place au cours de la dernière décennie. Les accords de Barcelone (1995) investissent aujourd’hui la Méditerranée d’un rôle de pont privilégié qui doit garantir le flux ininterrompu d’échanges équilibrés entre tous les peuples du Bassin ; ceux-ci partageant et continuant de bâtir un patrimoine culturel commun.
L’ESPACE MÉDITERRANÉEN
1. Albanie ; 2. Algérie ; 3. Andorre ; 4. Autorité Nationale Palestinienne ; 5. Bosnie-Herzégovine ; 6. Bulgarie ; 7. Chypre ; 8. Croatie ; 9. Egypte ; 10. Espagne ; 11. France ; 12. Géorgie ; 13. Grèce ; 14. Israel ; 15. Italie ; 16. Jordanie ; 17. Liban ; 18. Libye ; 19. Macédoine ; 20. Malte ; 21. Maroc ; 22. Moldavie ; 23. Monaco ; 24. Portugal ; 25. Roumanie ; 26. Russie ; 27. Saint-Marin ; 28. Slovénie ; 29. Syrie ; 30. Tunisie ; 31. Turquie ; 32. Ukraine ; 33. Vatican ; 34. Yougoslavie.
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Matera,, Italie
LES FORMES ARCHITECTURALES
La maison que je dĂŠsire, que la mer la voie et que des arbres couverts de fruits lui fassent la cour
Joan Salvat-Papasseit
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Concepts et critères
enregistrés les gestes, éléments, circonstances de la vie des populations. Elle cumule en soi une telle richesse d’informations, dépassant la stricte enceinte architecturale, qu’elle permet une lecture non seulement des formes, mais des gestes, non seulement de ses espaces intimes, mais des paysages et des lieux qu’elle définit par sa présence.
Le parcours dans le bâti de l’espace méditerranéen, dans lequel vont nous amener les deux chapitres qui suivent, exige, ne fût-ce que très succinctement, quelques précisions sur les choix spatiaux, temporels ou sémantiques, faits dans le cadre de l’étude.
Ces lieux nous amènent à parler de deux milieux, rural et urbain, sur lesquels limites et définitions ne font pas toujours l’unanimité. La théorisation sur ce point n’étant ici ni utile ni transcendantale pour l’étude, nous retenons pour rural – par opposition à urbain – l’ensemble des formes et actions liées à la vie en campagne (7), et pouvons ajouter : là où la population est rattachée majoritairement à l’agro-pastoral. Les différences entre ces deux milieux ayant été, en Méditerranée, beaucoup plus nettes dans la société traditionnelle que dans la nôtre, où la métropolisation ou la « rurbanisation » par exemple, avec leur occupation confuse et diffuse de l’espace, vident de sens, en grande partie, le débat. D’autre part, il faut tenir compte du fait que le milieu physique dit rural n’accueille plus de nos jours, dans de nombreuses situations, des populations paysannes, mais des habitants associés aux secteurs secondaire et tertiaire, dont la vie et les activités sont davantage rattachées au pôle de production-consommation (ville/métropole) qu’au milieu de résidence. En fait, ce milieu est absorbé incessamment par une urbanisation toujours avide d’espace.
Devant la riche panoplie de termes (1) pour désigner l’architecture dont s’occupe cet ouvrage, traditionnelle (2) offre un équilibre raisonnable entre la précision du cadre que définit le terme et la dose d’ambiguïté que tous les autres qualificatifs obligent à accepter. En outre, il permet d’évoquer facilement un milieu et des pratiques sociales, économiques ou constructives déterminées. L’idée de transmission, avec les qualités implicites de permanence, de respect, d’héritage, de répétition, semble convenir aux caractères essentiels de cette architecture, aussi bien qu’aux pratiques de ceux qui la créent et la perpétuent, par cette tradition, de génération en génération.
En Méditerranée on peut parler autant de famille élargie que de maison élargie
La définition de la période de temps couverte par l’étude s’est faite sur un critère d’usage plutôt que sur un critère historique, les dates rigides se révélant impertinentes dans ce grand espace aux multiples temps. L’ensemble immobilier considéré est donc un parc habité, vivant et exploité par la population de nos jours, quand bien même il est parfois au seuil de l’abandon.
Quant au sujet architectural, c’est la maison (3) qui a été retenue. Cela dit, l’étude se réfère souvent à l’importance et au sens de tous les autres types de bâtiments (4), constructions ou espaces qui complètent (5) l’ensemble du lieu bâti méditerranéen. La reconnaissance, par exemple, du puits (6) comme élément fondamental de la vie – survie ! – des communautés traditionnelles du Bassin reste tout à fait intacte, bien qu’il ne soit pas possible de dépasser la sphère de la maison dans ce projet. Dans ce sens, en Méditerranée, de la même façon que l’on peut parler de famille élargie, on peut aussi bien parler de maison élargie car le puits, le pigeonnier, le four... peuvent être considérés comme une extension de la maison. On n’insistera cependant jamais assez sur l’importance de ce canevas – riche, dense, fondamental tant pour la survie que pour la plénitude de la vie des sociétés traditionnelles – constitué par la grande diversité de constructions dites, souvent injustement, auxiliaires. C’est aussi cette architecture qui est le plus souvent en danger car, parfois discrète, parfois désuète ou abandonnée, parfois presque fondue ou rongée par le paysage (comme c’est le cas des systèmes d’irrigation, de maîtrise de l’eau), elle devient presque inexistante et par conséquent sa destruction presque imperceptible.
Le parc usité et parvenu jusqu’à nous est souvent bâti entre le XVIIIe siècle et le premier tiers du xxe, bien que de nombreux cas soient antérieurs à ce palier. Le Moyen Age apparaît souvent dans les racines d’un nombre important de ces constructions. D’ailleurs, les techniques constructives qu’on y emploie ont une permanence qui peut remonter à l’époque médiévale, voire à l’Antiquité. Et si l’image du bâti a souvent moins de deux ou trois siècles, ses fondements ou autres éléments, parfois peu visibles, en ont bien davantage. Les notions de transmission, de présence et de permanence au long du temps s’imposent à nous dans ce parc. Pour tracer la fin du segment de temps considéré, nous avons cherché à nous en tenir aux arts de bâtir préindustriels (8). Cette notion est à entendre de deux manières : un bâti construit à partir des ressources locales en matériaux, un bâti qui ne profite pas des facilités de transport contemporaines des matériaux lourds et qui leur est donc antérieur. Cette frontière à partir des manières de produire plutôt qu’à partir du temps suppose qu’aujourd’hui encore de petites poches où les pratiques et organisations demeurent très peu altérées peuvent être encore répertoriées. FORMES ARCHITECTURALES
L’extraordinaire étendue territoriale concernée, le nombre et la variété des constructions auxiliaires constituent à eux seuls le sujet d’un grand ouvrage et rendent incontournable la décision adoptée. D’autre part, la maison reste toujours le noyau essentiel et central où sont
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Le bâti retenu n’aura donc pas, à l’origine, de traces des matériaux contemporains standardisés dans tout l’espace, dans tous les milieux : ciment, blocs de mortier, béton armé. Mais bien sûr, le parc ancien, faisant l’objet d’interventions quotidiennes d’entretien ou de modifications, connaît l’emploi de ces matériaux nouveaux mixés ou en substitution de ceux de la tradition. Puisque plusieurs cultures techniques cohabitent, les problèmes de compatibilité au plan des performances, du coût, comme au plan esthétique ont été pris en compte.
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Maestrat, Espagne. Signe vital, trace sans fin, paysage conçu. Murs en pierre sèche. Tels des cardo et decumanus, ils transforment en espaces définis un paysage jusqu'alors sauvage. Tels des serpents aux écailles de calcaire, ils amènent jusqu'à l'infini un geste architectural profond. 2
Magne Sud, Péloponnèse, Grèce. Entre la séduction et la crainte. L’obligation de se protéger ou de guetter des horizons souvent dangereux a exigé une implantation stratégique sur le territoire. Ceci a été particulièrement nécessaire sur un territoire comme la Grèce, dont aucun point continental (à l’exception de l’extrême nord ouest de la Macédoine) n’est distant de plus de 75 km de la mer.
L’architecture traditionnelle qui nous occupe est celle, en général, que l’on ne retrouve pas dans les livres d’histoire de l’architecture, bien que désormais elle ait fait rêver, qu’elle ait inspiré ou séduit bon nombre de grands architectes (9) qu’elle a alimentés en fraîcheur et idées innovatrices, et bien qu’elle abrite toujours des centaines de milliers de familles d’un bout à l’autre de la Méditerranée. Malgré son importance historique, géographique,
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Mertola, Portugal. Enceinte d’histoire méditerranéenne. Le climat méditerranéen fait le tour du monde. La culture méditerranéenne s’est étalée et a produit son architecture au-delà de ses rives. Mertola, la Myrtilia des Romains, en est un exemple dans un Sud portugais situé face à l’Atlantique mais enraciné depuis l’Antiquité en Méditerranée.
(1) Sans rentrer dans l’exposé et l’analyse, impossibles ici, des différentes approches que des auteurs de disciplines diverses ont menés, il reste utile de rappeler quelques-uns de ces termes : architecture populaire, vernaculaire, traditionnelle, primitive, anonyme, sans architectes, spontanée,... La liste pouvant être longue et parsemée de termes tantôt fort pertinents, tantôt fort ambigus. Il faudrait avertir sur la perversité de l’usage que l’on fait souvent du mot traditionnel en lui faisant correspondre systématiquement les sens d’archaïque ou désuet, ce qui est faux et surtout dangereux, pour les corollaires malsains que cela peut engendrer, dans le domaine de la sauvegarde et de la réintégration de l’architecture traditionnelle. Libérés de topiques encombrants, il est utile de rappeler les propos de Jean Cuisenier : « Le fait tradition n’est pas exclusif des temps passés et reculés, mais combien de pratiques sociales contemporaines répondent à une expression de la tradition populaire », Jean Cuisenier, La Tradition populaire, PUF, 1995.
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(2) Tradition, du latin traditio, du verbe tradere qui signifie transmettre, remettre « ... la tradition constructive est à l’architecture ce que la tradition orale est à la littérature... » exprime graphiquement Ortiz de Ceballos, Le Val d’Aran. Contenido de un paisaje. Cuadernos de Arquitectura, 116.
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(3) Le savoir-faire traditionnel s’est investi aussi dans les bâtiments publics (écoles, hôpitaux, marchés, caravansérails, barrages,...) et religieux (mosquées, églises, tombeaux,...), produisant une architecture d’une grande beauté et sensibilité, et très efficace.
Terra Alta, Catalogne, Espagne. La construction auxiliaire, clé de voûte d'un équilibre précieux. Puits et aqueduc domestique en pierre. L’eau si proche sur la côte, si profonde sous terre, si lointaine des cultures. La Méditerranée a été exigeante. Maîtriser l’eau fut la grande épreuve.
(4) L’espace méditerranéen est riche de constructions complémentaires. Citons à titre non exhaustif les puits, cabanes, moulins, citernes, séchoirs, pigeonniers...
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Athènes, Grèce. « Tant que je respirerai, que je garderai toutes mes facultés, je n'abandonnerai pas la philosophie, ni n'arrêterai de vous exhorter, ni d'expliquer la vérité à tous ceux que je rencontrerai... » clame Socrate, lors de son jugement. Combien de villes-mères en Méditerranée, combien de villes immortelles ! Combien d’histoires dans les villes ! Et toujours, combien de découvertes à faire !
(5) Il va de soi que sont toujours présentées, indissociées et répertoriées, les unités constituées par une ou plusieurs maisons et différents bâtiments associés à l’économie productive. (6) Le puits était souvent la première construction que l’on entreprenait, car elle seule, selon les régions, pouvait permettre et garantir l’établissement et la permanence dans les lieux. Albert Demangeon considère que l’eau represénte l’un des quatre facteurs (eau, défense, activités productives, traditions ethniques) déterminants pour expliquer le groupement et la dispersion des maisons. A. Demangeon, Problèmes de géographie humaine, A. Colin, 1947.
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(7) Pierre George, Précis de géographie rurale, Presses universitaires de France, Paris, 1978.
Sidi Krier, Egypte. Respect sans nostalgie, futur avec racines. Maison projetée par Hassan Fathy (1900-1989). Architecte égyptien et référence obligée dans son pays comme dans le monde pour ce qui est de la reconquête des matériaux et des techniques traditionnels, tout comme la reconquête de leur essence architecturale. Rigueur, honnêteté, passion. FORMES ARCHITECTURALES
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Région des Aurès, Algérie. Paysage devenu architecture. Les maisons des Aurès, telles une grappe obstinée et courageuse défiant le climat, sont attachées à leurs ancêtres paléo-montagnards. Fières de leurs falaises brûlantes comme de leur palmeraie fraîche et généreuse, elles déversent sur la pente où elles s’épaulent, s’accolent et forment une succession de gradins, où la terrasse de l’une sert de seuil à la suivante. Le voisinage est la règle.
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Selon les pays, selon que l’on examine l’espace urbain ou l’espace rural, la limite de production du bâti préindustriel a des périodes différentes : à partir du dernier tiers du XIXe siècle pour les grandes villes européennes, après le deuxième conflit mondial dans l’ensemble de la zone ouest, après les indépendances au Sud et à l’Est méditerranéen, parfois épargné lui-même dans les années contemporaines.
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Parmi lesquels Le Corbusier, Wright, Sert, Aalto, Tange, Mies van der Rohe.
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culturelle, sociale et économique, elle reste trop souvent ignorée, méconnue (10), hélas, de l’architecture « sans papiers ». Exclue. Quand elle bénéficie d’une classification, c’est souvent dans le pittoresque qu’elle est classée.
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Rashid (Rosette), Egypte. Témoignage de la présence ottomane. Sur l'embouchure du Nil, elle joue un grand rôle depuis le temps des pharaons. Port le plus important des Ottomans et ville prospère dont son architecture témoigne. Aujourd'hui (162 000 h.), seules 22 maisons d’origine ottomane sont encore sur pied suite à un sévère processus de transformation.
On mesure par conséquent que l’ensemble de l’architecture abordée ici intéresse un segment de temps très important qui, combiné à un vaste espace fortement anthropisé et métissé, représente un univers quantitativement énorme et qualitativement complexe et divers.
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Ghardaïa, Algérie. La taille de la maison couplée à la taille de la famille. Ville principale de la pentapole ibadite dans la chebka formée par l'oued M'Zab, fondée en 1053. Rue radiale aux façades juste percées par les portes et par de petites ouvertures en hauteur, sans souci de composition, tels des yeux permettant l'exercice du droit de curiosité des femmes.
L'architecture traditionnelle était,
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il y a seulement quelques petites dizaines d'années,
Kakopetria. Chypre. Parer l’espace commun. Chaque maison en fleur commence sur la rue. La rue verdoyante franchit le seuil de chaque maison. Lieu commun domestique versus espace public.
l'« architecture » de ce Bassin
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Tozeur, Tunisie. Une brique versatile et expressive. L'emblème de sa construction est la brique d'une couleur ocre vif, fabriquée traditionnellement sur place. Utilisée pour bâtir des murs formellement propres ou de véritables bas-reliefs géométriques et complexes. Le tourisme a amené un dynamisme mais aussi un certain mimétisme architectural.
Il ne s’agit pas, dans cette étude, de présenter une panoplie de modèles méditerranéens, mais surtout, à travers une connaissance analytique globale (11) de l’architecture traditionnelle, d’étudier ses transformations, de proposer des stratégies et des outils pour contribuer à assurer son présent et garantir son futur. L’inventaire et l’analyse se sont adaptés à ces objectifs, comme à la réduction qu’imposent toujours les groupages, surtout à l’échelle présente. Cela signifie que le sujet architectural a été abordé par toutes ses facettes, plus comme un être vivant et dynamique que comme un objet formel (12). Ainsi nous évitons la lourdeur et la complexité, inutiles ici, d’une classification trop formelle et rigide, qui conviendrait sûrement davantage à une étude de recherche typologique (13). Il s’agit donc de grouper, pour gérer, comprendre et expliquer – sans renoncer a priori à aucune perspective – tout le matériel répertorié, plutôt que de classifier pour réussir un exercice académique de classification.
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Acre, Israël. Un fortin d'histoire. Un livre d'archéologie. Ambiance médiévale. Rue aux maisons en pierre taillée. Ville déjà citée dans l’Ancien Testament, dans les territoires de la terre promise. Bastion des croisés en Terre sainte et principal port de relation avec l’Occident chrétien. Son architecture témoigne de ce métissage.
Dans cette idée, il faut considérer comme un tout le présent texte et le CD qui l’accompagne. En effet, la conjugaison de ces deux supports (de ces deux possibilités de complexité et densité de l’information) permet d’une part une vision générale de lecture et d’approche faciles à travers ce texte, et d’autre part la possibilité de plonger soi-même dans une vaste banque d’informations permettant à chacun de refaire son parcours propre, nuancé et particulier, et son analyse de cette architecture riche et diverse.
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Béziers, France. Si près de la mer, si enracinée à la terre. Occupée par les Grecs, les Romains, les Sarrasins, le centre historique, constitué de 5 000 logements dont 1 200 vacants, accueille aujourd'hui 7 000 h. pour une population totale de 70 000 h. Rues étroites, logements de petite taille, maisons en général à trois niveaux, mitoyennes, aux façades bien composées, fort percées. 8
D’ailleurs, ceci décharge le texte de tout dogmatisme et offre tout le matériel disponible – traité et présenté de façon systématique – permettant une réflexion aussi libre qu’ouverte qui devrait contribuer à stimuler un avenir riche en recherches et interventions, visant à revitaliser ce volumineux potentiel qu’est l’architecture traditionnelle méditerranéenne.
Chefchaouen, Maroc. Dans l’arrière-pays, une vague d’azur à 600 m d’altitude. Conjugaison exemplaire de cultures locales et andalouses. Hier casbah et castrum, elle tente aujourd’hui l’équilibre de conserver et d’exploiter durablement son patrimoine. FORMES ARCHITECTURALES
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Symi, Grèce. Essences insulaires. La mythologie associe son nom à celui de la princesse de Rhodes. Ses bateaux réputés participèrent à la guerre de Troie. Aujourd’hui, la pêche, l’agriculture et le tourisme dynamisent à nouveau ses rues et ses maisons échelonnées jusqu’à la mer
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Au Caire, Bayt El Suhaymi. Réhabiliter le patrimoine, récupérer les savoir-faire
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Construit entre 1648 et agrandi en 1796, cet ensemble d'habitations qui occupe une allée du Caire musulman sur 2 000 m2 est représentatif de plusieurs périodes architecturales, remarquables notamment par la qualité des artisanats locaux. Avec le soutien financier du Fonds arabe pour le développement économique
Dans le même sens, il faut signaler que l’enquête a été toujours pensée et menée de façon très ouverte afin de laisser s’exprimer avec le maximum de plénitude la « régionalité », la localité, la nuance, dont l’étude peut ainsi bénéficier. Le souci étant de laisser émerger, sans contraintes formelles, la féconde civilisation que la diversité méditerranéenne a toujours produite. Cela oblige nécessairement à une généreuse flexibilité dans le traitement des données et dans la présentation, et, bien sûr, à une certaine complicité de la part du lecteur. Surtout de l’œil du lecteur qui, dans un ouvrage délibérément imagé, peut devenir instrument de connaissance et approcher certaines des qualités de notre Bassin que seules les images réussissent à transmettre.
et social, et sous la houlette du Dr Asaad Nadim et du Suprême Conseil des antiquités, un projet de réhabilitation prend forme entre 1992 et 1994 : réhabiliter Bayt El Suhaymi et son environnement immédiat, en respectant non seulement les impératifs archéologiques et techniques, mais aussi les exigences contemporaines de confort et d'hygiène.
Une dernière précision, celle-ci d’ordre grammatical, doit être encore faite. En effet, on a choisi l’utilisation de l’article au singulier pour exprimer l’architecture ou la maison méditerranéenne. Cela pourrait sembler contradictoire vu la grande variété culturelle et expressive du Bassin et être jugé réducteur. On comprendra bien que l’article au singulier ne revient pas à parler d’« une seule » forme architecturale méditerranéenne en tant qu’objet unique, mais d’un corpus varié et divers d’expressions architecturales. En effet, le recul et l’échelle de ce travail d’une part, et l’avantage de communication de ce choix, d’autre part, le justifient aisément, loin de préciosités théoriques. Il faut aussi comprendre dans ce même sens l’utilisation du verbe au présent. Le document traçant un périmètre autour de l’architecture traditionnelle et ses temps, l’utilisation de cette forme du verbe ne devrait pas produire d’équivoques. En revanche, la proximité que l’on atteint par le verbe au présent aide à rappeler que, il y a quelques dizaines d’années seulement, l’architecture traditionnelle méditerranéenne était l’« architecture » de ce Bassin. Toujours habitée par des millions de Méditerranéens, elle est une réalité quotidienne. Ajoutons encore qu’il existe une certaine déformation de l’architecture traditionnelle méditerranéenne, souvent représentée sous quelques modèles « exotiques » ou « exceptionnels ». Elle appartient pourtant, malgré quelques exemples pouvant être trompeurs, au monde
Bayt El Suhaymi réunit tous les éléments d'un habitat aristocratique du Caire ottoman : entrée en chicane, patio, halls décorés (qaas), espace de réception pour l'été (takhtaboosh), balcon couvert dominant la cour vers le nord (maqaad), climatisation par collecte et redistribution des vents frais du nord vers les pièces du sud (malqaaf), lanterne de terrasse (shukhshaikha), éléments décoratifs en bois, moucharabiehs (mashrabeyas) et plafonds sculptés, fontaines et sols en marbre, roue à eau et moulin à grain… Dans un premier temps, l'ensemble est entièrement documenté, illustré, analysé, discuté et évalué, étape par étape, afin de constituer une mémoire en même temps qu'une méthode : un travail d'équipe entre chercheurs et spécialistes de différents domaines, qui se prolonge tout au long du chantier. Le débat autour de l'amélioration des conditions sanitaires (réseaux d'assainissement, collecte des ordures
(10) « Considérée à tort comme architecture mineure par rapport à l’architecture des architectes, l’étude comparée de l’architecture vernaculaire nous permet de reconnaître tous les aspects de la structure de l’espace construit avec plus de vérité, et moins d’emphase, parce que le vécu y est beaucoup plus important. » Pr. Frédéric Aubry, Introduction à l’architecture vernaculaire, S. Guindani, U. Doepper, PPUR, 1990.
ménagères) a emporté l'adhésion des habitants au projet. Un encadrement permanent a permis d'instaurer
(11) Il ne faudrait pas confondre global et exhaustif. La vocation de ce projet n’ayant jamais été de se substituer à la précision, au détail et à l’échelle des excellentes monographies locales, existantes ou futures. Ce qui serait d’ailleurs impossible. En revanche l’approche globale met en valeur ces localités, ces diversités, en les reliant dans ce grand habitat commun qu’est l’espace méditerranéen.
étant réalisés dans des conditions et avec des matériaux similaires aux originaux : analyse chimique pour
une nouvelle discipline de l'espace collectif. Sur le chantier, on recherche un maintien maximum des éléments historiques, les inévitables remplacements retrouver la recette originale des mortiers, récupération de briques sur des bâtiments effondrés de la même époque, fabrication de briques identiques aux originales… Des artisans qualifiés sont identifiés, invités et mis à contribution pour former ou corriger leurs assistants.
(12) Cette proposition pourrait rejoindre, de façon générique, celle de J. Robert, dans le sens d’une pluralité de critères de catalogage et de compréhension du bâti. J. Robert, La Maison agricole. Essais de classification et définitions.
Les évaluations régulières permettent encore aujourd'hui d'ajuster les choix techniques à mesure de l'avancement des travaux, pour un résultat qui s'annonce réussi dans sa forme, et se présente surtout comme un exemple pour la méthode, l'intégration et la récupération de savoir-faire traditionnels menacés.
FORMES ARCHITECTURALES
(13) Cela n’exclut pas qu’au cours de l’étude, les propositions et expériences menées sur le terrain de la classification par des auteurs comme A. Demangeon, G. Aymonimo, A. Rossi, G.C. Argan, R. Grassi, parmi d’autres, ont été d’une grande utilité et toujours une référence.
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du normal et du quotidien avec ses caractères d’humilité, de discrétion. Ces qualités sont d’ailleurs son grand capital pour envisager son futur avec espoir.
1 Santorin, Grèce. Exubérance volcanique. Tel un inimaginable amas de formes élémentaires surgi de la lave de Tera, l’actuelle Santorin guette une mer devenue calme. Les coupoles, voûtes, terrasses s’imbriquent dans un chaos apparent, indéchiffrable et splendide.
Pour faciliter la lecture et fournir l’information de la façon la plus étalée possible, la décision a été prise de séparer matériaux et techniques des typologies. L’analyse et la présentation des typologies se refèrent globalement aux matériaux et techniques pour éviter la dislocation de l’approche typologique. Le chapitre suivant permettant de rentrer en détail dans les matériaux, arts de bâtir et savoir-faire, ceux-ci devant être approchés comme une seule unité.
2 Ares del Maestrat, C. Valenciana, Espagne. La fertilisation des collines calcaires ou l'excellence du savoir-faire. Comme un essaim d’abeilles, sous la protection du rocher, les maisons et leurs habitants trouvent le lieu rassurant qui domine horizons et cultures. Une vie dense se cache derrière cette arête édifiée. La colline entièrement transformée en terrasses : paysage méditerranéen. 3 Pal, Andorre. Maîtrise d'un équilibre sage. Montagne méditerranéenne (1560 m) où l’hiver conditionne la vie autant que l'implantation et la construction. Protégés sur les versants ensoleillés, maisons et bâtiments agricoles accrochés au rocher, face au midi, libèrent à leurs pieds les rares terres de culture qu’offre la montagne.
L'habitat épars représente un solide réseau de structuration du territoire
4 Cassis, Côte d'Azur, France. L'importance des fronts maritimes. Maisons mitoyennes au plan rectangulaire, fréquent dans les villages de bord de mer. L’enduit et les peintures à la chaux offrent une palette de teintes variées, sur des façades bien composées.
Une façon de vivre, de Multiples façons d’habiter Le Méditerranéen aime la vie en communauté, en partenariat, l’entraide, signalions-nous dans la présentation de l’espace méditerranéen. L’analyse des typologies confirme clairement cette caractéristique.
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Delta de l'Ebre, Catalogne, Espagne. Une terre généreuse et fragile sur une mer d'eau douce. Ferme sur une rizière. Assainis, les deltas sont devenus des zones agricoles riches où se combinent les villages avec l’habitat épars. Maison et arbre restent inséparables en plaine. Pins, noyers, chênes verts, figuiers… offrent du confort tout en devenant architecture.
Habitat épars, habitat groupé, le voisinage toujours présent En effet, plus de 80 % des typologies s’organisent en groupements (hameaux, villages, villes) et moins de 20 % des typologies seulement correspondent à des habitats épars. Bien entendu, cette répartition entre habitats épars et groupé peut varier sensiblement selon les régions. Si l’on pouvait (nous n’avons pas disposé de ces données) appliquer un critère démographique quantitatif à cette analyse, le ratio de la population habitant en système groupé ou en système épars serait à peu près de 9 à 1. Il faudrait tenir compte aussi d’un certain nombre de faux épars. Ce serait par exemple le cas, au Moyen Age, des habitations satellisées sur une seigneurie, aux alentours d’un château. Cela aboutissait parfois à la naissance d’habitat groupé. Aujourd’hui encore, il n’est pas difficile de voir en plaine et sur les coteaux du Maghreb ce type de villages diffus (du point de vue des paramètres occidentaux) qui apparemment ne présentent pas de cohésion. Simple mirage car un tissu immatériel d’origine tribale organise l’espace et les relations.
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Boukchouch, Maroc. Perspectives du futur dans un paysage aux racines ancestrales. Terrain doucement vallonné. Grands horizons brièvement verts. Vagues d’ocres céréaliers. Hameaux et villages subtilement diffus. Terre et paille devenues murs, couvertures, maisons, paysage. 7
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Le Caire, Egypte. Grande ville, grands défis. La métropolisation de la Méditerranée est un problème qui reste à mieux gérer. Les énormes contraintes qu’il impose pénalisent l’attention que mériterait le patrimoine contenu dans ces métropoles. 9 Aydinkisla, Turquie. Trois regards différents sur un futur commun. Trois générations, sous un portique végétal d’une maison rurale.
La Méditerranée, c’est aussi la famille. C’est la grande famille, la famille élargie. C’est la famille-clan. C’est la famille support et relais. Ce sens de famille élargie dépasse parfois les liens de parenté, avec l’inclusion de serviteurs, d’employés ou d’apprentis. Selon les cas, ils pourront être saisonniers (pendant le temps des moissons, mais aussi lors des campagnes de construction), temporels ou permanents. Cette structure familiale va contribuer, et pour FORMES ARCHITECTURALES
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Metsovo, Grèce. Aujourd’hui la vie continue sans altérer l'harmonie d'hier. L’imbrication des éléments jardin/maison compose un paysage villageois fréquent dans le quartier nord-est du Bassin. Des maisons au plan quasi carré, à toiture à quatre pentes, peu percées, évoquent des types anciens de huit millénaires documentés en Macédoine ou Thessalie.
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beaucoup, au façonnement des espaces de l’habitation, mais aussi à la relation spatiale entre eux ou même entre ces espaces et la voirie.
que l’on retrouve les meilleures terres pour l’agriculture, pour l’élevage, les grands cours d’eau, les grands axes de communication et donc d’échanges, et également la discrétion nécessaire à une protection efficace contre les dangers arrivant de la mer. Cela contribue au fait que la côte accueille un nombre bien moins important de typologies (entre 15 % et 20 % du total), ce qui est d’ailleurs en relation avec le poids de l’activité économique rattachée à la pêche. Enfin, la moyenne/haute montagne accueille un nombre encore moins important de typologies et évidemment de populations (de l’ordre de 5 %). Son importance est quand même significative dans un Bassin qui par son nom semblerait, au premier abord, tributaire exclusif de la mer. Réserve d’eau, donc d’une importante source de vie et d’énergie, de bois, de pâturages, souvent porte vers les continents profonds, fournisseuse de bétail et de ses produits dérivés, mais aussi de main-d’œuvre, la montagne méditerranéenne joue un rôle déterminant, en particulier pour les vastes plaines de son Bassin et en général pour tout le Bassin lui-même.
Le Méditerranéen habite en général « sa » maison. En effet, plus des trois quarts des typologies présentées accueillent une seule famille. Cette famille pouvant être du type élargi, avec donc plusieurs fils mariés habitant la même maison. En milieu rural et dans des relations de métairie, propriétaires et métayers peuvent habiter respectivement le premier étage et le rez-de-chaussée de la même maison. Parfois, les typologies accueillant plusieurs maisons constituent cependant des « agglomérats bâtis et d’habitation » où une grande familiarité préside à la vie quotidienne. Dans les sites urbains, où la maison à plusieurs logements est beaucoup plus présente qu’en milieu agricole, un certain lien immatériel se noue entre ceux qui partagent une même maison : en général, elle change peu de locataires, qui occupent souvent pendant plusieurs générations les lieux. La présence d’eau associée à la qualité de la terre et la possibilité des échanges ont été les deux vecteurs les plus déterminants dans l’occupation du Bassin. Dans le deuxième cas, le groupement, l’organisation – où l’urbanité était norme et besoin – a généré depuis l’Antiquité le florissement de villes commerciales tout au long du littoral méditerranéen, comme le réseau de villes continentales, connectées aux grands axes des caravanes qui reliaient la Méditerranée aux civilisations et aux grands marchés des trois immenses continents qui l’entourent. Continents d’où sont partis certains des grands courants culturels du Bassin : rappelons à titre d’exemple les cultures arabo-musulmane ou turco-ottomane. C’est ainsi que depuis des millénaires la carte du Bassin s’est vu parsemée de villes historiques, dont certaines sont devenues de nos jours de grandes métropoles (Istanbul, Le Caire, Athènes...). D’autres ne conservant que des ruines en témoignage d’un âge d’or périmé (Ephèse, Tipasa...).
L’habitat épars est présent dans tous les pays méditerranéens. Il est associé au milieu rural (autant pour les populations à faibles et moyens revenus que pour la bourgeoisie agricole). La taille et le type de l’exploitation agraire ou du troupeau auront une grande influence sur la définition, la morphologie et la syntaxe de ses espaces. Fréquemment cependant, bien qu’un riche répertoire typologique puisse être repéré, une structure constructive semblable de la maison est reconnaissable tant chez le paysan modeste que pour la famille aisée. Les besoins défensifs dans certains cas, et toujours la culture et l’histoire s’ajouteront aux matériaux disponibles, aux techniques/savoir-faire, au climat, pour composer, à partir du geste local aussi bien que de l’individuel – celui-ci profond, architectural –, l’espace bâti. Trois solutions pour un style d’habiter : la maison élémentaire, la maison compacte, la maison composée
Cependant, il ne faut pas penser que l’habitat épars est marginal ou inapproprié (entre 15 % et 20 % des typologies présentées). Il constitue au contraire une forme d’habitat fondamental dans la colonisation, la structuration, l’exploitation et la domestication du territoire. Dans certaines régions, il se présente comme un solide réseau d’unités fortement tramées, conformant un « paysage fini » où l’équilibre bâti-cultivé-habité est précis, exact et souvent imbriqué. Le régime de la propriété du sol et de sa transmission ainsi que l’organisation sociale sont des vecteurs déterminants de la syntaxe territoire-maison et maison-maison, mais aussi de la morphologie de celle-ci.
Dans l’habitat épars, trois grands groupes, selon le degré de spécialisation des espaces, peuvent être répertoriés. La maison élémentaire, avec une quasi-absence ou très faible spécialisation des espaces partagés par habitants, animaux et stockage agricole. C’est l’expression de la pièce polyvalente qui n’accueille cependant en durée qu’une partie limitée de la vie, celle-ci se déroulant la plupart du temps dehors. Elle pousse à une étroite et permanente relation des personnes avec leur environnement, le plein air. Elle présente majoritairement un plan au sol nettement rectangulaire et dans la plupart des cas elle ne dispose que du rez-dechaussée. Pour la couvrir, on trouve aussi bien la toiture à deux pentes, à une pente, la couverture plate ou la voûte, en majorité la voûte en berceau. Les façades présentent en général des ouvertures rares et limitées. La quintessence de cette maison permet de retrouver sous des typologies diverses des façons semblables d’investir l’acte d’habiter. La maison élémentaire est souvent le noyau à partir duquel une évolution de la maison a lieu.
Ajoutons que l’habitat épars, occupant le milieu rural, donc en général celui accueillant les populations les plus traditionnelles, souvent à l’écart ou retranchées d’un certain nombre d’événements ou de courants, reste un témoin qui cumule sans altérations notables des temps et des gestes qui remontent souvent bien loin dans l’histoire.
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Quant à son implantation selon les paysages, une grande partie (les trois quarts) des typologies colonise les plaines, les plateaux et les collines. C’est d’ailleurs dans ces paysages
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Cette évolution, complémentaire en partie de la morphologie et du système constructif du noyau initial, présente diverses solutions.
on retrouvera de vrais « complexes productifs », souvent mono spécialisés (vin, huile...), qui exigent une réponse précise de l’architecture pour chaque activité et modèle productif.
Dans ce groupe peuvent être considérées des maisons que l’on pourrait appeler primitives. Bien que aussi simples que celles que l’on vient de décrire, surtout à cause de leur forme (souvent arrondie) ou de leurs systèmes constructifs, certaines ont des difficultés pour évoluer et se développer. Elles représentent en général un modèle statique qui perdure dans le temps sans changements sensibles et qui, sans évoluer, arrive à son extinction.
La topographie, la taille des exploitations, le rendement des sols ou la dominante productive vont générer une occupation plus ou moins dense du territoire et une complexité plus ou moins importante du bâti. Mais bien evidemment, dans l’espace méditerranéen, cette apparente netteté dans le groupage est sur le terrain, même sur des petits territoires, extrêmement sujette aux nombreuses variantes et nuances qu’imposent les paramètres cités auparavant. C’est là justement que les monographies et les études locales prennent toute leur importance et leur valeur, permettant l’approche dans le détail et la précision, qui seule peut compléter la connaissance nécessaire à la sauvegarde et la mise en valeur de la diversité méditerranéenne, l’actif sans doute le plus important de notre Bassin. Son essence même.
La maison compacte intègre logement et espaces spécifiques destinés à l’économie productive. Elle représente sans doute le groupe le plus nombreux. Dans la plupart des cas, elle se présente avec un rez-de-chaussée plus un ou deux niveaux, et il est très fréquent qu’elle y ajoute encore des combles habitables ou en tout cas utiles aux activités productives. On la trouve autant en habitat épars que groupé. Le plan au sol a tendance (bien qu’il ne soit pas possible d’en déduire une règle) à devenir moins rectangulaire et à s’approcher du carré, bien que des plans irréguliers, surtout dus aux contraintes topographiques, soient aussi possibles. Dans ce type, la surface au sol est nettement plus importante que pour la maison élémentaire. La définition d’espaces spécifiques et les activités et hiérarchies qui leur sont associées contribuent à cet agrandissement du plan et du volume. La couverture en pente est très fréquente. Cependant, dans les régions à faible pluviométrie, la toiture plate ou très légèrement inclinée est bien présente. Le traitement des façades peut proposer des exemples très variés, depuis des typologies très massives avec une composition inexistante jusqu’aux façades soigneusement ordonnancées et généreuses en ouvertures, modénatures, faîtages...
La maison méditerranéenne, lieu bâti, lieu vécu Seule au milieu du paysage, recherchant toujours une position de guet, la maison tend à se constituer un espace intime et propre, parfois très explicite, comme dans les maisons à cour ou à jardin avec des clôtures plus ou moins importantes, parfois en générant un espace à forte personnalité entre les différents corps du bâti ou les différents bâtiments, basculant dans ce cas entre le patio et la cour intérieure. Espace parfois moins matérialisé aussi, limité par les différents bâtiments qui le définissent, à la fois articulation, passage et communication entre ceuxci et cour domestique qu’habitants, volailles et petit bétail peuvent partager. Parfois encore, souvent pour les maisons compactes, cet espace proche n’a ni clôture ni périmètre le définissant apparemment. Matériellement moins intime que les autres, il y est malgré tout toujours présent, bien que presque immatériel : des arbres, un banc de fortune, une charrue, un sol plus damé dénoncent sa présence. Les gestes humains le recréent et le définissent sans interruption. Puissamment délimité ou subtilement insinué, cet espace existe toujours.
La maison composée ou complexe, constituée de plusieurs bâtiments, chacun avec un usage spécifique bien défini. La maison prend ici souvent une nette hiérarchie formelle sur les autres bâtiments, tendance qui s’accentue au fur et à mesure vers une claire singularisation, bien qu’il ne soit pas rare que la force de l’unité formée par les différents corps bâtis et soudés nuance, dans certains cas, cette affirmation. Dans le cas de la maison composée, les bâtiments peuvent se présenter en mitoyenneté ou carrément séparés, aussi bien sur un même alignement qu’avec une disposition approximativement radiale ou parfois selon une disposition géométrique et fonctionnelle. Dans ce dernier cas, c’est le poids des critères de rationalisation productive qui impose cette rigueur. Si dans l’exemple précédent la maison est conçue finie, la maison composée peut tout aussi bien ajouter des bâtiments d’une façon plus organique, au fur et à mesure qu’une augmentation du volume ou de la diversité des activités productives a lieu.
Patio, cour, jardin, treille, de l’apprivoisement à l’insinuation de l’espace domestique Si nous avons signalé le patio, la cour ou le jardin, c’est parce que ce sont là trois expressions, avec leurs nuances formelles et locales, d’un fait méditerranéen par excellence : la vie en plein air autant que sous toit, l’architecture de terre, de pierre ou de bois autant que de lumière, d’ombre ou de parfums. Le dedans et le dehors. Sûrement aussi, le féminin et le masculin, car si la maison est surtout l’espace de la femme, la rue est surtout l’espace de l’homme. Une rue, ordonnant le bâti et en méme temps résultat de l’action constructive, est toujours un grand espace de convivialité et de relations autant que de circulation. Dans certaines régions, elle devient une continuité plastique de la maison et il est fréquent que cet espace rapproché accueil-le des activités aussi bien artisanales ou commerciales que strictement sociales. La maiFORMES ARCHITECTURALES
La maison complexe répondra aux besoins des grandes exploitations, parfois très spécialisées. Le nombre de bâtiments spécifiques composant cette unité avec leur nom correspondant peut être très variable, selon la diversité des activités productives de l’exploitation. Dans ce groupe,
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Avignon Repérage fin des besoins, réponse efficace et originale
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En complément à la réhabilitation de l’habitat ancien, les collectivités locales, soucieuses de valoriser leur cadre urbain, initient des campagnes de ravalement de façades, sur le principe de subventions accordées aux propriétaires, sous condition du respect de règles techniques et architecturales.
1 Máale Levona, Palestine. Borne de vie. Référence ou contrepoint, bâtiment auxiliaire ou maison d’été, simple ou complexe, circulaire ou carré, abri ou vigie, récoltes ou bétail : une symphonie de fonctions et d’usages ou un apparent tas de pierres empilées en labourant les champs. De l’apparemment insignifiant au réellement essentiel.
La définition de ces règles n’est pas chose simple ; des choix s’imposent entre préservation de l’identité ou modification de l’image du lieu, entre conservation et renouveau : la question du choix des modèles de référence demeure donc centrale. Cette méthode cherche plus de continuité avec l’identité du site, à la différence des plans de coloration qui, dans une approche plus plastique qu’historique, visent à harmoniser le cadre bâti par la définition de tonalités dominantes et intègrent rarement l’évolution des matériaux, des
2 Siatista, Grèce. De l'Asie Mineure aux Balkans, un geste « localisé ». Fruit de la prospérité économique des XVIIIe et XIXe siècles, les deux derniers de l'Empire ottoman, des résidences du type archontyka ont été bâties à l'intérieur de la Grèce, suivant le mode de vie ottoman mais connectées aussi au type local, en particulier les maisons-tour. Maison compacte, très fermée aux premiers étages (activités agricoles ou artisanales/petite industrie) et très ouverte à l'étage/logement, toujours en saillie, à la recherche de vues et d’ensoleillement.
techniques et des styles.
3 Djerba, Tunisie. Densité culturelle sur une île de 225 km2. Reliée au continent depuis les Romains par une route, l'île conserve néanmoins sa forte personnalité. Les menzels, ensembles ruraux dont le houche, maison compacte à cour et tours (chambres hautes) aux angles, jalonnent son paysage. Son patrimoine bâti comme son foncier subissent la forte pression du tourisme.
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En réponse à la question de la définition de la règle, l’Ecole d’Avignon élabore, pour les communes, des mallettes d’échantillons d’enduits. Plus que de simples nuanciers, elles sont utilisées en amont pour le conseil et le choix, et en aval pour la réalisation des travaux. La méthode s’appuie sur les particularités de traitement traditionnel propres à chaque site, évitant que les interventions ne les édulcorent, tout en
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assurant la faisabilité des techniques prescrites. Au préalable, un inventaire typologique répertorie les enduits
Oraison, France. Architecture et statut économico-social. Maison de la petite bourgeoisie marchande, avec la disposition typique en rez-de-chaussée de l'entrée et du magasin, et le logement sur deux étages. Si le schéma ne diffère guère des autres maisons, les modénatures ou le stuc marquent et montrent une appartenance.
caractéristiques du lieu et leurs décors. Des fragments sont prélevés pour analyse. Chaque échantillon est reformulé sur la base de dosages de liants, de pigments et de sables originels ou disponibles à proximité. Les techniques et outils d’exécution sont précisément décrits dans un manuel des recettes, permettant à l’entreprise de reproduire peintures à la chaux et toutes textures de finition des enduits présentés. La mallette
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Jérusalem. Des villes couvertes dans la ville. Le souk. L’activité marchande a produit en Méditerranée des constructions d’une grande beauté et rationalité, accueillant une densité humaine et une exubérance vitale extraordinaires. Dans la culture arabo-musulmane, elles représentent un centre urbain de tout premier ordre, partout ailleurs l’expression de la vie en communauté, de l’habitat groupé.
réunit les prélèvements modèles et les échantillons équivalents.
Entre le décisionnaire, l’architecte prescripteur et l’entrepreneur opérateur, s’est constitué un vecteur de communication visuelle, à travers la matière et la teinte des échantillons. Cette stratégie d’un produit unique invite le grand public à la reconnaissance et la lecture des façades, permet de former les entreprises sur la base d’une référence locale et, plus largement, d’associer chacun au projet d’embellissement. La mallette permet en outre de définir le cadre de versement des subventions : le guide technique devient ainsi un outil de contrôle de qualité.
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4 Campos, îles Baléares, Espagne. Sur l'île ou sur le continent, le même geste. Ensemble complexe rural (cultures et bétail) appelé possession, nom qui nous renseigne sur sa structure de propriété et sa gestion : les propriétaires vivant en général en ville et n’occupant qu’occasionnellement leur logement à la possession, les métayers habitant la ferme avec d'autres employés. Combinaison de différentes constructions aux diverses orientations et pentes, avec même une tour.
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son, en Méditerranée, déverse souvent sur l’extérieur. Ce sont parfois des pièces particulières qui occupent un petit bâtiment à côté : c’est le cas des cuisines ou des fours à pain construits à l’extérieur, autant accolés à la maison que nettement séparés. Mais ce sont aussi les activités commerciales, artisanales ou productives qui empiètent très souvent sur cet espace commun.
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1- Klirou, Chypre ; 2- La Cava 1930, Catalogne, Espagne ; 3- Ghardaïa, M'Zab, Algérie.
Treille et bâti : une surface semblable, une même importance. La création de l'espace par l'ombre. Geste devenu architecture. Un espace qui se recrée toujours : le porche végétal. Une architecture d’ombre et de parfums qui renaît à chaque jour. Un espace vital et méditerranéen s’il en est. Si, avec les images de la maison linéaire à Chypre et avec l’ambiance des années 30 en Catalogne, c’est l’espace domestique qui est concerné, à Ghardaïa, au M’Zab en Algérie, l’ombre apprivoise et rend la rue plus commune encore, rendant des maisons opposées presque mitoyennes.
Dans le même sens, il existe un autre espace typiquement méditerranéen qui aide à la transition et à l’intime relation entre intérieur et extérieur. C’est ce que l’on pourrait appeler l’architecture de l’ombre. Cet espace appelé génériquement porche ou portique – qu’il soit bâti en dur, à l’aide d’un portique, d’arcades ou matérialisé par le végétal, souvent avec des treilles, des jasmins, des rosiers – est un lieu d’une grande signification et d’une grande importance. Son microclimat, mais aussi sa capacité à tempérer le brutal contraste lumineux méditerranéen entre le dedans et le dehors en un espace très présent et très cher aux habitants de notre Bassin. Un espace qui attache le plein extérieur à l’intérieur clos.
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Saint Julians, Malte. Treille et terrasse, geste de survie. Lorsque la pression urbanistique et la rareté du sol rendent impossible l’architecture traditionnelle de l’ombre, celle-ci grimpe à la terrasse, telle une treille, et perpétue ainsi sa présence. 5
Chefchaouen, Maroc. Puits de lumière, coup d’œil à l'infini. Le patio, si humble soit-il, reste le centre autour duquel tournent l’univers domestique et son cosmos.
Patio, cour et jardin déclinent autant de façons d'apprivoiser l'espace extérieur
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Le patio, la cour et le jardin sont souvent confondus ou traités comme des variantes d’une même définition d’un certain espace. Mots utilisés souvent sans distinction, auxquels on octroie trop légèrement le même sens laminant la diversité culturelle dont ils sont surtout l’expression. Et pourtant, ces trois espaces déclinent bien trois manières de les penser, de les vivre, de les investir. Trois façons d’apprivoiser l’extérieur.
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7- Silifke, Turquie ; 8- Ula, Turquie.
Maison à jardin : morphologie et densité urbaines particulières ; regard privilégié. C’est au jardin que la maison livre sa façade la plus riche, la plus finement travaillée, la plus noble. C’est la reconnaissance de son importance majeure. Le jardin à son tour étale l’espace le plus privilégié, le plus digne, le meilleur. L’accouplement devient alors une réalité. Un tout est né.
Acceptant les exigences de synthèse et de réduction qu’implique cet ouvrage, il faut concéder la dénomination de patio à l’espace appelé comme tel dans la maison d’origine arabomusulmane. C’est ce mot qui exprime certainement le mieux les qualités définissant cet espace. S’y ajoute la réalité d’abriter des millions de personnes dans des dizaines de villes (médinas) à maisons à patio en Méditerranée. Architecture toujours vivante, riche de ses qualités, mais hélas aussi menacée. Le patio désignerait à la fois le centre et le cœur du logement et de la vie familiale. Mot sans synonyme. Echelle humaine devenue espace irremplaçable, généré par le bâti que lui seul rend possible. Espace à habiter. Puits de vie. Espace actif, recueilli et intime. Dedans et dehors. Sol et ciel devenus lieu, proportion, architecture. Ce patio peut se présenter de façon plus ou moins simple : sans arcades au rez-de-chaussée, les murs (ou les murs et portiques élémentaires) délimitant alors cet espace central, ou avec FORMES ARCHITECTURALES
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Hacienda Algarrobo, Màlaga, Espagne. L'importance de l'économie productive. Presque un village domestique, la cour devient presque une place, où activités, animaux et personnes peuvent cohabiter. La dimension de la cour est le résultat de l’espace généré par les dimensions du bâti, tout autant que de la réponse précise au besoin d’espace exigé par les activités qu’elle doit accueillir.
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des arcades sur un, deux, trois ou quatre côtés. Lorsque cette arcature est présente, la richesse des espaces augmente avec la création d’une transition entre le dedans et le patio.
Maison et jardin sont le fruit d’une addition, vient-on de dire. Addition, mais totalité achevée dans l’espace et dans le temps : on ne saurait imaginer ces maisons autrement (bien que des processus de transformation nous imposent malheureusement le contraire). Cette typologie, constituée d’un intérieur et d’un extérieur soudés, contribue à façonner des paysages urbains absolument particuliers, avec une importante densité de verdure et un allègement notoire de la densité du bâti.
La qualité, la densité et l’exubérance vitales de cet espace sont telles que la maison n’a à coup sûr plus besoin que d’une entrée sur la façade. Tout est condensé et tourné sur ce point central de la maison. Cette entrée, toujours en chicane, garantit l’intimité intérieure. Bien que parfois, d’un point de vue morphologique ou même fonctionnel, la cour soit très près du patio, on peut y repérer des différences qui lui confèrent un caractère propre et distinct. De façon schématique, la cour présente deux solutions principales : espace limité en majorité par les différents corps d’une maison ou espace défini par la maison et des murs. C’est-à-dire un espace plus ou moins généré par le bâti, plus ou moins tracé par la clôture. Dans les deux cas, les activités productives conditionnent l’échelle. Ainsi le troupeau, les produits, modes de production ou engins agricoles seront au moins aussi importants que l’échelle humaine pour sa définition. Espace moins dense que le patio, allégée par la présence animale, agricole et productive, plus souvent limitée par des murs que par des bâtiments, la cour est plutôt l’extérieur confiné.
Ce geste d’apprivoisement et de délimitation d’un espace proche et particulier, ayant à la fois un sens intime et sécurisant, existe aussi bien dans les constructions légères que dans les établissements mobiles des populations nomades. Dans ce dernier cas, cet espace est aussi bien créé avec le flaj (grand tissu tectangulaire des nomades) que tout simplement avec quelques épineux.
On retrouve un peu partout en Méditerranée la maison à cour avec toutes les variantes et formalités possibles. Dans les régions à influence arabo-musulmane, elle bascule souvent vers le patio et prend au contraire un caractère articulé et fonctionnel dans la Méditerranée nord et occidentale. Cette cour peut se présenter plus ou moins timidement ouverte, peut se répéter, générer des espaces particuliers, selon la complexité et les dimensions du bâti dont elle fait partie.
– celui-ci profond, architectural – l'espace bâti
Défense, culture, histoire, matériaux, savoir-faire, climat composeront à partir du geste local aussi bien que de l'individuel
Avec toujours des nuances – combien de fois n’avons-nous pas insisté jusqu’ici sur l’importance décisive de la diversité et des tonalités méditerranéennes, et pourtant nous allons encore y revenir ! – on serait donc devant deux conceptions de l’espace global habité : celle qui met la parcelle extérieure aux mêmes titre et rang que les autres espaces habités (patio ou cour intérieure définis par des bâtiments et cour clôturée dont le mur ne permet pas le regard à l’intérieur), donc un espace fermé à l’extérieur, et celle avec une définition plus ou moins matérielle de cette cour où la clôture, tracé des confins domestiques, qui définit un espace clairement perméable au regard, ouvert à l’extérieur (ici, l’espace est principalement dépendant des activités productives agro-pastorales).
Si dans le patio, complètement, ou dans la cour, partiellement, l’espace était confiné par le bâti, dans le jardin ce n’est plus le cas. Jardin et maison sont juxtaposés, s’additionnent, chacun pouvant théoriquement exister par lui-même. Tous deux ensemble, couplés, constituant une autre variante pour créer et habiter l’unité duale, intérieur/extérieur. Si pour le patio c’était la maison arabo-musulmane qui décrivait très bien cet espace, pour le jardin, c’est la maison turque qui le décline le mieux et conjugue précisément ce tout qu’est la maison à jardin. La culture surtout les croyances religieuses détermineront un jardin plus ou moins intime, réservé et à l’abri, ou perméable au regard étranger. Selon les régions, ce jardin mettra davantage l’accent sur la recréation d’un espace de jouissance ou bien sur celle d’un espace dévolu à la productivité.
Dans le premier cas, l’espace non couvert devient souvent le cœur (14) de la maison, ou tout au moins un centre important d’activités. Dans le second cas, bien qu’il continue à être important car le Méditerranéen vit beaucoup en plein air, il n’a pas du tout le rôle de centre de gravité, et n’occupe pas le rang de l’espace précédent.
Accolé en général à une façade de la maison, le jardin est assez grand, car il représente une importante surface de production domestique. Des plantes de toutes sortes et en toutes saisons sont cultivées, sous une grande variété d’arbres fruitiers où ne manquent presque jamais les agrumes. Toutefois, il est aussi un espace de plaisir, les fleurs aux belles couleurs et aux délicats parfums y sont toujours généreusement représentées. C’est la moitié d’un tout bâti, celle-ci végétale.
Dans tous les cas, une même nécessité : être en contact permanent avec l’extérieur. Cela n’est pas exclusif de notre Bassin, cette réalité également présente chez de nombreux peu-
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(14) Peut-être faudrait-il parler de matrice, car espace féminin par excellence et générateur de la vie du foyer.
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ples autour de la planète prenant en Méditerranée les singularités que les cultures, histoires et paysages ont fortement modelées.
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Méditerranée. C’était en général des maisons en fibres végétales et bois, facilement démontables et pouvant être transportées à dos d’animal sur des distances en tout cas plus modestes que celles des déplacements nomades.
La présence devenue maison, ou l’habitat nomade Néanmoins le désir et la nécessité de se fixer et de créer son lieu sont une constante presque générale du Bassin.
C’est probablement les populations nomades qui ont le plus fortement pratiqué cette alliance avec la nature. Le récit historique, en majorité produit au Nord et en Occident, a trop souvent présenté les populations nomades, habitant en majorité les régions Sud et orientales, sous l’angle de l’exotisme et du manque de rigueur. De ce fait, son architecture, son urbanisme – osons-nous dire –, ses techniques et matériaux de construction n’ont pas été considérés sérieusement comme tels. Parfois même, nomadisme et misère ont été associés imprudemment, alors que souvent c’était bien le contraire. Rien de plus irréel aussi que l’identification faite parfois entre nomadisme et bohème ou aventure. Les mouvements, les directions, les étapes, tout est précisément défini et observé, dans un paysage ne permettant pas l’erreur. Sous la légèreté et l’apparente fragilité d’une tente, s’abrite une culture dense et séculaire des grands espaces.
L'architecture méditerranéenne s'exprime autant à travers la terre, la pierre ou le bois qu’à travers la lumière, l'ombre ou le parfum
Le bâti en dur. Maison et racines. La fondation de lieu.
La maison de poil des populations arabo-musulmanes ou la otag, la tente, chez les anciens Turcs auront anticipé des façons d’habiter que l’on va retrouver dans l’architecture des maisons en dur des populations sédentarisées. Otag deviendra plus tard oda, la chambre ou pièce. Chez les Berbères du Maroc, on appelle la tente taxamt (ou takhamt) et on utilise le mot akham (ou axxam) pour désigner la maison ou la demeure. Voilà deux exemples aux deux extrêmes du Bassin, pour illustrer cette transmission.
Le bâti en dur méditerranéen répond majoritairement à cet esprit de fondation. Presque 40 % des typologies inventoriées correspondent à des maisons à un seul niveau, le rez-dechaussée (RC). Au début, on pourrait dire que c’est le plein air « légèrement modifié ». Presque trois quarts du total correspondent à des maisons ne dépassant pas deux niveaux (RC+1). Un cinquième seulement du total dépassant ce volume qui se répartit entre RC+2 et RC+3 ou même au-delà. Les niveaux intermédiaires, assez courants, restent cependant discrètement répandus. Ce petit pourcentage des typologies RC+3 ou plus cumule quand même un fort pourcentage de la population car il représente, en fait pour la plupart, les typologies villageoises. Le milieu villageois/urbain, où la pénurie de sol – facteur accentué sur les paysages à fortes pentes – favorise la construction en hauteur, ajoutée aux critères défensifs, a pris le parti de compacter au sein d’une enceinte plus ou moins définie, pour se défendre d’un ennemi tant humain (pillages, razzias...) que naturel (désert). L’étalement au sol reste cependant une caractéristique importante.
L’architecture des nomades – la tente – et son « urbanisme » et implantation dans la formation des campements sont aussi finement réglés que dans n’importe quel hameau ou n’importe quelle maison. Même les teintes sont strictement respectées, car ces couleurs permettront de reconnaître de loin l’appartenance d’un campement. La tente des nomades, aujourd’hui très peu nombreux en Méditerranée, représente le type d’habitat préparé et bâti exclusivement par les femmes : c’étaient elles qui préparaient la matière première, la laine, elles qui produisaient les éléments, tissage des flaj, qui bâtissaient, en la montant et démontant à chaque déplacement, elles aussi qui l’entretenaient, la réparaient, la renouvelaient.
Il se fait pour les deux tiers des typologies, un plan à géométrie régulière, dont plus de la moitié sur un plan rectangulaire. Un tiers seulement des typologies présente des figures irrégulières. Très souvent, en milieu rural, des contraintes topographiques imposent cette irrégularité ; parfois aussi, des imbrications dues à des transmissions de propriété et à des contraintes rurales de parcellaire, la règle tendant vers la régularité et l’ordonnance. L’angle est aussi la norme générale, les formes arrondies, bien que présentes, étant bien plus exceptionnelles. Elles témoignent de modèles et types plus archaïques, aujourd’hui très peu présents.
Présence devenue maison. Mode de vie supérieur et signe de noblesse chez les Arabes, occupant un rang mineur chez les Turcs ou les Berbères, l’habitat nomade nous guide dans le dialogue architecture-paysage. On dirait en effet que la tente est accueillie par le paysage. Elle s’y étale doucement, s’y accroche solidement.
La diversité des solutions quant à la distribution intérieure des espaces est grande. Cette diversité s’exprime aussi bien dans les maisons à un seul niveau, qu’elles soient élémentaires ou plus complexes, que dans celles à plusieurs niveaux, au moment de l’utilisation et de la FORMES ARCHITECTURALES
Moins fréquentes que l’habitat nomade, quelques types d’habitations que nous pouvons appeler mobiles, aujourd’hui définitivement disparues, pouvaient être rencontrées en
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Dana Abandon et revitalisation, un processus de trente ans
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Dana est un petit village situé dans le Sud-Ouest jordanien, dans la chaîne de montagnes qui sépare le désert de Jordanie de la vallée du Jourdain. 1
En 1960, à quelques kilomètres de Dana et au pied de la route qui traverse le pays du nord au sud, Qadsiyyeh
Katrana, Jordanie. Relais indispensable. Caravansérail : ces bâtiments, mélange d’hôtel et de marché, étaient des relais fondamentaux pour les caravanes qui transitaient sur les grandes voies commerciales intercontinentales. Ici, Bassin pouvant stocker plus de 12 000 m3
a été fondé. Ce nouveau village a beaucoup attiré les habitants de Dana, parce qu’il était bien situé pour les transports et qu’il disposait d’eau et d’électricité. Peu à peu, certains villageois de Dana sont allés s’y installer… L'abandon total du village de Dana s’est produit en 1980, à cause de la création d’une grande cimenterie à Rashdiyyeh, à proximité de Qadsiyyeh, qui a fourni du travail à tous les habitants de la région.
d’eau de pluie. A la différence des khans urbains, la porte d’entrée est ici au gabarit du chameau et non pas du chariot. 2
Cachou, Algérie. Racines et repères pour une population quasi sédentaire. Maisons en pierre sèche et toiture plate en terre damée, dans un mimétisme avec le paysage, en général non évolutives, accueillant la population de façon saisonnière, celle-ci pouvant se déplacer tout entière – à l'exception des gardiens des greniers – pour chercher les fonds humides. 3 5 6
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3- Cafarnaüm, Palestine ; 4- Wadi Moussa, Jordanie.
Dernière étape d’un riche parcours culturel. Sur la frontière avec la Syrie, en 1924, des nomades sont installés en campement. Aujourd’hui la population nomade est en train de se sédentariser presque totalement – comme c’est le cas pour la famille jordanienne de la photo ; elle devient très discrète en implantation et en nombre dans le Bassin. Tend à disparaître. 5
Mugla, Turquie. Architecture et broderie. Les femmes sont réputées à Mugla pour leur habilité et leur goût exquis dans le travail des dentelles. Les artisans du bois et du bâtiment réussissent des maisons en bois, brodées de fins arcs et de piliers élancés. Excellence dans le travail, raffinement dans l'art de vivre et d'habiter. 6
Un groupe de femmes, qui parcourait le pays en 1990 pour constituer un catalogue de la culture traditionnelle jordanienne, a trouvé Dana totalement à l’abandon et s’est proposé d’entamer un projet de réhabilitation et de revitalisation. En 1994, une étude écologique a été réalisée et, avec le soutien de la Royal Society for Conservation of Nature (RSCN), la zone a été déclarée espace protégé. Un financement de la Banque
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mondiale a permis de construire une route, de faire l’adduction d’eau et d’amener l’électricité au village ;
6- Testour, Tunisie ; 7- Siwa, Egypte.
La revitalisation du village exigeait sa réintégration par les habitants et leurs tâches habituelles. Certains des anciens villageois sont revenus dans leurs maisons et ont remis en valeur leurs métiers traditionnels, tels que l’exploitation agricole et l’élevage, la poterie ou les conserves d'aliments. C’est sur cette base qu’une proposition de tourisme de faible impact a surgi, régulée aussi bien en ce qui concerne la production agricole que l’offre commerciale et de logement par la RSCN. Aujourd’hui, la moitié du village est réhabilitée, même si l’autre moitié demeure toujours en ruine. Les habi-
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tants se consacrent au tourisme et servent de guide ; ils ont repris l’agriculture traditionnelle avec certains
Acre, Israël. Espaces nobles et raffinés. Ambiance intérieure de l'espace central d'une lebanese house où la triple arcature décore la façade et confère une dignité à l'intérieur, rehaussée par un faux plafond en bois finement peint et décoré.
produits identifiés comme écologiques ou se consacrent à des tâches de recherche dans la réserve naturelle.
FORMES ARCHITECTURALES
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parallèlement, soixante-cinq maisons ont pu être réhabilitées.
Touchées par une vague commune, sous des vents différents. Marquée par les Mauresques chassés d’Espagne au XVIe siècle, Testour présente toujours la mitoyenneté des médinas arabo-musulmanes, rythmée et ordonnée dans ce cas par des îlots rectangulaires. De ce fait, le parcellaire se « régularise » et les surfaces des maisons « s’homogénéisent ». L’oasis de Siwa représente, à l’opposé, un développement organique aussi bien en hauteur qu’au sol. Un organisme vivant et actif qui bouge sans cesse et toujours avec les techniques et matériaux locaux : à la base, calcaire et palmier.
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arabo-musulmane ou oda de la maison turque illustre le premier cas ; pour le deuxième cas, on peut penser aux espaces d’une maison villageoise de Provence par exemple.
hiérarchisation de ceux-ci. Une grande quantité de facteurs se combinent pour engendrer telle ou telle solution. La diversité de cultures, les activités productives associées, mais aussi la maîtrise constructive privilégieront certaines formules. On peut déjà, en amont, distinguer deux grands groupes : les typologies dont la distribution se fait par l’extérieur et celles où elle se fait par l’intérieur de la maison.
La Méditerranée, aux hivers moins chauds qu’on l’imagine souvent, accorde une grande importance au feu. Le feu, la cheminée – qu’ils soient pour cuisiner ou pour chauffer, parfois le même, parfois distinct – centrent souvent en hiver ou par nuits fraîches l’espace de séjour. Ils imprègnent parfois, par des cheminées en façade ou sur le toit, importantes, le caractère extérieur de la maison. Dans les maisons plus sommaires, un simple trou en toiture assure l’évacuation des fumées.
Présence devenue maison, sous la légèreté et l’apparente fragilité d'une tente
Mis à part l’habitat troglodytique, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir, la maison méditerranéenne ne se caractérise pas par la construction systématique de sous-sols (niveaux donc les murs pérymetriques ne sont pas apparents). Seulement 15 % des typologies disposent de ce niveau (certainement plus fréquents sont les niveaux à demi enterrés, présentant une seule façade apparente, les autres étant accolées au terrain). Ce niveau de sous-sol est bien sûr parfois d’une grande importance dans l’activité productive (conservation de produits alimentaires) associée à la typologie. Encore faut-il rappeler que le besoin de maîtriser et stocker soigneusement l’eau a produit en Méditerranée un métier : celui de creuser des puits, des mines d’eau, des citernes. Enfin 5 % de typologies disposent d’un entresol, niveau intermédiaire entre le rez-de-chaussée et le premier étage.
s'abrite une culture dense et séculaire des grands espaces
Le premier groupe présente toute une gradation, directement depuis l’extérieur, jusqu’au portique plus ou moins transparent. Certaines typologies de ce groupe évoluent (et non pas « sont transformées », bien que cela existe aussi) en fermant cet espace de distribution extérieur et en l’intégrant définitivement comme un espace intérieur, dans lequel de nouvelles activités viennent se greffer en plus du rôle de distribution. Certaines maisons à cour ou les maisons à patio procéderaient des deux groupes. En effet, bien que la distribution ait lieu physiquement à l’extérieur, elle se déroule dans un espace intime et privatif, centre de la maison – indiscutable pour le patio, plus subtil pour la cour, surtout lorsqu’elle n’est qu’en partie clôturée.
En ce qui concerne la surface occupée au sol, on constate une riche gradation. En habitat épars, une proportion significative, 35 % des typologies, ne dépasse pas 50 m2, tandis qu’un autre tiers se situe entre 150 m2 et 300 m2. Les grandes demeures de la bourgeoisie agricole pouvant aller au-delà. En habitat groupé, la répartition se fait presque uniformément sur toutes les strates retenues. Il est aussi fréquent que la surface d’une même typologie présente des variations importantes, s’adaptant aux caractéristiques démographiques, sociales et productives de la famille. Dans les médinas arabo-musulmanes, on retrouve un bon exemple où il est parfaitement possible de reconnaître le même modèle dans la maison familiale modeste ou dans la demeure aisée ou noble.
Cela nous amène à isoler deux sous-groupes pour les maisons distribuées par l’intérieur : celles qui s’organisent à partir d’un espace central et celles qui présentent une organisation linéaire. Cette schématisation impliquant des hésitations de groupement pour certaines typologies ayant des solutions hybrides. Depuis un espace central, on trouve la maison à patio, déjà citée, et toutes les maisons à sofa central, les lebanese houses. La disposition des travées détermine souvent une centralité à partir d’une configuration basilicale soulignant la hiérarchie de la nef centrale – ce serait par exemple le cas de la masia en Catalogne avec la sala en tant qu’espace central.
En fait, dans l’architecture traditionnelle méditerranéenne, les typologies inventoriées et correspondant à des classes sociales que l’on pourrait qualifier de façon très élémentaire d’aisées ou très aisées représentent tout juste le quart du total. La grande masse, à peu près deux tiers, correspondant à la large fourchette des agriculteurs, éleveurs, commerçants et artisans, et le reste à des catégories plus démunies. La maison méditerranéenne se veut solide et a vocation de permanence. La maison signifie le lieu, ne dit-on pas aussi, pour se reférer à la maison, « le lieu et le feu »?
Les espaces intérieurs ont, selon les cultures, une tendance soit à la polyvalence et à une recréation constante, soit à une spécialisation beaucoup plus nette. La pièce de la maison
Le Méditerranéen s’investit dans la construction de sa maison. En grande majorité l’habitat en dur est un habitat permanent (les neuf dixièmes des typologies inventoriées correspondraient à FORMES ARCHITECTURALES
L’organisation linéaire se fait tantôt par le centre, tantôt sur un des côtés. Cet axe sert souvent à relier directement et franchement deux espaces extérieurs : la rue et le jardin (ou la cour) collé à la façade postérieure.
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ce groupe). Cependant la présence d’une culture méditerranéenne associant la maison d’été et celle d’hiver est également importante. Rappelons à titre d’exemple les villes du M’Zab algérien. Dans ce cas, que l’on retrouve aussi dans tout le Maghreb et ailleurs, des différences nettes peuvent s’observer entre les typologies d’été et d’hiver. Ces différences dépassant même les traits strictement morphologiques, pour nuancer la rigidité des comportements quotidiens. C’est souvent le climat qui pousse à l’adoption de cette stratégie de l’habitat saisonnier. Il ne faut pas oublier que, dans les régions où les écarts saisonniers du climat sont importants tout comme les écarts de température en été, une organisation spatiale saisonnière se produit dans la même maison, avec une « transhumance domestique » à la recherche des niveaux les plus frais ou les plus chauds, selon la saison. Ainsi l’été la terrasse devient un lieu privilégié pour dormir.
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Rashid (Rosette), Egypte. Toutes les hauteurs de la vie domestique desservies. A la fois filtre et stabilisateur de l’intensité lumineuse, et protection de l’intimité féminine, mais permettant néanmoins de scruter la quotidienneté extérieure, le moucharabieh défie la stabilité des façades, brode les murs en dentelle et crée des ambiances intérieures particulières. 2
Matmata, Tunisie. Intime et délicat. Réussite de la conception structurelle, de la beauté des formes, de l’efficacité des revêtements, de l’in-construction de l'espace à vivre. 3
Médina de Tunis, Tunisie. Demeure aisée ou modeste, le plan reste immuable. Le patio, cœur de la maison où tout afflue et reflue sans arrêt, accueille les activités et les itinéraires qui relient les différentes pièces et membres d’une famille élargie. L’arcature garantit un espace ombragé atténuant les contrastes de lumières et protégeant la circulation les jours de pluie.
Ceci dit, il faut rappeler que le paysage méditerranéen est parsemé de constructions auxiliaires pour l’activité agricole et pastorale. Nous disons bien auxiliaires dans ce cas, car la grande majorité de ces constructions ne peuvent être considérées comme habitat saisonnier, n’étant utilisées pratiquement que pour la journée. En général ces constructions sont de dimensions réduites (servant d’abri temporel des personnes ou à garder quelques outils, parfois aussi du bétail) et se moulent si bien au paysage qu’elles en deviennent une référence. Une autre caractéristique intéressante est la simplification aussi bien formelle que constructive. Ainsi par exemple, dans des régions où la règle est la toiture à deux pentes, ces constructions en prennent en général une seule et les voûtes deviennent souvent de fausses voûtes. Ces constructions sont d’autre part toujours une leçon d’efficacité et de durabilité extrêmes, car construites dans la plupart des cas avec des matériaux dont on ne pourrait même pas dire qu’ils sont transportés, approvisionnés, mais ramassés à portée de la main. Dans le cas de la pierre, utilisant bien souvent les cailloux collectés dans les terrains de labour. Il existe cependant des habitats répondant à cette condition d’habitation temporelle, dans des régions aux terrains de culture loin des villages ou lors des pratiques de transhumance.
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Teià, Catalogne, Espagne. Sobriété et rigueur. Masia. Que ce soit pour la définition du plan au sol, la structure, les distributions, la composition des façades, autant que pour le contrôle de la lumière, la hiérarchisation des espaces, le symbolisme ou le décor, l’ordre et la règle imposent leur poids, se couplant à la présence d’une famille patriarcale solide. 5
Taghzout, Haut-Rif, Maroc. Symphonie d'ombres et fraîcheur. L’apprivoisement d’un espace intérieur, à la fois ouvert au ciel et clos au monde, préservant le calme et l’intimité, et amortissant les paramètres climatiques, est une constante, un besoin. 6
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Le bâti léger, ou la réaffirmation de l’enracinement
6- Nossa Sra. da Graça do Divor, Portugal ; 7- Ambelakia,
La vocation de permanence, de fondation de lieu de la maison méditerranéenne n’est pas exclusive de la maison en dur.
Turquie. Maisons discrètes, cheminées spectaculaires ; hotte en bois peint, protégée au plâtre. En hiver, pendant les semaines où le Méditerranéen a la nostalgie du beau temps, le feu hypnotise ses veillées. Des cheminées majestueuses, sortent des génies de fumée pour danser le crépuscule du Bassin.
Dans le passé, de vastes régions du littoral ou même des plaines intérieures étaient occupées par des marais. Sur ces territoires autant d’eau que de terre (le terramare), la pierre faisait défaut et le sol n’acceptait pas mécaniquement de lourdes charges. Son humidité ne conseillait pas, d’autre part, des matériaux constructifs à forte capillarité. En revanche le roseau y était en général très abondant.
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8- Lindos, Grèce ; 9- Tozeur, Djérid, Tunisie.
La maison des Capitaines, style des Chevaliers ; toujours l'échelle humaine. Répandus dans le Bassin, les arcs diaphragmes créent, à partir de travées réduites, des espaces intérieurs au volume et aux dimensions importants, ajoutant à ces ambiances un surplus de raffinement technique et de beauté avec la présence d’un grand arc élancé. En Tunisie, pièces aux grandes hauteurs (6 m) sur une faible largeur (2,5/3 m) et une longueur importante. Volume singulier garantissant le confort climatique au sol.
FORMES ARCHITECTURALES
Ce milieu bien particulier a favorisé, d’un bout à l’autre de la Méditerranée, l’apparition d’un habitat léger, parfois palafittique, parfaitement adapté aux conditions environnementales et aux ressources disponibles : des maisons plus ou moins légères, simples et d’une longévité moyenne. Cette dernière caractéristique et l’assèchement progressif des zones maréca-
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geuses méditerranéennes ont effacé lentement les traces de ce type de maisons. Cependant, aujourd’hui encore, dans quelques régions seulement et par des populations limitées, des maisons légères continuent d’être bâties et habitées.
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thermiques qu’offre le sol et pourrait être considéré, dans certains cas – surtout celui de Matmata – comme évolutif. Ses qualités hygrothermiques spécifiques font que, mis à part les habitats cités, d’autres « in-constructions » de ce même type sont utilisées exclusivement comme caves pour l’élaboration et la conservation d’aliments.
On pourrait penser que cette architecture est à l’opposé de celle en dur et « impérissable ». Parfois elle est classée avec les tentes. Pourtant cette légèreté n’est que matérielle. Conceptuellement, elle est une maison aussi enracinée que celle en dur. En réalité, dans le cas de ces maisons légères, cet enracinement est renouvelé et réaffirmé régulièrement. En effet, la fragilité des matériaux utilisés implique de rebâtir totalement la maison tous les trois ou cinq ans ! C’est le cas, par exemple, des communautés de pêcheurs habitant toujours ce type de maisons dans le delta du Nil, au bord du lac Borolos.
La maison troglodytique, « in-construction » du logement dans les zones arides, profite des qualités et constantes thermiques du sol
Evolution et définition La maison méditerranéenne, soucis et activités, espaces et cultures En Méditerranée la maison est en majorité conçue/finie dès sa naissance. Cela veut dire qu’elle s’adapte et à la fois prévoit ce à quoi elle doit satisfaire et comment. Les agrandissements qui n’ont pas de relation avec l’idée d’évolution à partir d’un noyau élémentaire seraient d’une autre nature. On pourrait donc parler de typologies définitives et de typologies évolutives. Le premier groupe représentant 85 % des typologies et le deuxième 15 %. Il faut toutefois signaler que les typologies évolutives se développent selon un schéma qui en général est fort prévisible. De ce point de vue donc, elles pourraient être considérées comme définitives, dont la construction s’étalerait sur un temps ouvert. L’évolution de la maison se faisant davantage en horizontal qu’en vertical, bien que cette dernière formule ne soit pas exceptionnelle.
Les soucis défensifs Les soucis défensifs ont souvent façonné l’architecture au sein d’un Bassin, nous l’avons dit, soumis de tous temps aux guerres, invasions, pillages..., ceci ayant imposé certaines expressions architecturales plus radicales dans les périodes historiques et les régions les plus mouvementées, tournant presque au formalisme lorsque la sécurité a été un fait plus ou moins acquis. La Méditerranée présente une grande variété de formules pour incorporer la notion de défense au bâtiment. Un groupage peut être fait selon trois critères : la maison étant ellemême l’élément défensif (la maison-tour), la maison incorporant cet élément défensif (maison à tour) et la maison incorporant des stratégies morphologiques de défense, sans qu’elles correspondent à des éléments de défense au sens strict. Volumes et matériaux utilisés fournissent parfois un camouflage parfait à la maison ou à des villages entiers.
L’in-construction de l’habitat, ou l’habitat troglodytique Il existe dans presque tous les pays méditerranéens des habitats troglodytiques. Dans certains, ils continuent d’être habités (Tunisie, Espagne...) et dans quelques-uns de ces pays des programmes sont menés pour les réhabiliter et y récupérer des conditions convenables d’habitation. Bien que par sa singularité il représente un type d’habitat significatif de la région, il abrite une population mineure en nombre, aussi bien pour le total du Bassin que pour chacun des pays concernés.
Là aussi ce groupage est à prendre dans un sens très synthétique qui aide cependant fort bien à comprendre les grandes expressions architecturales pour satisfaire un même besoin. Ainsi, pour la maison tour, la gradation se fera depuis le recroquevillement d’une maison compacte aux ouvertures minimums, hautes et étroites, jusqu’à la tour, stricto sensu. Dans le premier cas, c’est l’adaptation de la maison type aux besoins défensifs, dans le deuxième cas, c’est presque adapter l’habiter à un volume spécifiquement défensif. Quant à la maison à tour, la tour signifiera avec une importance plus ou moins grande cet élément défensif, caractérisant pleinement la maison ou s’y insinuant discrètement. Certaines maisons turques illustreraient bien le troisième groupe.
Ces habitats troglodytiques se présentent selon trois grands groupes : les typologies utilisant un creux naturel et refermant celui-ci par un mur, telle une façade, ce serait le cas en Palestine, en Tunisie, en Espagne…, celles qui creusent complètement, en horizontal, l’habitation et dont les seuls éléments apparents sont la porte d’entrée et la cheminée, ce serait le cas de Guadix en Espagne… et enfin la typologie qui creuse les pièces en horizontal à partir d’un puits vertical, tel un patio, ce serait le cas de Matmata en Tunisie.
Il est évident que ces dispositions sont prises en grande majorité dans la maison éparse. L’habitat groupé ayant recours à la défense collective, que ce soit moyennant des enceintes ou des implantations difficiles à repérer ou difficiles d’accès. FORMES ARCHITECTURALES
Ce type d’habitat, complète invagination du logement, négatif, dans le sens sculptural du mot, du procédé constructif, profite au maximum des qualités et surtout des constantes
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Dans un sens moins matériel, il faut parler également de la défense/protection de l’intimité domestique et, spécialement dans certaines cultures, de celle de la femme. L’architecture traditionnelle présente là aussi un éventail de formules, depuis le frach des nomades, passant par les façades aveugles des médinas ou les moucharabiehs des maisons arabo-musulmanes ou turques.
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Paltiem, lac Borolos, delta du Nil, Egypte. L'architecture du roseau. Avec des zones humides littorales bien plus abondantes qu'aujourd'hui, cette construction devait être hier beaucoup plus fréquente dans tout le Bassin. Adaptée parfaitement au climat et à l’extrême efficacité des matériaux disponibles. Construction rebâtie tous les cinq à huit ans, où hommes et femmes partagent à parts égales les tâches.
Les activités productives
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Ras-Kar Kar, Palestine. L'évolution sans fin. Modèle traditionnel des villages ruraux palestiniens : composition de plusieurs maisons à cour destinées à des familles élargies. L'ajout de maisons simples développe organiquement l'ensemble et peut même modifier la forme de la cour.
La ségrégation humains/animaux est généralement la règle. Pourtant, dans un premier cas, dans les types les plus primitifs correspondant aux territoires les plus enclavés et aux sociétés les plus traditionnelles, on trouve les animaux et leur propriétaire partageant toujours le même espace couvert habité. Beaucoup plus fréquemment, animaux et habitants partagent la même enceinte, les animaux dans une cour, les humains dans des pièces autour de la cour. Troisième cas de figure : le même bâtiment accueille les deux catégories, mais avec une séparation soit au même niveau, soit à deux niveaux différents. Enfin, quatrième variante, humains et animaux sont hébergés dans des bâtiments séparés. La séparation habitant/animaux pouvant être interprétée comme un indice de développement social et/ou des activités productives.
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Rosário, Setubal, Portugal. Habitation, en général non évolutive, de petits propriétaires ou travailleurs ruraux. S'organise en fonction de la cuisine ou la sallecuisine. Très connectée à l'extérieur aussi bien sur la façade avant qu’arrière, où une pergola ou des bâtiments auxiliaires accueillent l'extension des tâches domestiques.
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Setenil, Andalousie, Espagne. S'incruster à la roche-mère. L'une des trois grandes typologies d'habitat troglodytique que l'on retrouve dans le Bassin. Cette même solution se retrouve par exemple en Tunisie (DouiretChenini) ou en Palestine (région d'Hébron).
Les trois quarts des typologies associent des activités productives liées à l’agriculture, un quart au commerce ou à l’artisanat, un tiers à l’élevage et l’agropastoral et un dixième à la pêche. Certaines, et c’est bien fréquent, associent plusieurs des activités décrites. 40 % n’associent pas d’autres activités essentielles à la maison que l’habitation.
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Sfax, Tunisie. Médina forteresse, un regard sur la mer, un regard sur la plaine. Des murailles spectaculaires et bien conservées pour protéger une ville portuaire musulmane créée sur un sol vierge qui, depuis, a connu toutes les influences des différentes époques islamiques. On apprécie sur le plan les patios de la typologie typique des médinas arabo-musulmanes.
Ces activités occupent différents espaces selon les typologies. Une tendance générale dans la maison compacte est l’affectation du rez-de-chaussée aux activités productives. Ceci est évidemment assez logique surtout pour des activités commerciales et artisanales qui permettent une connexion directe et facile entre la rue et l’atelier ou commerce, mais l’est aussi pour le gros bétail et pour les charrues ou autres outils agricoles. La même situation se produit pour les typologies associées aux activités de la mer. Dans ces cas l’activité productive marquera clairement les paramètres géométriques des espaces mais aussi sa relation avec le reste des espaces de la maison. A l’extrême opposé, sous le toit ou même en terrasse, il est cependant un autre espace, dans certaines régions et typologies, rattaché directement aux activités productives. En effet, le niveau sous-toit est souvent employé pour le stockage et séchage de légumes ou fruits et, parfois aussi et en même temps, utilisé pour l’élevage d’animaux de basse-cour. Dans la maison composée, ces activités productives bénéficient de bâtiments ou corps du bâti spécifiquement destinés à chaque activité. Ils sont conçus très particulièrement pour s’accoupler exactement aux besoins exigés par l’activité productive correspondante, et cela singularise dans certains cas l’expression architecturale. Quant à la terrasse, elle est un lieu typiquement méditerranéen d’une grande richesse pour ce qui est des activités qu’elle accueille. La terrasse en Méditerranée, c’est beaucoup plus que la couverture de la maison, c’est le séchoir des fruits autant que du linge, c’est la pièce d’été, c’est l’extérieur privé mais aussi un lieu de sociabilité, parfois passage et communication, capteur d’eau de pluie, poste
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Lechonia, Pelion, Grèce. Synthèses culturelles. Version ottomane de la maison-tour médiévale. Utilisée aussi bien par les Turcs que par les Grecs prospères comme résidence saisonnière près des cultures. Protégé sur le niveau le plus élevé, le logement ouvre généreusement à l'extérieur son intérieur de style ottoman. 8
Dos Hermanas, Andalousie, Espagne. Une fausse tour. Pas de souci défensif pour cette tour, qui n’est que contrepoids à l'énorme presse à huile de ces constructions ou complexes productifs que sont les haciendas andalouses, centre vital des grandes exploitations du sud de l'Espagne. 9
FORMES ARCHITECTURALES
Ibouharen-Fahsa, Maroc. Avant la ségrégation personnes/animaux. Bien que rares, des maisons accueillent toujours personnes et animaux sans aucune hiérarchisation ou distinction des espaces. Le gros bétail jouissant d'affection et respect.
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Tamazret, Tunisie. La maison, recroquevillée sur le patio, ouverte tous azimuts sur la terrasse. Regards, rencontres, rêves, horizons.
La terrasse, lieu typiquement méditerranéen, est bien davantage que la couverture de la maison
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Olhao, Portugal. A l'étage le plus élevé, une ville à ciel ouvert. L’importance de la terrasse dans la vie domestique produit, pour ces maisons et paysages urbains, une morphologie bien spécifique. La terrasse équivaut ainsi à reporter et libérer au niveau supérieur la totalité du parcellaire. Dans la médina d’Alger, les terrasses forment un escalier géant qui dévale jusqu’à la mer.
de guet d’horizons et de rêves... Un espace autant fini qu’infini, recréé par hommes et femmes, qui constitue la vie sur un niveau exclusif. Dans certaines typologies sans terrasse au sens conventionnel du terme, la couverture plane en terre remplit parfois pratiquement la même richesse de fonctions que la terrasse conventionnelle.
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Chefchaouen, Maroc. Cycle éternel : léthargie et activité. Le silence et le calme habitent aussi la terrasse qui s'investit tant pour récupérer jusqu'à la dernière goutte de pluie que pour rechercher le rayon de soleil le plus brûlant.
Avant d’en arriver à la ségrégation plus nette des dernières étapes, en milieu rural, une grande plasticité, et si l’on ose dire promiscuité, avait lieu entre paysage, bâtiments, personnes et animaux. Dans le même sens, intérieur et extérieur étaient si intimement liés, ne serait-ce que par le soleil envahissant la maison, portes et fenêtres ouvertes, de bonne heure le matin, ou par l’ombre de la maison s’étalant sur le sol au couchant, qu’ils n’existaient que comme un tout. Le franchissement continu et répété de ces espaces au long de la journée les couturait en un unique espace à habiter, si commun dans toute la Méditerranée. Le climat, nous l’avons signalé, modulant, selon la latitude et l’altitude, l’intensité de cette caractéristique.
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Basköy, Turquie. En douceur et en couleurs, on se prépare pour la saison froide. La terrasse reste un étage à part entière, aux fonctions et possibilités multiples. Au mois d’août, sur son sol fini à la chaux, une famille étale les abricots dénoyautés pour les faire sécher au soleil. 5
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5- Antakya, Turquie ; 6- Gravure du XIXe siècle, Costumari Català
J. Amades, Catalogne, Espagne. Deux générations, une même position ; le mobilier continue d'être structurant, privilégié, porteur d’une hiérarchie. Activités proches, espaces distants. Deux hauteurs domestiques, deux façons d’investir l’espace chez soi.
Deux cultures, deux attitudes, deux espaces à habiter Deux grands courants culturels génèrent deux manières de penser, de créer et récréer, d’habiter l’espace bâti : ce que nous appelons la culture « debout » et la culture « assise » (15). Nous nous référons à deux univers culturels habitant l’espace de deux façons complètement différentes. D’une part la région sud et orientale de la Méditerranée, correspondant à la zone d’influence arabo-musulmane, judaïque et turque, et d’autre part la région nord et ouest, correspondant à l’arc latin, les pays balkaniques et la Grèce.
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Ghardaïa, M'Zab, Algérie. Maison. Maîtrise de jeux d'ombres et lumières, de vides et de pleins. Les murs accueillant le mobilier contribuent encore à la libération du sol et au dégagement de l’espace intérieur qui, de ce fait, est recréé tous les jours, à chaque geste de la vie domestique. 8
Un geste, une position du corps par rapport au sol, de la vie par rapport à l’œil, qui peut tout changer, qui remet en question les échelles, la spécificité ou polyvalence des espaces, la contiguïté, l’ameublement, l’encombrement ou le dégagement des lieux habités.
Ibouharen-Fahsa, Rif côtier, Maroc. Efficacité technique, polyvalence spatiale. Telle une réplique domestique de la Salle aux Cent Colonnes à Persépolis, une forêt de poteaux de bois, dont on n’apprécie qu’une partie sur l’image, produit des espaces importants et organiques sous une toiture plate en terre damée. Espace d’occupation humaine et de transit du bétail.
FORMES ARCHITECTURALES
La vie au sol dans la région sud-orientale n’a pas besoin de grands meubles, et donc tous les espaces se recréent à chaque instant, chaque jour, selon les besoins. C’est l’exemple des « meubles » intégrés aux murs des maisons du M’Zab en Algérie, dégageant tout l’espace qu’ils définissent. Dans la région nord-ouest, l’utilisation de la chaise oblige l’incorporation de la table, signifiant des espaces qui se voient occupés de meubles et d’objets, et donc d’autant de ségrégations et barrières au champ visuel. Cette occupation des lieux par l’ameublement a aussi des effets sur la perception des volumes et sur la lumière.
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Fikardou Objectifs et efforts partagés, résultats garantis
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Le village de Fikardou, à Chypre, est un petit village rural situé sur les pentes nord-est de la montagne Troodos, à une altitude de 880 m. La surface bâtie du site est de 3 970 m2. Il abrite de nos jours sept habitants perma-
La construction de l’architecture traditionnelle méditerranéenne
nents, ainsi qu’un certain nombre de résidents du week-end. La plupart des trente-quatre maisons datent du
L’équilibre entre capacités, ressources, besoins... et plaisir
te harmonie avec l’environnement. La physionomie et les caractères architecturaux demeurent inaltérés. Dans
XIXe siècle. La qualité esthétique principale du village est son intégrité et son authenticité, qui sont en complèles années 70, le village était dans un triste état de délabrement, du fait de son abandon.
Nous avons dit que l’architecture traditionnelle utilise, sauf exceptions, les matériaux locaux. Il n’est pas étonnant qu’avec l’importante présence de la pierre, surtout calcaire presque partout dans le Bassin, ce soit ce matériau qui participe comme élément principal à 60 % des typologies retenues. Ce pourcentage augmenterait significativement pour les constructions auxiliaires ; et il est pratiquement de 100 % pour les terrasses et aménagements du paysage agricole. Combinée à la rareté d’autres matériaux dans certaines régions, la pierre peut être le constituant unique des murs, des franchissements, de la toiture, ce qui démontre l’efficacité des techniques et savoir-faire traditionnels qui ont su résoudre multitude de problèmes avec un seul matériau et très souvent avec les seules deux mains comme outil. Evidemment, là où la pierre est le plus utilisée, c’est dans la construction des murs. La terre, sans autre traitement que l’amassage (10 %), et la brique crue ou cuite interviennent à elles trois dans presque 30 % des typologies. C’est aussi dans les murs que ces matériaux seront le plus présents, autant cependant que dans les couvertures plates et certains franchissements. Des solutions mixtes (pierre/terre, pierre/brique) sont présentes dans 8 % des typologies. Les végétaux (bois structurel exclu), tels le chaume, la pail-le, en tant que matériau principal d’un élément constructif, se retrouvent à peine sur 5 % des typologies.
Le département des Antiquités a entamé en 1978 une campagne destinée à le sauver, en collaboration avec le département de la Planification urbaine et du Logement et la Fondation G. Leventis. Le but de cette campagne n’était pas de transformer ce village en un musée mais bien de créer les conditions nécessaires pour le déploiement d’authentiques spécimens d’architecture autochtone, et de revitaliser ce village traditionnel. Le village entier a été déclaré monument ancien, et son environnement immédiat, zone contrôlée. Deux
D’un point de vue structurel, la solution la plus couramment adoptée est celle des murs porteurs où reposent des franchissements horizontaux, aux portées en général courtes, formés par des poutres de bois et une large gamme de solutions pour ce qui est des entrepoutres et de la dalle. Les différents types de voûtes sont une autre solution fréquente, surtout pour les plafonds des caves et des rez-de-chaussée. La pierre, la brique et le coulage de mortiers chargés d’agrégats sont utilisés pour les construire. Les arcs diaphragmes, présents un peu partout, représentent une solution pratique qui permet de combiner des portées courtes et des grands espaces, ces arcs devenant des murs porteurs percés. Des cas qui ne sont pas exceptionnels permettent des portées considérables, correspondant en général aux demeures ou bâtis agricoles importants et dans des régions disposant de bonnes forêts. Dans les plaines du Maghreb, par exemple, on peut encore trouver la solution des espaces de type « hypostyle ». En effet grâce à une « forêt » de piliers de bois, on arrive à obtenir des surfaces au sol importantes, couvertes avec toiture plate en terre damée, et à avoir la perception d’un espace intérieur important, malgré la hauteur intérieure modeste.
maisons importantes et deux pressoirs à vin ont été acquis et restaurés par le département des Antiquités, et sont maintenant ouverts au public. Le reste des maisons demeure propriété privée. Leur restauration est menée à bien en collaboration avec les propriétaires, et elle est contrôlée par le département des Antiquités. Les travaux de restauration ont pour but de conserver les formes originales dans la mesure du possible, et d’utiliser les méthodes et les matériaux traditionnels. En conséquence, Fikardou a conservé son intégrité et son authenticité. La campagne de restauration et les subventions obtenues – à hauteur de 50 % des dépenses – ont été autant d’incitations pour l’investissement qui a mené à la réhabilitation de vingt maisons. Le village luimême et son musée local attirent un grand nombre de visiteurs. Les travaux actuels de restauration ont pour but l’amélioration des services, de l’accès et de l’entretien. La restauration des maisons restantes est en cours. Les nouveaux buts du projet sont l’enterrement des câbles électriques ainsi qu’une protection plus complète de l’environnement naturel immédiat du site.
FORMES ARCHITECTURALES
(15) Ce qu’André Ravereau définit avec autant de richesse que de simplicité, pour la culture assise, comme l’« autre hauteur de la vie ». La Casbah d’Alger, et le site créa la ville, A. Ravereau, Sindbad, 1989.
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Pour ce qui est des toitures, plusieurs solutions sont présentes. La toiture inclinée (en majorité en tuile à deux versants), est le système utilisé dans 56 % des typologies inventoriées et la toiture plate dans 38 %, dont 22 % avec une toiture plate en terre, 12 % avec une finition à la chaux, et 4 % avec des carrelages, ce qui signifie 16 % de typologies où la toiture est la terrasse proprement dite. La toiture inclinée en terre représente tout juste 4 %, 3 % pour les toitures inclinées en paille ou chaume, et quant aux coupoles, voûtes, leur choix ne représente que 6 %.
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Pour les revêtements intérieurs, les mêmes possibilités que pour l’extérieur se répètent. Il faut cependant ajouter les faïences sur les murs et les céramiques sur les sols, avec une profusion, une beauté et une maîtrise importantes dans certaines régions. Dans beaucoup de cas, la maison méditerranéenne et sa construction sont nettement essentielles. De ce fait, sa construction est très rapide. Cette surprenante rapidité (d’une semaine à six ou huit pour la plupart des typologies) dérive de trois circonstances fondamentales : la simplicité du bâti que la lumière, l’ombre et la présence remplissent et décorent, la contrainte de la période disponible entre, par exemple, moissons et période des pluies, et l’organisation précise des matériaux nécessaires et du chantier à l’avance, de façon systématique et programmée, ce qui démontre la réflexion (loin d’une spontanéité trop souvent chantée) de l’acte constructif et architectural. Ajoutons encore que l’entraide et la coopération entre voisins, familiers ou villageois étaient souvent la norme.
Pour les structures de ces toitures, la même solution générique que pour un franchissement horizontal est adoptée dans les plates, alors que pour les inclinées la solution la plus fréquente est celle des chevrons appuyés sur deux murs porteurs pour les toitures à une pente ou sur mur porteur et poutre faîtière pour celles à deux pentes. Une gamme imaginative de variantes, autour des fermes, fausses fermes ou encore des solutions mixtes, complète le répertoire. La tuile de terre cuite étant le matériau le plus utilisé pour ces toits, bien que des pierres comme le schiste soient aussi utilisées, surtout en montagne.
Sur cette terre d’accueil mais aussi d’émigration, les mouvements de population, avec parfois les fortunes accumulées pendant les années d’expatriation, ont produit au cours du xixe et au début du XXe siècle une quantité importante d’architecture pour fortunés. On la retrouve dans les régions d’où sont partis le plus grand nombre d’émigrants vers l’outre-mer : l’Egée, le Portugal, l’Espagne. Cette architecture se devant d’exprimer le nouveau statut de ces nouveaux riches a choisi des signes néoclassiques, ou a forcé l’ornementation et sa profusion. Importée souvent des Amériques ou des Indes, elle a été appelée au Portugal l’architecture des Brasileiros et en Espagne celle des Indianos ou Americanos.
L'architecture traditionnelle méditerranéenne, c'est l'exubérance de l'essentiel, la splendeur de la vitalité
Dans ce Bassin morcelé en Etats, l’architecture n’a pas tenu compte des frontières et c’est une constante de retrouver le même type dans deux ou plusieurs pays, voisins ou non. C’est ainsi qu’en Turquie on appellera maisons grecques un même type qu’en Grèce on désignera par maisons turques. A l’autre bout de la Méditerranée, des expressions architecturales étonnamment semblables peuvent être rencontrées entre l’Alentejo portugais et l’Extremadura espagnole ou entre l’Andalousie, au sud de l’Espagne, et le Maghreb.
Une majorité (75 %) importante des typologies utilise un revêtement extérieur. Le plus employé est le mortier à base de chaux (45 %), ceux à base de plâtre et de terre (15 % chacun) représentent le reste. Rares sont les placages de pierre ou céramique. Les 25 % restants n’ont pas de revêtements ou, dans un faible pourcentage, occasionnellement. Parfois ce revêtement extérieur ne couvre pas tous les murs. Dans certains cas seulement la façade principale, dans d’autres la façade la plus exposée à la pluie et aux vents. A l’opposé, ce revêtement peut recouvrir toute la maison, toiture inclue. C’est le cas des revêtements légers, tel le chaulage. C’est l’image stéréotypée d’une prétendue essence de l’architecture méditerranéenne. Pourtant, au niveau chromatique, ce n’est pas le blanc qui l’emporte, mais certainement les jaunes des ocres et les gris bleuâtre de la terre et du calcaire, et toute une gamme de pastels qui vont des rougeâtres et rosés aux verts, bleus... qui renforcent pour les couleurs aussi la diversité de ce Bassin.
On a dit souvent que l’architecture traditionnelle montre les traces des cultures et des populations. Non seulement les traces des gestes matériels (activités productives, démographie...) mais aussi les traces de la culture et des croyances. Sur deux façades (principale et secondaire) d’une maison, deux portes d’échelle et de traitement bien différents, l’une grande et noble pour les hommes, l’autre petite et humble pour les femmes, par exemple, nous racontent un long chapitre de culture et société. Des dessins aux vives couleurs, sur les murs des maisons musulmanes à Nablus, ou une statue de saint dans une rue à Malte ou en Andalousie, ou encore un petit bout de palmier cloué sur la porte d’entrée d’une maison d’un village catalan nous disent un voyage à La Mecque, la foi catholique ou les invocations et protections contre les mauvais esprits. C’est certainement parce que la maison traditionnelle est une peau de ses populations et non pas un monument qu’elle transpire les joies autant que les misères les espoirs autant que les craintes, de ses habitants. FORMES ARCHITECTURALES
L’utilisation des voûtes est présente presque partout, bien qu’avec des densités différentes. La coupole est en revanche plus circonscrite à des régions sud et est, et moins répandue dans le Bassin. Là où son utilisation est plus présente, elle combine avec imagination les variantes et profils. Ces typologies représentent l’une des images médiatiques de la Méditerranée ayant le plus de succès bien qu’elles ne soient qu’une discrète minorité.
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Mais l’énorme capital qu’est cette architecture n’est pas épargné par les dangers, et sa santé provoque des inquiétudes fondées. Les résultats des enquêtes et analyses menées offrent des données souvent préoccupantes, à moins que des interventions coordonnées et efficaces ne soient mises en œuvre rapidement. Ces résultats, au-delà des imprécisions en termes absolus qu’il faut accepter par l’échelle du projet, montrent par contre une tendance qui reflète assez justement la réalité des choses.
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Faro, Portugal. L'histoire par l'architecture. Sur un bâtiment simple au plan rectangulaire, au toit à deux versants, un fronton aux traces baroques et aux motifs marins et indigènes d’outre-mer est venu s’accoler au pignon. A la fois importation de symboles et manifestation d’un certain enrichissement. 2
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Deir Ghassaneh, Palestine. Architecture à la fois témoin et outil. Obligeant la femme à s’accroupir et à baisser la tête pour la franchir, la porte inscrit en façade secondaire la soumission et la hiérarchie. A côté, la grandeur et la noblesse d’une porte à échelle humaine. L’autorité est renforcée par l’arc rehaussant un seuil que seul l’homme peut franchir.
On peut estimer à 10 % les typologies atteintes gravement, soit par l’abandon soit par une pression impossible à assimiler. 60 % se trouveraient dans une situation balançant entre la régression et la stagnation, donc une réelle dévitalisation. Seulement 30 % ne seraient pas soumises à des dangers significatifs ou se trouveraient sur une voie de revitalisation. Cela si-gnifie en tout cas que presque les trois quarts de ce capital et de ce potentiel méditerranéens se trouvent dans une impasse dangereuse.
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4- Acre, Israël ; 5- La Valette, Malte ; 6- Jérusalem.
Les sites, un outil pour l’étude
Civilisation, religion, expression. Une voûte croisée aux arêtes interrompues pour que n'apparaisse pas le signe de la croix, un saint protecteur sur l'angle du bâtiment, des symboles d'une promesse accomplie, dans tous les cas la trace profonde de la civilisation sur l'architecture.
La Méditerranée est un paysage parsemé de hameaux et de villages. La vie villageoise, est un élément essentiel de ce Bassin. Les villes moyennes complètent ce spectre urbain, clavé comme une voûte par les grandes villes, souvent historiques, aujourd’hui devenues dans certains cas d’énormes métropoles mais qui conservent toujours des quartiers dont les architectures témoignent de l’histoire et de la tradition.
La Selva, Catalogne, Espagne. Foi et croyances. Détail de palme tressée et chardon. Dans un milieu exigeant, aucunement épargné par des calamités de toutes sortes, la foi et les invocations trouvèrent fortement racine.
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La Segarra, Catalogne, Espagne. Symboles culturels. Cimetière. La cour ou le patio gardent jalousement, à l’ombre du cyprès ou des murs, la vie de l’au-delà comme l’existence terrestre.
Ces villages, ces villes, ces quartiers représentent des centres de pouvoir et de décision à différentes échelles. Ils témoignent des initiatives et des sensibilités. On peut y lire rêves, frustrations, erreurs et réussites collectives. C’est là que la maison, la typologie, vit dans toute son intensité et souvent son drame, son quotidien, farci de passé, trop souvent vide de futur. C’est là seulement, sur le terrain, que les événements prennent une dimension réelle et que les projets deviennent exigeants, difficiles et complexes.
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9- Testour, Tunisie ; 10- El Cañuelo, Andalousie, Espagne.
Capillarité culturelle, perméabilité politique. La mer n’a pas été une barrière pour le transfert des architectures. Les frontières politiques non plus. Les deux bâtiments, de Testour et d’El Cañuelo, ne se touchent certes pas, mais sont culturellement mitoyens. Leurs racines puisent au même va-et-vient culturel.
C’est pour toutes ces raisons que les équipes de travail locales ont retenu pour chaque pays quelques sites significatifs où l’on pouvait retrouver les typologies répertoriées et étudiées dans leur contexte réel, mais aussi où l’on pouvait rencontrer politiques, concepteurs, usagers, associations, écoles, entrepreneurs, artisans... et connaître réalisations, programmes et projets. Cet échantillon, d’un total de soixante et onze sites divers et répartis dans tout le Bassin, tous les paysages, représentant des situations très variées, permet de dégager des tendances et les grandes familles de pressions et réactions.
FORMES ARCHITECTURALES
Nous employons ici le mot site dans un sens large pour simplifier les dénominations, dans le souci de rendre plus facile le parcours suivi. Site inclut donc autant les ensembles architecturaux (urbains ou ruraux) que les espaces bâtis, en sachant bien que l’on chevauche là le paysage culturel. L’effort de synthèse pour éviter d’apporter à chaque ligne des nuances qui
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rendraient lourde, parfois impraticable la lecture est nécessaire. Notre revendication de la diversité et des tonalités restant intacte. Dans ce cas le détail et les données géographiques, économiques ou cartographiques contenues dans le CD seront d’une grande utilité, nous les croyons indispensables. Site nous paraît donc exprimer correctement, sans contradictions majeures autant la cité, le village qu’un espace rural à l’habitat épars.
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Carcés, France. Le plaisir de la vie activement calme. Méditerranéens, ses 2 500 h. sont autant attachés à leur lac et leurs rivières qu’à la terre, leurs vignes et leurs vins. Sur son promontoire aux saveurs médiévales, à 115 m d’altitude, Carcés partage son regard entre les Alpes-deHaute-Provence et la mer. 2
Elmali, Turquie. Vivre la Méditerranée ensemble. Constituée de « pièces maîtresses de l’architecture », selon le jugement que Le Corbusier portait sur les maisons turques en bois, Elmali, au-dessus de 1 000 m d’altitude, a accueilli Arméniens, Turcs, Grecs qui ensemble ont partagé une ville commune. Architecture quotidienne à la fois sobre et raffinée.
La vie villageoise est un élément essentiel du Bassin
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Casares, Andalousie, Espagne. Défi au paysage. Connu sous le nom de « village suspendu », à 387 m d’altitude, telle une larme de tuiles et de chaux, Casares n’a plus l’importance stratégique de l’époque musulmane mais porte toujours son regard sur un paysage imprégné d’architecture et d’histoire.
On a retenu la qualification de sites significatifs pour signifier qu’ils avaient été choisis, parmi un grand nombre de possibilités, par les partenaires locaux, du fait de leurs qualités et capacités à résumer et présenter des traits et caractéristiques aidant à illustrer tout particulièrement les analyses de ce travail : aussi bien les typologies que les processus ou les interventions. Car quand on dit que l’architecture traditionnelle représente un capital énorme, c’est vrai tant par sa valeur patrimoniale dans le sens le plus large que par l’immense parc qu’elle constitue, avec ses milliers de villages et ses milliers de maisons éparses, et leurs paysages. C’est pour cela qu’il faut surtout prendre la sélection faite comme un modeste échantillon du riche et dense univers des sites méditerranéens de l’architecture traditionnelle.
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Béni-Isguen, M’Zab. Algérie. Architecture et societé : cohésion sans failles. La ville sainte, traduction française de son nom, Ghardaïa est, avec ses quatre autres villes sœurs, selon les mots de Jean Brunhes, « … un établissement qui vaut par sa perfection […] ce qu’on peut imaginer et réaliser de mieux comme culture d’oasis… » 3
Les sites retenus se repartissent dans le paysage à raison d’un quart en bord de mer, deux tiers en plaine, plateau, colline et moins d’un dixième en moyenne et haute montagne. Concernant leur population, on trouvera deux sites choisis parmi des villes de plus d’un million d’habitants, jusqu’à 25 sites retenus parmi des villages de moins de 5 000 habitants.
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Kakopetria, Chypre. Eruption, paysage à part entière. Accrochée à 700 m d’altitude sur la rive est de la petite vallée formée par la discrète rivière Kakotis, cette ville constitue un bloc compact, sans cours ni jardins, où les rues étroites libèrent la seule surface non bâtie. La rue devient alors le lieu commun de la vie quotidienne.
Si, sur le total des sites, l’agriculture, l’élevage et la pêche signifiaient à eux trois les trois quarts des activités principales traditionnelles, aujourd’hui de nouvelles activités émergent et déplacent celles-ci. Le tourisme et l’industrie représentent, pour 58 des 71 sites, des activités nouvelles émergentes.
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Lindos, Rhodes, Grèce. Synthèse d’histoire et de cultures. Couplée à la topographie, aujour-d’hui ville touristique, Lindos associe harmonieusement les éléments de l’architecture traditionnelle égéenne, de celle des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem et des éléments décoratifs orientaux et ottomans. Synthèses architecturales méditerranéennes.
Si l’on considère la santé de ces sites, la tendance théorique est plus favorable que pour les typologies elles seules. Fait logique si l’on tient compte du fait que le site bénéficie globalement de certains dynamismes et mécanismes qui ne favorisent pas forcément et en particulier l’architecture traditionnelle du lieu. Néanmoins, une situation de stagnation est signalée sur 45 % des sites retenus. C’est toujours avec les sites que l’on constate à nouveau les grandes différences entre les rives nord-occidentale et sud-orientale. Différences de ressources économiques et humaines, d’expérience, de formations spécifiques et de complicité d’une population sensibilisée et FORMES ARCHITECTURALES
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Antalya, Kaleici. Protéger le patrimoine, réinstaller la qualité du cadre de vie
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Kaleici, l’ancienne Antalya, n’était à l’origine qu’un port de pirates. C’est au IIe siècle av. J.-C. que le port est devenu une ville. L’implantation est alors passée respectivement sous la souveraineté des rois de Pergame, des empereurs romains et byzantins, des émirs des Seldjoukides et des sultans ottomans.
pouvant s’investir davantage dans ces questions. Les différences existent aussi quant aux procédures administratives et à la décentralisation, et quant à la marge de manœuvre et d’autonomie des pouvoirs locaux. Ce qui ne signifie pas que des interventions pertinentes se produisent seulement sur une rive, car d’importants projets sont mis en œuvre depuis des années sur les rives sud et est. Il faut ajouter à ces différences structurelles les différences morphologiques des sites, leur état de conservation ainsi que leurs potentialités et possibilités de réaction. On peut constater aussi une tendance à l’augmentation des collaborations entre les deux rives, prenant appui sur les sites, ce qui devrait permettre des échanges très souhaitables et bénéfiques. Les sites retenus offrent un large éventail de possibilités et surtout une sérieuse expérience pour le futur et pour la continuité du travail conjoint qui vient d’être entamé.
Elle a toujours constitué une porte d’accès de l’Anatolie à la Méditerranée et demeure de nos jours un centre de commerce. Les constructions traditionnelles intra-muros remontent aux XVIIIe- XIXe siècles. Aujourd’hui,
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monuments, 397 maisons, 32 puits, 29 jardins, 24 arbres monumentaux sont enregistrés pour être préservés. Dépendant du Plan d’intention de conservation préparé par le ministère de la Culture et l’Université technique du Moyen-Orient en 1979, Kaleici est devenue un centre touristique. Le plan a été révisé en 1992. Il imposait six types d’intervention différents concernant les bâtiments traditionnels existants, afin de conserver leurs valeurs architecturales, esthétiques et documentaires, tout en les revitalisant le cas échéant. Les types d’intervention sont les suivants : 1. bâtiments devant être conservés avec l’ensemble de leurs caractéristiques, uniquement par simples réparations ; 2. bâtiments devant être conservés avec l’ensemble de leurs caractéristiques, mais devant être restaurés ; 3. bâtiments ayant des façades sujettes à conservation, mais dans lesquels des modifications fonctionnelles et sanitaires seront réalisées ; 4. bâtiments ayant des façades sujettes à conservation, mais dans lesquels des modifications de plans sont possibles ; 5. bâtiments ayant des structures qui doivent être rénovées sans modification des caractéristiques de façade ; 6. bâtiments pouvant être reconstruits sur la base des plans originaux et des caractéristiques de façade. Pour toutes les activités, le Conseil régional de préservation d’Antalya et la municipalité sont responsables des décisions et des contrôles d’application. À l’heure actuelle, la plupart des maisons et des monuments ont été res-
FORMES ARCHITECTURALES
taurés, une marina a été ajoutée et la zone des constructions urbaines traditionnelles est devenue une zone active.
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ESPACES À HABITER. GESTES DE VIE
Les pages qui suivent tentent d’illustrer le discours qui jusqu’ici a essayé d’évoquer les traits significatifs et caractéristiques tant des façons d’habiter que des espaces à vivre des territoires méditerranéens. La variété est si grande et les nuances si nombreuses et importantes que ce chapitre ne saurait être approché en plénitude sans le concours du CD qui accompagne cet ouvrage. La présentation qui suit conserve le schéma à entrées multiples et la vision polyédrique de l’expression traditionnelle d’une architecture méditerranéenne. Elle a davantage vocation explicative et descriptive de faits et de gestes que volonté classificatrice de modèles ou d’objets. Dans la sélection des exemples il ne faut chercher ni la singularité ni le cas exceptionnel. Au contraire c’est la normalité, le courant, le quotidien qui ont guidé le choix. Bien entendu l’application de ces qualités est plus ou moins pertinente selon le degré de vitalité actuel des différentes typologies. Autre contrainte acceptée volontiers dans le choix : la présence ici ou là de tous les territoires ayant participé au projet CORPUS. Cela a été nécessaire pour assurer une bonne distribution géographique des exemples, mais aussi pour éviter le poids abusif des plus grands viviers, ou plus médiatisés, d’architecture traditionnelle. Cela a aussi contribué tant à une attitude de pondération et de reconnaissance qu’à un bon équilibre thématique, surtout pour le lecteur. Quant au nombre des exemples choisis, il a été fonction du minimum nécessaire à illustrer graphiquement les idées exposées et du maximum d’espace disponible que la taille de l’ouvrage et l’équilibre entre les différents chapitres nous permettaient. C’est une invitation à une randonnée dans les plans et dessins, relevés et tracés aujourd’hui car la règle jadis étant le geste direct sur chantier. C’est aussi une dégustation. Si elle réussit à éveiller l’intérêt et la curiosité du lecteur pour une navigation dans la base informatique, une partie importante des objectifs de ce travail, tout comme l’appétit pacifique et intellectuel de ce nouveau navigateur méditerranéen, seront sans doute satisfaits.
Implantation sur le territoire « La Méditerranée n’a jamais été un paradis offert gratuitement à la jouissance de l’humanité. Ici il a fallu tout construire, souvent avec plus d’efforts qu’ailleurs. » Avec ces mots, Fernand Braudel nous situe dans la réelle tessiture du Bassin, où souvent habitat groupé et habitat épars ont été perçus en antagonistes, comme d’ailleurs ville et campagne, et où toujours leur harmonisation n’est pas un fait (ville radiale médiévale dans la vallée du M’zab, Ghardaïa, Algérie (1) et habitat épars dans le Maestrat, Communauté de Valencia, Espagne (2)). Si le travail fourni sur les campagnes a permis la naissance des premières villes et en a assuré le soutien, c’est la vitalité, l’essor et le rayonnement des villes qui ont captivé les gens depuis l’Antiquité et ont façonné une image particulière de notre Bassin. Laissons donc parler la pensée de différents Méditerranéens de tous temps qui ont approché avec des perceptions diverses ce fait important qu’est la fondation de lieu. « Celle que l’on appelle la ville est la principale communauté parmi toutes les autres, celle qui les comprend toutes, suffisante, qui a tout pour y vivre bien » (Aristote). « Lors de la fondation d’une ville, le choix d’un lieu sain sera la première des choses [...] après avoir choisi des champs fertiles qui puissent la soutenir, ouvert les chemins, trouvé les rivières voisines ou des ports ouvrant sur la mer,... » (Vitruve). « L’homme est fait de façon naturelle pour la société ou la République, comme le démontre Aristote, d’où il faut conclure que la formation de villes est incontournable à la vie de l’homme » (Saint Thomas d’Aquin).
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« Les habitants de la campagne se limitent au strictement nécessaire et n’ont pas les moyens d’aller au-delà, tandis que les gens des villes s’occupent de satisfaire les besoins créés par le luxe et de perfectionner leurs habitudes et leurs mœurs. La vie paysanne a dû précéder celle des villes. En effet, l’homme pense d’abord à ce qui est nécessaire et doit se le procurer avant d’aspirer au bien-être » (Ibn Khaldoun). « La petitesse de cette patrie [la ville] immédiate ne nous sépare pas du monde, plutôt elle nous aide mystérieusement à pénétrer dans les grands horizons de notre temps – l’Europe et la communauté mondiale – allant au-delà des frontières les plus récentes des États nationaux » (L. Benevolo). Paysage bouleversé en quelques décennies. Villes devenues métropoles. De grands réajustements restent à faire, où l’architecture traditionnelle peut contribuer positivement et activement autant comme un actif que comme une idée et un esprit. Comme un grand capital. 2
« Au long des années, je suis devenu un homme de partout. J’ai parcouru des continents, j’ai seulement un lien profond : la Méditerranée. Je suis un Méditerranéen, très fortement. » Le Corbusier
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Toutes hauteurs possibles « Depuis l’apparition des premières formes archétypiques, l’habitat humain n’a cessé de se différencier en une multiplication de typologies, chacune étant le fruit des processus de perfectionnement culturel et d’adaptation à l’environnement, longs et laborieux. Cette multiplicité est le produit le plus représentatif du monde spirituel et matériel de l’homme [...] chacun de ces organismes a en soi-même une signification et une valeur culturelle allant au-delà du simple fait esthétique et constructif. » Si cela est effectivement ainsi partout, dans la superficie somme toute assez modeste du Bassin, les propos de Giancarlo Cataldi s’appliquent avec une densité et une intensité sans égales. La planche succincte d’exemples, qui ne prétend être davantage que le seuil du CD, montre déjà une large gradation de réponses au souci de l’habiter et une riche diversité de langages et d’expressions pour formuler et matérialiser l’habitat. Que ce soit en milieu rural et en habitat épars (Alella, Catalogne, Espagne (1)) ou en habitat groupé et milieu urbain (Rashid en Egypte (2) ou Provence en France (3)), les traces des métissages culturels, omniprésents en Méditerranée, comme les empreintes et dépôts de chaque époque sont évidents (influences ottomanes en Afrique du Nord pour Rashid). Les différences sont également nettes : si les pièces ont une grande polyvalence, dans la maison turque (« il est possible de s’asseoir, s’allonger, se laver, manger, même cuisiner dans chaque pièce » décrit Reha Günay), il n’en est pas du tout ainsi par exemple pour la masia en Catalogne ou pour l’immeuble en Provence, où les pièces sont strictement spécialisées. Cette riche diversité démontre d’ailleurs que, dans la société de l’information et de consommation actuelle, quelques modèles seulement sont médiatisés comme synthèse méditerranéenne, ce qui de toute évidence est inexact et non souhaitable. Nombreuses seraient les personnes qui ne localiseraient pas en Méditerranée certaines des typologies documentées, tant elles sont loin des stéréotypes médiatiques. Fixés jusqu’à l’exagération sur l’élémentaire maison cubique chaulée, on oublie des « miracles historiques », selon les mots d’Henry Glassie, comme c’est le cas de l’architecture traditionnelle méditerranéenne turque dont on retrouve les traces à Rashid.
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Maison élémentaire
Maison Compacte/Complexe
La maison refuge, la maison rangement, la maison toute simple et accueillant tous et tout s’adapte parfaitement à une vie qui se déroule en grande partie en plein air pour des familles avec peu de biens. Le module de base. La travée unique. Dès les premiers temps de la sédentarisation, on retrouve ce type de maison. En Macédoine, des traces de maisons élémentaires anciennes de plus de huit mille ans, au plan carré, aux angles bien arrondis, ont été retrouvées. Les formes nettement circulaires du toit végétal conique existent toujours. La tendance au plan rectangulaire a été dans la plupart des cas un pas dans son évolution. Les petites dimensions de la maison élémentaire permettent qu’elle présente toutes les solutions en couverture : plate, conique, inclinée à un ou plusieurs versants, voûtée,... La ségrégation personnes/animaux a apporté un changement significatif. Le tableau de Giovanni Segantini, Les Deux Mères (1889), nous raconte avec force cette promiscuité et complicité de tous les habitants, personnes ou animaux, dans l’exiguïté de cet espace de base et minime que signifiait la maison élémentaire. Aujourd’hui encore, bien qu’exceptionnellement, des scènes voisines peuvent être retrouvées en quelques endroits du Bassin.
Deux mots pour nuancer une même étape dans le développement de l’habiter. Les deux correspondent à la maison aux espaces spécialisés, à une nette ségrégation personnes/animaux, bien que le partage des espaces dans un même volume soit possible et compose la plupart du temps ensemble des fonctions productives et résidentielles. Dans la maison compacte, ces fonctions sont groupées et s’inscrivent dans un volume sans discontinuité, parfois accidenté mais se projetant au sol comme une unité connexe et lisible. Certes la frontière entre un bâtiment sans équivoque et un « groupe » à une unité centrale avec des adjonctions est parfois subtile et compliquée. Cette métamorphose des structures originelles, par exemple médiévales, est bien signalée par J. Miguel del Rey. L’idée de la maison compacte est bien illustrée par l’expression populaire « sous un même toit » où tous les espaces spécialisés, toutes les fonctions, tous les habitants et tous les produits trouvent leur place. Bien que complexe soit utilisé souvent comme le pas suivant à élémentaire, ce mot est ici employé comme une nuance de compacte. En effet, lorsque cette notion unitaire et de compacité « éclate », la spécialisation se renforce par un étalement des volumes, souvent en discontinuité, parfois créant un « ensemble » continu dont les dimensions dépassent l’« échelle maison » et génèrent une unité tant d’habitation que de production. C’est en fait un « complexe ». Réponse au « régime des grandes exploitations avec leur besoin de main-d’œuvre », comme constate P. Deffontaines, et que l’on retrouve dans les plaines andalouses comme dans les vignobles du Languedoc.
Dans les exemples ci-après, on peut voir une maison élémentaire dans la région d’Ouarsenis en Algérie (1) qui, bien que ne disposant que d’une seule pièce, donc d’espace unique, commence à se structurer et les activités localisées hiérarchisent et contribuent à définir une répartition intérieure de l’espace global, mais encore immatériellement. La deuxième maison, dans les îles Baléares (2), présente une unité spatiale sans équivoque. Dans ce deuxième cas on peut surtout constater qu’élémentaire ne signifie pas forcément évolutif, ce type étant pour ainsi dire fini et fermé, sans, en général, solution de développement.
Dans les exemples ci-après, maisons compacte à Murtosa, Portugal (1) ; maison compacte/complexe dans le Lubéron, France (2) ; maison complexe avec « éclatement » des bâtiments à Montoro, Córdoba (3) et maison complexe à Ain Lakova, Maroc (4).
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Maison à patio
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Depuis l’Antiquité le patio apparaît ou se transfère dans toutes les grandes civilisations méditerranéennes. En effet ce west ed-dar (le centre de la maison) des peuples arabo-musulmans a déjà centré la maison en Mésopotamie, en Egypte, en Phénicie, en Etrurie, chez les Grecs et les Romains (dont la domus, probablement déjà héritière de synthèses indo-européennes, laissera l’influence de son code dans le Moyen-Âge tant latin qu’arabo-musulman)... Patio qui a d’ailleurs été une référence de tout premier ordre pour les grands architectes du XXe siècle et que Mies van der Rohe notamment incorpore avec sagesse. Le parcours que chacune de ces maisons, à différentes époques, a fait pour y parvenir n’a pas été certes le même : peut-être depuis le iwan probablement anatolien pour les Etruriens, ou dans le sillage des millénaires maisons d’Ur pour la maison grecque à Priène. L’expression finale à laquelle chaque culture est parvenue pour exprimer ce cœur domestique a été aussi teintée de toutes les couleurs. Il reste cependant une même vocation, un même esprit, un même sentiment que les mots de Georges Marçais pourraient nous faire approcher : « On est chez soi dans la maison, on est chez soi dans la cour, avec un morceau de ciel qui n’appartient qu’à vous. » Le patio ne cache rien, il met en valeur l’intimité et se connecte avec le ciel, le spirituel, le cosmos. Il défend l’intériorité autant que, dans l’Antiquité, il aidait à créer l’espace rassurant, domestiqué, dans un paysage aux mille horizons inconnus et toujours secoués.
Ce n’est pas un hasard si une langue précise comme le français n’a pas hésité à accueillir le mot patio pour nuancer cet écart, parfois très subtil, parfois très net qui existe entre cour et patio. On retrouve toujours la même vocation de confiner un morceau d’extérieur et de le rendre particulier, mais le résultat est nettement moins dense et certainement plus ambigu. Certains aspects déterminent et renforcent ces différences : – l’échelle qui déforme autant les matérialités (corps du bâti, bâtis/individus,... que les immatérialités (regards, voix,...), – la position parfois décentrée de la cour par rapport au bâti (ce qui complique, voire empêche, la relation d’égalité et d’équilibre entre les différents espaces et individus), – la présence d’une clôture (c’est-à-dire l’absence de la continuité du mur à habiter, comme Hassan Fathy définissait les pièces entourant le patio), – la promiscuité et la quantité des activités (agricoles, productives) qui s’y déroulent comme celle des individus (personnes, animaux) qui y cohabitent (ce qui génère une modulation toute différente et singulière), – et finalement le traitement de cet espace, du point de vue de sa composition comme de sa texture. La cour, aussi bien dans l’exemple de la ferme à Chypre (1) (où la clôture, plus que le bâti, devient décisive pour dessiner la cour) que dans la maison en Jordanie (2) (maison à cour quasi-patio), reste une expression très commune dans toutes les régions et un geste sans équivoque de la volonté d’apprivoiser l’extérieur et de récréer un espace propre. Même dans les constructions légères, également dans les nomades, ce besoin se manifeste et diverses solutions sont mises en œuvre pour y satisfaire. La cour reste certes l’évolution du geste primitif que tout homme essayait, à l’aide de quelques cailloux, branches,... pour rendre personnel un morceau de l’anonyme espace total.
Les deux exemples ci-après, maison de la Casbah d’Alger et maison à Chefchaouen (Maroc), nous montrent deux traits importants. Dans le cas de la Casbah (1), la force de la tradition et des mœurs locales où, bien que l’on puisse retrouver des traces et gestes turcs, c’est le local qui l’emporte au moment de modeler la maison qui, sous la contrainte d’espace du site, grimpe avec grâce et singularité vers le ciel. Dans le cas de l’exemple du Maroc (2), cette architecture que l’on pourrait appeler d’aller et retour, transitant entre le Maghreb et l’Andalousie, nous montre, harmonieusement composées, couplées jusqu’à quasiment se fondre, toutes les traces de ces riches métissages méditerranéens.
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Maison à jardin Malgré les pluies maigres et irrégulières de beaucoup de zones du Bassin aux paysages souvent assoiffés, le jardin, les arbres, les fleurs et l’exubérance de couleurs et parfums domestiqués ont été depuis l’Antiquité associés à l’habitat méditerranéen de façon plus ou moins excellente ou discrète. Depuis les jardins de Babylonie, que les Grecs considérèrent comme l’une des Sept Merveilles du monde, en passant par les jardins tant parfumés que productifs de la maison égyptienne, par ceux accolés au péristyle romain ou par les grands jardins des villas d’été des pachas ou des raïs dans le Maghreb, la maison méditerranéenne apprivoise d’abord l’espace, puis le Méditerranéen y répand couleurs et arômes. L’économie traditionnelle trouve dans ce jardin, souvent plus grand en surface que la maison, la jouissance, une efficace régulation bioclimatique, mais aussi sa survie. Des légumes, des végétaux, des plantes qui guérissent et toujours des fruits étoffent et complètent cette oasis particulière. La maison à jardin de Mugla, Turquie (1), ci-après, et en général la maison turque déclinent parfaitement cette notion de jardin complet dans ses fonctions et généreux en beauté et en exubérance. La maison s’élance sur le jardin à travers son sofa qui ouvre la maison tous azimuts sur celui-ci. Ce n’est sûrement pas un hasard si c’est en Turquie que cette maison à jardin, qu’elle soit modeste ou noble, s’exprime avec plénitude. Les influences des civilisations situées au-delà de la Méditerranée orientale n’y sont pas pour rien. Les jardins de soie des tapis, les beaux carrelages floraux ou les miniatures coloriées des livres médiévaux perses, où la maison à jardin représente le « paradis », nous indiquent une source généreuse. Soliman le Magnifique, sous la direction de qui une remarquable synthèse des traditions turques, islamiques et européennes a été produite par ses artistes et penseurs, écrivait : « ... si tu espères être admis au jardin du Paradis pour y trouver l’amour et la grâce. »
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Maisons hiver/été « L’été, la tente est trop chaude, les flij donnant de l’ombre mais n’arrêtant pas la chaleur. Aussi les seminomades la plient et lui préfèrent une hutte légère faite de diss sur une carcasse de branchages, le khoçç. Ainsi avons-nous rencontré près de Bir Amir 17 khoçç de la fraction des Trarma installés là au mois d’août, alors que nous les avions trouvés vingt kilomètres à l’est et sous la tente, fin mars. » Ces quelques lignes d’André Louis illustrent richement cette minutieuse adaptation de la maison méditerranéenne aux saisons mêmes. Depuis l’Antiquité, nombre de documents ont décrit la maison d`été, la maison de campagne, souvent contrepoint des mondes rural et urbain. Pline écrivait dans ses Epistolae : « ... Pas de protocole, pas d’impertinents à la porte, tout est tranquille et calme, la bonté du climat rendant le ciel plus serein et l’air plus pur, je sens mon corps plus sain et mon esprit plus libre... » Bien que très loin du cadre luxueux de Tusci décrit par l’historien romain, les exemples de Ghardaïa en Algérie (1. 2.) et de Sfax en Tunisie (3. 4) nous ramènent aussi à une ambiance où le calme, la jouissance et un certain relâchement des mœurs et de la rigidité urbaines sont fortement présents et rendent le moment de cette transhumance saisonnière attendu et désiré. Notons dans le cas de Ghardaïa la déformation que subit le plan de la maison d’été. Installée en plein cœur de la palmeraie, que les mozabites ont créée en faisant pousser depuis le premier jusqu’aux plus de sept cent mille palmiers actuels, la maison s’adapte et surtout se profile à travers ces palmiers en les respectant, les intégrant souvent dans le patio. Ils deviennent ainsi des habitants à part entière, chéris et gâtés. Dans le cas de Sfax, la maison d’été, en campagne, loin de la protection de la médina et dans ce cas de ses remparts rassurants, prend elle-même la forme d’une forteresse. Son nom en arabe, bordj, renvoie à cette idée de fortification. Son volume compact, ses façades quasiment closes autant que ses franchissements voûtés définissent sans ambiguïté cette idée. Dans les deux cas, bien que porté à la surface minimale, le patio reste omniprésent.
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Maison et défense Même si nous ne disposions pas de récits historiques, l’architecture traditionnelle méditerranéenne à elle seule nous permettrait de reconnaître une histoire du Bassin bien jalonnée d’invasions et de bouleversements, tant le souci défensif y est présent partout et en tous temps. Une grande variété de solutions a été mise en œuvre pour tenter de garantir la sûreté et la défense de la maison ou de la ville. Depuis l’Antiquité, les remparts ont été un recours, toujours utilisé ; c’est la ville/protection, sous ses différentes formes selon les civilisations et les époques. Le seul groupement devenait déjà rassurant. Quand il s’agissait de l’habitat épars, il tendait à devenir maison forteresse. Dans les deux cas le camouflage et une certaine inaccessibilité contribuaient à la performance. Il n’est pas rare de retrouver (surtout en bord de mer) des villages dédoublés, à l’intérieur pour les temps des pirateries, sur le littoral pour les temps d’un certain calme. Le guet restant toujours présent, conditionnant beaucoup d’emplacements comme façonnant nombre de typologies. Mais si se recroqueviller sur soi-même dans la ville fortifiée ou dans la maison forteresse a été le geste et la stratégie répétés des sociétés sédentaires, ils ne sont pas pour autant les seuls. Les sociétés traditionnellement nomades portent un regard tout à fait différent sur la question. Dans son Histoire des Turcs, Jean-Paul Roux décrit clairement cette autre option : « Fascinés par la vie sédentaire, c’est plutôt contre son attraction, lourde pour eux de périls, qu’ils ont dû se raidir. On le vit dès le VIIIe siècle, quand Bilge Kaghan, désireux de bâtir une ville et de s’y enfermer, céda non sans peine aux abjurations de son conseiller Tonyukuk, qui jugeait que les villes étaient une menace pour la pérennité de l’empire. » Dans les exemples ci-après, maison-tour à Vathia, Mani, Grèce (1), et ferme avec tour médiévale à Huerta de Murcia, Espagne (2).
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Maison évolutive/définitive Deux cheminements dans la conception et la matérialisation de la maison : l’un embryonnaire et l’autre complet. En effet, on retrouve en Méditerranée autant la maison qui à partir d’une matrice élémentaire de base évolue par la multiplication de celle-ci, que la maison naissant finie et complète selon le modèle correspondant (exemples d’Acco, Israël (3) et Bodrum, Turquie (4)). Dans le premier cas, elle tend à compléter un certain programme ou état définitif qui en général n’est pas dépassé et qui est bien autre chose que l’agrandissement d’une maison. Dans le deuxième cas, elle va difficilement suivre des modifications significatives. Ce terme évolutif peut prendre selon les cas des caractères ambigus, voire équivoques. Les deux exemples ci-après nous montrent deux cheminements aux différences sensibles. Dans le cas du Makrinari à Chypre (1), on passe d’un module de base à une seule travée, à la surface discrète et à l’espace non spécialisé, à un espace qui se spécialise au fur et à mesure, qui multiplie ses travées, qui augmente sensiblement sa surface au sol et qui, sans modifier l’« étalon » des travées, au moyen d’arcs diaphragmes, parvient à réussir la libération de grands espaces et donc en quelque sorte la disparition de la multiplication du module de base. Il ne s’agit donc pas là exclusivement de multiplier une unité, mais de générer un nouvel ensemble à habiter qui comporte de nouveaux espaces, de nouvelles fonctions aussi bien que de nouvelles techniques. « D’un espace à usage non différencié, qui assure et assume toutes les fonctions (...), le type base, on sépare peu à peu les fonctions que l’homme a considéré progressivement qu’il devait séparer, octroyant à chacune un espace propre... » explique G. Caniggia. Quant à la maison de Safsafat au Maroc (2), c’est le déroulement d’un tout acquis culturellement et traditionnellement qui naît et se produit au fur à mesure des besoins et des possibilités à partir d’un module de base : la bit (chambre ou pièce) se multiplie, sans changement ni du module ni des travées, conservant subtilement dans cette multiplication sa polyvalence , et elle remplace petit à petit la clôture par des murs à habiter, renfermant la cour non plus par de la maçonnerie mais par de la vie, elle aussi multipliée.
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Maison nomade/troglodytique En arabe on peut désigner les nomades par l’épithète rahâla dont la racine signifie se déplacer. C’est bien l’idée exprimée par A. Louis : « la tente est l’élément mobile par excellence, l’habitation des terres de parcours. » Ibn Khaldoun écrivait : « ... il vit sous la tente, il élève des chameaux, il monte à cheval, il transporte sa demeure d’une localité à l’autre, il passe l’été dans le tell et l’hiver dans le désert,... » Pour le nomade, seul ce mode de vie mérite d’être vécu. La vie villageoise étant pour lui, tel un emprisonnement, une certaine dégradation spirituelle et matérielle. Aux yeux des nomades, selon Ahmed Najah, les villageois sont perçus comme des « souris domestiques ». La tente, formée par de longues bandes tissées et cousues par les femmes, est dressée à l’aide de poteaux de bois et tendue à l’aide de cordes nouées à des piquets enfoncés dans le sable. L’intérieur est divisé à l’aide de tapis ou de sacs de provisions en deux espaces, hommes et femmes. Si la tente est la légèreté (ici tente et campement en Palestine (1)), la présence éphémère bien que ponctuellement reproduite chaque saison, l’habitat troglodytique signifie le plus intime des accouplements de l’homme à la terre, la « tanière », traduction du mot jhar par lequel est désignée la maison à Matmata. Entre les deux, un riche parcours d’habitats (huttes à branchages, habitats semi-troglodytiques,...) parsème le cheminement du nomadisme à la sédentarisation où deviennent perceptibles tant le tâtonnement que la résistance à abandonner un mode de vie cher. Le plan d’une maison à Matmata, Tunisie (2), avec ses trois parties fondamentales, l’entrée, le Bassin et les pièces, illustre la grande spécialisation et la profusion d’espaces autour du mihres (sa traduction, mortier, évoque sa morphologie) où plusieurs des pièces sont même suivies d’une alcôve ou d’une salle pour les réserves. Dans les régions où ces habitats sont investis par des populations totalement sédentarisées, un aménagement soigné et confortable est bien présent.
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Les arts de bâtir, les techniques et les hommes
Nous voyons que l’artisanat local peut être rétabli très vite ; il s’agit plus de lui redonner du prestige que de l’enseigner à nouveau
Hassan Fathy
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LES TECHNIQUES ET LES HOMMES
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traitées par le même individu (2). Les pratiques sont un sous-ensemble des métiers. Elles s’appuient sur des compétences ; ces segments de compétence peuvent servir à réaliser des travaux hors marché, de type autoconstruction (3). Ainsi la compétence est répartie entre le constructeur et l’habitant. Ce couple a enfanté à la fois prouesse et simplicité, mais aussi une grande continuité, un lien d’homogénéité dans le tissu de l’habitat qui pèse à lui seul plus des neuf dixièmes du parc ancien.
Deux mots-clefs : local et ancestral Les arts de bâtir comprennent les matériaux, les techniques, les savoir-faire. C’est-à-dire à la fois la construction et la compétence du constructeur. Nous sommes dans le champ de l’habitat, du bâti domestique, construit avec des matériaux locaux.
CORPUS s’est focalisé sur l’enveloppe et sa structure : le mur et l’enduit, le plancher et la voûte, la charpente et la couverture. Ce sont par conséquent les parties essentielles de la construction de l’habitat qui ont constitué la cible. Le corpus documentaire ne contient pas par exemple les pavements, les équipements telles portes et fenêtres, ou les dispositifs décoratifs. Ces choix ont été faits dès l’origine pour des questions de moyens affectés à la collecte. Il s’agit donc de rassembler et décrire, dans une même bibliothèque de données, l’ensemble des dispositifs constructifs qui ont été employés sur cet espace extrêmement varié afin de dégager les caractères communs, les analogies possibles et les points de passage des véritables différences, les raisons de l’abandon de pratiques simples et satisfaisantes. Mais aussi de se projeter dans le futur et de comprendre le mécanisme d’évolution des techniques et les tendances des nouvelles pratiques.
La notion du local est indissociable de celle de l’économie : utilisation des matériaux extraits, produits et transformés le plus souvent à proximité du site de construction. A cet égard, la région méditerranéenne recèle une très grande variété de milieux (relief, sous-sol, climat, etc.), multipliant ainsi les ressources disponibles tout comme leurs conséquences en termes de contraintes constructives. Dans une communauté pré-moderne, antérieurement à l’introduction du train ou du camion, les matériaux pondéreux de la construction ne circulent pas, sauf à des coûts prohibitifs et donc hors champ de l’architecture traditionnelle. Cette contrainte du déplacement minimum a conduit les bâtisseurs à s’adapter aux matériaux disponibles, dans un Bassin limité par la portée d’efficacité de la charrette tirée par un animal, quelle que soit leur qualité et leurs performances. Il en résulte l’équation suivante : un matériau imparfait, parfois subi, parfois choisi, qui doit conduire malgré tout à construire un bon ouvrage, oblige généralement le constructeur à plus d’ingéniosité dans la technologie de mise en œuvre. Un défaut est ainsi compensé par une valeur ajoutée.
Un langage, une ambition, un vivier de techniques qui voyagent La construction imprime de façon indissociable son image à l’habitat. Pour s’en convaincre, il suffirait d’imaginer cet habitat exécuté avec d’autres matériaux, d’autres techniques et d’autres tours de main de finition : le résultat n’aurait rien à voir. Ce qui nous prouve que les arts de bâtir ne sont pas neutres, qu’ils sont un des déterminants de la substance même de l’architecture traditionnelle, qu’ils sont l’un des vecteurs pour l’exprimer. Ce monde de la construction est un monde de moyens ; le constructeur s’adapte à ce dont il dispose pour reprendre des charges, franchir l’espace entre deux appuis ou assurer l’étanchéité de l’immeuble, mais le choix de sa solution s’inscrit dans une convention locale de formes architecturales. Il n’existe pas une technologie qui donnerait a priori une solution formelle unique : un constructeur d’une autre culture, avec les mêmes moyens techniques et le même programme, produira un tout autre bâtiment que son collègue, chacun étant enraciné de manière implicite et puissante dans ses propres traditions et réflexes architecturaux. Ce qui positionne les arts de bâtir davantage comme un outil au service du projet que comme un langage à part entière qui déterminerait l’architecture. Ceci vaut pour l’architecture traditionnelle qui ne recherche pas l’innovation technique et s’accommode des contraintes courantes des matériaux dont elle dispose, avec un budget modeste, lui obligeant certaines épaisseurs minimales ou portées maximales par exemple. Ceci ne vaut pas pour l’architecture monumentale qui – pour réussir à faire plus grand, plus haut, plus large – recherche la performance technologique comme un moyen de renouveler les formes en s’affranchissant des contraintes et en parvenant à des solutions exceptionnelles. L’habitat ordinaire réemploie par la suite ces solutions à son échelle.
Si l’habitat tient ses formes architecturales d’une tradition culturelle, les arts de bâtir lui impriment ses aspect, texture, couleur
ARTS DE BÂTIR
Les techniques sont ancestrales et leur évolution est lente tant que de nouveaux matériaux ou de nouvelles influences n’interviennent pas, ou encore tant que la communauté ne les a pas acceptés et assimilés. Elles sont caractérisées par des systèmes simples de mise en œuvre et la préoccupation constante de l’économie et de l’efficacité. Elles connaissent des variantes d’adaptation locales à l’échelle de leur Bassin d’emploi. Elles utilisent exceptionnellement des produits préfabriqués loin du site (1). Les savoir-faire sont transmis par l’apprentissage et la pratique. Le plus souvent, aucun écrit ne les consigne mais la permanence de leur usage assure leur transmission naturelle entre les générations. Il convient de distinguer deux formes de savoir-faire des arts de bâtir : les métiers et les pratiques. Issu de l’apprentissage, le métier qualifie un exercice professionnel marchand. Il correspond à un ensemble de tâches
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Le regard porté sur le parc bâti ancien n’est plus exclusivement « aménageur » ; il est désormais aussi historien et parfois patrimonial, c’est-à-dire qu’il a acquis une valeur de témoignage. Sous cet angle, les arts de bâtir sont un indicateur de l’évolution, capable de lire les strates d’un tissu ou d’un immeuble. Leur analyse in situ est un précieux guide de lecture des campagnes constructives, mais, plus significatif, de l’ambition du constructeur. Habitat populaire coïncide avec moyens modestes. Mais modicité ne signifie nullement indigence. En substitution des matériaux trop chers pour qu’il en dispose, le constructeur compense, imite, cherche et produit un équivalent. Ainsi, lorsque la fourniture n’est pas à sa portée, il fournit davantage de travail, il cumule plus de valeur ajoutée pour que son moellon ou sa brique perde de sa banale matérialité et accède au rang d’un matériau plus noble, mieux mis en scène.
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Oasis de Siwa, Egypte. Plus le site est isolé, plus l'utilisation des matériaux locaux est inévitable. Dans la palmeraie, on franchit et on couvre avec le palmier, complètement utilisé du tronc à la feuille. 2
Sakkarah, Egypte. Dans les pays de la rive sud, l'âne reste un moyen de transport communément utilisé. Economique et robuste, il est le véhicule idéal sur terrains accidentés, dans les rues sinueuses et étroites des médinas. 3
Sfax, Tunisie. La compétence du maçon tunisien à l'œuvre sur un enduit grossier dans la médina de Sfax.
Pas d’argent pour du marbre ? Un stuc poli le remplacera ; le savoir-faire du maçon trouvera comment doser, dresser et faire briller cette pâte pour qu’elle éclate et émerveille autant que ce marbre inaccessible.
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4- Jérusalem ; 5- Marseille, France.
Matériaux (pierre calcaire, terre cuite) et moyens techniques identiques mis en œuvre par des constructeurs de cultures différentes produisent deux architectures également très différentes.
Il n’y a pas là uniquement de la main-d’œuvre intelligente ou de la performance, il y a la volonté d’avoir reconstitué chez soi un morceau du palais. La maison riche, aristocratique ou princière sert partiellement de modèle à l’habitat ordinaire, qui s’en inspire (pour l’élégance de ses solutions) et à la fois s’en affranchit puisque les moyens employés sont différents. C’est l’une des veines possibles : on ne pourrait bien évidemment pas réduire l’inspiration du constructeur à l’adaptation d’un programme de maison riche. Pour autant, nous insistons sur cette dimension de la représentation sociale, davantage courante en Europe, qui, par le jeu des effets de composition et finition, a conduit le maçon à inventer des façons de faire qu’il n’aurait pas mises au point s’il avait disposé de moyens plus confortables (4). L’intéressant ici, c’est comment du strict fonctionnel la construction se hisse à l’échelon de l’architecture cultivée et savante, comment l’homme de métier en est l’acteur unique avec le seul moyen de ses arts de bâtir.
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6- Tozeur, Tunisie ; 7- Rashid [Rosette], Egypte ; 8- Monsaraz, Portugal ; 9- Mario, Cévennes, France.
Partout dans la Méditerranée, des exemples et des détails soignés nous disent l'ambition du constructeur et sa compétence.
(1) C’est le cas des tuiles mécaniques de Marseille qui arrivent à Chypre par bateau à la fin du xixe siècle comme ballast des navires marchands au voyage aller. Les artisans locaux ont couvert des hectares de bâtiments avec ce produit.
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(2) Les frontières entre métiers varient notablement d’un pays à l’autre : du maçon qui met en œuvre tous les matériaux minéraux y compris la couverture, jusqu’au professionnel qui ne construit qu’en brique. (3) Certaines tâches d’entretien, comme le chaulage de la façade ou la vérification d’une toiture, sont des pratiques qui peuvent être assurées par l’habitant aussi bien que par l’homme de métier.
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(4) Il arrive par exemple de rencontrer un support très fruste (mur, cloison), fait des matériaux les plus pauvres et montés sans soin particulier, recouvert en finition d’un magnifique enduit parfaitement exécuté et agrémenté d’un faux appareil régulier de pierre, gravé, modelé ou peint. Ce type d’écart entre des moyens très modestes et un résultat sophistiqué, élégant, nous renseigne sur l’intention du constructeur qui utilise tous les artifices à sa disposition pour faire mieux que son budget, pour produire le maximum de dignité possible malgré des moyens pauvres.
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De telles observations attestent que la trilogie, matériaux + technique + savoir-faire, produit bien davantage qu’un ouvrage ordinaire et peut apporter une valeur immatérielle au travail de l’artisan. Cette valeur est inscrite dans la chair du bâti en œuvre, elle témoigne d’un niveau de préoccupation qui donne plus de sens à l’ouvrage. Au regard des nombreuses civilisations qu’il contient, l’espace méditerranéen est étroit. Néanmoins il concentre beaucoup des arts de bâtir de l’humanité (tout ce qui peut servir à édifier y a été employé). On les rencontre tant au gré des influences qu’au gré des disponibilités. Les conquêtes pour le contrôle économique, politique ou spirituel ont véhiculé des solutions (mais sont-elles le seul déterminant de leur adoption locale ?) : techniques d’ossature bois ottomanes jusqu’en Algérie, techniques romaines, puis romanes avec les croisades, de petit appareil de pierre au Proche-Orient, techniques des arcs arabes jusqu’en Andalousie… Importées, implantées, ces techniques sont assimilées par les populations locales qui les reçoivent et à leur tour les exploitent, les adaptent à leurs façons d’habiter. C’est donc la culture qui prend ici le pas sur la géographie, et qui fait par exemple du Portugal, atlantique, aussi un pays du Bassin. Tous ces apports, fondus mais visibles, font un syncrétisme technique qui redistribue les savoir-faire dans une Méditerranée abondamment circulée. Si la forme de la construction obéit à des schémas culturels (organisation du plan, relations entre « nécessité, commodité et beauté », selon Vitruve) qui n’ont rien d’universel mais correspondent aux règles et modèles produits par une communauté, la construction de la maison procède d’un système d’adaptation entre matériaux locaux (c’est la variable) et techniques et savoir-faire communautaires de référence (c’est la constante) (5). Ainsi les multiples ressources physiques (pierre, terre, sable, bois) inscrivent la variété d’aspects en une succession de petits Bassins constructifs très homogènes que des frontières d’approvisionnement différencient très nettement, alors même que les modèles recouvrent d’un voile de permanence des régions entières.
Dominante, la pierre brute hourdée reçoit très peu d’interventions de taille. La dimension, la forme, la nature des moellons constituent une considérable variété d’aspects pour des maçonneries qui appartiennent pourtant à une même famille. Les formes des pierres, aléatoires lorsqu’elles proviennent des épierrements, arrondies lorsqu’elles sont puisées au torrent, pseudo-quadrangulaires si on les tire de carrières, génèrent des maçonneries nécessitant beaucoup de calage par petits éléments, des maçonneries très consommatrices de mortier et des appareils allant de l’appareil imprécis jusqu’à des assises réglées par la régularité du matériau brut (6).
LA STRUCTURE VERTICALE, LES MURS
Noir, rouge, gris, ocre, blanc : la couleur des pierres ajoute encore à la collection d’appareils et d’aspects du parement sa touche de variété et de vibration visuelle (7). Le matériau laissé brut en finition donne à voir toute la richesse évoquée précédemment. Mais on peut aussi jointer, en creux, en relief, apportant une autre couleur, parfois des cassons de tuile rouge (Turquie), mais apportant toujours un très beau jeu d’ombre et de lumière, mouvant selon les positions du soleil. Le badigeon directement sur la pierre, l’enduit, l’enduit peint (sur lesquels nous reviendrons) enrichissent le vocabulaire de la finition du mur.
• La pierre sèche La pierre sèche est bien représentée aussi, plutôt pour de petits édifices. Aucun mortier pour rattraper une faute de pose, obligeant à une très bonne organisation interne des blocs, à un rejet des eaux vers l’extérieur, à un calage excellent des modules assurant seul la stabilité des éléments : elle est la maçonnerie à l’état pur, natif. D’allure rustique, voire frustre, elle est en réalité une performance, un sommet de l’art de construire.
En Méditerranée, le mur le plus fréquent est en pierre ; dans la situation la plus courante, il est épais et hourdé au mortier ; il est monté par un maçon
Les murs de pierre • Les murs de maçonnerie hourdés au mortier La variété d’aspect est considérable selon les types de murs et la finition qu’on leur apporte. En zone de calcaire plutôt tendre et de grès, on trouve de la pierre taillée et dressée soigneusement (le tailleur de pierre peut ici remplacer le maçon, également à la pose). Plutôt réservée aux édifices de commande ou de prestige, cette belle taille se rencontre sur l’habitat dans la mesure où abondance et proximité des carrières rendent son coût accessible à chacun. Moins régulière et tirée d’un matériau plus dur (calcaire, mais aussi basalte ou grès), la pierre taillée et simplement équarrie est présente dans chaque pays. Souvent la hauteur du bloc est donnée par son lit de carrière et seules quatre faces sont retouchées. Cette technique donne un appareil assisé, parfois réglé.
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Brut, jointé, peint ou enduit, le choix est double : on cherche l’imperméabilité du parement, au moins dans les parties habitées, et on a un souci de présentation esthétique. Les appareils très réguliers sont souvent laissés visibles à l’origine quand les moins réguliers reçoivent un badigeon, un enduit ou les deux, afin d’obtenir à l’œil une unité de l’œuvre. Mais les modes ou l’envie de ravaler, de “changer de peau” aidant, la meilleure maçonnerie pourra être enduite dans une deuxième campagne, sans nécessité technique ; à l’inverse, celle qu’il faudrait protéger pourra perdre son enduit (piochement ou usure naturelle) sans qu’on le restitue.
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• La technologie
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1- Lindos, Rhodes, Grèce ; 2- Al Burg, Egypte ; 3- Gafza, Tunisie ; 4- Vales Mortos, Portugal.
Sauf à prendre appui directement sur la roche, on recherche le bon sol par une fouille en rigole. Cet ouvrage enterré, rarement plus profond que 50 à 70 cm, va du simple hérissonnage de pierre de la largeur du mur en élévation à des systèmes plus dimensionnés avec de gros moellons hourdés, solide assise jusqu’à deux fois plus large que le mur. Le mur de pierre est rarement mince. Il ne l’est que si le matériau l’autorise sans compromettre la stabilité (par exemple : pierres taillées dont les surfaces de contact sont régulières et ajustées) et s’il n’est pas plus haut qu’un niveau, c’est-à-dire qu’il ne doit recevoir ni fortes charges, ni poussées (8). En majorité les murs de pierre sont épais, de 45 à 100, voire 120 cm. Deux parements sont liaisonnés ou non par des boutisses, avec une fourrure au cœur du mur, faite de petits éléments et de mortier (plus souvent terre que chaux) (9). La mise en œuvre se fait par assises horizontales, simultanément sur les deux faces et au cœur, sur lit de mortier préalablement étalé. Les plus gros modules définissent la hauteur d’assise, les petits sont empilés de la même manière pour rattraper le niveau, les joints sont croisés pour éviter les « coups de sabre ». Si nécessaire à cause de la forme aléatoire des gros éléments, de tout petits modules viennent caler les grandes pierres afin que la charge se reporte sur un matériau incompressible et non pas sur un mortier déformable (10).
La circulation ininterrompue des techniques et, à moindre échelle, des matériaux au gré des civilisations a produit quelques surprises, matériaux, traitements inattendus à l'échelle locale. 5
Grèce. Maçonnerie en pierre sèche : de nombreux exemples de cabanes en pierre sèche sont construits sur un plan circulaire, afin d’éviter les angles fragilisants, et surtout d’améliorer un autoblocage lors du montage de la voûte. 6
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Irbid, Jordanie. Maçonnerie en pierre taillée, dressée avec une scie ou un ciseau (dressage fin et arêtes rectilignes) sur 4, 5 ou 6 faces. Ici, les lits de pierres alternent calcaire et basalte, la taille est brochée avec une ciselure périphérique. 7
Ramallah, Palestine. Maçonnerie en pierre taillée équarrie. 8
Aurès, Algérie. Maçonnerie en pierre brute alternée de bois. L’introduction de chaînages horizontaux en bois tout comme ceux en brique (moins fréquents), régulièrement répartis dans la maçonnerie, améliore les performances constructives du mur. Ces dispositifs de chaînage permettent à la fois de compenser les formes irrégulières des moellons par des reprises d’assises ; de liaisonner les deux parements par des pièces transversales formant éléments parpaings ; d’apporter plus de cohésion et de stabilité, d’encaisser, sans compromettre l’équilibre de la construction, les violentes sollicitations sismiques pour les régions concernées.
La chaux n’est pas bon marché : la bonne pierre, le four, le feu, l’extinction, le transport lui ont donné du prix. Le souci du constructeur est de l’économiser : il va chercher soit à amaigrir son mortier en utilisant un maximum d’agrégats (sable, tuileau, graviers, déchets de pierre ou cassons brique) avec une composition granulométrique bien réglée, soit à utiliser un maximum de liant terre, beaucoup moins onéreux. Un tel dispositif permet d’élever le
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Castagnicia, Corse, France. Maçonnerie en pierre brute en granite. Cette pierre extrêmement solide survit à l'usure des mortiers apparents – ici disparus, usés – au niveau des joints. 10
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Siwa, Egypte. Maçonnerie en pierre dite de sel « Kershif » hourdée à la terre. Dans cette oasis éloignée de tout aux portes du désert, le matériau local et abondant est utilisé malgré des caractéristiques techniques relativement faibles.
Couvrir, ou franchir par voûtement plutôt que plancher n’est pas strictement affaire de pénurie ou d’abondance de bois, de pierre ou de brique, mais aussi d’habitude, de réflexe de constructeur qui reproduit une solution prédéfinie. Autre lieu, autres ressources : c’est précisément avec les petits décalages des moyens disponibles que se constitue un vocabulaire en variante des arts de bâtir, double mosaïque des ressemblances et des différences.
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Depuis les schistes en plaquettes de 3 cm d’épaisseur jusqu’aux gros blocs de granit de 50 cm, en passant par les moellons calcaires ou volcaniques de toutes hauteurs intermédiaires, les maçons ont mis en œuvre des pierres qui vont de 2 à près de 100 litres tout en restant manuportables.
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Pensons-y – nostalgie ou nécessaire beauté ? – lorsque nous considérons les matériaux modernes à qui on ne confère « ni le droit ni la grâce de vieillir ». F. Choay, L’Allégorie du patrimoine, Le Seuil, 1992.
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Très mince, 20 à 30 cm, la même pierre peut constituer les deux parements. Moins mince, 25 à 45 cm, la même pierre n’est visible que sur un parement et on alterne une longue et une courte.
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Pour la solidité de l’ensemble, le maçon veille à laisser un maximum de queues à l’arrière des pierres du parement afin que la fourrure puisse jouer son rôle de blocage en se harpant correctement aux pierres saillantes.
(10) Le parement du mur de pierre taillée et dressée n’est pas posé à bain de mortier mais monté à sec avec une réservation entre les blocs qui permet de couler un mortier fin, fluide et très mince qui garantit un contact parfait et régulier entre les éléments.
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Cerros, Alentejo, Portugal. La maçonnerie en pierre brute de cette maison abandonnée offre un cadre de choix pour la nature champêtre environnante.
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mur très haut. Jusqu’à 6 m, 60 cm d’épaisseur suffisent. Au-delà, autour de 15 m de haut (parfois 6 niveaux), la base du mur est au moins de 80 cm, jusqu’à 120 cm. Il est fréquent que le mur se démaigrisse en montant pour limiter les descentes de charges et le dimensionner par niveau en fonction de celles qu’il reçoit du dessus. On soigne davantage aux angles le contact entre les pierres : on y met de plus gros modules, parfois faits d’une autre pierre plus régulière et mieux taillée, on les harpe afin de liaisonner cet ouvrage, qui est un chaînage entre deux plans, avec le courant du mur.
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Nîmes, France. Le galet, solide, lisse et de forme ovoïde, est particulièrement difficile à mettre en œuvre : chaînages horizontaux et verticaux, assises réglées veillent à cadrer son positionnement dans le plan du mur. 2
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2- La Selva, Espagne ; 3- Magne, Péloponnèse, Grèce.
Traitement des angles pour les murs en pierre brute. Le traitement le plus courant est le chaînage vertical réalisé au moyen de pierres de plus grandes dimensions, taillées plus soigneusement pour leur assurer une meilleure assise et comportant une arête plus ou moins vive pour marquer l’angle droit. Les pierres des chaînes sont parfois d’une résistance supérieure à celles utilisées pour le courant du mur.
Bien montées et bien dimensionnées, toutes ces variantes de mur de pierre sont très solides. Leurs seuls ennemis sont les mouvements sismiques, les poussées mal maîtrisées et l’eau. Par capillarité, l’eau du sol remonte dans les bas de mur, solubilise lentement les liants (terre et chaux) en rongeant mortiers et joints; des vides se créent ainsi et les éléments de maçonnerie basculent, se désorganisent jusqu’à l’instabilité, voire la ruine. Au plan sismique, le risque principal est le cisaillement brutal. Les zones concernées ont inventé des systèmes très astucieux et efficaces de chaînages horizontaux en bois (dans toute la Méditerranée orientale), qui interrompent l’appareil du mur et peuvent encaisser, sans compromettre l’équilibre, les violentes sollicitations des secousses. Mais l’interprétation sismique est peut-être une vision trop mécaniste de ce type de dispositif : le constructeur traditionnel sait d’expérience que, plus flexible, plus déformable, son bâtiment est assuré d’une meilleure stabilité (11).
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Pera, Chypre. Fondation et soubassement en pierre. Trois points caractérisent la maçonnerie de fondation : 1. sa largeur, égale ou supérieure à l’épaisseur du mur en élévation ; 2. le type de matériaux, toujours pierreux, qui la constituent ; 3. la hauteur du mur de fondation qui peut être élevé en soubassement pouvant dépasser le mètre. 5
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L’outillage de base est extrêmement simple et commun à tous : parfois la main seule, puis les fil à plomb, niveau et cordeau pour la géométrie, truelle pour les mortiers, outil de percussion pour retoucher les moellons. Seules les pierres taillées nécessitent une gamme d’outils plus spécialisés pour refendre les blocs et finir les parements. Dans le mur de pierre, tout est porteur. Mais certaines parties sont plus sollicitées et doivent être plus performantes (angles, linteaux, jambages de baie, soubassements). Ceci, combiné avec les opportunités d’approvisionnement, conduit à de très nombreuses solutions mixtes : pierre et moellons, pierre et galets, pierre et brique, pierre et bois. La répartition se fait selon une sorte de spécialisation : pour les parties plus structurantes ou plus humides, les meilleurs matériaux (plus réguliers ou plus denses), pour le reste, une logique de remplissage.
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Alentejo, Portugal. Derrière l'enduit à la chaux, la terre (banchée) fait son apparition. Les lignes de chaînage en galets marquent la hauteur des banches utilisées, rarement supérieure à 50 cm. 7
Jéricho, Palestine. L'adobe ou brique de terre crue se cache et se protège également avec un enduit à la terre ou, comme ici, à la chaux.
Les murs de terre crue et de brique cuite • La terre, universelle et abondante (12) Les gisements de terre couvrent les aires alluvionnaires des rives méditerranéennes. Les Bassins limoneux à proximité des fleuves donnent une argile grasse, mieux appropriée au moulage des briques d’adobe, lorsque les terrains plus maigres, où les sables et les graviers sont naturellement présents, autorisent une construction en pisé, densifié par un compactage systématique du matériau entre banches. L’évidence d’emploi de la terre crue, à cause de
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Palestine. Les murs en pierre brute hourdée sont à simple ou à double épaisseur suivant la longueur des moellons disponibles localement et transportables manuellement. Pour les murs à simple épaisseur, un seul rang d’éléments parpaings forme les deux parements. Pour les murs à double parement, des moellons posés en boutisse assurent le liaisonnement de la maçonnerie. Dans ce cas, les épaisseurs renseignées varient de 30 cm minimum à 50/55 cm maximum. Pour les murs à double parement, un remplissage intermédiaire composé d’un mélange d’un mortier grossier et de déchets de pierre assure la continuité de la maçonnerie.
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Acre Fouillant l’histoire, consolidant le futur
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Le projet concerne l’îlot nº 18010 dans la partie nord-ouest de la vieille ville ; il consiste en un ensemble de 100 bâtiments approximativement (environ 250 unités d’habitation) sur les 450 que comporte la ville dans sa totalité.
son abondance, sa gratuité (sa moindre difficulté de mise en œuvre si l’on compare avec la maçonnerie de pierre et que le site donne le choix) en font remonter l’usage avant l’histoire. Les tâches de préparation du matériau peuvent être assurées par l’habitant, si bien que la construction en terre est davantage à la portée de tous que d’autres techniques obligeant à plus d’expertise. Le revers de ses avantages est sa fragilité à l’eau : l’édifice ne devra sa durabilité qu’à une protection obligatoire contre les eaux capillaires et contre les eaux pluviales. Au sol c’est la pierre qui l’isole de l’eau, que l’on soit sur le rocher, sur une fondation de pierre maçonnée, de brique ou sur une rehausse de cette fondation par un soubassement hors sol. Pour compléter la protection, les parements verticaux peuvent recevoir un enduit, lui-même souvent protégé par un badigeon (13).
La réhabilitation d’un quartier résidentiel dans la vieille ville d’Acre est importante comme levier pour le développement urbain dans son ensemble, et pour l’amélioration du niveau de vie des habitants. L’engagement de la population locale joue un rôle majeur dans l’augmentation de la prise de conscience et dans la progression de la coopération entre habitants et autorités. Le succès du projet contribuera aussi au tourisme dans la ville, et permettra l’accès aux rues et passages les moins familiers et les moins fréquentés.
Trois grandes techniques : la terre crue en vrac, forcée dans des banches, la terre crue en petits éléments de briques moulées et séchées, les briques de terre cuite La réhabilitation sera menée à bien simultanément dans deux directions : A. Planification de la réhabilitation des façades
Dans les systèmes crus, la terre assure toutes les fonctions : elle constitue le corps du mur (brique ou pisé), le mortier de pose, l’enduit de protection. Elle est à la fois le matériau porteur et le liant, le dur et le souple. De ce fait, il faut que la terre ait suffisamment de corps pour satisfaire aux sollicitations qu’elle subit : descentes de charge, variations hygrométriques, dessiccations dues à l’ensoleillement. Les contraintes mécaniques qui affectent la terre crue dans ses usages en masse et en couches minces, la difficulté à garantir cohésion et résistance dans le passage de l’état plastique à l’état stabilisé obligent que le matériau soit muni de charges inertes, d’armatures, parfois les deux. Le constructeur sélectionne l’emplacement d’où il va extraire en fonction du bon équilibre liant/charge (argile/sable). Si les propriétés du sous sol sont insuffisantes à réaliser l’ouvrage envisagé, il corrige, incorpore d’autres matériaux dont
– Définition de toutes les actions devant être menées à terme sur les différentes façades conformément aux différents types de bâtiments, à leur importance et à leur niveau de conservation. – Conseil quant aux conditions et aux possibilités les plus souvent adoptées pour la réhabilitation de chacune des façades. – Pour chaque façade, les modifications à opérer seront spécifiées : de manière générale comme au niveau des détails architecturaux et structuraux, et selon l’utilisation des différents matériaux. Les changements seront envisagés conjointement avec les habitants, en essayant de combiner leurs besoins avec la forme d’origine du bâtiment. B. Planification des extensions et des nouvelles constructions Le premier stade consistera à localiser tous les lieux où des ajouts ou de nouveaux bâtiments ont été ou peuvent être construits. Une extension à un bâtiment existant est possible de différentes manières : en ajoutant une pièce ou davantage pour compléter soit un étage, soit un bâtiment qui existe déjà ; en cons-
(11) En Algérie, dans la région des Aurès, ces éléments de chaînage ou d’amortissement en bois insérés dans le mur sont désignés par le mot soumti dont la traduction littérale est « coussin » : belle image pour un ouvrage d’appui et de siège.
truisant un étage entier ou davantage sur un bâtiment qui existe déjà, sous la forme d’un ajout ou d’une nouvelle unité d’habitation indépendante. Un nouveau bâtiment peut être construit exclusivement sur un emplacement libre, à la place d’un bâtiment
(12) La terre, matériau noble et précieux, a le prestige de porter le même nom que notre planète. Pourtant on apprend aujourd’hui aux enfants : « Ne t’assieds pas par terre ! » « Ne salis pas tes mains avec la terre ! » « Ne touche pas à la terre, c’est sale ! »… Comment peut-on prétendre réutiliser la terre en tant que matériau de construction, si l’on ne change pas les messages de cette éducation?…
qui a été détruit, ou encore d’un bâtiment irréparable et destiné à disparaître. Il est important que la nouvelle construction complète la texture urbaine et ne soit pas en rupture avec son environnement. La planification de ces extensions/nouvelles constructions fera référence à : l’emplacement exact, l’intégration, l’accès, la
(13) Les bâtiments annexes, les murs de clôture peuvent déroger à l’usage de l’enduit de protection.
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taille, le volume, la forme, les détails architecturaux, les problèmes structuraux et les matériaux à utiliser.
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la panoplie est grande : sables, graviers, cendres, brasiers, paille hachée, chaux. Les fibres lui servent à obtenir la résistance à la flexion et à la traction ; les charges lui apportent les bonnes performances de compression.
deux fois moins). Elle est homogène et continue dans le cœur du mur, avec ses pièces pósées en sens alterné, et parfaitement imbriquées (le mot est limpide !) entre elles, avec une portance régulière sur toute la surface (15).
• Les murs de terre banchée
Pour le courant du mur, la brique est toujours posée à plat. On rencontre une très grande variété d’appareils selon l’épaisseur du mur. Les murs minces sont calibrés par la plus grande dimension du module (entre 20 et 30 cm), les épaisseurs supérieures sont données par l’assemblage alterné d’une longueur et d’une largeur, de deux longueurs, de deux longueurs et d’une largeur, etc. Ces dimensions sont naturellement réglées par la géométrie du module qui bien souvent est deux fois plus long que large (au changement de niveau, lorsqu’il y a démaigrissement, le retrait est de la valeur d’une demi-brique). Toutes les variations de séquence sont possibles sur le parement, depuis les seuls grands côtés apparents jusqu’aux alternances ordonnées des grands et petits côtés. Les systèmes de pose, systématiquement contrariés dans l’organisation de l’épaisseur et lit par lit, visent à la cohésion de cette maçonnerie, fort résistante d’ailleurs. Pour la renforcer encore, on trouve aussi (Fès, Maroc) un morceau de bois traversant, en boutisse donc, qui chaîne le mur de forte épaisseur.
Le mur de terre banchée est mis en œuvre par compactage dans un coffrage en bois. Chaque unité de coffrage est comprise entre 1 et 3 m de long, la hauteur autour de 50 cm. L’épaisseur importante (couramment 80 cm) compense une résistance et une dureté relativement faibles du matériau compacté. Presque toujours il est démaigri aux étages. Sa masse à la structure poreuse lui confère de bonnes qualités acoustiques et une inertie thermique bien utile parfois. En effet, si la zone d’emploi connaît de forts gradients de température avec journées chaudes et ensoleillées et des nuits froides, le mur de terre banchée accumule et restitue la chaleur très efficacement. L’appareil de la construction est parfaitement assisé et réglé, les joints croisés, les angles traités comme le courant du mur. Les parements sont regriffés dans le frais après décoffrage pour favoriser le bon accrochage de l’enduit.
L’origine technique étant la zone mésopotamienne, au même climat chaud et sec que la Méditerranée, la brique crue a donné toute satisfaction aux constructeurs de toute la région jusqu’au cœur du XXe siècle. Elle aura donc cohabité des milliers d’années avec la brique cuite, plus performante (16). En effet, la cuisson est déjà avérée dans le foyer babylonien plus de trois mille ans av. J.-C. Réservée alors aux parties exposées, type parement des murailles, ces brique sont fabriquées avec une technologie qui perdure couramment jusqu’au cœur du xxe siècle. Le grand avantage des techniques des briques, crues ou cuites, est bien la possibilité d’extraire, mouler, sécher, cuire le cas échéant in situ, sur chantier ou à son immédiate proximité. Argile disponible en surface immédiatement sous la couche arable, malaxage manuel ou animal avec ou sans incorporation de sable, cendres, pour régler un matériau qui pourrait fissurer par retrait, mise en forme dans des cadres en bois à deux pièces et sans fond : la production des éléments se fait au rythme de la construction. Des fours sommaires, enveloppe de briques colmatées à la terre autour des empilements à cuire, combustible bois, sont d’une technologie simple qui permet dès la haute Antiquité d’atteindre 800°, bientôt 900° (17).
D’apparence élémentaire, cette technique est pourtant utilisée également pour les bâtiments nobles, publics, religieux. Sa longévité est subordonnée au soin apporté à ses trois points faibles : le soubassement qui l’isole de l’humidité, la précaution d’une bonne passée de toiture au sommet de l’ouvrage ainsi que l’entretien périodique des enduits. C’est précisément lorsque ce dernier fait défaut que l’on peut repérer le mode constructif, ainsi qu’à certains indices de largeur des baies et de soubassement en pierre apparente. Sinon, cet art de bâtir se dissimule complètement sous son épiderme. • Brique d’adobe ou brique de terre cuite Les deux techniques obéissent aux mêmes principes de mise en œuvre de petits éléments identiques et calibrés. Cependant, trois caractéristiques vont donner des différences notables. – La bien moindre résistance de la brique crue n’autorise pas la confection de piliers de petites sections, incapables de supporter des charges concentrées. – Plus résistante à l’eau, la brique cuite peut s’exposer à nu, y compris horizontalement aux appuis, en corniche, en plinthe, tous ouvrages abondamment mouillés. – Enfin, mortier de terre plus épais pour la brique crue, mortier de chaux pour la brique cuite mince, bien fretté et de résistance égale à celle-ci.
Ainsi, l’héritage du croissant fertile, qui a disséminé et édifié villes et maisons par milliers, perdure malgré l’invention milieu xixe siècle de la brique creuse, quand bien même la production de brique pleine est maintenant industrialisée. La brique se montre : ses beaux appareils, ses modénatures que l’on sait profiler comme la pierre, ses joints réguliers parfois eux aussi profilés, ses tons flatteurs. Mais la brique s’enduit aussi, protection ou mise en scène : ses parements très bien dressés en font un support idéal pour des enduits minces, tendus, stuqués. Dans ce cas, elle imite souvent les savants appareils de pierre : chaînes à refend à joints creux, jeu des bandeaux et pilastres saillants, cordons
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Pour le reste, les murs de brique ont les qualités de la géométrie du module (14). Les plus minces sont épais de la longueur d’un élément, 20 à 30 cm en moyenne. Les plus épais dépassent rarement 60 cm et sont élevés au-delà de 10 m, ce qui montre que la technique de la brique consomme très sensiblement moins de matériau que celle de la pierre (jusqu’à
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et chambranles moulurés. Sa géométrie de petits modules lui autorise tous ces effets que les conventions baroques et néoclassiques utilisent, largement amplifiés encore par la polychromie des enduits peints.
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1- Algérie ; 2- Tozeur, Tunisie.
Coffrée et compactée dans des banches en bois (terre banchée) ou tassée dans des moules (adobe ou briques), la terre humide se conforme docilement à son cadre temporaire.
Les murs à ossature bois
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Nicosie, Chypre. Séchage des briques au soleil. À la différence des briques de terre crue (adobe) qui peuvent être posées légèrement humides, les briques de terre cuite sont séchées entièrement avant d'être – comme leur nom l'indique – cuites dans un four.
Le mur est composite avec les éléments bois qui supportent et transmettent les charges. Ils s’appuient sur une base continue de maçonnerie ; les remplissages entre les bois sont le plus couramment en matériaux minéraux. Les structures sont apparentes ou enduites.
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Haut-Rif, Maroc. Mise en œuvre d'un mur en briques de terre crue maçonnées au mortier de terre. La terre utilisée pour les modules étant le plus souvent celle utilisée pour le mortier, elle donne alors à l'ouvrage une couleur homogène.
Dans les milieux grecs et turcs en revanche, la technique est beaucoup plus experte et plus raffinée dans la conception de la structure, ses divisions et son allure en façade. Très souvent réservée aux étages et à des parties nobles de séjour recevant les modénatures et décors, c’est un élément de représentation qui s’avance et se montre, lorsque le bas de l’immeuble se protège. Le pan de bois donne en Méditerranée une architecture composite qui permet un registre d’expressions extrêmement varié en jouant sur la volumétrie et les parements. Saillies, retraits, porte-à-faux, dessin des baies, habillage des encorbellements, volumes fermés ou ouverts, traitement en bow-window ou débord de l’étage entier, ces éléments sont savants, complexes dans leur construction et spectaculaires par leur architecture.
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5- Al Ardah, Jordanie ; 6- Pera, Chypre.
Qualités et défauts de la brique de terre crue. Elle permet la construction de piliers, utiles pour réduire les portées de franchissement des poutres dans une région où le bois est rare et précieux, mais requiert en revanche un soubassement en pierre quasi systématique, afin de protéger le mur en terre des projections d’eau et remontées capillaires.
Les épidermes exploitent également toutes les possibilités que les matériaux constructifs utilisés leur permettent. Il y a la version apparente – retenue généralement lorsque les ossatures et les remplissages sont flatteurs à l’œil – qui montre les bois et leur belle trame d’horizontales, verticales et obliques, qui joue de la couleur et du dessin d’appareils des panneaux – schistes, calcaires, briques en épi, adobe, galets. Il y a la version recouverte,
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7- Alger, Algérie ; 8- Tipaza, Algérie.
Deux banchages particuliers : le premier mur mixte en pierre et briques de terre cuite sert en réalité de coffrage perdu pour un mur épais en terre banchée : une technique utilisée pour les ouvrages fortifiés, ici dans la citadelle d'Alger. Derrière l’enduit à la chaux, le deuxième exemple découvre un mur en terre banchée chaîné avec des lits en briques de terre cuite. 9
Cherchell, Algérie. Les modules de briques de terre cuite permettent beaucoup de variation et de liberté dans le traitement des surfaces et des décors, comme ici sur un garde-corps.
(14) Les modules des briques d’adobe vont de 20 x 10 x 3 cm à 40 x 20 x 20 cm en Jordanie (0,6 litre à 16 litres). Pour la brique cuite, si l’Antiquité a produit beaucoup de formats carrés (15 x 15 x 6,45 x 45 x 11) parfois recoupés en diagonale en 4 triangles isocèles, elle a aussi inauguré les formats rectangulaires encore préférés aujourd’hui (26 x 13 x 9 en Egypte, 66 x 33 x 9 et 33 x 16 x 8 en Perse 600 av. J.-C.) et appréciant le rapport (longueur = 2 x largeur). Epaisseurs contenues entre 4 et 9 cm.
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Antalya, Turquie. Façade à ossature bois. L’ossature en bois permet de composer un cadre tridimensionnel rigide qui intègre murs, planchers et souvent charpente.
(15) Ces qualités de régularité sont d’ailleurs exploitées dans les systèmes mixtes pierre et brique où l’on peut trouver un rang de briques formant arase, comme en guise de contrôle du niveau avec un matériau réglé, ce rang traversant parfois le mur dans son épaisseur pour former chaînage des deux parements.
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Port Saïd, Egypte. L’ossature en bois des immeubles de Port Saïd, dans le delta du Nil egyptien, permet une grande variété dans le traitement des façades, généralement parementées en planches de bois : balcons sur solives, loggias, coursives ou, comme ici, façades pleines.
(16) Jean-Pierre Adam (La Construction romaine, Picard, 1989), qui rappelle que Vitruve, au Ier siècle av. J.-C., ne traite dans son livre que de brique crue, considère que la cuisson n’intervient à l’origine que par souci d’étanchéité d’ouvrages particuliers (les tuiles, canalisations, citernes).
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(17) Température d’ailleurs comparable à celle de la cuisson de la chaux permettant de confectionner des mortiers de résistance comparable avec celle de la brique. On observera le même parallélisme lors de la maîtrise de températures plus élevées et en continu au XIXe siècle qui permettront de produire des briques plus performantes mais aussi les ciments, qui viendront bâtarder puis supplanter les chaux afin de satisfaire à cette équivalence de résistance bloc/mortier.
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tantôt de l’ensemble, tantôt uniquement des panneaux, qui propose toute la gamme des enduits, leur texture, leur badigeonnage, leurs décors.
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blés autour d’une armature sommaire en bois (poteaux d’angles, pièces horizontales d’appuis) (18). Ces constructions de petites dimensions, enduites ou non en terre, demandent un entretien régulier. Elles sont le témoignage encore vivant des modes constructifs préhistoriques, de la hutte de branchages avec toutes ses variations sur la surface du globe, que les historiens de l’architecture positionnent comme un point de départ à la construction édifiée par l’homme.
A cela il faut ajouter les contrastes de la partie basse de maçonnerie, pierre ou brique, qui occupe bien souvent tout le premier niveau, le jeu puissant des menuiseries (la technique permet de multiplier les baies, leur dessin de divisions, vitraux, volets), la caresse de la lumière qui vient sculpter la façade de clairs et de sombres à chaque accident volumétrique.
Les baies et les arcs Deux situations différentes se présentent : le cas où la baie dans le mur est une simple perforation dans sa continuité, jouant le seul rôle d’une ouverture, fenêtre ou porte ; le cas où un ouvrage de structure – c’est le plus souvent un arc dans la tradition constructive – se substitue au mur, où il est un support. De dimensions parfois très analogues, les deux situations peuvent montrer les mêmes types d’arc, c’est donc par leur fonction qu’il convient de les distinguer.
D’est en ouest, le mur à ossature bois montre ou enveloppe sa chair et son squelette en dizaines de variantes d’aspect de façade
• Les baies Le vide constitué par le percement du mur est une fragilité. Les charges superposées à la largeur de la baie devront « s’écouler » par les trumeaux qui eux-mêmes sollicitent d’autant plus les jambages qu’ils sont étroits. Cette contrainte que le maçon n’ignore pas le conduit naturellement à mieux soigner les jambages que les parties courantes du mur. Dans presque tous les cas, le piédroit est exécuté avec un degré de qualité supérieur qui peut prendre plusieurs formes parfois combinées : fait en pierre de plus gros calibre, de meilleure dureté, avec plus d’ajustement des faces pour un meilleur contact entre les pierres, avec un harpage soi-gné avec le reste de la maçonnerie, avec une saillie qui augmente la section de cet ouvrage de support… L’organe de franchissement, linteau ou arc, premier à supporter les charges verticales, fait l’objet d’un souci particulier de résistance. Soit il est par lui-même bien dimensionné et s’oppose efficacement aux contraintes, sans déformation (19) ou rupture, soit il est soulagé par un arc de décharge qui autorise à ce qu’il soit moins résistant à la flexion. Dans les murs épais de maçonnerie, la fenêtre est sous le linteau toujours plus rigide du parement de façade, le mode constructif de l’arrière linteau étant moins élaboré et s’apparentant souvent davantage au coffrage qu’à la poutre, par exemple fait de simples branchages.
Dans des zones à fort risque sismique, l’assemblage maçonnerie + pan de bois (où séjournent les habitants) peut être interprété techniquement comme une sage précaution du constructeur. On trouve même en Grèce un système d’ossature bois jusqu’au sol qui double le mur inférieur de maçonnerie à l’intérieur de l’immeuble, permettant à ce mur de tomber sans compromettre la stabilité de l’édifice en cas de secousse. Certaines variantes sont maîtrisables par les maçons, lorsque les remplissages sont montés en matériaux rigides formant un corps stable. A l’inverse, lorsque les remplissages sont soit absents (avec des seuls lattis rapportés et des enduits), soit déformables (type torchis), le recours au charpentier est nécessaire, qui maîtrise parfaitement l’ajustement des assemblages, les divisions des panneaux et leurs pièces de contreventement en bois. Selon les disponibilités, on utilise le chêne et le châtaignier, le pin plutôt pour les pièces secondaires et les lattis, mais aussi le cyprès, l’eucalyptus. Les sections des bois règlent les épaisseurs, de 7,5 à 14 cm ; les lattis enduits augmentent l’épaisseur totale. Avec ces minceurs de murs, on ne dépasse pas deux niveaux. Beaucoup de systèmes mixtes, notamment avec les briques, ont des épaisseurs comprises entre 25 et 40 cm. Enfin, on rencontre au Portugal en zone côtière un type de construction totalement en bois ossature et parement, utilisée par les pêcheurs pour une courte saison. Sur pilotis, la maison est une carcasse contreventée et parementée d’un bardage de planches.
Deux types, trois matériaux : linteau réalisé avec un élément d’une seule pièce et linteau composé d’éléments fractionnés ; bois, pierre, brique. Ce sont les cinq variations qui donnent lieu à tous les assemblages. En pierre de taille, il y a unité, les linteaux seront également taillés, soit monolithes, soit fractionnés en arc, plein cintre ou surbaissé ou encore appareillé en plate-bande (20). En pierre équarrie et en pierre brute, on rencontre tout : ce qui précède, mais aussi la brique et le bois. Le mur de brique appelle plus souvent l’encadrement de brique, mais on y rencontre aussi la pierre de taille, les deux précisions géométriques s’accordant bien. Toutes ces maçonneries permettent de réaliser de grandes baies, il n’apparaît pas que le constructeur ait été bridé par une impossibilité technique ; à tout le moins par des contraintes d’approvisionnement ou de budget (21). Jusqu’à 2 m
Les murs végétaux
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Dans un même registre de l’habitat fruste, on rencontre, dans certaines zones rurales de l’espace et notamment dans les zones des deltas, des cabanes dont les murs sont construits avec les végétaux (céréales, roseaux…) présents sur place, généralement ligaturés et assem-
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en largeur et 3 m en hauteur : le constructeur maîtrise très bien l’exécution de ces grands portiques et leur stabilité.
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Turquie. Traitement d’angle coupé dans une ossature bois à remplissage en briques. Outre son aspect décoratif, ce dispositif dégage la vue dans l’angle pour les passants et les véhicules.
On peut aussi observer deux tendances inverses : la sécurité, avec presque sur-dimensionnement du linteau associé à l’arc de décharge, la confiance, avec une simple planche en linteau, surmonté bien souvent d’une fissure qui s’est organisée naturellement en forme d’arc, attestant que les charges se sont réparties, écoulées latéralement au-dessus de la baie en décrochant ce pseudo-fronton de maçonnerie qui repose désormais son seul poids propre sur un coffrage fléchi. D’autres maçonneries, moins parfaites dans leur texture, cohésion ou solidité, génèrent en revanche des limites et donc des baies plus petites. C’est le cas des briques d’adobe, du pisé et de la pierre sèche. Le matériau pierre sèche ne dispose en monolithe que de dalles, minces et courtes, donc peu résistantes et obligeant à des baies étroites, avec arc de décharge nécessaire dès que l’on tente d’élargir (22). Dans les techniques de terre crue, on a souvent recours à un cadre complet en bois, ouvrage pré-assemblé et rigide destiné à compenser les risques de ramollissement et dégradation de surface du matériau supportant très mal l’humidité (à l’appui, aux arêtes). Dans ces trois techniques les fenêtres ont des largeurs inférieures ou très inférieures à 1 m et c’est la porte qui est la seule grande baie.
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Kastoria, Grèce. Le volume de la maison semble « se projeter au-dessus de la rue » dans l’angle. Le mur à ossature bois permet au riche vocabulaire des éléments associés d’animer les façades : volumes en encorbellement, bow-window ou moucharabieh... 3
Environs de Cherchell, Algérie. Le mur végétal (paille, roseaux) s’appui sur des poteaux d’angle en bois ancrés dans le sol. Une technique simple qui utilise les matériaux immédiatement disponibles et s’intègre à son environnement. 4
Carrasqueira, Portugal. Pour cette cabane de pêcheur, le mur végétal est « pris en sandwich » entre une ossature sommaire en bois à l'intérieur et un chaînage horizontal en planches peintes en blanc à l'extérieur : un résultat très décoratif.
Enfin, en technique d’ossature bois, le percement est charpenté en bois et la juxtaposition d’une série de fenêtres ne pose aucun problème puisque beaucoup de pièces horizontales reprennent et répartissent les charges verticales.
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Aurès, Algérie. Les fenêtres triangulaires, constituées par trois pierres plates, peuvent être isolées, superposées ou, comme ici, juxtaposées pour obtenir l'effet d'un oculus ajouré. 6
On ne peut clore cette description technique de la construction des baies sans dire que la très petite fenêtre (ventilation, protection thermique contre le vent, le froid ou le soleil) a beaucoup de faveur chez les Méditerranéens. Sans dire non plus que la porte est un enjeu de représentation et de protection à la fois : elle est monumentalisée par ses dimensions, son encadrement et souvent son couronnement en matériaux plus nobles ou plus architecturés (moulures, sculp-
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6- Irbid, Jordanie ; 7- Naplouse, Palestine.
Sur des jambages verticaux harpés en pierre taillée, deux solutions techniques également élégantes : le linteau et l’arc. 8
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8- Minas Sâo Domingos, Portugal ; 9- Avignon, France ; 10- Rashid (Rosette), Egypte.
Parmi la grande variété des ouvertures en Méditerranée, le percement des baies se présente régulièrement sous la forme d’un rectangle vertical. Portes et fenêtres de la Méditerranée se déclinent ainsi dans une variété de traitements infinie : encadrement en pierre ou en bois, sculpté ou peint, avec ou sans arc de décharge, appui saillant ou non saillant. Volet à persienne ou sculpté, moucharabieh, rosace en pierre ou grille : souvent au Sud, on se protège du regard des autres en même temps que du soleil. Voir sans être vu.
(18) La « durée de vie » des constructions végétales est faible. Dans le delta du Nil par exemple, le pêcheur reconstruit sa maison tous cinq à huit ans environ, cette reconstruction étant complètement réalisée en moins de huit jours. (19) En effet, les baies sont équipées de menuiseries, ouvrages mécaniques manipulés quotidiennement qui ne souffrent pas la déformation sous peine de ne plus fonctionner. (20) La plate-bande est un arc plat, appareillé avec des claveaux rayonnants. C’est la méthode (romaine) qui permet de faire un long linteau horizontal, couramment autour de 120 à 140 cm, qu’on ne saurait tirer d’une pierre monolithe : problème de carrière, risque de casse ou obligation d’une trop forte retombée, module mal manipulable par son poids. (21) On pourrait d’ailleurs se demander si petite fenêtre est synonyme de manque de moyens, d’incapacité technique ou d’inutilité de sur-éclairer dans une région où la lumière et la vie à l’extérieur ne sont jamais frustrantes… (22) Les maçons tunisiens ont contourné cette limite en construisant des baies trapézoïdales, plus larges à l’appui qu’au linteau.
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tures), son huisserie et ses ferrures puissantes (23). La baie ne fait pas qu’éclairer, elle est aussi un poste d’observation, un mirador social, dernière zone privative parfois extériorisée et projetée dans la rue. Les balcons, les grilles andalouses ventrues en partie basse pour permettre la vision latérale en sont la version où la vue est réciproque. Mais les encorbellements des traditions ottomane et arabe permettant des prises de vue quasi stratégiques sur les percées, dissimulent l’observateur derrière les grilles des moucharabiehs ou les vitres de la salle de séjour. Savoureux mélange de la privauté dans l’espace commun, du chez-moi parmi les autres, ultime frontière du dehors/dedans… (24).
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Nos arcs méditerranéens – romain ? arabe ? – sont ouverture et abri, frontière du plein soleil et de l’ombre accueillante, performance orgueilleuse et bienvenu refuge
• Les arcs
anse de panier sont comparables dans les rapports hauteur de flèche/ouverture, mais ils sont en revanche montés sur coffrage.
Le grand arc lorsqu’il est support (avec sa pile, son chapiteau ou ses culots, monté seul ou en série) est un organe soigneusement tracé et ajusté, performant dans son rôle de libérer l’espace en remplaçant efficacement le mur ou la poutre. Nous parlons ici de l’arc qui franchit une distance entre deux appuis ponctuels ; on trouvera plus loin un développement sur les surfaces arquées que sont voûtes et coupoles. Destiné à subir des efforts importants, il est réalisé en matériaux durs et réguliers : pierres taillées et briques cuites (25). Extrêmement utilisé dans les édifices monumentaux et ouvrages d’art qui ne sont pas le sujet de cette publication, il est aussi très présent dans l’architecture de l’habitat traditionnel, moins dimensionné parce qu’il n’y porte pas des maçonneries aussi massives, mais aussi bien exécuté parce que c’est un ouvrage très technique.
Les exemples maghrébins autorisent des portées jusqu’à 5 m pour une épaisseur de 60 cm. Sur les rives nord et est, de grandes portées sont également connues. A l’échelle de la maison, les grands iwan orientaux, qui se développent sur deux hauteurs d’étage, ont couramment des portées supérieures à 6 m. Les grands arcs médiévaux portant les escaliers ou ou-vrant sur les cours de Rhodes ou d’Acco (l’ancienne Saint-Jean-d’Acre) sont également très ambitieux (27). Différentes astuces sont utilisées en brique pour améliorer les efforts et aider le maçon dans la construction sans l’aide d’un cintre. Au-dessus du pilier, on élargit la surface portante en confectionnant un tailloir par plusieurs assises en encorbellement, on monte ensuite un maximum d’assises horizontales, elles aussi en surplomb, cherchant à ne démarrer la pose rayonnante que le plus haut possible. Ce faisant, les poussées de l’arc s’exercent à partir d’un niveau où le massif de culée qui les contrebute est beaucoup plus large, absorbant bien les efforts et n’obligeant pas à surdimensionner le pilier.
Les arcs plein cintre et les arcs brisés sont nos héritages romain (qui le tenait lui-même de l’Orient) et médiéval, ils privilégient la pierre quand c’est possible. Cela conduit à une technologie lourde et au coffrage indispensable à la mise en œuvre. Les variations sur le tracé de l’arc, qui s’évadent des géométries simples, sont obtenues avec une technique en brique qui libère considérablement le constructeur. Il utilise en effet des modules légers qui, combinés avec les mortiers adéquats, permettent au maçon qualifié de construire sans coffrage. C’est l’héritage arabo-musulman, qui dérive davantage de sa tradition orientale pour l’arc brisé et plus de sa tradition occidentale pour le cintre outrepassé.
Comparable, par l’usage et par l’échelle, aux riwaq (galerie) et iwan de Palestine et de Syrie, l’exemple de Chypre illustre bien l’usage des arcs dans la maison traditionnelle. Ici, les grands arcs brisés sont utilisés dans deux parties de la construction : pour porter la galerie extérieure
Dans l’immense variété de notre espace, nous ne regarderons que deux exemples. Sur la terre marocaine, qui a reçu les deux influences, on trouve plusieurs modèles de base qui, pour la même ouverture, donnent des hauteurs très différentes. Deux modèles plutôt élancés, kharsna et mechaouk, le premier un cintre outrepassé d’un rapport hauteur/largeur de 7/10, le deuxième brisé, encore plus haut avec 8,5/10 (26). Un modèle en bâtière, rakhoui, de proportion 5/10, équivalente à celle du plein cintre, et un autre encore plus plat, mekhaoussar, de rapport 2,7/10. Ces profils sont faits de courbes et contre-courbes et très couramment redentés. La mise en œuvre de ces quatre arcs, y compris les parties pendantes de leurs redents (on parle d’arc à 3, 5 ou 7 « nez »), se fait sans coffrage, parfois avec un simple calage provisoire le temps que le mortier ait fixé une pièce en déséquilibre. Sur la rive nord, les modèles en tiers point, plein cintre, surbaissé ou en
(23) Dans les médinas, où pas ou peu d’ouvertures sont pratiquées sur la rue, la porte est le signal unique de la dignité ou du rang de l’habitant. (24) « Je t’observe quand tu ne me vois pas, je surplombe l’agitation de la rue depuis chez moi, à ton insu, je me nourris de la vie de la cité. » (25) Il est vrai cependant que la haute Antiquité, mésopotamienne ou égyptienne, créatrice des voûtements clavés, utilisait la brique crue. (26) Dans le principe mechaouk, la position des centres de tracé des arcs s’obtient par subdivision de la corde (la portée) en 3, 5, 6, 7, etc. : 3 donnant un profil très élancé et 7 très évasé. Ces possibilités de réglage au sein d’une même morphologie sont très précieuses au constructeur.
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(27) Les baykés, entrepôts des faubourgs de Damas, sont de vastes nefs couvertes en bâtière recoupées par des murs de refend espacés de la portée des pannes, percés d’arcs brisés immenses, franchissant jusqu’à 9 m.
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M'Zab Trois décennies d’efforts soutenus, résultats importants
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L'atelier est créé en 1970, avec le classement du site historique de la vallée de l'oued M'Zab, par son plus farouche défenseur de l'époque : l'architecte en chef des Monuments historiques André Ravereau (auteur 1
de l'ouvrage Le M'Zab, une leçon d'architecture, éditions Sindbad, Paris, 1981).
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1- Deir Ghassaneh, Palestine ; 2- Llissà d’Amunt, Catalogne,
Sur des éminences, les ksour – villages fortifiés – ont été préservés dans un environnement qui a changé.
Espagne. Les linteaux des baies font régulièrement l’objet d’une attention et d’un soin tout particuliers dans leur traitement : éléments sculptés, inscriptions, emblèmes et blasons trouvent ainsi leur place naturelle au-dessus des portes et fenêtres. Les ouvertures composent d’ailleurs un véritable témoignage des artisanats et savoir-faire locaux.
Le processus de croissance de la ville, qui occupait durant la période coloniale la palmeraie, jadis espace de jardins fruitiers et potagers sous l'ombre et l'humidité des palmiers, s’est maintenant étendu sur l'ensemble de la vallée.
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Djerba, Tunisie. L’arc, utilisé ici comme ouverture, confère à l’entrée de la cour son élégance et sa marque de prestige. 4
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4- Tétouan, Maroc ; 5- Maroc.
La maîtrise du module de la brique de terre cuite permet une variété considérable d’arcs musulmans, présents dans l’ensemble de l’espace urbain (habitat, monuments, équipements culturels...), notamment à Chefchaouen et Tétouan. 6
Samad, Jordanie. L'arc en pierre constitue ici une poutre de premier rang, il permet de réduire les distances de franchissement à la taille des bois disponibles localement, et donc d'agrandir considérablement les volumes : un rôle tenu aussi depuis la fin du XIXe siècle – notamment en Jordanie – par les rails de chemin de fer, poutrelles métalliques de grande longueur.
Les débuts de l'atelier ont consisté en travaux de relevés d'architecture, photographies, aide à la restaura-
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tion des maisons particulières ; ainsi que dans le travail de sensibilisation d’une population qui se tournait
Al Shouna, Jordanie. Solidité éprouvée de l'arc, qui demeure seul en place quand le reste s'est écroulé.
alors vers un modernisme reniant les valeurs de sa culture architecturale et urbaine. Aujourd'hui, l'atelier du M'Zab, devenu l’« Office de promotion et de protection de la vallée du M'Zab », peut se prévaloir d'une activité de restauration des lieux et édifices publics, et des aides, en partie sur fonds publics, pour la restauration de l’habitat. La valeur du site est telle qu'il a été classé au patrimoine mondial en 1982. Le tourisme, qui fleurissait avant la période troublée que connaît le pays, a conduit la population à créer des associations par site de guides bénévoles qui organisent des visites selon les itinéraires les plus intéressants et qui permettent d'avoir des contacts personnels avec les membres de ces communautés, les plus ouverts et conscients de la valeur de leur patrimoine. Le tourisme, jusqu’ici uniquement international, se voit aujourd'hui en passe d'être remplacé par un tourisme national. La demande pour une offre touristique aux Algériens eux-mêmes, contraints durant cette dernière période de rester dans leur pays, est forte. Le tourisme traditionnel d’« achats » des Algériens dans les pays européens disparaît avec la libéralisation économique et la disponibilité locale de presque tous les produits. S'annonce dès lors une période opportune pour développer une offre touristique diversifiée. L’Algérie, sur l'ensemble d'un territoire immense, est riche de ses sites prestigieux, qu’il ne faut ni abandonner, ni soumettre aux pressions trop accélérées des changements pour un développement économique qui pourraient amener la destruction ou la substitution de tous ces ensembles historiques habités.
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sur une série d’arcades, pour doubler la portée de la pièce de séjour, comme un refend évidé. Dans le deuxième cas, l’arc est un support intermédiaire qui pallie la pénurie de bois en remplaçant une poutre qui devrait mesurer 6 à 7 m. La courbe de ces arcs brisés est donnée par un rayon constant proportionné à la distance à franchir dans un rapport 2/3 ; mais comme la hauteur disponible varie selon chaque immeuble, le profil général de l’arc sera plus ou moins élancé et refermé ou écrasé jusqu’à la limite du plein cintre. Cette adaptation est faite par un homme de métier, nécessaire pour tracer, pour tailler (les deux choses se font au sol) et monter l’ouvrage. Jusqu’au niveau où il le peut, il agit sans cintre, ensuite il monte une contreforme en brique pour tenir les claveaux en bascule. Les pierres de l’arc sont coulées au plâtre dans des canaux préalablement gravés sur les faces de contact. Afin de libérer un maximum d’espace, l’arc ne descend pas au sol et s’appuie sur deux culots dans les murs latéraux à environ 1 m de hauteur afin de pouvoir placer un meuble. Des contreforts à l’extérieur sont indispensables pour retenir la poussée de ce grand ouvrage aux pieds écartés et qui ne se referment pas dans l’œuvre. D’ailleurs, pour un indispensable liaisonnement, murs, arc et contreforts sont montés simultanément. Le sommet des claveaux n’est pas extradossé pour mieux les harper à la maçonnerie de remplissage des écoinçons.
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degrés divers : depuis l'enduit assez épais couvrant totalement le support, jusqu'à l'enduit qui remplit les creux et laisse apparaître les têtes de pierre. Mais on rencontre aussi des milliers de mètres carrés de murs de moellons bruts qui ont été soigneusement enduits à l'origine, qui ont perdu par l'usure du temps cette protection (apparente encore par lambeaux sous les passées des toitures), et que l'on n'a pas jugé nécessaire de reconstituer. Ainsi, la vision techniciste – fragilité à l'eau = enduit – est démentie par la réalité. Il faut probablement y voir la concurrence de deux échelles de temps : le processus de dégradation d'une surface mal protégée est, en général dans nos climats, suffisamment lent pour qu'au cours d'une vie d'homme, quelques décennies, on puisse se passer d'entretenir une parfaite imperméabilité. Puisque l'on s'accommode de son absence, la présence de notre enduit signale donc aussi autre chose atteste d'une ambition d'un autre ordre. D'ailleurs, lorsque des maçonneries de pierre à joints vifs, de brique cuite sont enduites, c'est pour satisfaire davantage à une volonté esthétique et non plus à une nécessité de protection sanitaire.
Les enduits, partout à la chaux et couramment
Les porches, les portails, les rues couvertes européennes, les souks, les galeries… donnent partout en Méditerranée lieu à la mise en œuvre d’arcs. Leur profil est conditionné par la hauteur disponible et leur confère leur élégance (28). En fin de vie, lorsque l’immeuble est en train de se ruiner, c’est l’arc qui reste en place, prouvant sa solidité et rappelant la maîtrise technique qu’il a fallu pour l’édifier.
à la terre, caractérisent le paysage méditerranéen et rappellent sa culture technique commune
LE REVêTEMENT DES MURS : ENDUITS ET BADIGEONS
L'épaisseur, le grain et la couleur des agrégats, les outils d'application et de finition nous donnent une grande série d'aspects que l'on peut ranger dans quatre familles.
Les enduits Une version minimum, qui commence au simple joint garni (30) et s'échelonne jusqu'au mortier jeté/recoupé. Le maçon envoie à la truelle, couvre toute la surface et égalise, enlève le surplus avec le tranchant de la truelle. Il en résulte un aspect assez grossier, sans aucune préoccupation de surfaçage, qui a la couleur du liant et de l'agrégat très peu tamisé et avec de gros grains. Travail rapide, en une seule passe, qui assure la protection du support. C'est la stratégie adoptée lorsque, à moindre effort, on ne veut pas laisser le parement nu. Système plutôt rural et rustique, peu présent en ville où plus d'urbanité est recherché.
Si le mur reçoit un enduit, c'est en premier lieu pour une raison fonctionnelle de protection. Par la suite, cette couche que l'on peut poser et finir de tant de manières peut devenir le support d'une expression spécifiquement décorative. La nécessité d'enduire est proportionnelle à la résistance des matériaux du mur support. Les maçonneries les plus sensibles à l'eau sont les systèmes utilisant la terre crue – terre banchée, torchis, adobe –, elles sont le plus souvent enduites (29). Viennent ensuite les maçonneries de moellons bruts ; du fait des formes irrégulières de leurs modules, une bonne partie du mortier de hourdage, dont la porosité à l'eau est grande, est exposée en parement : encore une raison d'enduire. De plus, les calcaires tendres, largement dominant dans la région, étant eux aussi poreux et donc fragiles à l'eau, leur protection est pertinente.
Plus élaborés, très présents dans tous les pays méditerranéens, sont les enduits lissés – très anciens – parfois remplacés par leurs héritiers nés avec le ciment, les enduits talochés. Ils peuvent être appliqués sur l'enduit décrit précédemment qui sert alors de dressage ; voici donc une version à deux couches. Le lissé est le geste évident du maçon depuis l'Antiquité : il est posé à la truelle, outil qui lui permet de serrer, d'égaliser et d'obtenir ce fini inimitable d'un faux plat qui chante avec la lumière rasante, délicatement animé comme la surface de l'eau et du sable. Il donne cette touche ferme de l'outil tout en ayant
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On observe que les maçons méditerranéens ont de tout temps utilisé, sur des supports solubles, poreux ou hétérogènes, cette vêture imperméable pour stopper la pénétration de l'eau de pluie battante avant qu'elle ne mouille le mur. Ce souci est présent partout mais avec des
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l'adouci du mortier plastique à la pose, il révèle le grain coloré sans l'empâter, il a l'élégance d'un geste travaillé et naturel. Chaque jour encore, les maçons lissent, caressent leur mur quand ils emploient toujours cette chaux ancienne, grasse ou maigre, qui fait le métier en Méditerranée depuis des temps immémoriaux (31). Le liant ciment qui tire plus vite ne permet plus ce geste. Pour égaliser et finir, on lui a substitué la taloche qui, par sa surface, par sa position parallèle au mur, donne un aspect plus raide, un geste circulaire frotté qui promène le grain (32).
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Simi, Grèce. Vue générale et détail sur une mosaïque multicolore : façades d'inspiration classique enduites et peintes à la chaux. Les moulures, éléments d’ornement architectural aux reliefs plus ou moins accentués, sont ici matérialisées en pierre avant d'être enduites : corniches qui couronnent le sommet des murs, bandeaux qui soulignent souvent le niveau d’un plancher, encadrements des baies de portes et de fenêtres… 3
Koutos, Péloponnèse, Grèce. L'usure de l'enduit grossier laisse apparaître les têtes de moellons d'un mur en pierre brute, invisible à l'origine.
Discrète protection
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France. Coupes sur enduit lissé à la truelle (2 couches) et enduit taloché (3 couches). Pour les dernières couches, on utilise le plus souvent des agrégats plus fins et un dosage en liant dégressif. De faible résistance, la couche de finition s’érode lentement avec les intempéries et ne s’encrasse pas. 5
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à une passe ou image affirmée de ses stucs multicouches, l’enduit varie du strictement fonctionnel aux délices d’expression de l’architecture savante
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5- Valdefuentes, Extremadura, Espagne ; 6- Pyrgi, Grèce ; 7- Alella, Catalogne, Espagne.
Sgraffite, sgraffito, xisto (en Grèce), ces enduits décoratifs à deux, trois ou quatre couches successives sont réalisés en scarifiant ou en gravant dans le frais un mortier composé de chaux aérienne, d’agrégats fins et de pigments minéraux pour la coloration éventuelle dans la masse. Selon les cas, les motifs font appel à des techniques de dessin au trait et des à-plats colorés. 7
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Rashid (Rosette), Egypte. En creux, à plat, ou – comme pour ces joints enrubannés peints – en relief, le jointoiement souligne volontiers le dessin des briques ou des pierres. 9
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(28) L’arcade libère la maison de ses murs, et autorise de nouveaux volumes. Elle permet à l’espace de transition dehors/dedans de devenir un lieu de séjour, de déambulation, elle écarte les piliers ou remonte la voûte, elle est orgueilleuse de sa prouesse qui se joue du poids de l’immeuble.
9- Lindos, Rhodes, Grèce ; 10- Mertola, Portugal.
Ecoulement ou moulure verticale, l'enduit à la chaux donne du relief aux façades, imite et remplace les modénatures. 11
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(29) Pourtant, beaucoup d'exceptions à ce principe : les annexes, murs de clôture, les façades non exposées à la pluie.
11- Pego, Portugal ; 12- Mertola, Portugal.
Comment singulariser une architecture simple, et la transformer en véritable œuvre d'art avec de faibles moyens financiers ? C'est tout le savoir-faire du maçon portugais maîtrisant les techniques d'enduits et de moulures.
(30) La région gréco-turque en particulier a exploité des joints saillants rubanés puissamment expressifs, d'autant qu'ils sont modelés sur du moellon brut donnant de ce fait un graphisme aléatoire à l'allure de labyrinthe. (31) Localement on cherche des améliorations de performance. Ainsi, pour mieux accrocher l'enduit à son support (ce qui est le point de faiblesse de la technique dans le temps), les maçons de Santorin et aussi de Majorque ont pris l'habitude de « clouter » l'enduit avec de petites pierres apparentes. Au fil du temps, cette mesure de durabilité est devenue une marque de fabrique esthétique liée à un territoire, reproduite par souci identitaire mais avec un autre rythme, une autre densité : on en a oublié la raison originelle. (32) La taloche permet également de finir les enduits à la chaux. En Méditerranée occidentale son usage tend à se généraliser depuis un siècle, donnant des parements plats, ayant perdu cette souple vibration du lissé truelle, ce mariage naturel avec les murs de maçonnerie traditionnelle.
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Encore plus élaborée, bien que beaucoup moins fréquente que les deux catégories précédentes qui dominent largement en Méditerranée, la gamme des enduits stuqués. Ceux-là sont très minces – jamais plus de 3 mm – ,très dosés en liant et utilisant des agrégats de fine granulométrie (poudres de marbre, de pierre, tuileaux broyés). On les resserre vigoureusement avec une lisseuse métallique ou parfois un galet, on les pose toujours sur un enduit dressé. Ils peuvent être exécutés en une seule passe, simplement pour regarnir le grain de
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la couche support, mais aussi à deux, trois, voire plus de passes. Ces enduits très sophistiqués ont en Méditerranée produit leurs variantes. Le sgraffito, italien, catalan mais aussi grec, superpose deux ou trois passes colorées différemment, puis regrattées partiel-lement selon un dessin, formant ainsi une image à deux ou trois tons de gris (noir de vigne, cendres...) et ocre. Le tadlak, plus souvent à l'intérieur, donne au Maghreb un stuc blanc monochrome, poli et brillant. Ou encore, teintés en masse, les enduits stuqués peuvent imiter la brique, avec des joints regravés ou peints.
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Siwa, Egypte. Le soin particulier souvent porté aux encadrements est ici marqué par une différence de texture de l’enduit en terre : lissé et plus soigné. 2
Tétouan, Maroc. Pigments en vente dans la médina de Tétouan. 3
Chefchaouen, Maroc. Par son pouvoir réfléchissant, le voile blanc des badigeons déposé sur cette rue de Chefchaouen participe à l'isolation des espaces intérieurs. 4
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Ghardaïa et Beni Isguen, vallée du M'Zab, Algérie. La palette des couleurs chatoyantes qui anime l'architecture de la vallée du M'Zab est composée avec les pigments minéraux présents sur place. Dans cette région chaude et sèche, une hypothèse consiste à justifier l'usage des enduits grossiers (jetés, projetés ou anciennement appliqués à la main) par l'ombre qu'ils produisent sur les façades, améliorant ainsi sensiblement l'isolation des murs. 6
C'est précisément dans ce domaine de l'expression puissante que se trouverait la quatrième famille des enduits : celle des jetis (33), des recherches de textures modelées dans le frais, des modénatures profilées. Le maçon associe ce type de parement à une composition élaborée, la plinthe, le soubassement, les bandeaux, l'entablement pour les rythmes horizontaux, les chaînes d'angle, les chambranles de baie, les panneautages pour les rythmes verticaux. Si cette pratique est d'inspiration européenne, elle s'est aussi disséminée. Elle permet, en restant plat, de jouer sur la juxtaposition du lisse et du grenu, en modelant les reliefs, d'imiter les bossages de pierre, leurs parements rustiques ou bouchardés, de moulurer les encadrements et les corniches, de figurer des pilastres par le jeu des avancées et des retraits, de graver les faux appareils... Tellement familiers du mortier, tellement convaincus qu'il est aussi expressif que les matériaux nobles taillés ou sculptés, les hommes de métier de la Méditerranée ont inventé et colporté cet art de l'artifice, de l'équivalent, ils ont magistralement démystifié l'inaccessible en démontrant qu'on peut être modeste, peut-être même illettré, mais digne cependant d'une architecture brillante et érudite chez soi.
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Oia, Santorin, Grèce. Enduits « cloutés » : à l'origine, les cailloux faiblement espacés étaient enfoncés dans l'enduit encore frais pour resserrer et fixer celui-ci. Aujourd'hui, l'image pittoresque de ces façades cloutées est le plus souvent mise en scène sans logique constructive.
Le Levant, le monde arabo-musulman utilisent peu en façade extérieure ces langages de la représentation. Ils privilégient une expression unique et sobre, gardant pour l'espace intérieur privé des enduits décoratifs modelés, ciselés, extrêmement élaborés. Quelques enduits de plâtre (34). En Algérie et en Tunisie, on emploie traditionnellement des enduits de plâtre dans des régions très sèches (le M’Zab, Nefzaoua) où les gisements de gypse abondent et où le combustible bois est rare (la calcination du gypse consomme cinq à six fois moins de bois que celle de la chaux). Nommé timchent en Algérie, ce plâtre est indifféremment le liant du hourdage et de l’enduit. Il donne des enduits de tons gris, ocre ou rose, aujourd’hui recouverts de badigeons (35).
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Le revêtement enduit est un ouvrage fascinant car il permet de tout changer : supprimer l'aspect brut, donner à l'œuvre une unité, jouer de la couleur des sables locaux, figurer ce qui n'est pas – par tous les artifices des matériaux feints et du dessin d'organes architecturaux –, bref, il est capable de mettre en scène, en représentation l'immeuble de la façon la plus spectaculaire. Et il le fait avec des moyens ordinaires – chaux et sable – accessibles à tous : le plus humble bâtisseur peut l'utiliser pour s'offrir le langage de l'architecture savante et sa fière noblesse.
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France L’amélioration de l’habitat ancien, la valorisation du patrimoine
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Depuis la première liste de monuments historiques de 1840, le patrimoine, en France, a été considéré à travers ses grands monuments, pendant plus d’un siècle. En 1962 est promulguée une loi sur les secteurs sauvegardés, en vue de protéger des quartiers historiques majeurs en intégralité.
Beaucoup d’enduits à la terre. Ils sont utilisés pour protéger les maçonneries montées au mortier de terre comme celles en terre crue. L’enduit est appliqué soit en une seule couche grossière, soit en deux ou trois, avec des agrégats plus fins à la dernière. Son épaisseur est variable de 3 à 9/10 cm, le souci de planéité très relatif, l’outil utilisé la main ou la truelle (36). Parfois, la couche de finition est astucieusement traitée par l’adjonction de suc de plante et un lissage au galet ou à la pierre plate : sa surface peut alors donner l’illusion d’un enduit stuqué.
Il faut attendre 1970 pour voir une loi reconnaître l’habitat ancien courant pour sa valeur d’usage et sa valeur patrimoniale : l’amélioration du confort des logements est encouragée à travers des subventions. Tandis que l’Etat aide directement les propriétaires occupants à faibles ressources, est créée l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat (ANAH) pour aider les propriétaires bailleurs.
Les badigeons Tous les pays méditerranéens utilisent les badigeonnages. Ils sont faits le plus souvent de chaux, mais aussi de terre et de matières organiques (bouse de vache). Leur renouvellement est une pratique continue, souvent domestique et non professionnelle. Le liant, l’eau, une brosse ou un balai de soies animales ou de fibres végétales : c’est aussi élémentaire que cela à la base. Lorsque les animaux partagent encore la vie quotidienne, c’est à la chaux vive que l’on badigeonne pour se prémunir contre les infestations organiques. Hygiène régulière au cycle saisonnier. Sinon, l’esprit humain apprécie de blanchir, de toiletter, de rafraîchir la propreté de son environnement jusqu’à chauler même les pavements dans plusieurs régions (37). Les fêtes religieuses, familiales sont notamment l’occasion régulière de procéder à ces ravalements dans le monde musulman. Sur les murs, les porches, les plafonds..., la répétition cyclique du blanchiment engobe les fonds de couches multiples, par dizaines en un véritable millefeuille, strates du soin des Méditerranéens à ravaler leur cadre, comme on pourrait compter les cernes
A partir de 1977, l’effort des pouvoirs publics se concentre sur des ensembles urbains ou villageois, à travers les Opérations programmées d’amélioration de l’habitat (OPAH), où les aides sont majorées pendant trois ans : il s’agit d’enrayer le phénomène de dégradation, voire de vacance des logements, qui affecte de nombreux quartiers anciens et certaines localités touchées par l’exode rural. Par effet d’entraînement, les OPAH créent parfois une véritable dynamique urbaine, à travers un processus contagieux de réhabilitation, concernant tant les logements privés subventionnés, les logements locatifs sociaux, que les logements privés non
(33) On jette le mortier avec un balai fait de branches de cyprès, de buis, de dattier..., en le frappant sur un bâton pour obtenir une projection au mouvement sec et précis : du gros grain alvéolaire jusqu’au mouchetis de la tyrolienne, la gamme est très vaste. On peut aussi fouetter l’enduit frais avec une branche pour homogénéiser la texture tout en le resserrant.
aidés. Souvent, les communes accompagnent ce mouvement par la création d’équipements de proximité, la
(34) A Chypre, des enduits de plâtre appelés plaster of Paris ou french plaster sont utilisés couramment depuis longtemps et ne résultent pas d’un processus récent de transformation : privilège des îles de disposer des cargaisons apportées par mer.
des aides de l’ANAH au profit des loyers conventionnés est de plus en plus sensible. Ceci ne traduit pas pour
restauration d’édifices publics ou la mise en valeur d’espaces urbains. Depuis la fin des années 1980, la dimension sociale du logement ancien est privilégiée : ainsi la majoration autant un désengagement de l’ANAH à l’égard du patrimoine : dans le cadre des OPAH « à volet patrimoine » et de certains secteurs protégés, des travaux d’intérêt architectural sont encouragés par une majoration
(35) Les voyageurs du XIXe siècle décrivaient des villes aux couleurs de terre et de roc : « A Ghardaïa, comme à Beni Isguen, toute les arcades sont étagées les unes au-dessus des autres, quelques maisons, blanchies à la chaux, tranchent sur le ton grisâtre de celles qui ne le sont pas. » Trumelet, 1854.
des subventions. Enfin, la loi « Solidarité et renouvellement urbains », votée en 2000, élargit les compétences de l’ANAH à
(36) Dans la région de Siwa en Egypte, les pierres de sel (kershif), très poreuses et aux formes tout à fait aléatoires, nécessitent 50 % de mortier de hourdage en terre. Le surplus de ce mortier est alors rejeté sur la maçonnerie pour combler tous les vides et la protéger.
l’aide aux propriétaires occupants, ainsi qu’à l’aide à la reconversion des bâtiments d’activités en logements : c’est dire toute l’importance que revêt le logement dans le processus de réhabilitation. Ainsi, en France, depuis plus d’un quart de siècle, la valorisation du patrimoine urbain ou rural, constitué
(37) Soit un simple signal ponctuel, où seuls l’encadrement de la baie ou celui de la porte sont traités (blanc, blanc/ bleuté éclatants), soit les surfaces partielles (blanchies seulement à hauteur d’homme, ou uniquement le soubassement plus exposé et refait plus régulièrement), soit une limitation à la façade principale, mais aussi toutes les façades, y compris toitures et terrasses.
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tiellement d’habitations traditionnelles, a été entraînée par l’amélioration du logement.
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d'un arbre ou l'âge de la maison. A ce régime, les maçonneries sont protégées ! Que cela soit le matériau brut, pierres, briques ou pisé, ou l'enduit, le badigeon préserve, uniformise, donne sa touche finale et vue à l'immeuble. Il ajoute ce feuil suffisamment imperméable pour passer le temps de la pluie sans mouiller le mur en profondeur.
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tures. Une autre veine, plus cultivée, plus réaliste, tire vers le trompe-l’œil, figure précisément les éléments d’architecture avec des filets, des traits d’ombre et de lumière, multiplie les couleurs et va jusqu’à imiter veinages et grain des pierres. Saveur un peu maladroite et rustique du maçon qui a troqué sa truelle pour la brosse, à l’opposé, maîtrise du peintre : on rencontre toutes les factures dans une technique qui reste au final abordable pour tous. Cette matité, ce velouté, cette gamme si particulière des couleurs minérales qui, la pellicule de chaux s’érodant par usure, montrent toujours l’éclat de leur grain font du badigeon une irremplaçable technique.
La rive sud badigeonne plus simple lorsque la rive nord, dans une tendance plus picturale, élabore des mélanges de teintes et figure les modénatures de la façade
Les autres revêtements du mur Dans certaines situations, un parement en céramique ou en briques de terre cuite remplace efficacement l’enduit et le badigeon. Protection quasi inaltérable, la céramique mise en œuvre reste en premier lieu décorative, comme dans le Maghreb, où elle est surtout utilisée dans les patios des grandes demeures d’Algérie et de Tunisie, en soubassement et en couronnement des murs. Dans un même registre, les céramiques portugaises « azulejos », qui se déclinent dans une palette infinie de couleurs, de motifs, et de décors figuratifs, représentent désormais un véritable objet de collection pour certains. Cependant, actuellement, les pigments naturels issus de minéraux et d’oxydes sont remplacés par des couleurs d’origine synthétique, et le biscuit fabriqué d’une manière artisanale a tendance à disparaître au profit de biscuit industrialisé d’une faible épaisseur.
De barrière il devient décor. En le diluant davantage (le chaulage est presque pâteux, avec un volume de chaux pour un volume d'eau), avec trois parts d'eau, sa fluidité le rapproche des peintures en détrempe. Dès lors, on le teinte presque toujours et il devient l'instrument d'une véritable campagne de ravalement, jouant des couleurs disponibles localement. Le sous sol de la Méditerranée est une mine de gisements de terres colorées, dont on extrait par décantation les particules les plus fines et qui vont constituer le pigment minéral. On est habitué aux noms des plus connus de ces matériaux : l'ocre jaune de Provence, les terres dorées ou brunes de Sienne, d'Ombrie, de Chypre, les terres vertes de Vérone, le blanc de Santorin..., on sait qu'en les calcinant on double la palette, avec les ocres rouges, les ombres calcinées, les noirs de vigne (38)... Si ces beaux noms résonnent dans nos mémoires, c'est qu'ils ont fait l'objet d'une identification précise et d'un négoce organisé dans l'histoire pour fournir en matière première le monde des beaux-arts. Ils ont circulé au même titre que les épices ou les étoffes depuis bien longtemps. Mais ces mêmes gisements ont aussi fourni le bâtiment, et bien d'autres gisements dans chaque région existent et alimentent en produits minéraux assez fins pour que la construction les emploie comme pigments miscibles dans les laits de chaux. En effet, le milieu basique de la chaux oblige à des produits minéraux pour que la couleur soit stable et ne vire pas, ce qui rend plus rares pour badigeonner les produits colorés d'origine végétale ou organique.
Les murs périmétriques en brique cuite dans le Djerid tunisien (Tozeur, Neftu…) montrent sur leur face extérieure de riches compositions obtenues au moyen de la brique utilisée comme un élément modulaire (39). En outre, les motifs géométriques ainsi produits génèrent une ombre qui rafraîchit les façades, un argument fonctionnel non négligeable sous un climat quasi désertique.
LA STRUCTURE HORIZONTALE DE FRANCHISSEMENT Les planchers
Ces badigeons colorés sont plus fréquents sur la rive nord. Aime-t-on mieux dans les pays chrétiens donner à voir sa différence, changer de peau plus radicalement à chaque campagne de ravalement ? Ce qui est sûr c'est que l'importance accordée à l'aspect de la façade dans le Sud européen s'accommode fort bien de la possibilité qu’offrent les badigeons d’exprimer et de renforcer la composition architecturale. Presque toujours deux tons au moins, un fond d’une couleur franche, plus diluée et laiteuse si la surface est grande et plus saturée lorsqu’elle est petite, un ton plus clair aux endroits singuliers (encadrements, chaînes, frise...). Veine simple, plastique, qui s’offre le plaisir de la couleur pour elle-même, sans référence à des teintes de matériaux de construction. On trouve des bleus, des rouges terreux, beaucoup de la grande gamme des jaunes en contraste avec les blancs cassés des modéna-
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Quand ils ne sont pas sur voûte, les planchers traditionnels méditerranéens font toujours intervenir une ossature bois. Deux grands types à distinguer : – le modèle mince, avec solives + planches (ou + dalle de pierre), où le matériau visible en sous-face est également celui qui est circulé en surface ; il est toujours à l’intérieur, son ajustement est très soigné ; – le modèle épais, avec un dispositif qui superpose le couvrement entre solives, un complexe lourd maçonné, un surfaçage ou un revêtement rapporté ; bon isolant, on le trouve à l’intérieur et en toiture-terrasse.
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C’est le second le plus courant. Pour le constructeur, il s’agit de lancer une surface horizontale entre murs, suffisamment stable et résistante pour supporter des charges d’exploitation liées à l’habitat ou au stockage, suffisamment massive pour qu’elle soit plus qu’une membrane et qu’elle sépare, isole efficacement les usages des deux niveaux. Afin de répondre à ces fonctions, le plancher est conçu comme un système – structure, épaisseur, surface de circulation – composé de plusieurs matériaux : de franchissement, de liaisonnement, de remplissage, de finition. Ainsi on assemble des matériaux secs et d’autres humides, squelette léger et masse. Comme pour tous les autres arts de bâtir, les mêmes principes de recours au matériau local permettent de déterminer les solutions constructives et les astuces d’emploi et de mise en œuvre qui tendent vers la meilleure économie et les meilleures performances (40).
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1- Mouans-Sartoux, France ; 2- Evora, Portugal.
La force de l'illusion en peinture à la chaux : imitation d'une fenêtre avec ses volets dans un souci d'équilibrage de la façade, imitation des carreaux de céramique traditionnels appelés azulejos. 3
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Lisbonne, Portugal. Les « azulejos » artisanaux sont aujourd'hui remplacés par des carreaux de céramique industriels : moins soignés mais plus économiques, ils se sont popularisés hors du champ de l'habitat noble. 5
Ametlla del Vallès, Catalogne, Espagne. La structure porteuse en poutres et/ou solives de bois est couverte par un plancher en bois cloué ou assemblé. Communément, les sections de poutres varient en fonction de la qualité des bois utilisés et les élancements en fonction de la hauteur des arbres abattus : du palmier au chêne, du thuya au cèdre, les dimensions varient en section de 8 x 15 à 15 x 20 cm, pour des portées allant de 2,00 à 5,50 m et plus.
On rencontre en Méditerranée quatre grands systèmes dont l’ossature principale est en bois. Ce qui les distingue, c’est la façon de franchir l’espace entre solives. 1- On superpose perpendiculairement à l’ossature un platelage fait de planches de bois jointives, puis soit on s’en tient là (c’est le cas des architectures de bois, très nombreuses en Turquie et en Grèce), soit cette surface est un coffrage perdu supportant un mortier de terre, de plâtre ou de chaux.
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Siwa, Egypte. Plancher en bois de palmier. Pour améliorer les performances relativement faibles de ce bois, les troncs peuvent être coupés en deux moitiés dans le sens de leur longueur : écorce contre écorce, elles reconstituent des sections carrées.
2- Entre deux solives on pose un matériau de franchissement court du type dalle de pierre (produits minces comme le schiste, les lauzes), carreau ou brique de terre cuite, petits panneaux de bois…, jouant aussi le rôle de fond de coffrage pour recevoir le mortier de remplissage (41).
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Portugal. Plancher en bois : les arcades remplissent ici le rôle de poutres longitudinales de premier rang.
(38) Au milieu du XIXe siècle, à Lyon, Guimet mettait au point un bleu outremer par synthèse chimique et compatible avec la chaux. Produit industriellement (abondant, très colorant, bon marché), embarqué à Marseille, il inondera tout le Bassin, rendant possible l’emploi sur le bâti de cette couleur qu’on n’obtenait auparavant que par broyage du lapis lazuli ou de l’azurite (venant de l’« outremer » oriental), à un prix prohibitif et réservée à la peinture de chevalet.
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La Selva, Catalogne, Espagne. Le support de sol empilé en terre cuite est décoré en sous-face.
(39) Compte tenu de l’attrait touristique des façades traditionnelles de Tozeur, les autorités locales ont imposé le revêtement de façade en briques et en relief comme une obligation. Avec, pour résultat, le placage de décors traditionnels sur des constructions en briques creuses industrielles ou en béton. Une théâtralisation qui coïncide avec la disparition progressive du bâti original peu entretenu, malgré des efforts ponctuels et méritoires menés par les autorités nationales sur quelques bâtiments emblématiques.
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Ghardaïa, vallée du M'Zab, Algérie. Détail de plancher en dalles de pierres calcaires sur poutres en troncs de palmier.
(40) En Tunisie, deux variantes de plancher utilisent exclusivement le palmier sous toutes ses formes : débité en solives (zouaïz) et en planches, ou refendu en portions radiales (sannour), confectionné en nattes (h’sira) à partir de la nervure et de la ramure. Après abattage et préséchage, le palmier est trempé six mois (tanguii) en milieu naturel humide et salé afin de resserrer et compacter ses fibres. Après nouveau séchage, il est débitable. Une préparation sophistiquée pour utiliser le seul matériau disponible localement et adapter la technique à ses performances. (41) En Algérie, les stipes (nervures) de palmier, courbée et calées en force entre deux solives en un tapis continu, forment l’intrados d’un voûtain composé de moellons et d’un mortier de plâtre (timchent). Ce type d’ouvrage étresillonne très efficacement le solivage.
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Haut-Rif, Maroc. Le bon sens du constructeur, qui utilise la forme de l'arbre original pour matérialiser cette fourche au sommet du poteau, un support efficace pour la poutre.
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3– On noie une ossature secondaire de section moyenne, perpendiculaire à la première, destinée à armer un mortier coulé – de chaux, parfois de terre, notamment au Maghreb – constituant l’âme du plancher (42).
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efficace qui l’oblige à épaissir l’ensemble puisqu’il ne travaille pas nécessairement avec l’armature la plus performante. Mais comme ce plancher est parfois en position haute, en toiture-terrasse, et sépare donc des espaces intérieurs et extérieurs, cette épaisseur devient un avantage.
4– Assez voisine de la précédente, une ossature secondaire faite de très petits éléments serrés forme à la fois le fond de coffrage et l’armature du remplissage de terre qui peut être un mortier coulé ou une terre battue. Une grande variété de matériaux est utilisée pour franchir les entrevous et armer le mortier : des branchages de petites sections, des ceps de vigne, des roseaux liés en tapis, des feuilles de palmier dans les zones d’oasis, des bottes de graminées vivaces…
Même si c’est moins courant, les planchers traditionnels savent aussi franchir de grandes portées, de 7 m jusqu’à 12 m. La solution la plus simple est d’installer des points d’appui intermédiaires par poteaux ou colonnes. Si l’on veut libérer le sol, on ajoute un rang horizontal supplémentaire : une poutre maîtresse de bonne section qui reprend deux travées de solives de portée courte (43). Mais on peut aussi avoir recours à un arc (Chypre, Grèce) pour doubler la portée d’un module de longueur de solive. Plusieurs autres solutions encore pour compenser les charges et lutter contre la flèche : on multiplie les éléments de solivage, ou bien on augmente leur section, ou enfin on connecte deux à deux les solives (44).
Ainsi le plancher est un complexe à trois couches : – l’ossature bois principale, – le hourdis (en technique béton, on parlerait de dalle de compression) qui forme la véritable séparation – ouvrage de masse donnant les qualités d’isolation – entre les deux espaces (le coffrage formant avec le hourdis un ensemble distinct de l’ossature de franchissement. – le revêtement de finition qui n’est pas toujours mis en œuvre, un surfaçage et un badigeonnage le remplaçant souvent.
La voûte, c’est la culture technique du maçon qui ne dispose que de ses matériaux minéraux pour couvrir un maximum d’espace entre deux murs
Pour la structure primaire, portée et section des bois sont évidemment proportionnelles. Il est rare que l’on dépasse 20 cm de section pour les dimensions les plus courantes (4,50 m à 5,50 m). Bois équarris ou bruts, en pin, caroubier, olivier, thuya, cèdre… Les entraxes de la structure bois sont espacés ou serrés selon la nature du matériau de couvrement entre solives et selon sa résistance au poids du complexe maçonné : – autour de 60 cm pour les platelages de planches de 3 cm, – pas plus de 40 cm pour les entrevous de pierre et de terre cuite, – jusqu’à 90 cm lorsque des bois de section moyenne arment le mortier, – plus serré enfin pour les systèmes avec de petits végétaux.
Les bois et les végétaux sont sujets aux attaques organiques des insectes et des champignons, et à des risques de pourrissement (encastrements mal ventilés, défauts d’étanchéité). En réponse, on rencontre beaucoup de badigeonnages et d’enrobages de plâtre ou chaux des ossatures qui minimisent ces pathologies. Par conséquent, l’aspect brut, enduit ou peint (voire décoré) n’est pas nécessairement le résultat d’un souci plus ou moins noble dans le traitement, mais répond à un besoin sanitaire de mettre hors poussière et d’encapsuler des ouvrages qui vibrent et souffrent des apports humides.
C’est toujours un système d’encastrement qui fait la liaison entre le mur porteur et le plancher : c’est une logique de maçon qui prédomine.
Les voûtes et les coupoles
La couche centrale, l’ouvrage lourd coulé ou compacté, ne fait jamais moins de 15 cm d’épaisseur et avoisine le plus souvent les 25 à 30 cm, davantage s’il y a terrasse. La technique où l’on superpose structure porteuse, coffrage et remplissage conduit à plus d’épaisseur que la technique où l’on marie en un même ouvrage le hourdis et sa propre armature (ossature secondaire). Cette épaisseur est cependant dans tous les cas significative et nous indique que, contrairement aux dalles modernes de béton dimensionnées au plus juste et par consé-quent minces, le constructeur traditionnel ne lésine pas sur l’épaisseur, qui lui assure un bon enrobage des agrégats et armatures, et un meilleur confort (vibrations, isolation thermique et acoustique). Contraint de travailler avec ce dont il dispose, il invente avant la lettre le treillis soudé avec des fibres souples, des bois courts, une intelligence du maillage
• Les voûtes Pour franchir l’espace entre deux appuis et couvrir une surface, l’alternative à l’ossature bois est la voûte. Cette voûte peut elle-même constituer le support d’une surface circulée, plancher ou terrasse, ou être couvrement sommital en lieu et place du complexe toiture + couverture, avec étanchéité intégrée.
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Comme pour d’autres modes constructifs, c’est la double situation de pénurie et d’abondance qui développe la technique et son intelligence : pénurie de bois et profusion de terre argi-
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leuse. La voûte naît en Orient dans les plaines alluvionnaires de la Mésopotamie et de l’Egypte, berceau de tant d’inventions, dont celle de la civilisation de maçon qui nous occupe dans cet ouvrage. Elle supplantera un dispositif précédent, présent dans différents foyers du Bassin qui construisent en pierre, celui de l’encorbellement, qui certes permet de couvrir des espaces, mais avec des performances moyennes : il oblige à monter haut pour une projection horizontale en porte-à-faux limitée au basculement de la pièce en surplomb (45).
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Fuhais, Jordanie. Epaisseur du complexe multicouche. Ce type de plancher forme un complexe multicouche tripartite : une couche structurelle, assurée par les poutraisons ; une couche support assimilable à un coffrage perdu ; une couche de remplissage formant à proprement parler la dalle. 3
Tamasred, Tunisie. La couche support est réalisée en fonction des ressources naturelles et disponibles en quantité suffisante dans la zone. Destinée à former une claie sur laquelle va venir se répartir le poids des matériaux constituant la dalle, elle reprend souvent des éléments végétaux (roseaux – liés ou non en tapis –, branchages, palmes ou stipes de palmier…).
La considérable innovation de la voûte – on pourrait dire « moderne », bien qu’ancienne de cinquante siècles – est son clavage, l’organisation dans l’espace de ses pièces, dont chacune individuellement serait en déséquilibre par sa position mais dont l’assemblage en un ouvrage appareillé et bloqué garantit l’équilibre. Le sommet de la voûte rayonnante défie la pesanteur, il ne doit son équilibre en œuvre qu’au fait de prendre appui – soit par sa géométrie en trapèze, en clef, soit par un calage équivalent – et de transmettre ses charges à la pièce voisine et ainsi de suite jusqu’à retrouver l’appui stable d’un support horizontal qui résiste à la poussée. La difficulté de l’ensemble réside dans un ouvrage lourd et chargé qui ne demande qu’à tomber et à s’aplatir, d’autant qu’il est fractionné en de nombreux éléments qu’il faut réussir à solidariser entre eux (46). Nous verrons comment la maîtrise des maçons a pu s’acquérir.
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Fikardou, Chypre. La couche support est ici réalisée avec des ceps de vigne. 5
Tunisie. Montage d'une voûte en berceau (écorché). De l’extérieur, la finition des voûtes dépend de leur destination : elles peuvent être laissées à nu, dans le cas des voûtes en pierres de taille ou en briques à l’appareillage soigné, destinées à décorer des tombes ou des madrasa ; elle peuvent être protégées quand la superstructure ne fait pas fonction de couverture, soit en recevant un enduit qui laisse la forme apparente à l’extérieur, soit – comme ici – en remblayant complètement la voûte qui sera ainsi transformée en terrasse plate.
Le système naît avec des briques de terre crue séchée armée de paille et il est donc expérimenté avec un matériau modulaire et régulier environ trois mille ans avant J.-C. Dans les régions marécageuses du Tigre, de l’Euphrate et du Nil, il remplace de manière plus durable des voûtes en bottes de roseaux courbées et enduites de terre (47). Les mondes grec puis romain, puis arabe en seront les utilisateurs et le dissémineront dans les espaces de la Méditerranée occidentale au gré de leurs conquêtes et influences. C’est par exemple
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Oia, Santorin, Grèce. Voûte en berceau en pierre de lave. La proportion importante de mortier et l'ajustement grossier des pierres utilisées suggèrent l'utilisation d'un coffrage. 7
Tunis, Tunisie. Voûte croisée en briques de terre cuite : calepinage savant et motif en arêtes de poisson.
(42) Dans cette variante, si les pièces secondaires ne sont pas jointives, on étaie un coffrage que l’on démontera après la coulée.
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Acco (Saint-Jean-d'Acre), Israël. Voûte croisée en briques de terre cuite pour ce passage public.
(43) On trouve du cèdre importé du Liban en Egypte, mais aussi jusqu’au Portugal pour avoir des pièces longues, très performantes et introuvables localement : elles deviennent des pièces nobles et le cas échéant on les réemploie. Pénurie et détournement : en Jordanie, dès la fin du XIXe siècle, les rails de chemin de fer ont pallié le manque de bois puis ont eux-mêmes été supplantés par les profilés métalliques industriels.
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Rashid (Rosette), Egypte. Voûte ou colonnes ? Un savant travail de calepinage habille et transforme cette série de voûtes croisées en une galerie de colonnes évasées.
(44) Ces dispositions sont très souvent utilisées postérieurement, comme mesure de renforcement. (45) Pour la voûte en encorbellement, le surplomb doit être compensé par un contrepoids, une queue de pierre longue et lourde pour que l’empilement soit stable. Dans un tel dispositif statique, les charges reçues par la voûte obligent à des massifs de culée, des contrebutées de maçonnerie très importants.
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Hébron, Palestine. L'intrados de la voûte couvert d’un enduit est « coiffé » à la croisée de voûte par une assiette, un plat ou un motif sculpté, qui décore et singularise la pièce : une tradition qu'on retrouve dans différentes régions de la Méditerranée.
(46) Au-delà de leur performance constructive, les voûtements, qui se développent en hauteur, donnent de plus grands volumes habités que les planchers et améliorent ainsi en pays chaud le confort de pièces où la chaleur peut s’élever et ne pas incommoder le séjour de leurs habitants.
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(47) Source : Gus Van Beek, « Arcs et voûtes dans le Proche-Orient ancien » Pour la science, sept. 1987.
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tardivement, après la reconquête de l’Espagne au xvie siècle, que les Andalous introduiront la technique de la voûte en brique en Tunisie sur l’architecture courante. Byzantins, Ottomans développeront les techniques de coupoles à leurs époques de présence en Palestine ou en Algérie.
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Serpa, Portugal. Abobadilhas selon le terme portugais, voûte en briques de terre cuite montées sur lit et sans coffrage. 2
France. Exemples de montage sans coffrage d'une voûte en berceau en briques de terre cuite. Les deux systèmes présentés s’appuient sur un mur support perpendiculaire à la voûte. 3
Il n’est pas de pays en Méditerranée qui n’utilise les systèmes de voûtement. Chaque Bassin constructif l’a adapté à ses propres matériaux. On trouve ces ouvrages réalisés en pier-re – taillée, moellons grossiers ou plats –, calcaire le plus souvent mais aussi schisteuse, en briques crues, cuites pleines et creuses modernes, rarement en bois seul. Sauf pour la pier-re taillée où les contacts entre claveaux sont excellents et les joints quasiment secs, les voûtements sont maçonnés avec les mêmes diversités de mortiers que pour les murs : terre, chaux, plâtre. Beaucoup de petits éléments sont nécessaires au calage en coin des pièces aux faces parallèles (briques) : déchets de pierre, cassons de tuiles (48).
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3- Tamasred, Tunisie ; 4- Théra, Santorin, Grèce.
Similitude formelle entre la voûte en Tunisie et celles de Santorin. Dans l'île de Santorin, où les constructions étagées sont régulièrement construites sur les murs de l'habitation inférieure, les voûtes en berceau étaient traditionnellement maçonnées avec les roches volcaniques locales (basalte et pouzzolane) et couvertes d'un enduit hydraulique, kourassani. Elles sont aujourd'hui construites en béton armé avant d'être peintes. 6
En continuité du mur, très massive au niveau de ses reins, la voûte est un ouvrage solide et solidaire de la structure lourde de l’immeuble. C’est pourquoi on la trouve le plus souvent mise en œuvre en tant que soubassement d’un édifice de plusieurs niveaux en partie inférieure de la construction : sous-sol, rez de chaussée, entresol, où elle porte les planchers. Ce paysage des grands arcs en pied de la maison est extrêmement courant dans toute la Méditerranée. Lorsqu’elle est en superstructure, elle est soit soigneusement extradossée et protégée par un dispositif d’étanchéité (mortier serré), comme dans certaines régions grecques insulaires, soit garnie à ses reins pour constituer un toit-terrasse (s’tah tunisien). Ce système constructif est bien adapté à des ouvrages linéaires et, en le multipliant, au couvrement de grands espaces publics sur piliers. Le monde arabo-musulman en a fait un usage considérable pour couvrir mosquées, caravansérails, hammams, souks… ; dans le monde chrétien – en dehors des églises et monuments –, arcades et galeries sont couramment voûtées.
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Aracena, Andalousie, Espagne. Voûte en briques de terre cuite montées sur chant et sans coffrage. Le motif résulte d'un ordre de pose, qui cherche à réduire les surfaces en bascule et les longueurs en porte-à-faux au maximum. 6
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Le Caire, Egypte. Comme des abeilles construisant leurs alvéoles, ces maçons égyptiens montent progressivement leur coupole en briques de terre cuite depuis l'intérieur, sans coffrage. Contrastant avec les dômes terminés et enduits de la mosquée, l'ensemble des coupoles en chantier évoque d'ailleurs étrangement un habitat d'insectes. 8
Tunisie. Ecorché sur un ensemble de voûtes et coupole en pierre.
Dans l’architecture ordinaire, la typologie technique la plus courante est la voûte en berceau, avec sa variante déjà plus sophistiquée pour le constructeur qu’est la voûte d’arête, c’est-à-dire la pénétration de deux berceaux. Le berceau est généralement plein cintre, simplement parce que c’est le profil en demi-cercle qui transmet le mieux les charges verticalement aux murs supports : c’est celui qui exige la culée de maçonnerie la moins massive pour contenir les poussées horizontales de la voûte à la naissance de l’arc. A l’inverse, un profil en arc surbaissé ou en anse de panier oblige à épaissir les murs d’appui. Avec le berceau, sauf à ce que deux ouvrages parallèles annulent leur poussées latérales, permettant d’amincir le mur support, nous sommes dans des systèmes épais où les murs sont très peu percés. Sur le plan statique, la pénétration de deux berceaux croisés perpendiculairement – en principe sur un plan carré, avec deux arêtes saillantes qui sont en projection les deux diagonales du plan – fonctionne différemment. Chaque portion de voûte, de forme triangulaire (deux points d’appui à la naissance de l’arc reliés par les arêtes diagonales à la clef de l’ensemble en haut, au point de raccord des deux voûtes), transmet ses charges sur des piliers et non plus sur des murs.
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Anavatos Conserver le patrimoine, débats et choix
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Le village d'Anavatos, situé dans la partie centrale de l’île de Chios, occupe le sommet et la partie nord/est d’une colline extrêmement abrupte et rocheuse. L’agglomération se compose de trois parties nettement distinctes : le haut, entouré par une enceinte bien fortifiée, la partie moyenne, qui contient la plupart des
On a ainsi la possibilité d’évider complètement les quatre panneaux verticaux qui cantonnent les côtés de l’espace voûté en ayant quatre piliers d’angle bien dimensionnés. C’est donc la possibilité d’éclairer et d’exploiter sur toute la hauteur les accès au volume. L’espace dégagé y est très élégant et donne un sentiment d’affranchissement des contraintes constructives en même temps qu’il rassure par la puissance des piliers.
habitations protégées notamment par le relief du sol, et la partie basse qui ne possède aucune fortification. L'installation d'habitants dans les deux premières parties remonte probablement au XVIe ou au XVIIe siècle, tandis que la partie basse a été créée juste après le grand séisme de 1881.
Berceaux simples ou croisés en voûtes d’arête, les voûtements créent de hauts volumes et, par travées juxtaposées, de généreuses surfaces
Berceau et voûte d’arête sont deux types réguliers, symétriques et leur tracé rigoureux donne une géométrie qui leur confère une belle pureté des lignes. Les dimensionnements sont connus empiriquement et les rapports entre profil, portée et épaisseurs, bien avant que les ingénieurs ne les valident par le calcul, sont acquis et transmis efficacement. Pour autant, l’architecture courante de l’habitat ne tente pas de grandes performances techniques. Le maçon ne prend pas de risque au-delà de sa maîtrise, et si les portées des voûtes s’échelonnent de 1 à 7 m, c’est autour de 4 m que l’on construit le plus souvent, avec rarement moins de 30 cm à la clef (sauf pour les ajustages de pierre taillée qui peuvent permettre d’amincir). D’expérience, le maçon sait que l’ouvrage ne devra sa stabilité qu’à une parfaite cohésion de ses éléments. Lorsqu’il travaille avec des éléments non taillés qui ne s’ajustent pas naturellement selon le profil recherché, la juxtaposition intime, le blocage serré et le croisement des modules, l’excellent bourrage du mortier de hourdage sont les conditions indispensables de la mise en œuvre. Aucune pièce ne doit pouvoir glisser : c’est donc la qualité d’adhérence entre les faces du matériau et le mortier qui garantit contre les risques de déplacement. Bien montée, une voûte s’apparente à une maçonnerie concrète, quasi monolithique, que les éventuels mouvements qui affectent le bâtiment ne doivent pas compromettre aisément (49).
Le caractère principal d’Anavatos ressort d’une multitude de maisons, pour la plupart extrêmement modestes, imbriquées et étroitement liées les unes aux les autres. Le manque d’intérêt qu’il y a eu jusqu’aux dernières années pour réhabiliter un tel site a eu comme résultat que l'agglomération a conservé son aspect général initial (à part évidemment les quelques maisons qui se sont écroulées). Ces derniers temps, il y a grand intérêt chez les propriétaires soit pour se réinstaller eux-mêmes dans leurs petites maisons en tant que résidence secondaire, soit en vue d'exploitation touristique. Une problématique intéressante se pose alors : il faut profiter de l’aspect intact que garde Anavatos et créer un site archéologique (comme Mystras par ex.) qui sera seulement visitable ? Ou bien il faut tenter une réhabilitation, soumise à des règles valables, qui donnera une vie nouvelle au site, tout en gardant son intérêt morphologique (comme Monemvassia par ex.) ? Dans le premier cas, il faut savoir si l’on désire avoir toujours un site en ruine, sans oublier le coût énorme exigé par son entretien, qui, s'il n'est pas assuré, entraîne toujours le risque d'une dégradation totale. Dans le cas, d'autre part, de la réhabilitation envisagée, il faudra affronter de sérieux problèmes : la création des infrastructures et en particulier l'évacuation des eaux usées, soit par
Le montage donne lieu à plusieurs variantes : sans coffrage, sur une forme, sur un cintre en bois. Les gros voussoirs (pierre de taille) comme les moellons irréguliers de tous types nécessitent un coffrage. Il est le plus souvent constitué de deux éléments de charpente assemblés,
égouts soit par fosses septiques, et ceci dans un sol entièrement rocheux, qui constituent des problèmes presque insolubles. En plus, compte tenu du caractère extrêmement modeste de la plupart des maisons, il est douteux que celles-ci puissent adopter un minimum de confort, sans que l'esprit et la particularité de leurs architectures soient complètement altérés. Faudrait-il tenter la création d’une nouvelle Monemvassia en tenant compte des erreurs du passé ? On se
(48) Le souci d’alléger est présent et des matériaux tels les charbons de bois, les corps creux (amphores, briques cylindriques), les pierres volcaniques de faible densité sont également utilisés.
trouve actuellement au cœur de ce sérieux dilemme, à l’heure de la rédaction du décret présidentiel qui déterminera le futur d’Anavatos.
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(49) Des reins soigneusement remplis et maçonnés, associés à une charge minimale sur la clef, permettent d’améliorer le clavage et la solidité de l’ouvrage.
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bien dimensionnés, fermes dont les arbalétriers sont arrondis au profil et dont l’entrait repose sur des étais permettant de régler le niveau. Un couchis de planches ou de roseaux qui relie les deux fermes constituera le fond de coffrage, plancher rayonnant dont la régularité conditionne la face vue, l’intrados de la voûte. On déplace ce coffrage au rythme de la construction lorsque les mortiers ont durci (50).
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aujourd’hui cantonnée presque exclusivement à la restauration. De petits percements peuvent être aménagés pour éclairer, soit à la clef, soit à la base de la calotte (54). C’est essentiellement pour les monuments publics de grande taille (mosquées, khan…) que les arts de bâtir ottomans, hérités pour partie des Byzantins, ont produit en pierre de taille des coupoles de dimension et de qualité exceptionnelles. Les qualités de la brique – pièce relativement légère pour une très grande surface de scellement, rendue encore plus accrochante par des aspérités au moulage (faites autrefois au doigt) ou des trous aujourd’hui – permettent de travailler sans coffrage, le maintien de la pièce en position étant quasiment instantané à la pose sur le bain de mortier. (Parfois un roseau bloque provisoirement la pièce, sécurité le temps que le mortier l’ait définitivement fixée.) Une technique consiste à confectionner les quatre arcs du plan octogonal, puis à garnir les huit panneaux en remplissage simplement plat ou creusé « en parapluie », faisant apparaître les nervures. L’autre système sans coffrage empile des assises concentriques et termine en clef annulaire, ouverture qui laisse pénétrer la lumière.
Certaines régions du Moyen-Orient – faute de bois, faute de compter sa peine ? – n’ont jamais adopté ce système et ont procédé en empilant tous matériaux entre murs et en ébauchant le contre-profil de la voûte, une forme pleine sur laquelle on maçonnait l’ouvrage et que l’on devait ensuite démonter, manipulant de très gros volumes de matériaux. A l’opposé et uniquement pour la brique, crue ou cuite, les maçons ont mis au point des méthodes très astucieuses de montage sans coffrage. Le principe fonctionne sur la construction par tranches selon un plan incliné et sur l’adhérence du mortier sur la face de la brique, qui fait que la pièce posée ne glisse pas et peut recevoir celle qui est au-dessus. Il faut, pour lancer l’arc non pas dans l’espace mais sur un support, un appui vertical, le mur pignon sur lequel est tracé le profil. Un fil rayonnant depuis le centre de l’arc donne la position d’inclinaison de la pièce vers le vide. Cette façon très ingénieuse est toujours utilisée en Egypte, au Maroc par exemple. Au Portugal, en Espagne et en Tunisie, on utilise ces mêmes systèmes sans coffrage, mais aussi dans une variante qui positionne les briques à plat, notamment pour les voûtes en arc de cloître, pseudo-coupole à profil plein cintre et à quatre panneaux sur plan carré ou rectangulaire (51).
En changeant d’échelle, on trouve la coupole dans tous les pays pour fabriquer toutes sortes de fours, mais on est là dans de très petites dimensions, entre 1,5 m et 2 m, et avec des profils parfois bâtards, qui ne démontrent pas les magnifiques maîtrises techniques de la rive sud. Les charpentes • Les fermes empilées
• Les coupoles Les systèmes à toit plats sont décrits dans les planchers et dans les couvertures plates. Ici, nous nous intéressons aux charpentes ou ossatures qui portent les couvertures en pente. La situation de très loin la plus courante en Méditerranée est celle d’une tradition de charpentes empilées. Ce n’est qu’au cours des deux derniers siècles que l’influence des charpentes triangulées, bien maîtrisées dans l’Europe septentrionale, se fera timidement sentir dans le Bassin.
Les coupoles et toutes formes de dômes (52) sont des couvrements dont les profils sont plein cintre, surbaissés, surhaussés, outrepassés et jusqu’à des profils paraboliques… qui sont adaptés pour couvrir un espace de plan carré. L’ouvrage est conçu selon un axe vertical de révolution au centre du volume. Le problème technique posé au constructeur est donc de passer d’un plan carré à un plan circulaire. La transition se fait à la naissance de l’arc, en coupant les angles du carré pour passer à un plan octogonal régulier dont la géométrie est proche du cercle (53). Les quatre nouveaux supports ainsi créés surplombent le vide et doivent être construits comme un ouvrage lancé dans l’espace. Ils peuvent être réalisés sur un arc appareillé prenant appui sur les faces des deux murs à angle droit ; cet ouvrage s’appelle une trompe. Ils peuvent être montés en pendentif, triangle concave construit en encorbellement progressif depuis sa pointe en bas à l’angle des deux murs jusqu’à sa base à la naissance de la coupole dont le tracé est une portion du quart d’un cercle. Le pendentif permet de passer directement du plan carré au plan circulaire.
Si la Tunisie et le Maroc ne signalent pas de charpentes traditionnelles, tous les autres pays du Bassin l’utilisent, depuis des systèmes très sommaires, comme en Jordanie où un poteau central reçoit les arbalétriers, on pourrait dire rehausse le plancher de toiture de terre en deux versants rampants (système introduit au xvie siècle à la période ottomane et abandonné plus tard faute de bois). Tout se passe comme si les constructeurs se servaient du bois pour porter la toiture et s’en tenaient à une fonctionnalité minimum, sans chercher en exploiter les possibilités d’un matériau qui, ailleurs, a généré des arts de bâtir d’une grande sophistication. Même dans les milieux grec et turc, qui construisent en bois avec une technologie raffinée, la charpente empilée apparaît comme un ouvrage de conception relativement archaïque, une sorte de délaissé qui s’attache à la stricte performance de l’étanchéité du toit. Il y est manifeste que le constructeur a concentré l’excellence de son savoir-faire sur les ossatures verticales, très bien dimensionnées et contreventées, sur les planchers et notamment tous les systèmes d’encorbellement des étages en bois sur les bases de maçonnerie, sur le travail des plafonds ou des multiplica-
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Comme pour les voûtes rayonnantes, tous les matériaux et mortiers sont utilisés. Sur l’habitat, c’est avec les briques que les espaces couverts sont les plus vastes, jusqu’à 12 m en Algérie, les coupoles en pierre dépassant rarement les 6 m. Egypte, Palestine, Jordanie et Tunisie sont de grands utilisateurs de cette technique que la technicité et la lenteur de mise en œuvre ont
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tions de baies en façade, des éléments de mobilier intégrés à l’immobilier, etc., mais que l’espace du comble n’est pas investi comme lieu d’usage, de représentation ou même de technicité. Ce n’est pas affaire de compétence – elle s’exerce ailleurs dans l’immeuble à un très haut niveau –, c’est qu’il n’y a pas priorité sur cet ouvrage. Peut-être une raison à cela : les pentes sont faibles dans la région et l’ouvrage subit peu de contraintes liées à l’exposition frontale au vent par exemple. Le profil en bâtière des versants est un état limite d’évacuation des eaux pluviales : il s’agit donc de soulever le plan de toiture par tout système de calage de l’ossature, en pente, sans se préoccuper a priori de l’habitabilité et de la circulation dans le comble, ni du contreventement systématique de l’ensemble (le dispositif du toit à quatre pentes de ces régions donnant une assez bonne rigidité naturelle à l’ensemble). La situation est différente en Europe du Sud, où le comble est souvent exploité pour du stockage, où l’on a été plus soucieux de limiter la forêt de poteaux, qui soutiennent pannes ou arbalétriers.
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Delta du Nil, Egypte. Pigeonniers en terre. Des bouts de bois répartis transversalement à l'intérieur du cône assurent à celui-ci un cadre rigide, et servent de perchoirs aux oiseaux. Les ouvertures sont souvent réalisées avec des pots en terre cuite disposés horizontalement. 3
Tunisie. Coupoles sur trompes et sur pendentifs. Les trompes des mosquées sont régulièrement ouvragées avec des alvéoles décoratives, les moukarnas ou « nids d'abeilles ». 4
Egypte. Coupole « savante » à 12 pans. Les différents pans réfléchissent la lumière comme un miroir à facettes, face par face. 5
Le système le plus simple ne comporte que des pannes, encastrées dans les murs périmétriques rampants, ou encore prenant appui sur des refends intermédiaires. Dans les deux cas, les espaces sont compartimentés à la longueur maximale des bois formant pannes, rarement plus de 5 m. Les appuis intermédiaires sont parfois des poteaux, libérant mieux l’espace au sol, comme pour les bergeries de Chypre.
Espagne. Sous la couverture en tuiles rondes, un système de poutres portant de mur à mur dans le sens de la pente, couvertes d'une canisse en roseaux : quand la pente devient forte, la poussée longitudinale des poutres vers le sommet du mur inférieur contraint éventuellement le constructeur à épaissir ou contreventer celui-ci.
Plus élaborée, la ferme assemblée en empilage comporte deux arbalétriers obliques assemblés sur un poteau vertical (poinçon) reposant au centre d’un entrait, la pièce la plus longue, qui franchit l’espace entre les deux murs gouttereaux. Le poinçon porte la faîtière, les arbalétriers portent les pannes. Parfois, deux contrefiches soulagent le fléchissement des arbalétriers et viennent s’assembler sur le poinçon ou sur l’entrait. La caractéristique des fermes en empilage est que tout le poids de la superstructure repose sur l’entrait.
Haut-Rif, Maroc. Structure empilée en bois. La forme naturelle des troncs transversaux est utilisée pour donner sa pente à la toiture.
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Beja, Portugal. Construction d'une charpente en bois empilée. Travail collectif réalisé à 3 ou 4 personnes, nécessaires à la manipulation des poutres. 9
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9- Pedrogao, Portugal ; 10- Alentejo, Portugal ; 11- Alburquerque,
Extremadura, Espagne. Structures en bois empilées, associées à des couvertures végétales. L'usage de ces techniques ancestrales a pratiquement disparu en Méditerranée.
(50) En variante aux matériaux clavés sur chant, et héritée d’une méthode romaine, la première couche installée sur le coffrage est constituée de briques minces posées à plat. On fabrique ainsi un second coffrage perdu, sorte de coque mince qui reçoit les matériaux de blocage tout-venant hourdés en vrac. Cette manière qui réclame un excellent mortier a l’avantage de présenter un intrados de belle régularité et souvent de bel appareil. (51) Au-delà des formes régulières et des génératrices horizontales, la technique de construction de la voûte autorise très facilement la position rampante, pour couvrir un escalier par exemple ou pour s’évaser en forme tronconique. On passe ainsi aux surfaces non développables de géométrie plus complexe.
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(52) Surtout sur ses rives sud et est, la Méditerranée est parsemée de coupoles, sphériques ou à pans, qui introduisent dans la maison, dans les bâtiments publics de somptueux espaces, faits de magnifiques géométries qui combinent le carré, le cercle et le haut-voûtement. (53) Cette zone de transition peut se faire en plusieurs étapes et assises : de 4 à 8 côtés, puis de 8 à 12 ou à 16, dans ces cas on est toujours sur trompes. C’est un surhaussement de la partie verticale, une sorte de succession de tambours à panneaux, toujours moins larges en montant.
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(54) Dans les hammams, des poteries creuses sont incorporées au montage, formant une série de canons de lumière, analogie avec les étoiles de la voûte céleste.
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Ces charpentes en tas de charge obligent par conséquent à avoir un entrait de forte section (supérieure à 30 cm), donc un arbre cher. C’est pour cette raison que cette pièce est très souvent sous-dimensionnée, qu’elle fléchit et que l’on préfère la tenir dans le comble où ses déformations ne sont pas gênantes. Chaque ferme est espacée de la longueur de portée des pannes, ces pièces horizontales dont on exploite la portée maximum fléchissent sous le poids de la couverture, donnant ces creux pittoresques de la déformation du toit et permettant de repérer depuis l’extérieur la position des fermes comme des vertèbres. La multiplication des fermes dégage de grands espaces sans appui dans le sens longitudinal, la limitation transversale étant donnée par la longueur maximale de l’entrait. Du fait des bois disponibles dans la région, il est rare que les bâtiments ordinaires dépassent 6 m de largeur intérieure (4,50 m étant le cas général). Une variante consiste à concentrer les descentes de charge de l’entrait à la verticale d’un mur de refend porteur (55).
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rampants réalisés par poutrelles, corps creux et dalle, avec les fermettes de planches de pin clouées ou agrafées par connecteurs : toujours le même processus d’une technologie simplifiée, standard et si possible sans entretien.
Réaliser des étanchéités horizontales avec des matériaux poreux : art du maçon qui maîtrise le mortier, son épaisseur, son compactage, sa protection
Sauf pour les bâtiments exceptionnels qui importent de grandes pièces de bois, ce sont les essences locales telles que chêne, châtaignier, cèdre, pin, frêne qui sont utilisées, parfois l’olivier. Bien souvent la charpente ne donne pas à voir des bois équarris de section rectangulaire, mais un assemblage de troncs ébranchés. Les assemblages eux-mêmes sont relativement sommaires : mi-bois, simples encoches, clouages, parfois simples ligatures comme en Algérie. Bien que ces fermes soient assemblées en triangles (l’étymologie de ferme est « fermé »), donnant l’apparence d’une charpente triangulée, elles n’en ont nullement la conception ni les performances d’équilibre. La visite de ces charpentes sommaires en montre d’ailleurs toutes les limites : beaucoup de pièces cassées du fait de mauvais dimensionnements, de fléchissements qu’on a pallié au jour le jour par des renforts improvisés de type attelles, moises, poteaux supplémentaires, ajouts de contrefiches…
LA COUVERTURE En Méditerranée, on rencontre deux catégories de profils de couverture : des toits plats et des toits à versant. Les voûtes et coupoles constituent une troisième catégorie, décrite plus haut avec les structures de franchissement, puisqu’elles sont à la fois organes porteurs et systèmes de couverture. A plat, on trouve les systèmes en terrasse, en pente, les systèmes en tuiles, en pierre et, confidentiellement, en tôle et en produits végétaux. Les toitures plates Elles ont en commun d’équiper les régions les plus sèches, avec leurs très faibles pentes, inférieures à 5 % pour évacuer les eaux, la nécessité d’un entretien permanent, qui est aussi la raison de leur transformation, une ancienneté qui remonte à l’Antiquité même si certaines implantations locales sont le fait des apports arabe, ottoman, vénitien…, la compétence du maçon pour les réaliser, l’épaisseur du complexe formant l’étanchéité.
• Les fermes assemblées triangulées Les charpentes savantes, inaugurées dès la fin du Moyen Âge dans une Europe du Nord couverte de feuillus, qui construit avec des toits très pointus pour raisons climatiques, qui habite les combles, charpentes développées encore par l’art des ingénieurs du xixe siècle qui les ont considérablement allégées, n’ont que très peu touché la Méditerranée. Le cadre rigide et indéformable de la ferme triangulée, où les assemblages sont très ajustés, où l’équilibre des forces est calculé avec précision entre pièces comprimées et pièces tendues, où il n’y a plus de pièce en flexion, interviendra dans la période coloniale sur de nouveaux bâtiments très spécialisés et à la géométrie bien réglée, tels usines ou entrepôts, et pour les grands édifices publics. L’emploi de cette technique, notablement plus savante et qui procède du calcul, oblige en outre le recours à un véritable charpentier, formé comme tel et possédant une expertise dont le maçon généraliste ne dispose pas (56). D’ailleurs, nos toits méditerranéens ne comportent quasiment pas de complications de percements de type fenêtres ou lucarnes, dont l’ossature et l’étanchéité posent des problèmes de raccord complexes à un non-spécialiste.
La technique en terre compactée survit couramment au Maroc et en Palestine en milieu rural de plaine (57). Sur le plancher bois directement ou sur un lit de branches, feuilles,
(55) C’est le cas des milieux grec et turc où l’entrait est formé de deux pièces en appui sur un refend, ce qui permet d’élargir (de doubler) l’épaisseur du bâtiment. (56) De plus, les grandes portées nécessitent un approvisionnement en matériaux performants, de sections fines et sciés industriellement, dont le marché traditionnel local ne dispose pas. C’est donc aussi une autre organisation de l’économie du bâtiment qui est mobilisée. (57) Poches de survivance également en Egypte, Tunisie, Algérie, Grèce. A Lindos, île de Rhodes, les patelia sont entretenus par de petits tas de terre argileuse stockés sur le toit-terrasse et que l’eau de pluie contribue à dissoudre, aidant à colmater les fissures. En Turquie, on laisse sur la terrasse des rouleaux de pierre qui faciliteront les visites d’entretien.
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Si la restauration s’y conforme, la réhabilitation ne respecte pas toujours les dispositifs originels. Le monde des composants s’impose désormais, avec les toitures en planchers de béton
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Andalousie Fondations solides, bien connaître pour mieux sauvegarder
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La situation de l’architecture traditionnelle est réellement inquiétante. Certains centres historiques prééminents et quelques édifices singuliers ont permis à cette architecture d’entrer dans la catégorie de monument. Toutefois, il s’agit de cas anecdotiques et l’architecture traditionnelle continue d’être la grande inconnue. Nombreuses sont les initiatives
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qui se proposent de sauver de l’oubli cet important patrimoine mais, en général, il s’agit d’actions locales destinées à
La Selva, Catalogne, Espagne. Charpente assemblée (variante simple).
la documentation, au catalogage, à la diffusion et à la protection de zones géographiquement très limitées.
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Corinthe, Péloponnèse, Grèce. Charpente assemblée (variante complexe). 3
Grèce. Ecorché sur une maison avec charpente assemblée. L'utilisation des fermes triangulées permet d'augmenter significativement les distances de franchissement sans appuis intermédiaires. 4
Aratassène, Maroc. Ces toitures plates en terre colonisées par les mousses évoquent un deuxième niveau de sol. 5 5 6
Lindos, Rhodes, Grèce. Toiture traditionnelle en terre, patelia. Trois couches superpo-sées assurent l'étanchéité de cette couverture : un mortier de chaux (2 à 3 cm d'épaisseur), puis une couche de terre (5 à 8 cm), et surtout une couche de terre noire et tamisée, lardos archangelos (8 à 12 cm). La toiture est compressée avec un pilon en bois. L'entretien annuel consiste à disperser des tas de terre noire sur la surface, qui s'écoulent vers les craquelures avec les pluies.
En Espagne, le gouvernement autonome d’Andalousie, la Junta, a développé un intense travail d’inventaire de l’architecture traditionnelle, que l’on peut considérer comme exemplaire pour tout le Bassin
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Oia, Santorin, Grèce Les toitures-terrasses en cascade, dont émergent les cheminées et les volumes, sont ourlées par des petits murets enduits : ceuxci permettent notamment d’évacuer les eaux pluviales par un écoulement ponctuel.
des historiens, des ethnologues, des géographes, etc. ont parcouru le territoire andalou pour recueillir l’information nécessaire et confectionner deux types d’inventaire, d’une part l’Architecture des grandes
exploitations agricoles, et d’autre part l’Architecture populaire (urbaine). Le premier inventaire, avec une claire orientation architectonique, a été entamé en 1990 dans le but de
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localiser et de documenter l’état de conservation, les changements d’usage ainsi que les possibilités d’avenir
Rhodes, Grèce. Enduit hydraulique, kourassani. Cet enduit de couverture est composé d'un mélange de chaux en poudre et de morceaux de terre cuite (tuileau). Les éléments sont cassés, mixés, et compactés avec un pilon métallique, avant d'être appliqués à la truelle. Le résultat, résistant et imperméable, requiert un entretien minimal : une couche d'huile d'olive l'année suivante.
des bâtiments associés à l’activité agricole les plus intéressants. Fondé sur une méthodologie rigoureuse, il a commencé par une recherche bibliographique, documentaire et cartographique qui a permis de connaître les paramètres de référence. C’est avec ces références qu’a été conçu le travail de terrain. En 1993, deux études pilotes ont été effectuées pour valider la méthode, puis le travail a été poursuivi jusqu’à nos jours, date à laquelle il est pratiquement terminé. Plus de 2 000 fiches avec des descriptions architectoniques et
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fonctionnelles, illustrées avec élévation et photographies des bâtiments principaux, et environ 8 000 unités
Tozeur, Tunisie. On distingue deux façons d’étancher ce type de planches, lorsqu’ils sont employés comme toiture-terrasse. Soit on recouvre l’ensemble de la toiture-terrasse par une couche d’argile créant une barrière étanche, soit on dame le complexe jusqu’à ce qu’il finisse par constituer un ensemble solidaire et dense. Ces deux méthodes nécessitent un entretien soigné, au minimum une fois l’an.
secondaires enregistrées en sont le résultat. Le second, avec une plus grande importance donnée à la vision sociale et anthropologique, a été centré sur l’identification et la documentation du patrimoine innombrable des bâtiments urbains des villes et villages andalous. Il faut insister sur les critères adoptés qui ont permis de faire une bonne sélection des bâtiments à recenser. L’inventaire a été initié en 1993. On dispose aujourd’hui de 3 500 fiches (30 % du territoire) sur tous les types de bâtiment (habitat, production et espaces de « sociabilité »). L’analyse de cette information a permis l’approfondissement des études des bâtiments les plus intéressants en vue de leur sauvegarde, de l’édition de diverses publications, et de la réalisation d’expositions itinérantes. En conclusion, il s’agit d’informer et d’impliquer la société dans la sauvegarde de ce riche patrimoine en ARTS DE BÂTIR
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médi-
terranéen. Il s’agit d’études multidisciplinaires dans lesquelles des architectes, des architectes techniques,
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danger, comme unique alternative pour sa revitalisation.
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algues, l’argile est souvent bâtardée de chaux et armée de fibres. La mise en œuvre par couches, leur tassement et la protection supérieure par un badigeon contribuent à l’étanchéité, mais tous ces matériaux étant solubles, la révision permanente pour resserrer les fissures est indispensable. Désormais, on rencontre parfois l’interposition d’un film plastique ou d’un matériau bitumineux sous la chape afin d’espacer les obligations d’entretien.
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1- Monemvassia, Péloponnèse, Grèce ; 2- Gruissan, France.
Image forte, symbole de la Méditerranée, la couverture en tuiles rondes en terre cuite. Tuiles byzantines, romanes, romaines ou turques, vernissées dans le Maghreb, ou dernier rang inversé en Grèce, sans doute pour limiter la prise au vent : les noms et variantes sont nombreux. 3
Cadenet, France. Couvertures en tuiles rondes. La teinte des tuiles dépend de la teneur en oxydes de l’argile et de la température de cuisson, qui était autrefois irrégulière (aspect flammé des vieilles tuiles).
Le système utilisant un mortier de chaux diffère très peu du précédent, il assemble des agrégats pour la solidité des couches et un compactage (58). Ces ouvrages, destinés à souffrir, sont très soignés dans leurs préparation, dosage, mise en œuvre. C’est un système globalement plus performant et plus étanche.
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Ausejo, Rioja, Espagne. Liaison mur-toiture : la passée de toiture en bois assure la protection du mur en renvoyant l’eau au plus loin pour éviter son ruissellement sur le parement.
Terre ou chaux, il a fallu la mise au point de savoir-faire très élaborés pour obtenir une étanchéité à partir de matériaux poreux et de formes horizontales : on atteint là un des sommets de l’art de bâtir traditionnel. Cette maîtrise qui mobilise l’entretien permanent disparaît avec les bétons, considérés comme mis en place une fois pour toutes. Enfin, beaucoup de systèmes avec dallage – pierre calcaire, terre cuite – des terrasses, installés sur terre, sable ou mortier, continuent d’exister. Traditionnellement, les produits poreux pouvaient être enduits, aujourd’hui on leur préfère des matériaux plus étanches comme les granitos de ciment (Algérie).
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5- Mertola, Portugal ; 6- Roussillon, France.
Liaison mur-toiture : constituée de un à quatre rangs (selon la hauteur de la façade à protéger) de têtes de tuiles rondes (creuses ou le plus souvent garnies), posées en couvert, le plus souvent en quinconce et quelquefois intercalées de carreaux de terre cuite : la génoise méditerranéenne assure une transition visuelle et fonctionnelle entre la maçonnerie du mur et la couverture. 7
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7- Perpignan, France ; 8- Naplouse, Palestine.
Dans les toitures plates, on rencontre deux détails de raccordement entre le mur et la terrasse. Le plus courant est l’encuvement de la couverture entre des acrotères, des rehausses des murs. Il y a alors un collecteur des eaux de pluie par un chéneau périphérique vers une gargouille. Les relevés d’étanchéité, les sommets de murs font l’objet d’enduits très soignés et entretenus. L’autre type de raccord se fait en casquette, avec un très large débord de la couverture afin de rejeter les eaux pluviales le plus loin possible du mur et d’éviter tout ruissel-lement. Au Maroc, c’est le complexe de branchages très saillants (près d’un mètre) qui arment la dalle de terre et dont les pointes légèrement pendantes, à l’allure d’un grand balai, servent à égoutter. C’est la version rustique et efficace du larmier.
Liaison mur-toiture : corniche en briques ou acrotère monté avec des éléments creux en terre cuite, comblés ou non à la chaux pour dessiner un motif triangulaire. 9
Portugal. Échantillonnage de tuiles en terre cuite : une grande variété dans les décors, les tailles, les modes d'emboîtement, les éléments associés… 10
Acre, Israël. A partir du milieu du XIXe siècle, les tuiles rondes ont souvent été remplacées par les tuiles plates mécaniques (originaires de Marseille), moins coûteuses et plus faciles à poser, sur lattis de bois. Le nom du fabricant et celui du lieu de production sont généralement inscrits sur le moule.
Les toitures en pente • Les toitures de tuiles de terre cuite
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Issu de l’Antiquité et d’une simplification du système romain, qui utilisait une imbrex, large U à fond plat, et une tegula, chapeau demi-rond qui couvrait le joint entre deux tuiles d’écoulement (dispositif encore très courant en Italie), la Méditerranée a retenu un système de tuile ronde qui utilise le même module alterné pour le canal d’écoulement et la pièce de couvert. Seules les dimensions varient selon les régions (de 18 à 60 cm). La tuile moyenne a une longueur de 30 à 50 cm, est légèrement tronconique pour faciliter les recouvrements, le profil de pente qui lui convient le mieux est de 25 % à 35 % (59). Elle est posée à sec ou
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bâtie avec un mortier maigre de chaux, sur volige de bois ou sur voûte : c’est un produit éminemment réglable qui doit s’adapter à une série de contraintes (irrégularité des supports, pentes insuffisantes, possibilités de dilatation, rachat des faux équerrages…). Sa géométrie permet de jouer dans tous les sens : serrer plus ou moins les rangs, recouvrir plus ou moins les tuiles, être recoupé en rive biaise et raccourci en relevé d’étanchéité… Cette souplesse est une qualité et un défaut : les pièces se soulèvent au vent, basculent, se descellent ; la fabrication elle-même, souvent hétérogène dans la tradition pré-industrielle, conduit à la porosité et l’affaiblissement d’une terre cuite mince qui subit les assauts combinés du soleil, de l’eau, du gel, des agents organiques. La révision de couverture est par conséquent indispensable à bonne fréquence et après les intempéries (60).
Encore un produit minéral : il est davantage dans le champ du maçon que du charpentier ou du couvreur. Il évolue peu dans ses formes, la production industrielle (62) le fait plus fin et régulier, moins nuancé en couleurs. Pour le marché de la restauration, l’Europe fabrique désormais des tuiles artificiellement vieillies avec incorporation d’oxydes et pigments. Son héritière industrielle apparue au xixe siècle est la tuile dite mécanique à cause de son système d’emboîtement. La région de Marseille était le foyer principal de production et d’exportation massive dans tout le Bassin. Servant de ballast aux navires et de coût très compétitif, elle a été distribuée très tôt dans toute la région, si bien qu’elle est considérée comme un matériau de la tradition dans la Méditerranée orientale. En Europe en revanche, son image est assimilée à celle de la banlieue, et au Maghreb, à celle de l’ère coloniale. Elle a les qualités des produits manufacturés : économie de matière, donc de poids (35 kg/m2), meilleure solidité due à la cuisson maîtrisée, catalogue de pièces annexes comme les demi-tuiles, les cornières de faîtage, les tuiles de ventilation… Et les défauts esthétiques de trop de régularité chromatique, d’inadaptation aux imperfections du support ou de sa géométrie. On la pose toujours, cent cinquante ans après son introduction.
Depuis l’Antiquité, la tuile ronde, avec ses couleurs, ses ondes et ses ombres,
• Les toitures de pierre
perpétue un puissant emblème de l’architecture méditerranéenne
Les couvertures de lauze sont surtout présentes en Espagne, France et Grèce (63). Technique bien connue depuis le Moyen Âge, capable de s’adapter à de fortes pentes mais le plus Le constructeur, qui n’utilise pas de gouttière traditionnellement, prolonge toujours l’égout du toit au-delà de l’aplomb du mur afin de ne pas mouiller celui-ci. Le surplomb est fait par un débord des chevrons et voliges, par une corniche de pierre, de brique ou de plâtrerie sur lattis, ou par une génoise (61). La très vaste variété des dispositions de raccord mur/toit en débord, qui sont à la base des obligations purement techniques, a donné un langage architectural de grande qualité. Depuis les chevrons chantournés et parfois rayonnants autour des arêtiers, en passant par les filets de briques à redents en encorbellement en Méditerranée occidentale, jusqu’aux gorges peintes de la tradition ottomane, la passée de toiture est un signal de dignité qui se réfère à l’expression monumentale.
(58) Dans le « kourassani » grec, le tuileau de trois granulométries différentes est infusé dans la chaux en pâte pour un meilleur enrobage de chaque grain pendant cinq à six jours. Une fois étalé, le mortier est battu, resserré plusieurs fois (jusqu’à vingt fois !) avec un fer afin de comprimer la matière au tiers de l’épaisseur de la couche versée (de 7 cm à 2 cm environ) jusqu’à faire apparaître les plus gros grains. On utilise cette technique tant en chape de sol et terrasse qu’en extrados de voûtes extérieures où un badigeonnage avec un résidu épais d’huile d’olive, à repasser tous les deux - trois ans, donne un vernis d’étanchéité supplémentaire. (59) Les proportions sont toujours comparables : une tuile de 50 cm de long a une ouverture de 15 cm en haut et de 25 cm en bas, sa hauteur totale est de 10 cm environ, l’épaisseur de 1,5 à 2 cm ; une couverture en tuiles rondes pèse de 35 kg à 65 kg/m2 ; le pureau (la partie vue) se situe entre deux tiers et trois quarts de la longueur de la tuile.
Toutes ces variantes expriment à leur manière l’héritage classique du couronnement de l’immeuble, équivalent de la corniche, dernier corps de mouluration de l’entablement qui se projette sur l’extérieur avec une cimaise surmontée d’un larmier. La forte ombre créée par l’ou-vrage amplifie cette ligne sommitale de la composition.
(60) Le tri des bonnes tuiles : la tuile doit donner un son franc et clair quand on la frappe pour la tester ; elle doit pouvoir supporter le poids d’un homme. (61) La génoise est un entablement fait de tuiles juxtaposées maçonnées en couronnement du mur en plusieurs rangs parallèles (un à quatre), chacun en encorbellement sur le précédent.
La famille des toitures en tuile ronde est l’une des marques de fabrique du paysage construit de la Méditerranée. Chacun est sensible à sa très grande beauté, aux délicates nuances de couleur – paille, ocre, rouge – que donnent les terres de sa fabrication artisanale, aux lichens et mousses qui la colonisent avec le temps, au rythme régulier et néanmoins aléatoire de ses ondes, au modelé de ses ombres. Perception à la fois unitaire et variée de ces pans de toits peignés comme des champs. La permanence de sa pose est la preuve de ses qualités.
(62) On trouve aussi des tuiles en béton, des tuiles en terre cuite à emboîtement avec toutes sortes de variantes qui ont intégré la tendance à moins d’entretien, et par conséquent de meilleures fixations, à la ventilation des couches du complexe qui désormais comprend un isolant thermique. On a aussi des plaques ondulées de Fibrociment qui permettent d’économiser le rang inférieur (canal) tout en assurant une parfaite étanchéité. Les tuiles vernissées – souvent vertes au Maghreb – sont devenues une sorte d’image de marque du soin de présentation de certains édifices.
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(63) Après la terre, les toitures en pierre sont l’autre forme de rappel que nous sommes dans un monde minéral en Méditerranée.
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souvent dans les profils méditerranéens compris entre 25 % et 40 %. Selon le sous-sol local, les lauzes sont de schiste ou d’ardoise, plus fines que celles de calcaire. On installe sur le toit un matériau délité naturellement, à la fois lourd et fragile par ses grands modules (64), que l’on cherche à refaçonner jusqu’à ses limites de casse : désépaissir un maximum pour enlever du poids, des irrégularités de surface. On les pose sur tout support, de charpente bien dimensionnée comme de voûtes. Elles nécessitent un fort recou-vrement des deux tiers environ, soit en système empilé, calé et calfeutré au mortier, soit en système percé/cloué ou chevillé.
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sauvé par la vaste offre moderne de produits d’étanchéité fiables (toute la gamme des plaques nervurées, métalliques ou bitumineuses) qu’on place désormais sous les matériaux de couverture, sécurité qui exonère de l’entretien permanent. • Les toitures végétales De très rares exemples de chaume perdurent dans la région, en plaine ou en zones littorales essentiellement. On les trouve sur de l’habitat très pauvre d’agriculteurs ou de pêcheurs, et bien souvent uniquement saisonnier. Assez pentu (de 45 % à 120 %), l’équilibre est recherché entre une prise au vent raisonnable et la nécessité d’écouler l’eau au plus vite pour éviter le pourrissement. On emploie, selon disponibilité, l’ajonc, l’oyat, l’osier, des graminées ou les pailles de riz, de seigle ou de blé. Bottes aplaties mais épaisses (10 à 25 cm) et bien isolantes, longues de 40 à 80 cm, recouvrement d’un tiers au moins, ses points faibles sont bien sûr le feu et la fragilité des liens qui fixent les bottes aux charpentes. Au faîtage, des mortiers peuvent améliorer l’étanchéité. La technique était déjà utilisée à la préhistoire ; la restauration la retient comme un témoignage.
Tradition héritée et construction contemporaine cohabitent encore chez les hommes de métier. Cette double compétence est un modèle pour former leurs successeurs
• Les toitures de tôles Nous ne faisons que les citer ici : nous parlerons des toitures de tôles au chapitre des processus de transformation, considérant qu’elles ne sont pas à ce jour « digérées » et donc assimilables par l’architecture traditionnelle (65), comme ont pu l’être en revanche les tuiles mécaniques après six générations de constructeurs qui les ont employées.
Les rives, faîtages et égouts reçoivent les plus gros modules, les surfaces courantes étant des zones d’amortissement équipées des moyens et petits. Le défi du couvreur – carrier/maçon ou désormais artisan spécialisé – est d’obtenir une étanchéité à partir d’un produit irrégulier de taille, de chant, d’aspect de surface, d’épaisseur. Au faîtage par exemple, aucun produit en forme ne peut venir couvrir le raccord des deux pans ; il faut donc soit que le versant exposé à la pluie vienne surplomber l’autre, soit réussir à harper les pièces hautes de chaque pan, encochées les unes dans les autres. Cela donne lieu à des détails techniques très astucieux, à des précautions comme les grands débordements en rive, à des ruptures de profils, par des coyaux, pour ralentir l’eau à l’égout et permettre de buter les petits modules sur la plus grande pièce située en bas de pente.
LES HOMMES Des compétences vivantes L’architecture traditionnelle est édifiée, entretenue, aujourd’hui réhabilitée par des hommes. La construction, telle que nous l’avons décrite dans ce chapitre des arts de bâtir, est devenue confidentielle, si bien que la stratification des modèles et procédés constructifs traditionnels sert essentiellement désormais à maintenir et à adapter, parfois à restaurer. Les questions de la compétence, de la capacité des hommes de métier à s’inscrire dans une continuité technique et culturelle posent évidemment la question de leur formation – qui serait le mot moderne pour désigner le système d’acquisition des savoirs et savoir-faire.
Les grandes lauzes calcaires sont peut-être le produit le plus brut, le moins transformé par l’homme qu’on utilise dans la construction. Leur adaptation à l’usage qu’on en fait est donc un cas limite et il faut couramment contrôler les positions, calages et scellements, vérifier que rien n’a glissé ou ne s’est fendu sous le gel, que la porosité ne compromet pas l’imperméabilité. En dépit de ces contraintes, cet ouvrage demeure extrêmement apprécié, élégant par la beauté du matériau et la vibration de ses modules. En outre, ses qualités de vieillissement, son mimétisme avec le mur et le terrain naturel environnant lui confèrent un ancrage incomparable dans le paysage. Il donne de plus la vision puissante et rassurante d’une construction forte, agrémentée de l’émergence des souches en pierre des cheminées et de leurs couronnements. C’est pourtant un produit lourd et imparfait, qui sera peut-être
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Déclarons-le tout de suite, la formation à l’intervention sur le bâti ancien est défaillante en Méditerranée. D’une part en termes quantitatifs : les pôles de formation spécialisée sont très peu nombreux au regard de l’enjeu culturel et de l’activité du marché. Mais aussi au plan qualitatif du fait d’une tendance qui ramène l’architecture traditionnelle à une somme de particularités techniques et non pas à la fabrication d’une œuvre bâtie considérée comme un
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tout. Si la formation maîtrise – efficacement d’ailleurs – les techniques ancestrales, et autorise par conséquent à réaliser de manière satisfaisante, elle n’agit que très peu sur la globalité de l’acte de construire, sur la qualité finale de l’œuvre achevée (66). Faut-il s’en étonner ? La formation est un outil, elle est en relation avec une commande. Elle n’a pas de mémoire, elle répond à la dynamique du moment. Or, à ce jour, la pression sociale n’a manifestement pas généré l’émergence d’une série de lieux de formation qui s’attacheraient à constituer une offre face à une demande ciblée sur les particularités d’un bâti ancien à respecter en tant que tel.
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Mertola, Portugal. Gargouille en faïence : un détail particulièrement soigné pour l’évacuation des eaux de pluie. 2
Castagniccia, Corse, France. Corniche et couverture en lauzes de schiste. Les lauzes de schiste présentent des teintes grises, argentées, bleutées, verdâtres ou brunes, selon la teneur en fer (tons bruns), en quartz et mica (tons sombres) et en feldspath (tons clairs).
Il n’y a donc quasiment pas de filières de formation professionnelle initiale qui conduisent à spécialiser des constructeurs à agir sur le parc bâti ancien. Probablement à cause de la surprise, de la nouveauté du sujet. C’est en effet la première fois dans l’histoire que la construction a totalement renouvelé ses manières de faire, créant un nouveau métier en lieu et place du précédent. De plus, dans tous les États riverains à l’Ouest, il y a un siècle au plus que la collectivité publique s’est substituée aux corporations ou professions pour l’apprentissage. En effet, dans le passé, c’est le milieu de la construction lui-même qui adapte les transmissions de savoir-faire à ses effectifs, qui fait au jour le jour le réglage entre compétence et commande, avec la très grande souplesse des entreprises par rapport à un système national de formation professionnelle. Le marché s’étant orienté vers la production de logements, massive et en techniques modernes, depuis une cinquantaine d’années, le monde des métiers a dû faire son adaptation, il n’a plus eu besoin de nourrir les jeunes de leur tradition constructive locale, il a laissé vieillir l’effectif des ouvriers formés à l’ancienne, qui deviennent aujourd’hui seuls dépositaires du capital d’une culture technique traditionnelle.
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Mario, Cévennes, France. Couverture en lauzes de schiste. Au faîtage, les lauzes croisées sont imbriquées l’une dans l’autre par des encoches latérales. 4
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4- Pedrogao, Portugal ; 5- Al Burg, Egypte ; 6- Setenil, Andalousie, 5 6
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Espagne. Couvertures végétales : elles nécessitent un entretien régulier, pour garantir leur résistance aux intempéries, et notamment à la pluie et à l’arrachement par le vent. Ce type de couverture est particulièrement sensible au risque d’incendie. 7
Haut-Rif, Maroc. Couverture en tôle métallique. La pose des plaques de tôle se fait en longueur suivant la pente, par rangs horizontaux, depuis l’égout en avant-toit jusqu’au faîtage. Les plaques sont clouées directement sur la charpente de bois. 8
Il reste encore suffisamment de ces hommes pour qu’ici et là on sache retrouver des gestes, matériaux, pratiques lorsqu’une demande claire de ce type de compétence est exprimée. Mais
(64) Une grande fourchette dans les taille et épaisseur des lauzes : depuis 10 x 10 x 1 cm jusqu’à 150 x 80 x 6 cm, ce qui donne des toitures pesant de 100 à 300 kg/m2. Plus ou moins brutes ou refaçonnées à l’outil, les lauzes sont pseudo-quadrangulaires, ou avec un pureau en forme d’écaille arrondie ou de pointe triangulaire. (65) Dans le Haut-Rif marocain, l’abandon des cultures céréalières a supprimé la disponibilité du matériau traditionnel, le chaume, pour confectionner la couverture, faisant de la tôle le produit de base accessible pour couvrir. (66) La question de la qualité du préexistant est complexe : ce qui la constitue, est-ce l’espace ou le volume ? Est-ce le raffinement d’une architecture savante ou la saveur d’une plus modeste architecture sans architecte ? Est-ce simplement l’ancienneté de l’immeuble et la poésie conférée par son âge ? Est-ce le soin apporté aux ouvrages par le constructeur tel qu’ils satisfont encore efficacement à leur fonction (faut-il changer une fenêtre de deux siècles et demi qui fonctionne encore) ? On pourrait dire différemment : qu’est-ce qui force le respect ? Ou bien : quelle purge, mutilation, substitution serait dommageable ? Ce raisonnement par défaut fonctionne assez bien dans un domaine où la subjectivité pèse lourd, où il faut privilégier une interprétation juste de ce que le support évoque, impose.
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Maroc. Exemple de fabrication artisanale de tuiles en terre cuite, une production exceptionnelle dans un marché qui s’est presque entièrement industrialisé. Malgré son surcoût, la fabrication artisanale de tuiles rondes s’est poursuivie, parallèlement à la récupération des tuiles anciennes patinées, pour satisfaire le marché de la restauration et de la construction haut de gamme. Après malaxage de l’argile, pressage, moulage sur un gabarit de bois de forme semi-cylindrique aplatie ou façonnage et séchage, les tuiles sont cuites à une température de 800oC à 1200oC.
(67) En outre, il est important de faire le trait d’union pendant que les vieux artisans sont encore en activité parce que le lien oral est irremplaçable : au-delà de la passation des savoir-faire, il existe une dimension initiatique, l’injection de tout ce qui gravite autour de la technique et qu’on ne saurait perpétuer en s’exonérant des rapports humains.
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Tunisie. Fabrication artisanale de briques en terre cuite. Certains pays cherchent à intégrer et entretenir les compétences au sein de leurs services de restauration des monuments : un système efficace pour le patrimoine exceptionnel, mais qui ne se diffuse pas vers le secteur de la réhabilitation non protégée. Si les savoir-faire traditionnels restent encore présents et vivants dans les pays du Maghreb, ils n’en sont pas moins menacés de disparition à court terme, si rien n’est entrepris : diffusion rapide des techniques modernes à des coûts défiant toute concurrence, manque de sensibilisation des populations à la valeur et aux qualités de leur « petit patrimoine », disparition progressive des maîtres-artisans, associée à une faible voire inexistante consignation écrite de leurs compétences, traditionnellement transmises oralement...
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il est manifeste que l’âge de cette population devrait alerter les autorités du monde éducatif comme de la profession pour organiser la succession (67) au moment où la réhabilitation sera (est déjà, en Europe) le second marché du bâtiment. Un marché qui doit fixer ses propres règles de qualité. Le fait par exemple que les règles de l’art de la construction traditionnelle soient peu ou pas du tout matérialisées par l’écrit nous démontre combien est utile un code de référence, capable de dire la bonne méthode et pourquoi celle-là, de fixer le degré de qualité qui doit être atteint, d’encadrer le contrôle de résultat. Cette fonction existait en Afrique du Nord sous la forme d’un homme représentant l’autorité professionnelle : Alamine. Et dans un monde traditionnel qu’à l’avenir les normes n’encadreront probablement pas davantage, nos sociétés doivent trouver l’équivalent, le successeur de ce sachant, double garant de l’ambition et du résultat. L’enjeu est que le bâti traditionnel, qui a conquis un rang patrimonial – intérêt, savoirs, respect ou parfois protection –, sache se doter d’un corpus d’évaluation de la qualité qui procède davantage d’un consensus socioprofessionnel, beaucoup plus efficace, que de règlements.
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d’accompagnement des professionnels. Rapide et créatif, innovant et mobile, le monde de la formation continue est sans nul doute la chance de coller au terrain des évolutions quotidiennes. En s’adressant aux professionnels actifs, il sait travail-ler simultanément auprès des acteurs de la commande, de la conception et de l’exécution, et par conséquent boucler de façon cohérente toute une filière depuis la prescription jusqu’à l’échafaudage (70). C’est une première esquisse d’une approche globale des besoins en formation des acteurs (71). Un maçon pour la Méditerranée Toutes les diversités que cet ouvrage souligne sont celles de la production des hommes. Si une certaine société pré-industrielle de la manière de fabriquer les bâtiments a définitivement disparu, le parc bâti demeure et il est notre objet. Aujourd’hui, quel homme de métier est-il amené à intervenir sur ce parc, que doit-il savoir faire, est-ce si différent – si l’on raisonne en termes de compétence – dans les quatre azimuts du Bassin ? En ouvrant cette question dans treize pays, nous arrivons à une position régionale commune exposée ci-après. Les enquêtes sur le terrain ont fait apparaître une situation résumée en trois points. CORPUS propose d’y réagir par trois orientations et une conclusion.
Marginalisés, retraités âgés ou simplement rares, les hommes de métier héritiers de nos arts de bâtir sont quelquefois les « hasards survivants » d’une tradition qui ne se régénère plus naturellement. Ces compétences fragiles parce que peu représentées, certains pays cherchent à les capter, les intégrer et les entretenir au sein de leurs services de restauration des monuments (Grèce, Chypre, Tunisie et Maroc) (68), préférant ce dispositif au recours aux entreprises privées qui est depuis longtemps la stratégie en Europe. Ces systèmes de pré carré sont efficaces pour le patrimoine exceptionnel mais ne se diffusent pas dans le secteur de la réhabilitation non protégée (69).
Premier constat : les frontières des métiers traditionnels du bâtiment – en déshérence – caractérisent beaucoup de petites spécialités séparées. C’est une tendance ; elle a surtout sa réalité lorsqu’une très forte technicité est requise. Parallèlement, on observe que si des techniques simples constituent la pratique locale, le même individu en maîtrise de nombreuses et devient le constructeur quasi unique de la maison.
De la même manière, il est intéressant de considérer à quels acteurs profitent en majorité les formations supérieures qui traitent du patrimoine architectural. On en trouve de nombreuses dans les disciplines de l’histoire de l’art, dans le génie civil, dans les services aux collectivités (urbanisme, protection ou développement du patrimoine)…, généralement pour des options de spécialités, mais à destination de concepteurs, de chercheurs ou de gestionnaires. Pour ainsi dire pas de formations à destination du monde ouvrier, ou de celui qui agit aussi avec ses mains (sauf pour les restaurateurs d’œuvres d’art, population confidentielle et de haut niveau scientifique). Ce qui équivaut à constater que les États – c’est-à-dire les entités en charge de l’éducation, du primaire au supérieur – privilégient la diffusion d’un savoir organisé relatif au patrimoine pour leurs élites de décideurs, mais qu’ils n’ont pas à ce jour intégré la nécessité de s’adresser au monde des métiers, pourtant le gros des troupes du parc ancien.
Première réponse : pour l’exercice de la réhabilitation, il est pertinent non pas de reconstituer les micro-spécialités étroites mais plutôt de s’orienter vers un profil élargi qui embrasse un maximum de capacités détenues par un seul professionnel. Ceci afin de répondre à la demande multiforme du marché : depuis les interventions réparatrices de petite échelle jusqu’à la réfection d’ouvrages mobilisant une vaste gamme de techniques et matériaux.
(68) Dans le même état d’esprit, l’école de tailleurs de pierre de Tinos en Grèce forme des ouvriers absorbés par l’atelier de restauration du Parthénon, par conséquent école purement interne au Service des monuments historiques. (69) Dans le réseau CORPUS, plusieurs ONG, centres de formation, organisations professionnelles sont devenus des formateurs consultants qui irriguent tous les milieux de la réhabilitation.
Ceci pour dresser la tendance des dispositifs académiques nationaux. Depuis une à deux décennies, et surtout en Europe du Sud qui a pu en dégager les moyens de financement, c’est le très riche foisonnement de la formation continue qui pallie l’immobilité des dispositifs étatiques, en développant une offre toujours plus large de formations de perfectionnement ou de spécialisation aux métiers du patrimoine. La formation « tout au long de la vie » est par nature un outil souple, à l’écoute du milieu de l’entreprise, de son ajustement permanent à l’orientation du marché, qui invente au jour le jour de nouvelles formules d’apprentissage et
(70) La formation continue sait aussi mettre en présence par exemple architectes et artisans qui ont toujours besoin de mieux combler le fossé entre le papier des uns (plans, descriptifs…) et le chantier des autres.
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(71) De nombreux pays partenaires de CORPUS cherchent à mettre en place des dispositifs intégrés de formation continue qui établissent des passerelles entre les différents acteurs de l’acte de réhabilitation. La Turquie est à la pointe sur cette réflexion avec des articulations entre les ministères de la Culture, de l’Éducation (écoles professionnelles), des Affaires intérieures (collectivités territoriales), des Travaux publics, avec les universités (architectes et ingénieurs), l’ordre des architectes et les municipalités.
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Maroc Pénétrer la vie traditionnelle, conservation et développement
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La géographie du Maghreb est vaste et diverse. La côte, la plaine, la montagne et le désert sont les éléments de référence d’un paysage qui indiquent des formes de vie et des situations différentes dans l’évolution des tradi1
tions et coutumes. La côte a été, ces dernières années, un foyer de développement important lié à l’industrie, au
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commerce et au tourisme ; elle a d’ailleurs suivi un processus de transformation tout à fait significatif.
Egypte. Taille de pierre ; construction d'un mur en pierre dite de sel à Siwa. Cette technique locale relativement primitive requiert l’assistance de deux personnes, qui approvisionnent le maçon en mortier de terre et en pierres, au fur et à mesure de la construction du mur : une transmission visuelle, pratique et sans doute inconsciente des gestes et du savoir-faire. 3
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Turquie. A Kirelli, une femme répare au plâtre un mur intérieur abîmé ; toiture plate damée au rouleau de pierre à Aydinkisla. La pratique de l’entretien a décliné corrélativement à l’évolution des modes de vie et d’organisation sociale : une cause majeure dans la dégradation du parc bâti traditionnel, un véritable enjeu pour la sensibilisation. 5
France. Réalisation d’une moulure profilée en plâtre et chaux avec un gabarit en bois : exemple de technique enseignée en formation continue. Cette formation « tout au long de la vie » est un outil souple, malléable, à l’écoute du milieu de l’entreprise, des besoins du marché et de son évolution.
Dans tout le Maghreb, si l’on s’éloigne un peu de la côte et des principaux pôles de développement, on
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la tradition locale. Une hospitalité sans limites, un paysage invraisemblable et une architecture absolument liée à la terre sont certaines des réalités actuelles à la portée de tout un chacun. Les difficultés qui peuvent se présenter pour avoir accès à ces « petits paradis » sont, en général, de type logistique. Mais ce sont aussi ces difficultés qui contribuent à préserver les valeurs intrinsèques de ces régions et confèrent un attrait supplémentaire à la visite. Parvenir à un équilibre raisonnable entre les pro-
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positions touristiques et l’évolution ordonnée de chaque lieu constitue toujours une sorte de défi.
Egypte. Le tamisage du sable, destiné à une utilisation comme agrégat pour le mortier d’enduit. Les apparitions successives du ciment puis des mortiers prêts à l’emploi condamnent à plus ou moins long terme cette pratique artisanale.
Cela fait déjà quelques années que les autorités marocaines ont entamé une initiative exemplaire dans l’organisation des ressources disponibles dans ces régions pouvant offrir un bon service aux visiteurs. C’est dans ce sens qu’a été créée une école de guides de montagne à Tabant et que les habitants eux-mêmes ont reçu une formation leur permettant d’organiser une offre intéressante. Pour répondre aux besoins
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France. Réalisation d’un encadrement de baie en peinture à la chaux.
d’hébergement et de restauration des touristes, un réseau de gîtes d’étape a été créé, de différentes catégories, dans des maisons particulières. La qualité et le prix de leurs services sont régulés par un contrôle du
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GTAM (La Grande Traversée des Atlas marocains). Des petites boutiques dans chaque village permettent de
Maroc. (p. 99) Four à briques de terre cuite aux environs de Fès, au Maroc. La production de matériaux traditionnels est un enjeu essentiel pour la réhabilitation.
s’approvisionner en articles indispensables ; de même, les nécessités de transport sont couvertes par une offre, elle aussi régulée, de mules de bât qui sont proposées à la location dans presque tous les villages.
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France. (p. 99) Formation continue sur les enduits et les badigeons à la chaux : les professionnels expérimentent la palette des pigments et leur dosage sur un mur témoin, puis s’entraînent à filer les surfaces au pinceau avec un badigeon de chaux de couleur plus sombre. Dans le monde des métiers de la construction, l’apprentissage n’est efficace que s’il est pratique.
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trouve encore des lieux où la vie et les modes de production se poursuivent à un rythme entièrement lié à
Portugal. Le mur en terre banchée (« pisé » ou taipa) est fréquemment réalisé sous le contrôle d’un maçon maîtrisant la technique, l’importance des manutentions de matériaux obligeant à la constitution d’une équipe généralement composée des futurs habitants, des voisins, de la famille. Beaucoup de dictons rappellent que ces constructions nécessitent un « bon chapeau et de bonnes bottes », c’est-à-dire une bonne passée de toiture et un bon soubassement.
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PROFIL DU MAÇON MÉDITERRANÉEN EN RÉHABILITATION DU BÂTI ANCIEN Quelles tâches il assure, quelles compétences il possède
Son emploi
Sa qualification
Son domaine de travail comprend :
Sa compétence globale :
La mise au point de l’intervention, la réalisation des travaux par lui-même et avec l’assistance d’une petite équipe qu’il encadre. En toute autonomie et sous l’autorité du chef d’entreprise, du client ou de l’architecte, il assure : - travaux d’entretien, réhabilitation du bâti ancien, - sur tous types d’ouvrages en maçonnerie traditionnelle (murs, voûtes, planchers, charpentes, toitures) et en ossature bois, - avec les matériaux utilisés en Méditerranée (pierres et moellons, briques et tuiles, terre crue, mortiers, bois).
A partir de ses propres observations et/ou de directives, il met au point et réalise, seul ou en équipe, des travaux en entretien, en reprise partielle, en réfection d’ouvrages de conception traditionnelle. Pour ce faire, il mobilise : - la connaissance des techniques locales de construction traditionnelle à base de matériaux minéraux ou d’ossature bois, - la maîtrise de leur mise en œuvre à neuf et en réfection partielle, - l’adaptation des technologies contemporaines (produits, procédés) au bâti ancien.
Les compétences qu’il mobilise
Les tâches principales qu’il assure Son employeur le charge de...
Comprendre et décrire le bâti existant
Organiser la campagne de travaux
Entretenir, metre en œuvre les ouvrages
Il peut lui confier ces tâches…
Il est capable de… (savoir-faire)
Il connaît également… (savoirs associés)
Décrire l’ouvrage existant, et ses caractéristiques
Déterminer les constituants de l’ouvrage
Décrire l’état de santé de l’ouvrage
Déterminer l’état sanitaire de l’ouvrage
- Comportement/pathologie des matériaux traditionnels
(Option) Relever l’ouvrage
(Option) Etablir un relevé dimensionnel
- (Option) Relevé, dessin
Comprendre la demande du client
Interpréter les directives orales ou écrites
- Lecture de plans
Proposer une méthode d’intervention
Déterminer les techniques d’exécution
- Métré estimatif, quantitatif
Mettre en place l’organisation du chantier
Optimiser le fonctionnement du chantier
- Règles d’hygiène et de sécurité
Les protections, préparations
Etayer, coffrer, blinder, échafauder
- Résistance des matériaux, charges, poussées
Les murs (maçonnerie et bois)
Réparer/construire un mur
- Typologie technique locale
Les voûtes et coupoles
Réparer/construire une voûte courante, une coupole
- Typologie technique locale
La pierre de taille
Traiter un parement en pierre de taille
- Pathologie de la pierre de taille
Les enduits
Traiter un parement enduit
- Typologie technique locale
Les peintures à la chaux
Appliquer des peintures à la chaux
- Typologie technique locale
Les planchers
Réparer, construire un plancher
- Résistance de matériaux
La démolition
Démolir, déposer, Conserver
Les escaliers
Construire un escalier
- Coffrage, ferraillage, coulage du béton armé
Les sols
Poser un sol traditionnel
- Typologie technique locale
Les charpentes courantes
Réparer/construire une charpente traditionnelle ordinaire
- Typologie technique locale
Les toits plats
Confectionner l’étanchéité d’une toiture terrasse
- Typologie technique locale
Les toits à versants
Poser une couverture à versant(s)
- Typologie technique locale
- Vocabulaire du bâtiment - Arts de bâtir locaux et traditionnels
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Deuxièmement : la construction contemporaine ne fait presque plus appel au bagage des techniques traditionnelles pour édifier. L’effet est de ne plus transmettre naturellement les savoir-faire ancestraux au corps professionnel dans son ensemble. Pour autant, des poches subsistent où la modernité n’a pas infiltré ni substitué ses pratiques. On peut ainsi répondre qu’il n’y a pas de crise définitive de la compétence. Dans chaque Bassin d’emploi, on peut trouver le ou les hommes de métier porteurs d’un savoir-faire traditionnel. Rares ou âgés, sûrement ; mais disparus, non. Ils sont identifiables et mobilisables dans un réseau de transmission pour autant que l’on s’y intéresse rapidement (72).
la Méditerranée. Seules les variantes de chaque tradition territoriale propre sont les différences à introduire. Ainsi, entre un maçon portugais et son homologue turc, il y a bien davantage de capacités communes qui les réunissent que de formes étrangères de l’exercice du métier. Afin de cadrer le profil et la formation d’un homme de métier destiné à intervenir sur le bâti ancien, CORPUS a utilisé le système du « référentiel professionnel ». Il met en correspondance deux approches parallèles : - les tâches, les fonctions tenues par cet homme de métier dans le cadre de son emploi, ainsi que son niveau d’autonomie, - les capacités détaillées et les compétences composées qu’il doit acquérir pour satisfaire aux tâches qui lui seront confiées (73).
Connaître un métier de constructeur et vouloir l’ouvrir à une polycompétence
Au profil professionnel correspond un niveau de compétence. L’analyse en région méditerranéenne conduit à le positionner à un niveau courant. C’est-à-dire ni au sommet de l’excellent spécialiste, ni au bas de l’échelle de l’ouvrier trop peu qualifié.
sont deux clés de l’adaptation d’un professionnel à la réhabilitation du bâti ancien
(72) Certains pays membres du réseau CORPUS ont listé ces « hommes-ressource » avec le souci de pouvoir les mobiliser dans des initiatives de transmission à des plus jeunes, dans tout cadre de formation à imaginer.
Troisième constat : l’intervention sur le parc ancien ne fait pas appel à de nouveaux professionnels spécialisés sur le patrimoine mais au corps professionnel généraliste présent sur le marché. Il nous faut donc évaluer si ce corps est susceptible, sur base de ses compétences actuelles, de se réapproprier les savoir-faire nécessaires à l’entretien et à l’adaptation d’un habitat de nature technique traditionnelle.
(73) Un référentiel complètement renseigné est également l’occasion d’indiquer les systèmes et limites d’acquisition du savoir, les formules d’apprentissage, de contrôle et d’évaluation des savoir-faire pratiques qui permettent d’atteindre les capacités visées.
Troisième réponse : la greffe d’une technique ou de l’emploi d’un matériau oubliés sur un homme de métier est aisée. Elle s’obtient par la formation de perfectionnement (courte, très spécialisée, pratique). En effet un professionnel actif maîtrise des gestes, un rythme, une série d’acquis comportementaux sur chantier ; il n’est nullement troublé par l’introduction d’une nouvelle manière de faire : parce qu’elle est pratique et que l’acquisition lui en est naturelle.
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Par conséquent, introduire des segments de spécialité en « techniques traditionnelles » est à faire en priorité au profit d’un homme ayant déjà une base métier, fût-elle uniquement moderne. Le moteur de cette greffe de compétence étant la motivation. Il suffirait donc d’assembler ces principes – avoir une technicité large, disposer d’une expérience en traditionnel ou être intégré à une entreprise – pour réunir en un profil unique l’intervenant ouvrier adapté au bâti ancien. C’est un maçon. Le tableau présenté en encadré liste ses compétences et dessine les contours de sa qualification : nous ne la détaillerons pas dans ce texte. L’effet de nos terres et racines communes fait que le profil ne varie que très peu dans
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Benidorm, C. Valenciana, Espagne
LES PROCESSUS DE TRANSFORMATION
Aujourd’hui n’est que le souvenir d’hier et demain, le rêve d’aujourd’hui
Khalil Gibran
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Le changement d’échelle. L’éclatement des relations
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immobilier comme au sens culturel. Les réintégrer pleinement au présent, c’est un objectif certes ardu, mais auquel nous ne devons pas renoncer.
Le bâti traditionnel, partie intégrante et vivante des « actes de l'histoire » (1), cumule et donne à voir plus ou moins clairement tous les signes et traces des époques qu'il a vécues, mais aussi ceux qui étaient déjà sédimentés dans la société l’ayant édifié. Le bâti traditionnel qui nous est parvenu recouvre donc une représentation matérielle d’un long et dense parcours historique des individus et des sociétés. Comme tout parcours, il est teinté par le caractère des différentes périodes, par les relations et les événements. On considérera donc le terme processus comme un suivi de faits et phénomènes qui agissent sur le bâti et qui intègrent sa transformation. Celle-ci pouvant être plus ou moins progressive ou brusque, plus ou moins superficielle ou profonde.
Les processus de transformation que nous présentons ici correspondent aux changements survenus à partir du moment où les grands moyens de transport et de distribution, et la standardisation et l’industrialisation en masse des nouveaux matériaux entrent en scène, entraînant automatiquement et brusquement l’effacement des savoir-faire traditionnels et, dans la pratique, une vraie proscription des matériaux locaux. Les critères n’étant plus la proximité ou l’économie de moyens et de matériaux, mais la rentabilité ou la mise en œuvre « d’autant que nécessaire » (le volume des déchets étant parfois presque aussi important que celui des matériaux finalement utilisés !). Ce qui était béni est devenu maudit. Ce qui était aimé est devenu banni. Toutefois, au bout de cinq décennies, beaucoup de questions se posent à tous les niveaux sur cette galopade affolée qui n’épargne ni frontière ni culture. Ce projet CORPUS témoigne de l’effleurement de quelques-unes de ces sérieuses inquiétudes ressenties et partagées par tous les Méditerranéens, sans exception.
Depuis toujours, des changements se sont enracinés dans le bâti traditionnel. Ils ont été d’ailleurs un signe de sa vitalité
Etant donné que dans ce chapitre tout spécialement, il s’agira de faire ressortir les causes et les effets des processus, et que nous devrons plaider souvent pour l’architecture traditionnelle, il est bon de signaler que cela n’est pas à confondre avec une adhésion quelconque de notre part à quelque courant traditionaliste. D’ailleurs, seuls la synchronisation et le dialogue avec chaque moment historique, loin de nostalgies inutiles, peuvent garantir un avenir digne à cette architecture.
Par transformation, nous entendons ici les changements observés sur le bâti dans une période de temps considérée. Ces changements pouvant être aussi bien d’usage que de forme ou d’aspect. Cette transformation pourra être, selon les cas, réversible ou irréversible.
Les clés d’un nouvel horizon
Tant le processus que la transformation sont toujours associés à l’architecture traditionnelle. Nous voulons dire par là que, depuis toujours, des changements se sont incrustés sur le bâti traditionnel. Certes, en général ces transformations étaient très lentes, souvent bien distancées dans le temps, et devenaient seulement « exceptionnellement » perceptibles pour une génération. Ce qui est devenu exceptionnel de nos jours, c’est la vitesse, la concentration, la capacité et la puissance des processus de transformation actuels. Ce qui était, pour le bâti traditionnel, salubre et tonifiant est devenu malade et débilitant. Ce qui était autrefois une évolution assimilable de l’habitat risque de devenir – et devient souvent – une transformation brutale, un nouveau bâti par sa nature et son écriture. Simplement illisible, difficilement compréhensible. Ce qui était normal et naturel est devenu, par le changement d’échelle, une difformité, une disproportion et, pour le sujet qui nous occupe, un phénomène monstrueux, dans le sens strict de cet adjectif, sans nulle dose d'exagération ni de dramatisation. Les dégâts ont été – et continuent d’être toujours – si importants et si souvent constatés que cette affirmation semble peu discutable. Le rythme de renouvellement connaît une telle accélération que des pans entiers du parc n’existent plus et ne ressemblent plus à ce qu’ils étaient il y a seulement trente ou quarante ans. C’est l’évaporation des signes matériels (urbanisme, architecture...), mais aussi immatériels (savoir-faire, techniques...). Les consigner avant disparition trop avancée s’avère être la mesure minimum, pour comprendre les clés d’un patrimoine, au sens
Bien que le XIXe et le début du XXe siècle aient été témoins de changements importants dérivés de la vague de la révolution industrielle qui ne s’est pas répandue en même temps sur toutes les régions du Bassin, tous les spécialistes de différentes disciplines sont à peu près d’accord pour signaler les années cinquante comme le point d’inflexion pour les grands changements. En effet nous retrouvons à ce moment une conjugaison de facteurs déterminants et d’importance majeure : la croissance démographique, l’éclatement de la famille traditionnelle, les grands mouvements migratoires, l’exode rural, l’urbanisation, le nouveau système du partage du travail, le marché global et le tourisme de masse. On comprend que sur ces points il nous faut être succincts ; nous n’allons pas ici reprendre les nombreuses et très bonnes études faites sur le sujet au risque de manquer de rigueur. Mais nous sommes obligés de redire malgré tout les relations directes de ces facteurs avec les processus de transformation de l’architecture traditionnelle méditerranéenne. Par ailleurs,
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(1) La Production de l’espace, Henri Lefebvre, Anthropos, 1981.
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Hébron Approche globale et planification, réhabilitation intégrée
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Hébron est une vieille ville historique située sur la rive gauche du Jourdain. Elle est l’objet d’un projet comportant différentes phases et devant mener à sa complète revitalisation. La présence de colons israéliens militants 1
vivant à l’intérieur de la vieille ville d’Hébron a été la cause d’une émigration à long terme des résidents locaux
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à la recherche d’un environnement de vie et de travail plus sûr et plus stable.
Gérone, Catalogne, Espagne. L’architecture traditionnelle est un élément vivant et changeant, qui permet l’amélioration de la maison sans changer le tissu urbain ni l’image de la ville au long des temps. 3
En 1996, le Comité de réhabilitation d’Hébron a entamé un processus de réhabilitation de certains quartiers résidentiels ainsi que de certaines rues commerçantes (les souks). Ce projet, lauréat de l’Aga Khan Award, a encouragé de nombreux résidents à revenir vivre dans la vieille ville d’Hébron. Le projet de revitalisation
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Orihuela, C. Valenciana, Espagne. La modernisation de la ville et, dans cet exemple, la canalisation du fleuve mettent l’architecture face à un vrai défi : la réhabilitation peut très bien réussir si l’on travaille sur des volumes, des compositions et des textures similaires. 5
d’Hébron – une entreprise conjointe de Riwaq et du Comité de réhabilitation, en coordination avec la municipalité d’Hébron – a pour but de mener un peu plus avant ce processus.
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Adana, Turquie. L’évolution de la ville sur sa trame historique conjuguée à la pression immobilière mène souvent à la destruction totale du tissu urbain et de l’architecture traditionnelle. 7 6
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7- Aramont, France ; 8- Lisbonne, Portugal.
La puissance des moyens actuels et l’introduction des nouveaux matériaux conduisent vers des processus de transformation extrêmement rapides et souvent très agressifs.
L’objectif du projet de revitalisation est de développer une stratégie globale devant mener à un renouveau de la vie sociale, culturelle et économique à l’intérieur de la ville. En tant que telle, la première phase du projet, qui a commencé en juillet 1999, consiste à réaliser une collecte exhaustive des données concernant tous les aspects de la vie dans la vieille ville. Cela comprend aussi bien un recensement des foyers socio-économiques qu’une étude architecturale et des infrastructures. Le but est de parvenir à des cartes (par système d’information géographique) architecturales et socio-économiques de la vieille ville qui fourniront aux planificateurs, décideurs politiques et organismes de développement une claire compréhension de la situation afin qu’ils puissent commencer à constituer un plan directeur 7
pour la revitalisation de la ville. La deuxième phase comprend l’identification de projets spécifiques tels que
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des cliniques, des centres culturels, des sites touristiques et des terrains de jeux destinés aux enfants. Le développement de divers partenariats devant être en mesure d’apporter un soutien aux différents aspects du plan directeur, la vieille ville d’Hébron pourrait redevenir un lieu dynamique où il ferait bon vivre. La phase I du projet de réhabilitation de la vieille ville d’Hébron couvre le profil social et économique de la zone du projet, et comprend les conditions architecturales et infrastructurelles. La phase II a pour but la mise en place de solutions opérationnelles devant mener au processus de revitalisation. Elle a trois vastes objectifs : 1. transformer les informations des études et des cartes en objectifs politiques à faire adopter par la municipalité ; 2. interpréter ces objectifs politiques en termes de recherche des mécanismes de mise en place appropriés ; 3. motiver la municipalité afin qu’elle adopte un rôle de leader actif, au travers du mécanisme légal de zonage,
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qui est un aspect clé et qui peut largement contribuer au succès du projet.
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il nous paraît hors contexte d’analyser les résultats des enquêtes et des recherches sans les replacer dans un cadre général.
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pratique » de la population locale, la moins perméable aux risques et innovations, et donc une stagnation, voire l’appauvrissement et la récession du milieu. Cependant, on a pu voir aussi que l’argent envoyé par les migrants a contribué de façon décisive à l’amélioration des conditions de vie, ainsi qu’aux moyens de production, donc à la dynamisation de certaines régions. Malheureusement, évitons les mirages, la balance penche du côté du premier cas de figure. Dans tous les cas, une nouvelle vague d’échanges – pas exemptes de douleur et d’inégalités – a lieu en Méditerranée. Le brassage et le métissage culturels continuent de faire leur chemin.
L’importance du facteur démographique ne passait pas inaperçue auprès des anciens penseurs méditerranéens. Ainsi Platon dans ses Lois préconisait une cité idéale de 5 040 citoyens, chiffre permettant, selon lui, un riche jeu de divisions et de groupes. Au XIVe siècle, c’était Ibn Khaldoun qui voyait des avantages dans une population suffisamment dense, améliorant la spécialisation. Depuis, les théories ont toujours essayé d’expliquer, de prévoir, de planifier. En décembre 1966, l’ONU soulevait officiellement « ... les graves problèmes posés par la croissance démographique (2) ». La Méditerranée n’a pas été épargnée par ce lourd phénomène. De 1970 à 2000, la population des pays riverains est passée de 285 à 427 millions (une progression de 50 % en trente ans !). Le Plan bleu prévoit pour les prochaines vingt-cinq années un accroissement de 97 millions, dont 92 pour les pays de l’est et du sud de la Méditerranée, 4 seulement pour le nord. Néanmoins, ces chiffres témoignent d’un boom important, par rapport aux dernières années, des taux d’accroissement annuels moyens dans presque tous les pays (3). Dans certaines zones, une baisse de la fécondité n’est pas sans relation avec le démembrement de la famille traditionnelle, et surtout avec les progrès de la population féminine. En effet le passage – plus ou moins atteint selon les régions – du statut de « femme-mère » à celui de femme tout court, indépendante de la famille, des finances et libérée des clichés sociaux, professionnels ou éducatifs, a bouleversé le « marché des mariages » et reculé sensiblement la date du premier accouchement. La nouvelle famille, père, mère, enfants, provoque aussi une atomisation des anciennes unités élargies. L’important rajeunissement des populations dans les pays aux sociétés les plus traditionnelles contribue de facto au démembrement de celles-ci, tant par la rapide perte de poids relatif des générations anciennes – constituant, en général, l’élément conservateur des sociétés – que par la modification du rôle du groupe familial et de celui de ses membres (4). Ces énormes et rapides croissance et transformation ont provoqué de grands mouvements et transferts de population. Parmi les plus importants, les flux migratoires (5) transnationaux et les exodes des campagnes vers les villes.
L’explosion urbaine et l’ébranlement de la campagne séculaire ont provoqué des pressions que le bâti traditionnel se voit incapable de supporter
Par ailleurs, la mécanisation des campagnes, la technicité qui envahit l’agriculture (6), menant vers la concentration de la propriété, la « rationalisation » et le rendement des cultures (céréales, tournesol, betterave...), la compétitivité du marché agricole ont eu comme résultat le rejet de millions de paysans vers les centres urbains. La concentration des activités industrielles dans les villes, où l’essor du bâtiment participait à attirer les populations de la campagne, a inauguré un processus de dépeuplement et, dans beaucoup de cas, d’abandon (7). La population urbaine est passée de 94 millions en 1950 à 154 millions en 1970 et à 274,5 millions en 2000. Les projections du Plan bleu prévoient une population urbaine de 379 millions en 2025. Bien qu’en décélération, le taux de croissance urbaine continuera d’être 60 % plus important, pour les vingt-cinq prochaines années, que celui de la population totale. Pendant cette période, la rive sud deviendra plus urbanisée que la rive nord (74,4 % contre 69 %).
Les décolonisations, les conflits armés ou l’industrie, le bâtiment et l’agriculture intensive dans les pays de la rive nord ont généré d’une part des déplacements obligés de population et d’autre part une grande demande de main-d’œuvre souvent peu qualifiée qui s’est nourrie de la forte croissance démographique et de l’important taux de chômage des régions moins développées. Trois facteurs ont contribué à ces déplacements : les modifications des vecteurs espace/temps, avec la notion de distance qui n’était plus une contrainte, la mobilité qui était un fait acquis et les moyens de communication quasi « instantanés », à des coûts en nette récession et toujours plus accessibles à un plus grand nombre d’individus.
Quant au littoral, il subit la même tendance, bien que l’exiguïté et la fragilité de cette bande de l’espace méditerranéen génèrent, si l’on peut dire, davantage de soucis. La population y est passée de 58,5 millions en 1970 à 96,1 millions en 2000 et selon les projections à 127,5 millions en 2025. Le triomphe de la concentration, avec comme conséquence l’énorme affluence de population dans les villes, ne se fait pas sans grands dégâts. La consommation (8) de terres de culture par l’extension (9) de la ville, la croissance horizontale de celle-ci sur des étendues
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Les conséquences n’ont pas toujours eu ici le même sens. Les ressortissants, provenant en général du milieu rural et composés surtout de jeunes, ont provoqué un « vieillissement
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vertigineuses (surtout sur la rive sud), l’occupation illégale de terrains, les constructions sans autorisation, l’apparition de quartiers périurbains manquant d’équipements, d’infrastructures, de planification, ou la squattérisation des centres en sont quelques exemples. Une croissance sous-intégrée, en empruntant le mot au géographe marocain Mohamed Naciri. Les populations migrantes dernières venues souffrant en général des pires conditions et s’installant dans les zones plus sensibles et insalubres. Souvent « en transit », avec très peu de moyens, elles n’investissent pas dans le bâti, pas plus d’ailleurs que le propriétaire.
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Portugal. La baisse de la natalité et le vieillissement conséquent de la population sont des facteurs essentiels de la dégradation et de l’abandon du patrimoine bâti. 3
Gaykoy, Turquie. Les structures familiales fortes au sein desquelles le rôle de la femme continue d’être prédominant restent très présentes dans plusieurs régions du Bassin.
Il est évident que l’implantation de cette population prend toujours moins en compte les paramètres environnementaux. Là aussi, un changement important s’est opéré par rapport
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1- Azuaga, Extremadura, Espagne ; 2- Estremoz, Alentejo,
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4- Les Lloses, Catalogne, Espagne ; 5- Terra Alta, Catalogne,
Espagne. L'introduction de la mécanisation a créé de nouvelles exigences architectoniques, mais elle a également conduit à la transformation des cultures et des systèmes de production agraire. Il en résulte forcément une transformation importante du paysage et du mode de vie de ses habitants.
Environnement et développement, A. et Y. Bénachenchou, Edisud, 1998.
(3) Le taux de renouvellement des générations est estimé généralement à 2,1 enfants par femme en âge de procréer. Sur la rive nord, des taux de fécondité inférieurs étant enregistrés (Italie, 1,37 en 2000 ou Grèce, 1,59).
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Kastoria, Grèce La pression immobilière est tellement forte dans les centres urbains actifs que de véritables monuments architectoniques sont menacés en permanence, jusqu’au moment où ils tombent en ruines ou sont démolis.
(4) Ces changements dans la composition de la population ne se sont pas faits sans conséquences sur les savoirfaire traditionnels ou leur transmission : « … un grand prestige s’attachait autrefois aux personnes de grand âge, considérées, à juste titre, comme dépositaires d’un savoir, d’une expérience, d’une sagesse, dont la transmission ne pouvait guère se faire que sur le mode oral et direct […] l’évolution et le renouvellement de la pensée et de la technique étaient extrêmement lents… » Démographie sociale, Roland Pressat, PUF, Le Sociologue, 2e éd, 1978.
7- Akseki, Turquie ; 8- Lindos, Rodes, Grèce ; 9- Goreme, Turquie.
(5) Les migrations n’étaient pas un phénomène nouveau en Méditerranée ni dans les sociétés traditionnelles : « … la mobilité sociale fut une caractéristique constante dans la société traditionnelle… » The World we Have Lost – Further Explored, Peter Laslett. Aussi bien expansion démographique que migration ont été deux phénomènes connus depuis l’Antiquité dans le Bassin où les exemples de migrations sont nombreux, constants : vallée du Nil, Carthage,...
Le développement démographique et la concentration de la population sur les grandes et les moyennes villes obligent celles-ci à s’étendre en surface. La planification urbaine et le contrôle de ce processus constituent la seule garantie d’un développement harmonique, permettant de conserver le centre historique et d’éviter le choc des nouvelles constructions.
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(6) « … la campagne devient techniquement surpeuplée […] selon les cultures, une famille de deux ou trois membres en âge de travailler pouvait exploiter de 5 à 10 ha. Aujourd’hui les grandes exploitations céréalières mécanisées traitent de 250 à 300 ha avec trois hommes », Géographie sociale du monde, Pierre George, PUF. Cette taille d’exploitation familiale décrite par P. George coïncide avec celle que nous avons repérée en Tunisie (région de Goubélat) où la fourchette se situe entre 3 ha et 12 ha et est considérée exceptionnelle à partir de 20 ha. Ce processus de mécanisation et « technification » de l’agriculture est très lisible encore par exemple en Turquie (40 000 tracteurs en 1955, 672 000 en 1989, cit. in Environnement et Développement, A. et Y. Bénachenchou, Edisud, 1998).
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Partout dans le Bassin, il est devenu impossible de tracer des contours aux villes. Paysage urbain, agricole et infrastructures forment un conglomérat complexe. Des exemples à partir de grandes villes (les métropoles d’Istanbul ou du Caire) ou à partir de régions très habitées (Côte d’Azur en France ou le littoral espagnol) jalonnent la Méditerranée, évoquant ceux que plusieurs auteurs ont suggérés comme la Méditerranée-ville ou la métropole méditerranéenne. Cela n’a pas lieu sans péage : le rapport du PAM 1997 signale 109 « sites critiques » avec des effets négatifs sur la santé publique, la qualité de l’eau potable, les loisirs, la vie aquatique,...
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Estimation de la FAO pour la période 1980-2000, dans le monde : 1,4 milliard d’hectares.
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(7) La « révolution urbaine » est apparue très tôt en Méditerranée : déjà au IVe millénaire av. J.-C., un tel phénomène avait lieu en Mésopotamie ou dans la vallée du Nil. En ces temps-là pourtant, c’était justement l’organisation de l’espace agricole et l’essor de l’agriculture qui déclenchaient de tels changements. (8)
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au dialogue entretenu avec le paysage par les sociétés traditionnelles. Les questions de climat, de fertilité du sol, d’énergie et d’eau (10) disponibles ne jouent plus le même rôle déterminant et régulateur qu’autrefois dans la localisation de la population. Elles sont brusquement remplacées par des critères strictement économiques. Les concentrations de population, exigées par la division très poussée du travail moderne comme par les nécessités et les besoins d’une vie sociale beaucoup plus étendue, et facilitées par les grandes commodités actuelles en matière de transport, éloignent en quelque sorte l’homme de la nature (11).
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important. Les croisières, les escales et une certaine « concentration de méditerranéité » sur un espace réduit, donc commode à maîtriser, souvent avec une dose significative de « localité », font de pays modestes en surface, comme Chypre, des destinations appréciées et d’importants récepteurs de tourisme.
Avec plus de 140 millions de touristes par an,
Les dimensions relativement modestes de la Méditerranée favorisent de véritables rubans urbains (12) qui commencent à bétonner, dans certaines régions, le littoral. Deux phénomènes majeurs y sont présents : la métropolisation et le tourisme.
le Bassin méditerranéen est le plus grand foyer touristique du monde
Près d’une vingtaine de métropoles pourraient être considérées en Méditerranée, qui s’étalent au fur et à mesure, et rejoignent les moyennes ou petites villes environnantes, constituant d’énormes agglomérats urbains. S’il est vrai que le renforcement des métropoles méditerranéennes est un enjeu décisif pour l’avenir du Bassin, restent pour le moment à gérer et à résoudre les nombreux problèmes internes qu’elles continuent de générer.
D’autre part, l’exploitation du littoral n’a pas suivi partout le même modèle. Citons à titre d’exemple deux pays, sur les côtes occidentale et orientale respectivement. Tandis qu’en Espagne le littoral a été investi presque dans sa totalité par un ruban continu de villes et lotissements balnéaires, en Turquie ce sont de grands centres touristiques qui concentrent une grande partie de l’accueil, une importante partie du littoral restant toujours moyennement ou peu altérée. L’accès au tourisme se voit également parfois affecté pour des raisons politiques, de sécurité, de conflits armés. C’est par exemple le cas de la Libye, de l’Algérie, des pays des Balkans ou du Proche-Orient, qui n’en reçoivent pratiquement pas du tout, ou bien très en deçà de leur capacité d’accueil et souvent cantonné sur des sites précis.
Phénomène pouvant être daté du XVIIIe siècle, avec les premières et nouvelles pratiques sociales thérapeutiques ou ludiques, le tourisme qui, depuis le XIXe siècle, puis dans les années trente du XXe siècle, commence à s’installer sélectivement et de façon discrète sur quelques points de la Côte d’Azur, les rivieras italiennes, éclot réellement et avec force à partir des années 50. Le nouveau système du partage du travail, des congés payés, la création et l’amélioration des infrastructures routières, l’accès populaire à l’automobile et la baisse des prix des transports aériens ont déclenché le phénomène du tourisme de masse pour qui la Méditerranée a été une des destinations préférées et continue de l’être.
Dans cette esquisse des grands changements, d’une accélération jamais atteinte dans l’histoire, et des niveaux inégaux de croissance et de progrès, il y a encore les échanges généralisés entre toutes les régions de la planète. La mondialisation. Comme suggère Michel Beaud (14), un changement de monde. En tout cas, dans le présent ou dans le nouveau, rien ne prouve que le patrimoine ne continuera pas à avoir une fonction essentielle de mémoire, de mémoire du temps de l’humanité, comme dit François Durand-Dastès. Aussi le local continuera d’être important, voire irremplaçable, car la proximité est essentielle et les nœuds auront par conséquent tendance à se resserrer. La régionalisation émergente, fondée sur des intérêts réels communs, donc sur une somme de tous les actifs des partenaires régionaux, ne saurait laminer le capital de chacun des partenaires, sans mettre en danger la solidité commune. Les nouveaux moyens de communication ayant réduit la distance presque à zéro, il semblerait inutile de nier un monde devenu espace commun d’échanges. Il apparaît judicieux, indispensable de rentrer ce paramètre dans la confection des stratégies revendiquant le droit à la protection de l’architecture traditionnelle méditerranéenne.
Depuis, le Bassin méditerranéen n’a cessé de gagner en poids relatif sur le total du flux touristique international. Il représente le tiers en nombre de touristes et 30 % des recettes du tourisme international (55 % de celles de l’Europe). A l’intérieur du Bassin, le poids du tourisme littoral est aussi très important (Espagne et Italie, 70 % du tourisme national et international). Le Bassin méditerranéen est le foyer touristique le plus grand du monde avec quelque 140 millions de touristes par an. Quelques pays du Bassin figurent parmi les plus grands récepteurs touristiques au monde : France 1er, Espagne 3e, Italie 4e, Grèce 17e, Turquie 22e, Tunisie 30e. Ces chiffres montrent que ce tourisme est réparti très inégalement selon les régions et qu’un fort décalage existe entre le Nord et le Sud. On observe par ailleurs, après une première étape avec une très forte littoralisation qui n’est d’ailleurs pas finie, une pénétration dans l’arrièrepays (13) où une offre touristique complémentaire est en train de se consolider. En fait, les pays à importantes ressources archéologiques (la Grèce étant l’exemple par excellence) profitent depuis longtemps de cette filière. L’insularité est de ce point de vue un atout
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Ce parcours rapide et succinct autour des principaux phénomènes qui ont marqué les grandes transformations des cinq dernières décennies dans le Bassin devrait nous aider à connecter et à mettre en relation plus aisément les données sur les processus de transformation de l’architecture traditionnelle, avec le contexte et les conditions dans lesquels ils ont eu lieu.
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Enfin, et ce n’est pas moins important, ce rappel illustré de quelques chiffres peut aider à intégrer la puissance, la hiérarchie, la valeur, la nature ou le sens de ces phénomènes, tous d’ailleurs susceptibles de changements. Ne pas perdre de vue de tels caractères ou dimensions sera très important lorsqu’on tentera de mettre en place des stratégies.
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Le Caire, Egypte. La métropolisation de certaines capitales méditerranéennes met en confrontation la tradition et la modernisation. Trouver l’équilibre entre ces deux facteurs est toujours difficile, mais cela reste indispensable pour continuer à avancer sans perdre l’identité culturelle de chaque lieu. 2
Des dimensions qui nous servent à distinguer, grossièrement, deux niveaux de scénarios : le mondial et le local. C’est-à-dire, d’une part, celui des phénomènes que l’on subit ou, si l’on préfère, auxquels on est contraint de participer – car l’échelle et la tendance planétaire dépassent l’État, avec leurs logiques, nuances et particularités –, et d’autre part, celui où ces grands courants s’appliquent, se gèrent avec plus ou moins de difficultés et de réussite, en transformant de façon lisible et mesurable les réalités. C’est le premier niveau qui sert souvent d’excuse ou d’alibi à la résignation ou à la maladresse. C’est le deuxième niveau – bien entendu nourri par le premier – qui va nous occuper.
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2- Menton, France ; 3- Sitges, Catalogne, Espagne.
Cela fait plus d'un siècle que le phénomène touristique a véritablement explosé, et cette industrie aujourd’hui très puissante a connu de grands changements. La « massification », la concentration des voyageurs sur la côte et les sites culturels les plus attractifs exigent un grand débat qui s’oriente vers un tourisme durable. Ce tourisme permet de profiter de la puissance économique qu’il représente pour sauvegarder et non pas détruire le patrimoine. 4
Sidi Bou Saïd, Tunisie. Le succès touristique de certains villages méditerranéens produit une homogénéisation très importante. Malgré cela, quelques exemples ont réussi à protéger leurs valeurs culturelles essentielles et à se constituer une « appellation d’origine ». 5
La diversité que l’on évoque si souvent dans cet ouvrage se retrouve encore aux niveaux politique, social et économique. Ainsi les processus de transformation de l’architecture traditionnelle – on verra, d’ailleurs, fort semblables dans tout le Bassin – sont gérés dans des contextes bien divers et, pour le moment, ne font peu ou pas l’objet de communication. Ce projet – comme d’autres qui ont été lancés ces dernières années – devrait contribuer à un nouvel éclairage. Aussi, les situations de départ, les parcours, les approches et même les points de chute envisagés selon les régions et les pays sont bien différents. Les diversités culturelles n’y sont pas pour rien, et les écarts économiques non plus. Par conséquent, l’explication et la compréhension du monde à partir du monochromatisme nord-occidental seraient à mettre en quarantaine. La similitude évoquée dans les processus nous conduit à les présenter sous forme thématique, les particularités étant fournies au fur et à mesure.
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Les syndicats d’initiative et de tourisme ont utilisé depuis longtemps l’architecture traditionnelle méditerranéenne comme un élément fondamental pour la promotion touristique des différents sites. Ces affiches des premières années du XXe siècle illustrent l’importance de cette activité. 7
Pour être compétitive, l’offre touristique à très bon marché exige l’exploitation des sites touristiques. L’introduction de taxes touristiques qui sont réinvesties dans la sauvegarde du patrimoine et de l’environnement commence à être une pratique en usage. 8
Villajoiosa, C. Valenciana, Espagne. L’occupation extensive du littoral par des urbanisations et centres touristiques transforme le paysage et génère d’importants problèmes infrastructurels et environnementaux.
(10) Si l’eau, et le reste des questions sont ignorés pour décider des localisations, elle devient chaque jour une ressource de plus en plus rare et critique pour le développement des populations aussi bien que de son agriculture et son économie. Les différences sud-orientales et nord-occidentales sont là aussi très importantes (ressources renouvelables en eau, km3/an : Nord 860, Est 213, Sud 106), Institut méditerranéen de l’eau, 1995. (11) Démographie sociale, Roland Pressat, PUF, Le Sociologue, 2e éd, 1978. (12) « La forte fréquentation et la spéculation foncière de certaines portions du littoral posent de difficiles problèmes de gestion et d’arbitrage entre les différentes activités du littoral méditerranéen », Les Espaces littoraux dans le monde, L. Marrou, I. Sacareau, Doc. Géophys, 1999. (13) Cette pénétration qui signifie pression sur le paysage et accélération de l’urbanisation – mettant en évidence la forte saturation du littoral – aura d’importantes répercussions, probablement d’ailleurs en tous sens, sur l’architecture traditionnelle. Ce serait le moment d’anticiper. La Corse alerte sur cette tendance : de 1973 à 1983 son urbanisation a augmenté de 17,6 % sur la bande 0-1 km, de 18,6 % sur celle de 3-5 km et un très significatif 40,2% sur celle d’1-3 km. Ministère de l’Environnement. Cité dans Atlas ambiental de la Mediterrània, op. cit. (14) L’Économie mondiale dans les années 80, La Découverte, Paris, 1989.
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Année 1930
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Vers 1990
On peut convenir que les processus de transformation affectent l’architecture traditionnelle à trois niveaux. Certes cette division schématique et théorique est dans la réalité et sur le terrain très nuancée, parfois difficile à déchiffrer et toujours au parcours sinueux, plein d’inflexions, de changements de direction, voire de sens. Ces transformations affectent souvent en parallèle les trois niveaux et il est fréquent qu’un effet domino se produise, les impliquant tous. Cela renforce d’ailleurs la nécessité d’aborder l’architecture traditionnelle en tennant compte de son contexte et non pas comme une juxtaposition d’objets plus ou moins intéressants, mais absolument décontextualisés et inanimés.
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Tétouan, Maroc. Les difficultés pour élargir les villes protégées par des murailles ou des systèmes de défense ont été à l’origine de la densification progressive de l’habitat urbain. 3
Karak, Jordanie. La croissance en hauteur de la ville et des bâtiments est le plus souvent identifiable et datable sur la base d’une connaissance approfondie des matériaux et des systèmes constructifs utilisés pendant les différentes époques.
Réalisée sans discernement, la « mise aux normes » induit,
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dans le sillage de la loi, des dégâts non négligeables,
Faubourg du Midam, Damas, Syrie. La transformation du tissu urbain traditionnel est présente dans toutes les villes : ouverture de grandes voies de communication, création de parkings, substitution des maisons individuelles par des immeubles de hauteur… Autant de phénomènes qui vont bouleverser les quartiers irrémédiablement. 6
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Transformations à trois niveaux
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Barcelone, Catalogne, Espagne. Les exigences de notre époque induisent l’apparition de services nouveaux, inimaginables cent ans auparavant, et sans lesquels on ne pourrait pourtant plus vivre désormais. Si l'automobile apparaît aujourd'hui comme la « reine des villes », le respect pour le bâti existant reste néanmoins nécessaire.
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elle permet à une certaine insensibilité de s’enkyster et labellise des pratiques impertinentes
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6- Antalya, Turquie ; 7- Alexandrie, Egypte.
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L’intégration de nouveaux immeubles dans le tissu urbain n’est pas toujours facile : elle requiert une grande modestie et une connaissance précise des éléments et des volumétries qui caractérisent les différentes typologies architecturales.
L’espace Unité formée par le bâti, l’environnement agricole ou urbain, les populations, les activités. Société et paysage. Nous n’abordons que très partiellement ce niveau car, à la fois géographique, historique, économique, il dépasse le domaine du projet et d’autre part il a été maintes fois bien étudié. Ce cadre référentiel existe et il serait inutile de le répéter. Les grandes transformations du monde rural que nous avons déjà commentées ont destructuré fortement l’équilibre que l’architecture traditionnelle – rattachée en grande partie au monde agricole et villageois – entretenait avec le paysage. Les fonctions qu’elle assurait perdant ainsi une bonne partie de leur sens. Elle-même chavirant alors dans l’incertitude. L’organisation spatiale des villages, villes et quartiers Le taux d’urbanisation et de construction, la puissance du parc automobile ont affecté dans beaucoup de cas villages, villes et quartiers, tant dans leur organisation spatiale que dans leur morphologie. Des percées dans les quartiers historiques moyennant toutes sortes de voies, des « aérations » (on meurt de surdose d’oxygène !) des quartiers traditionnels, des élargissements de rues jusqu’au gabarit voiture ou le ceinturage étouffant des nouveaux quartiers sont autant de causes de défiguration de cette architecture.
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Les organismes internationaux Réflexion et référence, repères irremplaçables
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L’ICOMOS est une organisation internationale non gouvernementale qui se consacre à la conservation des monuments historiques et des sites. Elle est présente aujourd’hui dans cent sept pays sur les cinq continents.
Le bâti. La maison
L’une des tâches importantes d’ICOMOS consiste à apporter un soutien technique à l’UNESCO dans l’étude
Que ce soit d’un point de vue formel, fonctionnel ou sous l’angle des matériaux, techniques et savoir-faire qui ont permis son édification. Deuxième ou troisième peau des populations, comme certains auteurs l’ont définie, la maison intègre et traduit automatiquement tous les changements des sociétés qui l’habitent. Elle reflète les habiletés ou les maladresses de sa gestion, comme les valeurs, le rang ou la dignité qui lui sont accordés ou refusés par chaque société et à chaque moment historique. Cette expressivité et ce couplage au temps permettent de lire avec une certaine facilité causes et effets, pressions et réactions. C’est sur ce niveau que nous avons concentré notre travail. Nous allons essayer sur ces domaines de repérer et d’interpréter les transformations et leurs processus.
site. Elle organise également d’innombrables activités de réflexion, de débat et de formation, partout dans
des nouveaux dossiers d’inscription sur la liste du Patrimoine mondial puis dans les contrôles et suivis sur le monde, et dispose de comités scientifiques qui développent des théories et des outils de travail dans chaque domaine de spécialisation. C’est à partir de ces comités que différentes chartes ont vu le jour, qui marquent aujourd’hui le chemin à suivre dans la conservation du patrimoine.
Les types de transformations Les transformations formelles • Modifications du profil volumétrique Premier de trois grands groupes de transformations. On est face à une des transformations les plus dangereuses et graves, qui signifient des dommages très importants pour le bâti mais aussi pour son environnement. En général, ces transformations, en dégradant l’environnement bâti, sont une excuse pour de nouvelles transformations voisines. Le changement du profil volumétrique peut apparaître sous deux formes : l’augmentation du volume en hauteur et en saillies, tout en respectant le même plan au sol, ou bien la colonisation qui envahit et bâtit les espaces libres affectés typologiquement à la maison (cour, jardin...). Dans les deux cas, a lieu une augmentation considérable de la densité du tissu urbain et de la population, avec tous les problèmes qui s’ensuivent, que ce soit au niveau des équipements, des infra-structures, de la qualité du voisinage et en général de la qualité de vie. A lieu aussi une certaine amputation typologique. Ce changement du profil volumétrique associe parfois la disparition d’éléments essentiels dans la définition de la typologie. C’est par exemple le cas du remplacement d’une couverture en pente et à tuiles par une couverture plate à terrasse. Très souvent des problèmes structurels apparaissent, par augmentation des charges ou par déplacement des points porteurs, ce qui accélère la dégradation du bâti. Evidemment, au niveau formel une défiguration très grave de la typologie et du site est en train de se produire, la plupart du temps de façon irréversible, la décision et la prise en charge d’une correction étant trop lourdes à assumer. A la base, c’est le manque de contrôle administratif qui permet ces interventions, voire un cadre législatif inexistant, inadéquat ou non appliqué, la pression migratoire ou la spéculation immobilière. Mais également la disparition des relations sociales traditionnelles qui exerçaient un minutieux réglage des actes individuels, système n’ayant parfois pas, dans la pratique, été remplacé. L’abandon culturel de typologies et pratiques alimente aussi ces transformations. Selon les
En 1999, la charte du patrimoine bâti vernaculaire, résultat de près de quatre ans de travail du Comité architecture vernaculaire, a été adoptée. Cette charte définit ce patrimoine comme étant le résultat d’une manière de construire qui émane de la communauté elle-même, avec un caractère local marqué, avec une cohérence de style liée aux modèles préétablis, en utilisant des techniques traditionnelles de construction, en réponse aux nécessités fonctionnelles, sociales et environnementales. En ce qui concerne les principes de conservation, la charte précise que les interventions contemporaines dans le patrimoine vernaculaire construit doivent être menées à terme par des groupes multidisciplinaires d’experts formés et capables d’envisager les améliorations qui peuvent être introduites tout en respectant ses valeurs culturelles, matérielles, immatérielles et paysagères. La charte développe aussi des orientations pratiques, qu’elle concrétise dans les sept chapitres suivants : 1. Recherche et documentation. Agir avec prudence et toujours avec un diagnostic préalable correct. 2. Emplacement, paysage et groupes de bâtiments. Respecter l’intégrité de l’ensemble et de son emplacement. 3. Systèmes de construction traditionnels. Poursuivre l’utilisation des systèmes de construction traditionnels et du savoir-faire. La formation, dans ce domaine, est donc indispensable. 4. Remplacement des matériaux et des éléments architecturaux. Rechercher un équilibre entre les nouvelles techniques et les nouveaux matériaux, d’une part, et le bâtiment d’origine, d’autre part. 5. Adaptation. Obtenir des niveaux d’habitabilité actuels respectant l’intégrité du bâtiment. 6. Changements et restauration d'époque. Apprécier de manière positive les modifications apportées avec le temps. 7. Formation. Les autorités et les groupes doivent mettre l’accent sur les programmes éducatifs et de sensibiliTRANSFORMATION
sation destinés aux professionnels et au reste de la société, ainsi qu’impulser des réseaux nationaux et
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internationaux d’échange d’expériences.
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régions et les typologies, cette altération du volume originel utilise différentes formules : dans les médinas musulmanes elle pourra grandir aussi bien en hauteur qu’en empiétant en porte-à-faux sur les rues, parfois même en sous-sol, dans les maisons turques l’augmentation de volume consommera le jardin ou les espaces semi-ouverts (sofa extérieur), ce qui pourra être le cas aussi des maisons villageoises de la Méditerranée occidentale. On peut considérer cette transformation comme moyennement présente dans l’ensemble du Bassin, mais parfois très fréquente et concentrée sur des sites.
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Acre, Israël. La plupart des bâtiments traditionnels ont une longue histoire : ils accompagnent plus ou moins brutalement les grands changements de leurs occupants en termes de besoins. Toutes les modifications morphologiques permettent une lecture très précise de cette histoire – parfois mouvementée – sur la façade. 2
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2- Marseille, France ; 3- Sitges, Catalogne, Espagne.
Un marquage important et une signalisation volumineuse et agressive des locaux commerciaux et de leurs enseignes sont difficilement compatibles avec l’austérité et la simplicité des formes architecturales traditionnelles. Une réglementation précise qui fixe clairement les paramètres et les limites est indispensable pour éviter le chaos. 4
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L’architecture traditionnelle
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peut contribuer à atténuer l’effet lamineur de la mondialisation,
4- Erinyà, Catalogne, Espagne ; 5- Telheiro, Alentejo, Portugal.
Nul besoin de faire de grandes transformations formelles ou volumétriques, un simple changement de texture et de matériaux de finition suffit à donner une nouvelle image à notre architecture. Cette nouvelle image pourrait d'ailleurs devenir, comme dans le cas du « décroûtage » des façades enduites, une mode « rustique ».
sur la localité comme sur la diversité
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• Modification des ouvertures
Vathia, Magne, Grèce. Le climat méditerranéen est doux, mais il subit également des phénomènes accidentels très importants. Souvent, la pluie d’automne fait déborder le lit des fleuves et souvent encore, la sécheresse extrême en été alimente des feux qui dévorent la maigre végétation présente et des villages complets. 3
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Mostar, Bosnie. La guerre est toujours synonyme de destruction et de perte. Malheureusement, la Méditerranée ne fait pas exception, au contraire. Tout au long de l'histoire et aujourd'hui encore, de nombreux conflits armés ont provoqué et provoquent toujours la perte d’une partie importante du patrimoine architectural. 8
Kayaköy, Turquie. Dans la plupart des cas, les flux migratoires répondent à des causes économiques, mais les causes de l'abandon de Kayaköy sont d'ordre politique. Les habitants grecs de ce village l'ont déserté à la fin de la guerre turco-grecque, et il est resté abandonné depuis. L’ensemble est aujourd’hui protégé et une association se charge de sa récupération. 9
Samad, Jordanie. Un proverbe dit avec beaucoup de justesse « la fumée tient la maison ». En effet, l'abandon – c'est-à-dire le manque de vie, d’utilisation et d’entretien – conduit très rapidement à la ruine. La couverture tombe tout de suite, les arches restent, témoignage du passé.
L’« adéquation » de ces surfaces intérieures vient aussi, parfois, du fait de la spéculation immobilière, dans les processus de densification de certains quartiers. Ils sont souvent favorisés par l’arrivée ou les déplacements de populations démunies qui sont relogées dans des « sous-appartements » issus de la partition d’un seul appartement originel. A ces
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Ce type de transformation affecte de façon importante l’aspect et la composition des façades. En général il rompt la relation et l’équilibre originels entre les vides et les pleins, perturbe la verticalité, l’horizontalité ou la hiérarchie dans l’ordonnancement des baies. Selon les degrés, cette intervention peut défigurer complètement la typologie. A la base, deux types de motivations : l’adéquation des surfaces ouvertes aux aspirations contemporaines de vues et lumière, la recomposition des ouvertures pour satisfaire une nouvelle distribution intérieure. Ou encore la récupération d’espaces semi-ouverts pour les intégrer à l’espace intérieur, pour augmenter sa surface, améliorer les qualités thermiques du logement, ses critères normatifs et ses seuils de confort exigés. Là encore, un cadre législatif inexistant, inadéquat ou inefficace – en tout cas manquant toujours de pédagogie et d’investissement idéologique – prend la responsabilité de ces dommages. On comprend bien que ce type de modification change complètement le caractère de certaines typologies. C’est le cas par exemple de la maison à patio ouverte seulement vers l’intérieur. Dans ce cas, c’est que déjà et auparavant il y a eu une autre intervention grave : le couvrement du patio, qui voit sa fonction essentielle disparaître et donc, la maison n’ouvrant plus nulle part, trouve sur les façades la solution à son asphyxie. On peut considérer que cette modification est fréquente, voire très fréquente dans l’ensemble du Bassin méditerranéen.
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situations s’ajoute une incapacité des institutions soit à mettre en place des programmes qui éviteraient ces dérives, soit à les financer.
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son propre patrimoine, avec les conséquences qui s’ensuivent. Les colonisations, mis à part parfois le patrimoine architectural plus ou moins intéressant laissé par le colonisateur, ont réalisé des interventions sans tenir compte des structures ou des valeurs locales et en y imposant les leurs. Dans les deux sens, des traces bien repérables s’étalent sur beaucoup de régions.
On constate maintes fois que les transformations apportées ne créent pas d’amélioration sensible de la qualité des espaces, mais plutôt une détérioration de celle-ci. Les interventions dérivant aussi d’un manque de compréhension des espaces originels et d’un manque de connaissances et savoir-faire pour les revaloriser et les réintégrer aux besoins actuels, sans les défigurer. Toutes ces transformations qui apparaissent en façade proviennent logiquement des interventions sur les espaces intérieurs qui sont abordées plus loin.
– Les décisions politiques : elles touchent autant le bâti en milieu rural (autoroutes, voies ferrées, barrages, lotissements, complexes industriels) qu’en milieu urbain (percées dans les quartiers traditionnels, démolitions pour cause de vétusté ou pour l’aération du tissu traditionnel, rénovations – voilà un mot ! –, modification des alignements sous la pression automobile). Dans tous les cas, l’architecture traditionnelle n’étant pas au premier rang des priorités à respecter, mais étant considérée trop souvent comme un matériel du marché de l’occasion ou de déchet. C’est une démarche sourde, déprédatrice, investie de progrès et de légalité, qui contribue à démembrer et à réduire le parc de cette architecture.
• Modification des textures Ces types d’interventions, bien qu’apparemment légères, peuvent modifier profondément l’aspect du bâti et générer des pathologies souvent difficiles à résoudre et pas toujours sans gravité. Il faut évoquer ici toute la panoplie des enduits au mortier de ciment ou industriels, mais aussi le décrépissage recherchant une certaine noblesse dans les parements en pierre apparente, voire aussi l’économie faite dans l’entretien des façades. Tout un tas de variantes de ces modifications complètent ces types d’interventions : élimination de modénatures, planéité des murs, suppression des faîtages ou de la zinguerie, pose de volets ou persiennes, palette de peintures et couleurs... A la base, la même absence ou l’inefficacité de la législation, la perte des gestes traditionnels et le manque de prescriptions, la colonisation du marché par les nouveaux produits industriels, la perte des savoir-faire, un désir de participer de la « modernité » (15). Une pathologie variée est associée incontournablement à ce type de pratiques, due aux incompatibilités entre les matériaux traditionnels et les nouveaux. On peut considérer cette transformation comme fréquente, voire généralisée dans l’ensemble du Bassin.
De nombreux villages et maisons abandonnés, jalonnant tout le Bassin, démontrent la santé fragile de l’habitat et dénoncent le déficit de projets et ressources pour l’architecture traditionnelle
– L’abandon : voilà ce qu’on pourrait appeler la « perte par la voie du destin », telle est la résignation ou l’indifférence – complaisance ? – que cette situation génère dans les milieux de décision. L’impuissance chez d’autres. D’autres encore – l’immobilier – retireront d’importants bénéfices à partir de cette immobilité et sur des caricatures d’architecture traditionnelle. L’abandon représente une tendance constante et importante en nombre dans tout le Bassin, bien que dans certaines régions il se soit en partie inversé. Cette situation contribue d’ailleurs à pénaliser gravement l’image de l’architecture traditionnelle, en la chargeant d’archaïsme, donc de caducité. Des initiatives récentes, comme le tourisme rural ou des timides essais de récupération de certaines agricultures locales, peuvent faire penser pour le moment à une décélération du processus, ce qui n’est pas rien, et à une lente amélioration de cette situation.
• Les « hors-classe » En « hors-classe », il ne faudrait pas oublier une dernière transformation formelle, la plus grave : la démolition, la ruine. La forme devenue néant. Elle n’est pas sans importance dans le Bassin. Cette disparition prend place à partir de quatre démarches principales : – Les conflits armés : hélas une constante dans l’histoire de la Méditerranée. Les exemples récents (Proche-Orient, Balkans) ont été d’une grande gravité pour l’ensemble de l’architecture traditionnelle. Ajoutons à cette démarche, par leur même caractère dramatique, les catastrophes naturelles (inondations, tremblements, irruptions volcaniques…) nombreuses en Méditerranée, qui depuis l’Antiquité ont fait des ravages importants sur le bâti et qui continuent sporadiquement à en faire.
(15) « ... Terme ambigu “ modernisation ” ne signifie pas progrès, meilleures conditions d’existence, mais seulement apparition de conditions nouvelles... » Les Pays sous-développés, Yves Lacoste, PUF, 7e éd, 1984. Les effets positifs et négatifs de ces conditions nouvelles n’étant en aucun cas un fait acquis, mais le résultat de la façon de les gérer ou de les intégrer. Ce fait peut être bien constaté dans plusieurs régions avec des gens abandonnant une maison et un milieu bien plus confortables que les nouveaux cubicules qu’ils partent habiter.
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– Les colonisations, occupations : elles ont affecté l’architecture traditionnelle dans le Bassin et dans certains cas l’affectent toujours. Dans ces cas, le sort et les effets ont été et sont divers. Pour ce qui est des occupations, l’effet négatif majeur est le manque d’accès à la gestion de
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Les transformations fonctionnelles
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tables. La perte définitive d’éléments – aussi bien que des espaces et volumes intérieurs – très importants dans la définition du caractère des typologies et en général de l’architecture traditionnelle en est la conséquence directe : voûtes, coupoles, escaliers, poutres, piliers... Des problèmes structurels peuvent être associés à ces interventions. Souvent elles impliquent des changements d’ouvertures en façade, lorsque le décalage entre niveaux originel et nouveau est important. Ce type de modifications, espèce de termitage, silencieux, incessant, attaque le noyau de certaines typologies qui deviennent après coup une complète caricature. Cette attaque intéresse aussi et de façon très importante la diversité de l’architecture traditionnelle méditerranéenne et en particulier des modèles les plus rares. On peut considérer ce type de modification comme relativement présent dans le Bassin et cela pour les deux groupes d’interventions signalés ci-dessus.
• Au niveau des cloisonnements Première des deux grandes familles d’interventions. Il s’agit là d’obtenir une nouvelle distribution de l’espace intérieur dont les motivations peuvent être diverses : création de pièces inexistantes (salles de bains, toilettes, cuisines), modification des surfaces des espaces existants (division ou réunion de pièces), multiplication des logements (atomisation familiale ou, dans la plupart des cas, spéculation immobilière), changement complet d’usage (bureaux, magasins), intériorisation d’espaces extérieurs ou demi-extérieurs (cours, patios, sofas). Les répercussions de ce type de modifications sont très variables en fonction de l’intensité de l’intervention et de la qualité des espaces modifiés. Double interprétation pour ce phénomène : une adéquation aux nouveaux besoins familiaux et sociaux, et une stratégie de spéculation, en cloisonnant ou augmentant la surface et les unités de location dans un même volume, avec toujours une densification du logement et du site, et une perte de qualité de vie, parfois même de la salubrité la plus élémentaire. Cet usage intensif et abusif des volumes entraîne une accélération dans l’usure du bâti, parfois même des défaillances dangereuses. Et dans tous les cas, la mise en péril du futur du parc et de ses valeurs architecturales et d’usage, donc de sa survie. Ces interventions associent parfois des problèmes structurels qui en général – il y a bien des exceptions – ne sont pas très lourds. On peut considérer ce type de modification comme très fréquent dans l’ensemble du Bassin, car c’est l’adaptation du volume intérieur la plus simple, peu contraignante dans la pratique administrative, car peu apparente.
Au niveau fonctionnel, il faut ajouter les désaffectations et nouvelles fonctions des espaces, suite aux changements des activités productives liées à l’agriculture, l’élevage et l’artisanat. Localisés au rez-de-chaussée, sauf pour les ateliers, avec de petites ouvertures en façade, ces espaces sont intégrés aux nouvelles formes de vie, comportant, selon l’intervention, plus ou moins de dégâts à la typologie. L’aménagement fréquent du rez-de-chaussée en garage impliquant une lourde modification en façade. Ce dernier geste (serait-il le plus commun ?!) ne présente aucune nuance d’un bout à l’autre de la Méditerranée. Il est évident que les types de transformations présentés jusqu’ici de façon morcelée, pour faciliter l’analyse et la lecture, se combinent, la plupart du temps, sur le terrain. Cela veut dire que les résultats et conséquences sont en général lourds et très divers. De ce fait, les approches de réhabilitation supposeront autant de nuances et de particularités sur les solutions proposées.
Ces modifications, parfois très étendues, arrivent souvent par la voie de la légalité réglementaire. En effet, une encyclopédie de règlements pensés et prévus pour les bâtiments neufs, étoffés de mots très forts tels sécurité, incendie..., ignorant les particularités et les valeurs de l’architecture traditionnelle, s’appliquent avec autant d’efficacité que d’impertinence parfois et contribuent, sous la bénédiction de la « mise aux normes », à la défiguration de ce parc architectural fragile.
Matériaux et savoir-faire, deux univers bouleversés Au niveau des matériaux, des techniques et des savoir-faire, l’approche repérera ceux étant encore utilisés, pratiqués et transmis respectivement, et la présence des nouveaux matériaux et techniques les plus répandus.
• Au niveau tridimensionnel Elles représentent des interventions en général lourdes et aux conséquences typologiques très graves – bien qu’un certain façadisme arrive à faire croire le contraire –, étant donné qu’elles modifient aussi bien les structures de franchissement que les communications verticales et bien entendu tout le système des cloisons. Pire, sont en train de disparaître organisation, relations et hiérarchies dans la distribution spatiale traditionnelle. L’espace traditionnel devient méconnaissable. Plusieurs motivations peuvent être repérées, dont deux groupes principaux : l’obtention d’un volume utile (souvent pour améliorer les profits immobiliers) plus grand, avec l’utilisation de franchissements moins encombrants (démolition de voûtes, de planchers au mortier de terre ou de chaux), le réarrangement des ni-veaux ou le remplacement d’éléments structurels et de communication verticale jugés vétustes ou ins-
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Deux considérations très importantes sont à faire à ce niveau : l’évolution du coût de la main-d’œuvre et l’évolution du marché des matériaux du bâtiment. En effet dans le bâti traditionnel, la main-d’œuvre et les temps investis traditionnellement étaient des paramètres non contraignants. De nos jours, en revanche, ils le sont devenus de manière très si-gnificative. Dans le passé, tout le travail se fait manuellement, et il est bridé par cette contrainte, avec une permanence des matériaux sur plusieurs siècles, et de ce fait l’intervention se fond dans l’ensemble. D’autre part, la préférence pour des matériaux et produits nouveaux et prêts à l’emploi est manifeste, tant pour leur simplicité d’usage que pour leur facilité de distribution. Si les composants modernes ne sont pas bon marché à
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l’achat, ils font en revanche considérablement baisser les coûts de main-d’œuvre par le temps gagné à la pose et, en général et apparemment, exigent moins de savoir-faire pour leur utilisation. Au-delà des analyses des coûts comparés, qui sûrement ébranleraient pas mal de préjugés et provoqueraient pas mal de surprises, il y a la force de l’image valorisante d’un modèle moderne et occidental qui l’emporte. La distribution et le marché n’ont pas fait un grand bond uniquement pour ce qui concerne les matériaux, mais surtout pour ce qui est des gestes, des modèles, de l’homogénéisation. Cela implique le laminage de la diversité expressive et une banalisation du paysage méditerranéen qui entraînent, dans le milieu qui nous occupe, deux effets évidents :
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Monteux, France. Les possibilités d'adaptation que nous offre l’architecture traditionnelle sont très larges, encore faut-il être amoureux de ce qu’on a. Reconvertir une petite maison en bureaux (à droite) ou créer deux petits appartements locatifs dans une ancienne maison individuelle (à gauche), c’est facile. 2
Athènes, Grèce. Sauf dans des situations limites, la démolition totale du volume en maintenant uniquement la façade n’est pas un bon chemin à suivre. Ce façadisme préserve le paysage urbain, mais détruit totalement les typologies traditionnelles : on aboutit à la création d'un décor de théâtre, d'une ville scénario. 3
La déqualification. Les matériaux tout prêts étant simples à l’emploi, nul besoin de professionnalisme, tant qu’on reste à l’échelle de la maison, la valeur ajoutée de l’homme de métier n’est plus indispensable.
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3- Acre, Israël ; 4- Guijo de Granadilla, Extremadura, Espagne. L'extension verticale est l'une des transformations fonctionnelles les plus courantes. Il est indispensable de tenir compte du rapport spatial, formel et volumétrique entre l’environnement existant et le nouveau projet d'extension.
Le provisoire permanent. En effet, si l’apparente facilité d’emploi suffit à édifier le gros œuvre, elle permet plus difficilement de finir. Ce qui nous donne souvent la vision d’un chantier inachevé et d’un paysage de misère esthétique qui peut s’apparenter au bidonville.
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Avignon, France. La grande hauteur intérieure de certains logements anciens permet de gagner un niveau intermédiaire dans des conditions de confort raisonnables. Intégrer cette transformation dans le bâtiment en respectant l’esprit original est toujours possible, mais ce n'est pas le cas de cet exemple : les fenêtres sont scindées en deux et une grande porte de garage a été découpée dans le mur du rez-dechaussée. 6
du paysage méditerranéen sont des conséquences majeures de l’abandon
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de l’architecture traditionnelle
Avgonyma, Grèce. Les adaptations de la distribution intérieure aux exigences actuel-les impliquent presque toujours des altérations importantes des structures existantes. Les réaliser avec les techniques traditionnel-les ou introduire des matériaux nouveaux est un choix, mais si l'on veut être clair et fidèle à son temps, la deuxième option semble préférable.
A présent, l’auto-constructeur ne possède plus la technicité polyvalente d’un milieu traditionnel et il agit tel un banal poseur de composants perfectionnés, qu’un grand écart sépare d’un homme de métier capable de réaliser des travaux délicats de sa spécialité à partir des matériaux bruts.
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Fès, Maroc. La production de chaux dans des fours traditionnels exige un savoirfaire de la part des opérateurs, si l'on veut obtenir une chaux de qualité. La compétence actuelle des fours industriels pourrait conduire à la disparition de ce système de production, mais elle ne devrait jamais provoquer la disparition de ce matériau sur les chantiers.
Ces pressions techniques transforment les pratiques et transforment le parc. Une pression supplémentaire vient renforcer le processus, alimenté par deux clichés sociaux très puissants : la vétusté et la modernité. Deux mythes auxquels chacun semble soumettre son action. Dans ce cadre il est logique, au moins dans une première étape, d’assister à l’abandon progressif des matériaux et techniques traditionnels. C’est la tendance générale, démentie timidement, ici ou là, par des poches de survivance.
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Nicosie, Chypre. La réglementation exige de continuer à construire avec la brique crue dans certains chantiers de réhabilitation. Malgré les difficultés qu’on pourrait rencontrer, les maçons n'ont aucun problème pour fabriquer ces briques en profitant des avantages des outils modernes.
La trilogie déjà évoquée : matériaux locaux + technique correspondante + savoir-faire adapté, était dans le passé celle d’une économie de relative pénurie. L’acte de construire étant subor-
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Appauvrissement de la diversité expressive, délocalisation et banalisation
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donné à l’approvisionnement le moins cher possible qui impliquait généralement le recours à un matériau de proximité à l’état brut, nécessitant un processus de transformation ou de manufacture avant sa mise en œuvre. Bien souvent, l’homme de l’art indispensable à ce processus était également le constructeur, parfois assisté du bénéficiaire de l’ouvrage. Dans ce schéma, une forte valeur ajoutée du préparateur/bâtisseur était donc associée à l’acte de construire.
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Acre, Israël. L'introduction de matériaux modernes ne doit pas être un handicap pour les travaux de réhabilitation. Au contraire, ils doivent être acceptés comme un moyen d'améliorer les résultats et les performances. Il s’agit simplement d'être vigilant et professionnel, afin de proposer une intégration correcte des nouveaux composants. 2
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La situation contemporaine est complètement différente. Une brusque coupure et une discontinuité se sont produites sur le parcours de l’architecture traditionnelle, et la greffe des nouveaux gestes fait son chemin timidement et non sans difficulté. Actuellement, on peut constater, ici et là dans le Bassin, la cohabitation de deux situations : d’une part la survie de matériaux, techniques et savoir-faire traditionnels qui continuent d’être extraits, fabriqués et mis en œuvre respectivement, selon la même liturgie, avec les mêmes gestes, donc sans avoir encore connu de discontinuité, et d’autre part la réutilisation de matériaux et techniques traditionnels, dans une optique de production plus ou moins industrialisée, d’application plus scientifique et analytique, donc ayant connu une discontinuité et se greffant à nouveau sur le marché du bâti.
Ghardaïa, vallée du M’Zab, Algérie. Construits au mortier de timchent sur un coffrage perdu en nervures de palmes calées entre les solives, les voûtains traditionnels du M’Zab produisent une certaine épaisseur, une irrégularité qui anime les façades, une chatoyante variété de courbes et de dimensions. Aujourd'hui, ces éléments sont progressivement remplacés par une alternative industrielle (poutrelles + hourdis moulés ou plaquages) ennuyeuse et fade, dénuée d’intérêt esthétique par sa régularité, son homogénéité et son manque d’épaisseur. 4 2 3
Jérusalem. La mauvaise utilisation de matériaux contemporains comme le béton armé produit, à très court terme, des pathologies que l'on n'aurait jamais rencontrées en utilisant les techniques traditionnelles de construction.
Bien sûr, on est en train d’évoquer là deux situations marginales, en termes de présence aussi bien qu’en chiffres absolus sur le volume total des matériaux utilisés. Les deux d’ailleurs avec des sens différents. La première est à comprendre, dans la situation actuelle, comme une survie qui s’éteint. La deuxième, comme une certaine renaissance, souvent bien déguisée et peu reconnaissable, qui semblerait tenter la réussite. Malgré certains succès d’étape, dont certainement les plus emblématiques sont ceux de la chaux ou une timide réactivation de certains artisanats, la fragilité et le tâtonnement continuent d’être omniprésents.
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Environs de Testour, Tunisie. La perte de confiance dans les techniques traditionnelles de construction et la faible connaissance des nouvelles techniques produisent souvent un résultat hybride : pour des raisons d'incompatibilité, la confrontation entre matériaux nouveaux et traditionnels peut s'avérer problématique. 6
Ces deux situations apparaissent réparties de façon assez nette sur la Méditerranée : on retrouve la première sur les pays moins développés et la deuxième sur ceux ayant connu une industrialisation plus importante. Sur les premiers, c’est surtout le manque de communications ou de réseaux de distribution qui permet la survie de matériaux et techniques traditionnels, quant aux seconds, c’est la remise en question et la critique d’un certain développement, aussi bien que la perspective d’ouverture de nouveaux marchés, qui favorisent certaines réintroductions.
Sidi Krier, Egypte. Il existe des cas emblématiques de compromis avec les techniques et l’architecture traditionnelles, comme en témoigne le travail de l’architecte égyptien Hassan Fathy. Sans renoncer à rien, il a fait la démonstration des grandes possibilités offertes par ces techniques et ces formes dans une architecture contemporaine. 7
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7- Madaba, Jordanie ; 8- Extremadura, Espagne.
Les nouvelles capacités du système industriel en termes de production et de distribution des matériaux ont complètement modifié et presque annihilé un paramètre essentiel de l’architecture traditionnelle : l’utilisation de ressources et de matériaux locaux. Les mêmes matériaux, et notamment le béton, sont ainsi utilisés en parallèle partout dans le monde.
En grande majorité, les matériaux de l’architecture traditionnelle, pierre, terre, bois, en tant que matériaux de base et avec leurs fonctions traditionnelles, ont été remplacés par les nouveaux matériaux industriels, ciment, briques/parpaings, aluminium, PVC... partout en Méditerranée. De ce point de vue, aucune particularité d’un bout à l’autre du Bassin. Les mêmes matériaux sont partout, l’homogénéité dans l’erreur et dans la banalité fait l’unité. Si certes deux nuances – engouement majeur pour le traditionnel revisité dans les régions plus industrialisées, plus grande avidité de modernité dans celles l’étant moins – apparaissent aussi dans les extrêmes, le fait central est la grande colonisation du bâti traditionnel par les nouveaux matériaux industrialisés. Le plus emblématique de ce phénomène, sans aucun doute, étant le ciment et ses dérivés, dont le béton occupe une place privilégiée.
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KEN Les possibilités des techniques traditionnelles toujours intactes
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Les techniques traditionnelles de construction ont été lentement reniées et écartées des circuits commerciaux du secteur. On a ainsi perdu les qualités et les vertus inhérentes à ces systèmes de travail directement liés à leur environnement, aussi bien en ce qui concerne les matières premières que l’adaptation bioclimatique des
Cinq grandes pressions, de petites réactions
solutions de construction.
Une fois fait le tour des différents niveaux où se produisent les modifications, nous allons aborder ces processus sous un autre angle, celui des facteurs/pressions qui les induisent et les favorisent, dans un sens large et surtout pratique et opérationnel, sans pudeurs sémantiques. Nous distinguons cinq facteurs où viennent se regrouper une grande quantité d’items.
Un certain nombre d’initiatives ont été menées à terme pour la récupération de ces techniques de construction, essentiellement destinées à être utilisées dans des travaux de restauration de monuments et de réhabilitation de bâtiments. Dans cette dynamique, KEN (« c’était ») constitue une expérience différente et surprenante, qui montre les possibilités qu’offrent les techniques traditionnelles. Il s’agit d’un village de construction récente au sud de Tunis, sur le bord de la route du littoral qui mène à Sousse.
Facteurs structurels Ils sont pris ici comme ceux appartenant aux grandes dimensions de l’économie, des marchés, des communications, de la médiatisation, mais aussi des changements sociaux. Nous avons déjà abordé plus haut l’importance des grands changements sociaux sur le bâti traditionnel et sur son environnement. Nous allons nous concentrer ici sur les problèmes dérivés des nouveaux marchés, des nouveaux systèmes de distribution et des effets de l’irruption des nouveaux matériaux. Mais aussi sur la capacité d’adaptation de l’architecture traditionnelle à la nouvelle situation.
L’architecture traditionnelle méditerranéenne est un potentiel sous-exploité KEN est un projet du couple Slah et Noura Smaoui. Ils ont envisagé la construction d’un village, articulé autour de différentes activités artisanales et artistiques, avec pour objectif de retrouver la personnalité
Le raccourcissement des distances, les moyens de transport et les puissants réseaux de fabrication et de distribution ont changé complètement un des paramètres fondamentaux des procédures traditionnelles : la localité, devenue délocalisation générale. Ainsi l’utilisation des ressources locales, la proximité de matériaux... n’ont plus trop de sens. Donc, tout peut être fait n’importe où et avec n’importe quel matériau. Le local n’étant plus ni essentiel, ni même important.
culturelle du village tunisien. Les moyens de référence sont les éléments d’une tradition populaire qui allie
D’autre part, la pénétration puissante et généralisée dans le marché du béton et de ses préfabriqués a effacé matériaux et techniques traditionnels. Ce phénomène, avec un certain décalage de temps, a eu lieu autant au Nord qu’au Sud. Dans la masse totale du bâti, les matériaux et techniques traditionnels actuellement utilisés devant être considérés comme absolument résiduels. Cela n’exclut pas que dans certaines régions bien concrètes l’utilisation de certains matériaux traditionnels puisse avoir une présence significative ou que certaines techniques traditionnelles soient encore pratiquées. Quant au savoir-faire, c’est un patrimoine que possèdent encore beaucoup d’artisans en Méditerranée mais qui n’est pas visible car ils ont été recyclés par le nouveau système ou éjectés, car archaïques, au chômage. Il existe donc un potentiel de connaissances mais il n’est plus utilisé et l’on
avec un mortier de chaux. La composition architecturale, la proportion des vides dans les façades, les dimen-
une profonde connaissance à la transmission de ce savoir aux jeunes, afin de retrouver les racines perdues et d’adopter une attitude de sauvegarde vis-à-vis des métiers qui tendent à disparaître. La construction – qui se poursuit encore – des bâtiments qui constituent ce village a été en elle-même un atelier d’expérimentation des vastes possibilités qu’offrent les techniques de construction traditionnelle. Les bâtiments ont été faits avec des murs de pierre, des arcs et des voûtes en berceau ou des voûtes d’arête, et sions des espaces intérieurs : tout est conçu par rapport aux règles de la tradition et est clairement fonctionnel pour les besoins actuels. Comme ils le disent eux-mêmes, cette architecture naît du « ferment des formes existantes dans notre mémoire collective » et du fait que « notre désir est d’arriver à une architecture dans laquelle la pureté des lignes et l’esthétique des formes s’allieraient à une économie de moyens, tout en se
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servant des matériaux locaux et du talent ancestral ».
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doit constater qu’il n’est que très peu transmis. Certes il est vrai que des centres de formation, des écoles d’arts et métiers existent un peu dans tous les pays, cela n’impliquant pas du tout nécessairement une avancée réelle sur le terrain, ce que l’on tente d’expliquer dans le chapitre suivant. De façon spontanée, on ne peut pas s’attendre à ce que les matériaux et techniques traditionnels puissent se faire une place face à la compétitivité, très puissante, des nouveaux matériaux.
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ainsi qu’une lourdeur et une lenteur excessives des procédures, non exemptes parfois d’un certain arbitraire et souffrant toujours d’une centralité contraignante qui lamine l’autonomie nécessaire à l’épanouissement des énergies et synergies locales. Quant aux législations – question d’une importance majeure –, une tendance semble lentement les rapprocher, ceci signalé avec toute la prudence nécessaire, surtout quant aux procédures. Souvent les nouvelles législations des pays des rives sud et orientale s’inspirent de celles du Nord. La grande différence concerne toujours la mise en œuvre de la loi, c’està-dire tout le système réglementaire et, encore davantage, les moyens et la rigueur dans leur application. Et l’on sait combien un bon appareil réglementaire est essentiel pour que la loi ne reste pas dans le paradis des bonnes intentions, la rhétorique législative ou le virtuel, comme on sait l’importance de la mise à disposition des moyens adéquats garantissant une application efficace. Là, les écarts se révèlent importants.
On peut encore se demander si ce parc d’architecture traditionnelle a des capacités pour s’adapter au marché immobilier, aux exigences sociales et familiales actuelles, et aux prestations de sécurité, commodité et confort revendiquées de nos jours. L’estimation que nous avons essayée révèle, en général (compte tenu des écarts importants selon les typologies), une capacité suffisante pour pouvoir s’intégrer, dans la normalité et non pas dans la « patrimonialisation », dans le marché de l’habitat et en général dans les réseaux socio-économiques. Capacité également de satisfaire aux exigences de nouvelles habitudes de vie, du confort domestique ou des équipements publics. D’ailleurs nous sommes convaincus, au terme de cette étude, que l’architecture traditionnelle est une potentialité méditerranéenne sous-exploitée, parfois perversement exploitée.
Entre le « classement » du patrimoine et le « remisage » de celui-ci, il existe parfois une distance presque imperceptible
Enfin, il ne faut pas oublier l’énorme changement qui s’est produit dans les relations entre populations et environnement du point de vue législatif et administratif. Ceci, combiné avec l’augmentation de la population et la consommation d’espace, a fondu des relations séculaires. En effet l’accès à la terre, à la pierre, au bois et à leur transformation, en tant que matériau de construction, n’a plus rien à voir avec les circuits traditionnels. L’inaccessibilité est presque la règle. D’autre part, on ne peut plus envisager les travaux qui de nos jours seraient jugés pénibles. D’où par conséquent l’idée qu’aucune production ne peut être considérée si un process industriel, qui incorpore la facilité, la sûreté, la rentabilité, n’est ni possible, ni proposé. Cela est vrai aussi bien pour la production que pour la distribution et la mise en œuvre. D’autre part, la législation en matière de construction, comme des compétences ou statuts administratifs et légaux des personnels constructeurs, rend difficiles les pratiques auto-constructives.
Il existe une certaine dérive sur le concept de patrimoine, trop souvent associé toujours à monument, ce qui implique le réflexe du classement. Ce qui est encore pire, c’est que celuici finit par devenir, dans la pratique, et dans beaucoup de cas, le but final de l’application de la loi. L’objectif, la réussite, alors que l’on ne peut pas du tout établir le corollaire, c’est de classer, c’est de sauver. Loin de là. Le classement, souvent aussi confondu avec l’inventaire, est perçu comme la fin du parcours alors qu’il représente bien le début d’un parcours pas toujours simple et facile. C’est alors que classer prend toute sa force dans le sens figuré, celui de ranger, c’est-à-dire oublier. Car aucun déclenchement systématique de mécanismes d’intervention, promotion, réhabilitation ne suit la déclaration. Cet acte de protection se révèle, d’ailleurs trop souvent, comme un indicateur mauvais et trompeur de l’état de santé et de vitalité du parc traditionnel bâti et de la qualité de sa gestion. D’ailleurs, un critère du classement qui s’intéresse à un seul objet architectural ne garantit pas l’absence de dommages adjacents. Le classement n’intéressant que quelques unités (bâtiments ou sites), la grande majorité du parc reste non protégée. Ce fait est renforcé par une insuffisante gradation dans les dispositifs de protection, ce qui contribue à distribuer efforts et ressources d’une façon homogène et sans pondération, et à laisser hors considération des secteurs importants de l’architecture traditionnelle. Souvent les unités ayant été classées ne bénéficieront pas d’une attention réelle, majeure. Cette circonstance s’accentue sur les rives sud et orientale. Des inadéquations notoires peuvent être repérées aussi bien dans les législations du Nord que du Sud pour ce qui est de la définition des interventions ayant
Facteurs administratifs Ils concernent aussi bien le cadre législatif que le canevas de procédures, les acteurs, mais aussi la conscience, tant officielle que populaire, du sujet.
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On retrouve là la même importance dans les écarts entre les deux rives méditerranéennes. Cet écart est repérable surtout dans la sensibilisation de la population, dans le nombre de programmes, dans leur promotion, dans la facilité pour y accéder, la ponctualité dans les remboursements et les prêts, le soutien technique ou le soutien administratif. Beaucoup d’aspects générant des différences sensibles. Il a été repéré sur les rives sud et orientale un manque de souplesse et de transparence au moment de l’accès et de l’attribution des aides,
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besoin d’une autorisation écrite et de la présentation de projet pour mener des travaux dans le bâti traditionnel. L’estimation que nous avons réalisée sur la « discipline civile », c’est-à-dire l’observation de l’obligation de demandes de permis de construire, donne des résultats qui ne sont pas très encourageants : sur le total de la Méditerranée, presque deux tiers de toutes les interventions ayant besoin d’une autorisation ne l’auraient pas. Ce taux devient trois quarts pour l’habitat épars et plus d’un tiers pour l’habitat urbain. Il est évident que la législation existante – peu sensible à l’égard de l’architecture traditionnelle – a pris très peu en considération la sauvegarde de cette architecture. Elle facilite la non-présence des architectes, elle est trop permissive quant aux interventions, leur qualité, leurs matériaux.
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Fès, Maroc. Beaucoup d’artisans méditerranéens possédant encore un savoirfaire traditionnel sont recyclés par le marché pour appliquer les nouveaux matériaux industriels. La transmission urgente de leurs connaissances, souvent ancestrales, est une clef majeure pour la réhabilitation et l’entretien du parc ancien. 2
Tozeur, Tunisie. Illusion ou réalité ? Décor moderne ou maison ancienne ? On rencontre tant de transformations qu'il devient difficile, voire impossible dans certains cas, de connaître (deviner ?) le mode de construc-tion d'un bâtiment. 3
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Un autre acteur important dans la démarche d’intervention est le concepteur : l’architecte. Sa présence devrait théoriquement supposer une garantie de fiabilité de l’opération. Cependant, bien des ombres planent sur cette question. La législation sur l’intervention des architectes en bâti traditionnel est bien diverse et ambiguë, et avec grandes différences selon les pays. D’autres techniciens, avec des formations bien diverses, peuvent souvent intervenir et remplacer l’architecte. Vu le taux de discipline civile, ce sont souvent le propriétaire ou le maçon les seuls concepteurs. On a estimé, sur le total du Bassin et sur le total des cas devant faire l’objet d’une demande d’autorisation, une présence de l’architecte inférieure aux 50 % de ceux-ci, ce qui veut dire qu’il n’est présent que sur un tiers du total des interventions réalisées. Nous ne tenons pas compte ici des signatures de complaisance ou des suivis insuffisants de chantier, aspects qui ont cependant pu être parfois détectés et qui, selon les milieux, pourraient être non négligeables.
3- Kilani, Chypre ; 4- Naplouse, Palestine.
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En préface à L’Amour des maisons, François Nourissier écrit à propos de leur rôle : « Autrefois, on naissait dans les maisons, on y aimait, on y travaillait, on y mourait au milieu des siens. Elles étaient le lieu où cohabitaient les générations. Les enfants y apprenaient l’attention à autrui, la tolérance, et à voir vieillir les grandes personnes, qui s’y enfermaient peu à peu dans les singularités de l’âge. On y trouvait encore des domestiques (de domus, maison), souvent un jardin, toujours des animaux. Notre temps a changé tout cela. L’hôpital confisque à l’homme les deux bouts de sa vie… » Dans la Méditerranée, l’architecture traditionnelle reste encore habitée et vivante, mais on peut légitimement se demander pour combien de temps. 5
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5- Carrasqueira, Portugal ; 6- El Palmar, C. Valenciana, Espagne.
La dégradation de son environnement et de son contexte naturel participe fortement à la disparition de l’architecture traditionnelle. Isolée au milieu de constructions modernes complètement différentes en termes de volume, de taille et de matériaux, détachée, la maison de pêcheur ressemble – avec ou sans rayures – à un « condamné en sursis ».
Facteurs économiques Ils sont considérés ici aux échelles nationale, locale et individuelle. C’est-à-dire aux trois niveaux les plus directement concernés par le problème (bien qu’il faille souhaiter que l’échelle régionale prenne une importance accrue dans un futur proche).
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Athènes, Grèce. Qui a posé cette petite chapelle dans un endroit pareil, coincée entre les « pattes » d’un énorme immeuble ? L’inversion de la question semble légitime tant l’échelle de l’agression est importante. 8
Médenine, Tunisie. Un critère de classement qui ne s’intéresse qu’au seul objet architectural sans se soucier de son environnement condamne le plus souvent le bâtiment à subir des dommages adjacents. Quels efforts d’imagination et de cadrage un photographe doit-il alors déployer s’il veut rendre une image traditionnelle d’un tel lieu ?
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En Méditerranée, on le sait et nous l’avons répété ci-dessus, on rencontre des municipalités, provinces, régions, Etats, avec des écarts en ressources budgétaires très importants, qui induisent des grands écarts dans les possibilités d’entreprendre et d’exécuter des programmes de sauvegarde/réhabilitation. Les gouvernements devant souvent faire face à d’autres priorités. Pourtant les Etats plus démunis doivent gérer la même accélération – sinon plus – de dégradation actuelle que les autres. Cela fait craindre des dégâts importants si l’on n’envisage pas à court terme des actions au niveau régional. De plus, une concentration des efforts est consommée sur des opérations touchant des monuments – des pays avec un grand parc historico-monumental, telles par exemple la Grèce ou l’Egypte, sont forcément tributaires de grands efforts et budgets drainés sur ce secteur – alors que l’architecture traditionnelle, si ce n’est pas dans le cadre de sites protégés, n’attire pas beaucoup, ou pas du tout, l’attention des politiques. La situation est structu-
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rellement meilleure surtout pour les pays de l’arc latin qui jouissent d’une situation économique plus confortable et cumulent une longue trajectoire d’actions et programmes, d’expériences, autant que de sensibilisation de la population. Si cette meilleure situation relative est certaine, il est aussi vrai que beaucoup de problèmes restent à résoudre et une évolution plus poussée a vu apparaître aussi des problèmes nouveaux. Toutefois des systèmes politiques et administratifs plus décentralisés que ceux de la rive sud-orientale permettent d’orienter, suivre et gérer plus efficacement, à l’échelle locale, les programmes et problèmes, difficiles à prendre en charge avec les mêmes détail, précision et souplesse, depuis la capitale, souvent bien lointaine, parfois peu méditerranéenne.
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Sagunt, C. Valenciana, Espagne. Développées, décentralisées et multipliées plutôt efficacement sur la rive nord de la Méditerranée, les politiques de réhabilitation tardent à se montrer efficaces sur les rives sud et est : manque de législation parfois, non-respect de la législation existante souvent, manque de ressources économiques très souvent, manque de sensibilisation toujours. 2
Sfax, Tunisie. L’augmentation des exigences en termes de confort génère toute une série de contraintes matérielles, qui sont autant de parasites sur les volumes des maisons. Antennes et paraboles pour la télévision et les chaînes satellites fleurissent sur les toits méditerranéens et, malheureusement, aussi sur les façades.
Au-delà du mythe et des préjugés,
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3- La Valette, Malte ; 4- Avignon, France.
l’architecture traditionnelle a, sauf exception, la pleine capacité
Manque de moyens ou économie de réflexion, les câbles, boîtiers électriques et autres climatiseurs sont souvent superposés à la façade, sans souci d’intégration ni de camouflage. Pourtant, des alternatives existent, qui devraient être imposées : positionnement en toiture, en intérieur, dans des conduits ou en sous-sol.
à nous offrir un confort tout à fait idoine et satisfaisant
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Kastel, Jordanie. Les traditions culturelles sont difficiles à changer. La sédentarisation des Bédouins nomades n’a jamais été facile pour celui qui cherche toujours à habiter à l’extérieur : on introduit un rappel de la nature dans la maison pour maintenir le rêve d’autres temps.
Cette pénurie budgétaire n’est pas exclusive des administrations mais touche surtout les populations logées dans les quartiers ou bâtiments traditionnels les plus dégradés. Il en résulte une très faible capacité d’investir dans l’amélioration du bâtiment. Les aides officielles étant rares sur la rive sud-orientale et d’ailleurs pas toujours clairement gérées.
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Lindos, Rhodes, Grèce. Les arcs « diaphragmes » permettent la création d'espaces très larges, très hauts et confortables : climatisés naturellement grâce à une ventilation creusée à différents niveaux.
Le manque de ressources économiques est signalé comme le deuxième handicap le plus important – après le désir de déménager vers un logement nouveau –, freinant les démarches de réhabilitation et d’investissement dans le logement traditionnel. A côté du manque de ressources de l’usager, le manque d’aides à la réhabilitation est signalé. Là encore de grands écarts sont repérables entre les rives nord et occidentale, et sud et orientale, aussi bien pour ce qui est du taux et des modalités des aides que pour la facilité à les obtenir. Sur les deux rives, on constate que le paramètre économique est à la base de beaucoup de réflexes et conditionne les options des interventions sur le bâti. C’est par ce biais que des matériaux et surtout des techniques traditionnelles se voient pénalisés. En effet, la main-d’œuvre étant aujourd’hui une composante très importante du prix de revient des ouvrages, toutes les techniques considérées lentes (crépissage à la chaux, moellons hourdés...) sont rejetées automatiquement. On dérive aussi vers la simplification des modèles (menuiserie, modénatures, faîtages, zingueries...), ce qui contribue à la défiguration. Les produits industriels devenant de plus en plus compétitifs l’emportent sur les produits artisanaux. La promotion de l’économie d’énergie favorise depuis quelques années, sur la rive nord, la pénétration de toutes sortes de menuiseries en PVC et aluminium ou les isolations thermiques par l’extérieur. La couverture, élément des plus concerné, suit le même sort avec l’adoption de plaques, que ce soit en Fibrociment ou tôles métalliques, en substitution des tuiles ou des couvertures végétales.
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Tozeur, Tunisie. Selon les régions, les moyens, les législations et leurs contrôles, la notion de sécurité fluctue heureusement, permettant les ajustements inhérents à l’architecture traditionnelle, variée et hétérogène. 8
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8- Provence, France ; 9- Bucakalan, Turquie.
Le potentiel de l’architecture traditionnelle comme espace confortable est non seulement évident, mais il est même accentué d’une valeur ajoutée notablement reconnue dans les pays occidentaux : ce sont les fameuses « poutres app. » (poutres apparentes) des annonces immobilières. 10
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Ghardaïa, vallée du M’Zab, Algérie. Les pastiches « à la manière de » caricaturent plus ou moins discrètement l’architecture qu’ils prennent pour modèle, sans tenir compte des facteurs techniques associés.
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Le coût du projet de réhabilitation et les taxes des procédures administratives sont signalés comme un handicap d’une importance deux fois moindre que celle des handicaps cités jusqu’ici.
Considérée dans un sens très large, cette notion de confort accueillerait aussi les idées d’adaptation, pertinence, commodité, seuil, label... On est face à une question glissante par sa subjectivité et complexe par le nombre de paramètres qualitatifs et culturels pouvant être considérés dans son évaluation.
Dans la notion d’inconfort, les infrastructures qui desservent le bâti traditionnel sont également déterminantes. Les voies d’accés, les communications, les équipements collectifs mais aussi les facilités d’accès aux réseaux de développement personnel, social ou économique sont des éléments de qualité de vie qui doivent aller de pair avec la protection du patrimoine. Qu’ils manquent, qu’ils soient trop limités, et c’est une barrière au développement des populations ; elle génère un rejet logique de l’architecture traditionnelle et de son environnement. De plus, le poids des stéréotypes sur la modernité, l’archaïque, les codes sociaux des standards du confort sont toujours et partout dans la région associés aux situations commentées précédemment.
La notion de confort (16) est à appliquer à deux grands niveaux : Celui de la production, distribution et mise en œuvre des matériaux – nous avons évoqué cet aspect auparavant – et celui de l’utilisation des espaces urbanisés et bâtis traditionnels.
Auprès d’un grand nombre de populations,
Facteurs de confort
la médiatisation de la modernité et de ses modèles brouille les valeurs
Dans le premier niveau, ce mot est utilisé en partie dans un sens figuré, mais qui ne trahit pas du tout son sens. En effet, on n’accepte plus à présent certaines conditions de travail (extraction de matériaux, production, mise en œuvre...) qui supposent efforts physiques, risques, lenteur excessive, et des processus qui ne garantissent pas un minimum d’homogénéité dans les matériaux et leur mise en œuvre. On exige la régularité. Que ce soit par des structures plus ou moins lourdes, plus ou moins locales ou moyennant un « artisanat scientifique », on ne peut plus contourner ces exigences actuelles. Les programmes de formation, de mise en valeur des savoir-faire ou de réintroduction de matériaux traditionnels devront nécessairement tenir compte de ces aspects fondamentaux.
et les qualités de l’architecture traditionnelle
L’analyse de l’architecture traditionnelle méditerranéenne montre toutefois qu’une masse importante de son parc offre, au départ, des conditions ou des potentialités objectives et culturelles de confort très acceptables. C’est souvent le manque d’une petite dose d’information et surtout de pédagogie, tout autant que la persistance des maladresses de réhabilitation qui déforment cette réalité en négatif.
Quant au niveau correspondant aux lieux urbanisés et aux espaces bâtis, une nuance importante doit être soulignée. En effet, nous oserions parler ici d’inconfort direct et d’inconfort indirect. La première situation d’inconfort dériverait directement des contraintes morphologiques essentielles du bâti : dimensions exiguës, salubrité défaillante, lourdeur d’entretien... C’est-à-dire qu’on aurait à faire à des caractéristiques spatiales et fonctionnelles imposant des contraintes importantes d’adaptation. Là encore, en étant toujours très prudents, car de bonnes analyses, des études poussées et bien menées et des ressources économiques substantielles peuvent apporter des solutions impensables a priori.
La notion de confort reste de nos jours une exigence qui occupe la première place dans les priorités des habitants et par conséquent il faut la gérer avec précision pour réussir la réintégration de l’architecture traditionnelle méditerranéenne. Facteurs psychologiques Ils concernent les attitudes, les perceptions, les échelles de valeurs, tant des usagers (mot utile, bien que froidement utilitariste, pour désigner de façon simple, au long du texte, les populations habitant l’architecture traditionnelle méditerranéenne) que des politiques, des entrepreneurs et des professionnels (architectes, techniciens divers). On peut grouper les facteurs repérés selon deux groupes : ceux qui se réfèrent au milieu, à l’espace bâti et aux matériaux et techniques, et ceux qui se rattachent aux modèles et clichés sociaux dominants.
La deuxième situation d’inconfort se situerait à l’opposé. Elle se référerait plutôt à des édifices qui ne supposent pas a priori une barrière à la satisfaction des besoins actuels en espace, mais dont les dimensions généreuses posent des problèmes de prix de réhabilitation, tant pour leur entretien que pour leur usage, en particulier des charges de chauffage. Ce pourrait être l’exemple d’une lebanese house en Israël, d’une maison à sofa central en Turquie ou d’un mas en Provence. Ou encore, la valeur des grandes maisons une fois réhabilitées – qui est fonction de l’emprise au sol qu’elles occupent, notamment en milieu urbain – risque de s’envoler brusquement et de rendre difficile la maîtrise d’une telle pression foncière et immobilière, si des programmes ou des lois n’accompagnent pas leur réhabilitation.
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(16) En Occident, l’idée de confort découle sûrement de la domesticité et de l’intimité, affirmées à l’époque bourgeoise : « Ah ! rien de vraiment plus confortable que de rester à la maison », Emma, Jane Austen, 1775-1816. Cette « découverte » est certainement antérieure pour l’Orient méditerranéen.
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dans les chantiers de réhabilitation. En général enthousiastes pour le nouveau et la « technique », ils se méfient des performances du traditionnel et adhèrent plutôt au « refaire » qu’au « rattraper ». Fréquemment, c’est la petite et peu agressive intervention qui sera beaucoup moins comprise et appréciée par le propriétaire, et même par le constructeur, qui préfèrent une intervention lourde, perçue alors comme un changement réel, la légère étant, si l’on ose dire, « décevante ». La pédagogie faisant la plupart du temps défaut. C’est ainsi que « le béton est plus résistant que le bois » et « il vaut mieux démolir et répartir de zéro avec du neuf ». Opérations ratées, ou méconnaissance et incompatibilités de matériaux conduisant à de mauvais résultats contribuent à véhiculer un certain nombre de stéréotypes, mythes, préjugés et réflexes. Cette situation est accentuée en général dans le milieu rural. Sur la rive sud-orientale, on retrouve une timide persistance de certains matériaux et techniques traditionnels, tandis que sur la rive nord-occidentale, ils avaient pratiquement disparu et l’on constate des mouvements de réintroduction dans certains domaines. Comme pour les usagers, on retrouve des maçons et constructeurs attachés au symbolisme de certains matériaux. C’est l’exemple de la tuile ronde, de la chaux... Le facteur psychologique reste un facteur à la fois changeant et puissant.
Ce sont surtout ces derniers qui apparaissent, chez les usagers, plus régulièrement et en priorité sur tous les autres, et ceci sans exception, dans tout le Bassin, pour des conditions semblables. Dans la région nord-ouest (France, Espagne et dans une moindre mesure Portugal), des remises en question et des recalages prennent force ces dernières années. Sur les rives sud et est, ceci reste peu significatif. Sur ces rives, où, pour beaucoup de populations paysannes en milieu rural ou péri-urbanisées, la grande ville reste encore l’espace où se concentrent les manifestations les plus spectaculaires de la « modernité », on repère l’association rural/primitif et une aspiration à devenir « urbain ». Le désir de remplacer le bâti traditionnel par du bâti moderne est une dominante. Cela non seulement pour des maisons aux conditions précaires, mais pour des maisons plutôt confortables ou pouvant devenir confortables avec une opération légère. Ainsi cette aspiration n’est pas tant liée aux contraintes physiques du logement qu’aux pressions psychologiques. L’espace habité traditionnel est perçu comme une lourde charge de passé, de démodé, d’archaïque, tandis que le logement
C’est très rarement une seule des pressions analysées jusqu’ici qui s’applique sur le bâti. Dans la majorité des cas, une combinaison de plusieurs pressions exerce ses effets. C’est sûrement les proportions de cette combinaison qui diffèrent selon les régions et les cultures, où des priorités et des valeurs différentes génèrent des réactions/réponses distinctes.
Le tourisme agit comme une opportunité de revitalisation de cette architecture, mais ses sévères effets secondaires ne sont cependant pas toujours maîtrisés
Les sites, observatoire idéal et chantier irremplaçable moderne incarnerait un bond vers une certaine libération, une certaine émulation aussi du modèle que les « mass media » se chargent d’injecter. Le même effet a lieu avec les matériaux. Aux matériaux traditionnels est associée une idée de dépassé, caduque, tandis qu’aux nouveaux sont associées des idées de progrès, richesse, statut, performance. Pour ce qui est des techniques, c’est encore la même dynamique. Des maçons traditionnels, recyclés dans les nouveaux matériaux et techniques, refusent parfois même l’application des techniques traditionnelles, car elles provoquent chez eux une certaine honte ou ridicule. Cependant, des facteurs psychologiques tels que maison et lignée familiale, symbolique de la maison et du milieu, des matériaux... retiennent des populations qui s’investissent dans la maison traditionnelle, bien que ce groupe soit trop peu significatif.
Quant aux sites retenus au cours du travail, ils sont marqués par deux grands groupes de pressions : celles défigurant petit à petit leurs éléments bâtis à partir de toutes les variantes des processus de transformations présentés, ou celles provoquant de graves bouleversements dans leur urbanisme, dans l’ensemble du bâti lui-même et dans ses relations avec l’environnement, tant bâti que naturel. Elles seraient la conséquence de toutes les grandes pressions et transformations structurelles, analysées au début de ce chapitre. C’est à travers les sites que l’on se rend compte vraiment des différences d’interprétation du patrimoine architectural, de l’importance ou de l’ignorance accordée à l’architecture traditionnelle et des difficultés de sa gestion dans les différentes régions du Bassin, car des circonstances et problématiques très particulières y sont installées. Sur les sites, en tant que sujets complexes et complets, beaucoup plus que sur le bâti, en tant qu’élément simple et individuel, on peut surtout percevoir les réussites ou les échecs des programmes et projets municipaux ou nationaux, l’idéologie de ces efforts planifiés et la tendance du cheminement emprunté. Car, sur les sites, tous les grands vecteurs sont présents : les décisions politiques, le cadre législatif et administratif, les ressources publiques, les intérêts privés, les attentes collectives... Autant de nuances importantes, que le CD Rom annexé permettra d’approcher avec un détail et une précision locale plus importants.
Dans le même sens, certaines villes, quartiers ou sites acquièrent une force symbolique telle qu’elle déclenche et encadre les décisions et actions politiques, ce qui en garantit une certaine protection.
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Nous avons vu que les chantiers de l’architecture traditionnelle bénéficient plutôt peu de l’intervention d’architectes et beaucoup moins d’architectes spécialisés. C’est souvent l’entrepreneur/maçon qui participe de façon non négligeable aux conseils et prises de décisions
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Un phénomène est en train cependant de véhiculer une certaine homogénéisation superficielle sur les gestes. C’est le tourisme. En effet, ce flux de visiteurs à la recherche de localité découvre la potentialité de l’architecture traditionnelle et de ses sites. Ainsi la récupération du bâti et des sites, en tant qu’actif de l’offre touristique, en tant que capital que l’on peut rentabiliser, prend partout des allures semblables. Les différences se manifestent surtout dans la profondeur des opérations, dans la rigueur, dans la participation/adhésion et dans les investissements.
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1- Bodrum, Turquie ; 2- Torrevieja, C. Valenciana, Espagne.
L'architecture traditionnelle est à la mode. Les urbanisations nouvelles utilisent beaucoup le langage de cette architecture pour composer leurs formes. Un manque de rigueur dans la sélection des éléments ou leur combinaison inadéquate donnent des résultats éloignés de l'objectif initial et déconnectés de la tradition locale. 3
Certes, si le tourisme agit comme un grand « revitalisateur » de l’architecture traditionnelle, il n’est pas moins vrai qu’il peut devenir aussi un grand prédateur, s’il n’est pas bien orienté et s’il n’existe pas des structures solides de protection du patrimoine. Ces résultats indésirables sont présents partout en Méditerranée et n’ont pas épargné régions et cultures. Certaines impostures, impertinences se greffent sur la vitalité naturelle et favorisent des caricatures et des « folklorismes » qui contribuent à la confusion et à l’anecdote – voire à une certaine « déculturation » – dans la connaissance et la perception de l’architecture traditionnelle méditerranéenne.
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3- Avignon, France ; 4- Mosqueruela, Aragón, Espagne.
Avoir une maison en pierre est devenu une ambition ultime pour les fanatiques du « rustique ». En décroûtant la façade ou en mettant un placage, le costume en pierre est de rigueur. La cloison d'un compteur électrique présente une anecdote particulièrement illustrative. 5
Monistrol, Catalogne, Espagne. Le manque d'entretien correct et l'abandon sont les causes de la dégradation progressive et de la ruine d'un bâtiment. En centres historiques, sur des ensembles qui sont souvent interdépendants, la chute d'un édifice peut provoquer de graves conséquences pour l'ensemble et impose des mesures de renforcement structurel.
Les sites qui deviennent uniquement produits de consommation touristique intensive – où toutes les autres activités sont sacrifiées et abandonnées – souffrent souvent d’une certaine dédynamisation sociale, d’une érosion exagérée et parfois ne deviennent guère plus qu’un décor animé de façon saisonnière.
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Chefchaouen, Maroc. Des travaux de réhabilitation très simples permettent une conservation efficace du bâti. L'utilisation correcte de la couleur et des petits volumes sur les façades contribue à la mise en valeur de leur modeste composition architectonique.
D’autre part, continuent toujours d’exister un nombre important (des milliers) de sites abandonnés qui dérivent vers la ruine et un nombre aussi important de sites qui continuent à se dépeupler et tendent à l’abandon.
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Le Caire, Egypte. Un projet de réhabilitation possède un rôle dynamisant pour le quartier qui l'environne, à condition d'associer la population locale au chantier. Avec ce type d'opérations, on contribue à améliorer les infrastructures et à sensibiliser le voisinage à la valeur de son propre habitat.
C’est dans les sites que l’on peut retrouver aussi, au-delà des transformations matérielles, les inquiétudes et les soucis de leurs populations, de leurs élus et des concepteurs des interventions, en général des architectes.
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Rhodes, Grèce. Quand l'attraction touristique est vraiment importante, la réhabilitation génère un simple décor, plutôt artificiel, qui permet de loger l'activité commerciale. Souvent, les habitants sont expulsés et la ville devient ville morte.
On constate que l’on apprend très peu des échecs précédents qui ont eu lieu sur d’autres rives méditerranéennes. Ainsi il est fréquent de retrouver les mêmes erreurs répétées ici et là. Un manque de communication, d’information et d’échange d’expériences est évident. Dans le sens inverse, l’obstination dans l’application calquée de solutions importées, sans être adaptées aux réalités locales, signifie une source de mauvais résultats. Une certaine impuissance est ressentie sur les lieux, que ce soit de la part des autorités ou des architectes. Le manque d’anticipation oblige à gérer des situations très lourdes et difficiles, dans des états de dégradation avancés. Une vivacité insuffisante dans l’information et la formation induit des décisions et des gestes souvent impertinents ou simplement faux. Tout cela conduit à de trop nombreuses opérations très moyennement réussies, parfois même ratées. Ceci provoquant des découragements, la décrue des investissements publics et surtout, ce qui est plus dangereux, la génération de mythes et préjugés sur l’incapacité de l’architecture traditionnelle à être réintégrée aux réalités actuelles.
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Naplouse, Palestine. Même sur des sites reconnus pour leur grande valeur, l’arrivage des nouveaux matériaux industriels menace les techniques locales, mais aussi et surtout l’urbanisme et le développement économique d’un lieu à fort potentiel touristique. 10
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Marseille, France. Les centres historiques des grandes villes, dont les volumétries et les morphologies sont homogènes et bien consolidées, restent néanmoins à la merci d'interventions sauvages qui nuisent à l'image de l'ensemble.
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Dans les pays ayant une plus longue tradition dans la protection du patrimoine en général, mais surtout de l’architecture traditionnelle en particulier, ces erreurs seraient, proportionnellement, moins fréquentes et les résultats négatifs mieux amortis et minimisés du fait : d’une expérience cumulée importante, d’une formation spécifique plus poussée, d’un cadre législatif plus adéquat et d’une sensibilisation, tant politique que sociale, notablement accrue. Dans les autres pays, la vitesse et la dimension des événements et des besoins rendent difficiles l’anticipation des problèmes, et surtout la préparation des politiques et des compétences. Le manque de ressources est un autre handicap majeur, signalé avec insistance, surtout par les pays des rives sud et orientale.
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Girona, Catalogne, Espagne. Partout, on rencontre des opérations de réhabilitation qui ont pour objectif l'amélioration du cadre de vie des habitants et la revitalisation des quartiers. Fréquemment, on travaille sur trois niveaux : assainissement du tissu urbain, réhabilitation des bâtiments de valeur ou en bon état, et substitution des bâtiments dégradés. 2
Evora, Portugal. La superposition est un fait très habituel en architecture, mais le respect des éléments préexistants est essentiel. Une porte hors de proportion et une persienne en plastique perturbent davantage l'harmonie que l'intégration de la maison dans un aqueduc.
Ceci dit, nous devons souligner le poids de l’activité du secteur de la réhabilitation partout en Méditerranée et la tendance nette à sa croissance. Croissance du marché de la réhabilitation, bien que celle-ci ne se superpose pas exactement – c’est d’ailleurs le cas trop souvent – avec une croissance proportionnelle de la pertinence et de l’efficacité des actions menées, en particulier dans l’architecture traditionnelle. Il est toutefois certain que le développement de ce secteur ouvre des possibilités à l’architecture qui nous occupe. En particulier,
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Antalya, Turquie. Le changement d'usage est parfois imposé par les grandes dimensions d'un bâtiment et le coût de sa réhabilitation. Cependant, les besoins des infrastructures touristiques d'accueil peuvent s'avérer incompatibles avec la préservation des valeurs originales du lieu. 4
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4- Dana, Jordanie ; 5- Taghzout, Maroc.
L'évolution ou la transformation des petits villages est toujours conditionnée par des facteurs externes : les habitants ne possèdent pas toujours les clefs du destin de leur village. L'abandon peut aussi bien conduire à la disparition du lieu qu'à sa conservation pure, de même que l'ouverture d'une route peut mener à sa transformation totale. 6
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traditionnelle. On pourrait cependant mal accepter qu’un exercice
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6- Monteux, France ; 7- Empordà, Catalogne, Espagne.
perverti de ce droit provoque sa mort
L'abandon de la campagne et l'émigration vers les grandes villes ont laissé plusieurs belles maisons sans futur. Leurs transformations en résidences secondaires, avec des moyens économiques jamais connus par les paysans d'autrefois, qui permettent des réhabilitations soignées et des aménagements parfaitement intégrés, en font des lieux de confort et de plaisir.
s’éveille ou se développe, selon les régions, une attention chaque fois plus perceptible, bien qu’encore faible dans certains pays, sur l’architecture traditionnelle. Un nombre non négligeable de réalisations réussies est réparti inégalement dans le Bassin. Des programmes sont mis en place avec plus ou moins d’intensité et de densité dans toute la région. On observe qu’un besoin de communication est ressenti et que le développement d’un partenariat solide commence à faire son chemin et devra être renforcé et étendu. Cela constitue peut-être le grand objectif et le grand espoir pour rentabiliser les efforts et les savoirs, comme pour enraciner les droits et les valeurs de l’architecture traditionnelle méditerranéenne. A contrario, un aspect positif constaté dans tout le Bassin est la rapidité et l’adhésion que les opérations réussies provoquent parmi la population, aussi bien que chez les décideurs politiques et chez les techniciens. Elles deviennent des exemples convaincants, pénétrant très bien dans tous les tissus et ayant une force pédagogique considérable. C’est là une leçon qu’il faudra exploiter. Cependant il est sûr qu’aujourd’hui encore les secteurs activement protégés du parc – réhabilités/réintégrés – représentent un volume inférieur à celui qui se perd ou qui se dégrade.
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Le droit de s’adapter aux réalités changeantes appartient à l’architecture
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Les outils techniques Rigueur dans la documentation, vitalité dans la pédagogie
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La réhabilitation du patrimoine d’architecture traditionnelle est une discipline relativement nouvelle qui confronte le professionnel à une problématique importante : la méconnaissance des matériaux et des techniques avec lesquels les bâtiments ont été construits. Conséquence directe de la formation des architectes
Le termitage de l’architecture traditionnelle continue d’être important. Le renforcement des programmes de réhabilitation dont nous venons de parler et leur multiplication devront contribuer à inverser la tendance.
et des ingénieurs, orientée vers les seules constructions neuves, qui a souffert d’une lacune très significative, ayant laissé de côté tout le parc édifié existant, son entretien comme sa réhabilitation.
Ce chapitre observe et analyse les transformations de l’architecture traditionnelle méditerranéenne, sans doute sous un angle, un calage qui associent transformation à dégradation. Cela ne signifie pas une lecture en biais, tendancieuse. Cette correspondance est consciente afin de faire émerger tous les aspects non souhaités et négatifs d’une transformation traumatique et brutale de l’architecture traditionnelle. Cet angle de vue est conscient, car il représente la tendance la plus générale et la plus grave – donc celle qu’il nous intéresse de déceler, de faire ressortir ici pour pouvoir la corriger, la recaler. Mais ce calage n’est ni exclusif ni monochrome. Nous avons souligné en effet dans cet ouvrage que la transformation cohabite depuis sa naissance avec le bâti lui-même et l’accompagne au long des siècles. La transformation, à la proportion, à la cadence et dans le sens adéquats, est un signe sans équivoque de vitalité. C’est-à-dire qu’à ce bâti appartient le droit de s’adapter aux réalités changeantes et nouvelles.
Pour faire face à ce problème, qui en vient à rendre non viables des réhabilitations simples par manque de confiance dans les possibilités et les qualités du bâtiment, une ligne de recherche dans ce domaine a vu le jour. Il s’agit de connaître et de documenter, avec tous les détails et toute la précision possibles, les différents matériaux et techniques de construction rencontrés dans les bâtiments traditionnels, et de les faire connaître aux professionnels qui doivent travailler à la réhabilitation de ces bâtiments. Dans différents pays, existent des initiatives de ce type (par ex. : les Compagnons en France, Enrique Nuere en Espagne, et bien d’autres) ; mais, là où cette volonté de reconquête de l’esprit de la tradition des traités d’architecture et des manuels de construction du XIXe siècle a été la plus forte, c’est en Italie. En Italie, sur l’initiative du professeur Paolo Marconi, d’importants travaux de terrain ont été réalisés qui ont donné lieu à diverses publications. Réunies sous le titre générique de Manuale del Recupero, ces publications sont de véritables encyclopédies de détails constructifs d’architecture traditionnelle. Les Manuale montrent comment les bâtiments ont été construits et indiquent les différents matériaux utilisés ainsi que leur disposition. Cela permet au technicien chargé du diagnostic d’évaluer le bâtiment en toute sécurité, et au projeteur d’envisager des propositions de réhabilitation cohérentes avec les particularités et le lieu. Les Manuale ne se limitent pas à présenter les détails constructifs, ils font aussi des propositions d’intervention pour résoudre les principaux problèmes, propositions adaptées à chaque système de construction. Il faut signaler aussi ce que l’on pourrait appeler la deuxième génération de Manuale : les Codice di Pratica, dans lesquels le degré d’implication dans l’analyse structurelle est plus important et les orientations vers la réhabilitation extrêmement précises. Conséquence de la précision locale des détails, le domaine territorial et chronologique d’application de chaque Manuale est tout à fait limité. À ce jour, ceux de Rome (1989), de Cita di Castello
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(1990), de Naples (1993), de Palerme (1997) et de Matera (1997) ont été largement diffusés.
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Montoro, Andalousie, Espagne
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Je n’ai plus l’âge des espoirs, j’ai besoin de certitudes
José Saramago
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« Je n’ai plus l’âge des espoirs, j’ai besoin de certitudes. » Ces mots lucides du Nobel méditerranéen José Saramago pourraient tout aussi bien exprimer le grand besoin que la grande chance de l’architecture traditionnelle.
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Sarihacilar, Turquie. Dans l’ensemble du Bassin méditerranéen, un bon nombre de constructions d’une indiscutable valeur patrimoniale sont menacées de disparition. Il faut donc réunir les efforts pour leur mise en valeur et leur sauvegarde.
Parc immense dans tous les pays riverains, l’architecture traditionnelle est dépositaire de siècles et de modes de vie. En cela elle incarne une part considérable de la civilisation qui fonde nos comportements. Si elle est témoin des choses qui changent, elle est en même temps dépositaire de ce qu’un siècle de modernité tout au plus n’a pas modifié dans nos goûts, nos références et nos racines. L’enjeu devant lequel nous sommes est son processus d’adaptation : saura-t-elle une fois encore accueillir des habitants en leur fournissant ce qu’ils revendiquent à bon droit de qualité de vie. Si la solution est matérielle, la réflexion qui y préside est plus globale.
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Pera, Chypre. La réhabilitation et l’adaptation des bâtiments anciens, dans le respect de l’environnement et des techniques traditionnelles de construction, permettent d’avancer sur le chemin de l’amélioration des conditions de vie de leurs habitants et de la qualité du paysage urbain. 3
Carmona, Andalousie, Espagne. L’intégration de nouveaux bâtiments dans les centres historiques est l’un des défis les plus difficiles à relever pour tout architecte. Le respect des volumes, des textures et du chromatisme de l’ensemble est indispensable pour obtenir une rénovation harmonieuse.
Il n’y a pas plus d’un tiers de siècle que des politiques de récupération des centres historiques se sont mises en place à peu près partout. Elles se sont développées dans chaque pays et, pour faire la preuve de leur pertinence, elles doivent encore se constituer en projet social mieux concerté, intégré, qualifié. De pratique courante et de marché en développement, la réhabilitation pourrait, devrait s’ériger en discipline qui articule les approches mêlées d’une société moderne : culturelles et identitaires, économiques puisant dans le besoin social, durables songeant à préserver son capital. A l’instar des grands équipements structurants, la récupération de l’architecture traditionnelle peut prétendre à être un grand projet, faire l’objet d’une grande politique, à la fois culturelle et de l’habitat.
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Hébron, Palestine. Les travaux de réhabilitation exigent de faire appel à des artisans connaissant les techniques traditionnelles de construction et capables d’incorporer les améliorations que les nouveaux matériaux et les nouvelles technologies permettent d’offrir aux structures anciennes. 5
Barcelone, Catalogne, Espagne. Les formes et l’intensité de la régénération des centres historiques peuvent être très variées, depuis les orientations purement spéculatives jusqu’aux améliorations sociales évidentes. Les revendications des habitants du quartier sont souvent l’une des composantes de ces opérations de rénovation urbaine.
UNE SITUATION CONTRASTéE Des atouts combinés
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Arriolos, Portugal. L’évolution et la croissance urbaines contrôlées, grâce à l’aménagement des volumes et au respect du tracé historique, permettent le développement de petits villages, tout en revalorisant leur patrimoine architectural traditionnel.
Pour cela l’architecture traditionnelle détient de vrais avantages et correspond opportunément aux sensibilités du moment. Sa valeur patrimoniale n’est plus à démontrer ; dans une conscience du patrimoine qui a évolué du monument exceptionnel vers un large territoire culturel et son tissu bâti, elle est par excellence le lieu d’actualité d’une réflexion sur la conservation et l’usage. Toujours plus d’espaces protégés disent cette ambition. Lieu de sauvegarde bien que patrimoine modeste, elle est un nouveau champ d’expérimentation pour un exercice intelligent de mise en valeur. Un exercice moins technique et curatif que pour la conservation physique des matériaux des monuments, qui peut évoluer et inventer des pratiques vers une réinterprétation, adaptation, expression plus continue, créative des modes constructifs de l’architecture traditionnelle. Lieu de liberté qui permettrait d’actualiser le passé en nourrissant le présent d’histoire.
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Au plan social, voilà un extraordinaire parc de logements, déjà édifié, tramé au cœur de la ville aussi bien que du village, nourri de mémoire, partie du pouls urbain et avec ses services
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Monemvassia Au-delà de la complexité des étapes, la conviction d’un parcours
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Le site se trouve sur un îlot abrupt, relié à la côte par un pont. La « ville haute », fortifiée, occupe le sommet du rocher (300 m) et se distingue nettement de la « ville basse », également entourée par une enceinte, qui s'étend sur le versant sud du monticule. Dans toute l'enceinte du haut, considérée comme site archéo-
de proximité. Souvent vétuste voire ruiné, comprimé ou trop dense, mais cependant susceptible de régénération, d’un remploi plus satisfaisant que le rejet de ses populations aux confins de la cité. Ces quartiers centraux sont de plus parsemés d’édifices réadaptables en équipements nécessaires aux services locaux.
logique, toute construction est exclue, tandis que l'agglomération du bas n'a jamais cessé d’être occupée par quelques habitants. Les deux sites conservent bon nombre de monuments importants remontant de la période byzantine jusqu’au XIXe siècle. Monemvassia constitue peut-être un des meilleurs exemples reflétant le caractère de la Grèce médiévale.
Marché pourvoyeur de main-d’œuvre, la reconquête de l’architecture traditionnelle structure des entreprises petites et moyennes, de proximité, tout en réactivant les filières de production, transformation, distribution des matériaux, souvent traditionnels, qu’elle consomme. Elle génère un tissu économique stable et souple, bien adapté au contact avec le particulier.
Loger les populations au cœur historique, accueillir un tourisme patrimonial : ambitions pour un projet de réhabilitation de l’architecture traditionnelle
Le tourisme, atout économique puissant, deviendra probablement, après le logement, son meilleur activateur, bien que ses forces nécessitent plus de maîtrise. En effet, phénomène identifié pour la première fois dans le Dictionnaire d’Oxford en 1811, il est devenu en moins d’un siècle la première industrie mondiale (selon les données de l’Organisation mondiale du tourisme) et la Méditerranée, le premier foyer récepteur de la planète. Pourtant la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (Rio, 1992), où fut légitimée au niveau international l’option du développement durable, n’inclut pas le tourisme comme un des objectifs centraux, pas plus d’ailleurs que l’architecture traditionnelle. Pourtant c’est du « local » que l’industrie du tourisme se nourrit principalement ! Regardons de plus près les alternatives au tourisme littoral (1) et considérons les conquêtes de l’éco-tourisme ou de l’hébergement rural, ce qu’elles ouvrent de bonnes possibilités, prometteuses et dynamiques. Rappelons-nous combien elles sont en sympathie avec le parc immobilier traditionnel, qu’il soit en ville ou immergé dans un terroir aux saveurs authentiques.
La réhabilitation de la « ville basse » a commencé dans les années 1960 selon la législation grecque des villes classées et la déontologie de la restauration internationale. Les maisons existantes mais abandonnées ont été réparées, complétées parfois de quelques parties dont la morphologie ne laissait aucun doute. Plus tard, et surtout après 1980, quand Monemvassia est devenue extrêmement à la mode, les bâtiments conservés étaient à bout de souffle. Progressivement, on a commencé à intervenir sur des bâtiments qui conservaient de moins en moins d'éléments. Il ne s'agissait plus de réparations, mais d'une vaste restauration. On ne respectait qu'à la limite certains des articles de la charte de Venise. L'argument des protagonistes de cette prise de position était que c'est aussi important de sauvegarder la vue d’ensemble de l'agglomération que les bâtiments eux-mêmes. Et en effet, Monemvassia vue du large, ne devait pas avoir au XVIIe siècle un aspect très différent de celui d'aujourd'hui. Et ceci tenant compte du fait que l'aspect du détail est également très valable. C'est sans doute l'heureuse coexistence du talent des architectes et du contrôle efficace et continu de l’Etat qui a pu avoir un résultat, certainement intéressant.
Au-delà des perspectives d’emplois, il y a dans ces transformations du parc vers un nouvel usage la chance de créer des revenus pour des populations, les fixant localement et enrayant les exodes.
Dernièrement, plusieurs projets qui concernent la partie de la ville où il n'y a presque plus de vestiges ont été approuvés. En dehors de la question déontologique qui se pose, un autre problème grave s’est présenté : celui de la saturation. Les infrastructures s’avèrent insuffisantes, la circulation des piétons dans les ruelles n'est plus aisée, tandis que les eaux sales s'infiltrent à travers le rocher dans la mer. Les exigences de la vie moderne ne permettent plus l’existence viable du même nombre de personnes dans le même espace. Que faut-il faire ? A-t-on le droit de « figer » un tel site ? Que fera-t-on avec les expropriations des terrains excessivement chers,
(1) S’il est vrai que depuis dix ans des efforts et des progrès ont eu lieu pour ce qui est du binôme tourisme/environnement, il n’est pas moins vrai que partout en Méditerranée on peut toujours voir s’élever des centaines de milliers de mètres carrés pour satisfaire les demandes touristiques et à côté des milliers de mètres carrés d’architecture traditionnelle dégradés, abandonnés ou mis à ras systématiquement.
du moment qu'un quart environ de la ville n'est pas bâti ? Un comité, composé par des spécialistes, a été agréé
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par le ministère de la Culture pour résoudre ce problème, certes extrêmement ambigu.
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Sagesse du remploi, création de richesses en valorisant ce qui préexiste, mise en lumière d’une culture et d’un patrimoine sont autant d’arguments qui s’inscrivent dans la durabilité et l’intégration territoriale du développement.
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ensemble ancien. Il faut introduire désormais des outils de réflexion cultivés pour obtenir un acte de bâtir conforme à un milieu traditionnel. Sans la conquête de cette intelligence du contexte, sans développer le grand chantier de la bonne commande, de la bonne formation des acteurs, la rapidité, la force de transformation (ou l’effet de l’abandon) auront raison d’un parc immobilier fragile parce que entre deux époques. Il y a donc à la fois urgence et danger. Cependant, bien avertie et canalisée, la capacité de transformation des moyens actuels pourrait être réencadrée et appliquée positivement à la sauvegarde et à la revitalisation de cette architecture.
L’architecture traditionnelle ne doit pas être comprise comme un problème sectoriel, particulier et marginal, traité de façon isolée, mais au contraire comme partie intégrante et substantielle du corps social et économique ordinaire. Seule la normalité, et non pas la stigmatisation, permettra de la réintégrer à un quotidien naturel, commun, dynamique et porteur du futur où elle pourra recevoir autant qu’apporter. L’architecture traditionnelle n’est pas un problème, mais une solution. Solution qui contribue au rééquilibrage territorial par une implantation bien répartie, par l’offre de logement et une bonne qualité de vie. Solution car c’est une potentialité du marché de la construction que de relancer techniques, matériaux et main-d’œuvre, surtout locaux, ce qui peut contribuer à réduire les effets de la banalisation. Solution qui satisfait pleinement, par la réutilisation de l’existant et par son respect environnemental (2), aux critères de durabilité avec une épargne très significative d’énergie et une baisse de la consommation inconsidérée d’espace.
Il n’y aura jamais en Méditerranée de conservation systématique et tous azimuts des sites de l’architecture traditionnelle. Il y a donc une question de fond : ce qui doit absolument demeurer, ce qui peut disparaître (3). Avec l’obligation de définir ce qui peut se satisfaire d’une mémoire documentaire, avant disparition, destinée à alimenter et préserver notre mémoire collective. Avec en parallèle l’obligation de définir ce sur quoi il faut mener un travail de protection, de réhabilitation, de réintégration et de réutilisation. Il faut dans cette décision probablement autant d’expertise que de responsabilité locale. La « charte du patrimoine bâti vernaculaire » de l’ICOMOS (ratifiée en 1999) propose, sur ce point du devenir, une approche collégiale (4), bien que sans citer clairement la question d’une sélection, selon nous inévitable. Il y a aussi un deuxième aspect : les bénéficiaires de la conservation. En appui sur sa fonction essentielle d’habitat, l’architecture traditionnelle devra d’abord servir les populations qu’elle abrite, devra toujours les accompagner dans le sens de l’amélioration de l’habitat sans être un obstacle pour celle-ci. Il s’agira en même temps de garantir la transmission de cette architecture aux générations futures tout en exploitant, dans le respect, toutes les capacités qu’elle a de générer du progrès et d’améliorer le cadre de vie. Une politique de revitalisation de l’architecture traditionnelle doit tenir compte tant des procédures d’encadrement que des aides. Si le marché n’est pas aidé, si sa dynamisation n’est pas organisée, on ne saura pas s’infiltrer efficacement pour traiter les espaces concernés. Aujourd’hui l’architecture traditionnelle est entre deux eaux : assez ordinaire pour risquer la condamnation, d’assez grande valeur pour bénéficier de la grâce patrimoniale (5). Le troisième volet, c’est comment on doit faire cette conservation. L’architecture traditionnelle est bâtie avec des techniques ancestrales ayant une valeur culturelle essentielle à laquelle nous ne pouvons pas renoncer, ni en termes de conservation ni en termes d’utilisation. Transmettre le savoir-faire aux jeunes maçons est donc indispensable ; tout comme nous ne pouvons pas renoncer aux possibilités que nous offrent matériaux et techniques contemporains (6). C’est l’équilibre entre le traditionnel et le contemporain, avec le respect patrimonial et le souci d’amélioration du cadre de vie de la population, qui est l’enjeu de la récupération de l’architecture traditionnelle.
Parc immobilier parfois fonctionnel, parfois patrimonial, l’architecture traditionnelle balance entre des options de transformation, presque incontrôlables, et le statut d’espace à protéger et à subventionner comme tel
Des fragilités et des doutes Moyens décuplés, matériaux et techniques modernes d’intervention sur le bâti font l’effet d’un bouleversement brutal. Les lents processus de transformation d’un passé artisanal sont sans aucune mesure face à la colossale puissance de remplacement que nous donne l’industrie actuelle du bâtiment. C’est affaire d’échelle et de rapidité ; ainsi, intervention signifie parfois mutilation, et une louable intention d’améliorer, équiper, adapter revient parfois à dénaturer profondément. L’évolution naturelle, autrefois absorbée parce que utilisant les mêmes moyens pour des modifications accessoires, est devenue un risque véritable où, à la sortie, l’immeuble, l’îlot, le quartier sont méconnaissables. Autrement dit, si l’intervention n’est pas bordée par un projet (un cahier des charges ou un architecte ou un homme de métier… sensibles, avertis), elle s’évadera du contexte local et patrimonial, elle sera naturel-lement écrite en rupture avec le bâti support. On en est à ce paradoxe aujourd’hui qu’entretien ou réhabilitation lourde doivent procéder d’une résistance à des réflexes constructifs et à des solutions standard s’ils veulent s’inscrire en continuité d’un
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Lorsqu’elle est protégée, l’architecture traditionnelle est sous l’empire de textes législatifs nationaux. Les pays du Bassin possèdent des lois ou des codes du patrimoine, révisés ou apparus souvent dans la dernière décennie, qui incorporent, avec parfois certaines différences significatives sur les définitions, les idées actuelles sur la question. Dans chaque pays, plus
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le degré d’autonomie régionale est grand, plus la législation du patrimoine est pensée à ce niveau territorial régional, ce qui bénéficie à l’architecture traditionnelle par une approche moins générique et plus inspirée par la réalité locale. Dans les États plus centralisés, la loi a tendance à désigner et à mesurer le patrimoine depuis un niveau national, et le niveau local voit donc diminuer ses opportunités et ses chances. Quant à l’esprit des textes, certains ont une tonalité conservatoire et d’autres relèvent d’une attitude plus revitalisante. La décentralisation favorise la deuxième tendance, probablement car, devant intégrer et répondre à des problèmes sociaux et économiques, elle est plus imprégnée de réalité et d’usage. A l’échelle régionale, les seuils temporels à partir desquels il y a statut et prise en charge patrimoniale sont déterminés, ici et là, de façon fort différente. Il s’ensuit que le choix du parc à protéger, son inventaire ou ses différents niveaux de protection sont des questions à géométrie variable. Mais certainement le problème majeur rencontré est le décalage entre le texte et son application. Le manque d’instruments (réglementaires, ressources humaines et budgétaires) rend très difficile le déploiement de la loi dans certains pays du Bassin.
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Siwa, Égypte. La fragilité de certaines architectures les rend tout spécialement vulnérables à l’action des agents naturels et au passage du temps. La survie de l’architecture de terre est liée à son entretien. 2
À proximité de Sfax, Tunisie. Il existe dans cette région des constructions que l’on peut considérer comme éphémères à cause du type de matériaux avec lesquels elles sont construites. Cette caractéristique ne leur ôte aucune valeur, mais elle rend leur préservation plus difficile. 3
Alcantarilla, Múrcia, Espagne. Musée de la Huerta. La perte de la fonctionnalité de quelques typologies architecturales exige leur entrée au musée afin d’en garantir la transmission pour les générations futures. 4
Fès, Maroc. La continuité de la production de matériaux traditionnels, dans certains pays méditerranéens, ainsi que le maintien des artisans spécialisés constituent l’un des facteurs clés qui doivent contribuer aux tâches de conservation de l’architecture traditionnelle.
De plus, régie depuis le niveau national, l’architecture traditionnelle est au carrefour de plusieurs autorités : culture, logement, urbanisme, aménagement du territoire, agriculture, environnement... De ce fait, elle ne constitue ni un sujet à part entière ni par conséquent un projet global cohérent : parc immobilier parfois fonctionnel, parfois patrimonial, parfois accessoire, son repérage et sa gestion, opérés à partir de critères très hétérogènes, inspirent des politiques très différentes, contradictoires, selon le ministère de tutelle concerné.
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Marsanne, France. La force de la tradition a toujours été un élément fondamental dans l’homogénéité de la composition, de la distribution et de l’image des bâtiments traditionnels. Les critères actuels d’intervention, liés à des modes passagères, peuvent entraîner une grave perturbation de l’image urbaine. L’intervention des autorités locales est, dans ce cadre, absolument indispensable. 6
(2) Car réhabiliter consomme beaucoup moins que démolir et reconstruire, surtout si l’on analyse et compare les coûts énergétiques nécessaires à la production des matériaux modernes ou à l’obtention ou réutilisation des traditionnels, et il en est de même pour ce qui est du recyclage ou de la pollution.
Bethléem, Palestine. La réhabilitation se diffuse comme une forme d’amélioration des conditions de vie de la population. Dans certains pays, elle répond à l’initiative privée, et dans d’autres des projets de coopération internationale sont les moteurs de ces interventions.
(3) Claude Lévi-Strauss écrivait à cet égard : « La nécessité de préserver la diversité des cultures dans un monde menacé par la monotonie et l’uniformité [...] il ne suffira pas, pour atteindre ce but, de choyer les traditions locales [...] c’est le fait de la diversité qui doit être sauvé, non le contenu historique que chaque époque lui a donné et qu’aucune ne saurait perpétuer au-delà d’elle-même. » Race et histoire, UNESCO, 1952.
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Irbid, Jordanie. Le traitement muséographique de l’architecture populaire constitue une action pédagogique importante. Le Museum of Jordanian Heritage comprend un bâtiment abandonné et presque en ruines, provenant du village proche de Samad, qui est devenu l’un des éléments les plus suggestifs du musée.
(4) Extrait de la charte ICOMOS : « La construction vernaculaire (…) est un processus en évolution nécessitant des changements et une adaptation constante en réponse aux contraintes sociales et environnementales. Partout dans le monde, l'uniformisation économique, culturelle et architecturale menace la survie de cette tradition. La question de savoir comment résister à ces forces est fondamentale et doit être résolue non seulement par les populations, mais aussi par les gouvernements, les urbanistes, les architectes, les conservateurs, ainsi que par un groupe pluridisciplinaire d'experts. »
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Majorque, îles Baléares, Espagne. Un bon indicateur de l’intérêt du tourisme pour l’architecture traditionnelle est la grande affluence que l’on constate dans les enceintes d’architectures populaires réinterprétées. C’est le cas, par exemple, des pueblo español – villages espagnols reconstitués – qui permettent de faire le tour de la diversité de la tradition espagnole en quelques heures.
(5) Pourtant, il ne faudrait pas tomber dans l’obsession de la recherche ou de la « reconstruction » de l’espace perdu, de la société perdue, de la maison perdue, de l’homme perdu. Sur ce point, la société actuelle doute et hésite dans une certaine confusion entre ce qui est vivant ou périmé, neuf ou vieux, utile et inutile.
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(6) Le progrès n’est autre chose qu’une superposition d’efforts, avec des éléments neufs qui se produisent en certains temps. La nature, qui sait assez bien faire les choses, n’a pas elle-même procédé autrement. Elle n’oublie ou n’omet rien de son passé, mais elle ajoute et améliore. Entretiens sur l’architecture, T. II, Viollet-le-Duc, Vve. A. Morel & Cie Éditeurs, Paris, 1872, pp. 76-77.
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Ces trois fragilités, physique à encaisser les chocs, existentielle à revivre ou à disparaître, réglementaire à appartenir un peu trop à chacun, lui nuisent mais ne la condamnent nullement ; elles ouvrent au contraire des champs de créativité déjà inaugurés partout dans le Bassin.
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Rashid, Rosette, Égypte. La diffusion de l’information concernant le patrimoine local est une action décisive pour la sensibilisation de la population quant au respect de sa valeur. Dans cette modeste présentation se trouve chacune des constructions importantes de la ville, avec la date de construction. Une tâche pédagogique très importante.
Une grappe d’initiatives
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Beaucoup de choses se sont faites et se mettent en place au jour le jour sur notre sujet. Toutefois, initiatives, expériences menées ici et là avec plus ou moins de succès restent souvent isolées, trop partielles, sans processus de continuité, cantonnées à un territoire administratif ou au chantier lui-même, au-delà duquel aucune propagation n’a lieu. Bien que syncopées, étincelantes mais éphémères, ces interventions témoignent d’une excellente vitalité et ouvrent des pistes très intéressantes dans les champs de la réflexion, des procédures, des stratégies ou des travaux. Pas d’inventaire ici de tout ce foisonnement, mais quelques rapides points de repère.
Malaga, Andalousie, Espagne. La richesse de la coloration et des textures que comporte l’architecture traditionnelle est un élément essentiel de sa récupération. Les études de couleur pour identifier et divulguer largement cette information ont constitué un objectif pour de nombreuses municipalités des bords de la Méditerranée, avec l’aide d’institutions internationales. 3
Tunis, Tunisie. L’organisation de conférences, de journées et de cours spécialisés, depuis déjà plusieurs années, est devenue un outil de base de divulgation des connaissances et de débat permettant de trouver les formules adéquates pour la conservation de notre patrimoine vernaculaire.
Trois décennies de politiques de réhabilitation et de réflexion sont le socle
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d’une intégration du parc ancien à réussir dans une société moderne
Cabanes d’Argence, Camargue, France. La volonté de la société de retrouver des références dans la tradition de chaque lieu explique pourquoi ce type de logement rural est particulièrement apprécié du tourisme familial. Par ailleurs, cela permet de réinterpréter l’architecture populaire et de la destiner à un nouvel usage.
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Elles sont des réponses au processus de dégradation du parc bâti ancien. Elles ont permis de créer des schémas d’organisation très efficaces depuis vingt-cinq ans : des capacités de gestion de l’espace, de mobilisation de ressources économiques, de constitution d’équipes d’études, de subventionnement (7), d’encadrement des travaux. Une véritable culture opérationnelle s’est mise en place, qui a connecté l’amélioration du logement, la revitalisation du commerce et de l’artisanat au centre, les infrastructures liées à la vie moderne et les aménagements urbains. Les aides à la pierre étant généralement pondérées selon les revenus des personnes. Ces expériences menées souvent dans les pays les plus riches ont fabriqué certains savoir-faire qui circulent chez les opérateurs, architectes, spécialistes des différentes disciplines. Tous les croisements de ces coopérations, jusqu’ici rien que bilatérales, contribuent à constituer une expertise d’un autre ordre. On y échange davantage d’idées que de modèles, on évalue les méthodes des autres dans une approche plus créative, plus métissée entre les deux rives, avec des réseaux qui petit à petit se connectent. Notre propre réseau CORPUS nous pousse à explorer de nouvelles pistes, de nouvelles formules et peut-être à reprendre de bonnes stratégies garées ou égarées quelque part sur les différents chemins entamés depuis des années ; nous pousse à aller au-delà des évidences et à contribuer modestement à repenser la Méditerranée, pour ce qui nous concerne à partir de son architecture traditionnelle.
Avignon, France. Les initiatives internationales, qui, après un intense travail par pays, permettent des rencontres et des débats d’experts pour la mise en commun des méthodologies de travail et l’échange d’informations, garantissent aussi une avancée décisive dans la sauvegarde de l’architecture populaire. Une des réunions du projet euroméditerranéen CORPUS.
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• Les politiques de réhabilitation
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Riwaq Un dévouement d’ONG au service du patrimoine
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Riwaq, en arabe, se réfère à un espace couvert, ouvert vers l'extérieur par une série de colonnes. La galerie
riwaq est souvent située sur la façade principale, fonctionnant comme une terrasse d'accueil.
• L’action internationale
Riwaq, Centre pour la conservation architecturale, ONG créée en 1991 pour veiller à la conservation et la protection du patrimoine culturel palestinien, est hébergée dans une riwaq house à Ramallah, remplie
Innombrables, les conférences, colloques scandent au jour le jour l’évolution d’une pensée sur le patrimoine méditerranéen. La parole des chercheurs, intellectuels, savants cherche à y capter les miracles du voisinage ou les dégâts des changements du monde. Cet immense volume d’échanges produit de la vision et de la tolérance, c’est-à-dire quelque chose comme de la poésie et du sentiment d’appartenance. Mais il produit aussi des textes de références, recommandations, chartes, sortes de compromis visionnaires qui donnent du sujet une image vers quoi tendre. Certainement, des hommes de terrain auraient tendance à considérer ces textes comme insuffisamment précis, opérationnels. Critique bien rapide et mauvais procès à des documents cadres, dont le but n’est pas de solutionner mais de réfléchir, de mettre en relation des éléments d’un contexte et de ne pas agir par réflexe, sans le temps du doute et de l’analyse. Le document le plus proche de notre sujet et le plus récent est la charte du patrimoine bâti vernaculaire de l’ICOMOS déjà citée plus haut. Au-delà des généralités de tout texte qui ambitionne une portée universelle, celui-ci cadre les idées dans quatre champs qui sont nos clés d’entrée habituelles : l’angle de l’espace et du statut de l’objet dans un ensemble ; l’angle du temps pour un objet tout à la fois historique, évolutif et contemporain ; l’angle de la valeur et du processus de constitution de l’intérêt et de la beauté ; l’angle de la responsabilité et de qui porte la charge de la pérennité de ce patrimoine. Ce texte, ses cousins qui utilisent d’autres angles d’attaque sont des apports appréciables parce qu’ils équilibrent des approches qui se font parfois concurrence. Sans dire la Méditerranée ni ses complexités – personne ne fera ce travail en particulier, comme un manuel applicable à toute une région tampon entre trois continents –, ils proposent une forme de sagesse. Incantation à la coresponsabilité plutôt que mode d’emploi. Offre de la société civile aux décideurs de « penser globalement et agir localement ».
chaque jour du travail, de l’enthousiasme, l’investissement personnel autant que professionnel d’une équipe de treize spécialistes. Tous les matins à onze heures sur la terrasse, la savoureuse liturgie du breakfast contribue à renforcer implicitement le compromis commun qui habite chacun : sauvegarder le patrimoine culturel de son peuple. Certains jours le fromage, les olives, le yoghourt, la viande, d’autres le hoummous et le foul, ou encore d’autres, le manaqeesh, parfois quand quelqu’un revient de Jérusalem, le ka’ek, et toujours le thé ou le café garantissent le plaisir du repas partagé.
Actuellement, leurs efforts portent sur : • l’inventaire national, exhaustif et sur tous les territoires de l’Autorité Nationale Palestinienne,
Il y a donc, depuis sept décennies (8), ces grands forums de la conscience universelle qui produisent et actualisent une réflexion sur la mémoire et sur ce qu’il faut lui conserver de matérialité pour qu’elle ait un sens. Il faut assurément chaque fois reposer cette question. Mais il faudra insister un jour sur les vides, ouvrir celle qui la prolonge : mettre en relation le fait culturel et les moyens qu’on lui consacre. Faire, dans le cadre régional, le travail d’analyse critique, de bilan de ce qui s’est fait afin de se concentrer sur stratégie et faisabilité pour l’avenir. Décaler l’intelligence d’appréciation du déclaratif vers le gestionnaire. En m a t i è r e d e
• la réhabilitation d’Hébron, où une délégation permanente a été ouverte, • le projet d’embellissement urbain de Bethléem, • la réhabilitation d’une mansion à Ein Sinia pour accueillir le Memory Museum, • le projet d’activités et de production de matériel pédagogique sur l’architecture traditionnelle pour élèves et enseignants, • les travaux de recherche (publication de deux ouvrages à ce jour), • et finalement les projets internationaux, dont CORPUS, les partenariats, les conférences, congrès, et, tâche difficile mais nécessaire, la recherche de fonds pour pouvoir entretenir ressources humaines et projets. Riwaq reçoit actuellement environ 450 000 dollars de subventions provenant de l’Agence suédoise pour la coopération et le développement, de la Ford Foundation et de la Rockefeller Foundation. Parallèlement, les
(7) Pour motiver l’investissement privé comme pour aider les plus démunis, les dispositifs de subvention, très pratiqués dans tout le Bassin, échelonnent leurs aides entre 10 % et 70 % des coûts de réhabilitation.
programmes internationaux génèrent des recettes transformées en produit intellectuel. Dans un environnement politique, économique et social difficile, virant trop souvent au très difficile voire
(8) Depuis la charte d’Athènes sur la restauration (1931), il ne serait pas difficile de grouper plus de deux cents textes de référence, parmi lesquels chartes, conventions internationales, résolutions, recommandations et rapports du Conseil de l’Europe, de l’UNESCO, de l’ONU, de l’ICOMOS, de l’ICOM... en faveur du patrimoine ou concernant des activités gravitant autour de lui. Un long chemin a été parcouru depuis, et cette énorme quantité de réflexions et de recommandations a eu des effets importants sur la sensibilisation et sa suite d’adhésions et de réalisations.
hostile, Riwaq est un exemple d’efficacité et de ténacité, de compétence et de bonne stratégie, tant pour la définition de ses objectifs que pour la définition de son rôle dans la société palestinienne. Riwaq est déjà, sans aucun doute, une référence pour l’univers des ONG qui s’occupent de la sauvegarde
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du patrimoine architectural.
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patrimoine, le régional est un niveau de conscience, celui du commun partagé ; pour cet objectif, c’est la bonne échelle. Pour l’action, en revanche, c’est le niveau local qui est pertinent. Et dans le travail sur le localement possible, dans une logique opérationnelle, on n’échappera pas à faire une relecture adaptée des principes, de ce que les acteurs en présence peuvent raisonnablement réaliser à partir des alertes sur : espace, temps, valeur, responsabilité, ces déterminants de l’architecture traditionnelle évoqués ci-avant.
architectes et techniciens, décideurs. Elle est résolument orientée vers la réhabilitation de l’architecture traditionnelle. Bien que de très bon augure pour notre sujet, elle n’est encore présente que dans des îlots de la région. Là où elle s’exerce, on expérimente de nombreuses formules d’accompagnement des professionnels : stages organisés sur les sites, formations intra-entreprises, expertise technique sur chantier, perfectionnement technique rapide ou formations qualifiantes…
• Etudes et publications
C’est bien une grappe d’initiatives, à multiples entrées, qui contribue à caractériser l’intervention sur l’architecture traditionnelle. Mouvement en croissance, foisonnant, il atteste d’une conviction. Il lui reste à se mieux structurer dans son cadre d’exercice : niveau local pour l’action, niveau régional pour la réflexion, le partenariat et la coopération.
En parallèle des considérations universelles, la réflexion locale, nationale, parfois régionale a produit une masse considérable de documents. Elle constitue un fonds de plusieurs centaines de bons ouvrages, de plusieurs milliers d’articles qui appréhendent l’architecture traditionnelle selon de multiples approches. Depuis les brochures d’information, les monographies locales, les méthodes de réhabilitation jusqu’aux corpus de description territoriale ou travaux scientifiques… on trouve des ouvrages qui célèbrent les terroirs, qui stimulent la conservation, qui vulgarisent la connaissance, qui sont du domaine de la recherche universitaire, publiée ou à caractère pédagogique. Rappelons aussi l’immense travail d’inventaire et de catalogage entrepris dans les pays riverains (depuis parfois suffisamment longtemps pour que le recensement documente édifices ou ensembles entre-temps effacés du sol : apparition d’un savoir qui n’endigue pas toujours la disparition physique). Inventaire systématique pour le patrimoine protégé, plus aléatoire pour l’autre : même si elle fait selon les pays l’objet de priorités inégales, l’architecture traditionnelle est désormais repérée et décrite dans ses lieux et types essentiels.
DES ORIENTATIONS Un cadre de référence Nos propositions s’articulent autour de cinq pistes convergeant toutes vers la sauvegarde, la réintégration et la réutilisation de l’architecture traditionnelle. 1.- Désenclaver l’architecture traditionnelle de sa situation actuelle d’isolement et de cloisonnement qui la tient à l’écart des grandes décisions et la soumet en permanence à la catégorie du marginal et de l’annexe. L’arracher à l’oubli. 2.- Conjuguer de manière effective et efficace l’échelle régionale et l’échelle locale, les mêmes acteurs accédant et agissant à ces deux niveaux. Passer de l’échelle de réflexion, concertation, planification, échanges, à l’échelle d’application des projets dans l’intelligence. Veiller à la remontée de tous les résultats, évaluations, initiatives, récoltés au niveau local pour que leur prise en compte soit déterminante dans les stratégies et décisions futures. Un transit d’idées et de réalités dans les deux sens, une perméabilité entre les deux échelles qui devra garantir que la diversité et la spécificité seront toujours mises en relief.
Associer chacun au devenir de son cadre de vie, mieux le connaître, accoupler mémoire et projet : une nouvelle citoyenneté à déployer en Méditerranée
• La formation
3.- Diffuser les acquis vers les cercles de compétence ; y être présents et influents. Toute intervention ne devra pas être confinée sur elle-même mais devra chercher un effet propagateur, pédagogique, stimulant. Tant par l’irrigation horizontale, pour éveiller et impliquer les autres centres d’intérêt (ethnologie, histoire, mais aussi entreprise, formation…), que par l’influence verticale des régulateurs du marché et des instances de décision.
Le patrimoine fait l’objet d’enseignements spécifiques surtout dans le domaine de la conservation monumentale et des espaces protégés. Dans les universités, dans les écoles d’architecture de nombreux pays riverains, se sont créés des certificats de spécialité autour de ce sujet (9). C’est timidement que ces initiatives privilégiant le patrimoine majeur commencent à s’élargir vers l’architecture traditionnelle, encore trop souvent nondiscipline qui devra conquérir ses lettres de noblesse.
4.- Harmoniser les foyers de décision et les équilibres les reliant. Ce sont les trois sommets d’un triangle : l’usager, la règle, le concepteur. Autour de ce triangle gravitent des dynamiques (commande, administration, marché, entreprise, formation...), d’une grande importance qui peuvent modifier de façon substantielle la tension convenable entre les trois foyers.
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Dans le milieu plus informel et de grande vitalité de la formation continue, une offre de cours de plus en plus importante se met en place pour les acteurs du marché : hommes de métier,
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5.- Assurer le « feed-back » avec un réseau régional regroupant les pays méditerranéens, fondé sur des objectifs communs, partagés et solidaires, visant le travail en commun et l’échange d’expériences tournés vers la sauvegarde et la réhabilitation de l’architecture traditionnelle dans le Bassin.
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Grèce. Dès la deuxième moitié du XIXe siècle, l’architecture traditionnelle a éveillé l’intérêt des érudits. Nombreuses sont les publications générales et spécialisées qui ont une influence sur ce patrimoine et permettent de le diffuser. La vaste collection sur l’architecture traditionnelle grecque des éditions Melissa en est un bon exemple.
Trois lignes d’action indissociables
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Fès, Maroc. Grâce aux initiatives locales ou aux aides internationales, des centres de formation spécialisés dans la récupération des métiers de la construction ont été créés pour éviter la perte du savoir-faire et pour répondre à la demande de travaux de réhabilitation.
Préserver les valeurs de l’architecture traditionnelle ne se fera pas sans créer des conditions nouvelles de regard sur le parc, ce qui amène à agir autant sur des groupes d’acteurs que sur des idées. Des changements sont à opérer dans les mentalités, comme la pertinence de conserver des tissus urbains, comme faire la preuve de leur adaptabilité. Un développement de la connaissance est à encourager, pour que ce « patrimoine sans papiers » acquière ses experts locaux, leur savoir, leurs échanges. L’introduction de nouvelles méthodes de travail est à imaginer, avec de meilleures études diagnostiques, avec de meilleurs liens inter-administrations, des profils professionnels plus larges, des relais d’assistance.
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Figazano, Italie. Les Ateliers internationaux jouent un rôle essentiel dans la formation pratique des professionnels qui doivent intervenir sur le patrimoine. 4
Mouans-Sartoux, France. L’Échange international de restauration urbaine de 1987 a permis à un bon nombre de professionnels internationaux de s’initier à la coloration des façades et d’approfondir les techniques de la chaux.
• Sensibilisation Elle doit jouer le rôle d’un réseau de l’identité, elle a vocation à toucher toutes les couches de la société, à infiltrer les catégories professionnelles avec un nouveau message sur l’architecture traditionnelle, à favoriser la capillarité de ce message vers le plus grand public, à rendre le sujet suffisamment familier pour qu’une véritable appropriation et une revendication de qualité s’opèrent dans le milieu des habitants et des usagers. Il est pertinent de faire ce travail de sensibilisation sur le parc bâti ancien parce qu’il est un objet social courant, utilisé et partagé par la population. Une valeur d’usage qui en fait un milieu qui parle à tous, concerne tous, ne revêt pas les aspects élitistes ou savants des objets culturels exceptionnels : chacun s’y reconnaît, c’est un cadre ordinaire. C’est aussi un lieu d’identité, de saveurs et particularités. Au moment où les modes de vie contemporains transforment le bâti ancien, il faut que les deux nécessités simultanées, préserver et améliorer, soient comprises et conduisent à de bonnes solutions architecturales, culturellement satisfaisantes pour un parc traditionnel de qualité. Pour les acteurs professionnels qui y interviennent quotidiennement, c’est une meilleure conviction sur leur propre responsabilité dans le résultat qualitatif qui est visée, ainsi que l’idée d’un bâti ancien compatible avec les usages contemporains. Plus particulièrement, c’est mettre au point des outils qui informent, qui permettent de voir différemment un cadre de vie, les ouvrages, matériaux, métiers qui ont servi à son édification. Il ne s’agit pas de délivrer des apprentissages mais de donner un éclairage.
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Serpa, Portugal. Les initiatives qui incitent les habitants à prendre soin de leurs maisons et à en apprécier les valeurs donnent de bons résultats et de grandes satisfactions. 6
Almeria, Andalousie, Espagne. La situation et les ressources théâtrales permettent de transmettre les valeurs et le goût du patrimoine aux générations futures. 7
Senterada, Catalogne, Espagne. Les métiers ancestraux, qui se sont peu à peu perdus dans le vertige de la modernisation et de l’incorporation des nouveaux matériaux, deviennent un objet d’étude et de fête. 8
Acre, Israël. La longue histoire dont disposent tous les lieux habités de la Méditerranée permet de trouver des moments clés de célébration qui servent de référence culturelle et patrimoniale. 9
Ramallah, Palestine. Tout prétexte est bon pour faire réfléchir quant aux valeurs patrimoniales et historiques d’un peuple. 10
Fès, Maroc. Les métiers de l’artisanat constituent un patrimoine à récupérer pour lui-même, et sont l’objet de plus en plus d’études.
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(9) Tunisie, Liban ont même créé des institutions spécifiques, de portée transnationale dans leurs zones respectives, entièrement dévolues aux métiers classiques du patrimoine bâti, à l’instar des initiatives existantes en Italie et en France notamment.
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Sensibiliser est faisable en exploitant des mécanismes et des outils. En prenant appui sur les réseaux : écoles et universités pour les jeunes et étudiants, organisations professionnelles pour les architectes, entreprises, métiers, ministères et collectivités territoriales pour les agents publics. En prenant appui sur les médias comme l’écrit, l’image, la vidéo, le montage d’événements locaux, les cellules de conseils…
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Les nouvelles technologies de la communication constituent un outil pour une vaste circulation de l’information liée à l’architecture traditionnelle. Sur la page web d’ICOMOS, on peut prendre connaissance de la charte que cette institution internationale a mise en place pour la sauvegarde de ce patrimoine. 2
Elmali, Turquie. Les habitants, usagers de cette architecture, sont les agents qui ont le plus à dire et à faire pour sa préservation. L’opinion des personnes de tous les âges, leur attitude positive et leur goût pour les valeurs de ce patrimoine garantissent une évolution équilibrée à l’avenir.
Davantage qu’un enseignement académique, la formation est à envisager comme un service permanent
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Barcelone, Catalogne, Espagne. Nombreux sont les métiers de la construction qui ont été transmis de génération en génération grâce à l’héritage familial. De nos jours, cette forme de transmission tend à disparaître, mais il existe encore des jeunes stucateurs qui n’ont pas renoncé à la tradition.
et de proximité auprès des acteurs et usagers du bâti ancien
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Ainsi, la sensibilisation peut articuler des formes différentes et combinées, des outils individuels et collectifs, pour des cibles serrées (sur des groupes, des lieux) ou pour le grand public :
Mügla, Turquie. Commission de préservation du patrimoine. Avec une organisation plus ou moins décentralisée et territorialisée, tous les pays méditerranéens ont organisé un réseau d’experts qui ont à leur charge la conservation de l’architecture traditionnelle.
– depuis les brochures sur les métiers, les formes architecturales, les règles applicables à l’espace et au bâti, – jumelée avec la création d’événements thématiques, locaux ou régionaux, – relayée par des programmes régionaux de télévision sur le sujet, – soutenue par des ateliers du patrimoine, guichet permanent d’expertise dans les sites en opération.
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Ce schéma n’est pas exhaustif et les outils sont à adapter à chaque groupe cible.
Amerzi, Maroc. La Méditerranée est un monde de contrastes. Alors que certaines techniques de construction disparaissent dans de nombreux endroits, dans d’autres elles se maintiennent bien vivantes. Cette richesse alliée à leur perméabilisation aident considérablement à la préservation de l’architecture.
Le point clé serait d’agir dans un plan concerté auprès de plusieurs groupes ; ces groupes sont les mêmes pour la sensibilisation que pour la formation. 1. Personnels des collectivités publiques Responsables de la règle d’intervention, mais aussi puissants maîtres d’ouvrage publics, ces personnels détiennent l’orientation du marché de la réhabilitation. C’est par leurs décisions que les zones de concentration du bâti traditionnel peuvent devenir des délaissés ou des musées, des sas de transit de l’émigration urbaine ou des quartiers de « gentrification ». 2. Professionnels et étudiants de la maîtrise d’œuvre On cherche à s’appuyer sur l’activité du marché de la réhabilitation pour la hisser au rang d’une véritable discipline au sein de l’exercice de l’architecture, qui mobilise un champ spécialisé de connaissance, observation/diagnostic, projet, prescriptions, contrôle de qualité.
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Tunis, Tunisie. Les Associations pour la Sauvegarde de la Médina (ASM), présentes dans de nombreuses villes tunisiennes, agglutinant autour d’elles tous les agents impliqués dans la récupération et la revitalisation des vieilles villes, ont une longue tradition et ont fait preuve de leur efficacité. Leurs fonctions englobent l’étude, la sensibilisation, le projet et la réhabilitation des médinas.
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Alentejo Cheminements divers, réussir un même objectif : la formation
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Dans le village de Mertola, c’est l’approche par l’archéologie qui a été le moteur de l’étude et de la recherche des techniques traditionnelles de construction, mais aussi du démarrage d’un processus de réhabilitation de tout le site. En 1978 l’aventure débute par des travaux de fouilles et consolidation des structures,
Dans ce contexte, l’opposition neuf/ancien n’est plus pertinente et les deux champs participent de la formation de l’architecte.
dirigés par Claudio Torres. La population est alors en décroissance. Petit à petit, les activités de sauvetage et de reconstruction entreprises sur ce vaste chantier, notamment des infrastructures et des équipements, vont inverser le processus de dépérissement et créer les conditions d’un repeuplement.
3. Métiers, artisans, entreprises, formateurs des métiers Veiller à ce que les professionnels de l’exécution demeurent dépositaires d’une culture technique traditionnelle du bâti ancien et parallèlement utilisateurs des technologies de la construction moderne. C’est-à-dire qu’ils connaissent vertus et défauts des techniques traditionnelles comme contemporaines, qu’ils les considèrent au même niveau, qu’ils les emploient sans exclusive mais dans les situations respectives appropriées.
L’opération a été l’occasion de faire venir in situ des maîtres artisans, tant pour réaliser la reconstruction de murs de torchis, de pierre sèche, de moellon, de voûtes de brique, de toits de roseaux,… que pour transmettre des savoir-faire qui étaient en voie de disparition.
4. Usagers/habitants et jeunes Renforcer le rôle social des usagers, seniors et juniors, pour qu’ils portent une revendication de qualité du traitement de l’architecture traditionnelle. Ce groupe est le premier acteur de la commande, c’est une force, c’est sur lui qu’il faut investir pour exercer un lobbying populaire capable de favoriser une évolution du parc conforme à l’identité d’une communauté. 5. ONG, associations de sauvegarde Mettre en contact ces protagonistes de la société civile avec de larges sources d’information, des réseaux d’expérience utiles à leur travail et leur rôle de porteurs/diffuseurs d’ambitions pour l’architecture traditionnelle. • Formation Accrochée à son site, l’opération accompagne un développement soutenu et équilibré avec des répercus-
Elle doit jouer le rôle d’un réseau du savoir pour les cinq catégories ciblées. Un produit de formation au moins est à préparer « à la carte » pour chaque famille d’acteurs du marché de la réhabilitation. Le choix de travailler d’abord pour les professionnels en exercice paraît le plus pertinent puisqu’il concentre l’énergie sur les agissants. Ceci par un dispositif de greffe, selon les opportunités, qui ne nécessite pas de négocier a priori avec les instances académiques de l’éducation. Toutefois, la solution idéale serait de travailler avec ces circuits de la formation initiale réglée. Mais dans le contexte actuel, qui demande rapidité, on s’orientera vers une option de formation continue, essentiellement parce qu’elle s’exerce avec une logistique très souple, légère et mobile (perfectionnement par sessions courtes et in situ pour les actifs). En outre, son montage est simplifié du fait que chaque public dispose d’une tête de réseau identifiable (ordre des architectes, ministère de rattachement…) et mobilisable en tant qu’interlocuteur, informateur, recruteur, organisateur.
sions dans le domaine de la sauvegarde du patrimoine archéologique, historique, architectonique, paysager et environnemental. A quelques kilomètres de là, l’Ecole des arts et métiers traditionnels de Serpa est née en 1994 des conclusions de la « 7e Conférence Internationale pour l’étude et la conservation de l’architecture de terre ». Cette expérience interministérielle aura été une première mondiale. Le programme de cette formation a été élaboré par l’ICCROM, CRATerre et la DGEMN (Direcção-Geral dos Edifícios e Monumentos Nacionais) en accord avec les directives du programme des arts et métiers du ministère de l’Éducation du Portugal. L’objectif de cette formation était de former des maîtres en construction, spécialisés dans les techniques traditionnelles, plus particulièrement dans les techniques de la terre crue. Ceci afin de doter hommes et entreprises de compétences et connaissances pour mener à bien la réhabilitation du patrimoine existant, mais aussi la construction neuve en terre, sous forme d’un laboratoire permanent.
Pour mettre en place des outils de formation chez les professionnels ou dans d’autres circuits, plusieurs niveaux de prestation sont à envisager :
Sept ans après, cette formation existe toujours. L’enseignement est échelonné sur trois niveaux distincts organisés sur trois ans : production de matériau, systèmes constructifs et chantier. Il assure l’intégration des élèves sur des chantiers de réhabilitation grâce aux protocoles établis entre l’école et divers organismes locaux.
– L’ingénierie pédagogique, pour aider à l’installation de nouveaux centres ressources de formation, pour adapter des centres existant en leur greffant de nouvelles activités. – La création de modules généraux, liés à l’expérience et au management de la réhabilita
Beaucoup de pragmatisme et d’efficacité pour ré-enraciner, à travers deux formules très différentes, les
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acteurs du bâti dans leur culture technique portugaise.
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tion (des produits pour décideurs, opérateurs de terrain, ONG, tous en charge d’encadrement et de stratégie). – La création de modules thématiques, liés aux domaines du savoir et du projet (des pro duits pour architectes et enseignants du secondaire, en charge des questions globales du bâti ancien). – La création de modules de spécialisation, liés aux savoir-faire, matériaux et techniques (des produits pour les métiers et les formateurs, leur perfectionnement dans les techniques traditionnelles). – L’atelier sur chantier avec un formateur tournant, ici coréalisateur partiel des ouvrages.
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– L’entreprise du bâtiment, travaillant à l’organisation des chantiers, à l’application des techniques traditionnelles et modernes dans le bâti ancien, au contrôle de qualité, aux matériels, aux réseaux de distribution. (Elévateurs pour petits travaux, systèmes d’échafaudage, injecteurs pour coulis de mortier, outils informatiques adaptés à l’organisation du chantier...) – La conception, travaillant sur des protocoles, calcul, essais, pilotage, comme sur la théorisation. (Méthodologies du diagnostic et du projet ; outils de décision ; instruments d’inspection ; logiciels techniques ; manuels de réhabilitation...) – La règle et l’encadrement, travaillant sur le corpus législatif, sur les outils du décideur et sur les procédures. (Coordination inter-ministérielle, dispositifs d’instruction, d’encadrement technique, aides financières, guide des campagnes de ravalement…)
Ceci est un schéma parmi d’autres possibles. Au sein de la discipline, c’est un processus de perméabilité vers tous les acteurs de la filière qui est à entreprendre ; et l’on peut faire l’hypothèse qu’il en sortira des effets sur les méthodes de travail : adaptation des règles, modification des spécifications, amélioration des projets, procédures d’encadrement et de contrôle de qualité, évolution des comportements techniques. Sur les marches de la discipline, c’est un processus de propagation vers la formation des autres professionnels qui ont à faire avec le sujet qui serait à entreprendre : économistes, sociologues, historiens… qui nourrissent la phase de pré-intervention, mais aussi gestionnaires, ONG du patrimoine, acteurs du tourisme… qui interviennent post-intervention dans l’exploitation de l’architecture traditionnelle.
Pour chacun de ces secteurs, la recherche est une attitude qui intervient en amont (processus d’analyse, échantillonnage), qui s’expérimente in situ et qui en aval doit permettre de réorienter après échec, de breveter ou de modéliser. Il faudrait insister sur l’importance d’impliquer pleinement l’Université dans ce volet. En effet, cette institution est en général indépendante, possède des capacités et expérience notables, est en position de fournir une considérable quantité de travail à partir de programmes établis avec les élèves et enseignants ; il y a là un sérieux potentiel intellectuel.
• Recherche
On a évoqué trois chemins pour pénétrer les groupes et les idées ; plusieurs publics, plusieurs fonctions, savoirs, sensibilités, pratiques : les intelligences sont réparties, diffuses. Pour réussir, la réhabilitation doit les cumuler et les combiner, l’action de revitalisation est par nature pluridisciplinaire, c’est-à-dire nécessairement à élaborer en commun.
Deux manières d’entendre le mot : ce qui existe mais dont on ne dispose pas, c’est-àdire trouver l’information, et ce sur quoi il faut avancer, produire, inventer, c’est-à-dire la spéculation.
Les trois lignes d'action – sensibilisation, formation et recherche – qui viennent d'être exposées constituent les trois pieds de la table qui en garantissent la stabilité. Ce sont l’efficacité de ces actions et l’équilibre entre elles qui renforcent le processus de récupération de l'architecture traditionnelle. Ces actions, en elles-mêmes, ne produiront pas un effet direct quant à la sauvegarde de ce patrimoine. Cependant, elles donnent l’impulsion nécessaire et en constituent la pièce fondamentale, en apportant les outils nécessaires qui permettront d’atteindre une réhabilitation correcte et cohérente.
Pour la première, une vaste banque de données dans la spécialité pourrait répondre, c’est l’affaire d’un réseau organisé qui contribue à mettre en commun ses ressources. On peut avoir là la fonction annuaire (des acteurs, des produits, des procédés, des hommes-ressource…) qui informe sur le secteur de l’entreprise, de la production et du marché. Mais aussi les fonctions agenda, forum des questions/réponses, etc. La recherche appliquée à notre sujet pourra être à caractère général ou associée à une intervention. Dans ce dernier cas, elle se croiserait avec l’activité homologue du module formation et pourrait travailler sur les mêmes domaines et centres d’intérêt. La recherche générale devrait s’associer à quatre secteurs :
Réhabiliter/revitaliser l'architecture traditionnelle Améliorer le confort, conserver le patrimoine La vieille ville et son printemps Retour à la vie Le cœur ancien travaille pour le futur Vivre le centre ancien Technologies modernes, solutions anciennes Les opérations programmées d’amélioration de l’habitat pour préserver la « vraie » ville.
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– La production et la commercialisation des matériaux, travaillant à l’amélioration des processus de fabrication des matériaux traditionnels, à l’amélioration de leurs qualités, à l’adaptation des matériaux nouveaux pour l’ancien et à l’assouplissement du marché. (Améliorer les briques de terre crue, préparer des mortiers à la chaux prêts à l’emploi, des systèmes de réparation de poutres en bois ou de traitement de l’humidité...)
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Il s’agit là de certains des slogans de sensibilisation et de publicité qui, au cours de ces dernières années, ont été utilisés comme emblèmes des multiples initiatives de réhabilitation développées dans les villages et les villes de la Méditerranée. Par ailleurs, les chiffres concernant
Espagne Les traités de construction sont des documents dans lesquels sont décrites les techniques constructives utilisées dans chaque lieu concret à différentes époques de l’histoire. Les techniques traditionnelles y sont toujours présentes, comme dans le cas présent où Juan de Villanueva (Arte de Albañileria, 1827) nous présente les éléments nécessaires pour la préparation du pisé. 2
Pour des raisons d’identité, d’opportunité économique,
Aurès, Algérie. Les documents photographiques apportent une information détaillée et précise sur des endroits aujourd’hui transformés. Cette information nous permet d’approfondir l’étude de l’évolution des typologies et d’en apprécier l’authenticité.
de bonne gestion de ses exceptionnels atouts, la région, en réseau, devra développer la réhabilitation
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Rhodes, Grèce. Les voyageurs de la fin du XIXe siècle ont montré un grand intérêt pour la connaissance de l’architecture, des traditions et des formes de vie des différentes régions de la Méditerranée. Leurs gravures constituent aujourd’hui une grande source d’information.
la réhabilitation dans les différents pays méditerranéens parlent d’eux-mêmes : il y a des pays où l’activité du secteur de la construction destiné à l’entretien et à l’amélioration des bâtiments existants dépasse 60 % des montants investis annuellement ; il y en a d’autres où elle n’atteint pas 10 %. Sommairement, on pourrait dire que la croissance de l'activité de la réhabilitation est un indicateur du développement économique d’un pays.
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Sidi Bou Saïd, Tunisie. L’industrie touristique est l’un des moteurs importants de la réhabilitation. Dans des endroits totalement consolidés, on est parvenu à un équilibre entre les caractères originaux fondamentaux et les réinterprétations.
La réhabilitation de l’architecture traditionnelle, même les slogans le disent clairement, n’est pas seulement une action physique d’amélioration de la solidité et des prestations qu’offrent les bâtiments. La récupération de la trame et du paysage urbains en est aussi un fait indissociable ; de même que la régénération du tissu social, l’amélioration des conditions de vie de la population et la consolidation d’une structure commerciale et économique souvent dégradée sont inhérentes à toute réhabilitation, on pourrait dire qu’on parle en termes de durabilité. Il est donc clair que l’objectif fondamental de toute réhabilitation consiste à rendre la vie et à redonner des forces, c'est-à-dire à revitaliser les logements, les commerces, les ateliers des artisans, les bâtiments, les rues, les quartiers, les villes et tout un patrimoine qui est la référence culturelle d’un peuple, afin que tout puisse demeurer vivant.
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Psematismenos, Chypre. La réhabilitation de logements comme résidences secondaires acquiert un rôle de plus en plus important dans la conservation de l’architecture traditionnelle. 6
Millas, Turquie. Les travaux d’entretien inhérents à cette architecture donnent des résultats très liés à la tradition et d’une grande authenticité pour le bâtiment, de même que pour la trame urbaine. Le fait que ce soit les mêmes familles qui aient vécu dans la maison pendant des générations est précisément ce qui permet cette conservation. 7
Au vu des chiffres, on peut se demander pourquoi l’activité de réhabilitation se développe d’une manière aussi intense dans certains pays et aussi limitée dans d’autres, bien que les politiques de réhabilitation soient relativement récentes un peu partout. Les facteurs sont divers et en même temps en rapport les uns avec les autres. L’un d’entre eux est essentiel, c’est le moteur de toute cette activité : le facteur économique. La valeur du patrimoine immobilier des centaines de milliers de bâtiments qui composent le parc édifié d’architecture traditionnelle méditer-ranéenne est absolument incalculable. Le coût de relogement de millions de personnes, qui vivent aujourd’hui dans ces bâtiments, dans de nouvelles constructions est inabordable pour l’économie du pays le plus riche. En revanche, introduire des améliorations dans le parc édifié pour rendre plus dignes les conditions de vie des habitants est tout à fait viable, et c’est l’option adoptée par les pays les plus développés : entretenir, réhabiliter et revitaliser.
Santorin, Grèce. La re-création d’une architecture sur la base d’une bonne connaissance de ses invariants traditionnels et du respect de la règle permet d’obtenir de nouveaux ensembles pleinement intégrés, comme l’hôtel situé au premier plan. 8
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Le Caire, Égypte. L’activité productive et commerciale qui est développée dans les centres historiques est la meilleure garantie du maintien en vie de leur architecture et des formes de construction traditionnelles. Il suffit d’y ajouter un encouragement des pouvoirs publics pour que la réhabilitation s’enracine avec force et permette l’amélioration des conditions de vie des habitants.
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Par ailleurs, on ne peut pas ignorer la valeur économique complémentaire qu’implique le fait de disposer d’un attrait touristique de première importance. De nos jours, le centre historique d’une ville qui présente des conditions de conservation adéquates et une offre touristique intégrée dans le patrimoine d’architecture traditionnelle lui-même représente un grand potentiel touristique. Force est de constater que les intérêts économiques liés à l’activité de réhabilitation ne sont pas négligeables, et nombreux sont les pays dans lesquels l’initiative privée et les pouvoirs publics travaillent conjointement à faire de la réhabilitation une réalité et une alternative à la construction neuve systématique.
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Tavira, Portugal. L’équilibre entre l’activité propre à chaque lieu et le profit que l’on peut tirer des attraits touristiques est un élément qui peut permettre un développement durable et respectueux de l’environnement de la ville, de même qu’une récupération idoine de son patrimoine construit. 2
Ghardaïa, Algérie. Le résultat d’une tâche sérieuse d’étude et de mise en valeur de l’architecture de la vallée du M’Zab a été une réhabilitation très respectueuse de la tradition et bien intégrée dans la bourgade. C’est ce qui lui a permis de devenir un exemple pour la Méditerranée et une référence mondiale.
Malgré les aspects positifs de la réhabilitation, dans une perspective régionale, nous sommes encore très loin de la situation normalisée qui nous permettrait d’envisager avec optimisme l’amélioration et la conservation du patrimoine d'architecture traditionnelle. Dans le chapitre précédent, certaines des difficultés existantes ont été mises en relief : rappelons simplement le rejet social envers ces bâtiments perçus comme obsolètes, le manque d’engagement de la part des administrations responsables, la pression des nouveaux matériaux et des systèmes constructifs déracinés, le manque de formation des responsables politiques, des techniciens et des professionnels impliqués, le manque de ressources économiques et fonctionnelles pour envisager des opérations concrètes, ainsi que tant d’autres facteurs que la réalité quotidienne nous montre en tous lieux.
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Fès, Maroc. Lorsque les bâtiments que nous devons réhabiliter présentent une grande richesse formelle et décorative, il est souvent nécessaire de faire appel à de bons artisans capables d’affronter l’intervention avec succès. Les résultats que l’on peut atteindre sont alors réellement intéressants. 4
Montilla, Andalousie, Espagne. La structure productive et sociale qui se maintient encore vivante permet à des cortijos comme celui-ci d’être conservés en très bon état. On peut alors y incorporer les nouveaux éléments que la société actuelle exige.
La réhabilitation n’est cependant exempte ni de risques ni de pièges. Les multiples expériences de ces dernières années doivent nous servir de leçon quant à ce qu’il convient de faire et ce qui doit être évité. De nos jours, suite à des programmes de réhabilitation incohérents dès leur origine, nombre de villes et de villages – surtout européens – ont « muséifié » leurs centres historiques ; et ceux-ci sont devenus de véritables parcs thématiques dans lesquels les vendeurs de souvenirs et les touristes semblent être les seuls habitants. Il n’est pas non plus étonnant de trouver des villes dans lesquelles la réhabilitation a entraîné une complète mutation sociale, ayant expulsé les habitants d’origine vers les zones périphériques pour créer des quartiers de haut standing, absolument enchanteurs, en plein cœur urbain. Une autre erreur de certaines réhabilitations, déconnectées de la réalité et de l’identité de chaque lieu, est l’uniformisation des centres historiques du fait de l’utilisation indistincte de matériaux, de mobilier urbain, d’éléments décoratifs standardisés qui détruisent la saveur locale pour donner un faux-semblant traditionnel, prétendument universel.
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Wadi Musa, Jordanie. Dans une région où la pression touristique est très forte, à cause de sa proximité de Petra, on trouve cependant des initiatives de réhabilitation d’un petit village quasi abandonné. Il sera destiné à recevoir le public, mais dans le respect le plus strict de sa modeste architecture. 6
Gordes, France. La récupération d’ensembles urbains singuliers et vivants demande un engagement commun de la part de la population et de le municipalité. Le résultat est évident. 7
Jérusalem. Ville multiculturelle par excellence, dans laquelle cohabitent toutes les cultures qui ont été présentes au cours des millénaires sur les bords de la Méditerranée, elle doit être un exemple symbolique de réhabilitation urbaine et d’intégration sociale respectueuses de toutes les traditions.
Faire front à toutes ces tendances et difficultés n’est pas une tâche facile. Les intérêts économiques émergeant autour des plus-values que génère une opération de réhabilitation sont très importants. La pression du tourisme de masse et de consommation comporte des contradictions dont les solutions sont complexes. Cependant, il existe aujourd’hui de nombreuses expériences réussies dans différents noyaux historiques qui apportent la preuve que la réhabilitation et la revitalisation ne sont jamais exemptes de tensions, mais qu’atteindre un bon équilibre est une chose parfaitement possible. Ce sont précisément les trois pieds de
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la table, ou lignes d’action, dont nous avons parlé plus haut qui doivent permettre de donner une cohérence et une certaine solidité aux opérations de réhabilitation. C’est dans ces actions que se trouve la solution. Seul le rééquilibrage entre les facteurs politiques, économiques, sociaux et culturels permettra une bonne réhabilitation et une authentique revitalisation ; et celles-ci seront alors la conséquence de la sensibilité et de la formation qui seront parvenues à tous les acteurs impliqués, ainsi que de l'application des nouveaux outils qui doivent naître des tâches de recherche.
Le texte ne finit pas ici ; suivent encore des dizaines d’artisans, provenant d’autant de régions différentes et lointaines ! Malgré une telle pluralité de gestes artisanaux, leur ferveur profonde, le résultat fut un bâtiment d’une magnifique cohérence et d’une grande unité dans le style. Seules une extraordinaire compétence de tous ceux qui participèrent à son édification et une minutieuse coordination permirent à cette riche, énorme diversité, d’exprimer une harmonieuse excellence. Cette manière de travailler anticipait il y a longtemps le réseau qu’aujourd’hui, par ces lignes finales, nous tentons d’imaginer : s’attacher le meilleur de chacun, de toute provenance. Nous aussi participons d’un objectif commun ; il est désormais tourné vers la qualité de vie de toute la population et non plus vers le seul prince. A l’avenir de témoigner un jour peutêtre de la compétence et de la finesse des Méditerranéens d’aujourd’hui à s’occuper d’euxmêmes. Cela équivaudrait à une architecture traditionnelle réintégrée en plénitude.
Bassin, matrice, carrefour,… mots qui constatent notre fait régional : à nous de retisser les liens d’excellence pour qu’ambition et compétence servent à nouveau nos façons d’habiter et de transmettre
(10) Extrait du texte connu comme Document de Susa, raconté par Darius, roi perse ( ? - 486 av. J.-C.), autoproclamé Roi des Rois, à l’occasion de la construction de son palais à Susa.
Aujourd’hui deux idées clés s’imposent : réseau et réintégration. La première définissant une façon de travailler, une structure, une stratégie, la deuxième prescrivant un projet pour notre architecture. Toutes deux sont déjà devenues inséparables et on ne saurait composer ce couple autrement. Cet accouplement est capable de cristalliser les courants revitalisants qui irrigueront les recoins de notre Bassin d’échanges ; ils sont ces « lieux privilégiés de rencontre » qu’évoque avec conviction Amin Maalouf au seuil de cet ouvrage. Ce serait réadapter un processus qui a existé dans le passé. Il nous est notamment parvenu de la Méditerranée orientale, là où notre cœur a commencé à battre, un document ancien (10) de plus de deux mille cinq cents ans et rédigé par le Roi des Rois :
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Celui-ci c’est le palais que je bâtis à Susa. Creuser le terrain, et étendre les gravats, et mouler la brique, le peuple de Babylonie le fit. Le bois de cèdre, d’une montagne appelée le Liban, de là-bas on l’emmena ; le peuple syrien, lui, l’emmena jusqu’en Babylonie ; depuis la Babylonie les Carriens et les Ioniens l’emmenèrent à Susa. Le bois de Yaka depuis Gandara et Carmanie fut emmené. Les piliers en pierre ne furent pas pris ici, mais d’une carrière appelée Abiradush, à Uja, de là-bas ils furent emmenés. Les tailleurs de pierre furent des Ioniens et des Sardes. Les orfèvres qui travaillèrent l’or furent des Mèdes et des Égyptiens. Les hommes qui travaillèrent la brique cuite furent des Babyloniens. Ceux qui décorèrent le mur furent des Mèdes et des Égyptiens.
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Cap de Creus, Catalogne, Espagne. Photo : Richard MartĂn
ITHAQUE
Quand tu partiras pour Ithaque, souhaite que le chemin soit long, riche en péripéties et en expériences. Ne crains ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni la colère de Neptune. Tu ne verras rien de pareil sur ta route si tes pensées restent hautes, si ton corps et ton âme ne se laissent effleurer que par des émotions sans bassesse. Tu ne rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni le farouche Neptune, si tu ne les portes pas en toi-même, si ton cœur ne les dresse pas devant toi. Souhaite que le chemin soit long, que nombreux soient les matins d’été, où (avec quelles délices !) tu pénétreras dans des ports vus pour la première fois. Fais escale à des comptoirs phéniciens, et acquiers de belles marchandises : nacre et corail, ambre et ébène, et mille sortes d’entêtants parfums. Acquiers le plus possible de ces entêtants parfums. Visite de nombreuses cités égyptiennes, et instruis-toi avidement auprès de leurs sages. Garde sans cesse Ithaque présente à ton esprit. Ton but final est d’y parvenir, mais n’écourte pas ton voyage : mieux vaut qu’il dure de longues années, et que tu abordes enfin dans ton île aux jours de ta vieillesse, riche de tout ce que tu as gagné en chemin, sans attendre qu’Ithaque t’enrichisse. Ithaque t’a donné le beau voyage : sans elle, tu ne te serais pas mis en route. Elle n’a plus rien d’autre à te donner. Même si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t’a pas trompé. Sage comme tu l’es devenu à la suite de tant d’expériences, tu as enfin compris ce que signifient les Ithaques.
Constantin CAVAFY
Ithaque de Constantin CAVAFY. Traduction du grec par Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras. "Poèmes", pages 102, 103, Poésie/Gallimard 1978. Reproduit avec l'aimable autorisation des Éditions Gallimard. Konstantinus Kavafis (1863-1933), connu également sous le nom de Cavafy et considéré comme un des plus talentueux poètes Grecs modernes, est pourtant né à Alexandrie, où il a vécu l’intégralité de ses soixante dix ans à l’exception de huit années partagées entre Liverpool et Istanbul. Il est depuis récemment considéré comme le plus grand poète Méditerranéen des temps modernes.
Architecture Traditionnelle Méditerranéenne Achevé d'imprimer le Jour de l'Europe, à Barcelone, le 9 mai 2002 le 26 Safar 1423 le 27 Iyar 5762
Architecture Traditionnelle MĂŠditerranĂŠenne