Longtemps producteur à France Culture, il a publié un grand nombre d’ouvrages et dirige la revue d’art contemporain Area.
Sophie Bassouls est une photographe française
qui a, notamment, dirigé le service photo de L’Express et du Figaro Littéraire, et couvert l’actualité littéraire pour l’agence Sygma. Elle travaille, depuis le début des années 2000, en freelance et collabore régulièrement à la revue d’art Area. Au fil des années, elle a constitué un fonds extrêmement riche de portraits d’écrivains et d’artistes.
Collection ARTISTES DE LA MATIÈRE La collection propose une série de monographies d’artistes de la matière sous trois angles principaux : le Créateur, l’Œuvre, la Matière. Chaque ouvrage articule la voix de l’artiste, celle d’un critique d’art et l’œil d’un photographe pour offrir sur l’œuvre un regard complet et novateur.
AGNÈS DEBIZET
FABLES DE TERRE Agnès Debizet est artiste, artiste de la matière terre. Sa quête s’inscrit sur les traces des artistes du XXe siècle qui ont débarrassé la terre de sa valeur d’usage pour en révéler toutes les possibilités. Son œuvre exalte la totale plasticité de la céramique. En plus de trente ans, elle a écrit une fable de terre aux sujets surprenants. Des créatures fantastiques, des arbres et des racines, des conques et des entrelacs, des cheminées constellées de trous forment une troupe protéiforme qu’elle installe, parfois, dans des sites chargés d’histoire. Et par ses mains, la boue devient or.
AGNÈS DEBIZET, FABLES DE TERRE
Alin Avila est historien et critique d’art.
AGNÈS DEBIZET
FABLES DE TERRE Texte Alin Avila Photographies Sophie Bassouls
Agnès Debizet est née à Marseille. Après une maîtrise de Lettres sur Flaubert, elle se prend, dès le premier contact, de passion pour la terre. Depuis, elle modèle, engobe, grave, cuit et scelle le grès. Ses sculptures sont mises en scène dans des lieux publics, jardins, salons, sièges d’entreprises et monuments historiques. L’adaptation au lieu, à sa structure et son histoire, est le moteur de son œuvre. C’est en ce sens un travail qui évoque et raconte. Parallèlement, elle fabrique des objets usuels, luminaires et mobilier. En 1998, elle installe son atelier de sculptures dans l’Yonne et travaille, côté ville, à de grands collages de papier sur bois, structures articulées traitées comme des décors éphémères.
Prix public en TTC : 14,90 € ISBN : 979-10-96404-00-1
Collection ARTISTES DE LA MATIÈRE
AGNÈS DEBIZET
FABLES DE TERRE Texte Alin Avila Photographies Sophie Bassouls
L’ESSENTIEL
L’ART, sous ce nom ou un autre, permet à l’homme d’interroger sa présence au monde dans la plus essentielle et primitive langue, celle de son souffle et de ses mains, celle de tout son corps, sans l’apprêt des mots ni le vernis des idées. Par l’émotion suscitée, l’art met l’homme en paix avec que ce qui le dépasse. Par ses œuvres s’établit une fraternité d’airain entre l’artiste et son public ; pour preuve, l’engouement que produisent les musées. À l’aube des temps, la boue.
AVANTPROPOS
L’ESSENTIEL
Avant que l’homme ne se mette à griffer des os et des pierres, soyons certains que la terre fut sous sa main ce qu’il caressa et pétrit pour inventer la première des formes. Tout au long de l’Histoire, la terre – compagne du quotidien – suscita l’intelligence et la sensibilité, négligée cependant du grand art occidental qui préférait la tête, méprisait la main. Depuis quelques décennies, un mouvement de fond témoigne de son émancipation des contraintes domestiques, et face aux pratiques artistiques désincarnées par trop d’intellectualisme, les artistes de la matière font chanter sens et sensualité. Agnès Debizet participe à ce mouvement avec une œuvre qui exalte tous les possibles de la céramique. Sans aucun effet, elle rend à ce matériau ses qualités de médium magistral par sa totale plasticité. En plus de trente ans, elle a écrit une fable de terre aux sujets surprenants. Par leur aspect et par la prouesse technique qu’ils constituent, ils forment la troupe avec qui elle investit des sites chargés d’histoire – abbayes, châteaux, jardins classés,… – pour vérifier si le récit secret qui anime ses sculptures s’inscrit dans les traces du génie et de la spiritualité légués par le passé. Et par ses mains, la boue devient or.
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FIL DE VIE
PARCOURS
AGNÈS DEBIZET
À BRUXELLES, en 2016, Vincent Glowinski, le fils d’Agnès Debizet, artiste lui-même, invite sa mère pour une exposition où ils mêlent leurs œuvres. Il l’intitule « Mater museum »1 et lui rend l’hommage d’un fils inspiré. « Le regard que je porte sur les sculptures de ma mère et plus encore sur son atelier me font vibrer d’une façon familière. Et “familière”, ici, je ne le relie pas à proche, mais désigne au contraire un sentiment que je ne rencontre que seul avec moi-même »2. Solidarité dans la solitude, l’art nous rend à nous-mêmes et à nos plus profondes interrogations… À la déclaration d’amour filial se joint une marque de reconnaissance par l’art, puisque son fils, pour cet événement, va créer des sculptures qui interpellent celles de la mère. Un livre joue le même jeu, et croise les souvenirs et les remarques qui, de l’enfance à la maturité, retracent leurs deux aventures. Ce livre s’ouvre sur une broderie d’Agnès Debizet, dont on contera l’histoire. Cet artefact sans intention artistique, commencé avant même qu’elle ne s’engage dans l’art, esquisse ce qui caractérise l’esprit de son œuvre – un travail acharné et l’exploration continue d’un univers formel précis mais aux formes variées. Mais revenons en arrière. Au début, c’est Marseille où elle naît en 1957. La mer pour horizon incite au voyage : partir loin ou développer en soi des pays de légendes. Homme libre, toujours tu chériras la mer ! La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. Tu te plais à plonger au sein de ton image ; Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.3
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AGNÈS DEBIZET
PARCOURS
Brosser dans sa tête les voyages qui se rêvent, dessiner, coller, coudre… Agnès occupe ses mains, les invite à l’humeur vagabonde. Il faut cela pour se dégager de l’ambiance familiale. Ce sont les grands-mères qui prêtent des mots à l’évocation des souvenirs. L’une – la maternelle –, fantasque, lui offre des cadeaux incertains comme ces chaussettes déglinguées qu’elle a tricotées. « Elle voulait que je me déguise pour me montrer au marché couvert où caquetaient les volailles... ». Agnès découvrira, dans un tiroir de sa table de nuit, des prières qu’elle a recopiées sur des papiers précieux. Leur calligraphie ordonne majestueusement les pleins et les déliés. L’écriture en est magnifique ! Elle ne peut que céder à la curiosité : elle les lit. Peut-être est-ce de là que provient une iconographie mentale composée d’archanges et de démons traversant le ciel. L’autre – la paternelle : « Elle a habillé ses garçons jusqu’à un âge avancé – nous dit Agnès – et c’est avec sa machine que j’ai habillé mes enfants. Mon art vient de l’art ménager et des femmes besogneuses. La couture, la broderie, les légumes du potager, les talus noirs, l’eau jaune dans le lavabo, les conserves, les confitures, les récupérations de tout, de rien, les empilements de boîtes de graines et de tiroirs dans l’épicerie. Les bons points publicitaires, les odeurs de fermentations végétale, celles de l’industrie chimique et du café torréfié. Des saturations d’espace, des comptabilités strictes… » De Marseille, la famille – elle a une sœur et un frère – s’installe à Paris en 1974, où le père vient d’être muté. Elle a dix-sept ans, la capitale l’enivre. On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans. – Un beau soir, foin des bocks et de la limonade, Des cafés tapageurs aux lustres éclatants ! – On va sous les tilleuls verts de la promenade.4
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AGNÈS DEBIZET
PARCOURS
Ses tilleuls se trouvent au Jardin du Luxembourg ; c’est sous les acacias du cimetière du Montparnasse et dans les parcs qu’elle tissera sa broderie. Elle la destinait à un homme qui l’aura aussi vite éblouie qu’il est parti de sa vie. Tenace et persévérante, elle la finira vingt ans après, le 31 décembre 1994 à minuit moins des secondes. « J’ai brodé pendant vingt ans le même ouvrage. À dix-sept ans, j’avais tout le temps devant moi. J’ai doublé la première frise qui bordait le tissu d’une deuxième, centrale, dans une vision conventionnelle du linge de maison. Un jour – je me souviens encore de l’instant – j’ai décidé de remplir l’espace entre les deux frises encore inachevées, de tout remplir. Le dessin est d’une logique rigoureuse. Des lignes, parties d’un bord du cadre entre deux chevrons pour rejoindre un autre bord, s’entrecroisent. Par les vides apparaît le fond. Les lignes sont plutôt géométriques, le fond figuratif. Cette rigidité graphique s’est détendue au cours des années. Je me suis lassée du bleu exclusif et du géométrique et j’ai attaqué le centre : deux oiseaux aux serres puissantes se confrontent, ils tournent. Puis les lignes ont disparu pour laisser apparaître le ciel, l’arc-enciel du ciel, et voler les oiseaux. Une dernière frise fut entreprise pour consolider le cadre extérieur du tissu de base, trop mou. La facture relève d’une démarche plus expérimentale qu’artistique : inventer le maximum de points, en cherchant de nouveaux effets de matière. De même, lorsque je fabriquais les habits des enfants, je cherchais les modèles dans de vieux bouquins de coupe et m’amusais à faire des choses compliquées. Je passe nécessairement du quotidien de l’artisanat, de la couture, à l’intemporel de l’art. Leur communication m’est naturelle et fondatrice. »
Je passe du quotidien de l’artisanat à l’intemporel de l’art
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AGNÈS DEBIZET
Les premiers points forment des figures géométriques bleues qui rappellent le graphisme des zelliges, ces carreaux de céramique dont les lignes se continuent quelles que soient leurs positions, et forment des ensembles hypnotiques enivrants. (Est-ce parce que l’ami en question était marocain ? Les zelliges sont caractéristiques de l’art du Maghreb). Ce langage géométrique est celui de l’entrelacs. « Les bandes qui se croisent, se rejoignent, s’emmêlent et se décroisent, appartiennent depuis longtemps à mon vocabulaire formel. Déjà le dessin de ma broderie se structurait sur ces lignes qui, allant d’un bord à l’autre de la frise, s’entrecroisaient dans une logique simple et assez systématique. » Elle aurait donc poursuivi tout au long de son œuvre la forme de ce premier étonnement. Ne dit-on pas d’un véritable artiste qu’il ne fait qu’approfondir la première trace qu’il a laissée ? Paris est une renaissance, mais « O Paris, ville ouverte ainsi qu’une blessure » ( Jules Supervielle), elle en mesure les dangers, s’en préserve. Elle éprouve la nécessité d’une discipline et s’inscrit en Fac de Lettres. L’enseignement dispensé n’est pas contraignant et elle l’accepte jusqu’à produire une maîtrise qu’elle consacre à Gustave Flaubert. « Pour le génie de son écriture ».
Ne dit-on pas d’un véritable artiste qu’il ne fait qu’approfondir la première trace qu’il a laissée ? 12
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PARCOURS
Sa tête ne cesse d’écrire, ses doigts la démangent, mais quand elle prend la plume, elle se découvre la main gantée de plomb. Ce n’est pas l’heure… La broderie ne lui suffit plus. Que faire ? Au tout début des années 1980, une amie va la conduire dans un atelier de la Ville de Paris où enseigne Albert Minot, humble et amoureux de la céramique, moins soucieux de faire carrière comme artiste que de partager sa passion. « J’ai rencontré la terre à vingt-trois ans dans un atelier situé au sous-sol d’une école. Mes deux premières pièces furent simultanément une boîte-dragon et un vase-femme. Le vase-femme était moche, j’ai dû le jeter un jour. J’ai gardé le dragon. Le professeur me l’a émaillé au pistolet. Dans ma cuisson, un bout de la queue s’est détaché et lui est resté dans la gueule. Après le dragon, j’ai entrepris de me meubler : une bibliothèque faite d’animaux stylisés, plus tard une table, avec une spirale à l’intérieur. »
Les éléments de son vécu sont réunis en un même ensemble esthétique
Rien qui prétende à l’art, mais cela en dessine un chemin : spirale, dragon… et avant tout, ce désir que l’art soit partout dans ce qui l’environne. Fabriquer ses meubles, coudre les vêtements, relèvent d’une économie symbolique qui réunit les éléments de son vécu en un même ensemble esthétique. Cela fleure l’utopie avant-gardiste de l’art total. Mais n’est-ce pas un moyen d’inventer sa vie ? Jusqu’en 1989, elle fréquente l’atelier de Minot.
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AGNÈS DEBIZET
C’est en 1982 qu’elle rencontre, attablé dans un café, Lucien Glowinski. « Des parcs aux bistrots, je cherchais le Prince Charmant et je rencontrais ses avatars. Dans les dragues des jardins, la brodeuse imposait le filtre de sa toile. J’ai écrit dans un texte que je l’avais rencontré dans un jardin. En fait, je l’ai rencontré au bistrot. À la table d’en face, l’homme lisait un magazine où nageaient des poissons exotiques rouges et bleus avec des nageoires et des queues en forme de voiles. Il a toujours prétendu qu’il m’avait adressé la parole en premier, et moi l’inverse. » Qui aborda qui ? Cette interrogation comme un jeu maintiendra la fraîcheur entre eux. « Et si nous avions un enfant… ». Hélène naîtra quelques mois plus tard. Elisabeth ensuite. Elles formeront le duo de filles rebelles avec qui se chamaillera Vincent, le suivant. Judith, plus tard, fermera l’heureux ban familial. Première exposition en 1989 dans le dernier cloître de Paris, le Cloître des Billettes dans le IVe arrondissement. Lucien, versé dans la physique, regarde l’art d’Agnès avec les yeux d’un amoureux. Il ne prétend pas avoir d’opinion sur son travail, mais il en mesure la vérité par son influence sur leur couple et la famille. Enfants et œuvres sont à la même table. Chez eux, les aménagements ne ressemblent à aucun de ceux de leurs amis… Terre, outils, four, sculptures envahissent l’appartement. Pour Agnès, Lucien, indéfectible soutien, assistant et mécène, sert de chauffeur, emballe, déballe… Bon bricoleur, il offre sans jamais rechigner ses services, et cela lui plaît. Ainsi se conjugue leur amour.
Chez eux, les aménagements ne ressemblent à aucun autre 16
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