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Deuxième édition de la revue apériodique éditée par l’Espace d’art contemporain HEC, XVI retrace, du printemps 2014 à décembre 2015, dix-huit mois de propositions artistiques et culturelles. Images et textes sont intimement mêlés et mettent en lumière les coulisses : nous attachons une importance toute particulière aux processus de conceptions, aux ressentis des élèves, à la participation de tous. Cette publication a pour objectif de rendre compte de la grande diversité des activités et de leurs spécificités. Pas réellement centre d’art, au sens habituel du terme, l’Espace d’art contemporain HEC se veut un lieu hybride d’expérimentation. C’est pourquoi, à la fois, des élèves HEC, des artistes, des critiques d’art, des commissaires d’exposition, des journalistes, des partenaires ont contribué à ce numéro. Six résidences d’artistes se sont déroulées pendant ces quelques mois. Laurence De Leersnyder s’est rapprochée d’entreprises spécialisées, en particulier de Lafarge, pour édifier trois monolithes. Redonnant vie à différents matériaux trouvés sur place, Sylvain Ristori a agrandi notre Zone d’Utopie Temporaire (Z.U.T.) et a réalisé DreamCatcher. Le duo Barreau et Charbonnet a réinterprété la pyramide de Maslow ; cinq nouveaux modules de détente et de réflexion agrémentent désormais les pelouses. Sean Hart a proposé aux étudiants de réfléchir à un monde meilleur, loin des peurs ancestrales. Sur le lac artificiel, situé en bas du parc, le Collectif Etc a installé son Brochet géant, inoffensif au demeurant. Liliana Motta a, quant à elle, simplement et sublimement, reflété la beauté des paysages quotidiens. Lieux de rencontre, de triangulation, de travail, de cours…, les sculptures sont prises d’assaut dès que les rayons du soleil les rendent accueillantes. Elles ont enrichi le parcours d’art Vestiges Éphémères, qui jalonne les 130 hectares du parc. Toutes ces œuvres jouent avec notre contexte et ont été construites sur place, souvent avec la complicité des équipes techniques du campus. Les « autres » activités sont présentées par ordre chronologique. Trois publications ont été éditées. Des expositions, des conférences, des débats, des tables rondes, des dispositifs pédagogiques, en France et à l’étranger, ont été réfléchis et organisés. De beaux partenariats, très enthousiasmants, ont été noués en particulier avec le ministère de la Culture, radioartemobile et D/A/C, l’Institut du monde arabe, le MAC/VAL (musée d’Art contemporain du Val-de-Marne) à Vitrysur-Seine, Glassbox, ArtCOP21, HEC alumni/culture… Nous remercions chaleureusement toutes les personnes qui ont contribué directement ou indirectement à cette revue. Grâce à elles, nous sommes en mesure de proposer un panorama polymorphe des apports de la création contemporaine à un campus comme le nôtre. À travers cette revue, nous espérons partager le plaisir que nous avons reçu en concevant et en mettant en œuvre ces différentes actions. Anne-Valérie Delval Directrice de l’Espace d’art contemporain HEC



Concretum. L’empreinte du sol levée vers le ciel est la seconde des réalisations proposées par Laurence De Leersnyder sur le site de HEC. Celle-ci creuse encore davantage – au propre et au figuré ! – la relation au lieu de résidence et de production. Cet ensemble de trois sculptures monolithiques en béton est une référence directe au mégalithisme en tant que forme d’architecture primitive. À travers ce projet, elle se confronte à l’échelle monumentale (ainsi qu’à la pérennité dont celle-ci s’accompagne bien souvent), tout en réussissant à préserver sa démarche de sculpteure. Car il s’agit bien ici de ce geste récurrent dans le travail de l’artiste : une prise d’empreinte. Un processus élémentaire, premier même, qui s’applique ici directement au sol. Trois vastes trous furent d’abord creusés dans la terre, formant des moules naturels où le béton fut coulé ; les trois volumes ainsi obtenus furent ensuite levés au même endroit, in situ. Ces empreintes « d’après nature » s’inscrivent, tout comme L’Envers du vide, laissé par la pierre de l’entrée *, dans la réflexion menée par l’artiste sur les « fabriques de jardin ». Ces constructions, dont elle trouve sur le campus de HEC quelques exemples notables, recréent artificiellement un morceau de nature. Cependant, davantage qu’un point de vue dans le cheminement d’un « parc à fabriques » : Concretum. L’empreinte du sol levée vers le ciel convoque un imaginaire qui n’est pas sans évoquer la mythologie des cromlechs – ou « enceinte de pierres levées » –, dont on ignore encore à l’heure actuelle les usages précis. Quelque chose du lieu de culte, presque. En choisissant d’ériger ses trois sculptures en cercle, l’artiste dessine un nouveau site : un espace de projection où se rencontrent passé, présent et avenir ; un espace à investir pour toutes les générations d’étudiants, de chercheurs, de visiteurs. Marie Cantos, critique d’art * Créée en 2013 lors d’une résidence, cette œuvre réalisée à partir d’une empreinte d’une grotte artificielle située en contrebas du campus a été exposée dans le hall du bâtiment académique du MBA. 6


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Né en 1984, Sylvain Ristori se fait connaître dans les années 2000 par ses actions dans le milieu urbain, qui le classent d’abord comme un artiste du street art sous le nom de Sambre (crew VAO, 1984, French Kiss). Les œuvres de ce jeune artiste formé à la menuiserie se caractérisent, le plus souvent, par des créations recourant au bois et prenant la forme d’accumulations conçues in situ, en fonction des contextes. « Pour moi, souligne l’artiste, la création n’est jamais totalement innovante : il s’agit plus de redigestion de ce qui nous entoure. » DreamCatcher représente pour Sylvain Ristori la deuxième étape d’un chantier entrepris en 2014 dans le parc du campus de HEC. Son point de départ ? Une petite cabane construite par le collectif Wharf, retravaillée par WOS, un autre collectif d’artistes, puis décorée par le graffeur Kouka. Celle-ci, de forme cubique, posée sur l’herbe à deux pas des logements étudiants de l’école, évoque l’abri des chantiers autant que la « Walden Cabin » édifiée jadis par Thoreau dans les bois, à l’écart de la ville de Concord. Cette construction générique, havre pour le repos et le retrait, Sylvain va s’attacher à la rendre plus conviviale. Il commence par ajouter, sur son toit, une loggia couverte dénommée Nest, le « nid ». À cette première adjonction s’aboutent bientôt deux autres extensions de sa main, respectivement un salon avec atrium dénommé DreamCatcher puis, quelques mois plus tard, un parvis doublé d’une terrasse, Bridge. DreamCatcher, comme le veut la méthode propre à Sylvain Ristori (la création d’installations faites de pièces de bois récupérés), est élaboré de la même manière que Nest : construction de type réemploi, en utilisant des matériaux trouvés à même le site du campus. Ses matériaux ? Des pavés de ciment pour le sol de l’extension, du bois taillé en poteaux ou en planches pour ses piquets de soutènement, des vis et des gaines de plastique pour l’armature du bâti et pour les fermes de toiture. La forme que Sylvain donne à DreamCatcher est celle d’un couloir couvert débouchant sur une rotonde ouverte sur le ciel, à la manière du Panthéon romain. De manière littérale, le réseau de fils et de liens qu’utilise l’artiste pour solidifier la structure de la rotonde n’est pas sans conférer à cette dernière l’allure du dreamcatcher amérindien, cet « attrapeur de rêves » ressemblant à une toile d’araignée ou à une petite épuisette, ici surdimensionné et porté à l’échelle de l’architecture domestique, par dilatation spatiale. Bien malin qui pourrait dire quel rêve permet d’« attraper » ce fragment d’habitat vernaculaire entretenant un vague rapport avec les constructions « écolo-bobo » du cabinet d’architecture Woodstacker mais produit cette fois avec les moyens du bord, sur fond d’autonomie et à coût minimal. Le rêve de la liberté d’entreprendre et du geste accompli sans contrainte ? Le rêve d’une vie au plus près des matériaux ? Le rêve d’une utopie qui verrait la simplicité reprendre le dessus ? À moins que ce DreamCatcher aux allures de cabane de gamin, en une métaphore à peine voilée du bricolage et du « Do It Yourself » entendus comme une création inspirée, ne convoque en filigrane le beau rêve d’une nature en libre disposition, dont l’homme userait à sa guise, réservoir prodigue et généreux où puiser sans gêne. Sylvain Ristori, quoi qu’il en soit, nous parle à travers DreamCatcher tout à la fois des temps contemporains, confrontés à la raréfaction des biens et au pillage des matériaux terrestres, et de temps très reculés, ceux de l’artisanat élémentaire, de la débrouille salvatrice, ceux encore de l’enfance jamais lassée d’entreprendre. Faire avec ce que l’on trouve mais faire, obstinément. L’artiste, cet arrangeur providentiel, nous prépare aussi aux temps du manque à venir en signifiant que le possible est partout. Récupérer, recycler, réemployer : ces fonctions, Sylvain Ristori les élève au rang de pratiques à la fois gestuelles et artistiques, aussi utiles que plastiques, selon les termes d’un useful art, ce type de création contextuelle qui se refuse à la gratuité. L’art ? Ce qui se rend utile sans concept, sur le mode d’une résistance vitale, énergique, bienfaisante. Paul Ardenne, critique d’art 20

DreamCatcher, bobines de fibres optiques et bois, dimensions variables. Tous les matériaux utilisés ont été récupérés sur le campus HEC. © Sylvain Ristori & Stéphane Ruchaud

DreamCatcher – Attraper l’espace et le vivifier















Sur le campus HEC, aux abords du bâtiment des études, la pelouse offre aux étudiants un terrain propice au farniente. Allongés, assis sur ce tapis végétal, ils échangent, déjeunent, s’isolent, voire travaillent, loin des affres de la compétition et de la course au temps. Un territoire appréhendé comme une respiration bucolique, une agora de verdure baignée de lumière, circonscrite par des « temples du savoir », aux bâtis souvent austères. Depuis le printemps 2015, cinq étranges cabanes en bois de pin sombre et aux lignes pures ont investi les lieux. Avec leurs empiètements métalliques les plantant solidement au sol et leurs géométries ouvertes, on les croirait fraîchement atterries d’ailleurs… Mais au royaume du management, aucun envahisseur n’a débarqué de ces vaisseaux, bien au contraire. Régulièrement colonisées par les étudiants, ces microarchitectures proposent une nouvelle manière de vivre et de cohabiter. Conçus telles des « sculptures utiles » redessinant l’espace, comme un ensemble pérenne à expérimenter, ces cinq modules sont disposés en « arc de cercle qui converge, plein sud, vers l’école », selon leurs auteurs, Jules Charbonnet et Nicolas Barreau, designers trentenaires. Chaise haute, nœud papillon ou cafetière italienne, ces volumes simples se prêtent à une kyrielle d’analogies. Mais à bien y regarder se déploient toutes les formes d’une pyramide à cinq degrés, comme celle de Saqqarah en Basse-Égypte. Cinq étages comme autant de niveaux de lecture réinventant le polyèdre. Ici, une forme issue de deux trapèzes posés l’un sur l’autre crée un lieu intimiste où les deux paliers sont connectés, tout en restant isolés. Là, une large base carrée offre un espace pour s’allonger ou déjeuner. Plus loin, un hexagone s’affiche comme un territoire idéal pour musiciens, tandis que deux trapèzes convergeant l’un vers l’autre sont aménagés pour accueillir qui veut se ressourcer ou partager. Long perchoir solitaire, un haut piédestal propose une vision distancée sur l’horizon. Cette pyramide s’avère être plus qu’un puzzle 3D à reconstituer. Elle trouve un écho dans celle des besoins de Maslow. « Nous transformons ici ces besoins en fonctions », expliquent les plasticiens. De besoins stimulant l’homme au sein du monde du travail aux usages à vivre, il n’y a qu’un pas qu’ils franchissent allégrement en insufflant à ces figures une essence sociologique et une utilité à éprouver au quotidien. Aux besoins primaires (manger, boire, dormir, habiter) correspond le socle le plus large et le plus bas invitant à vivre ensemble. Relative au désir de stabilité et de confiance, la nécessité de sécurité est évoquée dans l’espace à deux niveaux, dont le dernier est accessible par une échelle, sur le côté. Besoin primordial d’appartenir à un groupe, la socialisation est illustrée par l’hexagone ouvert sur le monde, où la parole est libre pour le collectif et l’individu. L’estime de soi ou d’autrui interagit avec notre appétence de reconnaissance. Notre besoin de pouvoir sur les autres, comme sur nous-mêmes, est représenté par les deux modules croisés, proposant des points de vue similaires mais légèrement variables, comme de multiples manières de s’approprier l’espace. Figurant en haut de la pyramide, la réalisation de soi passe par une vision neuve pour atteindre l’excellence. Oser prendre des risques et de la distance, au péril d’une chute, voilà ce à quoi exhorte le piédestal dominant le domaine, sorte d’allégorie évoquant le héros du Baron perché de Calvino. Activées et manipulées par les utilisateurs, ces architectures « relationnelles » sont habillées de noir, couleur élégante et mystérieuse, semblable à celle des costumes que leurs usagers seront amenés à « porter » en entreprise, non comme un fardeau, mais comme la métaphore chromatique d’une réussite obtenue après un long parcours. Fidèles à l’esthétique du Bauhaus, ces agencements résonnent avec l’univers de HEC, microsociété hiérarchisée de pouvoir, où s’invente celle de l’entreprise et du travail de demain. En contraste avec sa rigueur architectonique, le titre poétique et lyrique de l’ensemble, Il y aura de la place pour tout le monde, est aussi là pour rassurer les usagers : après HEC, il y aura de la place pour tous, dans le monde du travail. Au-delà de l’analogie sensible de la pyramide de Maslow, cette installation soulève la question de l’habitat réapproprié. Entre cabane primordiale et domus étrusque, l’étudiant pratique, teste, investit des espaces « oubliés ». Parti à la conquête de milieux et de perspectives inattendus pour une appréhension plus performante de l’entreprise, il va à la rencontre de lui-même, à travers une mise en abyme de son architecture intérieure, une connexion de son corps et de son âme, sans souci de temps ni d’obstacles à surmonter. De belles retrouvailles, en quelque sorte. Virginie Chuimer, journaliste, historienne d’art 34



MO Besoin d’estime: être utile, avoir de la valeur, conserver son identité. Dialogue entre deux identités différentes, une table de ping pong, une balance, deux espaces semi ouverts liés.


MODULE Besoin de s’accomplir : développer ses connaissances et ses valeurs. Voir plus loin, en l’air, être vu, piédestal, statue, trône, mirador, chaise d’arbitre.











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Sean Hart travaille dans les interstices de la ville. Sa création défie le cadre légal qui régit notre société normée. Sean est un artiste qui travaille dans la rue, sans pour autant s’approprier le label de « street artist », trop réducteur à son goût. En avril 2015, il investit HEC Paris pour la deuxième fois. Brève mais efficace, son intervention laisse des traces auxquelles le campus ne peut se dérober. Il interagit avec le lieu physique et avec ses acteurs principaux, les étudiants. L’artiste confronte l’école de commerce à son propre imaginaire. Il distille les paroles d’Imagine, l’hymne pacifiste de Lennon et les retranscrit sur des panneaux accrochés dans la forêt de HEC. Une errance en ce paysage invite chacun à rencontrer son travail. « Imagine all the people sharing all the world » : les paroles de Lennon sont opposées à la logique d’optimisation des profits… une quête de nouvelles synergies ? Sean va s’immiscer dans le quotidien des étudiants en les abordant sur le campus. Il leur propose de participer à un bref entretien filmé pendant lequel il leur demande : « Une peur ? Un message ? » Mis à nu, face à la caméra, ils répondent avec franchise, cynisme et humour. La rencontre est inédite pour la majorité des étudiants : ceux-ci ignoraient l’existence de l’Espace d’art contemporain (lieu où se déroule l’entretien) et se confrontent pour la première fois à un art dynamique qui vient à leur rencontre. Sean observe un formatage de leur parole imprégnée de leur apprentissage scolaire. Humour et ironie pour combler une peur profonde d’un monde inconnu ? Ce constat marque Sean, dont le cœur de métier consiste à libérer la parole. Parlé, écrit ou corporel, le langage nourrit son travail. Membre d’une compagnie de théâtre itinérante, il parcourt le monde en découvrant de nouveaux lieux qui se transforment inévitablement en espace d’expression. Au printemps 2011, à Rio, il dessine une typographie qu’il nomme Mydriasis et se sert de celle-ci pour illustrer ses textes courts composés en fonction du lieu. Sean essaie toujours d’écrire dans la langue locale. Là où il passe, il marque son territoire par les mots, souvent inspirés du langage théâtral : en sa forme la plus simple, « Improviser », ou bien des extraits de pièces, dont Macbeth, « Salut, roi que tu vas être ! », qu’il joue avec sa compagnie. Il entre en contact avec des interlocuteurs locaux qui lui permettent d’afficher des textes sur leurs lieux d’habitation. Au cœur de Brazzaville, naguère déchirée par la guerre civile, résonnent ses mots : Bolingo Boyokani (Amour et Harmonie). L’artiste entretient un rapport symbiotique avec la parole et le langage, qu’il met en scène dans ses œuvres de rue. Il définit un nouveau rapport à l’intertextualité : une fois dite, la parole est écrite et vit désormais sur le mur. Sujet aux aléas de la nature, le mot s’adapte au temps. La documentation de son travail passe par la photographie, la vidéo ou Google Street View. Lors de cet archivage, il appose la traduction du texte peint en utilisant le procédé du sous-titrage cinématographique. Cette forme de traduction évoque un arrêt sur image d’un film. Mais l’œuvre véritable reste celle trouvée dans la rue ; les photos et vidéos deviennent les archives dynamiques du langage articulé dans le tissu urbain. Le mot, tout comme la vie, « est mouvement », déclare-t-il. Plurielle, la lutte contre l’uniformité et l’autorité se manifeste de jour et de nuit. Sean est un activiste. Il agit par le mot au rythme de son affichage effréné dans les métros et bus urbains. Sa parole voyage, tout comme celle de ceux qui nourrissent son univers intellectuel – Dieudonné Niangouna, Chris Marker, Barbara Kruger, Jim Jarmusch, Angela Davis, Jean-Luc Godard… Dans son travail, la parole aide l’art à fissurer l’institution. Formé à l’École des arts décoratifs de Strasbourg, il rompt rapidement avec le moule, un « cocon » microcosmique, de la société. Cela ne l’empêche pas d’interagir de manière ponctuelle avec le monde institutionnel de l’art contem­ porain. Il participe au Art Basel de Miami en décembre 2015 et, en janvier 2016, il occupe légalement pendant trois mois le réseau de transport lyonnais avec un projet nommé Étranges étrangers. Soit, la vente et commissions de pièces assurent une légitimité, mais le travail dans la rue n’a pas de prix. La parole y est émancipée ; le propos, imprégné d’une brutalité inexistante en institution. Le comble pour un artiste de rue, selon lui ? Lorsque le travail légal finance le travail illégal. Sean n’est donc pas prêt à mettre fin à ses errances nocturnes ou à son détournement subtil de l’univers institutionnel. Où sera-t-il demain ? Who knows ? Impossible de le capter. Le fantôme du métro a toujours un train d’avance. Madeleine Planeix-Crocker, HEC 2016, MS Médias, Art et Création 48














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L’installation de Liliana Motta est située au bord de la Bièvre, rivière qui traverse le campus de HEC. Des feuilles de Mylar (polytéréphtalate d’éthylène), de 1 mètre de large et 3,5 de long, sont fixées bout à bout le long d’un câble sur une longueur de 22 mètres pour former un rideau à l’endroit d’une percée dans le boisement qui borde la rive droite de la rivière. Geste artistique d’une grande simplicité, l’œuvre laisse libre cours à de multiples interprétations, le matériau étant très polyvalent. Film réfléchissant tout en étant transparent selon les lumières, il est d’une grande solidité et prend la forme d’un fluide avec le vent. Isolant électrique, il restitue la chaleur des rayons solaires en l’amplifiant. Le résultat in situ : un rideau aux textures multiples jouant des variations de lumière et des mouvements du vent durant la journée. Cette surface verticale mouvante répond à la surface horizontale de l’eau. Par un effet de miroir, elle se fond dans le paysage comme un rideau invisible où la réalité est modifiée. Aller-retour entre la matière et ce qu’elle reflète. Simple donc, l’installation revêt les avantages d’une œuvre minimale offrant une multiplicité d’états selon des variations minimes. Pour atteindre ce minimalisme, il a fallu mettre en œuvre des résolutions techniques complexes tant par le choix du matériau que dans l’installation même du fait de la charge importante qu’imposent les 12 feuilles (le Mylar est lourd) et la nécessité d’une tension optimale pour une longueur assez importante. L’exigence de simplicité est corrélative à une exigence technique. Une donnée déterminante pour la réussite du projet réside dans l’ancrage de cette installation dans son contexte. C’est l’originalité de cette artiste que d’avoir une vision de paysagiste. Elle s’entoure d’une équipe de paysagistes diplômés qui conçoivent, par le dessin, l’espace en articulant les échelles. Le dessin est en résonance avec les connaissances du vivant – Liliana Motta est botaniste – et du jardinage. Ainsi l’art et le paysage se rencontrent là dans une approche esthétique et un savoir-faire amenant l’œuvre au-delà de l’installation. En effet, le contexte est important et l’on donne à voir l’œuvre autant que l’on donne à voir le site – le paysage où elle prend place. Encore une fois, selon des gestes simples tirés d’un mode de gestion jardinier, l’espace est radicalement modifié : le gyrobroyage 1 dans une prairie humide d’une percée permettant l’accès de la digue à l’œuvre et au-delà. Cette action réversible n’en demeure pas moins interventionniste : une ligne droite. Cette ligne droite fait ici écho à la ligne courbe de la rivière et affirme l’intervention dont le rideau de dais est le point d’orgue, l’avènement. Puis, la percée suit son cours avec la suite du parcours où l’on accède à des espaces jusqu’ici inaccessibles. La ligne s’épaissit et devient clairières au milieu de la prairie. Un bouquet de charmes, d’érables et de frênes dont la couronne a été relevée offre désormais l’opportunité d’une pause abritée avec une vue sur le château. L’installation est une œuvre et le dessin de l’espace autour fait œuvre. Le projet est une installation artistique ancrée dans un contexte. Le projet est l’intervention dans ce contexte. Le projet est la suite. Cette œuvre artistique se caractérise par le caractère éphémère de l’installation et la nature réversible de l’aménagement, mais aussi par la pérennité d’une gestion jardinière et une vision de paysagiste. Après l’intervention artistique, le site reste. En lien étroit avec les services des jardins de HEC qui ont apporté une aide matérielle précieuse, l’intervention de Liliana Motta et du Laboratoire du dehors 2 offre l’opportunité d’une poursuite de la conception et de la gestion d’un remarquable parc sous-exploité. L’œuvre artistique comme élan premier d’un projet de paysage. Alexis Feix, paysagiste diplômé 1 Nettoyage d’une jachère, débroussaillage d’une friche à l’aide d’un gyrobroyeur. 2 www.de-hors.fr/projets/le-laboratoire-du-dehors/ 62















Malgré la présence de la Bièvre, la rivière qui traverse le campus, les étudiants de HEC ne pouvaient jusqu’ici se livrer à la pratique de la pêche, un « art » qui permet de taquiner le goujon, tout en se délestant de ses soucis. Les membres du Collectif Etc entendent bien réparer cette injustice. Invités en mai 2015, en association avec le collectif Glassbox, à créer une œuvre sur le campus, ils se lancent dans la construction d’un ponton, dont la forme rappelle la gueule béante d’un brochet. Ce cheval de Troie, qui s’avance bravement vers la masse liquide, réussira-t-il à tromper l’ennemi halieutique ? À y regarder de plus près, on peut se demander si cette étrange architecture a été posée là pour ça et de qui elle se joue. D’un côté comme de l’autre de la canne à pêche, on s’interroge… Destiné aux amateurs de pêche à la mouche, cet espace flottant, sans doute le plus gros brochet au monde, est aussi prévu pour accueillir des instants de contemplation. Ce long ponton d’embarquement entraîne le pêcheur songeur au beau milieu de la gueule du carnassier, prêt à le happer. Pris au piège sans le savoir, son rêve le plus fou pourrait se transformer en cauchemar de Darwin. Modestement intitulée Le Brochet, l’œuvre est aussi une ode paradoxale à la folie de l’homme, dont l’appétit pour les ressources de la nature le fait devenir sa propre proie. Depuis sa création en 2009, le Collectif Etc rassemble des énergies autour de questionnements et d’activations d’espaces communs. Grâce à différents médiums et compétences, il explore avec optimisme l’hypothèse d’une frugalité heureuse, en partageant les moyens d’une autonomie de réflexion et d’action. Constitué autour des principes d’autogestion, le groupe favorise la recherche d’une horizontalité dans les prises de décisions, dans l’art et dans la manière de faire. Cette volonté se traduit par une gouvernance et une administration collectives *. Leurs productions, qui prennent des formes variées, sont en permanence requestionnées : études urbaines ou architecturales, chantiers collectifs, scénographies, productions vidéo, organisation de rencontres, ateliers ouverts, enseignement, recherche. L’objet et l’intérêt de leurs expérimentations résident autant dans les résultats et les processus qui les génèrent, que dans les nouveaux environnements et comportements qu’elles engendrent. Activés par des associations, des collectifs d’habitants ou des institutions, leurs projets souhaitent être un support d’expérimen­ tation. Les cadres peuvent être très divers mais partagent la volonté d’offrir des temps et des espaces pour installer des démarches inclusives. Pour inciter un étudiant de HEC ou un pêcheur du dimanche à réfléchir à son impact sur l’environnement, les membres du Collectif Etc sont prêts à noyer le poisson ! Laurent Lefèvre, journaliste

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* Association loi 1901 basée à Marseille, le Collectif Etc repose sur un collège solidaire composé de dix membres permanents salariés, qui administrent et coordonnent les projets. Au gré des réalisations, une trentaine de collaborateurs réguliers les rejoignent. 76














Invités, en association avec Glassbox, à créer une œuvre sur le campus de Jouy-en-Josas, les membres du Collectif Etc ont tenu leur journal de bord, un carnet de route écrit au fil de l’eau qui retrace leur vie et leur création in situ. Lundi 25 mai Jour 1. Jour férié Arrivés la veille par la route, nous nous retrouvons à la porte Saint-Cloud après une nuit à Paris ; le périphérique est fluide. Nous filons vers le sud-ouest, l’île Seguin ; sur la droite, la N118 tout droit à travers la forêt de Meudon et nous voilà le long de Vélizy 2. Le temps est couvert. Nous prenons la sortie 7, perdue au milieu des champs, et au bout d’une petite route, voici l’entrée pavée du campus de l’École des hautes études commerciales, HEC. Il n’y a personne. L’interphone tressaute. —… Oui ? — Bonjour ! C’est les artistes, pour l’Espace d’art contemporain… ? La barrière catadioptre rouge et blanche s’ouvre. Elle est adossée au dernier-né des bâtiments du campus, signé David Chipperfield. Sa façade est dorée. Nous roulons au pas dans les méandres d’enrobés dont les circonvolutions font penser à un jardin à l’anglaise. Plus nous avançons, plus les bâtiments sont anciens et plus les nids-de-poule s’agrandissent. Au milieu de grandes pelouses et entre les arbres sont dispersés les logements des étudiants. Quatre niveaux de béton brut, avec balcons, entourés de parkings. Nous ne croisons personne. Nous arrivons à la machine à café située à côté de la porte des bureaux de l’Espace d’art contemporain HEC, coincé entre le bar des étudiants et la salle de fitness. Elle vrombit. Hélène de l’Espace d’art nous accueille. Nous entamons la visite du campus après avoir déposé nos affaires dans le logement réservé aux artistes en résidence : l’ancien appartement du gardien d’une des résidences. Au milieu du salon, une table ronde est entourée de six chaises Vitra beiges flambant neuves, le modèle .O3, du designer Maarten Van Severen. Elle est recouverte d’une nappe dont l’origine est sans doute identique à celle des dessus-de-lit. Les coins sont soigneusement noués pour qu’ils ne touchent pas le lino vieilli, motif carrelage. Il y a un lit dans la cuisine. Dans le hall, une affiche du club de théâtre annonce le spectacle La Cagnotte ; The 2°C challenge — Climate is our business, proclame une autre pour Climat Up. Nous commençons le tour des œuvres que les précédents résidents ont réalisées sur le campus, et qui compteront le long du parcours. Notre ponton flottant côtoiera la grotte des Frères Chapuisat, les

monolithes de Laurence De Leersnyder et les folies de Fichtre, dans la liste des œuvres à découvrir sur le campus, lors du parcours organisé pour les 15 ans de l’Espace d’art. En contrebas du campus, séparé par une forêt calée dans la pente, il y a l’étang, cerné par les terrains de sport. Le kilomètre et demi de planches de sapin qualité emballage nous y attend sagement. Arrivée entre-temps, Anne-Valérie, la directrice de l’Espace d’art, nous fait remarquer qu’il n’y en a pas beaucoup. — Il y en a assez, là ? — Bien sûr. On ne se rend pas compte, mais quand tout est assemblé, ça prend de la place ! — On se voit tout à l’heure pour que vous nous présentiez la dernière mouture du projet ? — Pas de problème ! Nous remontons doucement vers notre refuge hebdomadaire. Il est temps de caler dans le détail cette structure. Mais avant, c’est l’heure de la cantine. Les artistes en résidence ont le privilège d’avoir les repas offerts. Le ticket donne droit à un plateau composé de tout ce qui nous semble bon à déguster. Les horaires sont serrés, notamment le soir, mais nous sommes ravis de pouvoir nous y rendre. Un congélateur est entièrement rempli de glaces Magnum. Il provoque l’hystérie. Il y a un large choix de pâtisseries. Nous y retournerons tout au long de la semaine, en instaurant des tours pour ne pas avoir à ranger le chantier à chaque repas. Digestion. Nous n’avons pas commencé à dessiner que notre rendez-vous avec l’Espace d’art a lieu. Sur la base d’une image d’esquisse, le projet a été présenté à la direction, qui a donné son aval. Un ponton avec au bout une halle, reprenant la forme d’une cabane en bois, posée sur la rive, et qui s’ouvre en deux pour créer un ponton. Nous rassurons sur la quantité de bois nécessaire et la flottabilité des tonnes à eau, dont 12 doivent être livrées le lendemain. Retour à l’appartement. Nous finissons de dessiner la structure. La qualité du bois et les exigences concernant la portée nous contraignent à densifier la structure. Finalement, il manque un demikilomètre linéaire de bois. Mardi 26 mai Jour 2. Routine La vie reprend sur le campus, les parkings sont pleins jusqu’à la forêt. Le petit déjeuner est servi à la cafétéria du bâtiment de l’administration, le doré, à l’entrée. Chaises Vitra, vue sur les champs, tout le monde 89


s’y côtoie : hommes d’affaires, étudiants et personnel. On y parle anglais, chinois et parfois français. L’amphithéâtre à côté s’appelle Pierre Bellon : fondateur et ex-président de Sodexo, ancien de HEC. Appel aux scieries franciliennes, test de réduction de la plateforme. Nous décidons de tout redessiner, l’homothétie ne donne rien de bon. Nous téléphonons à notre contact pour les tonnes à eau d’occasion, huit suffiront. Son pote a un camion et peut nous les livrer, à 11 heures – là, il y a des bouchons sur l’A86. Nous en avons besoin pour lancer la construction, leurs dimensions régissent l’entraxe de l’ensemble. Nous déplaçons le mètre cube et demi de bois de l’autre côté de l’étang. Sous deux chênes bicentenaires trônent une demi-sphère en fonte, le barbecue du campus et des tables de pique-nique d’aire d’autoroute. L’aspect bucolique de cette pelouse parfaitement tondue au bord de l’eau est terni par l’image de dépotoir de lendemain de soirée. Des packs de bières à moitié entamés côtoient les emballages de paquets de chips, malgré quatre bacs poubelles à roulettes grand format. Le lieu semble vivre la nuit. À proximité, un tableau électrique dont nous avons besoin pour recharger nos batteries de chignoles. Nous commençons la construction de petites parties du ponton en attendant les bidons, et découpons le platelage. Nous sommes vite limités. Sans ces cuves, nous ne pouvons rien assembler. Il est midi trente, toujours pas de nouvelles de notre livreur. — En fait, il ne peut pas venir… C’est parti, on va les chercher. Location d’un camion, un tour de Francilienne, passage par la grande surface de bricolage pour un énième achat de lasure et de cordes et nous rapportons les huit tonnes à eau en fin d’après-midi. C’est vers 17 heures que débarque Marius, notre chef de chantier stéphanois rencontré lors de notre intervention de 2011, Place au changement. Un bail que nous voulions l’inviter sur un chantier. Nous lui avons réservé une chambre et l’amenons, tout fiers, à la cantine. Il gagne aisément le concours du plateau le plus chargé, avec un sourire jusqu’aux oreilles. Mercredi 27 mai Jour 3. Premiers accrocs Après un rendez-vous raté la veille, nous allons ce matin présenter la nouvelle mouture de notre projet. À défaut de pouvoir se déployer, la plateforme sera fixe et représentera la mâchoire béante d’un brochet. Incompréhension. Comment ne pas avoir prévu qu’il n’y aurait pas assez de bois ? Le projet a été validé, nous ne pouvons pas le changer comme bon nous semble et surtout réduire son ampleur. — Vous travaillez toujours comme ça ? — Euh. Oui. — De toute façon, la dernière fois que 90

quelqu’un m’a présenté un projet sur SketchUp [logiciel d’images 3D], ça a été un échec. — Nous n’utilisons que ça. Nous arguons le processus. On nous répond responsabilité à l’égard de la direction et mètres carrés. C’est un peu tendu, mais c’est entendu : nous construirons le brochet. Nous rassurons sur la construction. Rien n’est encore construit et l’inauguration est samedi, pour le concours de pêche. Nous promettons une belle après-midi. — Et si ça coule ? — Ça ne coulera pas et si ça arrive, on ne repartira pas sans avoir fini. — Je pars pour Capri. Je reviens dimanche. Je ne vous verrai pas avant que vous ayez fini. Bon courage. Pendant ce temps, la construction avance, rythmée par quelques lancers. Nous avons rapporté nos cannes à pêche. Les bouchons flottent. Jeudi 28 mai. Jour 4. Construction. Le hall de l’immeuble où nous logeons a été le théâtre d’une fête impromptue. C’est la désolation, l’odeur de bière a du mal à s’évaporer sous les coups de serpillière de la femme de ménage, qui a soigneusement rangé les cadavres de bouteilles, nettoyé les tables et mis les déchets dans de grands sacs poubelles. Le tout en prenant soin de ne pas marcher sur les tessons qui jonchent le sol. Le temps est toujours radieux. C’est l’apéro annuel du club de rugby. Notre proximité avec les saucisses en cours de cuisson n’attise pas la curiosité. Les enceintes d’ordinateur crachent un son de boîte de nuit pour touristes américains. Nous déménageons sur la rive en face, où nous avons démarré l’assemblage de la plateforme. Fin de journée. La construction est allée assez vite. Les deux structures sont prêtes à accueillir les tonnes à eau. Nous commençons à être rodés en conception de structures. Nous sommes confiants. Cantine et session pêche. Vendredi 29 mai Jour 5. Premiers doutes Ce matin, c’est le grand jour. Il faut fixer les bidons sur la plateforme et sur le ponton et tout mettre à l’eau. Une fois les cuves arrimées, nous amenons le ponton, qui est resté sur la rive d’en face, par l’eau. Nous le glissons sur la surface de l’étang. Il flotte fièrement. Nous le faisons naviguer le long de la berge. Sa forme longiligne favorise la gîte. Arrive alors le pépin. Certes, ces bidons sont solides, renforcés par une structure tubulaire en acier, mais ils


sont prévus pour contenir et non pour être compressés. La comparaison est facile avec une bouteille d’eau. L’air s’échappe par le bouchon, presque hermétique. Il a suffi de traverser l’étang et les bidons se sont rabougris, leur volume a été réduit de moitié. Moments de flottement. Comment faire ? Discussion. Concevoir une structure qui maintiendrait le plastique face à la pression ? Nous pensions, à la base, remplir les bidons d’eau une fois la structure en place, ce qui nous aurait permis d’assurer le niveau. Faut-il sceller les bouchons avant de tout mettre à l’eau, et s’assurer que l’air reste à l’intérieur ? Nous allons chercher des sacs de ciment. Une dalle de 5 cm au fond permettra de stabiliser la structure et de contraindre le bidon à ne pas plier sous l’effet de la poussée de l’eau. Le temps de le remplir et d’équilibrer ainsi la pression. Après le dîner, nous gâchons une demi-tonne à la brouette et tapissons le fond des trois bidons du ponton. Pour la plateforme, posée sur ces cinq tonnes à eau sur la rive, il est trop tard : la nuit arrive. Nous verrons demain. Plus loin, les services techniques ont rempli de béton un pneu de tracteur que nous utiliserons comme ancre pour figer la structure et l’empêcher d’être emportée par le vent. Samedi 30 mai Jour 6. Détresse Le béton a séché. Nous décidons de mettre le ponton à l’eau. Chaque geste demande réflexion. Il doit peser une bonne tonne. La pompe est amorcée. Nous hésitons encore. Chacun y va de sa théorie. — Et si… ? Trêve d’élucubrations. Nous posons sur l’étang le nez du ponton, installé perpendiculairement à la rive, en espérant que la structure résiste. Nous rasons au passage les plantes soigneusement plantées le long de la rive. Le bidon flotte. C’est lorsque nous dévissons son bouchon pour y adjoindre l’eau que l’air qu’il contenait est violemment expulsé. Le ponton s’enfonce dans l’eau. Quelques secondes passent, pendant lesquelles nous nous regardons, hagards. Puis, dans un dernier souffle, à la manière d’un geyser, il se remplit complètement d’eau. Tout le monde a en tête les images du film Titanic. Panique. Nous passerons la journée à tenter de remonter ce satané bidon. Le désolidariser de la structure, que nous ramenons sur la rive, rapprocher le bidon de la rive, et pomper l’eau qui s’y trouve. Mais plus le bidon se vide et plus il se déforme. Quand la pompe cesse de fonctionner (c’est un ancien modèle), nous ne pouvons plus la récupérer, le trou étant devenu trop petit pour l’en sortir. Il nous reste l’option du siphon. Cela prend à peu près trois heures. Nous finirons par arracher ce

bout de plastique difforme de l’eau en fin d’après-midi. C’est sur les coups de midi, alors que nos esprits s’embrouillent avec des théories physiques plus ou moins solides de la flottabilité, de la pression et de la déformation, que le père de notre toute nouvelle recrue, Bill, arrive. Il est ingénieur. Sa spécialité : la flottaison. Il a conçu par le passé des plateformes offshore. Le projet lui plaît. Il se prend au jeu. Il sort son crayon et commence à écrire des formules sur les chutes de planches qui traînent. Cours magistral sur la carène liquide et la stabilité transversale. Il nous raconte la fois où il a construit sa planche de surf. Remplir les bidons de chambre à air de camion ? Bonne idée, mais cela fait vingt ans que les pneus sont tubeless. Les remplir de mousse polyuréthane ? Nous sommes samedi : les magasins de gros sont fermés et nous avons 8 mètres cubes à remplir. Il est déjà 16 h. L’heure de l’inauguration. Tout le monde attend et nous regarde nous débattre avec cette suite de complications. L’association de pêcheurs, des amis et des parents sont là. Nos mines, qui portent déjà un peu de fatigue, hésitent entre rires nerveux et défaite annoncée. Nous ouvrons les bouteilles pour un pot. Un discours a lieu. En complet mocassin et nœud papillon, debout sur la plateforme posée sur la terre ferme, l’officiel, invité par nos soins, débite son discours digne des meilleurs orateurs. Applaudissements. La meilleure solution qui s’offre à nous consiste à retourner les bidons et à laisser le bouchon ouvert, à la manière d’une cloche, pour que l’eau compresse l’air qui est à l’intérieur. Certains sont sceptiques et font des tests avec des gobelets plastique et des bouteilles vides. Qu’est-ce qui garantit que l’eau ne rentrera pas si le bidon est penché ? Les discussions vont bon train. Bill part et promet de revenir avec du matériel pour contrecarrer cette foutue carène liquide. Ce sera du polystyrène, pour empêcher l’eau de rentrer et ainsi limiter son effet sur le ponton, et éviter qu’il ne se renverse trop facilement. Puis nous retournons les bidons. Il faut soulever la plateforme à la main, assez haut pour enlever les cuves et les remettre. Elle vient d’être achevée. La bâche armée qui forme la toiture est en place. C’est prêt. Nous discutons encore. Cette solution fonctionne si et seulement si les bidons ne fuient pas. Sinon, c’est le naufrage assuré. Seul le bidon du centre, qui est trop coincé, est laissé tel quel. C’est le début de soirée. Il faut essayer. Certains sont restés après l’inauguration. — Et si… ? Oui, si la plateforme coule, nous ne pourrons pas la récupérer comme le ponton. Il faudra sans doute un maniscope pour la sortir de là. Ou aller scier sous l’eau cette belle charpente. 91


Il y a du monde, nous en profitons. À huit de chaque côté, nous poussons. Alors que les deux premiers bidons sont au-dessus de l’eau, quelque chose bloque. Un piquet en ferraille qui nous servait à poser nos cannes à pêche empêche la cuve du milieu d’avancer : il est coincé dans une touffe de plantes. Défrichage. Dernier effort collectif. Il faut le faire en une fois pour que la gîte ne permette pas aux bidons de se remplir. Frissons. Nous sommes blêmes. Nous poussons… La plateforme flotte sur l’eau. Le temps est suspendu. Pas de hourras. Nous scrutons tous. — Chut ! Il faut écouter s’il y a des fuites. — J’entends, ça fuit là ! — Merde ! — C’est bon ! C’est bon ! C’est celui du milieu. Le bidon que nous n’avons pas retourné subit le même sort que ceux du ponton. Il se compresse. Et laisse entendre l’air passer à travers le bouchon, peu étanche. Pas de panique. C’était prévu. Quatre suffisent. La pression redescend. La structure flotte. Il est 21 heures. Nous montons dessus pour déguster nos pizzas au milieu de l’étang. À 22 heures, Bill arrive avec 48 planches de polystyrène. Nous ramons vers le bord et lui offrons une bière et une pizza. Il est aussi excité que nous à l’idée que ça ait fonctionné. Dimanche 1er juin Jour 7. Pluie Ce matin, quelques planches ont disparu. Elles ont fini dans le barbecue en face. Les objectifs sont clairs. Nous devons remplir les deux bidons du ponton de polystyrène, les remettre en place à l’envers, mettre à l’eau le ponton et l’ancre. Et fixer enfin le ponton et la plateforme entre eux. Le troisième bidon disparaît, le ponton reposera en partie sur la rive. Avant, il faut enlever les 200 kilogrammes de béton qui sont en train de sécher au fond de chaque cuve, tout en prenant soin de ne pas les percer. Les mains armées de marteaux et de massettes peinent à trouver l’amplitude nécessaire une fois passées à travers les orifices étroits des bidons. Mais le béton craque, petit bout par petit bout. Nous décidons alors de lancer l’ancre à l’eau, le pneu de tracteur. Selon nos calculs, elle doit peser près d’une tonne. Comme elle sera moins lourde dans l’eau, nous nous préparons à la soulever, après l’avoir coulée, grâce à la plateforme, avec laquelle nous l’amènerons à l’endroit souhaité. Nous la lançons à l’eau, en prenant soin de ne pas perdre la chaîne à laquelle elle est reliée. Elle disparaît dans l’eau verdâtre. Malgré plusieurs tentatives, l’huilage du rondin servant de support à la corde, l’ajout d’une poulie, d’un double palan et de trois tireurs de plus, rien n’y fait. Le pneu s’est enfoncé dans la vase, au fond de l’eau, mais à 30 centimètres du bord. 92

Nous l’utiliserons quand même pour empêcher le ponton de suivre le courant. Et pour remplacer l’ancre, à la tête de la plateforme, nous utiliserons le bidon que nous avons sorti la veille, rempli des morceaux de béton fraîchement brisé. Indépendamment, l’une et l’autre des deux structures sont penchées, vers l’arrière. Une fois que nous les relions l’une à l’autre avec des cordages, l’ensemble est droit. —Ouf ! La directrice arrive tout juste de Capri, gare sa voiture, en sort et s’exclame : — C’est formidable !



Cette exposition se propose d’inventorier les rapports que les artistes plasticiens entretiennent aujourd’hui avec le monde de l’entreprise et, plus largement, avec l’économie à l’heure de la globalisation. Les approches y sont de deux ordres : la saisie « plasticienne » du monde de l’entreprise, de l’économie et de la production ; le jeu avec les indicateurs économiques et l’univers de l’entreprise. L’accent mis ici sur la créativité et le regard des artistes sollicités pour cette exposition tendent à humaniser le monde du travail et de l’économie. Ils restituent à l’homme une place d’acteur conscient, lucide et concerned. Pourquoi cette exposition ? Pour signifier que l’économie n’est pas exclue des préoccupations de nombre d’artistes contemporains. Pour signifier, encore, comment la vision artistique de l’économie en vient à « humaniser » celle-ci : en la mimant ; en la détournant ; en en élargissant, parfois jusqu’à l’absurde, les pratiques ; en en faisant un sujet non plus de tension, mais bien de décontraction. Dans les symboliques de nos sociétés, beaucoup d’importance est accordée au politique et bien moins à l’économie matérielle. Si l’économie ne dirige pas, ou pas toujours, le politique, reste que la dimension économique n’est jamais seconde. Le matérialisme n’existe pas en tant que tel : l’économie, elle aussi, « écrit » une symbolique, elle ne manque jamais de s’inscrire dans des représentations du monde, au-delà de sa réalité concrète. Inévitablement,

les artistes s’y intéressent, notamment les artistes plasticiens qui retiennent, dans cette exposition, notre attention. Curieusement cependant, l’histoire de l’art est chiche d’œuvres consacrées au thème économique. Quand ces œuvres existent, par surcroît, elles sont là surtout pour maudire l’économie. Celle-ci, à travers le travail et l’exploitation matérielle, dégraderait l’humain. Ce bannissement de l’économie est l’un des thèmes privilégiés du christianisme primitif : le Christ a chassé les marchands du Temple et, ce faisant, a fait valoir le primat du symbolique sur l’économie. Le protestantisme, on le sait, modifiera en profondeur le rapport à l’économie. Pour un protestant, la réussite écono­ mique est conditionnée par la morale religieuse : le succès dans le Beruf (travail) est un signe d’élection. Cette requalification positive de l’économie n’induit pas pour autant une création artistique à sa gloire. Les œuvres d’art qui ont trait à l’économie, avant le XXe siècle, demeurent peu nombreuses : quelques portraits de banquiers dans la peinture flamande ; quelques représentations de marchands, de villes et des activités humaines ; des vues de marchés, de foires, de ports… Il faut attendre la modernité pour voir l’économie trouver, dans le champ de l’art, une représentation plus consistante, et plus incisive aussi. Cette représentation suit deux axes : un axe sibyllin (on joue avec l’économie), un axe critique (on dévalue le rôle de l’économie, on le stigmatise). Pour l’axe sibyllin, citons Marcel Duchamp, qui paie, en 1919, son dentiste avec un chèque qu’il dessine, ou Yves Klein, avec ses Zones de sensibilité picturale immatérielle – des feuilles d’or sont échangées contre un simple bout de papier mentionnant la transaction. Encore, la fameuse série des Merda d’artista de Piero Manzoni, quelque 90 boîtes de conserve, dans lesquelles ce facétieux créateur italien a mis ses excréments, vendues au poids de l’or… Quant à l’axe critique, celui-ci met en valeur l’idée que l’économie est au fondement de l’inégalité matérielle et par conséquent sociale entre les humains. Toute une peinture « sociale »,


favorisée notamment par l’idéologie communiste, fleurit sur ce concept, portraiturant des travailleurs exploités dans des lieux de travail dégradants. L’économie ainsi représentée ? Une calamité humaine. Quid enfin de l’économie quand on est artiste plasticien aujourd’hui ? Le point de vue des artistes a maturé : il se défie des caricatures et des simplifications. Lucide, pondéré souvent, engagé parfois, l’artiste entend d’abord témoigner de ce qu’est « l’économie ». Au-delà des clichés, il goûte aussi de jouer avec l’économie, en en détournant les principes, notamment au travers de l’art participatif et en créant des circuits économiques parallèles. L’art produit ainsi une modulation singulière du rapport de l’homme contemporain au matérialisme : il rematérialise l’économie sous des formes déviées et nous convie à mieux regarder l’économie réelle. L’artiste fait ici la preuve qu’il n’est ni médusé ni dépassé par l’économie. Il adopte une position d’acteur, à sa mesure et avec ses propres armes. Paul Ardenne et Barbara Polla, commissaire et commissaire associée

S’il est un lieu qui incarne le dynamisme actuel du monde arabe, c’est sans doute l’Île du Bonheur : également connu sous le nom d’île de Saadiyat, ce territoire de 2 700 hectares situé au large d’Abu Dhabi ambitionne de réunir prochainement un Guggenheim conçu par Frank Gehry, un Louvre construit par Jean Nouvel, un centre des arts vivants élaboré par Zaha Hadid et un musée maritime imaginé par Tadao Ando. Au-delà de ces grands travaux, la dernière édition de l’Abu Dhabi Art Fair venait récem­ ment rappeler que l’émirat souhaite fonctionner en véritable « district culturel » et que cette foire revendique un rôle de plateforme autour de ces futurs musées en quête d’acquisitions. De même, la foire Art Dubai illustre la volonté de cet autre émirat de s’imposer comme l’épicentre d’une scène artistique énergique rassemblant galeries et collectionneurs. Quant à Sharjah, elle a incontestablement misé sur sa biennale, aujourd’hui particulièrement bien installée dans un paysage globalisé, alors que le Qatar a lui progressivement cherché à faire de Doha une capitale mondiale de l’art, en menant une réelle offensive sur le marché et en ouvrant le Mathaf, son musée arabe d’art moderne. De même, les grandes maisons de ventes se sont installées à Dubaï, comme Christie’s en 2006 et Bonhams en 2008, ou à Doha, à l’instar de Sotheby’s en 2009. Si la stabilité politique des émirats a eu un impact sur leur montée en puissance dans le monde artistique, ils ne sont néanmoins pas les seuls à avoir capitalisé sur cette attraction exercée par le monde arabe. Tandis que l’art contemporain arabe était encore jugé émergent, des foires sont également apparues à Marrakech ou à Beyrouth, mais des paramètres économiques ou d’instabilité sécuritaire ont parfois ralenti le processus. Il y a comme un paradoxe : certaines forces favorables à l’apparition de nouvelles scènes artistiques paraissent, à un certain moment, se retourner contre ce mouvement d’ascension. En effet, si l’on analyse l’émergence d’un marché de l’art contemporain arabe, il semblerait que les artistes en ayant bénéficié aient d’abord été portés par un contexte de


crise géopolitique : ainsi, après le 11 Septembre et les « printemps arabes », l’intérêt pour les artistes de la région et la cote de ces derniers se sont considérablement renforcés. C’était l’un des constats de la table ronde intitulée « Vers un art contemporain singulier », qui s’est tenue le 9 décembre à HEC, réunissant l’archéologue et historien d’art islamique Alastair Northedge, l’historienne et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales Jocelyne Dakhlia et l’artiste Randa Maroufi. Cette première rencontre du cycle de conférences « Le Monde arabe : hub culturel du XXIe siècle ? », associant HEC et l’Institut du monde arabe, a été suivie, le 16 avril, d’une session à l’IMA sur la thématique « Émergence d’un nouveau marché de l’art ». Christophe Rioux, écrivain, économiste et journaliste au Quotidien de l’Art Article publié dans Le Quotidien de l’Art, nº 733, p. 12

Organisée par l’Espace d’art contemporain HEC, l’Académie art contemporain* a un double objectif : d’une part, familiariser un petit groupe d’élèves avec la création plastique la plus actuelle et, d’autre part, développer la créativité (au-delà des champs artistiques et plastiques) en participant à des workshops animés par des artistes. Il est question dans ce programme « d’apprendre à regarder », et ainsi d’appréhender le monde qui nous entoure sous un angle nouveau. Par la fréquentation d’artistes, de critiques d’art, de collectionneurs et de professionnels de l’écosystème de l’art contemporain, par la mise en situation et par l’expérimentation de l’art, il s’agit d’interroger les références et les idées reçues, de développer l’esprit critique et d’identifier ses propres entraves afin de devenir un citoyen responsable, créatif, ayant une vision du monde nouvelle et anticipatrice tout comme les grands entrepreneurs passés et à venir. Le programme du dispositif pédagogique alterne des conférences, des visites de musées, de centres d’art et d’ateliers d’artistes et des mises en pratique en petit groupe sous forme de workshops animés par des artistes. * L’école HEC propose une trentaine d’académies sur des thématiques variées, destinées aux élèves HEC en L3 et M1. Durant trois semaines, les étudiants découvrent d’autres secteurs professionnels dans le but d’élargir leurs compétences et leurs ambitions.



La publication This Must Be The Place résulte d’une étroite collaboration entre l’artiste plasticien Ludovic Sauvage et le studio graphique Atelier trois. Elle constitue l’archive de l’installation éponyme créée par l’artiste à l’occasion de sa résidence sur le campus de HEC en 2014. Par un principe de pages encartées, l’édition reconstitue différentes vues de l’installation ; elle résume et prolonge les formes et les réflexions amorcées par l’artiste à partir d’une sélection de documents retraçant l’évolution architecturale du campus.

D/A/C met en œuvre et coorganise en Europe des rencontres avec l’objectif de rapprocher artistes et entrepreneurs afin de favoriser la création de nouvelles œuvres d’art. Une vingtaine de personnalités qualifiées a été invitée à débattre sur cette thématique. Les propos ont été retransmis sur RAM radioartemobile. Athina Ioannou, plasticienne, a conçu la table triangulaire des débats.


L’espace d’exposition Glassbox accueille l’installation Un parc, travail curatorial réalisé sur le site de HEC par Glassbox. À cette occasion, des mobiliers emblématiques et fragments d’architecture provenant du campus HEC, des documents d’archives, des recherches d’étudiants et des œuvres de la collection Art HEC sont présentés.

La place de l’art à l’entreprise est aujourd’hui plus grande et plus discutée. Sa présence est plus vigoureuse, diversifiée. Même si le paysage reste contrasté, l’évolution est là. Des démarches nouvelles se sont fait jour, plus nombreuses. Les entreprises industrielles ou commerciales accueillent plus souvent l’art sur leurs lieux, des associations liées au monde du travail proposent ou soutiennent des résidences… De nouveaux rapports se tissent avec les activités artistiques et « la société du travail ». Globalement, cette tendance s’affirme, même si la nature de l’entreprise, sa stratégie, son histoire, son économie et sa taille, sa composition socioprofessionnelle conditionnent la forme de son enga­ gement, l’ampleur des investissements financier, politique et humain. Il est nécessaire aujourd’hui d’interroger ce développement ; d’évaluer, de tirer des enseignements des processus engagés pour mobiliser les énergies. Organisé à l’initiative du ministère de la Culture et soutenu par l’Espace d’art contemporain HEC, le séminaire « art et mondes du travail » a poursuivi ces objectifs. Ses cinq séances, qui se sont tenues d’avril à novembre 2015 au Conseil économique social et environ­ nemental, ont confirmé l’intuition. Si modeste soit-il, ce séminaire aura permis de regrouper différents protagonistes des actions artistiques à l’entreprise. C’est la première fois, du moins dans une telle configuration et à l’invitation du ministère de la Culture, que se sont confrontés directions d’entreprise, employeurs, syndicalistes et élus sociaux, administrations centralisées, déconcentrées et territoriales de la culture, artistes, médiateurs, chercheurs, critiques. Assez restreint pour faciliter l’expression, assez libre et large pour que le panel des participants soit un peu représentatif, ce groupe aura permis de discerner les enjeux et tenté de composer ensemble sans affadir ni durcir les positionnements de chacun, mais au contraire en clarifiant ceux-ci, en accueillant le point de vue de l’autre. Ces échanges constituent un point d’appui pour conjuguer tout ce qui


peut l’être pour agir. Ils donnent de la matière pour continuer à interroger les expériences et les pratiques, mesurer effets et enjeux. Beaucoup ont la conviction de la nécessité de multiplier les démarches et d’élargir le cercle des « artisans » de la réflexion. Prendre le risque de la liberté de l’art Souvent, dans le passé, des entrepreneurs, des industriels se sont intéressés à l’art, l’ont encouragé et financé. On peut ne voir là que volonté mercantile et spéculative, que snobisme. C’est un peu court. On a parlé un peu vite de « danseuse ». C’est une image assez inélégante et joliment machiste, très fin XIXe siècle, certainement simpliste et bien méprisante aussi pour l’art. L’imbrication des activités industrieuses, de l’ingénierie, des sciences et des sphères esthétiques, sensibles et de l’émotion artistique ont toujours existé, sous des formes parfois souterraines. Ces hybridations sont motrices et nécessaires à toute innovation, à tout mouvement. C’est de l’avoir trop souvent oublié que nous surmontons mal certains blocages et anticipons mal les sentiers de transformations et d’innovations. Accordons donc, un peu généreusement, à nos industriels qu’ils se rendaient probablement compte, d’une certaine façon, qu’ils devaient avoir recours aussi à l’école de l’art, à ses recherches pour avancer. Mais nous ne sommes plus tant à l’ère des capitaines d’industrie esthètes et mécènes qu’à l’heure du néolibéralisme exacerbé et de l’économie mondialisée. Nous sommes sous l’emprise du chiffre, du nombre et de la norme. Si achats, commandes, collections, musées d’entreprise, mécénats, fondations – formes somme toute assez classiques d’encouragements et de contributions à l’art – persistent, de nouvelles interventions entrepre­ neuriales se font jour. Sensibles aux incitations fiscales, certaines entreprises, se réclamant ou non de la responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE) ou de la performance globale, ont ces dernières décennies donné une nouvelle vigueur à leurs engagements – même si cela reste 100

fragile, soumis aux aléas financiers et à la marche des entreprises. Ces formes inédites d’interventions demeurent assez loin de l’activité immédiate, concrète des entreprises et de ceux qui y travaillent. Au-delà de l’apport marchand qu’elles peuvent représenter, quand elles s’y rattachent, c’est le plus souvent de façon emblématique en valorisant « globalement » l’entreprise, son image et sa performance, en cherchant à déclarer sa modernité, manifestant parfois une « éthique » en contradiction nette avec les conduites managériales et commerciales « réelles ». La majorité de ces initiatives ne s’adresse pas directement aux salariés. En l’espèce, elles ne relèvent pas des activités sociales et culturelles dont les comités d’entreprise, de par la loi, ont la prérogative et le monopole de gestion. Dès lors, les élus sont rarement saisis de cette question qui pourtant paraît entrer dans le cadre de la consultation obligatoire portant sur le développement économique, social et stratégique de l’entreprise. C’est dommageable, car ils pourraient infléchir et, pourquoi pas, enrichir ces initiatives, permettre l’implication libre des salariés et faire qu’ils ne soient pas arbitrairement écartés de décisions qui les concernent tous au premier chef. L’intuition, si ce n’est la conviction, que la proposition artistique est une force pour penser, imaginer et anticiper, gagne pourtant de divers côtés. Soutenir l’art peut alors s’apparenter à investir dans la recherche… et pas seulement autour d’études de formes et d’esthétiques dans des champs comme ceux du design, de la communication, du marketing ou du management, mais fondamentalement pour nourrir, explorer et transformer les rapports qu’entretiennent les hommes à leur travail. La culture à l’entreprise ne peut être seulement celle du calcul, des chiffres et de la norme : elle doit être aussi celle de l’ouverture au sensible, à l’imaginaire, au débat, à la dispute, à la délibération. Si cette idée grandit, de façons différenciées selon les acteurs et naturellement selon les places et les rapports dans la production, elle

connaît encore de très nombreuses résistances. Elle chemine d’autant plus difficilement que domine dans notre culture une vision hémiplégique, écartant, voire refoulant la réflexion sensible, qui pourtant instruit la perception et compose de la connais­ sance et de l’action. Ainsi compris, l’art n’est pas un supplément d’âme. Il n’a pas vocation à réenchanter le réel, mais à permettre son appropriation et sa transformation. Tout au long de son histoire, le mouvement ouvrier 1 a porté une préoccupation d’émancipation dans ses nombreux rendez-vous avec la création artistique. L’art, la connaissance et les savoirs ont participé à sa naissance, nourri son utopie et ses luttes pour s’affranchir – mouvement mutualiste, création des bourses du travail, puis, en 1945, institution des comités d’entreprise (CE)… Depuis, ceux-ci sont invités à coupler l’intervention consultative sur les questions économiques et sociales à la gestion des activités sociales et culturelles des salariés. L’apport de ces institutions ouvrières et syndicales au développement culturel du salariat, et plus largement de la société tout entière, a été et demeure considérable, bien qu’inégal selon les époques. L’ensemble a participé à l’essor culturel global de démocratisation de la culture. Il a été un pilier de la politique qui marque encore aujourd’hui le visage singulier de notre pays. Sans lui, ce paysage serait probablement plus désertique, moins démocratique… L’entreprise, nouveau territoire de l’art Depuis le début des années 1980 2 , de nouvelles démarches artistiques à l’entreprise, dépassant la seule problématique d’accès aux œuvres du patrimoine ou contemporaines, se sont affirmées. Considérant l’entreprise comme une ressource essentielle pour appréhender et explorer la complexité du monde, des artistes cherchent à croiser et à confronter leur création aux valeurs/croyances, aux formes, aux pratiques, aux « matérialités » des mondes du travail. Ils sont maintenant nombreux à penser leurs démarches


artistiques, dans de nombreuses disciplines, souvent conjuguées, non seulement au sein de l’entreprise, mais avec l’entreprise et les hommes et les femmes qui la font, y produisant et y interprétant leur travail. C’est ainsi comme naturellement qu’ils recherchent des partenaires médiateurs associatifs, privés ou publics pour mettre en place des dispositifs de résidences. Faire de l’entreprise un nouveau terri-­ toire de l’art ne relève pas de l’évidence. Dissiper des confusions, lever des contradictions demande courage, clair­voyance, patience, ingéniosité, détermination et conviction et néces­ site de casser des représentations, de renouveler des schèmes de pensées. Cela pour tous les protagonistes. Les expositions Usine (Paris, 2000), Et voilà le travail ! (Aix-en-Provence, 2007), (Be) au boulot ! (Paris, 2012) et d’autres manifestations ont témoigné de l’émergence, puis du développement de telles démarches artistiques et de leurs pertinences. Les cinq séances du séminaire « art et mondes du travail » ont montré que des modalités et des protocoles différents s’affirmaient, dépassant mais n’annulant pas ceux qui cherchaient initialement à permettre l’accès à l’art, à soutenir une occupation d’usine, à instruire, à initier et à éclairer en exposant des œuvres du patrimoine historique ou récent dans les locaux sociaux. En 2008, la première Biennale d’art contemporain de Rennes s’inscrivit dans cette dynamique en proposant plusieurs résidences 3. Organisé en 2013 par le Centre de culture populaire de Saint-Nazaire, le colloque national « art et travail, culture et entreprise : nouveaux horizons ! » témoigna de l’engagement hardi d’organismes et d’associations du monde du travail à poser ainsi une alternative à la seule consommation massive de produits culturels proposés par un marché devenu tentaculaire depuis la fin des années 1960. Toutes les sphères de notre société connaissent des change­ ments profonds. Le salariat dans sa diversité professionnelle et hiérarchique est pris dans leurs rets. Son identité, sa composition organique, sa représen­ tation, sa culture, son rapport à la

société entière sont touchés. Ces transformations affectent le travail lui-même, au-delà des conditions d’exercice de la « tâche ». Le travail, son activité et ses métiers sont profondément brouillés, empoisonnés, comme mis en incapacité « d’exister ». Bref, la culture même du travail doit être questionnée, mise en débat, délibérée. Il faut la concevoir à nouveaux frais, la sortir réellement de là où l’enferme la seule vision étroite et ressassée de la souffrance, qui tend à replier sa compréhension sur la seule étymologie latine de tripalium, au point d’oublier que le travail est d’abord, devrait être, et qu’il est toujours un peu, résolution, force, affirmation de soi, puissance d’agir, refus du sort, invention, attention et confrontation au réel. Ce dont il pâtit, c’est tout bonnement de ne pas être émancipé et, comme le souligne Yves Clot, d’être « empêché ». C’est peut-être là que l’art peut nous aider pour approcher cette terra incognita qu’est l’activité de travail. L’art, qui est d’ailleurs lui-même un travail, peut nous armer en pensée pour explorer cette boîte noire, car il réveille la perception, l’approche critique, instruit le jugement, la dispute et permet de « lire » dans les contradictions du réel des richesses que nous voyons mal sans lui. Qu’est-ce que travailler ? Si ce n’est s’inscrire dans la transformation du monde et de soi. Il s’agit d’habiter le monde. Et l’homme n’habite le monde qu’en le faisant. Et peut-être enfin ne l’habite-t-il véritablement que poétiquement (Hölderlin). Il apparaît dès lors inconcevable, c’est profondément injuste et au fond inefficace, que l’activité de travail, dans son exercice même, sur son temps et en son lieu, soit écartée de la réflexion sensible, du monde des formes et des représentions. La déperdition est préjudiciable pour le travailleur, le travail, l’entreprise collective qu’il est, les sphères artistiques et la cité elle-même. Dangereuse, car lorsque aucune proposition artistique n’épouse la société du travail, c’est le travail lui-même qui est exilé du mouvement de la société, de la cité. Il est alors le trou noir de la démocratie.

On touche là une limite de la démocratisation culturelle telle qu’elle a été menée de façon assez consensuelle, et non sans succès, depuis le lendemain de la guerre. Tout appelle aujourd’hui à ce que le travail concoure à la composition d’une démocratie culturelle, entre en culture commune. « On ne saurait donc penser la liberté dans la Cité sans la penser d’abord dans le travail. Toute cité est d’abord une cité du travail et elle n’est vraiment libre que si elle permet à ses membres d’éprouver leur liberté dans le travail », nous dit Alain Supiot dans sa belle introduction au livre de Bruno Trentin 4. Tout le contraire de Metropolis. Jean-Pierre Burdin, conseiller Artravail-s 1 Entendu selon son acception historique. 2 Différentes rencontres nationales et des rapports témoignent des évolutions : – Pierre Belleville, Pour la culture dans l’entreprise : rapport au ministre de la Culture, Paris, La Documentation Française, 1982 ; – Luc Carton, Michèle Perrot, Nicolas Frize, Michel Verret, Jean-Christophe Bailly, Création et monde du travail, actes des rencontres nationales de la création et du monde du travail, Maison de La Villette, octobre 1993 ; – Claude Goulois, Culture et monde du travail, enquête commandée par l’IRES et le ministère de la Culture et de la Communication, 2000. 3 Biennale de Rennes. Valeurs croisées, les presses du réel, 2009. 4 La Cité du travail, Fayard, 2012. Les actes du séminaire : culturecommunication. gouv.fr/Thematiques/Arts-plastiques/Art-dans -l-espace-public/Art-et-mondes-du-travail

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Dans le cadre du bicentenaire de la mort de Christophe-Philippe Oberkampf (1738-1815), le musée de la Toile de Jouy et l’Espace d’art contemporain HEC se sont associés, sous l’égide de la mairie de Jouy-en-Josas, pour inviter des artistes internationaux à porter un regard contemporain sur la toile de Jouy et sur cette aventure humaine et entrepreneuriale préfigurant la révolution industrielle. À la croisée de l’art, de l’artisanat et de l’entreprise, l’industrie de tissus imprimés d’Oberkampf devient au début du XIXe siècle la plus grande manufacture d’Europe – elle emploie alors plus de 1 200 personnes. L’exposition Toile de Jouy – Regards contemporains, s’est déclinée sur deux lieux : le musée de la Toile de Jouy et le campus HEC de Jouy-en-Josas,

entre le printemps et l’automne 2015. L’exposition organisée sur le campus et au sein de l’Espace contemporain, a rassemblé une vingtaine d’artistes. La diversité de leurs questionnements, des médiums et des techniques utilisés témoignent de la richesse de « ces regards d’aujourd’hui » sur ce tissu imprimé qui par ses usages liés à la bourgeoisie et son esthétique – ses motifs, ses couleurs et ses matériaux – continue d’interroger et d’inspirer les artistes. Deux siècles après avoir lancé son entreprise, une véritable success-story à l’époque, ChristophePhilippe Oberkampf, l’un des tout premiers PDG de l’ère préindustrielle, a lui aussi suscité leur intérêt. Une publication spécifique est consacrée à cette exposition.


A-rena di Anacapri est une aventure qui est née à Paris, au sein de l’Espace d’art contemporain HEC, quand Mario et Dora Pieroni de RAM radioartemobile avec Anne-Valérie Delval ont regroupé des artistes, des critiques et des chefs d’entreprise autour d’une table ronde pour réfléchir à la possibilité d’un dialogue entre art et industrie. Depuis de nombreuses années, les rencontres D/A/C (Dénomination Artistique Réciproque) mettent en avant l’idée de constitution d’un réseau de relations, d’une recherche de formes alternatives participant à l’ouverture du monde industriel qui, souvent, requiert une curiosité au sein même des dynamiques de production, des logiques du marché et des coïncidences engendrées par ces associations. À la suite de cette rencontre, six artistes investissent un espace commun avec des œuvres réalisées pour des commandes en lien avec le monde de l’industrie. Ces travaux expérimentent un « glissement » par rapport aux pratiques habituelles, pour élever un modèle artistique toujours plus monolithique,

un système de l’art contemporain qui tend à uniformiser des modalités de production et de réception. La rencontre avec le monde de l’industrie ne se présente plus alors seulement comme « utile », mais devient essentielle pour les artistes et les entrepreneurs, car elle offre un espace de recherche miraculeusement gratuit, où pouvoir perdre le fil entre le sujet et le produit permet de repenser l’art comme simple relation, système, jeu. Cette dialectique est développée dans cette exposition. Tout d’abord, Fabrice Hyber, avec ses POF (Prototypes d’Objets en Fonctionnement), réinvente les formes et les fonctions des objets du quotidien. Hyber a d’ailleurs fondé une société, la UR (Unlimited Responsability), avec l’objectif de produire ses œuvres et celles d’autres artistes, mais surtout pour amener l’art dans l’univers du consommateur, le démystifiant avec la force de son ironie : « Les POF sont des ouvertures, des possibilités », expliquet-il. Cela est la responsabilité illimitée que l’artiste assume et qui permet à la société d’avoir une fonction vitale.


Dans cette optique, Donatella Spaziani comprend la production industrielle comme un espace esthétique, un processus où se greffe la propre intervention, non pour « orner » ou « embellir », mais pour modifier la finalité et les résultats de fabrication, indiquant une présence existentielle intrinsèque à l’objet produit : c’est ainsi que son propre corps devient objet de mesure, silhouette qui apparaît dans l’espace domestique, sur les murs et les carreaux et qui constitue en même temps la forme qui compose les assises et les matelas qu’elle crée. Athina Ioannou considère en revanche l’artiste même comme un entrepreneur. Son travail pictural commence par la conception d’un élément : une table qui, par la suite, s’étend et concentre l’espace, l’investit à travers un rythme de module de lumière et de couleur. Antonello Curcio utilise la technique industrielle pour créer des citations picturales qu’il transfère sur des serviettes de toiles de Jouy alors que Florent Lamouroux s’intéresse aux symboles de l’usine : ses travaux sont une « production supplémentaire de l’industrie », où les gestes, les uniformes et les objets deviennent des icônes avec lesquelles l’artiste se confronte. Enfin, Benjamin Sabatier crée des

systèmes prédéfinis qui invitent le public à produire une œuvre selon des instructions données. Sa recherche renvoie à l’expérience esthétique du XIXe, notices rappelant l’histoire des rapports entre les industriels et les artistes et qui, aujourd’hui, peut être réinterprétée consciemment. Quel rapport avec Capri ? Plus qu’il n’y paraît si l’on pense à son rôle de « port franc », de vitrine interna­ tionale où depuis toujours se mettent en scène les apparats du pouvoir. À Capri, ces objets, loin des usines et des musées, trouvent leur signification parmi le néoclassicisme du jardin de Federico Guiscardo, petite arène où l’on peut mesurer la puissance ironique des balançoires, des fontaines, des masques, des tables et des sols constitutifs d’un des lieux les plus étincelants de l’histoire. Giuliano Sergio, historien de l’art et commissaire de l’exposition

L’édition Économie humaine apporte un regard complémentaire sur l’exposition éponyme qui s’est tenue sur le campus de HEC (commissariat de Paul Ardenne en collaboration avec Barbara Polla). Le catalogue est ponctué par les œuvres in situ des 22 artistes et le montage de l’exposition, photographiés par William Gaye.


Créée à l’occasion de l’exposition Toile de Jouy – Regards contemporains, Méridienne rejoint les œuvres du parcours d’art contemporain, Vestiges Éphémères. Elle est implantée sur l’inclinaison d’une percée dégagée par Glassbox, dans la forêt de HEC.

Découverte du parc du campus HEC en présence d’artistes, de conférenciers, de guides et du jardinier du campus Michel Fillon . Visite guidée du parcours d’art contemporain Vestiges Éphémères, composé de 17 œuvres semi-pérennes, et du parc à fabrique historique. Inauguration des œuvres créées en 2015 sur le campus : Le Brochet, Collectif Etc ; Il y aura de la place pour tout le monde, Barreau et Charbonnet ; Méridienne, Glassbox et Marlène Bouana ; Le Rideau, Liliana Motta ; DreamCatcher, Sylvain Ristori ; Imagine, Sean Hart.


Publication de l’artiste Laurence De Leersnyder, présentant les deux œuvres réalisées dans le cadre de sa résidence en 2014 à l’Espace d’art contemporain HEC, L’Envers du vide, laissé par la pierre de l’entrée et Concretum.

Des barres de métal et des sacs de ciment séché forment quelques structures en équilibre. Elles semblent cependant chacune sur le point de s’effondrer, ou peut-être de s’élever davantage. Une barre au sol indiquerait ce qui peut se produire ? Non, on ne sait pas si elle est tombée ou si elle sera ajoutée aux sculptures à l’aide du sac de ciment qui l’attend. À force d’imaginer les configurations possibles de ces assemblages en kit, on regretterait presque de ne pas pouvoir jouer avec l’harmonie ludique de ces mikados géants. Mais on aurait peur de tout faire tomber. Leur équilibre précaire se fait d’ailleurs le porte-parole d’un monde tout aussi précaire. Les barres sont rouillées et le ciment n’a même pas été coulé. Il est pris, mais ne cimente rien. Les sacs sont juste posés en contrepoids. Et pourtant tout tient. Avec ces sculptures, Benjamin Sabatier donne à apprécier les tensions mises en jeu dans la construction architecturale et le monde ouvrier en général. Bruno Trentini, docteur en esthétique et sciences de l’art, enseignant-chercheur à l’Université de Lorraine


Le principe est simple : c’est du donnant-donnant. Le troc est un geste qui s’inscrit dans l’histoire de l’homme. Adam Smith postule que, dès l’Égypte antique, cet échange de biens a pu servir de prédécesseur au système monétaire. Cependant, la valeur du geste a pris de l’ampleur avec le temps, se voyant profondément altérée dans un monde contemporain. Le changement paradigmatique d’une économie de biens à une économie de services provoque un transfert de valeur (irrémédiable ?) de ce commerce de compensation. En effet, le troc devient un échange de bons procédés dans le contexte actuel d’économie collaborative. Quelle symbolique se dégage ainsi de ce transfert de registre ? Comment s’opposer à la culture prépondérante de l’économie, en faisant ressortir un geste intrinsèquement humain qui allie une main à une autre lors de l’échange ? Un effet miroir : le possible, reflet de l’impossible Ce sont précisément les questions abordées dans le projet Le Grand Troc conçu et exécuté en trois itérations par l’artiste contemporain, Nicolas Floc’h.

Le principe de base de cette série artistique est de travailler en collabo­ ration avec des citoyens confrontés à des enjeux de société les empêchant de répondre à des besoins de vie, voire même de survie. La première version du Grand Troc a été commissionnée dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires au Chili en 2008, ce qui a inspiré la deuxième incarnation du projet à Porto Alegre au Brésil – commande de la Biennale Mercosur, en 2009. Au Chili, Nicolas Floc’h s’immerge dans un campement de la commune Lo Espejo, où il demande aux habitants d’exprimer l’objet de leur désir. Envies deviennent œuvres lorsque Nicolas Floc’h fait appel à des mécènes pour échanger le véritable objet contre sa représentation artistique. Par un tour de force, plutôt qu’un tour de magie, l’artiste inscrit ces objets d’acquisition dans un réseau artistique régi par les modalités du troc : l’acheteur acquiert l’objet d’art, repré­ sentation d’un désir, en contrepartie du don de l’objet réel qui sera remis à l’habitant du campement. Nicolas Floc’h agit ainsi comme un « passeur


Jacques-Offenbach à Saint-Mandé, avec le soutien du programme In situ – artistes en résidence dans les collèges de la Seine-Saint-Denis. L’artiste collabore également avec l’EDS (Espace départemental des solidarités) de Vitry-sur-Seine. Dans ces trois lieux consacrés au service public, il applique un processus de création similaire à celui exécuté dans les deux versions précédentes. Ainsi, Nicolas Floc’h demande à ses interlocuteurs d’effectuer un état des lieux de leur environnement. À la suite du constat dressé, les collégiens et les bénéficiaires de l’EDS partent en quête de matériaux recyclés avec lesquels ils construisent une repré­ sentation physique de leur désir. Sous la direction attentive de Nicolas Floc’h se voient ainsi matérialisés des bombes de peinture pour décorer les murs austères des établissements scolaires, des arbres fruitiers pour enjoliver les cours de récréation, une chaise de repos pour lire ou méditer après une longue journée. La parabole du Grand Troc en Île-de-France se conclut de la même manière que ses versions antérieures menées au Chili et au Brésil : les objets de désir sont cosignés par l’établissement de service public et Nicolas Floc’h.

entre le champ de l’imaginaire et le monde réel » 1, en rendant matérielles des envies jusqu’alors fictives. Édition 2015 : Le Grand Troc au MAC/VAL La troisième itération 2 se déroule ainsi six ans plus tard en Île-de-France au musée d’Art contemporain du Val-deMarne (MAC/VAL). Cette fois-ci, Nicolas Floc’h travaille auprès des élèves des collèges Georges-Politzer à Bagnolet et

C’est dans cette troisième, mais non pas ultime, version que la vocation commu­ nautaire du Grand Troc trouve toute son ampleur. Alors que dans certaines instances, les besoins des interlocuteurs de Nicolas Floc’h sont exprimés de manière individuelle et reflètent ainsi un désir idiosyncratique, la majorité des envies relèvent de caractères communs. Le Grand Troc est un projet participatif et collectif, dont l’objectif est d’améliorer une communauté et de forger des liens d’entraide parmi des groupes sociaux divers. L’impact de ce projet est double, touchant à la fois la sphère artistique et politique. D’une part, Nicolas Floc’h offre des ressources créatives à des populations démunies ou défavorisées pour réhabiliter de leurs propres mains leur environnement respectif. D’autre part, l’artiste sollicite l’intervention d’acteurs du réseau institutionnel artistique, tout en provoquant un nouveau rapport entre le créateur et l’acheteur : d’égal à égal, les deux parties


échangent des biens ou des services en respectant la formule simple du « donnant-donnant ». Le Grand Troc de Nicolas Floc’h bouleverse ainsi le modèle économique dans lequel est prescrit l’art, en transcendant le rapport dominant-dominé de l’acheteur et de l’artiste, car tous deux sont nommés « troqueurs ». D’ailleurs, c’est en l’appelant mécène et non pas collection­ neur que le troqueur-acheteur s’intègre de même dans la vision collective du Grand Troc. Comment donc comprendre cette nouvelle valeur symbolique de l’œuvre troquée ? « Ce que fait le troc au système de l’art » Cette question fait l’objet d’un débat lors de la table ronde organisée pour clore Le Grand Troc le 22 novembre 2015 au MAC/VAL. Réunis avec Nicolas Floc’h se retrouvent Tomasz Obloj, professeur de stratégie à HEC Paris, Jean-Marc Huitorel, critique d’art, et Alexandre Cadain, cofondateur de l’XPO digital art studio à Paris. Ensemble, les intervenants analysent dans quelle mesure le projet de Nicolas Floc’h interroge les logiques gouvernant aujourd’hui le système de l’art institutionnel. Le Grand Troc mobilise des acteurs qui sortent du cadre binaire créateur-acheteur, à savoir des civils transformés en amateurs d’art. Et il s’implante dans un contexte dont la vocation de démocratisation culturelle n’est pas partagée par les milieux de vente d’art – galeries, maisons de ventes aux enchères, ou foires. En effet, les œuvres sont ici réunies dans un musée public pour être troquées par ses visiteurs. Le prix d’accès au titre de « mécène » ? Un pot de peinture. Ainsi est bouleversée la notion de valeur marchande de l’œuvre d’art, et jaillit donc la valeur symbolique de cet objet d’art. Se déclinent en trois temps les moments charnières du débat : 1. Le système. La réflexion de Tomasz Obloj se porte sur la nature du troc bilatéral, contraint par un protocole prédéfini et remis en question par le projet de Nicolas Floc’h. Lors d’un troc purement économique, le prix de l’objet est fixé par le marché, tandis

que lors du Grand Troc, le prix est fixé par le besoin du créateur. Dans ce deuxième paradigme, le prix n’est plus gage de valeur marchande, et la puissance du marché est mise à mal par des logiques de spéculation dans le monde de l’art. Le besoin basique prime dans Le Grand Troc, et l’objet d’art qui en émane s’oppose aux produits de luxe achetés au-delà de toute nécessité. 2. Les acteurs. Nicolas Floc’h ajoute que contrairement à l’œuvre du marché de l’art, l’œuvre créée lors du Grand Troc est une représentation d’un objet fonctionnel. L’œuvre échangée acquiert ainsi une valeur utilitaire, car pour les cocréateurs de Nicolas Floc’h, désir est synonyme de besoin. Le pouvoir de l’art repose précisément sur sa capacité à valoriser la notion du « hors de prix », selon Jean-Marc Huitorel : le prix symbolique d’une œuvre d’art est incommensurable, alors que seuls les individus avec un pouvoir d’achat fort peuvent y accéder. Or, l’acquéreur du Grand Troc est mécène d’un projet collectif et non pas acteur d’un système exclusif. Ainsi, les visiteurs du projet au MAC/VAL peuvent quitter ce lieu insti­tutionnel avec un objet ; le musée devient un lieu d’échange et n’est plus partie prenante d’un système d’art « officiel ». 3. Les lieux. Alexandre Cadain rejoint la mission de Nicolas Floc’h en imaginant les nouveaux espaces de création et d’exposition d’œuvres dont l’âme symbolique ébranle le label de prix, ou même d’art. En effet, le galeriste s’interroge également sur la valeur d’œuvres contemporaines. Confronté à des œuvres numériques, Alexandre Cadain repense les enjeux de la commer­ cialisation de cet art dont le caractère immatériel et accessible à tous défie le système de prix imposé par le marché. Les musées auront-ils désormais une vocation de passeur, se transformant d’un contexte de rencontre avec l’œuvre en lieu d’échange physique avec celle-ci ? Le Grand Troc et la machine à questionner Finalement, le double régime du besoin et du désir est sublimé dans Le Grand Troc. Lorsque le troc devient une œuvre d’art, l’objet créé n’est plus

une pièce économique, mais une forme symbolique, une représentation du désir. Le projet de Nicolas Floc’h est une œuvre conceptuelle à caracté­ ristique transitionnelle : les formes sont des vecteurs du désir et l’objet n’est pas le tout de l’œuvre. En effet, en s’extirpant d’un schéma de rentabilité, Le Grand Troc devient une « machine à questionner », selon Nicolas Floc’h, dont l’interrogation pointue resitue la symbolique au cœur de l’art. Quel avenir pour cette machine, productrice de rêve ? Le protocole du Grand Troc repose sur une dualité : le concept et sa manifestation. À l’ère du numérique, nous acquérons des œuvres aux composantes intangibles ; qu’en serait-il de l’acquisition du protocole conceptuel de Nicolas Floc’h, un procédé déjà exécuté par Dan Flavin dans les années 1970 ? Telles sont les questions des participants de la table ronde, soucieux d’assurer la pérennité d’un tel projet communautaire. Le 22 novembre a marqué l’échange ultime entre les mécènes et les créateurs du Grand Troc. Réunis au MAC/VAL, les objets créés ont rencontré leur paire réelle. L’avenir du Grand Troc n’a pas encore été articulé par Nicolas Floc’h. Cependant, le travail est loin d’être achevé, nous assure l’artiste. Le temps de l’échange, la machine semble s’arrêter, satisfaite des questions qu’elle a pu susciter des intervenants et du public sensibles à la longévité du projet. Et pourtant elle tourne ! À la suite du Grand Troc 2015, la machine à question­ ner reprend son souffle, livrée aux données mystérieuses qui nous incitent à échanger avec autrui. Madeleine Planeix-Crocker, HEC 2016, MS Médias, Art et Création 1 El Gran Trueque au Chili www.nouveauxcommanditaires.euw/fr/25/94/ consulté le 1er février 2016. 2 www.macval.fr/francais/evenements-4/article/ le-grand-troc-de-nicolas-floc-h-5830/


Le 11 décembre 2015, alors que la COP21 touchait à sa fin, un congrès d’étudiants de HEC s’est réuni dans la salle T015 afin de participer à un moment doublement historique. En effet, en ces lieux s’est déroulée la projection inaugurale de l’installation multimédia, The Lost Defenders of the Environment: a nonmemorial, réalisée par Mika Yamaguchi et Orion Cruz en 2015. Ce fut également le tout premier événement ArtCOP produit sur le campus de HEC, avec le soutien de l’Espace d’art contemporain. Mika, architecte de profession, et Orion, avocat des droits de l’environnement, furent présents à cet événement inscrit dans l’Agenda culturel Paris Climat 2015, aussi connu sous le nom ArtCOP21. Cette plateforme a mobilisé, en parallèle aux débats politiques et économiques de la zone bleue, des artistes et des activistes dont le travail stipule qu’un monde durable ne saurait être construit qu’à travers des actions collaboratives et pacifiques. L’installation de Mika et d’Orion remet en question la sacralisation de la mémoire de victimes de guerre ou de persécution. En s’appuyant sur une étude de Global Witness, une association à but non lucratif, Mika a pu tracer l’ensemble des 991 défenseurs de l’environnement assassinés ou « disparus » entre 2002 et 2014 dans 39 pays du monde. Cette liste non exhaustive comprend uniquement les meurtres officiels de victimes,

provenant majoritairement de populations indigènes d’Amérique du Sud et d’Afrique. Souvent tués par des milices corrompues par des gouvernements locaux collaborant avec des corporations internationales, ces activistes disparaissent en défendant leur territoire menacé. The Lost Defenders of the Environment: a nonmemorial est un déroulé sobre des noms, prénoms, pays d’origine et de la date de décès de chaque victime, sur fond noir. Ce défilé austère est accompagné d’une bande sonore : bruits de jungle entrecoupés par des témoignages de membres de la famille ou de la victime elle-même avant sa disparition. Le spectateur reste particulièrement hanté par la voix des activistes habitués à la menace quotidienne de disparition, qui devient tôt ou tard une inévitabilité. Le concept de nonmemorial est fonda­ mental au projet des Lost Defenders. En tant qu’architecte, Mika souhaite repenser les lieux de recueillement qui émergent, selon elle, de la volonté de « représenter le besoin impossible ». Le besoin est celui de se souvenir à vie des disparus, alors que la mémoire est une fonction imparfaite qui se détériore avec le temps. Mika et Orion soutiennent qu’honorer des morts peut se faire autrement qu’en érigeant un monument ou une tombe en leur nom. C’est ainsi que l’installation des Lost Defenders est immatérielle. Purement numérique, le nonmemorial peut être dressé en tous lieux et à tout moment. La pièce a pour fonction d’être projetée de manière spontanée dans des lieux publics, afin de surprendre le citoyen qui tombe dessus par hasard, lors d’une déambulation quotidienne. Mika et Orion cherchent ainsi à susciter la curiosité de l’individu, qui pourrait éventuellement se transformer en activiste social à son tour. En outre, le caractère dématérialisé de l’œuvre des Lost Defenders s’intègre de manière cohérente à l’appel écologique lancé par Mika et Orion. La projection de cette pièce lors des débats de la COP21 était cruciale pour les créateurs qui souhaitaient offrir aux exclus de la zone bleue la possibilité de s’investir dans les événements pour penser un monde durable.


À la suite de la diffusion, Mika et Orion partagèrent avec générosité leur implication respective dans la COP21. La première témoigna des rencontres éphémères entre artistes et activistes au Place To B, un squat occupé près de la gare du Nord tout au long des deux semaines de discussions officielles. Mika raconta les synergies puissantes qui se forgèrent entre ces acteurs altermondialistes misant sur la créativité pour faire ressortir des solutions viables aux problèmes climatiques. Orion offrit en contrepartie une perspective provenant directement de la zone bleue, où il est intervenu en tant que représentant de l’ONG AIDA. Sarah Jornsay-Silverberg accompagna les deux intervenants pour décrire son activisme au sein de la zone bleue en tant qu’avocate des droits de l’homme. De manière puissante, elle nous rappela que les activistes détiennent le choix d’agir alors que les défenseurs de l’environnement n’en ont pas : ils agissent pour protéger leur terre, source de subsistance et dans laquelle est enracinée l’histoire riche de leurs ancêtres. L’action est un mode de vie pour les activistes, mais est un mode

de survie pour les défenseurs. Les trois intervenants insistèrent sur cette nuance et conclurent l’événement en soulignant les enjeux principaux à respecter lors de toute intervention activiste : l’action pour défendre l’environnement et les droits de l’homme doit être informée, responsable et cohérente. « L’homme n’est point fait pour méditer, mais pour agir .»  Cette incitation à l’action, c’est Jean-Jacques Rousseau qui l’articule en 1758. En effet, nous devons agir, sans quoi nous nous plions à une culture d’impuissance et de complaisance. C’est avec notre vivacité et notre savoir-faire que nous, étudiants de HEC, pouvons le mieux passer à l’acte et changer le paradigme actuel de passéisme. La vague d’engagement, d’énergie palpable en salle T015 ce vendredi 11 décembre 2015 ne devrait pas être l’exception, mais la norme à HEC, incubateur de futurs leaders internationaux. Et nous avons toutes les clés en main pour définir par nous-mêmes les règles du jeu. Osons ! Madeleine Planeix-Crocker, HEC 2016, MS Médias, Art et Création

Le montage de l’événement et les liens relatifs au projet sont consultables sur : www.artcop21.com/events/the-lost-defenders-2/ thelostdefenders.com/ Mika Yamaguchi est une architecte et artiste. Diplômée d’un bachelor en psychologie de Queen’s University et d’un master en architecture de l’université de Toronto au Canada, Mika s’intéresse à remettre en question l’efficacité des lieux de mémoire. Orion Cruz est un avocat de l’environnement et des droits de l’homme. Ses cas sont principalement concentrés en Amérique latine. Il a assisté à de nombreuses conférences sur le changement climatique et a publié des articles sur ce sujet et sur la réforme politique en Amérique latine. Orion travaille actuellement à Hawaii. Avocate de l’environnement, Sarah Jornsay-Silverberg est diplômée de la Lewis & Clark Law School. Elle travaille sur des cas internationaux liés aux droits de l’homme. Basée à San Francisco, Sarah participe également à des actions pour le désinvestis­sement de combustibles fossiles.





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