Usages Société
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Deux éléments indissociables? audrey bertacchini
DSAA Créateur-Concepteur La Martinière-Diderot Février 2012
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••• • Février 2012
DSAA Créateur-Concepteur La Martinière-Diderot
audrey bertacchini
Deux éléments indissociables?
Usages Société
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Sommaire INTRODUCTION ..................................................................................................................... 4 LES FONDEMENTS D’UN USAGE DANS LA SOCIÉTÉ LA SOCIÉTÉ EN MOUVEMENT Usage et habitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 Le capitalisme de production ou la massification des usages . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .7 La perversion des usages au profit de la consommation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 Le capitalisme de consommation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .10
LA DIMENSION DE L’USAGE ET DE SON RÔLE DANS LA SOCIÉTÉ L’OBJET-SIGNE Usage et conscience.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .13 La valeur réelle et virtuelle d’un usage dans la société contemporaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 USAGE ET CONTRIBUTION ANTHROPOLOGIQUE L’usage et le groupe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 Usage et bénéfice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 L’accès . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 USAGE ET CONTRIBUTION « OBJETOLOGIQUE » Le propre bénéfice de l’objet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .22 Design et réalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
CONCLUSION ......................................................................................................................... 25 bibliographie .................................................................................................................... 28
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INTRODUCTION Que nous parlions des relations humaines ou des relations que nous entretenons avec le monde qui nous entoure, les interactions que nous vivons au quotidien rythment nos existences. Nos modes de vie, notre façon d’être, nos pensées, le rapport aux choses, l’usage que nous en avons est, et a toujours été, directement lié à notre époque. De notre naissance à notre mort, notre vie se construit autour de l’usage et de la relation que nous entretenons avec le monde. Par définition l’usage est « le fait de se servir de quelque chose, le fait d’employer quelque chose pour sa consommation, pour ses besoins personnels, etc ». Ce mot peut aussi se définir comme « une pratique habituellement observée dans un groupe, dans une société»(1), c’està-dire une coutume. L’usage est donc indépendamment lié à une entité, à un être vivant, et tout particulièrement à un être de pensée, conscient de sa propre existence. En effet nous pouvons très bien dire qu’un chien fait l’usage d’un bâton, qu’une poule fait l’usage d’un nid, mais nous verrons qu’ « user de » c’est aussi user d’une image, d’un signe, d’une signification extérieure et détachée de l’usage purement fonctionnel.
(1)
Larousse
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Notons que la notion d’usage est intimement liée aux groupes humains et à la société, l’usage diffère donc d’une culture à une autre. L’usage est un moyen d’action, c’est un outil qui permet de «modeler » une population, une masse, et ainsi revoir notre façon d’être par rapport au monde. C’est pourquoi nous allons particulièrement nous intéresser à notre rapport à l’usage et l’effet qu’il a sur la société. En comprenant cela nous pourrons alors revoir les modalités qui font nos usages et tendre vers une logique cohérente et globale de conception. Nous pouvons nous interroger sur les habitudes. Ces habitudes qui régissent notre quotidien et nous modèlent sont-elles issues d’une nécessité ou bien sont-elles accessoires, induites par un effet de masse ? Quelle relation avons-nous face à « l’objet » et comment celle-ci peut-elle évoluer au sein de la société? Dans un premier temps, il convient donc de se questionner sur les fondements de l’usage au sein des sociétés, de son apparition et de son évolution au fil du temps. Dans un deuxième temps, nous verrons quelle est la dimension de l’usage et de son rôle au sein de notre société. Enfin dans une dernière partie nous verrons vers quelles évolutions peut aujourd’hui se porter l’usage.
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LES FONDEMENTS D’UN USAGE DANS LA SOCIÉTÉ LA SOCIÉTÉ EN MOUVEMENT Usage et habitude L’utilisation quotidienne d’un objet et donc d’un usage, instaure des habitudes donnant l’illusion d’avoir toujours étés : elles sont ancrées dans notre réalité depuis tellement longtemps que nous en venons à penser que l’on ne peut faire sans. Nous qualifions certains usages de nécessaire étant donné qu’ils constituent « notre milieu objectif familier » dit le philosophe et designer Pierre Damien Huyghe dans son essai Faire place (2). Ils semblent « appartenir à la nature du monde ». Seulement, l’histoire, le progrès et l’innovation, font que des changements et des bouleversements dans notre besoin de l’objet et dans notre façon d’en user s’opèrent beaucoup plus vite que l’on ne le croit. En moins d’un siècle, le nombre d’objet qui nous entoure a plus que décuplé : une famille de quatre personnes qui possédaient entre 150 et 200 objets en possèdent aujourd’hui de 2000 à 3000. (3) La relation que nous avons avec l’usage des choses change.
Pierre Damien Huyghe, Faire place, Éditions Mix, 2009. Il y aura l’âge des choses légères, écrit collectif sous la direction de Thierry Kazazian, Éditions Victoires, 2003, 192 pages.
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La société n’a jamais autant subi de changements qu’au cours du XIXème et XXème siècle, avec les révolutions industrielles et technologiques. Le changement d’une production principalement artisanale et agricole, d’une société basée sur l’acquisition de bien à long terme et la transmission sur des générations s’est petit à petit transformée en un système de production basé sur le commerce et l’industrie, avec un cycle effréné de production et une consommation incessante. Une profonde remise en forme de la vie collective et individuelle s’opère alors au cours des changements majeurs s’étant déroulés au cours des deux derniers siècles. Les institutions, les conventions, sont à l’origine du « façonnage de nos existences » (4) pour reprendre l’expression de Bernard Stiegler. Elles installent dans la réalité de la population un modèle de vie. Nous pouvons parler de responsabilité industrielle dans le sens où ce sont les industries qui ont, dès la révolution industrielle et la mise en œuvre d’une production et distribution de masse, permis aux gens de vivre autrement, « d’user » autrement.
Le capitalisme de production ou la massification des usages Le rapport à l’usage a bien évolué selon la vive progression des industries et des techniques. Avec l’avènement de l’industrie et l’installation de méthodes de production axées sur le rendement, l’accès à l’usage s’est étendu de manière exponentielle, jusqu’à en devenir une fin en soi. Nous parlons dans un premier temps d’un capitalisme de production, où l’objectif était tout simplement la production de masse, pour approvisionner l’ensemble de la population. La révolution industrielle et le capitalisme favorisaient la productivité au détriment de la qualité et de l’esthétique. Les objets produits répondaient à un besoin simple, à un usage purement fonctionnel, pour permettre ainsi une certaine qualité de vie à la majorité de la population. Ce modèle productiviste a principalement été mis en place à la fin du XIXème siècle, avec la popularisation des courants de pensée du Taylorisme vers 1880, et du Fordisme vers 1908 et donc du travail à la chaîne. (4) Bernard Stiegler, Le Design de nos existences : à l’époque de l’innovations ascendante, Éditions Mille et une nuits, 2008, 336 pages.
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La distribution massive d’objets du quotidien a ainsi instauré de nouveaux usages au sein de la société occidentale, des usages qui sont devenus en quelques sortes des « standards de vie ». Ce phénomène a créé une norme de vie, qui s’est installée dans les foyers et qui est devenue inhérente à une qualité de vie attendue. Prenons l’exemple du réfrigérateur. Les premières utilisations de la réfrigération domestique ont eu lieu aux Etats-Unis en Caroline du Nord vers 1895. Jusque-là les aliments étaient conservés au frais grâce à de la glace, que l’on stockait dans une glacière. (La glacière consistait en un trou fermé hermétiquement dans lequel on alternait des couches de paille ou de sciures de bois, et de glace.) Ce n’est qu’en 1925 que le réfrigérateur est produit et commercialisé dans le monde entier. Durant des centaines d’années, les sociétés humaines ont vécu sans moyen de réfrigération permanent et donc de conservation d’aliments sur le long terme. Le rythme de vie était différent, nous vivions notre vie selon les possibilités offertes par la technologie, la science. Aujourd’hui il nous paraît difficile et contraignant de vivre sans moyen de conservation. Nous pouvons dire que cet usage fait partie intégrante de nos mœurs à présent. Son invention au début du XXème siècle s’est propagée de manière exponentielle jusqu’à atteindre la quasi totalité des ménages et ainsi installer un usage de façon pérenne à la civilisation humaine.
La perversion des usages au profit de la consommation Les premiers temps de la société capitaliste consistaient donc à massifier des usages par la production et la distribution de masse, permettant ainsi d’effacer certaines contraintes quotidiennes et changer de rythme de vie en y intégrant d’autres activités. Nous parlons aussi d’une « libération » dans le sens ou la massification des usages tels que le réfrigérateur ou la machine à laver était le moyen de se libérer des contraintes journalières pour finalement se consacrer à son propre épanouissement personnel. Il y avait une volonté de rehausser la qualité de vie par la massification et l’unification des usages.
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Seulement la production étant devenue l’objectif principal de l’ère industrielle, la sur-production fait place et l’objectif devient alors d’écouler cette surproduction. Ce n’est plus « produire pour vendre » mais « vendre pour produire ». Comme l’a dit l’économiste Vance Packard (5) dans son livre La persuasion clandestine (6) : «Au lieu de penser à fabriquer, les dirigeants des sociétés industrielles pensèrent à vendre ». En effet nous pouvons citer plusieurs exemples où l’on commence à voir le paradoxe et l’absurdité d’un système basé sur la croissance infinie. Celui d’une petite usine de Berlin-Est, qui souhaita en 1981 lancer une ampoule longue durée. (7) Cette volonté était en opposition avec l’entreprise concurrente Osram située à l’Ouest qui disait qu’en agissant ainsi ils allaient détruire leurs propres emplois. Seulement l’Entreprise de l’Est Berlinois voyait dans cette économie de ressources et ce non-gaspillage de tungsten un moyen de sauver leurs emplois, et ainsi de considérer leur activité sur un plus long terme et avec une logique de conception basée sur l’essentiel. Seulement les acheteurs occidentaux ont refusé cette ampoule qui ne se remplace qu’occasionnellement. En 1989, après la chute du mur de Berlin, l’usine a été fermée et la production s’est arrêtée. Aujourd’hui cette ampoule longue durée n’est visible que dans des musées. Dans les années 1930, en moins de deux ans la durée de vie d’une ampoule avait chuté de 2500 heures à moins de 1500 heures. En 1940, les entreprises avaient réussi à créer le standard de l’ampoule qui dure 1000 heures, et à le faire accepter par les consommateurs. À la même époque en 1940, Dupont le spécialiste de la chimie lance une fibre révolutionnaire : le nylon. C’est l’invention des premiers bas résistants et durables.(7) Seulement après la première grande vague de consommation, l’entreprise a connu un temps de crise dû justement à cette trop grande qualité. Les collants ne se filaient jamais, les femmes n’avaient donc pas besoin d’en racheter. Ces mêmes ingénieurs qui avaient mis tant d’années à concevoir une (5) (6) (7)
Vance Packard (1914-1996), économiste, sociologue et écrivain américain. Titre original The hidden persuaders, 1957. Prêt à jeter, obsolescence programmée, documentaire Arte, 75 minutes.
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fibre incassable ont dû pour leur « survie » revoir la qualité de leur produit à la baisse. Pour favoriser le renouvellement du produit, et ainsi garantir le rendement de l’activité. Le but devient alors de créer un produit fragile, le plus jetable possible. Finalement ce sont les grandes entreprises occidentales qui ont instauré cet usage de renouvellement constant d’un produit de grande consommation, afin d’alimenter de façon perpétuelle le système. Toute démarche axée sur le long terme est incompatible avec le schéma mis en place par les industriels. Pour garantir le bon roulement de l’activité, l’acte d’achat doit être fréquent et non rare. C’est le principe de l’obsolescence programmée qui fait son entrée. Que ce soit pour des raisons techniques ou esthétiques, le produit ne doit pas survivre. Le consommateur doit pour une raison ou une autre renouveler son achat. C’est ainsi que l’on voit se développer des services « extra-fonctionnels » sensés fidéliser la clientèle. La qualité n’est plus portée sur le produit lui-même mais sur la sphère virtuelle qui guide la consommation. Le système économique devient une machine impossible à arrêter sans faire de dégâts. C’est ainsi que l’acte d’achat répété s’installe dans les mœurs, ce sont les débuts de la dévalorisation de la matière au profit d’un système qui est mouvement infini. Jeter devient une norme, l’usage se standardise.
Le capitalisme de consommation Nous parlons alors du Capitalisme de consommation, avec la création de besoin jusqu’ici inexistant et la mise en place de la figure du consommateur. C’est surtout après la première guerre mondiale que la production des industries explose, il faut tout reconstruire, il faut réapprovisionner la population et par-dessus tout faire oublier aux gens les horreurs de la guerre. La consommation et l’usage des objets deviennent comme une sorte de divertissement, de diversion, pour la population qui a besoin de revivre. L’acte d’achat se transforme, il n’est plus guidé uniquement par le besoin mais également par le désir et la popularisation du plaisir de consommer. Le désir de la liberté d’usage a justifié un désir de propriété et a abouti a cette
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accumulation excessive des biens au quotidien. En 1920 c’est l’apparition du crédit à la consommation, qui incitera encore plus à la dépense immédiate, à l’usage instantané. Comme l’a dit le designer et businessman Raymond Loewy (8) : « La laideur se vend mal ». C’est sur cette idée que repose le capitalisme de consommation, l’esthétique vient jouer un rôle majeur dans la conception des biens. Le but devient alors de capter l’attention du consommateur, pour finalement mieux les contrôler. Les industries et commerciaux font appel au registre de l’émotion et le design donne à l’esthétique, jusqu’ici peu prise en compte, une vocation économique. Le design s’immisce dans le quotidien de la population et devient un élément « modeleur » de la société et de ses usages. Le capitalisme de consommation fait de la société une « machine de consommation » en stimulant à l’infini ses désirs d’acquérir, de posséder, de consommer. Nous n’achetons plus car nous avons besoin, mais parce que nous avons envie, parce que les tendances changent. Nous vivons aux rythmes des modes esthétiques, qui changent de plus en plus vite et nous font croire à notre propre obsolescence. Les notions de productions, de croissance et donc de consommation générées par le capitalisme déplacent la société vers ce que Jérémy Rifkin (9) a appelé « le Capitalisme culturel ». En effet, l’acte d’achat devient culturel, il est une mœurs. Le fait de posséder devient une sorte de fin en soi et le consommateur semble se construire indéfiniment par la répétition de cet acte. Ce sont les débuts de la consommation à outrance, de l’achat compulsif et de la dévalorisation des usages, au profit d’une incessante consommation et d’une éternelle insatisfaction des usagers. Ce modèle voit son apogée dans les années cinquante avec l’arrivée massive des électroménagers et équipements domestiques. L’acte de consommer et d’user devient un acte psychologique. La vente et l’achat régissent la société, le capitalisme se concentre sur la création de nouveaux marchés, pour saisir le désir des consommateurs, écouler (8) Raymond Loewy (1893-1986), designer industriel et graphiste français, fondateur du mouvement Streamline aux Etats-Unis dans les années 1930. (9) Jérémy Rifkins, né en 1945, économiste Américain.
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la production et recommencer le cycle indéfiniment. La volonté est donc de contrôler les comportements du consommateur, de les manipuler de manière de plus en plus imperceptible, jusqu’à parler d’une certaine passivité du consommateur face à la consommation. Nous parlons de manipulation dans le sens d’anticipation des besoins, des désirs et des envies. Comme le dit Jean Baudrillard dans La société de consommation (10) : « La consommation saisit toute la vie. » (11)
(10) (11)
Jean Baudrillard (1929-2007) sociologue et philosophe français. La société de consommation, 1970, p.23.
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LA DIMENSION DE L’USAGE ET DE SON RÔLE DANS LA SOCIÉTÉ L’OBJET-SIGNE Usage et conscience Dès les premières consciences humaines, l’Homme s’est démarqué de l’animal par sa faculté à fabriquer des objets et cela grâce à nos pouces opposables qui nous donnent la capacité d’attraper, de manipuler avec précision un solide. La conception d’objet était en premier temps le moyen de répondre à un besoin primaire, le silex illustre bien cette idée, le besoin étant de découper plus facilement de la chair. Chaque objet pensait par l’homme induit un usage. L’objet est le moyen d’arriver à l’usage voulu, il est un outil. Il y a 10 000 ans, à l’époque du Néolithique, nous voyons apparaître les premières formes de sédentarisation. L’objet et l’usage prennent alors une place primordiale dans la communauté. C’est l’ère des premiers échanges, de la division des tâches, de la hiérarchisation sociale. L’objet-outil prend alors une autre dimension, une dimension de signe. Contrairement au nomadisme, la sédentarisation permet le développement des notions de possession et d’acquisition, qui sont devenues finalement des usages à part entière. Abondance et
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profusion d’objet deviennent signes d’aisance, signe d’un certain pouvoir. Au XVIIème siècle par exemple lors du règne du roi Louis XIV, celuici se faisait fabriquer un mobilier reconnaissable et unique, signe de son pouvoir, que nous pouvons qualifier «d’objets de monstration». Leur raison d’être n’était autre que celle d’être vu. L’ébéniste à l’origine de la plupart des mobiliers ornant la cour royale était le fameux André Charles Boulle(12), avec sa technique de marqueterie qui consistait à incruster les meubles de matériaux précieux, comme l’écaille de tortue, la corne, le laiton, ou le cuivre. Chaque meuble n’était que profusion et abondance, symbole de la richesse et la noblesse du roi Soleil. Certains mobiliers étaient même composés de faux tiroirs, ils n’étaient donc en aucun cas conçus pour leur qualité fonctionnelle. L’objet n’est ici que prétexte à la dimension virtuelle qu’il dégage, il sert son possesseur dans l’image qu’il souhaite renvoyer de luimême. L’objet a acquis une signification extérieure à son usage réel, l’objet est alors considéré non pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il dit, pour ce qu’il signifie. Il est le moyen en vue d’une fin, et non une fin en soi. Nous pouvons parler de hiérarchisation sociale par l’intermédiaire des objets, des usages et des signes. Une valeur signe que l’on retrouve dans un autre exemple simple issu du quotidien : porter un costume impose un certain respect, sans même connaître l’individu qui le porte. Le fait d’attribuer une qualité « spirituelle » à l’usage d’une chose, c’est-à-dire de le détacher du réel pour l’impliquer dans ce que l’on peut appeler l’imaginaire, est intrinsèquement lié à la condition humaine. L’Homme a la capacité de penser, il a conscience de sa propre existence, de la vie, de la mort et ainsi l’usage lui permet de se détacher de sa condition animale. La fabrication, l’amélioration, la création, l’accumulation d’objets est un moyen de dépasser cet état premier de nature, pour créer ce que l’on appelle l’état de culture. L’Homme fait appel à son esprit lorsqu’il fait usage de quelque chose. On peut même penser que le fait d’attribuer une signification au moindre usage est intrinsèquement humain et que cela ne peut être (12) André Charles Boulle (1642-1732), ébéniste sculpteur, fondeur, ciseleur, doreur, peintre et dessinateur français.
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autrement. Car l’objet est le moyen en vue d’une fin, qui est l’usage, et l’usage est le moyen en vue d’un signe qui est le reflet d’une personne, mais aussi d’une époque, d’une culture. User de quelque chose, c’est aussi l’inscrire dans son temps.
André-Charles Boulle Commode de la chambre de Louis XIV au Grand Trianon (1708-1709). Bâti de chêne, placage d’écailles de tortue avec incrustations de laiton, bronze doré.
(13) John Thackara, In the bubble, de la complexité au design durable, Éditions RDD Cité du design, 2008, 187 pages.
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La valeur réelle et virtuelle d’un usage dans la société contemporaine Effectivement, l’acte de consommer est devenue en soi un usage : il est d’usage de consommer, la société moderne est ainsi faite. Car la facilité d’accès à l’objet induite par le capitalisme de production puis de consommation engendre une sur-consommation d’objet, une sur-consommation de ce que Jean Baudrillard appelle des «objetssignes ». Le développement du caractère émotionnel dans la conception d’objet fait qu’aujourd’hui l’acte de consommer est devenu un moyen de construire l’identité de chacun, à la manière des grands noms de l’histoire, mais aujourd’hui à l’échelle de chaque individu. Chaque objet fait appel à une part de nous, une part qui correspond à ce que nous sommes, ce que nous aimerions être, ou ce que nous souhaitons paraître. Cet usage peut réellement être considéré comme un phénomène sociétal, depuis les premières diffusions de masse des usages devenus aujourd’hui quotidien. Le philosophe et journaliste anglais John Thackara explique très bien ceci dans son livre In the Bubble (13) en écrivant : « Nous dépendons de plus en plus des objets pour forger notre identité et avoir confiance en nous-même. Sans doute parce que les choses qui auparavant façonné notre identité, comme l’adhésion à une communauté, l’attachement à une terre, ou tout autre lien social, ont été remplacées par le consumérisme.» Seulement, l’individu étant en perpétuelle construction de soi, son rapport à l’objet en devient superficiel, surfacique. Le capitalisme culturel tend vers une dévalorisation de l’objet et de sa matière, pour un intérêt porté sur le signe. Quand celui-ci ne correspond plus à l’image désirée, quand le signe est consommé, l’objet devient obsolète, inutile aux yeux de son acquéreur. La valeur virtuelle prime sur la valeur réelle. Le signe prime sur la matière. Nous parlons
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d’un rapport psychologique à l’objet. Car l’objet étant le reflet de notre identité, nous n’acceptons pas de voir celui-ci dépassé, en désaccord avec son temps. Jean Baudrillard dit : « Nous vivons le temps des objets ». Effectivement les objets se succèdent à une telle vitesse, que nous nous contruisons et déconstruisons indéfiniment. Les signes envahissent notre vie et nous vivons au rythme de ceuxci.
USAGE ET CONTRIBUTION ANTHROPOLOGIQUE L’usage et le groupe La notion d’usage est indissociable de celle de groupe. Les usages s’intègrent dans nos vies par l’effet de masse, la société est régie par la productivité. Ne pas user d’un usage de masse nous amène rapidement à être en marge, en décalage. Nous avons besoin de suivre un certain mouvement, l’usage nous permet de rester dans le flux, d’être « accepté », reconnus dans un monde, dans la société, d’y participer et d’être reconnus comme « individus contemporains». Nous avons le droit de refuser d’accéder à ses codes, qui sont finalement des codes de compréhension d’un humain à un autre. Le fait de rejeter un usage, de « non-user » est aussi une forme d’usage, pouvant cependant être considéré comme un acte de marginalisation. Le refus d’un usage est en soi le refus d’une « composante » de la société. Il est difficile aujourd’hui de prendre du recul avec certains usages contemporains, comme le téléphone portable par exemple. Sans cet outil, nous sommes comme « coupés du monde ». Si nous souhaitons être intégré dans un groupe, nous devons alors adopter les usages de celui-ci. Nous devons considérer la société comme un ensemble unique mais pluréiforme, qui évolue rapidement quand nous regardons globalement, mais qui est constituée de multiples groupes, catégories, sous catégories, jusqu’à chaque individu. (14)
Dictionnaire Larousse.
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Chaque individu contribue à l’évolution de la civilisation par les usages qu’il adopte. L’Homme contribue à un usage par sa répétition, par le phénomène de groupe, un usage s’inscrit dans un cycle, et s’ancre dans des habitudes. Mais qu’appelle-t-on contribution ? Historiquement, la contribution est « la part que chacun apporte a une dépense commune.» (14) Si chacun reproduit un usage, censé apporter un bénéfice, cet usage prendra de l’ampleur, jusqu’à s’intégrer durablement dans la vie. Par l’intermédiaire de l’usage, la société évolue, l’Homme aussi.
Usage et bénéfice L’usage n’est pas nécessairement lié au capitalisme, c’est surtout une question de société et de développement. Nous observons un phénomène de mimétisme et de productivité. Prenons exemple avec le scénario suivant : un groupe de singes mangent des fruits sur une plage, les fruits sont granuleux car plein de sable. Une guenon remarque par hasard qu’en trempant le fruit dans l’eau avant de le manger, le sable part. Le groupe remarque la nouvelle pratique de la guenon et l’usage se répand dans le groupe. Un usage commence de manière isolée et se développe avec la collectivité. La société adoptera l’usage à partir du moment où celui leur apportera un bénéfice. L’acte est toujours lié au bénéfice que l’on peut en tirer, même naturellement. Il y a un lien avec l’équilibre naturel de l’écosystème. La nature va produire selon ses besoins et son environnement, par exemple en moyenne un poisson pond six mille œufs, car leur vulnérabilité et les conditions environnementales font que le pourcentage de poissons qui arriverons à maturité est faible. Nous observons le besoin de maximiser les chances de faire perdurer l’espèce. De même, la production est intrinsèquement liée à un bénéfice à venir. Le capitalisme, c’est la recherche de bénéfices constants, finalement ce schéma n’est-il pas purement lié au vivant ? Le vivant recherche le bénéfice avec le moins d’effort. (15) (16)
Abraham Maslow (1908-1970), psychologue américains. L’Hospitalisme.
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En usant de quelque chose, l’humain va en premier temps tenter de répondre à ses besoins immédiat : vital, moral, sociétal. Regardons la pyramide des besoins de Maslow, qui est une théorie sur la motivation réalisée par le psychologue Abraham Maslow (15) dans les années 1940. Bien que cette théorie soit critiquable car élaborée sur le schéma d’une société occidentale, nous pouvons nous y appuyer. Chaque besoin constitue un palier, qui quand il est satisfait, amène vers un second. Maslow parle d’une hiérarchie des besoins. En premier temps nous cherchons à satisfaire nos besoins physiologiques, ces besoins sont inconscients et incontrôlables, il nous est impossible de nous en passer. Il s’exprime sous forme d’une émotion, d’une réaction physique, que nous satisfont par des actes réguliers comme ceux de manger, dormir, boire, etc. Chaque usage nous permet de tirer un bénéfice qui satisfera nos besoins ou désirs. Le besoin suivant est celui de sécurité, il induit des usages développés dans toute société humaine, mais aussi animale, qui consiste à se protéger afin de perdurer. L’usage d’une maison, de vêtements, répond de premier abord à ce besoin de sécurité. Un bénéfice physique et mental est tiré de ces usages, l’usager a besoin d’être rassuré.
Besoins secondaires «ÊTRE»
Besoins de réalisation Besoins d’estime Besoins d’appartenance
Besoins primaires «AVOIR»
Besoins de sécurité Besoins physiologiques LA PYRAMIDE DES BESOINS SELON MASLOW
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Le besoin suivant (toujours d’après la hiérarchie de Maslow) est celui d’appartenance et affectif, il induit le besoin de lien social. Il a été démontré que ce besoin est vital à l’épanouissement de l’individu. Des études ont été faites sur des bébés laissés sans contact affectif, qui déclarent un état dépressif et un arrêt du développement dû à un manque de stimulation humaine (16). En effet, nous l’avons abordé, l’individu a le besoin d’être accepté par un groupe, une communauté, pour ainsi satisfaire ses besoins de lien social. Le besoin d’estime suit le besoin d’appartenance, après s’être fait accepter par un groupe par divers usages, l’individu va chercher à se faire exister à l’intérieur de ce groupe. L’usager va dans sa relation à l’objet être dans la recherche d’un bénéfice personnel, d’un certain confort, physique ou psychologique. Seulement comme l’induit la pyramide, une satisfaction engendre un autre besoin. L’homme est toujours à la recherche du mieux, afin de tenter d’atteindre un accomplissement personnel. Nous sommes constamment à la recherche du « plus ». À partir du moment où l’on peut manger, nous allons ensuite chercher à manger mieux, à manger bio, … Nous sommes toujours à la recherche d’une certaine productivité, nous déplaçons les besoins. La société évolue au fil du bénéfice, pour toujours plus de productivité.
L’accès Aujourd’hui avec les considérations écologiques et les efforts pour le développement durable, nous assistons à une volonté d’accéder à un usage plus que de posséder un objet qui nous permet d’y accéder. Accéder c’est atteindre quelque chose, obtenir un état, une situation, pouvoir disposer d’un usage. Le bénéfice est justement d’écarter les contraintes de la possession pour jouir pleinement du service voulu. C’est l’usage qui est valorisé plus que l’objet, celuici est un moyen d’avoir accès à un service et plus finalement une fin en soi. Un exemple, celui de l’autoroute : nous accédons à une autoroute, à ses avantages, nous ne la possédons pas. Le designer Thierry Kazazian parle dans Il y aura l’âge des choses légères de produit « léger », il dit : « Le produit « léger » se présente comme l’outil (17) (18) (19)
Il y aura l’âge des choses légères, T.Kazazian, 2003. Estimation du programme des Nations Unies pour l’Environnement. Dictionnaire Larousse.
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d’une logique économique plus humaniste dans laquelle on accède au bien être par une satisfaction procurée par l’usage plutôt que par la possessions ». L’idée est simplement de ramener une certaine logique dans nos usages, en cohérence avec le potentiel des objets, de passer d’une société basée sur la propriété individuelle à une société de service Nous voyons de nombreuses initiatives visant à simplifier les modalités de l’usage, comme le prêt d’outil entre particulier ou le covoiturage. Car nous voyons des aberrations dans le système actuel qui consiste à faire une accumulation de bien inertes. En effet, de nos jours la durée effective des objets est très inférieur à leur potentiel : 30 minutes par an pour une perceuse grand public, dont la durée de vie moyenne est de dix ans. (17) Une automobile reste à l’arrêt 92 % de son temps, sachant qu’en 1999 on estimait le nombre de voitures circulant sur la planète à 1999 680 millions (18). Nous tendons aujourd’hui vers des relations plus simples mais aussi plus confortables. Le fait de ne pas posséder implique une déresponsabilisation de stockage, d’entretien, etc, nous parlons d’usufruit. Ce terme indique un « Démembrement du droit de propriété conférant à son titulaire l’usage d’un bien appartenant à autrui et le droit d’en percevoir les fruits naturels et civils. » (19). Contrairement à la propriété, l’usufruit a nécessairement une durée, l’objet est utilisé le temps d’un usage précis.
USAGE ET CONTRIBUTION « OBJETOLOGIQUE » Nous avons besoin dans nos usages de percevoir le bénéfice généré. L’usage induit cette notion de praticité, d’apport bénéfique. L’homme use de quelque chose car il y trouve une forme de soulagement. Nous retrouvons cette idée de « moindre effort ». Il convient peut-être alors de repenser certaines formes d’usage dans ce sens où l’objet à sa propre vie, il est auto-suffisant tout en (20)
Michel Foucault (1926-1984), philosophe français.
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répondant au besoin de l’homme. Il tire bénéfice de lui-même et demande peu d’effort à l’Homme. Une réelle relation contributive est perceptible, car chaque entité vit sa propre vie, tout en tirant bénéfice de ce qui l’entoure.
Le propre bénéfice de l’objet L’homme est surpris par le bénéfice poétique, esthétique que les choses peuvent acquérir d’elle mêmes, sans que nous ayons notre part de responsabilités. Nous parlons de la dimension plasticienne des objets. Seulement la société de consommation telle que nous l’avons vue, crée des objets qui n’ont pas le temps de vivre, nous ne laissons pas la liberté aux objets d’avoir leur propre évolution. D’ailleurs nous ne leur laissons pas le temps d’évoluer finalement, étant donné que le signe prime sur la matière, et que le signe se renouvelle sans cesse. L’objet est surdéterminé par le signe, le désir est sur-programmé. C’est ce qu’appelle le philosophe Michel Foucault(20) «la société de contrôle». Nous ne pouvons être surpris car tout est contrôlé, tout est prévu et prévisible. Nous avons valorisé comme réel un appauvrissement de l’être. Les objets qui nous entourent n’ont pas le temps d’être. Les choses dures toutes seules, c’est notre système qui les empêche de durer. Le philosophe et designer Pierre Damien Huyghe explique ceci dans son essai Faire place en disant simplement : « Tout circule, tout s’échange, tout se consomme, c’est-à-dire rien ne reste ». Les objets n’ont pas le temps de rester et ainsi d’évoluer, de contribuer à l’homme. Gilbert Simondon, philosophe français du XXème siècle, dit que nous devons « laisser les choses contribuer à notre monde». Les choses contribuent d’elle-même pour elle-même, pour leur propre longévité. Nous n’avons pas de responsabilités en cela. Nous sommes touchés par ce qui nous dépasse, nous sommes fascinés par l’usure sans usage. C’est le concept « des choses », nous aimons ce que nous ne contrôlons pas, là est le paradoxe. Nous sommes en admirations devant ce que nous ne maîtrisons pas. Car le contrôle induit la notion de puissance, et face à la part des choses, nous (21)
Gilbert Simondon (1924-1989), philosophe français.
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sommes totalement impuissants. Les objets se suffisent à eux-mêmes, ils vivent d’eux-mêmes, et cela nous échappe. Gilbert Simondon(21) dit : « La moindre chose a un devenir propre ». Bernard Stiegler parle d’un besoin de « réenchanter le monde », de nous laisser une part de surprise et d’accepter que les choses aillent d’elles-mêmes. Accepter tous simplement que l’objet ne nous ressemble pas, il n’est ni fonctionnel, ni anthropologique. C’est la force de tous ces objets chinés en brocante ou au marché aux puces qui, on ne sait pourquoi, ont attiré notre attention et éveillé notre curiosité. Les objets ont la trace d’un usage, mais aussi la trace du temps, il raconte par leur patine leur propre histoire.
Design et réalité Les objets racontent une histoire, ils ont une narration, nous pouvons montrer cette narration des choses mais pas la créer. L’objet a sa durée propre, il offre une véritable altérité. Cela ne peut être contrôlé alors que le rôle du designer est justement de contrôler, d’anticiper. L’obsolescence fait que nous ne laissons pas le temps aux objets d’évoluer, et ceci pour des raisons économiques. La lenteur n’est pas compatible avec la société capitaliste. Le cycle n’est pas compatible avec une croissance infinie. Le designer travail dans le quotidien sans pour autant travailler dans le réel. Il confond réel et fonctionnel. L’artiste lui est proche du réel car l’art en soi est décalé du quotidien, il fait partie d’une autre dimension. Le travail de l’artiste Giuseppe Penone(22) illustre parfaitement cette idée, avec son travail sur la croissance de l’arbre. Penone est un artiste de l’Arte povera, qui est un mouvement contestataire, anti-moderne apparu dans les années 1960 et qui réagit contre « l’art riche» de la société de consommation comme le Pop art. Ces artistes souhaitent montrer la « réalité vraie» des choses. L’oeuvre de Giuseppe Penone se caractérise par une interrogation sur l’homme et la nature, sur le temps, l’être, le devenir, l’infini. En 1968 il moule sa propre main serrant un jeune arbre dans la forêt de sa ville natale Garessio et fixe de façon définitive un modèle en bronze à cette même place. (22)
Giuseppe Penone, artiste italien né en 1947.
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Cette intervention révèle la métamorphose que le temps produit sur la matière, il révèle les processus invisibles de la nature. “L’arbre, dit Penone, est une matière fluide, qui peut être modelé. Le vecteur principal est le temps.» L’artiste ne contrôle pas cette part que les choses ont et qui nous fascine, il n’en est que le révélateur. Le designer doit contribuer à la part des choses, sans pour autant la contrôler, il ne peux pas. C’est le produit lui-même qui doit entrer dans la contribution. C’est pourquoi nous devons accepter la nature des choses, leur croissance et altérité naturelle, ainsi nous pourrons peut-être créer un design qui se confronte avec le réel. Il faut que cela dure pour que cela devienne.
Giuseppe Penone Continuerà a crescere tranne che in quel punto, 1968,Alpes maritimes. (Il poursuivra sa croissance sauf en ce point) Vue prise pendant la réalisation de l’œuvre en 1968 puis 1978.
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CONCLUSION Les usages rythmes nos sociétés, ils nous situent dans une époque, un contexte, une façon de penser. Les usages nous installent des habitudes confortables, que nous ancrons dans nos habitudes, dans notre quotidien et qui guident notre vie. La société humaine, et même la société vivante tous simplement, et sans cesse dans la recherche d’une certaine productivité, d’une manière de survivre, de vivre mieux, en faisant moins. Nous avons vu que dès les premières révolutions technologiques les usages ont évolué à une vitesse incroyable. En moins de deux siècles, la relation même que nous avions aux objets a changé, l’acquisition de bien à long terme et la transmission s’est transformé en consommation régulière et valorisation de la valeur virtuelle de l’objet. La massification des usages, pour une qualité de vie meilleure de la population, engendre une acceptation plus rapide de certaines pratiques qui, reproduites en masse, semble déjà faire partie d’une certaine normalité. Ainsi vient la popularisation de la consommation de signes, la dévalorisation de la matière au profit d’un apport moral. L’acte d’achat devient culturel, il devient soi un usage de la société occidentale. L’usage est devenu à travers l’accumulation d’objets un moyen d’être et de paraître au monde. Nous construisons une sphère virtuelle de notre identité par les objets que nous possédons et les usages que nous en faisons. Ces signes sont le moyen de nous intégrer
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à un groupe et ainsi de combler notre besoin de lien social, notre besoin d’appartenance. Les usages sont des liens, des unificateurs de pensées. Nous tirons un bénéfice d’un usage, qu’il soit physique ou moral. Si un usage est intégré dans la masse, c’est qu’un bénéfice est perceptible, un certain confort. Car dans sa recherche de productivité l’homme va chercher à se simplifier les choses, afin de les vivres de manières toujours plus confortables. C’est pourquoi nous voyons des pratiques qui se séparent des contraintes actuelles que peut engendrer la possession, et resituent un usage dans le simple fait d’y accéder, d’avoir accès à un service voulue par l’intermédiaire d’un objet. Nous parlons de produit «léger», où le potentiel de l’objet est cohérent avec sa durée d’utilisation. L’objet contribue à l’homme, et l’homme contribue à l’objet en le laissant le temps d’être. Car l’accès n’implique pas un besoin de renouvellement constant étant donné que l’usager n’est pas le possesseur. Celui-ci peut se construire par l’usage qu’il fait de l’objet, mais plus par l’objet lui même et son signe. Nous avons besoin de ramener une certaine réalité dans la vie, et de nous rapprocher de ce qui nous échappe. Car aujourd’hui la société de consommation nous enferme dans une fausse réalité fonctionnelle. Nous pouvons parler de « design ontologique », un design qui se soucie de l’être, qui étudie les propriétés générales de ce qui existe et qui s’y associe pour créer une harmonie. Par définition un design que l’on ne fait pas mais que l’on laisse faire, un design de la vie.
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bibliographie • Pierre Damien Huyghe, Faire place, Éditions Mix, 2009. • Thierry Kazazian (sous la direction de) Il y aura l’âge des choses légères, Éditions Victoires, 2003, 192 pages. • Bernard Stiegler, Le Design de nos existences : à l’époque de l’innovations ascendante, Éditions Mille et une nuits, 2008, 336 pages.
• Vance Packard, La persuasion clandestine, 1957. • Prêt à jeter, obsolescence programmée, documentaire Arte, 2011, 75 minutes.
• Jérémy Rifkins, L’âge de l’accès, la nouvelle culture du Capitalisme, Éditions La Découverte, 2005, 393 pages.
• Jean Baudrillard, La société de consommation, 1970, 318 pages.
• John Thackara, In the bubble, de la complexité au design durable, IRDD Cité du Design, 2008, 187 pages.
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• Georges Pérec, Les choses : Une histoire des années soixante, 2006, 157 pages.
• Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Éditions Aubier, 2001, 333 pages.