Audrey JAILLARD
Université de la Mode Université Lumière LYON II
L’INFLUENCE DE LA TECHNOLOGIE SUR LA CREATIVITE DES DESIGNERS. L’interactivité et l’impression tridimensionnelle.
Sous la direction de Martine VILLELONGUE
Année 2014/2015 1
SOMMAIRE AVANT-PROPOS………………………………………………………...…………. p.3 INTRODUCTION…………………………………………………………………… p.6
La créativité, l’innovation et leur application au domaine textile….………….... p.8 La créativité………………………………………………………………….. p.8 Origine et définition……………………………………………………... p.8 La mise en relation du terme « créativité » avec d’autres notions………. p.13 Comprendre le processus créatif………………………………………… p.16 L’innovation…………………………………………………………………. p.21 De nouvelles pratiques sociales…………………………………………. p.22 Le processus de l’innovation……………………………………………. p.24 Les processus de création en mouvement…………………………………… p.27 Les nouvelles technologies au service de l’innovation…………………. p.27 Les différents types de designers……………………………………….. p.30 Du matériau à la matière active………………………………………… p.34
Les technologies programmées et interactives………..…………………………... p.37 Les technologies mécaniques et préprogrammées…………………….……. p.37 Le cas de M. Hussein Chalayan………………………………………... p.37 Les technologies utilisées par M. Hussein Chalayan…………………... p.46 L’influence des technologies sur la créativité de M. Hussein Chalayan.. p.49 Les technologies lumineuses et connectées……………………………….... p.50 Le cas de la marque CuteCircuit……………………………………….. p.50 Les techniques utilisées par CuteCircuit……………………………….. p.55 En quoi la technologie influe sur la créativité de ce studio…………….. p.56 Les technologies interactives ………………………………………………..p.58 Le cas de Mme Ying Gao………………………………………….. p.58 Les techniques utilisées par cette créatrice………………………… p.68 L’influence de cette technologie sur la créativité de Mme Yin Gao. p.71
La technologie de l’impression 3D ………………………………………………...p.73 Le cas de Mme Iris Van Herpen…………………………………………….p.73 Présentation de la créatrice et de son environnement culturel…………. p.73 Les collaborations de Mme Iris Van Herpen…………………………... p.74 L’économie de la maison Iris Van Herpen…………………………….. p.74 Les créations de Mme Iris Van Herpen………………………………... p.75 L’influence des technologies sur la créativité de Mme Iris Van Herpen.p.85 Les studios textiles qui utilisent l’impression 3D………..………………… p.86 Les techniques utilisées………………………………………………... p.86 Le cas de M. Francis Bitonti…………………………………………... p.92 Qu’apporte cette technologie à la créativité de ce studio textile……… p.99 Les jeunes créateurs qui utilisent l’impression 3D………………………... p.100 Le cas de Mme Noa Raviv……………………………………………..p.100 Le cas de Mme Danit Peleg…………………………………………... p.107 Qu’apporte cette technologie à la créativité de ces jeunes créateurs…. p.113
CONCLUSION…………………………………………………………………….. p.116 ANNEXES…………………………………………………………………………. p.118 BIBLIOGRAPHIE…………………………………………………………………. p.130
2
AVANT-PROPOS :
J’ai toujours été fascinée par la technologie, l’innovation, l’originalité, la singularité et l’insolite. Depuis le début de mes études artistiques, je cherche toujours à mêler mon côté scientifique (acquis lors de mes années de lycée en filière scientifique) et mes idées créatives. Mes recherches ont toujours donné des projets hybrides à la frontière de ces deux univers pourtant très différents. Lors de mes années de BTS design de mode, j’ai fait évoluer mes concepts et j’ai commencé à renseigner mes références dans le domaine des nouvelles technologies appliquées au textile. Mes créations ont commencé à s’orner de LED, mes textiles à changer de couleur en fonction de l’environnement et certains créateurs me fascinaient. Iris Van Herpen, Ying Gao et Chalayan ont souvent fait partie des références majeures de mes travaux. J’ai étudié leurs œuvres avec attention, dévoré leurs interviews, tenté des stages, observé leurs défilés et leurs créations méticuleusement. Je me suis questionnée sur les matériaux « nouveaux » qu’ils utilisaient. Pouvait-on vraiment dire qu’ils étaient nouveaux ? Rendent-ils les créations de ces créateurs plus futuristes et dans quelle mesure ? Quelle était la valeur ajoutée par rapport à l’utilisation d’un matériau ordinaire ? J’avais enfin trouvé une piste et elle partait de ce « plus ». Ce petit mot qui veut tout dire au fond et qui rajoute une profondeur certaine aux mots auxquels il est accolé. Je me suis aussi intéressée au concept de la créativité car j’avais envie de comprendre ses multiples facettes. On parle souvent de personnes plus créatives que d’autres, de créativité à l’état pur, mais essayons un instant de donner une définition à ce concept ? Ce n’est pas facile du tout. J’ai tenté l’exercice moi aussi et je me suis rapidement rendue compte que j’employais un trop grand nombre de fois le champ lexical de la « nouveauté ». La créativité, est-ce vraiment la nouveauté ? Et qu’est-ce que la « nouveauté » ? C’est naturellement que viennent s’accoler mes deux notions. Celle de créativité bien sûr, mais aussi celle qui englobe ces nouvelles matières textiles. J’ai fait le choix, difficile certes, mais pourtant obligatoire, de me focaliser sur les matières textiles utilisées dans le domaine de la mode, de la création et des grands 3
designers. J’ai laissé volontairement de côté le domaine médical et celui du sport. J’ai aussi choisi la création artistique à la création scientifique, l’esthétisme à la fonctionnalité et le visible à l’invisible. Je me suis concentrée sur la créativité dans la mode, et les technologies qui ont le plus retenu mon attention sont celles qui sont visibles sur la création et qui lui apportent un côté spectaculaire. Ce n’est pas tant le textile en lui-même qui est intelligent mais ce sont surtout les technologies qui sont additionnées à ce textile. Finalement, ce qui va retenir mon attention est surtout le processus. Plus que les nouvelles matières, c’est le processus mis en place pour les obtenir qui m’intéresse et me passionne car le cheminement a une plus grande valeur que le résultat à mon sens. Je me suis focalisée sur deux groupes de « nouvelles technologies » appliquées au domaine textile. Les technologies que j’appellerais « interactives » et l’impression 3D. Dans ces deux cas, ce n’est pas tellement le textile en lui-même qui est nouveau mais ce qu’il a en « plus » ainsi que la technologie qui lui est appliquée. Le domaine des nouveaux textiles ou textiles intelligents, e-textiles, textiles communicants est vaste mais vraiment récent par rapport au domaine du textile ordinaire : Il n’a que vingt ans ce qui ne représente rien par rapport à la frise chronologique du textile. Cette jeunesse du secteur a été un frein dans mes recherches car la plupart des créations sont extrêmement protégées et rares sont ceux qui acceptent de partager leurs connaissances d’un point de vue artistique (le point de vue scientifique ayant moins de réserve). Malgré le nombre de mails envoyés, je n’ai eu que quelques réponses positives et beaucoup de refus. Les dossiers sont classés confidentiels, et même en ayant des connaissances dans les entreprises, celles-ci n’ont pas accepté de m’envoyer des documents. C’est le cas par exemple de la maison Iris Van Herpen qui m’a gentiment invitée à faire des recherches sur internet. Heureusement, j’ai eu la possibilité de pouvoir discuter et m’entretenir avec quelques plus petits studios textiles et des chercheurs de ce domaine qui ont pu répondre avec beaucoup de patience à mes questions. Je remercie tous les créateurs et les chercheurs qui ont répondu à requêtes et à mes interrogations. Les créateurs
Danit Peleg, Noa Raviv et Francis Bitonti et les
chercheuses Susanne Lervad, Aurélie Mossé, Vincent Dugast et Claire Eliot. 4
Je remercie aussi l’université de la mode qui m’a permis de travailler sur un sujet passionnant ainsi que Martine Villelongue, ma directrice de mémoire qui m’a accompagnée lors de mes réflexions. Je remercie aussi toutes les personnes qui ont pris de leur temps pour me donner leur avis, m’apporter leurs connaissances et compétences. Je remercie mon jury pour sa présence et son écoute. Enfin je remercie toutes les personnes qui ont relu mon mémoire et qui m’ont apporté leurs conseils éclairés.
5
INTRODUCTION
Ce qu’apportaient les nouvelles technologies à la créativité des designers est une question que je me suis toujours posée. Ce domaine de recherche m'intéresse particulièrement car les nouvelles technologies me fascinent. Elles apportent à la mode un côté magique, futuriste qui pose énormément de questions sur l'identité, l'individu, l'imagination. J'ai choisi ce sujet car le terme de créativité est très important (pour moi) qui suis une future créatrice et j'avais envie de m’approprier ce concept. Le domaine des textiles innovants et des technologies est encore un secteur neuf et peu de créateurs les utilisent dans leurs projets. Il m'a semblé important de comprendre leur choix d'utilisation, pourquoi est-ce qu'ils utilisent ces matières plutôt que d'autres et en quoi est-ce que ce choix peut augmenter leur créativité. Cela m’a conduit à me demander si les nouvelles technologies influencent la créativité des designers.
La pertinence de cette problématique s'est d'ailleurs confirmée au cours de mes travaux et des recherches préparatoires que j’ai réalisés. Cette question est judicieuse sur plusieurs aspects car elle permet de comprendre différents concepts : la créativité et l'innovation et de redéfinir ce que sont la mode et le textile. Elle permet d'effectuer un large balayage des technologies qui sont adaptées au domaine. C'est aussi un sujet interdisciplinaire, à la croisée des sciences et de la mode, des concepts et des technologies, de la création et des techniques, qui permet de mêler plusieurs domaines de connaissance. Il m'a paru opportun de réaliser mon mémoire sur cette question car ce côté polyvalent et interdisciplinaire présageait une recherche et des découvertes vraiment intéressantes, novatrices et formatrices. Cette recherche s'appuie essentiellement sur l'analyse des entretiens avec des jeunes créateurs ou avec des chercheurs qui travaillent dans le domaine des nouvelles technologies et de la créativité ainsi que sur des dossiers de presse de maison, d’ouvrages et d’interviews trouvés sur internet. Tous ces documents et ces recherches doivent me permettre de déterminer si les technologies innovantes peuvent apporter un plus à la créativité des designers. Leur exploitation et leur analyse doivent aussi me permettre de répondre à une série d'interrogations inhérentes au sujet : Qu'est-ce que 6
la créativité? Qu'est-ce qu'un processus? Qu'apportent les technologies innovantes aux designers?
Intitulé "L’influence de la technologie sur la créativité des designers", ce mémoire tend à démontrer que les technologies augmentent la créativité des designers sur plusieurs points et à plusieurs niveaux. Des nouvelles opportunités sont créées grâce à la technologie bien qu’il n'y ait pas de chemin tracé. Les créateurs doivent adapter leur processus aux technologies et ainsi créer de nouvelles pistes de recherches. Ma première partie est consacrée à la créativité, l'innovation et à leurs applications au domaine textile. Celle-ci permet d’observer les concepts de créativité et d'innovation et de faire un tour d'horizon des textiles dits innovants (I), ce qui m’amène à définir les concepts clé de mon sujet. Dans ma deuxième partie, je me suis intéressée à l'étude des technologies interactives et des créateurs qui les utilisent. Cette étude m’a permis de comprendre ce qu’était l’interactivité, son fonctionnement et les choix des designers qui utilisent ces technologies. (II) Enfin, nous verrons dans une troisième partie traitant de l’impression 3D, dans quelle mesure cette dernière augmente le champ des possibles et enrichit la créativité des designers. (III)
I – La créativité, l'innovation et leurs applications au domaine textile.
II – Les technologies interactives et programmées.
III – La technologie de l'impression 3D.
7
I La créativité, l’innovation et leurs applications au domaine textile. 1) La créativité : A) Origine et définition a) Le mot créativité en français et son adoption : Le mot créativité n’est apparu que très tardivement en français. A l’origine, on le trouvait seulement dans la langue anglaise et il n’avait aucune connotation artistique. Par la suite, il a été adopté par l'Académie française au cours d’une de ses séances en 1971. A cette époque, la créativité dépendait surtout du concept de « productivité » qui était la capacité à créer des idées grâce à l'imagination. Il s’agissait alors d’un type d’imagination. Selon Georges Rona (dans l'avertissement de la traduction de L'Imagination constructive1), il fallait bien effectuer une différenciation entre les trois principaux types d’imagination : -
L'imagination appliquée : imagination appliquée à la solution de problèmes pratiques d'action ou d'amélioration pratique d'une idée ou d'un objet.
-
L'imagination constructive : imagination orientée vers des réalisations concrètes.
-
L'imagination créative : imagination orientée vers la création de quelque chose de nouveau.
C’est ce dernier type d’imagination que l’on nomme actuellement créativité dans la langue française.
b) Différentes définitions afin de mieux comprendre le mot créativité : Les définitions de la créativité m’ont beaucoup intéressée, elles sont très variées car les psychologues ont recherché massivement des définitions de ce concept. En voici quelques-unes que j’ai classées de façon logique et évolutive.
1
OSBORN Alex F., Applied Imagination (L’imagination constructive), 1957, p.8-10
8
La première définition est tirée du Dictionnaire de la psychologie2 de Piéron. La créativité y est ainsi définie : C’est une « Fonction inventive, d’imagination créatrice, dissociée de l’intelligence… ». S’en suit une définition plus récente et certainement plus précise, bien que toujours centrée sur une question d’aptitude : « Capacité de produire des œuvres nouvelles, d’user de comportements nouveaux, de trouver des solutions nouvelles à un problème. »3. La même année, nous pouvons lire une définition de la créativité plus objective : « Terme désignant la possibilité qu’a un individu, dans les processus de résolutions de problèmes, de trouver des relations inédites, de produire de façon relativement courante et souple des idées nouvelles et des solutions originales »4. Cette définition ne parle plus uniquement d’aptitude comme si la création était quelque chose d’innée mais bien d’une « possibilité » de « production » dans certains « processus ». La création est donc, dans cette définition, une perspective dynamique d’effectuation. Il faut qu’elle soit efficace. C’est à partir de cette définition que j’ai commencé à me poser des questions sur le processus de création. La créativité n’est plus uniquement définie comme un résultat mais bien comme une trajectoire. Il n’est pas rare que, dans l’opinion publique, des personnes pensent pouvoir évaluer le « quotient créatif » d’une personne par rapport à une autre. Il s’y ajoute donc, selon les définitions, et de façon plus ou moins explicite, une idée de comparaison, de relativité. On peut retrouver cette idée de relativité de façon clairement apparente dans cette définition5 du Thesaurus de Roget, qui renvoie l’adjectif anglais « creative » à quatre autres adjectifs : unimitative, causal, prolific et imaginative. L’adjectif anglais creative (le mot « creativity » n’apparait pas dans cet ouvrage) est donc associé à quelque chose qui n’imite rien d’autre (qui est donc totalement nouveau), qui est un effet de cause, qui est prolifique et imaginatif. J’ai donc pu commencer un mind-map qui résume toutes les précédentes définitions de « créativité » énoncées. Il m’a permis d’arriver à définir mon concept.
2
3 4 5
PIERON Henri, Dictionnaire de la psychologie, 1951 Dictionnaire fondamental de la psychologie, Larousse, 1997 FRÖHLISH WERNER D., Dictionnaire de la psychologie, 1997 ROGET Peter Mark, Thesaurus, Roget, 1852
9
Je me suis ensuite questionnée sur les différents types de créations. Il en existe deux types : celles qui sont réalisées uniquement dans le but d’un usage privé et celles qui sont introduites, directement ou indirectement sur le marché. D’un côté il y a l’artiste qui travaille dans son atelier, d’un autre côté le designer, et aussi l’auteur de brevets… Aux vues de mon sujet, je ne parlerai que de la deuxième catégorie de créations car ce sont elles qui seront médiatisées et connues du grand public. Je me suis donc demandé comment définir un produit créatif. Commençons par parler des définitions énoncées par Wilson, Guilford et Christensen6 qui sont importantes dans la mesure où elles ont influencé les réflexions ultérieures. Selon eux, une production est d’autant plus créative : -
« Qu’elle est plus rare dans la population considérée
-
Ou qu’elle est plus ingénieuse selon un groupe de juges
-
Ou qu’elle associe des éléments de connaissances plus éloignés »
Or aucune de ces trois définitions ne peut être satisfaisante. Premièrement, la rareté ne peut pas former un critère suffisant et elle est difficilement quantifiable. La deuxième s’appuie uniquement sur la capacité de décision des juges et ne peut pas être en soi un critère valable. La troisième ne peut pas être plus valable que les deux premières car aucune sorte de « métrique » connue ne peut mesurer la distance relative entre deux éléments de connaissances (qui sont d’ailleurs, eux-mêmes non défini). Malgré tout, ce sont les deux premiers points de cette définition qui sont le plus souvent retenus. Un produit créatif est donc le plus souvent défini par sa nouveauté (qui est forcément relative) et son adaptation (qui est forcément estimée7). Comme cette définition est plutôt complexe, la meilleure définition, et probablement la plus explicite consisterait à dire que ce qui est « créatif » est ce qui est déclaré et réputé tel à un moment donné. Elle m’a beaucoup servi dans la suite de mon mémoire, car elle m’a permis de définir quels vêtements étaient créatifs et pourquoi ils l’étaient.
6 7
WILSON RC, GUILFORD JP, CHIRSTENSEN PR, Psychological Bulletin, 1953 LUBART T., Psychologie de la créativité, 2003, Chap. 1
10
La valeur de la création dépend donc plus de la « légitimité » attribuée au créateur. Plus le créateur sera reconnu par le grand public par ses diplômes, ses connaissances, son parcours ou ses relations plus ses créations seront créatives. Ce point est en général vérifié dans le domaine de la mode car les créateurs reconnus sont souvent mis sur le devant de la scène et leurs œuvres sont très médiatisées et analysées. Ce n’est donc pas la valeur qui fonde la légitimité mais bien l’inverse. La créativité n’est donc pas la reconnaissance de la valeur mais la valeur de la reconnaissance. Comme nous pouvons le voir, les définitions de la créativité sont nombreuses, chaque personne a la sienne. Un livre8 a donc tenté de recenser les cent une « meilleures » définitions de ce mot. Comme celles-ci sont presque toutes contradictoires les unes par rapport aux autres, l’auteur laisse finalement le lecteur conclure. Voici certaines de ces définitions : -
La première est tirée du Trésor de la langue française informatisé : « Capacité, pouvoir qu'a un individu de créer, c'est-à-dire d'imaginer et de réaliser quelque chose de nouveau, et en particulier, en socio-psychologie (appelée aujourd'hui : psychosociologie et/ou psychologie sociale, les limites sont parfois difficiles à préciser) capacité de découvrir une solution nouvelle, originale, à un problème donné.
-
La seconde est de Edward de Bono : « De l'efficacité inattendue » et « réfléchir créativement est une technique opératoire avec laquelle l'intelligence exploite l'expérience dans un but donné ».
-
La suivante de Bernard Demory : « la créativité est une aptitude de l'individu à créer, à produire des idées neuves et réalisables, à combiner et à réorganiser des éléments ».
-
La dernière de A.F. OSBORN : « la capacité de faire appel à son imagination pour réorganiser l'existant en vue de trouver des solutions innovatrices ».
Ces nombreuses définitions m’ont donné envie de m’intéresser de plus près à la notion de créativité et à effectuer des recherches afin de définir des notions proches de ce mot. J’ai donc terminé mon mind-map afin de m’approprier le concept et de définir les mots qui allaient m’intéresser par la suite. J’ai ensuite décidé d’accoler ces mots au terme de créativité afin de comprendre leurs 8
ALEINIKOV Andrei G., KACKMEISTER Sharon et KOENIG Ron, Creating Creativity : 101 Definitions (What Webster Never Told You), Alden B. Dow Creativity Center, 2000
11
différences, leur ressemblances, leurs entrelacements, et à quels moments ils intervenaient par rapport au concept de créativité.
c) Quelles sont les conditions de la création : La création demande que plusieurs conditions soient réunies. Ces conditions ne se fondent pas sur une logique d’affrontement mais bien
sur une logique
d’harmonisation. Pour commencer, il faut que la recherche s’inscrive dans un système défini. Si les frontières de ce système ne sont pas définies, il sera impossible de faire preuve de créativité. Par exemple, les limites du tissage sont celles de la conception à un moment donné. Il est impossible de sortir du système « métier à tisser ». Dans un second temps, il faut une part d’imagination. Cette imagination pourra ensuite être transformée en processus, comme dans le cas de l’imagination créative. La créativité naît de la pensée. Cette pensée n’est pas l’intelligence ni une fonction de l’éducation. Chacun peut laisser divaguer sa pensée dans le but de faire naître de la créativité. En tant que capacité personnelle qui s’exprime par un certain niveau de performance, « la créativité dépend de facteurs cognitifs, conatifs, émotionnels et environnementaux. Chaque personne présente un profil particulier sur ces différents facteurs. Ce profil peut correspondre davantage aux exigences d’une tâche donnée relevant d’un certain domaine »9 . La créativité est donc individuelle. Elle est aussi fondée sur l’existence. Il faut que l’idée existe pour qu’elle puisse être jugée comme créative. La création doit être guidée par des contraintes ; sans ces contraintes qui permettent de délimiter le projet, la création n’est pas possible. Ce sont justement ces contraintes qui permettent de réfléchir dans de nouvelles directions. Ces « guides » permettent de réduire l’incertitude et permettent une progression vers une meilleure définition du résultat. Sans contraintes, il est très vite possible de se retrouver dans une impasse, c’est pourquoi elles sont indispensables à la création.
9
LUBART T. et al., Psychologie de la créativité, 2003, p.14.
12
Pour créer, il faut apporter une rupture avec l’existant, s’affranchir des conventions, briser les règles et se laisser porter par la spontanéité. Il faut aussi proposer quelquechose d’original qui ne s’est jamais vu et qui fait preuve d’unicité. Enfin, il faut que le processus dégage une aura dynamique et positive qui donne envie aux différents acteurs de s’impliquer. Sans cette aura, il n’y aura aucun acteur et donc aucune création. Si le projet est transversal et interdisciplinaire, il sera plus riche. Il ouvrira alors de nouveaux champs de possibles.
B) La mise en relation du terme « créativité » avec d’autres notions a) Créativité et identité L’identité nous différencie les uns par rapport aux autres, elle est productrice de différences. Elle nous caractérise directement. Nous devons nous même nous définir, nous chercher par nos propres moyens afin d’être unique par le développement de nos goûts, de nos talents, de nos envies et de notre esprit critique personnel. Chacun, par la découverte de son identité est amené à rechercher l’innovation (que ce soit dans un groupe ou dans la société en général) afin d’améliorer l’efficacité globale et donc la productivité. La créativité est une capacité de production individuellement localisée, et on peut l’identifier et l’évaluer. Ce qui est créatif vient forcément au départ de quelque chose qui nous concerne, qui fait partie intégrante de nous. Au départ, c’est notre identité qui définit ce qui nous anime. Elle va nous guider sur des chemins de création qui existent seulement car notre identité l’a décidé. Si nous n’avions pas d’identité, il ne pourrait pas y avoir de créativité car l’identité est le point de départ. Bien que l’identité de chacun soit indispensable au point de départ de la créativité, il est essentiel qu’elle en suive la trajectoire. L’identité doit nourrir la créativité, la faire progresser, lui apporter de nouvelles pistes, la construire pierre par pierre.
13
b) Créativité et nouveauté Il paraît difficile, au moment de donner une définition de créativité de ne pas utiliser le champ lexical de la nouveauté. Mais qu’est-ce que la nouveauté, comment peut-on la définir ? On veut de la nouveauté, toujours et constamment. Nouveaux objets, nouveaux usages, nouveaux processus, nouvelles matières afin d’atteindre une certaine idée de la perfection tout en gardant le souci du progrès. La créativité est au service de la nouveauté et permet de repousser les dernières barrières, dépasser les frontières, d’aller conquérir de nouveaux territoires. Si une nouveauté voit le jour c’est qu’il y a de la créativité derrière. Sans créativité au départ, il serait impossible d’obtenir une nouveauté. La créativité est une production d’idées nouvelles mais elle peut être aussi une recombinaison de l’existant.
c) Créativité et imagination L’imagination consiste à avoir des idées sans cadre et sans direction lors d’une divagation de l’esprit. Elle est imagée et intuitive et se libère des contraintes d’un environnement immédiat. L’imagination n’est pas inscrite dans la réalité contrairement à la création. Elle fait partie du domaine du rêve et crée des illusions et des accomplissements magiques totalement détachés de la réalité : la créativité du rêveur se moque de la réalité. A l’inverse, la créativité a besoin d’un cadre imposé et d’une direction donnée par des contraintes. Le processus mental de la créativité doit passer par différentes phases d’inspiration, de commencement et d’idéation (la formation et l’enchaînement des idées). C’est finalement un ensemble de mécanismes qui conduit à des créations, des produits nouveaux et originaux dont la valeur est reconnue dans le champ social. L’imagination est très loin de cela car elle n’est pas composée de différentes phases et la valeur de la création imaginaire ne sera jamais reconnue dans le champ social directement. L’imagination fait partie de la créativité mais uniquement si des contraintes viennent donner un cadre à celle-ci. 14
d) Créativité et contraintes La contrainte permet la définition. Un projet sans contraintes n’est pas défini correctement alors qu’un projet avec contraintes est relativement mieux défini. La contrainte aide donc à une meilleure compréhension car elle augmente la précision de la recherche. Comme la recherche est plus précise, le résultat sera forcément plus « unique » car le nombre de réponses possible est plus limité. Elle va servir de guide et va pouvoir ainsi, grâce à sa précision, éliminer le choix et les solutions inadéquates. La contrainte rend la réflexion plus pertinente, le travail de l’information plus long et plus complexe et lui permet de tendre plus facilement vers la vérité qui est recherchée par la créativité. A chaque étape du processus, de nouvelles contraintes apparaissent pour les étapes suivantes. Seules ces contraintes et leur enchaînement permettent une progression. Les contraintes favorisent la créativité car la difficulté oblige à réfléchir à des solutions qui n’auraient jamais vu le jour sans elles. C’est sous la contrainte que l’on arrive à s’éloigner de lieux banals et de notre zone de confort personnelle. La contrainte oblige à faire de nouvelles découvertes, à « se jeter à l’eau » dans un milieu inconnu, à découvrir de nouvelles personnes et à échanger. La contrainte est en fait un moteur créatif. Elle a besoin d’être présente, d’alimenter le début du processus de création et de fonctionner tout au long de ce processus. Si la contrainte est oubliée ou non respectée, la créativité ne pourra plus être alimentée de la bonne manière et elle tombera dans une impasse. La contrainte est un guide indispensable qui doit être présent du début à la fin du processus de création.
e) Création et économie Même si ce point n’est pas le centre de ma recherche, je pense qu’il est essentiel d’en dire quelques mots afin de mieux comprendre dans quelle réalité les créations du monde de la mode s’inscrivent. Derrière chaque création, il y a une obligation de résultat économique. Ce qui est créé a souvent pour but d’être vendu et de plaire à une clientèle spécifique. Auparavant, une étude de marché est réalisée pour savoir comment le produit doit se positionner sur le marché. La création a très souvent une valeur proprement économique.
15
Les designers ne peuvent pas échapper à ce modèle économique. Même si le produit qu’ils créent n’a pas comme objectif premier d’être vendu, il participe presque forcément à ce modèle économique. Certains designers vont créer des produits qui serviront de vitrine au reste de leur production, d’autres vont effectuer des recherches sur de nouveaux principes qui seront un jour intégrés à des produits qui pourront être trouvés sur le marché. Toutes ces comparaisons m’ont permis de mieux comprendre le concept de créativité. Je me suis rendue compte que le processus créatif revenait souvent dans mes premiers questionnements, j’ai donc décidé de m’y intéresser.
C) Comprendre le processus créatif : a) Généralités : Bien entendu, il est impossible de concevoir un produit sans processus de production et donc de création. Il faut donc s’intéresser à l’un comme à l’autre même si le produit en lui-même ne livre que des indices partiels concernant le processus de création. Il ne permet donc pas une reconstitution complète et fidèle de celui-ci. C’est seulement en connaissant le processus dans son intégralité que l’on peut reproduire mais en reproduisant, nous ne sommes plus dans la création, ou l’innovation mais dans une certaine forme de contrôle. C’est seulement lorsque l’on n’a pas tous les éléments en mains qu’il faut imaginer et observer et qu’il est possible d’expérimenter (si possible) et de reconstituer ce que l’on peut par hypothèse ou modélisation. Il est donc, plus intéressant dans une démarche de création, de ne pas connaître entièrement ou trop en profondeur le processus afin de laisser des champs de possible et des hypothèses à formuler et à tester.
16
b) La théorie de la connaissance (ou le processus créatif selon Popper) : Popper10 a fourni une théorie de la connaissance qui identifie en trois moments différents qu’il relie par la suite : 1) « Le problème rencontré (pratique ou théorique, situationnel ou conceptuel) 2) Les tentatives de solutions 3) L’élimination de réponses inadéquates. »
Ce schéma était incomplet car il lui manquait des étapes importantes. Il est complété par la suite par Popper lui-même : 1) « Il y a d’abord l’ancien problème qui est un point relatif en quelque sorte 2) Puis la formation de théories à l’essai 3) Puis l’élimination, par divers moyens (par exemple l’expérimentation), des théories qui paraissent inadéquates. 4) Enfin, par conséquence du travail effectué, l’émergence de nouveaux problèmes. » Ce sont ces problèmes qui amènent la créativité car ils forcent sans cesse les designers ou les chercheurs à se poser de multiples questions. En cherchant à y répondre, ils développent de nouvelles théories et de nouveaux concepts qui contribuent à de nouvelles idées et donc à une certaine créativité. De plus, la comparaison entre les anciens problèmes et les nouveaux va permettre de mesurer le progrès. La créativité, c’est en fait une combinaison du progrès, de l’adaptation et de la connaissance (trouvées la plupart du temps par une suite d’essais et d’erreurs). En restant dans cette perspective, la créativité est finalement une découverte tâtonnante, toujours imparfaite de la vérité.
10
POPPER K., Toute vie est résolution de problèmes, 1997, p.24
17
c) Des processus conscients et inconscients Dans le processus de création, il y a une exploitation successive de processus conscients et non-conscients. Si on décompose en plusieurs étapes le second point de la théorie de Popper (ou « la formation de théories à l’essai »), on se rend très vite compte de ce mélange : 1) La préparation : Le moment où le problème est étudié sous tous ses aspects (processus conscient) 2) L’incubation : Le problème passe de l’état conscient à l’état inconscient. La personne va donc réfléchir au problème de façon inconsciente et non plus consciente. (processus inconscient) 3) L’illumination : La solution surgit soudainement dans le champ de la conscience après l’incubation. (processus conscient) 4) La vérification : La pensée consciente intervient pour vérifier la solution. Le passage de l’état conscient à l’état inconscient permet l’émergence de nouvelles idées. C’est cette alternance entre ces deux états qui enrichit la créativité.
d) La trace : qui est-elle et comment la suivre ? Ce qui est important dans la création, n’est pas toujours l’arrivée, le point final que l’on met à la résolution d’un problème donné, mais aussi et surtout, le chemin que l’on a emprunté pour y arriver. Ce chemin peut être vu comme une trace, peu visible et non-évidente, qui court du point de départ au point d’arrivée et qui caractérise le processus créatif. Le produit ne suffit pas toujours à comprendre le processus de création car il est opaque dans la plupart des cas. Il faut donc observer et collecter les traces afin d’éclairer le processus, tourner le produit dans tous les sens afin de trouver des zones transparentes. Ces traces peuvent être des gestuelles, des mimiques ou des types de conduites, mais sont majoritairement des verbalisations, des données éventuelles de l’imagerie cérébrale ou des hypothèses. Ce qui est surtout intéressant avec le mot « traces », c’est qu’il nous amène à réfléchir sur deux niveaux différents. Le premier sur une trace verbale, définie par des mots et le second sur quelque chose de plus gestuel. 18
La verbalisation de la trace permet de l’expliciter, de la décrire, d’essayer de la comprendre alors que d’un autre côté, la gestuelle permet de la visualiser. La verbalisation permet de donner en codage direct (qui n’est pas forcément exact car il est créé par une personne dont l’avis n’est pas forcément objectif, mais ce n’est pas là la question), un reflet des étapes réalisées dans l’élaboration de ce processus. Une personne pourrait par exemple en raconter à voix haute les différentes étapes. La gestuelle permet de montrer visuellement ou de façon kinesthésique ces mêmes étapes de processus à un niveau différent. L’imagerie ou la gestuelle a un rôle très important car la verbalisation seule n’est souvent pas assez significative. Afin de rendre la verbalisation plus parlante, il est possible d’utiliser un langage imagé et des métaphores mais souvent, la gestuelle est mieux comprise. Ces deux niveaux sont importants pour comprendre la trace dans sa globalité et ils ne peuvent pas être utilisés l’un sans l’autre. Tout ne peut pas être dit avec des mots et les gestes ne suffisent pas. C’est grâce à leur combinaison qu’il est possible de comprendre la trace dans sa globalité et ses subtilités, et le processus créatif qui en découle.
e) Les différents niveaux de détermination du processus de création Le processus de création est manifestement soumis à plusieurs niveaux de détermination qui vont le moduler spécifiquement au point de le stimuler, de l’infléchir et de le bloquer. Si on s’intéresse de près à ces différents niveaux, il semblerait que l’on puisse en définir cinq : -
la représentation du problème : Chaque problème est à la base comme « précatégorisé », il ne surgit pas de nulle part, il a des attaches bien précises. Il peut par exemple être rattaché à un problème ou à un questionnement antérieur qui n’avait pas de réponse possible à un moment T donné, mais qui, grâce à de nouvelles données disponibles, pourrait avoir dorénavant une solution.
-
La représentation du destinataire : quelles que soient sa nature et sa forme, chaque proposition créative est de toute manière destinée à un récepteur. Ce récepteur peut-être officiel ou non, il peut s’agir aussi bien d’un individu, que d’un groupe ou d’une institution.
19
La production créative circule donc dans un système de communication d’une complexité variable. Une proposition créative doit alors être identifiée comme telle et acceptée par son destinataire, c’est le jugement. C’est ce jugement qui va établir cette proposition comme valeur authentique et donc comme de la créativité ou comme tentative malheureuse. Le système émetteur (dans mon cas le designer) possède forcément une certaine idée de son schéma et donc de son destinataire. Il peut donc former des suppositions attendues par son destinataire, et qui seront positivement appréciées ou non. Il adopte ainsi des stratégies de persuasion, de manipulation ou d’adaptation. La stratégie que l’émetteur va adopter dépend beaucoup de ses rapports avec son destinataire et des rapports de pouvoir qui se jouent entre eux. On peut donc se questionner sur la place de l’émetteur par rapport au récepteur dans ces rapports de domination. Est-il supérieur, inférieur ou égal à son destinataire ? En fonction de la réponse à cette précédente question, la créativité de l’émetteur sera modifiée. Dans le cas où l’émetteur est supérieur au destinataire (possibilité la moins probable lorsqu’il s’agit de tâches dites « créatives »), l’émetteur doit expliquer de façon très simplifiée son concept à son récepteur. Comme celui-ci n’a pas les connaissances pour comprendre toutes les subtilités, le projet lui est présenté le plus simplement possible et pas dans sa globalité. Le cas où l’émetteur est de pair avec le destinataire, est sûrement plus aisé à comprendre car c’est la condition standard de la production créative : on peut prendre l’exemple du « brainstorming » au sein d’un groupe de travail par exemple. Dans le dernier cas, c’est le destinataire qui est supérieur à l’émetteur mais cela ne s’applique pas vraiment au domaine artistique. -
Les normes de production : l’ébauche de solution est réalisée grâce aux normes de production. Si les machines ne sont pas adaptées, par exemple, elles ne pourront pas proposer une solution adéquate. Il y a donc des contraintes à respecter. Ces contraintes agissent comme des guides tout au long du processus afin de permettre la création.
-
L’implication dans la tâche : Il faut aussi que les membres du projet s’impliquent dans la tâche. Si l’un des membres du projet décide de ne pas poursuivre, ses compétences vont manquer à l’équipe. Dans le cas où la 20
personne serait seule, il faudrait qu’elle s’implique autant dans la tâche. Sans implication de sa part, la création n’est pas possible. -
Les variables de situations : Tout au long du processus, il peut bien évidement y avoir des paramètres qui changent, une nouvelle machine qui arrive sur le marché, de nouvelles possibilités jusqu’alors inexistantes, un nouvel acteur pour le projet. Ces variables vont, elles aussi contribuer au processus de création.
Ces variables sont extrêmement importantes. L’existence de nouvelles machines par exemple, suscite de nouvelles questions et permet de se poser à nouveau des problèmes anciens. Grâce à la technologie, les possibilités évoluent et les matériaux mis au point ouvrent des possibilités de création insoupçonnées. Les technologies entraînent la suppression d’obstacles et de freins et permettent ainsi de passer d’une créativité banale à une nouvelle créativité plus libre. Les domaines se croisent et augmentent les possibilités. L’innovation est donc essentielle à la créativité.
2) L’innovation. Quand j’ai demandé à des amis en école d’ingénieurs à quels termes l’innovation leur faisait penser, j’ai eu comme réponse les mots « progrès », « avenir », « créativité » et « technologies ». J’ai compris que ce mot était grandement lié à mon mémoire et qu’il était impossible de ne pas aborder cette notion au vu de mon sujet. Pourtant, même si les mots cités sont souvent très positifs, il ne faut pas oublier que l’innovation représente une part de risque. L’innovation est une « destruction créatrice » si on peut l’appeler ainsi, qui va fabriquer du neuf, transformer et démolir de l’ancien. L’innovation provient de l’émergence d’idées nouvelles car « une innovation est une invention qui s’est répandue ». Ce n’est pas tant le résultat qui est intéressant dans l’innovation mais plutôt le récit de son élaboration et de son intégration. C’est le chemin de la recherche, incertain, fait d’expérimentations qui commence à la conception et qui finit à la diffusion qui est digne d’intérêt. L’innovation n’est pas un état, mais bien un processus. 21
A) De nouvelles pratiques sociales a) La vision économique autour de la notion d’innovation Dans notre société, l’économie détient une place majeure. Il est donc impossible de parler d’innovation sans aborder brièvement l’angle économique. Des inventions sont créées et en fonction de leur rentabilité, ou de leur praticité, elles deviennent des innovations car elles sont adoptées à grande échelle. On ne peut donc pas parler d’innovation s’il n’y a aucun objectif économique.
b) Bien comprendre la notion d’innovation Afin de bien comprendre la notion d’innovation, je pense qu’il est important de la différencier de synonymes avec lesquels elle est trop souvent confondue. Pour commencer, je vais établir une distinction entre invention et innovation. L’invention est une potentialité alors que l’innovation est l’implantation de ces inventions dans le milieu social. Le passage de l’invention à l’innovation peut être parfois très lent et n’est en général pas automatique. Parfois, il est même inexistant : Jean-Claude Andréani, un spécialiste du marketing estimait même que 95% des nouveautés mises sur le marché échouaient. Son étude11 date de 2001, mais elle montre que la grande majorité des nouveautés ne dépassent jamais le stade de nouveauté et n’entre jamais dans la catégorie des innovations. Pourtant, lorsqu’on examine la presse, le terme « innovation » apparait régulièrement mais ne fait pas toujours effet de « vraies innovations ». Le terme est en général utilisé comme un adjectif usuel pour valoriser une initiative ou une nouveauté. En général, l’innovation est une recomposition d’éléments existants qui donne une valeur supplémentaire à l’ensemble. Il est possible d’avoir des innovations qui sont au départ des adaptations, des combinaisons, ou des détournements. Ces différents modes d’intervention vont nourrir la créativité. Mais il faut faire attention, et bien différencier l’innovation de la créativité. Effectivement ces deux termes sont souvent liés et il serait facile de les confondre l’un avec l’autre. Alors que la créativité est la capacité à imaginer des concepts originaux, appropriés et est artistique, l’innovation doit créer la rencontre entre ces concepts et 11
ANDREANI Jean-Claude, « Marketing du produit nouveau : 95% des produits nouveaux échouent, les managers sont en cause, les études de marché aussi », Revue française de Marketing, 2001, p.511.
22
un marché et est technique. La créativité est la théorie alors que l’innovation est la pratique. L’innovation est dans l’action à l’inverse de la création qui est dans la réflexion. La création est la cause alors que l’innovation est l’effet. La créativité est un facteur qui est indissociable du processus d’innovation car elle l’irrigue en permanence. La créativité est une « capacité12 » qui permet d’impulser des nouveautés : « sans talent, ingéniosité ou curiosité, ni le hasard ni la nécessité ne suffiraient à produire l’innovation »13. Si on parle de créativité sur le même niveau que l’innovation, cela n’englobe que le début du processus d’innovation, au moment où les idées sont cherchées et trouvées. Or la créativité ne survient pas uniquement au début du processus d’innovation mais bien tout au long du processus. Dans le cas de la mode et plus particulièrement de la haute couture, le terme d’innovation est difficile à utiliser. Une innovation existe d’autant plus qu’elle se répand dans le domaine social. Or dans le cas de la haute-couture, une pièce est produite de manière unique. Elle ne peut donc pas se répandre physiquement mais va se répandre grâce à la diffusion de l’information. On parle tout de même d’innovation car les créations servent de vitrine et sont la mise en œuvre d’idées créatives.
c) L’appropriation de l’innovation Pour qu’une nouveauté ou une invention devienne une innovation, l’appropriation est cruciale : il faut que le public s’approprie l’objet et le reconnaisse comme une innovation. C’est grâce à cette appropriation que l’objet va gagner en sens et en efficacité et qu’il va être inclus dans le quotidien ce qui lui assurera une meilleure pérennité. Une innovation s’inscrit toujours dans le temps et dans la société. Si un objet est considéré comme tendance ou utile, il sera plus facilement intégré au quotidien. Les mécanismes d’influence, de réseaux, de mimétisme sont également importants. Les inventeurs ne sont donc pas libres et sont exposés à des contraintes. La courbe de l’innovation ne cesse de croitre, de la naissance de l’invention jusqu’à sa diffusion et son intégration dans le quotidien. Pourtant, fatalement, la courbe tend à se
12
FORAY Dominique, « Ce que l’économie néglige ou ignore en matière d’analyse de l’innovation », in Norbert Alter (dir.), 2002 13 Idem, p.246
23
stabiliser, provisoirement parfois, le temps qu’une amélioration soit faite, ou à tout jamais car de nouvelles innovations ont fait leur apparition.
d) Les domaines de l’innovation L’innovation est présente dans un grand nombre de domaines et en fonction de son domaine, il va y avoir des variations dans son processus. Les principaux domaines qui m’intéressent sont : -
L’innovation de produit, comme les nouveaux textiles qui sont créés, et qui contiennent des fibres optiques…
-
L’innovation de procédés, comme l’impression 3D qui est appliquée au monde du textile et de la mode.
B) Le processus de l’innovation a) Un processus collectif Souvent quand on parle d’innovation, il n’y a qu’un seul nom comme si une seule personne avait travaillé sur le projet. Dans la plupart des cas, pourtant, c’est uniquement une idée reçue. L’inventeur peut être seul et travailler dans son atelier, l’innovateur quant à lui, ne peut rarement travailler seul. La comparaison est finalement très proche de celle de l’artiste et du designer. L’un crée quelque chose pour l’autre, le second tend à créer quelque chose pour une cible précise. Dans le cas de l’innovation, une seule personne peut être à l’origine de l’idée première et du concept mais elle s’entoure vite de quelques individus (avec qui elle peut constituer une équipe ou retravailler dans le futur) qui partagent les mêmes convictions et les mêmes aspirations. Il y a deux raisons majeurs à cette constitution de groupes. La première car les innovations sont souvent à la frontière entre un grand nombre de domaines et qu’il serait impossible pour une seule personne d’avoir les connaissances et les capacités requises pour l’application de tous ces domaines. Une seule personne est rarement suffisamment polyvalente pour réussir seule une innovation. Elle a besoin de s’entourer d’alliés pour la soutenir, la conseiller et échanger. Le temps est aussi un facteur déterminant et limitant. La seconde raison est qu’une innovation engage nécessairement un certain nombre 24
d’acteurs. En effet, une nouveauté doit être utilisée en dehors du groupe qui l’a conçue pour qu’elle soit reconnue comme une innovation. De plus, le processus d’innovation n’est pas écrit par avance. On ne sait pas comment il peut ou va évoluer au cours du temps, et comment va évoluer le nombre d’acteurs impliqués (s’il va augmenter ou diminuer). Ceux qui vont jouer un rôle au cours du processus peuvent changer. Il est donc important de ne pas se focaliser sur une seule personne comme étant le centre de l’univers de cette création mais bien de penser aux multiples personnes et acteurs qui y ont collaboré. « Le centre et les périphéries peuvent s’intervertir, des acteurs marginaux deviennent parfois incontournables plus tard : le processus d’innovation est à géométrie variable »14.
b) Un processus créateur En plus d’être collectif, le processus d’innovation est créateur. Quand ce processus se met en place, il s’en dégage presque toujours quelque chose de positif, de dynamique, comme si une machine se mettait en marche. Ce quelque chose, est une rencontre réussie entre une entité et un ensemble social. C’est une sorte d’alchimie qui se crée entre ces deux entités. Le processus d’innovation n’est donc pas mécanique mais il est chimique car il provient d’un mélange entre une entité « extérieure » et un milieu « intérieur ». L’image de la chimie fonctionne aussi très bien car la « réaction » fonctionne. L’alchimie est réussie et les particules extérieures se rapprochent d’un seul et même noyau. En chimie il est impossible de savoir comment la solution va évoluer en fonction des éléments extérieurs. De la même façon, les propriétés de l’innovation vont évoluer au cours du temps et du chemin que l’innovation va prendre.
c) Un processus contingent En plus d’être collectif et créatif, le processus d’innovation est aussi contingent. Le Petit Robert donne cette définition au mot contingent : « qui peut être ou ne pas être, qui peut se produire ou non ». L’adjectif « contingent » est opposé à celui de
14
CARLIER D’ODEIGNE Gilles, « L’innovation, un effort collectif ». Living Compagny. 02/08/2013
25
« nécessaire » (quelque chose qui est et qui n’aurait pas pu être autrement). Le terme « contingent » ne renvoie pas au vide mais à une multitude de possibilités et c’est pour cela qu’il fonctionne superbement bien avec le processus d’innovation. L’un et l’autre sont imprévisibles, non dénués de logique et peuvent être retracés aprèscoup. Le fait de pouvoir établir une trace du processus montre bien qu’il y a différentes étapes entre le début et la fin du processus d’innovation, de la même façon qu’il y en avait dans le processus de création. Les deux termes, bien que ne voulant pas dire la même chose sont inconditionnellement liés et je pense que l’on ne peut pas parler de l’un sans parler de l’autre dans le monde des technologies appliquées au textile.
d) La remise en question de positions L’innovation ne va pas de soi, elle va remettre sans cesse en question des positions acquises, des innovations ayant vu le jour précédemment, des concepts… Elle va bousculer les certitudes, s’inscrire dans le quotidien et obliger chacun à s’y intéresser (même ceux qui ne le souhaitent pas). C’est pourquoi les processus d’innovation ne sont pas forcément bien vus par la société et que de nombreux débats contradictoires sont diffusés. Il y a une vraie dimension conflictuelle entre le processus d’innovation et les milieux opposés à ce type d’innovation.
e) L’innovation et la banalité Il est aussi intéressant de se questionner sur le rapport à la banalité d’une innovation. Dans l’imagination des gens, en général, une innovation est fantastique, magique. Il existe une certaine légende autour de ce terme. Pourtant, l’envie première de créer une innovation est toujours banale. Il est très courant d’avoir envie de créer un concept nouveau (ou un objet qui améliorerait notre quotidien), pour la société ou pour soi-même. De plus, un grand nombre d’innovations se crée à la suite d’arrangements, d’essais à petites échelles. L’innovation n’est en général pas extraordinaire. Un processus innovateur est toujours accompagné de tâches banales et inintéressantes, voire routinières et ordinaires.
26
Les différents rapports auxquels je me suis intéressée autour de l’innovation m’ont permis de mieux comprendre le concept. J’ai terminé mon mind-map sur l’innovation et je me suis questionnée sur les changements des processus de création et sur les nouvelles technologies au service de l’innovation.
3) Les processus de création en mouvement A) Les nouvelles technologies au service de l’innovation a) Les domaines d’utilisation. Je me suis intéressée aux domaines d’application de ces nouvelles technologies. J’ai commencé par réaliser un Mind-map. Celui-ci m’a permis d’avoir un aperçu global de leurs différents domaines d’utilisation. Ils ne font pas tous partie du domaine de la mode, mais je pense qu’il est important d’avoir une connaissance globale de leurs applications afin de comprendre la place des technologies dans le textile à notre époque. L’exposition Futurotextile15 que j’ai eu la chance de visiter, m’a beaucoup aidée pour définir ces domaines. Je vais donc commencer à parler très rapidement des domaines d’application qui n’ont pas retenu mon intérêt et plus développer ensuite ceux qui ont retenu mon attention. On peut retrouver ces technologies dans le domaine médical par exemple. Celles-ci permettent de créer de nouveaux tissus qui peuvent se substituer à la peau. Les technologies permettent de soigner les patients et ont permis de créer des MedTex : des textiles médicaux. Une autre technologie consiste à cultiver des cellules afin de créer des tissus biologiques. Ces tissus font partie des BioTex. Les nouvelles technologies sont aussi très prisées dans le domaine du sport. C’est le cas de la technologie membranaire par exemple que l’on peut retrouver dans le Goretex. Cette catégorie est la catégorie SporTex. Les nouvelles technologies permettent aussi de protéger le corps (ProTex) et de permettre le bien-être de l’usager comme c’est le cas avec la micro-encapsulation dans le domaine du WellTex. Les quatre derniers domaines que je vais citer n’ont absolument pas retenu mon attention car ils ne sont pas en rapport direct avec le corps. Il s’agit du MobilTex (pour se déplacer), du BuildTex (pour l’architecture), du GeoTex (pour l’armature des routes) et du HomeTex (pour la maison).
15
Futurotextiles, Cité des Sciences et de l’industrie, Paris, 2013
27
Je vais donc m’attarder sur les domaines qui ont le plus retenu mon attention comme le SmartTex et le ClothTex : Le premier concernant le domaine de la mode et le second celui des textiles connectés car le corps est au centre de la problématique. De plus, dans ces deux catégories, la technologie utilisée est visible et est appliquée au textile (à la différence de la micro-encapsulation que l’on trouve dans le domaine des Welltex et qui est imperceptible lors des défilés). Les recherches appliquées à chacun de ces domaines ne se limitent pas à leur frontière et l’interdisciplinarité est très présente.
b) Des innovations à la frontière de plusieurs domaines D’un côté, il y a les scientifiques, les ingénieurs et les chercheurs, de l’autre, les artisans. Les uns travaillent en laboratoire, les autres dans des ateliers avec leurs savoir-faire et leurs outils. Ce sont les « croisements de savoir-faire » qui permettent de faire avancer les techniques, de créer et de dessiner. Un nouveau matériau arrivant dans un domaine peut remettre en cause l’existant et permettre de nouvelles recherches afin de trouver des solutions plus adaptées. L’interdisciplinarité est primordiale dans la recherche de la technologie appliquée au textile, car elle permet des échanges entre différents domaines, de l’apport d’idées, de points de vue et de connaissances. Elle enrichit la recherche, et ce qui va en découler. Il ne faut pas non plus oublier qu’une innovation n’existe que si elle est partagée. L’innovation ne doit pas connaître de frontières, et une seule personne ne peut pas avoir la force, ni les connaissances pour mener intégralement un projet d’innovation. Les réunions, les échanges d’idées, les « brainstormings » permettent de mettre à disposition ses connaissances pour le groupe.
c) Les nouvelles technologies au service du textile La recherche innove sans cesse et propose de nouveaux outils, de nouvelles matières. Le textile détourne certaines de ces innovations pour les appliquer à son propre domaine. Par exemple la découpe laser, procédé de fabrication qui avait été conçu pour de la découpe de pièces en plastique dans l’industrie, a été transposée dans le monde de la 28
mode et a permis de nouvelles performances dans la découpe des tissus composés de matière synthétique. La découpe est plus fine, plus précise que tout ce qu’il aurait été possible de produire à la main. De la même façon, l’impression tridimensionnelle a été créée pour produire des pièces dans le domaine industrielle et elle commence tout juste à entrer dans de nouveaux domaines comme celui de l’agro-alimentaire (il est maintenant possible d’imprimer de la nourriture et du chocolat), de la médecine (pour fabriquer des prothèses à un coût défiant toute concurrence), celui de la mode… Ces outils et ces techniques ouvrent de nouvelles voies qui n’étaient même pas imaginables il y a quelques années. La machine surpasse l’homme dans la perfection qu’elle est capable de produire.
d) L’être humain, indissociable de l’innovation et de la technologie appliquée au textile Dans la suite de mon écrit, je me suis intéressée principalement aux créations qui étaient en lien avec le corps. L’être humain est indissociable de l’innovation et de la technologie appliquée au textile pour plusieurs raisons. Le premier aspect concerne la conception. Sans l’être humain, la technologie ne peut pas opérer, elle n’est qu’un outil au service de l’homme. Le designer doit commencer par interagir avec d’autres personnes, formuler une idée, se poser des questions pour la réalisation puis utiliser l’outil technologique pour l’aider à mettre en place des solutions. L’innovation répond en général à un besoin. Il faut que l’élément créé soit utilitaire et serve à un utilisateur. Dans la mode, nous n’avons pas ces contraintes car les technologies permettent de répondre à un concept ou d’être une vitrine sur le reste des collections des créateurs. Le dexième aspect, dans le domaine de la mode, concerne le corps qui porte le vêtement. Sans corps, le vêtement ne représente rien car c’est le corps qui le maintient et qui permet de révéler sa forme et son sens. C’est pourquoi je me suis intéressée à des créations qui ont été portées par un mannequin.
J'ai compris qu'il y avait plusieurs types de créations différentes, plusieurs types d’innovations. Il y a donc forcément plusieurs types de personnes qui les mettent en 29
place. Je me suis donc intéressée aux différents types de designers qui pouvaient exister et j’en ai établi une classification.
B) Les différents types de designers a) Le designer chercheur, à la frontière entre art et sciences. Souvent la distinction entre le domaine scientifique et le domaine de l’art et du design est faite dans les études supérieures. En France, par exemple, il est impossible de suivre un cursus de designer en même temps qu’un cursus d’ingénieur. Les deux sont extrêmement différenciés et il est quasi impossible de faire l’un en même temps que l’autre. Les créateurs textiles et les ingénieurs opèrent chacun dans leur domaine. A croire que dans la création, la technique et l’esthétique ne sont pas compatibles. Mais certains pays ont compris l’importance de l’essor des nouvelles technologies dans notre vie et considèrent les textiles, les technologies et les matières actives comme des avancées majeures. Le Danemark, la Suède ou l’Angleterre par exemple ont des formations qui s’entrecroisent et elles permettent des démarches de création à la frontière de deux domaines. En effet, la conception de produits ou de textiles qui utilisent de nouvelles technologies demande souvent plusieurs profils différents à cause de la complexité des langages, des multiples connaissances, des technologies évolutives… Chaque designer a ses propres compétences mais devient aussi de plus en plus polyvalent (justement grâce aux sections qui permettent des approches venant de domaines distincts) et il se crée un maillage entre les différents domaines de connaissances. Ce flou est bénéfique car il permet au designer de piocher dans l’un ou l’autre domaine ou de mêler les deux, ce qui augmente considérablement son champ de création. Certains designers revendiquent alors un statut de designer artiste. Les limites entre les arts et les sciences sont de plus en plus minces (et encore plus maintenant avec l’apparition des nouvelles technologies) comme l’a montré l’exposition à la fondation Cartier, Mathématiques, un dépaysement soudain, qui mettait en avant le lien indissociable entre recherche et création. En mathématiques, par exemple, les mathématiciens sont toujours à la recherche de la forme et de la beauté, un peu comme dans l’art. 30
Le designer dans ce nouveau statut de chercheur est dans une activité où il n’a pas de but avoué ou d’impératif de résultats économiques. Il peut ainsi laisser libre cours à son imagination, à ses déductions et à ses hypothèses pour réaliser de nouvelles expérimentations et des croisements insolites qui sont de véritables leviers d’innovation. Certaines écoles en Europe ont décidé de créer des sections appropriées afin de ne pas passer à côté de ces avancées. C’est le cas du Central Saint Martins College of Art and Design à Londres où une section dédiée aux nouveaux textiles a vu le jour en 2001. Au Danemark, c’est la CITA (Centre pour l’information des technologies et de l’architecture) ouverte par Mette Ramsgard Thomsen, une designer danoise. Les écoles et les centres créés publient des articles et des revues afin d’appuyer leurs recherches et leurs résultats et de les partager avec d’autres chercheurs. Ces partages permettent d’expliquer leurs recherches, leurs démarches, leurs expérimentations, leurs questionnements et leurs résultats. Ces publications leur confèrent une certaine visibilité dans le monde de la recherche et permettent de créer des liens respectueux avec le monde scientifique. On commence à voir de plus en plus de relations fortes qui s’établissent entre des centres de recherche, des universités et des écoles de design. Un exemple de relations entre différents établissements en France se trouve à Roubaix. Juste en face l’une de l’autre, on retrouve l’ENSAIT (école nationale supérieur des arts et industries textiles) et l’ESAAT (école supérieure des arts appliqués et textiles). Ces deux écoles réalisent des workshops communs relativement souvent. Les designers apportent des idées ce qui donne une ouverture aux scientifiques qui peuvent ainsi trouver des solutions techniques. Cette nouvelle génération de designers commence à augmenter. Ce nouveau profil permet une pérennité des collaborations interdisciplinaires. C’est aussi une manière de limiter certains développements que les technosciences pourraient faire surgir. Grâce à ce nouveau type de designer et de chercheur, les champs d’exploration partent de réflexions conceptuelles qui permettent d’approfondir des idées qui auraient été éliminées dans un cursus industriel classique. Il s’en dégage souvent une sorte d’aura, de magie grâce aux notions subtiles qui y sont développées. La designer Mme Aurélie Mossé, que j’ai eu la chance de contacter se caractérise comme un designer-chercheur. Pour elle, le design est associé à une réflexion plus 31
profonde que la conception d’un produit. Son travail apporte énormément de réflexions sur la perception et les liens entre industrie, technologie et artisanat.
b) Le designer mutualiste Nous sommes actuellement à l’heure de la mise en réseau, du cloud, du partage de données et de l’open-source. Internet est devenu un outil essentiel de notre quotidien. Dès qu’un problème surgit, rien n’est plus simple que de taper sa recherche dans un forum afin d’avoir une réponse à sa question. Il en va de même dans l’univers des textiles intelligents. L’utilisateur peut désormais trouver une multitude de fiches techniques, d’essais de recherches, d’expérimentations sur des serveurs en ligne. Parfois même, il lui est possible, dans le cas de l’impression 3D, de trouver directement un modèle. De nombreux sites internet proposent des tutoriels et des explications. C’est par exemple le cas du site : Fashionning technologies qui a été créé par Suzy Pakhchyan et qui propose de nombreux tutoriels et explications.
c) Le designer démonstrateur créateur de vitrines Le cas du designer démonstrateur est particulier car l’optique économique ne joue pas de rôle direct dans son travail. Ce qui importe ici c’est le côté artistique et esthétique de l’objet autant que le côté technologique. Ces designers travaillent pour créer des sortes de vitrines qui exposent leur travail, un peu comme dans un musée. Ces expositions permettent de mettre en avant le travail et les innovations de ces designers afin de créer et de développer de nouveaux partenariats. Ils réalisent des essais stratégiques et sont de bons communicants. On peut croiser ce type de designers sur les salons par exemple. Les spectateurs sont attirés sur le stand de l’entreprise grâce aux produits esthétiques et « ludiques » dans un premier temps, puis vont s’intéresser aux autres produits que l’entreprise peut produire. Les créations de ces designers fonctionnent au final comme les vêtements que l’on voit dans une vitrine de magasin, qui nous incitent fortement à franchir le seuil mais qui ne sont pas présents dans les rayonnages. Le rôle de ce vêtement n’est donc pas d’être un
32
produit de consommation, mais bien d’être un produit d’appel qui pousse à la consommation. Dans le cas de ces développements de produits, les plans et le développement sont jalousement gardés. On ne pourra pas les retrouver sur un cloud par exemple. Comme beaucoup de designers dans la mode font partie de cette catégorie, la recherche d’informations n’a pas toujours été facile, les documents et les recherches étant pour la plupart confidentiels. La présentation de certains projets en salon d’exposition permet en plus de créer des partenariats, de vérifier la justesse d’une veille technologique et de connaître les premiers avis sur le produit. Le client peut alors proposer des idées, qui vont permettre d’ajuster l’étude de marché, les contraintes et donc le futur cahier des charges en vue d’une commercialisation ultérieure. Cela permet d’ouvrir de nouvelles perspectives et d’élargir les recherches en produisant par exemple plusieurs prototypes pour une même idée. De cette façon, l’entreprise qui fabrique le produit connaît ses limites réelles et peut proposer un produit à la pointe de l’innovation. Un grand nombre des designers dont j’ai étudié le travail fait partie de cette dernière catégorie mais aussi de la haute-couture.
d) Le cas de la haute-couture On peut inclure les designers de haute-couture dans la précédente catégorie. A la différence des pièces de design plus industriel, on parle ici de pièce unique, ce qui sous-entend que la pièce sera conçue une seule fois et qu’il ne pourra pas y avoir de répliques. Les pièces artistiques qui sont créées dans les maisons de haute couture servent non seulement de vitrine à la maison mais aussi à insuffler des tendances à toutes les entreprises de prêt-à-porter. Les pièces sont toujours emplies d’une recherche folle et on peut sans mal imaginer les heures qui ont été passées afin de déterminer la forme, le design textile et les matières, ainsi que l’habilité et les prouesses techniques qui ont dû être mises en œuvre pour la réalisation. Les nouvelles technologies, les matières actives et autres textiles intelligents inspirent les créateurs de mode aussi bien pour leurs fonctionnalités (comme M. Azzedine Alaïa avec ses textiles micro-encapsulés) que pour leur esthétisme. 33
C’est d’ailleurs cet esthétisme qui m’attire et je vais donc parler principalement des designers qui utilisent ces technologies à des fins esthétiques. Le côté fonctionnel est très intéressant aussi mais le développer pourrait être le sujet d’un autre mémoire.
Il y a bien évidement de nombreux autres types de designers dont je ne ferai pas état dans mon mémoire. J’ai sélectionné et nommé ceux qui étaient le plus intéressants pour mon sujet et dont le processus créatif pouvait répondre à mes questions. Les noms que j’ai employés pour nommer ces designers proviennent de mes lectures mais il serait possible d’utiliser d’autres termes proches pour les désigner. Les matériaux qu’ils utilisent changent aussi grâce à la technologie.
C) Du matériau à la matière active a) La mise en relation avec la lumière Quand je travaillais à l’atelier de soierie, j’ai souvent discuté de manière informelle avec des personnes travaillant chez Brochier Technologies ou des personnes travaillant dans des laboratoires de recherches textiles (DataPaulette, HallCouture). Afin de m’expliquer la progression des nouvelles technologies et du textile, ils m’ont souvent répondu avec la même métaphore : l’application et l’usage de la lumière électrique. Le textile et la lumière électrique ont suivi, sensiblement le même chemin au cours de leur évolution. Au départ, l’ampoule avait pour seule fonction de transformer l’énergie électrique en énergie lumineuse. Le tissu, quant à lui, avait pour fonction de protéger le corps. Très vite, ces deux domaines ont développé des utilisations techniques avec de nouvelles fonctionnalités. Le tissu est devenu élastique, anti-acariens, résistant aux taches, indéchirable… La lumière a été employée dans de nouveaux domaines comme celui du médical, de la signalétique et même de l’élevage intensif. Dans les années 1980, la microélectronique et les diodes ont fait leur apparition. Il a donc été possible de contrôler la lumière à distance, de choisir la couleur des diodes. La lumière est devenue « active » et a développé de nouvelles fonctions. Une ampoule classique peut juste éclairer une pièce alors qu’une guirlande de diodes a beaucoup d’autres fonctions : elle peut éclairer, décorer, avertir. Les possibilités d’utilisation sont démultipliées. La lumière devient un matériau à part entière. 34
Dans les années 1990, les premières recherches sur les textiles intelligents débutent. Ils peuvent être contrôlés à distance, réagir en fonction de l’environnement, intégrer de nouvelles fibres, être lumineux. Ils deviennent des vecteurs d’informations et des « médias ». Les possibilités d’utilisation du textile se multiplient grâce aux technologies, il y a une apparition d’un nouveau champ de possible. De la même façon que la lumière, les technologies deviennent une matière. Mais concilier le textile et la technologie n’est pas toujours simple.
b) Le textile et la technologie : des contraintes à concilier Je parlais dans ma première partie des contraintes qui étaient essentielles pour le processus créatif. Celles-ci permettent de guider le projet et d’augmenter son potentiel créatif. Ses contraintes vont compliquer le cahier des charges car certains problèmes peuvent apparaître quand le domaine de la technologie rencontre celui du textile. Toutes les matières ne sont pas forcément compatibles les unes avec les autres, en fonction de leur résistance, leur élasticité, leur forme, leurs caractéristiques. Il peut il y avoir des problèmes de conductivité par exemple. Si le textile est conducteur, et que des composants électriques sont fixés dessus, cela risque d’interagir et de créer un court-circuit. Il y a aussi des risques d’usure, de cassures, de déformations qui pourraient être fâcheuses. Dans le cas des textiles connectés, le mariage d’un composant électrique rigide avec un tissu souple rend souvent le produit fragile et délicat. Deux mondes étrangers se rencontrent et n’ont pas besoin des mêmes conditions environnementales, un atelier de couture est en général bruyant et encombré. Il y a beaucoup d’échantillons de tissus, de biais, de chutes, de croquis, des bobines de fil qui traînent de partout. L’atmosphère est souvent lourde, assez chaude et poussiéreuse. A l’inverse, le laboratoire scientifique est plutôt rangé, propre, « blanc », assez silencieux, climatisé, l’air est filtré, l’humidité contrôlée. Ces deux atmosphères sont très éloignées l’une de l’autre et il est aisé de comprendre les difficultés qui peuvent être rencontrées. Malgré ces contraintes, le textile et les technologies se mêlent.
35
c) Le mélange des textiles et des technologies Le textile utilise de nouvelles matières comme le plastique depuis les années 1930. On pourrait d’ailleurs comparer la matière « plastique » à la technologie aujourd’hui. A l’époque, le synthétique était aussi nouveau dans le textile, que la technologie actuellement. De nouvelles possibilités sont apparues suite à l’apparition de la matière plastique dans un domaine qui ne lui était, à l’origine, pas destiné. Auparavant, l’assemblage de deux tissus se faisait avec un fil ou une aiguille (ou une machine à coudre), il peut maintenant être réalisé à chaud grâce aux propriétés du plastique. Au lieu d’une possibilité d’assemblage initiale, on se retrouve avec deux (ou peut-être plus) possibilités. Ces dernières sont démultipliées grâce aux nouvelles propriétés des matériaux. Plus le textile se mêle aux nouvelles technologies plus de nouvelles voies s’offrent à sa progression. Le choix est plus large mais les contraintes augmentent aussi. Le plus grand défi aujourd’hui est celui d’arriver à concilier le textile avec des interfaces douées d’interactions qui reçoivent des informations via un langage informatique codé ou grâce à un stimulus électrique.
Les deux parties qui vont suivre vont parler des technologies appliquées au textile. Je m’intéresserai, à travers des études de cas à la technique, mais aussi aux processus créatifs, aux recherches et aux créations des designers afin de comprendre ce que les technologies appliquées au textile peuvent apporter à leur créativité.
36
II) Les technologies programmées et interactives 1) Les technologies mécaniques et préprogrammées A) Le cas de M. Hussein Chalayan a) Présentation M. Hussein Chalayan est un créateur de nationalité turque né en 1970. Il s’installe en Angleterre avec sa famille à l’âge de huit ans. Il fait ses études à Chypre puis s’établit à Londres où il obtient en 1993 le diplôme de la très réputée Central Saint Martins School. Il fonde sa maison l’année suivante. Il est reconnu dans le monde de la mode pour ses créations expérimentales, conceptuelles et pluridisciplinaires. Il mélange l’architecture, le design, le textile, la mode, les critiques sociales et les nouvelles technologies et parfois même la vidéo. M. Hussein Chalayan est considéré comme un « ovni » de la mode à cause de ses approches conceptuelles et à son nombre de domaines de référence. Il est reconnu comme l’un des créateurs les plus avantgardistes de la mode britannique.
b) Le concept de M. Hussein Chalayan Le designer pense le vêtement comme un objet modulable, sculptural et dynamique. Le vêtement ne doit pas être inerte mais actif et animé. Il va jouer avec les matières et les volumes pour donner des pièces uniques qui feront toujours des vagues auprès de la sphère sociale. Il peut donner un caractère utilitaire ou fonctionnel à l’habit et lui donne en général une toute autre fonction que celle de protéger le corps (une de ses robes peut se transformer en table par exemple). Ses créations racontent toujours des histoires fantastiques et elles étonnent toujours par leur singularité de concept. Les matériaux travaillés sont toujours étonnants, l’imagination du créateur paraît sans borne tant ses créations sont originales. L’univers du créateur est très riche et exprime son intérêt pour la relation entre le corps et la forme du vêtement. Il n’est pas intéressé par la mode au sens général du terme mais se préoccupe de l’évolution et des relations entre le corps humain et son enveloppe. On sent d’ailleurs les constructions architecturales dans chacune de ses pièces. Il revendique le caractère conceptuel de ses créations, qui sont difficilement portables et les place dans une démarche très proche de celle de l’art contemporain.
37
Il est très engagé sur de grands sujets de société et plutôt que de dénoncer, il cherche à faire réfléchir les gens. Chaque défilé est une proposition d’une nouvelle vision de la société. Les grands thèmes qui reviennent souvent dans son travail sont ceux de l’identité, de l’isolement, du déplacement et de l’oppression qui font partie de son vécu. Il traite aussi les questions de la guerre, de la diaspora, de la liberté et du voile islamique. Il puise ces idées dans ses origines multiculturelles, dans ses voyages et dans ce qui le touche particulièrement. Ses collections vont raconter une histoire, un témoignage du passé pour certaines, un vécu personnel pour les autres. La mode fait partie du domaine de la culture et ne peut pas être vue comme une barque isolée. Comme la culture, la mode travaille sur la création de l’image de l’homme, de l’image du corps tout en prenant en compte ce qui se passe autour dans le monde mais sans pour autant forcément le refléter. La particularité de ce designer est qu’il va utiliser les technologies (qui peuvent être lumineuses, mécaniques, …) dans ses créations. Ses vêtements lui servent de vecteurs pour présenter sa vision futuriste et innovante de la mode. Il est l’un des premiers créateurs à aborder la question de l’innovation en intégrant directement la technologie dans le vêtement.
c) Son processus créatif et ses inspirations : Pour créer ses collections, M. Hussein Chalayan dessine énormément. Il a des milliers de croquis dans des classeurs et il les garde précieusement pour pouvoir s’en inspirer pour de futures créations. Il collectionne les photos de famille, des souvenirs personnels qu’il consulte régulièrement pendant sa phase de création. Il a des photos de ses ascendants pour ne pas oublier son histoire, des photos et ses anciens portraits qui lui rappellent qui il est : M. Hussein Chalayan s’inspire de son histoire personnelle. Il conserve précieusement des œuvres d’art qu’il a lui-même réalisées à un moment de sa vie (et en particulier quand il étudiait à la Saint Martins School, ces dernières l’inspirent pour réaliser des croisements entre l’art et la mode. Il propose aussi des installations, des sculptures, des vidéos qui vont enrichir son processus créatif. L’actualité fait partie intégrante des inspirations de M. Hussein Chalayan même si elle n’influence pas son travail directement mais inconsciemment car les horreurs du 38
monde le touchent personnellement et cela se ressent dans ses œuvres. Il propose des créations sincères, non détachées de l’environnement dans lequel elles évoluent et qui obligent le spectateur à les observer sans voyeurisme et à se poser les bonnes questions. La logique et les mathématiques guident la création de M. Hussein Chalayan. Elles changent la façon de percevoir les choses et sont présentes en continu autour de nous. Dans les proportions de ses dessins et dans la nature, cette logique est toujours présente. M. Hussein Chalayan parle beaucoup de son travail et de ses inspirations mais assez peu du processus créatif car il considère que ses clients ne sont pas intéressés par ses recherches. Il expérimente beaucoup. Il travaille en collaboration avec d’autres designers ou avec des personnes de domaines différents (architecture, technologie). Il explore de nouvelles frontières et de nouvelles perspectives pour son travail comme pour celui d’autres créateurs. Ces idées influencent d’ailleurs les tendances et le monde de la mode. M. Hussein Chalayan différencie l’acte de la conception et de la recherche à celui de la culture mode. Les deux n’interviennent pas en même temps dans son travail puisque c’est vraiment la culture mode et les recherches préliminaires qui vont nourrir la conception. Le design de ses pièces est toujours travaillé avec précision et l’ajustement est très important. Le design doit interagir avec le corps, le compléter. Le mouvement est une notion fondamentale pour M. Hussein Chalayan. Pour bien comprendre le corps, il faut d’abord comprendre son mouvement. L’habit doit fonctionner avec le corps comme s’ils étaient complètement fusionnels. Il faut que le vêtement laisse le corps libre. Les essentiels de M. Hussein Chalayan sont donc la conception, la forme, la conscience du corps et la qualité. Enfin, M. Hussein Chalayan a peur de l’ennui. Il ne veut pas que la vie soit terne alors il essaye de la rendre plus intéressante et crée donc sa propre vision du monde, un peu comme un enfant qui laisserait parler son imagination. Il décide donc d’utiliser la technologie pour ajouter un peu de couleur et de nouveauté dans la vie. C’est aussi l’aspect nouveau de la technologie qui l’intrigue et l’intéresse car il faut expérimenter pour trouver des solutions et réaliser des produits conceptuels et techniques.
39
Dans son laboratoire, M. Hussein Chalayan réalise des expériences pour appliquer la technologie à la mode traditionnelle. Ce qu’il attend avant tout de la technologie, c’est qu’elle produise un effet dans le vêtement (en général du mouvement). C’est le rendu final qui a de l’importance et non pas la technique utilisée. La quête du style est une priorité et la technologie est l’outil qui permet de l’obtenir. La technologie fait partie de son processus de création et de réflexion, répond à un besoin et permet la mise en place d’idées qui étaient auparavant impensables. Pour M. Hussein Chalayan, « être capable de faire un vêtement qui a été très soigneusement pensé avec une seule pièce de tissu, est, pour moi, autant technologique qu’une robe avec des moteurs intégrés ».
d) Etude de six modèles de la collection printemps/été 2007 : « One Hundred and Eleven ». Après avoir regardé toutes les collections de M. Hussein Chalayan, je me suis focalisée sur la collection « One Hundred and Eleven » car c’était celle qui était la plus intéressante pour mon sujet de recherche. La première partie du défilé présente des modèles qui n’utilisent pas les nouvelles technologies alors que les six derniers modèles sont évolutifs et vont changer de forme au cours du défilé grâce à un système mécanique. Je vais donc parler plus précisément de ces six derniers modèles. Les explorations de M. Hussein Chalayan traitent du corps et du mouvement. Cette collection est donc parfaitement à la frontière de ces deux notions et permet de mettre en évidence la fascination de ce créateur pour la forme et le processus. Dans ces modèles, c’est le concept du « morphing » qui est utilisé. Le « morphing », qu’on pourrait traduire par « «morphose » en français est un effet spécial applicable à un dessin. Cet effet spécial va fabriquer une animation qui va transformer une image initiale en une image finale de la façon la plus naturelle et la plus fluide possible. Dans cette collection, le designer pousse le concept plus loin et l’intègre au domaine de la mode en créant une série de robes mécaniques qui passent d’une époque à une autre en se métamorphosant stylistiquement. C’est au final une rétrospective de l’histoire de la mode sur plus d’un siècle. Avec ses six robes « morphing », il passe de décennies en décennies et saute de silhouettes iconiques en silhouettes iconiques avec 40
une vision extraordinaire de la mode et de son vocabulaire. Il commente ainsi l’histoire de la mode. La scénographie est plutôt minimale, les modèles défilent sur un podium dont le sol est constellé de petites tâches de lumière. Au centre, juste devant l’entrée des coulisses se trouve une horloge carrée à taille humaine. Celle-ci est rétroéclairée et ses aiguilles se trouvent toujours à l’opposé l’une de l’autre (quand l’une est sur le chiffre six, l’autre est sur le douze). Pendant tout le défilé, elles vont tourner dans le sens des aiguilles d’une montre de façon régulière comme si le temps s’écoulait. La musique quant à elle est très étonnante. Elle parait composée de sons bruts comme si des fragments sonores avaient été compilés ensemble : des bruits de bombardements aériens, de conversations radio, de fusillades, de moteurs à réaction, des fragments de musique du XXe, de la guerre des tranchées, des extraits de discours d'Hitler et des battements de rotors d'hélicoptères. Elle est très perturbante, dérangeante, prenante. Par moment les bruits, qui font penser à des cliquetis, s’arrêtent et laissent place à un silence agréable, reposant mais toujours de courte durée. Le son est inquiétant, angoissant, il ralentit, comme pour laisser un peu de répit, puis repart, plus rapide. Les silences sont comme des respirations, des moments où on ose enfin reprendre son souffle. Avant que les six robes « morphing » ne défilent, le volume de la bande son gagne en intensité durant deux secondes avant que le silence ne se fasse. Comme si le créateur annonçait la fin du défilé. On sent le public fébrile, prêt à applaudir mais les « cliquetis » reprennent. Les bruits s’enchainent rapidement, faisant remonter la pression et une nouvelle robe fait son entrée. C’est la première de la série morphing. Quand le mannequin s’arrête sur le podium afin de permettre à la robe d’effectuer sa transformation, la musique change et devient presque mystique comme si un miracle allait se produire. C’est à ce momentlà que la robe commence à changer de forme. Au début, le défilé ne se différencie pas vraiment d’un autre et les tenues se succèdent les unes aux autres. C’est la deuxième phase de ce défilé qui est spectaculaire et inattendue. Au début, le public est plutôt calme et applaudit peu entre les différentes tenues. Quand la première robe « morphing » commence à évoluer, on a l’impression que toutes les personnes présentes retiennent leur souffle. Les flashs des appareils photos se mettent à crépiter plus rapidement que pour les tenues précédentes, et on entend des exclamations en provenance du public suivies d’un tonnerre 41
d’applaudissements. Pour les robes suivantes, on sent que le public retient son souffle, il est dans l’expectative et attend avec impatience la transformation de cette pièce. Ces transformations ont un côté magique, elles font rêver les spectateurs, les interpellent et les intriguent. Il y a un vrai côté spectaculaire dans ce défilé : les robes sont de vraies interfaces dynamiques entre le corps et l’environnement qui les entoure. Le spectacle permet d’attirer du monde, de surprendre, de provoquer et de donner une sensation viscérale à son auditoire. Dans ce défilé, ce n’est pas uniquement la métamorphose des vêtements qui donne des frissons mais la bande son qui agit comme un ancrage à la réalité. Si la musique n’avait pas été présente dans ce défilé, celui-ci serait resté au stade du divertissement enfantin. C’est grâce à la bande son qu’il acquiert toute sa profondeur. Les cinq premières robes présentées traversent chacune trois décennies et se succèdent comme une frise chronologique les unes avec les autres. La première robe « morphing » qui apparaît sur le podium est une silhouette victorienne à col haut qui date des années 1906. Elle se transforme une première fois en une robe plus ample qui s’arrête au mollet dans le style des années 1910 (précisément de 1916) avant de se métamorphoser en une tenue garçonne caractéristique des années 1920 (précisément de 1926). Entre les différentes époques que la tenue traverse, la robe se contracte, se déplace et se reconfigure : le col s’ouvre, la veste se retire, l’ourlet grossit.
Hussein Chalayan, Londres, SS2007, One Hundred and Eleven, Tenue numéro 28, 1ère robe morphing.
La seconde robe est composée de plusieurs épaisseurs les unes au-dessus des autres. Quand la robe se met en mouvement, les couches remontent les unes sur les autres en dévoilant les jambes du mannequin. La robe nous fait traverser la mode de 1926 à 1946. 42
Hussein Chalayan, Londres, SS2007, One Hundred and Eleven, Tenue numéro 29, 2ère robe morphing
Le look de la troisième robe nous fait penser aux années 1946, puis la jupe remonte et augmente en volume, nous rappelant le New Look et l’année 1956. Enfin la dernière phase de cette robe nous fait penser à Paco Rabane et à sa collection de 196616 en partie grâce aux nombreuses plaques argentées qui font leur apparition. Le chapeau se rétracte jusqu’à prendre l’aspect d’une casquette futuriste avec une visière transparente.
Hussein Chalayan, Londres, SS2007, One Hundred and Eleven, Tenue numéro 30, 3ère robe morphing
16
RABANE Paco, First Manifesto Collection : 12 Unwearable dresses in contempory materials, présenté à l’hôtel George V, 1er février 1966.
43
Le col de la quatrième robe fronce entre le début et la fin de la transformation, la jupe devient plus volumineuses et des franges viennent s’ajouter au bas de la tenue. C’est un bond de 1966 à 1986 que la robe nous fait vivre.
Hussein Chalayan, Londres, SS2007, One Hundred and Eleven, Tenue numéro 31, 4ère robe morphing
La cinquième robe est plus déstructurée, asymétrique et transparente que les précédentes. Elle fait penser à une combi-short ou à la fameuse robe « salopette » des années 1990. La robe remonte et fronce sur les côtés alors que les manches deviennent plus volumineuses et se mettent à couvrir les épaules. C’est un voyage entre 1986 et 2006/2007.
Hussein Chalayan, Londres, SS2007, One Hundred and Eleven, Tenue numéro 32, 5ère robe morphing
44
La dernière robe présentée finit complètement aspirée dans le chapeau qui se trouve sur la tête du mannequin, la laissant complètement nue sur la scène. C’est le retour à la réalité à la fin du défilé car la seule vérité présente est le corps. Mais on peut se demander : et après comment la mode va-t-elle évoluer ? C’est la critique sociale de M. Hussein Chalayan dans ce défilé : « la mode n’est-elle pas sa propre négation ? »
Hussein Chalayan, Londres, SS2007, One Hundred and Eleven, Tenue numéro 33, 6ère robe morphing
Les passages d’une époque à l’autre sont très subtils. Lorsqu’on est en train de regarder un déplacement qui se produit au niveau de la taille, on est déjà en train de louper un mouvement au niveau de l’épaule. Cette collection peut être perçue comme la révélation du processus créatif du créateur car les robes évoluent d’une conception à l’autre de façon transparente directement sous les yeux de l’assistance. Le public du défilé a sûrement ressenti quelque chose d’étrange, comme une rencontre surréaliste qui aurait lieu dans un autre monde. Dans cette collection, le créateur ne se voit pas comme un conteur mais comme quelqu’un qui crée des mondes car il conçoit entièrement le son, les déplacements des modèles dans l’espace (à la manière d’une chorégraphie) et les vêtements. Il n’est pas le conteur mais serait plutôt l’auteur. Même si M. Hussein Chalayan aime faire des défilés spectaculaires, ce n’est pas pour autant qu’il faut le voir comme un homme du spectacle. Il aime faire de belles tenues, esthétiques, d’une grande précision et d’une qualité technique irréprochable. Le côté
45
spectaculaire et les technologies viennent s’additionner à la technique de ce créateur et c’est ce qui fait la richesse des pièces.
B) Les technologies utilisées par M. Hussein Chalayan. Afin d’arriver à la création de ses six robes, il lui a fallu beaucoup de recherches et de développement. a) Le fonctionnement global et la structure Les robes fonctionnent grâce à des microcomposants électroniques qui peuvent être contrôlés à distance. A l’intérieur des robes, il y a des structures particulières, qui ressemblent à des corsets, sur lesquels sont accrochés des sortes de mini-conteneurs. Ces derniers rassemblent les microcomposants électroniques : des micro-batteries, qui contrôlent les puces des microcontrôleurs, ainsi que les motoréducteurs (un composant avec un réducteur –une poulie- et un moteur couplés). Tous les composants électroniques sont placés sur le bas du dos du corset. Les moteurs utilisés sont minuscules et mesurent environ un tiers de la taille d’un crayon pour neuf millimètres de diamètre. Chaque moteur est relié à une poulie elle-même attachée à un fil monofilament (ou fil nylon) qui passe dans de très fins tubes en plastiques cousus sur le corset de la robe. Ce dispositif évite que les fils ne s’emmêlent les uns avec les autres. Parfois, certaines poulies sont reliées à plusieurs fils différents. Certains corsets sont très compliqués : trente à quarante petits tubes sont cousus partout et chacun transporte plusieurs petits câbles. Chaque fil mono-filament fait son travail, comme soulever des parties de la tenue vers le haut (la robe numéro un par exemple) ou libérer des petites plaques métalliques (robe numéro trois). Pour arriver au mouvement final des robes, il y a une quantité énorme d’actions qui a lieu sous le tissu.
b) Explications détaillées de quelques mouvements Sur une robe (la quatrième robe morphing), la fermeture à glissière sur le devant du corsage se ferme automatiquement. Pour réaliser ce prodige, M. Hussein Chalayan et ses collaborateurs ont tout simplement placé un aimant dans la doublure de la robe, le long de la fermeture à glissière. Cet aimant relié à un motoréducteur par un fil mono-
46
filament, se trouve dans le dos de la robe. Le fil chemine donc dans la doublure, il passe par l’épaule puis sort par le dos. Sur une autre robe (la robe numéro trois), des petites plaques en plastiques se redressent puis se retournent pendant le défilé laissant voir leur face cachée, argentée. De la même façon que pour les autres robes, ce sont des fils qui soulèvent les plaques de plastique. Le mouvement quant à lui est préréglé sur un microcontrôleur. Une fois que le modèle est sorti des coulisses et qu’il est en place au centre du podium, il suffit d’appuyer sur le bouton « On » d’un commutateur. Les panneaux sont donc libérés au moment opportun.
c) Les différents composants électroniques et le magnétisme -
Les microcontrôleurs
Le microcontrôleur est un circuit intégré qui rassemble tous les éléments essentiels d’un ordinateur. C’est-à-dire qu’il comprend des processeurs, des unités périphériques, des interfaces d’entrée et de sortie et bien sûr des mémoires : la mémoire morte qui permet de faire fonctionner le programme et la mémoire vive qui permet de traiter les données. Ces composants ont l’avantage de consommer très peu d’énergie, d’être miniaturisés et extrêmement légers. Ce type de composants est régulièrement utilisé dans les systèmes embarqués.
-
Les motoréducteurs
Ce sont des moteurs couplés avec un réducteur. Ce dernier est une sorte de poulie qui grâce à une rotation permet une traction. Dans le cas du travail de M. Hussein Chalayan, ces motoréducteurs sont minuscules.
47
-
Les commutateurs
Dans le cas du défilé de M. Hussein Chalayan, le commutateur est un système qui permet d’envoyer une information à un autre composant par une transmission d’ondes. Pour le défilé de M. Chalayan, il semble qu’il ait fallu un commutateur par robe. Chacun d’entre eux devait donc être réglé sur une fréquence différente afin de ne pas produire d’interférences, d’altérer l’information et de provoquer une catastrophe lors du défilé. Ceux utilisés lors du spectacle étaient équipés d’un bouton « ON » qui permettait de lancer le processus de « morphose ».
-
Le magnétisme
D’après la définition, le magnétisme est « un ensemble de phénomènes physiques dans lesquels des objets exercent des forces attractives ou répulsives sur d’autres matériaux. » Dans le cas du défilé de M. Chalayan, ce procédé est employé pour fermer une fermeture à glissière. Comme cette fermeture est métallique, l’aimant exerce une force attractive et l’attire vers lui. L’aimant étant tracté par un fil relié à un motoréducteur, le curseur de la fermeture à glissière le suit et remonte tout en fermant la robe.
d) Le processus de fonctionnement : Pour résumer le fonctionnement d’une robe de M. Hussein Chalayan, j’ai réalisé ce schéma. Les petits cadres au-dessus des flèches expliquent la nature de l’information qui circule entre les composants.
Ondes Immobilité de la robe
Commutateur: Bouton "ON"
Courant Microcontôleurs
Action Motoréducteurs
Fil mono-filament
Mouvement
48
C) L’influence des technologies sur la créativité de M. Hussein Chalayan a) Tendre vers la vérité Un des concepts du designer consiste à véhiculer ses idées à travers ses créations. Ses tenues sont des vecteurs et représentent sa propre vision du monde. La technologie aide à l’expression puisqu’elle lui permet de créer des tenues qui s’expriment seules. Le créateur est toujours à la recherche de l’esthétisme pour que ses vêtements soient le plus conformes possibles à son idée originelle. Grâce à la technologie, il peut atteindre un nouvel esthétisme, celle du mouvement. D’une part ses créations bougent avec fluidité et amènent de la poésie, d’autre part, les robes peuvent traverser plusieurs époques et donc retranscrire plusieurs idéaux de beauté. Cela aurait été impossible sans dispositifs mécaniques. La qualité des créations est travaillée avec beaucoup de soin pour éviter des erreurs de synchronisation lors de la transformation des tenues. Les réglages sont précis, les ajustements parfaits. Le créateur est obligé, à cause de la technologie, d’être encore plus rigoureux et de tendre vers un idéal de perfection.
b) Une plus grande richesse dans les créations De nombreuses expérimentations ont été réalisées pour tester plusieurs systèmes mécaniques et définir lequel convenait le mieux au défilé de M. Hussein Chalayan. L’assemblage de la technologie et de la couture classique, voire du « costume d’époque », rend la création plus riche car le contraste entre les deux domaines est extrême. L’émerveillement créé est donc d’autant plus grand.
c) De l’échange et de la découverte Le designer a travaillé en collaboration pour cette collection avec le studio 2D3D qui est spécialisé dans la création de solutions innovantes pour les designers. L’échange de connaissances et de compétences a permis de créer des produits dont le fonctionnement est le plus optimal. Les deux partenaires se sont nourris de l’un et de l’autre afin d’être les plus performants et les plus créatifs possibles. Ils ont ainsi pu
49
explorer de nouvelles frontières et développer des produits de la plus grande perfection.
d) Le côté spectaculaire des défilés de M. Hussein Chalayan. La technologie permet au designer de créer son propre univers. Sans technologie, les robes « morphing » n’auraient jamais pu exister. Quand elles apparaissent sous les yeux du public et qu’elles se mettent à se métamorphoser, elles créent l’émerveillement et donc la reconnaissance. Le jugement est très important dans la créativité car s’il n’y a pas de jugement positif, il ne peut y avoir de créativité. Comme les robes sont perçues comme magiques, surprenantes et spectaculaires, le créateur est jugé comme protagoniste et acteur d’une grande créativité.
2) Les technologies lumineuses et connectées Je me suis ensuite intéressée aux technologies lumineuses et connectées. M. Hussein Chalayan, dans la collection « One Hundred and Eleven » n’a utilisé que des éléments pré-programmés. Je voulais donc m’intéresser à l’influence du spectateur et à l’interaction qu’il peut avoir avec le vêtement grâce aux technologies connectées.
A) Le cas de la marque CuteCircuit. a) Présentation de la marque. CuteCircuit est une maison de mode crée en 2004 qui travaille essentiellement la technologie portable. Cette marque introduit de nouvelles idées dans le monde de la mode en intégrant l’esthétisme et la fonctionnalité dans ses produits. Le siège social de l’entreprise se trouve à Shoreditch, un quartier artistique londonien. Deux personnes sont à la tête de cette entreprise qui utilise des textiles intelligents, des nouvelles technologies et de la micro-électronique. Il s’agit de Mme Francesca Rosella, la directrice artistique et de M. Ryan Genz, le PDG. A l’origine Mme Francesca Rosella était designer au sein de la maison de couture Valentino. En 1998, elle a proposé de réaliser une robe de soirée brodée avec des fils électroluminescents qui s’allumeraient en réaction au mouvement de l’utilisateur. L’entreprise n’a pas voulu expérimenter quelque chose d’aussi novateur à l’époque. La designer s’est sentie limitée dans sa création et a démissionné. Elle reçoit alors une 50
bourse pour intégrer l’IDII (Interaction Design Insititute Ivrea) en Italie, un centre de recherche qui explore les manières dont la technologie peut influer sur la vie des gens. L’un de ses principaux sujets de recherche a été l’intégration de la mode et de la technologie. C’est dans cet institut qu’elle rencontre M. Ryan Genz avec qui elle fonde par la suite CuteCircuit. Bien que le duo à la tête de CuteCircuit soit des designers, ils sont souvent pris pour des ingénieurs : les croquis qu’ils réalisent sont élaborés du point de vue technologique. Au début de l’aventure, les deux designers travaillaient en collaboration avec des ingénieurs, mais les projets n’ont pas fonctionné correctement et ils se sont sentis frustrés de ne pas pouvoir faire exactement ce qu’ils voulaient. Ils ont donc décidé de travailler seuls et d’apprendre à concevoir les circuits électroniques. CuteCircuit est un pionnier dans le domaine de la technologie portable et crée des modèles novateurs de vêtements interactifs qui combinent les dernières technologies avec les tendances actuelles. La marque lance ses premières collections de prêt-àporter en 2010. Le nom de cette marque souligne la combinaison parfaite des innovations : des circuits qui créent des motifs qui semblent magiques, des dispositifs connectés qui permettent de modifier les vêtements. Les circuits électroniques intégrés dans les textiles sont vraiment légers et flexibles : ils sont forcément beaux (« cute » en anglais).
b) Le concept Les créateurs s’inspirent des pionniers de la mode comme Gabrielle Chanel (1883- 1971) et Elsa Schiaparelli (1890-1973) et ils mélangent les technologies avec les techniques de couture. Pour la marque CuteCircuit, les tenues conçues avec des technologies portables doivent être des vêtements esthétiques qui permettent sur le corps humain de devenir une interface, une deuxième peau. Les habits doivent permettre de communiquer avec l’autre, de refléter nos pensées, d’exprimer notre humeur du jour. Les vêtements donnent au spectateur un aperçu de notre personnalité. Le corps humain est au centre du concept de CuteCircuit. Il faut que la technologie amplifie tout ce que les usagers font, pour pouvoir repousser les limites de la communication.
51
Les matières qui composent le vêtement sont choisies avec soin, le design est réalisé à Londres et la fabrication aux Etats-Unis, en Angleterre et en Italie pour que les pièces soient de bonne qualité et qu’elles durent longtemps. Les méthodes de fabrications choisies, respectent l’environnement, les travailleurs ainsi que le futur porteur du vêtement. Le produit doit être aussi beau dedans que dehors. CuteCircuit crée des vêtements qui ont l’air spectaculaires et magiques. La marque repousse les limites de ce que devrait signifier la mode au XXIème siècle. « La mode rend les gens heureux et la technologie devrait rendre la vie plus facile. Les deux combinés sont merveilleux ». Mme Francesca Rosella.
c) Le processus créatif de CuteCircuit
L’intégration de la technologie n’est pas toujours quelque chose d’évident à réussir. Assembler des pièces textiles avec de la microélectronique est un vrai casse-tête et un défi à relever. Les matières ne sont pas forcément compatibles les unes avec les autres et n’ont pas les mêmes contraintes. Les créateurs sont donc obligés de faire des expérimentations, de tester les solutions, d’améliorer ce qui a déjà été fait et de créer la prochaine innovation. Quand la marque a été lancée, en 2004, la plupart des matériaux que ces créateurs utilisaient n’existaient pas. Ils ont donc dû les inventer, démarcher des fabricants afin que ceux-ci les aident à développer ces matières encore inexistantes. Pour imaginer une tenue, les créateurs commencent par réaliser des croquis. Ils dessinent de manière scientifique, très précise en ajoutant un maximum d’informations et d’annotations. Ces croquis vont servir de base par la suite
52
d) Les collections Le projet Galaxy Dress.
CuteCircuit, Londres, 2008, Galaxy Dress, Tissu lumineux « magic fabric »
Ce projet est la pièce centrale de l’exposition « Fast Forward : Inventing the Future »qui fait partie de la collection permanente du Musée des Sciences et de l’Industrie de Chicago car elle est la première robe du monde à pouvoir changer de couleur. Cette robe est l’un des projets haute couture de l’entreprise et a été créée en 2009. Cette robe a un effet complétement fabuleux et envoûtant car elle est brodée avec vingt-quatre mille micro-voyants de couleur (des sortes de LED), faisant de ce projet, le plus grand écran portable au monde. Elle utilise les LED les plus petites du monde, qui sont fines comme une feuille de papier et qui ne mesurent que deux millimètres carré. Sur la robe, elles ressemblent à des pixels. Les circuits utilisés pour faire fonctionner la robe sont extra-fins, très flexibles et sont brodés à la main sur une couche de soie. Les « pixels » sont si petits, que même s’ils sont brodés sur le tissu, celui-ci peut bouger normalement tout en légèreté et en fluidité. L’électronique étant extra-mince, elle permet à la tenue de suivre de près la forme du corps comme un tissu ordinaire. 53
Il y a quatre couches d’organza qui sont placées au-dessus de celle en soie pour permettre une meilleure diffusion de la lumière. Les LED fonctionnent grâce à un système composé de plusieurs batteries d’iPod. Grâce à cette technologie, la robe consomme très peu d’électricité et ne surchauffe pas. De plus, le porteur de la robe est libre de ses mouvements. La robe est relativement légère grâce aux microcomposants utilisés. Les quarante couches de soie plissée qui donne la forme au jupon sont responsables du poids de la robe. Ce poids élevé n’est pas dû comme on pourrait le croire, à la technologie. Les zones sans éclairage sont brodées à la main, de plus de quatre-mille cristaux de Swarovski qui rendent la robe lumineuse même lorsqu’elle est éteinte.
La collection haute couture : Pink & Black Collection
Cute Circuit, Londres, 2013, Pink & Black Collection, Tissu lumineux et connecté, « magic fabric » et cristaux de Swarovski
Le lancement de cette collection a coïncidé avec le lancement de deux nouvelles saveurs de Glace Magnum, le Magnum Rose et le Magnum Noir. La collection a donc été présentée dans des évènements de mode organisés par la marque de crème glacée : en Italie, en Turquie, à Singapour, en Hongrie, au Mexique... Les robes ont été portées par des mannequins et des actrices du monde entier ce qui a donné une très bonne visibilité à la marque CuteCircuit. 54
La collection est composée de quatorze tenues dont trois qui utilisent des technologies lumineuses. Ce sont donc celles-ci que je vais analyser par la suite. Les robes sont des petits joyaux de la couture et ont été coupées dans une très belle mousseline de soie et dans un organza de soie français très fin. Les deux matières ont ensuite été brodées à la main avec des centaines de cristaux de Swarovski dans des teintes rosées, grises et noires. Chaque robe est composée d’un tissu lumineux qui comporte dix-mille micro-LED. Les animations visibles sur les robes et qui créent des rythmes graphiques, peuvent être contrôlées à distance par les spectateurs du défilé via le réseau social Twitter. Pour interagir avec la robe, les spectateurs doivent utiliser les hashtags #makeitblack ou #makeitpink. La marque utilise ensuite une application iPhone (nommée « Q by CuteCircuit ») qui permet de compter les tweets postés avec les mots clés. En fonction du nombre de publications, les motifs ou les couleurs de la robe évoluent. Lors du défilé à Istanbul, le hashtag #makeitpink a été utilisé par la majorité des personnes. Les LED des robes se sont teintées en rose et l’éclairage a lui aussi changé de couleur. Les batteries des robes, sont celles d’iPods. Elles sont rechargeables via USB et très légères, si bien que les mouvements du mannequin ne sont pas gênés lors du défilé.
B) Les technologies utilisées par CuteCircuit a) La « magic fabric » La « magic fabric » est le nom donné au textile lumineux utilisé dans la majeure partie des créations de la marque. Il s’agit d’un textile qui a été développé par CuteCircuit et qui est recouvert de milliers de micro LED. Le tissu est parfaitement lisse, sans aspérité et très confortable. Il peut changer de couleur en recevant des informations via une application, lire des vidéos, se connecter aux médias sociaux et même lire les tweets. La matière est alimentée avec des batteries très légères, qui proviennent des iPods et de micro-processeurs qui reçoivent et traitent les informations transmises par l’application. Ces batteries et ces processeurs sont amovibles, ils peuvent être rechargés via USB et la robe peut être nettoyée.
55
b) Les LED (Diode électroluminescentes) Une LED ou diode électroluminescente est un composant électronique capable d’émettre de la lumière quand il est traversé par un courant électrique. La particularité de cette petite lampe, est qu’elle laisse passer le courant dans un seul sens (le sens passant, alors que l’autre est le sens bloquant). Elle peut produire un rayonnement monochromatique (dont le spectre a un rayonnement d’une seule fréquence) ou polychromatique (dont le spectre a un rayonnement de plusieurs fréquence). Elle passe de l’un à l’autre de ces rayonnements en fonction de l’énergie électrique du courant qui la traverse. Les LED utilisées par CuteCircuit sont fines comme une feuille de papier et sont minuscules : environ deux millimètres carré. Elles sont aussi très souples et se marient bien avec la matière textile. Elles s’intègrent donc parfaitement à la « magic fabric ».
c) L’application « Q by CuteCircuit » Cette application est une application développée sur iPhone qui permet aux porteurs des robes de pouvoir contrôler la couleur des LED et les motifs réalisés sur la « magic fabric ». L’interface de l’application est à priori simple d’utilisation mais je n’ai pas pu le constater par moi-même car l’application n’est pas disponible sur l’Apple Store. Je suppose qu’il faut donc acheter un produit pour recevoir l’application. L’application permet aussi de traiter des publications portant des hashtags spécifiques sur les réseaux sociaux. En fonction d’un algorithme de calcul développé par la marque, les robes changent de couleur et de motifs en fonction du nombre de publications sur les réseaux. Les aspects des médias sociaux dans la fonctionnalité du vêtement permet d’amplifier les relations humaines et permet la création d’une technologie qui nous rapproche. La marque utilise donc des technologies connectées.
C) En quoi la technologie influe sur la créativité de ce studio a) Echanger et découvrir Les créateurs de la marque ont tenté de faire des collaborations mais celles-ci n’ont pas fonctionnées. Ils n’arrivaient pas à faire passer leurs idées aux équipes de designers 56
avec qui ils travaillaient et n’étaient pas pleinement convaincus par le résultat. Ils ont donc décidé de se former et de mener leurs expérimentations seuls. Au début, cela a été compliqué car ils n’avaient pas les connaissances suffisantes dans le domaine mais peu à peu, ils ont réalisé leurs tests. Comme le domaine des technologies était entièrement nouveau pour eux, ils n’ont pas forcément raisonné de la même façon qu’une personne qui connaît trop bien ces systèmes. Ils se sont fait leur propre opinion et n’ont pas été bloqués par des convenances. Apprendre par eux-mêmes leur a ouvert de nouvelles voies et a donc développé une part de leur créativité.
b) Le textile comme média Pour les deux designers, le textile n’est plus uniquement un « tissu » mais devient une interface grâce à la technologie. Il peut permettre de communiquer avec l’autre, de communiquer notre humeur, de refléter nos pensées intimes … Le textile permet de donner des informations, de refléter notre personnalité. Ces fonctionnalités étaient impossibles sans la technologie. Les créations de la marque en haute-couture proposent en général au public de participer. Les vêtements sont donc très bien perçus par les spectateurs, en partie à cause du côté spectaculaire. Le public juge ces créations créatives donc elles le deviennent par leur jugement.
c) De nouvelles possibilités Certains des matériaux utilisés seraient in-créables sans la technologie. Ce sont eux qui donnent la personnalité et la profondeur au projet. S’ils n’existaient pas, les créateurs ne pourraient pas communiquer leur concept au public. De plus, grâce à l’innovation, les composants créés sont de plus en plus petits. Les textiles, même ceux qui intègrent de la technologie, se comportent comme des textiles ordinaires. Ils arrivent à garder le même confort, la même souplesse, tout en proposant des fonctionnalités en plus.
57
Après avoir parlé des technologies connectées et lumineuses, il me semble important de parler des technologies interactives pour finir mon tour d’horizon des différentes créations. A la différence des technologies connectées, les technologies interactives réagissent directement à un mouvement ou à un contact du public sans passer par le réseau.
3) Les technologies interactives J’ai, pour ma part, dégagé deux types d’interactivité : l’interactivité avec le corps qui porte le vêtement et l’interactivité avec l’environnement. D’un côté, il y a le Studio Roosegaarde qui a créé une robe qui réagit aux émotions de la personne qui la porte et dont l’opacité change en fonction du rythme cardiaque. De l’autre, on peut parler de M. Alexander Wang qui lors de son défilé automne/hiver 2014-2015 a présenté une collection qui réagissait à la chaleur dégagée par les projecteurs. Ses vêtements changeaient de couleur selon un procédé thermochromatique. On peut aussi citer la marque Rainbow Winters avec ses créations dont le motif change selon la météo, ou la designer Mme Ying Gao, dont les vêtements vont changer de formes en fonction des interactions du public du vêtement. Je vais parler de cette designer dans la partie suivante.
A) Le cas de Mme Ying Gao a) Présentation Mme Ying Goa est designer de mode et elle vit à Montréal. Elle a aussi un poste de professeure de mode à l’UQAM (dont fait partie l’école de mode de Montréal) ainsi qu’à la HEAD (une école de mode à Genève). Elle est connue pour son travail de création qui a été relayé dans de nombreux magazines et à travers de multiples expositions (principalement entre la Suisse et le Canada). Elle cherche à travers ses créations à comprendre la signification du vêtement et intègre à ses projets de la technologie sensorielle ainsi qu’une critique sociale. Son travail oscille entre la mode et l’art conceptuel et elle crée des vêtements cinétiques qui expriment une relation idéalisée entre le vêtement et son environnement. 58
Elle travaille sur deux types de créations ; la première catégorie regroupe des projets de vêtements interactifs, la seconde des collections de prêt-à-porter. Comme elle enseigne la mode, elle ne veut pas présenter un travail uniquement conceptuel à ses étudiants. Elle réalise donc des collections de prêt-à-porter. Je vais m’intéresser plus particulièrement à la première catégorie de créations, celle qui regroupe les projets interactifs.
b) Le concept Ying Gao cherche à remettre en question la notion même du vêtement en proposant une nouvelle approche à la croisée de plusieurs domaines : l’architecture, l’urbain et le média interactif se mêlent dans ses projets. Elle s’inspire des transformations de l’environnement urbain. Elle considère le design comme un média en amenant une technologie sensorielle qui va donner au vêtement une valeur ludique et participative. Les contours physiques du vêtement sont en général transformés par une interférence extérieure. Elle s’interroge à la fois sur le statut de l’individu, la fonction du vêtement et sur les mutations de l’univers dans lequel nous vivons. Son concept est porteur d’une dimension critique radicale qui dépasse le domaine de l’expérimentation technologique. La matière est toujours au cœur du travail de Mme Ying Gao, elle est le point central d’un travail réussi. La créatrice n’hésite jamais à faire le tour du monde afin de trouver la matière la plus adéquate à ses projets. Les questions qui reviennent le plus souvent dans son travail sont celles de la présence et de la disparition et celles de l’expérience du clair-obscur qui se vit à travers un regard incertain. Les robes créées font toujours référence à une certaine forme d’utopie. La métaphore est très importante dans le travail de la designer car elle laisse la réflexion au spectateur. Afin de pouvoir représenter ou créer l’effet ou l’émotion désirée, Mme Ying Gao collabore principalement avec M. Simon Laroche qui est designer en robotique. Cette inter-discipline lui permet d’avoir deux approches différentes dans ses projets et de représenter les émotions qu’elle souhaite faire passer avec le plus de réalisme possible. 59
Mme Ying Gao essaie de rendre visible l’aura. Ses vêtements révèlent toujours les intentions de celui qui les porte ou les intentions du public en produisant des effets qui semblent évoquer les sentiments et les pensées. Elle met en lumière les réseaux immatériels à travers une relation qui se crée dans ses projets, entre la matière et l’invisible. Les tenues se comportent toujours de manière autonome, totalement indépendamment du corps sur lequel elles évoluent. L’animation confère une nouvelle existence au vêtement car elle permet un dialogue avec le spectateur. La relation que l’usager entretient avec le vêtement n’est plus la même, car il n’est plus un objet familier et usuel dont la première fonction est celle de la protection. Les créations de la designer font toujours preuve de légèreté, et confère un aspect vivant à la matière presque fragile. Les textiles sont souvent transparents et laissent passer la lumière à travers leur armure. L’habit n’assure plus sa fonction première de protection de l’individu. Il est beaucoup plus que cela. La créatrice tente aussi de rendre tous les mouvements de ses tenues poétiques pour que les textiles émerveillent le spectateur. Elle tente de sculpter l’immatériel. L’importance d’un son, d’une pensée ou d’un regard est souvent négligée et pourtant essentielle. L’immatérialité contribue à sortir du monde de la mode, à voir les choses sous un nouvel angle et à mettre en avant les éléments intangibles de l’environnement. La lumière est aussi une notion clé chez Mme Ying Gao. C’est un élément immatériel qui donne une aura spécifique à la tenue sur laquelle elle est présente. Quand on regarde la lumière dans les villes, elle n’est jamais semblable et elle va créer une atmosphère bien spécifique à chacune d’entre elles. Cet apport de lumière est primordial car il permet de captiver le spectateur. Le vêtement va rayonner de luimême comme s’il était vivant : une entité pleine de vie et d’énergie. Il devient alors une telle source d’émerveillement et d’exaltation qu’il éclipse même la personne qui le porte comme si dorénavant, le plus important était le vêtement et non plus le corps. Mme Ying Gao utilise l’air, la lumière, le mouvement comme des matériaux à part entière. Elle cherche, par ses créations à parler de la relation entre le réel et le tangible par rapport à ce qui est illusoire. L’air, la lumière, le mouvement rendent ses créations interactives. De la même façon que M. Hussein Chalayan, elle utilise les technologies pour fabriquer des vêtements qui deviennent « une partie du monde qui les entoure ».
60
Le vêtement de la designer est parfois un peu « rebelle » comme s’il refusait d’être vu ou touché, comme s’il contestait la réalité ou qu’il voulait absolument une reconnaissance. Il communique sa propre histoire pour surprendre et toucher le public et on peut avoir l’impression qu’il essaie même de faire passer ses propres idées. Il y a une tension très envoûtante qui se crée quand on observe les vêtements de la créatrice. Dans une exposition, on passe devant rapidement la première fois, puis une deuxième avant de s’arrêter pour prendre le temps de vraiment l’observer. Une fois en arrêt, on a du mal à passer à une autre création tant celle qui est devant nous, nous passionne.
« La plupart des gens les considèrent comme des gadgets ou comme art, mais je veux que les gens comprennent que mes vêtements sont de la mode conceptuelle et ce que cela signifie. Je dois explorer les frontières entre idées et réalité. » Mme Ying Gao
c) Les projets : Je vais m’intéresser à plusieurs projets interactifs de Ying Gao, que j’ai sélectionnés afin de comprendre le processus créatif de cette designer. En mettant en parallèle ces différents projets, j’ai aussi pu comprendre l’influence des technologies sur le travail de Ying Gao.
61
(No)where (Now)here La première collection que j’ai sélectionnée s’intitule (No)where (Now)here et est composée de deux robes interactives.
Ying Gao, Montréal 2013, Robe 1, « Super organza », fils photoluminescents, PVDF, composants électroniques
Ying Gao, Montréal 2013, Robe 2, « Super organza », fils photoluminescents, PVDF, composants électroniques
62
Ce duo de robes est inspiré de l’essai Esthétique de la disparition17 qui traite de la perception consciente ou inconsciente, d’apparitions fugaces et des dimensions de l’univers. C’est surtout cette phrase, tirée du livre qui reflète tout le projet : « L'absence survient fréquemment au petit déjeuner et la tasse lâchée et renversée sur la table en est une conséquence bien connue. L'absence dure quelques secondes, son début et sa fin sont brusques. Les sens demeurent éveillés mais pourtant fermés aux impressions extérieures. Le retour étant tout aussi immédiat que le départ, la parole et le geste arrêtés sont repris là où ils avaient été interrompus, le temps conscient se recolle automatiquement, formant un temps continu et sans coupures apparentes. »18. C’est l’idée d’absence qui est explorée dans ce projet car s’il n’y a pas de spectateur, les robes restent immobiles. Un peu comme si le spectateur gâchait une photographie trop parfaite en regardant ces robes. Quand on observe ces robes, on est fasciné par la grâce de leurs mouvements, comme si un ballet silencieux avait lieu devant nos yeux. La douce lumière bleutée qui s’en dégage lumières éteintes nous transporte dans les fonds sous-marins comme si de majestueuses méduses nageaient sous nos yeux. Les robes sont composées d’une sorte de coque en plastique spécifique qui diffuse la lumière dont le développement provient de la société Sefar en Suisse. Par-dessus sont fixées une vingtaine de pièces de « super-organza » blanc, l’une des matières les plus fines et les plus légères au monde. Chaque pièce d’organza a ensuite été brodée avec de nombreux fils électroluminescents en provenance du Japon. Grâce à ces fils, les robes deviennent lumineuses quand la lumière est éteinte. La matière est extrêmement importante pour la créatrice et elle n’hésite pas à faire des milliers de kilomètres, voire le tour du globe, afin de trouver la meilleure. Ses projets existent par la matière qui est l’élément central de son processus de création. Il y a à l’intérieur des créations, un mécanisme électrique qui est relié à certaines pièces de tissu et qui permet de les faire bouger. C’est un détecteur qui utilise la technologie oculométrique qui est à la source du mécanisme électrique et qui décide du moment où les mécanismes vont s’animer. Les composants électro-mécaniques qui permettent
17 18
VIRILIO Paul, Esthétique de la disparition, 1989 Idem
63
le mouvement sont fixés sur une sorte de ceinture intégrée dans la tenue sous les multiples couches qui la composent. C’est le regard du spectateur qui va activer le mouvement des robes. Plus le regard va se faire insistant, plus les mouvements vont augmenter. Dans ce projet, nous sommes confrontés à un nouveau type de technologie qui exige non seulement un modèle mais aussi un public. L’immobilité des mannequins contraste avec le mouvement des robes et le rend encore plus saisissant. Les robes semblent dépasser le domaine du possible, elles sont très oniriques, tellement légères qu’elles paraissent irréelles. Afin de mettre en place ce projet, Mme Ying Gao a travaillé en collaboration avec un designer spécialisé en robotique : M. Simon Laroche. En effet, elle n’avait pas des connaissances suffisantes en mécanique pour pouvoir réaliser son projet toute seule. Grâce au travail de M. Simon Laroche, le projet peut fonctionner correctement et avec fluidité. Elle a aussi travaillé avec l’aide de deux de ses élèves qui ont pu effectuer les tests, sélectionner les meilleures solutions afin que les mouvements soient les plus fluides possible. Au final, il a fallu près d’une année de recherche et de développement pour arriver à la phase finale de ce projet. Les mécanismes ont dû être testés au fur et à mesure afin de mesurer leur résistance en situation et l’esthétisme du rendu. Les matériaux n’ont pas été simples à travailler et à concilier les uns avec les autres ; cela arrive souvent dans les projets de ce type en raison des propriétés très différentes des matières utilisées. Le plastique Sefar n’a pas pu être découpé au laser car il était trop rigide et les broderies en fils électroluminescents ont dû être réalisées à la main sur chaque échantillon d’organza. De nouvelles solutions ont été trouvées en phase avec les contraintes fixées par les matériaux. L’ennoblissement d’une seule pièce d’organza demande environ huit heures de travail, broder la quarantaine de pièces de tissu a nécessité beaucoup de temps.
64
Incertitudes Le deuxième projet de Mme Ying Gao qui a retenu mon attention se nomme «Incertitudes». Il est composé de deux vêtements interactifs.
Ying Gao, Montréal 2013, Robe 1, « Super organza » et épingles de couturières
Ying Gao, Montréal 2013, Robe 2, « Super organza » et épingles de couturières
65
Ce projet s’articule autour d’un concept clé de la créatrice, celui de l’incertitude. Elle s’inspire d’une citation de Lipovetsky19 : « Moins le futur est prévisible, plus il faut être mobile, flexible, réactif, prêt à changer en permanence, super moderne, plus moderne que les modernes de l’époque héroïque». Dans notre société de zapping, l’individu est toujours pressé, ne prend jamais le temps de faire les choses, passe d’une chose à l’autre sans aller au bout de ses réflexions. L’individu n’est jamais chez lui, passe son temps dans des espaces de transit, ne sait pas ce qu’il va faire demain, le futur devient incertain. Tout doit être fait dans l’immédiateté, toujours plus rapidement, sans réfléchir. En y repensant, on regrette, on a l’impression d’avoir manqué quelque-chose, on est dans le flou. « L’homme hypermoderne est un être de l’ici et maintenant, pressé par la logique urgentiste, angoissé par le futur. » Mme Ying Gao Les deux tenues de la série incertitudes ont, de la même façon que pour le projet (No)where (Now)here, une base en plastique spécifique et utilisent une ceinture composée des éléments électro-mécaniques qui contribuent au mouvement des tenues. Deux tissus différents recouvrent cette armature plastique. Le tissu blanc n’a pas de fonction principale mais le tissu argenté est capable de détecter la voix de l’utilisateur ou du spectateur. Des milliers d’aiguilles de couturières sont fixées dans le tissu blanc de façon à ce que les pointes jaillissent vers l’extérieur. Ces tenues sont en interaction avec leur environnement. Quand un son est produit, les petites broches réparties à l’intérieur du tissu argenté sont en mesure de détecter les fréquences particulières de la voix humaine et de se déplacer en réponse au son. Le mouvement généré par le son va créer une ondulation dans le vêtement et va le faire se contracter ou s’étendre en fonction de la fréquence sonore. Comme si le vêtement pouvait être acteur d’une conversation. Les aiguilles bougent en suivant le mouvement du tissu et perturbent le spectateur comme si l’univers qui entoure les tenues n’est plus réel. Les aiguilles créent une illusion d’optique et donnent une aura mystérieuse aux tenues. On a l’impression que les tenues sont vivantes et qu’elles respirent. ." Les pièces ressemblent à des créatures sous-marines, des costumes dignes de science-fiction ou des architectures étranges. Le spectateur est engagé dans une conversation conceptuelle aux multiples facettes avec la tenue, qui dégage de l’incompréhension et de l’incertitude.
19
LIPOVETSKY Gilles, Les temps hypermodernes, 2004
66
Playtime Le projet Playtime propose de s’interroger sur l’impact de la technologie sur l’évolution de la vie privée. Il se compose de deux robes.
Ying Gao, Montréal, 2011, robe 1, « super organza » et composants électroniques
Ying Gao, Montréal, 2011, robe 1, « super organza » et composants électroniques
67
Ces tenues sont inspirées du film Playtime20, qui invite le spectateur à réfléchir aux apparences et à la perception des objets dans l’espace urbain. Le film présente un monde où l’architecture super-moderne et la surveillance sont omniprésentes grâce à des procédés de trompe-l’œil et de miroirs. Le projet de Mme Ying Gao explore la métamorphose de façon critique et ludique. La société décrite dans Playtime se rapproche beaucoup de celle illustrée dans Metropolis21 ou dans 198422. Quand une personne essaie de prendre une photo de la robe, le vêtement se transforme et déconstruit l’image. Par exemple, lors d’un défilé, il est impossible de prendre la pièce en photo ou en vidéo : l’image sera vague ou floue. Dans le cas de la première robe, celle-ci va bouger d’une façon insaisissable et sera donc floue sur l’image. Elle se camouflera elle-même sur l’image. La deuxième robe, produit des flashs lumineux si un appareil photo ou une caméra tente d’enregistrer un support visuel. Ces flashs lumineux intermittents vont venir altérer l’image numérique et la robe disparaitra dans un halo lumineux. Pour arriver à ce phénomène, les robes sont équipées d’une structure plastique (comme les précédentes) qui contient des microprocesseurs. Des capteurs sont placés dans le tissu, sur le devant de la tenue et permettent de détecter si un appareil photo ou une caméra est pointé sur le modèle. Dans ce cas-là, des petits moteurs électriques se mettent en route et déclenchent le mouvement ou le flash lumineux. Cette robe « n’est pas un projet anti-paparazzi » mais un projet de design expérimental.
B) Les techniques utilisées par cette créatrice a) La technologie à capteurs Mme Ying Gao utilise de nombreux capteurs sensitifs qu’elle « cache » dans le tissu de ses robes sur la partie avant. En captant des changements dans l’environnement, ces capteurs activent les micro-processeurs.
20
TATI Jacques, Playtime, 1967 LANG Fritz, Metropolis, 1927 22 ORWELL George, 1984, 1984 21
68
-
Le cas de l’oculométrie
Un type de capteur qui revient souvent dans ses créations et un capteur oculaire ou « oculométrique ». Ce capteur permet d’analyser les mouvements oculaires. Plusieurs techniques peuvent être utilisées en fonction de la précision souhaitée. Il est possible de placer des électrodes ou des lentilles autour des yeux de la personne, ce qui n’est pas le cas dans le travail de Ying Gao car la robe est indépendante. Le procédé qui a été probablement utilisé est un système de réflexion infrarouge : de petites diodes envoient de la lumière infrarouge au centre de la pupille. Cette lumière n’est pas visible à l’œil nu et est donc indétectable. De petites caméras infrarouges captent le reflet infrarouge renvoyé par la cornée de l’œil et communiquent l’information à un processeur qui actionne des petits moteurs. Ces derniers se mettent en fonctionnement et font bouger la tenue.
-
Le cas des capteurs qui détectent le souffle
Dans d’autres projets, la créatrice utilise des capteurs qui sont capables de ressentir le souffle d’une personne. Il peut donc y avoir deux types de capteurs utilisés. Dans un premier cas, des microphones sont cachés à l’avant de la tenue. Dans le second, un capteur enregistre les ondes provoquées par une respiration dans l’air. Dans ces deux éventualités, les capteurs identifient une variation, ils transmettent l’information à un processeur qui va déclencher un moteur.
b) Les microprocesseurs Un microprocesseur est un processeur dont tous les composants ont été miniaturisés. Ils peuvent tous tenir dans un seul boitier. Le but d’un microprocesseur est de traiter les données de programmes et d’exécuter des tâches. Ce qui est intéressant avec ce type de processeur, c’est d’une part sa taille car il peut être intégré facilement et discrètement dans un ensemble ou un vêtement par exemple. De plus, ils sont en mesure d’analyser et de traiter des informations comme pourrait le faire un ordinateur et de déclencher une suite d’action en réponse à un stimulus. Dans le cas de Mme Ying Gao, les microprocesseurs sont insérés dans la chaine de fonctionnement du vêtement entre le capteur et les microcomposants comme le moteur. Les batteries sont nécessaires à l’ensemble du dispositif capteursmicroprocesseurs.
69
Stimulus
Microcomposants : Capteurs
Microprocesseurs
Microcomposants : Moteur, Batterie
Mouvements Lumière
Les flèches représentent le transfert d’informations. c) L’électroluminescence L'électroluminescence (EL) est un phénomène optique et électrique dans lequel un matériau émet de la lumière en réponse à un courant électrique qui le traverse, ou à un fort champ électrique. Dans le cas du projet « (No)where (Now)here », il y a des batteries présentes sur les ceintures de microcomposants qui vont envoyer un courant électrique dans les fils électroluminescents après la commande des microprocesseurs. A l’intérieur du fil, les électrons vont s’exciter de façon à combler des trous électroniques dans le matériau principal. Celui-ci est généralement semi-conducteur. Les électrons excités vont libérer leur énergie, afin de rester stables, sous forme de photons : c’est-à-dire de la lumière. Ce qui est intéressant dans ce procédé, c’est qu’il fournit un éclairage avec une consommation relativement faible d’énergie électrique. Par contre, la tension appliquée doit être assez élevée. Dans le cas de Mme Ying Gao qui utilise des batteries, la tension doit être générée par un circuit convertisseur interne qui produit généralement un bruit assez désagréable. Les robes de la créatrice sont pourtant extrêmement silencieuses, elle a donc dû trouver un moyen pour les insonoriser. Les fils ou les procédés électroluminescents peuvent être de n’importe quelle couleur, ce qui est un gros avantage pour l’utilisation textile. En raison du pic de sensibilité de la vision humaine, les couleurs les plus souvent utilisées sont les couleurs bleuesvertes. Choisir ces couleurs permet d’avoir l’intensité lumineuse la plus forte avec le plus faible apport de puissance électrique possible. La lumière dégagée par ces composants est très bien perçue par l’œil humain car son spectre est très étroit. De plus elle est monochromatique (c’est une lumière d’une seule fréquence), parfaitement régulière (il n’y a pas de changement dans l’intensité lumineuse qui peut perturber le regard humain) et est visible de loin de façon nette et précise. 70
De plus, les composés électroluminescents peuvent prendre de nombreuses formes. Ils peuvent par exemple être sous forme de feuilles qu’il est possible de découper avec une simple paire de ciseaux ou bien de fils, dont les diamètres sont très diversifiés : extrême finesse à diamètre plus grossier. Dans son projet, Mme Ying Gao a utilisé des fils électroluminescents tellement fins qu’il lui a été possible de les broder. Cette technologie est donc parfaitement adaptée au projet « (No)where (Now)here » de la créatrice car il regroupe toutes les caractéristiques utiles à son projet.
D) En quoi ces technologies influencent la créativité de Mme Ying Gao. a) Le textile comme un média Dans ses projets, Mme Ying Gao remet en question la notion même de vêtement. L’animation va conférer une nouvelle existence à la création et va créer un dialogue avec le spectateur. Le vêtement va rayonner et bouger comme s’il était vivant. Cela lui donne une véritable identité. Le spectateur ne va pas arriver à le considérer comme un vêtement. De par ses mouvements, il sera forcément quelque-chose de plus intéressant, de plus important, qu’un simple habit. Le vêtement permet de communiquer son histoire et de faire passer ses idées aux spectateurs, il est une interface géante. Les vêtements de ce type sont rares et nouveaux. Ils attirent forcément le public qui va s’arrêter devant eux pour prendre le temps de les observer et de les contempler. Ils seront forcément créatifs car ils remplissent deux des principales caractéristiques : la rareté et la nouveauté.
b) Travailler l’immatériel La créatrice, peut grâce à ses créations, travailler des éléments immatériels comme la lumière, la pensée ou le regard par exemple. Ils deviennent les matériaux de sa création. Avant l’apparition de la technologie, l’immatériel ne pouvait pas être travaillé. Depuis, cela a permis de travailler de nouveaux matériaux jusqu’alors 71
impensables. L’ajout de ces matériaux dans le processus ajoute forcément des possibilités et donc des possibilités de créativité.
c) L’échange et les découvertes La créatrice travaille en collaboration avec un designer en robotique, elle arrive à créer des vêtements qui sont le miroir de ses idées grâce au mélange de leurs compétences. L’application de ce genre de procédés est nouvelle dans le domaine du vêtement. Il n’y a donc pas de plan de travail défini ni de convention qui bloquerait la création. Au contraire, le champ est libre pour la recherche. Grâce à ses assistantes, La designer peut se permettre de tester énormément de solutions afin de ne conserver que les meilleures. La fluidité des mouvements des tenues donne une ambiance poétique, très gracieuse. Cela permet de tendre vers la perfection et donc la créativité.
d) Le guidage par la contrainte Les matériaux que la créatrice utilise ne sont pas traditionnels. Ils demandent chacun de trouver des techniques adaptées pour les travailler. Il faut donc qu’elle s’adapte et qu’elle trouve des solutions afin de travailler un ou plusieurs matériaux. Chaque matériau a ses contraintes et les concilier les unes avec les autres n’est pas toujours simple. Mais ces obligations permettent de guider la créativité.
72
III) La technologie de l’impression 3D 1) Le cas de Mme Iris Van Herpen A) Présentation de la créatrice et de son environnement culturel Mme Iris Van Herpen est une créatrice hollandaise née le cinq juin 1984. Elle a grandi dans une ferme rénovée dans un petit village en dehors d’Amsterdam. Très jeune, elle s’intéresse à la mode et aux arts et développe une passion pour la danse. Jusqu’à seize ans, elle prend des cours de peinture, joue du violon et étudie le ballet. Lors de ses années lycée, elle prépare le concours de l’Institut des Arts Artez à Arnhem, une ville située dans l’est des Pays-Bas et s’intéresse de plus en plus au design de Mode. Cette école d’arts, Artez, regroupe un grand nombre de disciplines artistiques comme la mode, les arts plastiques, l’architecture mais aussi l’écriture, la musique et la danse. Sur le site internet de l’école, on peut se rendre compte que cet établissement est plutôt bien reconnu internationalement. Le duo Viktor & Rolf est issu de la même formation par exemple. Elle en sort diplômée en 2005 puis effectue un stage chez M. Alexander McQueen (stage qu’elle termine en 2006). C’est chez ce talentueux créateur qu’elle a pu toucher un bon nombre de matériaux coûteux, et où elle a été contrainte d’effectuer des travaux manuels fastidieux. Elle a alors compris que « l’idée pouvait provenir d’un processus d’élaboration ». La première collection, qu’elle présente comme travail de fin d’études se nomme « Machine Jewellery ». Elle laisse déjà présager les suites du parcours de la jeune créatrice et ses intentions de design. Dans ses pièces, on sent tout de suite la recherche conceptuelle, insaisissable comme le temps, qui est un élément phare de cette collection ; on sent également la recherche des matériaux et de leurs traitements, ainsi qu’une inventivité sans faille. (Je reparlerai plus précisément de cette collection plus tard). Un an après avoir reçu son diplôme, Mme Iris Van Herpen lance sa marque éponyme. Elle crée des collections pour femmes qui se différencient du reste de ses contemporains car elle propose des créations qui utilisent des nouveaux matériaux (fabriqués par elle-même) ou des nouveaux traitements de matières (provenant là aussi de ses recherches personnelles). C’est pour cela que Mme Iris Van Herpen est considérée comme une créatrice débordant de talent et de créativité ; cette réputation ne fait qu’augmenter au fil du 73
temps et de la présentation de ses nouvelles collections. Toujours elle intrigue, fait réfléchir, émerveille… Ce talent a été récompensé, au cours des précédentes années, par de nombreux prix, articles élogieux, publications, expositions. En 2011, Mme Iris Van Herpen reçoit une invitation pour devenir « membre invité » de la prestigieuse Chambre Syndicale de la haute couture parisienne.
B) Les collaborations de Mme Iris Van Herpen Il serait impossible de parler de Mme Iris Van Herpen sans parler rapidement de ses collaborations. En effet, comme elle crée elle-même ses matériaux, elle a besoin de s’inspirer de plusieurs domaines, d’avoir des connaissances et de pouvoir effectuer des recherches interdisciplinaires. Elle collabore donc souvent avec d’autres artistes ou ingénieurs qui l’aident dans son travail et ses recherches. Ses collaborateurs les plus connus sont l’artiste M. Bart Hess, les architectes M. Daniel Widrig et Mme Julia Koerner (Hybrid Holism, Voltage, BioPiracy) ainsi que la chorégraphe et danseuse Mme Nanine Linning. La chanteuse Björk porte des tenues signées Van Herpen à plusieurs occasions. Une osmose parfaite se crée entre les deux styles et octroie une nouvelle vitrine aux créations de Mme Iris Van Herpen. Pour les impressions de ses créations, Mme Iris Van Herpen a collaboré avec la société belge Materialise.
C) L’économie de la maison On ne peut pas parler d’une maison de couture sans parler rapidement de son économie. Les vêtements de la créatrice sont rares, et donc onéreux sans aucun doute. Les gens qui achètent les vêtements de la créatrice ne sont pas de vrais porteurs mais des personnes qui « voient les vêtements de manière différente », qui suivent de près les collections de la créatrice et qui lui achètent ses pièces, même usées pour les collectionner. Ses travaux se retrouvent le plus souvent dans des musées (par exemple le MET et le Musée des Arts et du Design d’Amsterdam).
74
D) Les créations de Mme Iris Van Herpen a) Son concept, son style et ses inspirations On ressent toujours, dans les pièces de Mme Iris Van Herpen, un grand intérêt pour les autres formes d’arts (la danse, l’architecture en particulier) et une curiosité immense qui va explorer au-delà des frontières de la mode. Lors de ses études de design de mode, la créatrice a dû apprendre à travailler le tissu. Dans son travail, actuellement, les pièces les plus remarquables ne sont souvent pas conçues en tissu. On sent que la créatrice s’est très vite sentie limitée par cette matière « tissu » qui ne permet pas d’être sculptée ou travaillée de manière à lui donner des formes plus structurées. Elle réalise donc des expériences avec des nouveaux matériaux, des nouveaux processus de création ; elle utilise des nouvelles techniques et technologies. Par la suite, elle en viendra même à développer ses propres matières afin de pouvoir les utiliser de façon à se rapprocher au plus près de son concept créatif parfait. Si le terme « sculptural » est celui qui convient le plus pour décrire son travail, ce n’est pas étonnant aux vues de ses productions car une grande partie de ses créations pourraient être exposées comme des sculptures. Mais attention, chez Mme Iris Van Herpen, « sculpture » ne veut pas dire figé car l’autre concept clé de la créatrice, est le mouvement et plus particulièrement le corps en mouvement ; rien d’étonnant si on se souvient de sa passion pour la danse. Le corps joue un rôle phare dans le travail de Mme Iris Van Herpen, car le corps doit être traité sur le même pied d’égalité que la sculpture et le mouvement. Chaque pièce, de par sa forme et son aspect, va changer le corps, le compléter, le modifier jusqu’à ce que le corps trouve sa place dans la création. A partir de là, il va s’adapter, se fondre et adopter la nouvelle forme. Il s’en dégage une idée de séduction. L’un des derniers mots qui revient très souvent dans les publications pour parler du travail de la designer est le mot « futuriste » et c’est en grande partie lié à l’utilisation de l’imprimante 3D pour la réalisation de ses créations. D’une part ce terme parle des technologies utilisées pour la création de modèles mais il traite aussi de l’esthétique visuelle et de la démarche formelle qui ressort des tenues. On se rend aussi vite compte que, dans ses collections, Mme Iris Van Herpen cherche à exprimer le caractère et les émotions de la femme. Un peu comme si elle faisait une 75
sorte d’ode à la féminité, aux formes du corps, à la perfection de la mécanique humaine, aux mouvements corporels.
« Pour moi la mode est une expression de l'art qui est très proche de moi et liée à mon corps. Je la vois comme mon expression de l'identité combinée avec le désir, les humeurs et le cadre culturel. Dans tout mon travail, je cherche à faire comprendre que la mode est une expression artistique qui vise à montrer et à porter l’art, et pas seulement une expression fonctionnelle, dépourvue de contenu ou un outil commercial. Avec mon travail, j’ai l'intention de montrer que la mode peut certainement avoir une valeur ajoutée dans le monde, qu'elle peut être intemporelle et que sa consommation peut être moins importante que son lancement. Le port de vêtements crée une forme passionnante et impérative d'expression de soi. «La forme suit la fonction » n'est pas un slogan avec lequel je suis d'accord. Au contraire, je trouve que les formes se complètent et modifient le corps et donc l'émotion. Le mouvement, si essentiel, qu’il soit pour et dans le corps, est tout aussi important dans mon travail. En apportant la forme, la structure et les matériaux tous ensemble et d’une nouvelle manière, je tente de suggérer et de réaliser la tension dans un mouvement optimal. » Mme Iris Van Herpen Mme Iris Van Herpen est à la frontière entre le designer chercheur et le designer performeur. C’est ce qui la rend si polyvalente, si riche de propositions et si compétente dans ce qu’elle produit.
b) Le processus créatif de Mme Iris Van Herpen. Dès que la créatrice découvre une nouvelle technologie, elle découvre dans le même temps une nouvelle direction pour son processus créatif comme si elle découvrait une nouvelle bibliothèque emplie de possibilités. Au début, travailler avec la technologie était un processus très différent pour elle, ce qui n’est pas étonnant quand on sait qu’elle s’est acheté son premier ordinateur pour ses vingt-deux ans. Elle n’en avait pas avant, de même que tous les autres objets technologiques de son quotidien (la télévision par exemple) car ces parents étaient « un peu des hippies ». Sa jeunesse est en étrange contradiction avec ce qu’elle fait maintenant. C’est pourquoi, elle a dû mettre en place son propre processus d’apprentissage de ces technologies. 76
Elle a commencé par travailler et effectuer ses recherches grâce au dessin et au moulage (ses premières collections) et a ensuite utilisé le dessin 3D. Aujourd’hui, ses travaux manuels et ses travaux numériques sont sur un pied d’égalité. Ils font partie du même processus. Elle commence en général par une ébauche sur un mannequin dans son atelier ou par un croquis puis elle va sur l’ordinateur pour retranscrire son dessin en 3D. Toute la recherche et le processus créatif de Mme Iris Van Herpen se passe dans la partie « Surexposition » de son studio. Ses dessins sont parfois étranges, voire dérangeants mais jamais laids, ils font penser à des collages où de nombreuses pièces hétéroclites ont été assemblées. Les pièces ne sont pas forcément imprimées en totalité mais peuvent être imprimées en partie et terminées à la main. Le fait de rajouter du travail à la main sur les vêtements permet de casser le côté trop parfait voire anonyme de l’impression numérique. Ce sont les irrégularités et le côté aléatoire du travail à la main qui vont dominer sur la pièce et c’est ce qui est intéressant. Pour la collection qui sera diffusée en septembre, Mme Iris Van Herpen a choisi de tourner son processus de création dans l’autre sens. C’est un nouveau terrain, une toile vierge qui lui permet de redécouvrir une facette de son travail. Elle va commencer par programmer les structures des robes et va ajouter des algorithmes dans le programme pour que l’exécution contienne un caractère aléatoire et de légères variations asymétriques, comme si le travail avait été en partie réalisé manuellement. Ce qui est ambitieux dans ce nouveau processus c’est de rajouter de l’imparfait dans la perfection. Quand l’ordinateur définit le langage de conception, la création est forcément très précise. Rajouter un algorithme pour imiter le travail à la main est un vrai renversement et promet une très belle collection.
c) L’utilisation de l’impression 3D et des technologies innovantes par Mme Iris van Herpen. Il y a quelques années, la « technologie portable » était une obsession absurde. Actuellement, ce sont surtout des accessoires qui voguent sur cette tendance : les « Google Glasses », l’ « Apple Watch »… qui sont au final plus des gadgets que des objets réellement utiles et qui piratent la vie privée de l’utilisateur. La fonction première de ces objets est l’utilité. Les industries veulent vendre des « technologies 77
portables » utiles. Mme Iris Van Herpen rejette l’idée que l’hybridation entre la mode et les technologies doit forcément donner des résultats utilitaires. En 2010, elle décide donc d’imprimer sa première collection avec une imprimante 3D (Crystallization). Cette créatrice a été la première à réellement utiliser la technologie de l’impression 3D dans le monde de la mode. Elle a exploré les nombreuses possibilités que cette technologie permettait d’envisager et à créer des pièces fascinantes. Le processus de création de l’impression 3D est sans fin car les objets peuvent être répliqués à l’infini. Dans certaines de ses collections, elle ennoblit ses impressions avec des détails réalisés manuellement, ce qui ajoutent une forte plus-value aux modèles. Mme Iris Van Herpen est à la limite de l’artisanat et de l’innovation dans la technique et les matériaux. Elle a réussi à créer une nouvelle vision de la haute-couture qui combine les techniques manuelles, traditionnelles et minutieuses (voire certaines techniques de l’artisanat qui ont été oubliées puis redécouvertes) avec la technologie numérique. Il se dégage une certaine force de cette contradiction, entre beauté et régénération. Elle réévalue de façon unique la réalité et exprime ainsi l’individualité tout en la soulignant. C’est cette combinaison entre technologies innovantes et travail manuel consciencieux qui fait de Mme Iris Van Herpen une des créatrices les plus avant-gardistes de notre époque. Grâce à sa technique et à sa réflexion, elle met superbement en valeur les techniques du passé et les techniques des technologies innovantes. L’ancien comme le nouveau a sa part d’esthétisme et de puissance qui se coordonnent parfaitement dans le travail de la créatrice, d’une façon telle que l’on pourrait le comparer à une chorégraphie parfaitement exécutée et à l’équilibre parfait. La créatrice utilise la technologie à un degré rarement vu, en dehors d’un laboratoire de recherche. Elle va souvent en Suisse afin de travailler à l’organisation européenne pour la recherche nucléaire (où elle s’inspire des accélérateurs de particules et de la physique), avec des architectes (dont les univers sont bien retranscrits dans son travail), … Elle expérimente afin de développer de nombreux nouveaux matériaux : des soies synthétiques tellement légères que celui qui les porte ne peut les sentir sur sa peau, du 78
cuir biologique fabriqué grâce à la culture de cellules-souches de vaches, des textiles qui se métamorphosent grâce au contact de la chaleur ou de l’eau, des matériaux qui permettent une réfraction de la lumière, des tissus miroir qui rendent le porteur invisible… La créativité de Mme Iris Van Herpen et ses recherches sont illimitées et passionnantes.
d) Ses collections « Machine Jewellery » (Collection de diplôme, 2005) « Machine Jewellery» est la première collection de la créatrice Hollandaise Mme Iris Van Herpen. Je ne vais pas beaucoup développer ce passage car la créatrice n’utilisait pas encore l’impression 3D pour la conception de ses modèles. Je pense qu’il est tout de même intéressant de s’attarder sur cette collection car elle permet de mieux comprendre Mme Iris Van Herpen et de se faire une idée de ses inspirations et de son processus créatif. Cette collection vise à parler du temps qui passe et s’inspire des machines à remonter le temps, de leurs mécanismes et des différentes sphères spatio-temporelles. Le concept pour ses futures collections est déjà bien avancé mais la jeune femme est limitée par la matière. Entre 2008 et 2010, elle réalise quelques collections mais a besoin d’aller plus loin. En 2010, elle crée sa première collection imprimée en 3D dans la ligne directrice de son concept : « Crystallization ».
« Crystallization » (2010) : « Crystallization » est la septième collection de Mme Iris Van Herpen et la première à être imprimée en 3D. C’est d’ailleurs la première fois qu’une pièce en 3D apparaît sur un podium de défilé de mode. Cette collection suit la même lignée que les précédentes. Pour certaines pièces, elle collabore avec le cabinet d’architecture hollandais Benthem Crouwel. De cette collaboration naît deux des pièces les plus connues de ce défilé. Ces pièces ont un aspect d’éclaboussure d’eau figée en plein vol. La matière utilisée est très particulière, extrêmement translucide et a été créée spécialement pour l’occasion pour ressembler à une sorte de plexiglas. Cette matière synthétique a ensuite été moulée grâce à des ondes et à un pistolet à air chaud. 79
Une autre pièce de ce défilé est très connue car elle a été beaucoup médiatisée. Il s’agit de la dernière pièce qui apparait sur le podium, une sorte de sculpture blanche qui a été créée grâce à une collaboration de M. Daniel Widrig et de la société Materialise. M. Daniel Widrig est un artiste, architecte, sculpteur, designer installé à Londres. Il a bonne réputation dans le monde du design et connaît bien l’impression 3D car il a travaillé pour Zaha Hadid Architects qui a créé une chaussure imprimée en 3D en 2008. Cette première collaboration a été une véritable synergie entre les deux designers, ils vont donc réaliser de nouvelles collections ensemble. La pièce conçue est une pièce imprimée en un seul morceau et en utilisant un processus de SLS. C’est la seule pièce qui est imprimée en 3D dans cette collection.
Iris Van Herpen et Daniel Widrig, Crystallization, Haute couture, Juillet 2010, Amsterdam Fashion Week, Robe, Impression 3D
La collection vise à parler des différents états de l’eau, de son état liquide à sa forme cristallisée, la forme cristallisée étant modélisée grâce à l’impression 3D. « La «Water-dress» symbolise pour moi la magie incompréhensible du corps. Je me demande souvent si nous allons continuer à porter des tissus à l'avenir, ou si nous allons porter quelque chose de non-matériel, qui soit visible, mais qui ne soit pas tangible ou palpable. » Mme Iris Van Herpen. 80
«Infinity Hacking » Sur le podium de la Fashion Week Parisienne, on a pu voir cette année le défilé FW15 de Mme Iris Van Herpen nommé « Infinity Hacking ». La créatrice a collaboré avec l’entreprise 3D Systems, spécialisée dans l’impression 3D afin de réaliser cette collection. Le concept majeur de cette collection tourne autour du « piratage » de la biosphère d’une autre planète pour permettre la vie humaine. Les formes sont circulaires et font allusion aux formes sphériques des planètes et à de nombreux autres éléments que l’on trouve dans l’espace. On a l’impression qu’une sorte d’atmosphère très particulière est créée autour du modèle, un peu comme s’il dégageait une aura.
Iris Van Herpen et M. Niccolo Casas, Hacking Infinity, Prêt-à-porter, Paris Fashion Week, FW2015, Robe, Accura Clearvue
Pour réaliser cette collection Mme Iris Van Herpen a travaillé en collaboration étroite avec l’architecte italien M. Niccolo Casas afin de développer la conception de cette robe « aura » qui constitue un point fort de la collection. L’entreprise 3D System a apporté son aide afin de définir les solutions possibles de conception (comme la taille, la texture des pièces) de ce matériau particulier qu’est l’Accura Clearvue imprimé grâce à la technique de la SLA. Ce matériau, bien que très
81
compliqué à utiliser, a été sélectionné par la créatrice en raison de sa capacité à créer un haut niveau de détail, un raffinement délicat et à avoir cet aspect translucide. Lors du développement des pièces, M. Niccolo Casa a scanné le mannequin qui allait porter la robe afin que la pièce lui aille comme un gant. La pièce a ensuite été dessinée sur ordinateur, puis modifiée de nombreuses fois avant d’être imprimée chez 3D System via une imprimante 3D ProX 950. Il a fallu 200 heures de travail pour imprimer la robe en quatre parties distinctes, ainsi qu’une vingtaine d’heures de finitions à la main et de traitement avant qu’elle ne puisse être portée. Le niveau de détail est tellement fin sur la robe qu’il ne pourrait pas exister sur une robe de haute-couture faite à la main.
« Voltage » Cette collection puise son inspiration dans l’énergie emprisonnée, une énergie qui exercerait une tension forte sur le corps humain. Une énergie qui semble si puissante qu’elle pourrait sans aucun doute exploser avec la force d’une bonne vingtaine de bombes à hydrogène et tout détruire sur son passage. Pour cette collection Mme Iris Van Herpen a collaboré avec l’artiste expérimental néozélandais Carlos Van Camp. Il a visualisé cette énergie en jouant avec des millions de volts et en utilisant le corps comme base pour ses recherches. Mme Iris Van Herpen a aussi travaillé en collaboration avec Stratays (un fabricant d’imprimantes 3D) et Materialise (pionnier en logiciels et en solutions additives). La collection est composée de onze pièces dont deux qui ont été imprimées en 3D.
82
Iris Van Herpen et Carlos Van Camp, Paris, Haute Couture, SS2013, Robe et Cape imprimées en 3D
La première de ces deux pièces est un ensemble composé d’une jupe et d’une cape qui a été réalisé en collaboration avec l’artiste, designer, architecte et professeur Neri Oxman qui travaille au Media Lab du MIT et dont l’impression 3D a été réalisée par Stratasys. Cette jupe et cette cape ont été imprimées grâce à la machine Objet Connex multimatériaux. La particularité de cette machine est sa technologie d’impression car elle permet d’imprimer en même temps des matériaux avec une grande variété de propriétés. Des matériaux durs et mous ont ainsi pu être incorporés dans la conception et ils ont été cruciaux pour le mouvement et la texture de la pièce. L’élasticité créée donne un aspect « seconde peau ». Lors du défilé, la pièce suit les mouvements du corps et les déhanchements du modèle tout en gardant une certaine rigidité ce qui donne un mouvement étrange, non naturel. On a l’impression que les mouvements sont contenus, comme si le mannequin portait une armure. L’impression 3D n’a pas uniquement défini la forme de la pièce mais aussi et surtout le mouvement que la pièce allait donner au mannequin. A première vue, quand on regarde la pièce, on a l’impression d’avoir devant les yeux un textile extrêmement ennobli, comme une superbe broderie réalisée main. Or ce n’est pas le cas, ce qu’on aurait pu prendre pour une broderie est en fait une impression 3D. La technologie 3D propose un si grand nombre de possibilités qu’elles ont permis de réinterpréter les techniques traditionnelles de la couture. Dans le cas de cette tenue, les 83
broderies délicates ne sont pas composées de fils mais de plastique dont la forme a été définie grâce à un langage informatique.
Iris Van Herpen et Julia Koerner, Paris, Haute couture, SS2013, Robe imprimée en 3D
La deuxième pièce est une robe avec une structure complexe qui a été conçue en collaboration avec l’architecte autrichienne Mme Julia Koerner, actuellement conférencière à l’UCLA de Los Angeles. Cette pièce a été imprimée par Materialise grâce à la technologie de frittage sélectif par laser ou SLS. Le matériau sélectionné est un nouveau matériau souple, développé pour l’occasion. La pièce a été imprimée en blanc et en plusieurs parties puis a ensuite été teinte en noir et assemblée en post-production ce qui a pris plus de deux cents heures pour la réalisation. Quand on regarde la robe, on se rend compte que la structure qui la compose est extrêmement complexe, ce qui fait penser à une structure architecturale. Des lignes très fines se superposent les unes aux autres, de façon géométrique, couche par couche. Ces lignes tissées, une fois la robe portée, vont animer le corps d’une manière organique. Il n’y a aucune couture car le procédé permet de les éliminer ce qui est très nouveau dans le design de mode.
84
E) L’influence des technologies sur la créativité d’Iris Van Herpen L’alliance de la mode et des technologies a développé de nouvelles possibilités. Mme Iris Van Herpen se sert de cette technologie comme d’un outil de création et non pas comme un produit final fonctionnel (comme l’Apple Watch par exemple). La technologie lui permet d’augmenter ses compétences et ses rêves et de créer des formes, des silhouettes ou des structures qu’il serait impossible de réaliser à la main. Elle permet aussi de créer des matières avec de nouveaux comportements, comme superposer des centaines de milliers de couches microscopiques à la manière d’une empreinte digitale pour créer un textile. Mme Iris Van Herpen est toujours à l’affût des nouvelles technologies qui lui permettront de nouveaux champs de création. La nano-robotique est en plein essor et cette technologie laisse présager de nouvelles avancées pour la créatrice. Elle fonde de grands espoirs dans le développement des nano-matériaux et des méta-matériaux qui lui permettront, qui sait, de tricoter dans l’espace à l’aide de minuscules drônes. L’impression 3D promet, elle aussi de nombreuses nouvelles possibilités dans la création de matériaux afin de les rendre plus confortables dans le futur. Ainsi, les maisons de mode pourront utiliser et développer cette technique au sein de leurs collections. L’utilisation des technologies permet aussi à Mme Iris Van Herpen de travailler en collaboration avec des experts de nombreuses spécialités : des architectes, des artistes, des biologistes, des ingénieurs, des chorégraphes et des scientifiques. Grâce à ces collaborations, elle peut entrer dans un espace inconnu pour elle, élargir ses connaissances et nourrir son inspiration. La collaboration est vraiment au cœur de ses explorations quotidiennes et de ses idées. Chaque collaboration est très différente des autres et permet un échange vraiment humain entre les deux parties. Avec certains collaborateurs, Mme Iris Van Herpen va développer des techniques, avec d’autres, elle va travailler sur des matériaux ou sur des expérimentations artisanales. Mais la technologie ne peut pas nous remplacer, comme elle ne peut pas remplacer nos compétences, elle les complète juste. Ce sont
ces nouvelles compétences qui
permettent de créer un nouvel artisanat, plus créatif que le précédent.
85
«Je pense qu'il est important que la mode soit bien plus que de la consommation, mais qu’elle permette de nouveaux commencements et son expression personnelle. Beaucoup de mon travail vient d'idées abstraites et de l’utilisation de nouvelles techniques, et non pas la ré-invention d’anciennes idées. Je trouve le processus de l'impression 3D fascinant parce que je crois qu’il ne sera qu'une question de temps avant que les vêtements que nous portons aujourd’hui soient fabriqués avec cette technologie, et parce que ce processus est une manière différente de fabriquer, en imprimant couche par couche, ce sera une grande source d'inspiration pour de nouvelles idées ". Mme Iris Van Herpen
2) Les studios textiles qui utilisent l’impression 3D Avant de parler des utilisations de cette impression tridimensionnelle, je pense qu’il est important d’en donner une rapide définition. Cette impression permet d’imprimer des éléments en trois dimensions grâce à un système de buses à partir d’un dessin effectué avec un logiciel sur ordinateur. A l’origine, ces machines ne permettaient que la création de prototypes mais depuis quelques années, avec les progrès technologiques, il est possible d’imprimer de vrais objets de série. Je reviendrai par la suite sur une explication plus détaillée de l’impression 3D.
A) Les techniques utilisées Maintenant que nous avons traité des différents designers et studios qui utilisent l’impression 3D, je pense qu’il est important de s’intéresser à la technique même.
a) Les bases de la technique Voyons de façon simple comment il est possible de produire un objet grâce à une imprimante tridimensionnelle. Pour commencer un technicien dessine, avec un logiciel de CAO (Conception assistée par ordinateur), l’objet qu’il veut réaliser. Il obtient un fichier 3D qu’il envoie par la suite à une imprimante spécifique. Grâce à son programme informatique interne, l’imprimante va découper l’objet en tranches dans le 86
sens vertical de la réalisation. La machine va ensuite déposer (ou solidifier selon le procédé) de la matière, couche par couche, jusqu’à l’obtention de la pièce finale. Au final, le procédé est assez proche de celui d’une imprimante de bureau classique. Les buses utilisées entre l’imprimante de bureau (appelons-la imprimante 2D) et l’imprimante 3D sont presque similaires mais la matière imprimable change. Dans le cas de l’imprimante 2D, elles n’impriment qu’une seule couche d’encre alors que dans celui de l’imprimante 3D, elles impriment plusieurs couches successives de matière. C’est cet empilement de couches qui crée le volume de l’objet.
b) Les matériaux utilisés Selon le procédé choisi, on peut utiliser pour l’impression, toutes sortes de matériaux : le plastique, la céramique, la cire, le métal… Des filaments à base de carbone, de nylon, de lin sont actuellement en cours de développement. Certaines caractéristiques de matériaux sont plus faciles que d’autres à gérer. Actuellement, on sait gérer les matériaux qui sont : conducteurs électriques et isolants, résistants électriques ; rigides ou souples ; pâteux, durs, abrasifs ; transparents, translucides ou opaques ; élastiques ou cassants ; colorés (toutes les couleurs ainsi que les matières réactives aux UV), fluorescents ou phosphorescents, magnétiques. D’autres matériaux ont des caractéristiques plus complexes à gérer. C’est le cas de ceux qui sont semi-conducteurs neutres, positifs ou négatifs ; gazeux ou précontraints. Le PLA (ou acide polylactique) est l’une des matières qui est la plus souvent utilisée en impression 3D. Dans le domaine de la mode, certains créateurs commencent à le rejeter car il n’est pas assez souple. Dans le cas des pièces textiles, celles-ci sont souvent imprimées par modules puis assemblées séparément. Il est possible, depuis très peu de temps d’imprimer de la matière souple grâce à la découverte du filament FilaFlex qui a des propriétés flexibles. De nouveaux matériaux sont sans cesse développés en fonction des besoins.
87
c) Les technologies de l’impression 3D Toutes les technologies de l’impression 3D fonctionnent sur le même mode. La machine découpe l’objet virtuel 3D dessiné à l’écran en lamelles très fines (presque en 2D). Ces lamelles, très fines, sont disposées et fixées sur les précédentes. C’est cet empilement qui permet de créer l’objet réel. Il existe différents types de technologies et chacune d’entre elles donne un résultat différent. Chaque technologie est plus ou moins adaptée à certaines pratiques et il faut donc tester plusieurs machines afin de trouver celle qui convient le mieux au projet à réaliser. Dans le cas des créateurs et des studios de créations textiles que j’ai présentés dans les points précédents, j’ai pu me rendre compte du nombre de tests réalisés en amont de la création et qui ont permis de choisir la technologie la plus adéquate. On peut séparer ces technologies en deux types : Les technologies de fabrication en 3 axes (qui sont les plus courantes) et les technologies de fabrication en 5 axes. Comme je ne connaissais pas toutes les technologies de l’impression 3D, je me suis renseignée sur de nombreux sites ainsi que sur Wikipédia qui est assez bien documenté dans le domaine. J’ai ainsi pu vérifier mes sources. Les descriptions des technologies suivantes sont à prendre comme des définitions.
o Les technologies de fabrication en 3 axes. Pour ce type d’impression, trois axes sont utilisés pour fabriquer la pièce finale. Ces trois axes sont ceux des trois dimensions de l’espace. AM ou ALM (Additive (layer) Manufacturing). D’après la norme ASTM c’est un «processus d'assemblage de matériaux pour fabriquer des objets à partir des données du modèle 3D, le plus souvent couche après couche, par opposition aux méthodes de fabrication soustractive. Synonymes: fabrication additive, les procédés additifs, les techniques additives, la fabrication par couche additive, la fabrication des couches et fabrication de forme libre ». Des exemples de technique d'AM sont le dépôt de filaments en fusion et le frittage par laser.
88
CLIP (Continuous Liquid Interface Production) Dans cette technique, de la résine liquide est solidifiée à l'aide d'un laser ultraviolet, en provoquant une photopolymérisation (une polymérisation grâce à la lumière) dans un environnement dont la teneur en oxygène est contrôlée. C’est-à-dire que la résine va se solidifier grâce à la lumière UV produite par le laser. L'impression CLIP introduite par Carbon3D s'inspire d'un procédé additif bien connu de la stéréolithographie (définition de ce procédé donné par la suite). Cette technique d'impression serait l'une des plus rapides, réduisant la vitesse d'impression à quelques minutes au lieu de quelques heures. EBM (Electron Beam Melting) Procédé similaire à la fusion laser (SLM : Selective Laser Melting), ce procédé utilise un faisceau d'électron. FDM (Fused Deposition Modeling) Le prototypage rapide par dépôt de fil FDM. Cette technique consiste à faire fondre un filament de matière synthétique (généralement du plastique type ABS ou PLA) à travers une buse chauffée à une température variant entre 160 et 270 °C (dans le cadre de la fusion de polymères). Un petit fil de plastique en fusion, d'un diamètre de l'ordre du dixième de millimètre en sort. Ce fil est déposé en ligne et vient se coller par re-fusion sur ce qui a été déposé au préalable. FTI (Film Transfer Imaging) Un film transparent recouvert d’une couche de résine photopolymère est placé devant le vidéo projecteur intégré à la machine, l’image de la coupe 2D projetée dessus va faire durcir la résine. Le plateau de production est remonté d’une épaisseur tandis que le film transparent fait un aller-retour dans la cartouche afin de recevoir une nouvelle couche de résine liquide, l’image de la coupe 2D suivante est projetée dessus et ainsi de suite. La pièce est ainsi reconstituée couche par couche.
89
MJM (Modelage à jets multiples) Cette technique consiste à déposer une couche de résine (du plastique type acrylate ou polypropylène) liquide de la même manière qu'une imprimante à jet d'encre avec une épaisseur de 2/100 à 4/100 de millimètre. SLA (Stéréolithographie) Cette technique utilise en général une résine spéciale sensible au traitement ultraviolet. À la fin de chaque couche 2D, une lampe ultra-violette traite la résine qui durcit. La collection « Infinity Hacking » de Mme Iris Van Herpen a été créée grâce à cette technologie. SLS (Selective Laser Sintering) Soit frittage sélectif par laser en français. Cette technique est similaire à la stéréolithographie, mais une poudre est utilisée (au lieu d'un photopolymère liquide). Un laser puissant solidifie localement la surface de poudre et l'agglomère aux couches précédentes par frittage. Une nouvelle couche de poudre est ensuite étalée et le processus recommence. C’est cette technologie qui a été utilisée pour créer la robe noire VT071 de la collection « Voltage » ainsi que sa collection « Cristallization » de Mme Iris Van Herpen.
o Les procédés de fabrication en 5 axes. Pour ce type d’impression, 5 axes sont utilisés : les 3 axes de translation que l’on a sur la machine d’impression en 3 axes et deux axes de rotation en plus (souvent un horizontal et l’autre vertical). Ce procédé de fabrication en 5 axes permet en général d’éviter un peu mieux certaines problématiques de supports qui peuvent être rencontrées avec certains autres procédés. DMD (Direct Metal Deposition) Cette appellation concerne la projection de poudre métallique fondue en général par un faisceau laser.
90
FDM (Fused Deposition Modeling) Même procédé que pour la technologie en 3 axes. Ici le dépôt de fil est également utilisé tout en profitant des 5 axes, notamment dans la fabrication métallique, mais aussi dans la fabrication de pièces polymères.
d) Les logiciels de dessin tridimensionnel Il existe un bon nombre d’outils qui se sont développés pour faciliter la création de pièces à imprimer via une imprimante tridimensionnelle. Ceux-ci permettent de créer, donc de dessiner directement le modèle et de l’importer vers son imprimante 3D. Des scanners en 3D et des applications de scannage sont en train de voir le jour afin d’éviter à l’utilisateur de devoir utiliser un logiciel de dessin pour mettre en place la pièce et pour programmer l’imprimante. Beaucoup de logiciels de 3D sont d’ailleurs accessibles par le grand public ; c’est d’ailleurs une des caractéristiques essentielles de cette technologie. Elle est accessible partout et pour tous grâce à des logiciels libre, de l’opensource et de ressources stockées sur des clouds (des sortes de bibliothèques en réseau). Dans les logiciels disponibles facilement et permettant de programmer des pièces en vue d’une future impression 3D, on peut parler de : Sketchup, Blender, Autodesk, Tinkercad, 3DTin, Rhino… Ces logiciels permettent de dessiner d’une nouvelle façon, en s’affranchissant des règles du dessin classique. Ils offrent une multitude de nouvelles possibilités car les modifications sont simples à effectuer et les propositions sont démultipliées.
e) Les limites de l’impression tridimensionnelle : L’impression tridimensionnelle et les objets qui sont créés via ce procédé peuvent être nocifs pour l’être humain. En effet, ce type d’impression émet des particules ultrafines, des nanoparticules. Ces nanoparticules sont tellement fines qu’elles peuvent se glisser dans l’organisme facilement et le détériorer : les voies respiratoires sont les plus touchées mais les lésions cutanées peuvent aussi laisser passer ses particules.
91
Le danger varie selon le type de procédé. Les cas de procédés métalliques basés sur de la fusion de poudre se révèle nocif si la poudre est mal aspirée dans la pièce finale par exemple.
B) Le cas de M. Francis Bitonti a) Présentation du designer
M. Francis Bitonti est un designer qui utilise essentiellement l’impression 3D pour la réalisation de ses prototypes. Il vit et travaille à New York où il donne aussi des cours de mode et anime des workshops au sein de la très célèbre FIT (la grande école d’art et de design de New York). Le Studio, c’est ainsi que M. Francis Bitonti appelle son lieu de travail a été créé en 2007 et est en permanence engagé dans l’application de la conception numérique et des technologies de fabrication contrôlées par ordinateur afin de transformer les logiques de production de masse traditionnelles au sein de l’industrie de la mode. J’ai eu la chance d’avoir un entretien téléphonique avec lui et j’ai pu le questionner sur son travail, sa créativité et les techniques qu’il utilise au quotidien. Le Studio, bien que très orienté design, réalise aussi des pièces de mode comme la robe en 3D de la célèbre icône Mme Dita Von Teese. Le Studio est énormément investi dans la recherche et l’intégration des nouvelles technologies, notamment dans l’utilisation de l’impression 3D qui permet selon le créateur « de produire une complexité formelle intense qui serait impossible si le projet était réalisé par une personne en chair et en os ».
b) Son processus de création
C’est un nouveau paradigme qui est inauguré par M. Francis Bitonti grâce à un savant mélange de techniques de conception et de technologies émergentes. La frontière entre le design et la technologie est brouillée, on ne sait plus vraiment ce qui appartient à chaque domaine. « Mon processus de conception et de création est une collaboration avec l'intelligence artificielle. » Francis Bitonti 92
c) Ses inspirations et sa démarche créative
Souvent, les gens lui demandent ce qui l’inspire. Comme on retrouve beaucoup de modules et d’éléments organiques, on peut d’abord penser qu’il s’inspire de la nature. Or, ce n’est pas le cas. Les formes qu’il utilise sont uniquement pragmatiques et ne ramènent pas à un récit personnel. De plus, il considère que ce n’est pas parce qu’il travaille avec ces technologies qu’il faut penser qu’il est un fervent admirateur des mathématiques ou des sciences. C’est le synthétique, l’humanité et ses mécanismes qui s’entrecroisent qui passionnent le plus ce créateur. L’humain est une perturbation de la nature, il est en conflit avec l’environnement. Cette mise en conflit le rend faible, fragile. Le design dans tout ceci vient jouer le rôle de la négociation de ces différences qu’on trouve entre l’humanité et l’environnement. En mettant en évidence les conflits entre ces deux domaines, le design devient poétique. « Quand le design joue ce rôle, il le fait avec plus de succès que les plus grandes œuvres littéraires. C’est pourquoi, je crois que la conception est quelque chose d’intéressant et que je dois y consacrer ma vie ». Francis Bitonti En général, les gens créent des modèles mathématiques pour décrire ce qu’ils voient dans la nature. Ce n’est pas le cas de M. Francis Bitonti qui trouve qu’il n’y a aucune vérité dans ces modèles et que ces systèmes mathématiques en tant que concepteurs, ne représentent rien mais nous plongent dans une grande confusion. En utilisant la technologie, il est impossible de reproduire la nature. Il est simplement possible de reproduire une certaine perception humaine de la nature ce qui est différent et qui ne peut pas être une vérité. Ce qui intéresse M. Francis Bitonti dans ces technologies, c’est leur poésie. Le fait de les utiliser permet une interprétation de notre monde et les pièces créées par leur biais vont raconter l’histoire d’une fragilité intemporelle. Dans son travail, M. Francis Bitonti cherche aussi à utiliser la vision du monde la plus contemporaine possible pour produire son travail. C’est pourquoi, le calcul est placé au cœur de sa méthodologie de conception. Etant donné le système numérique avec lequel il doit travailler, il n’y a pas de meilleur point de départ que les mathématiques. Il n’est pas inspiré par les mathématiques mais elles sont un outil obligatoire pour lui permettre de concevoir.
93
d) Le designer n’est pas un artiste
Souvent M. Francis Bitonti est désigné comme un « artiste ». Cette appellation, il la rejette totalement. « Je tiens à dire que je ne suis pas un artiste. Je rejette complètement ce titre. Je suis un designer. » Le titre de designer oblige celui qui le devient à avoir des responsabilités. M. Francis Bitonti lui, est un designer chercheur, il est à la recherche de ce qui deviendra le nouveau langage formel et c’est grâce à ces outils, ces technologies et leurs capacités qu’il peut y arriver.
e) M. Francis Bitonti et la nouveauté
Quand j’ai discuté avec M. Francis Bitonti sur la question de la nouveauté et de la créativité de ses projets, il m’a répondu que pour lui ses projets n’étaient pas vraiment nouveaux, ni créatifs. Tout d’abord, je n’ai pas saisi ce qu’il voulait me dire puis au fil de la discussion, tout est devenu plus évident. Pour commencer, comme je l’ai expliqué dans la partie précédente, M. Francis Bitonti ne se considère pas comme un artiste. A partir de là, ce qu’il fait n’est pas vraiment de la création à l’état pur, mais du design. Ce qu’il entend par là, c’est qu’il suit des contraintes et effectue des expérimentations sans rechercher uniquement l’esthétisme. Alors, oui, il reconnait au final que c’est une forme de créativité mais il préfère parler de « plus grand champ des possibles ». D’autre part, il ne considère pas non plus son travail comme nouveau, car les imprimantes existaient déjà, le plastique aussi, mais comme une recombinaison différente de procédés et de matières déjà existants. Au final, je pense que la différence n’est pas énorme et que c’est surtout une préférence de vocabulaire. Ce que fait M. Francis Bitonti est un élargissement des possibles grâce à une recombinaison de procédés existants. C’est donc une certaine forme de créativité et d’innovation.
f)
Les matériaux 2.0
Nous vivons actuellement dans une révolution technologique qui apporte une transformation culturelle, sociale et économique importante. L’impression 3D et plus spécifiquement la fabrication additive réinvente le rôle et les capacités de la matière physique. Les produits sont maintenant actifs numériques. La matière est maintenant un média. 94
Peu de designers utilisent actuellement la technologie qu’est l’impression 3D. Rares sont ceux qui vont produire quelque chose de valeur réelle, la plupart produisant de petits bibelots sans réel intérêt. Dans l’industrie, l’impression 3D est presque toujours utilisée comme une technologie de prototypage ce qui est dommage car elle pourrait permettre de créer des objets avec une valeur commerciale. Les designers pourraient se servir de cette technologie comme d’une occasion de créer un projet qui irait bien au-delà de l’esthétisme et de la forme. Ainsi, il ne s’adresserait pas uniquement aux autres designers et aux collectionneurs mais aussi au monde. Le plus important avec cette technologie n’est plus uniquement de faire des objets mais de redéfinir ce qu’est l’objet. Grâce aux avancées, il est maintenant possible de remettre en question les principes les plus fondamentaux du design, de reconstruire la fabrication et de réorienter les flux de matières et le commerce. Le chemin n’est pas tracé et c’est une toile vierge qu’il y a devant les designers qui utilisent cette technologie. Il faut donc qu’ils mettent en place de nombreuses expérimentations afin de construire leur propre route. Cette génération de designers est donc en mesure de redéfinir la matérialité, de mettre en forme le modernisme et de faire entrer le monde dans de nouvelles réflexions.
Le travail avec une imprimante 3D de technologie multi-matériaux Dans le cas de l’impression d’un objet via la technologie 3D multi-matériaux, on peut décider d’envoyer à la machine une animation et non un dessin. Quelle est la différence ? Dans le cas d’un dessin, l’imprimante le découpe juste couche par couche et l’imprime au fur et à mesure. Seule la forme est contrôlée. Dans le cas d’une animation, celle-ci permet de contrôler non pas uniquement la forme mais aussi la composition du matériau. Par exemple, la distribution peut être contrôlée par la couleur des pixels qui composent l’animation. Si le pixel est bleu, c’est le matériau A qui est utilisé, s’il est jaune, c’est le matériau B. Toutes les nuances de verts vont représenter les différentes combinaisons des deux. Un algorithme de traitement d’image permet ensuite de faire de nouvelles compositions de matériaux. Ce qui est important c’est que ces différents effets sont générés avec des médias numériques qui sont contrôlés et générés grâce à un protocole standardisé. Ce protocole peut être partagé et modifié par quiconque car il est en général proposé en téléchargement libre. C’est l’un des intérêts de l’impression 3D : l’open source. 95
Les matériaux utilisés sont issus des technologies relationnelles et linguistiques. L’imprimante 3D est une plateforme universelle pour la formation de la matière qui peut être commandée par le langage et qui est susceptible d’être mise en réseau. Les imprimantes 3D sont capables de produire énormément de variétés grâce à leur logique additive. Elles ont discréditées la matière comme étant un ensemble de résultats de la forme physique car la différenciation du matériau ne vient pas de l’outil utilisé mais bien des différents codes donnés à l’outil. Cela signifie que les matériaux sont maintenant mis en forme par des constructions linguistiques (comprendre par là des langages de programmation informatique) plutôt que par d’autres matériaux. En effet, depuis l’aube de la civilisation, les matériaux sont formés à partir d’autres matériaux. Prenons l’exemple des outils de bois : ils ont été fabriqués de façon simple avec des matières premières facilement utilisables. Avec ces outils primitifs, il a été possible de faire de nouveaux outils en bois, un peu plus développés que les précédents, qui ont permis de faire des outils de pierre. Pour la première fois, nos outils sont linguistiques, notre langue est maintenant notre marteau et notre scie. Cela signifie que la conception de produits, d’architecture et de design de mode sont maintenant des activités sociales capables de bénéficier de modèles distribués. Les matériaux sont flexibles, malléables, susceptibles d’être formés, partagés et édités dans un environnement numérique. Il est donc maintenant possible de remixer les objets et les matériaux aussi facilement qu’une vidéo ou qu’une chanson.
Les différences entre une machine à coudre et une imprimante 3D. « Une imprimante 3D n’est PAS une machine à coudre! » Francis Bitonti Il est impossible de comparer une imprimante 3D à une machine à coudre et pourtant, il y a très souvent des parallèles faits entre ces deux outils (Alexandra Lange "Les imprimantes 3D ont beaucoup à apprendre de la machine à coudre".) Ces deux machines n’ont presque rien à voir l’une avec l’autre. Les imprimantes 3D sont une technologie extrêmement perturbante, imprimer des objets chez soi est une vraie révolution car c’est une démocratisation de la fabrication. Grâce à la mise en réseau, au partage des données et à l’open source, tout le monde peut profiter de cette technologie (à condition d’avoir une imprimante 3D bien sûr). 96
L’imprimante 3D est très polyvalente, mais plus important encore, elle est linguistique. Elle peut par exemple être programmée pour comprendre le G-Code (un langage informatique) qui est un moyen codifié et normalisé de description des matériaux et des opérations de la machine. Il transforme et rend les matériaux acteurs du code ce qui permet une très grande diversité de production. A l’inverse, une machine à coudre n’est pas un protocole et elle ne peut pas construire une infrastructure. Les imprimantes 3D en sont capables. De plus, le fait que tout soit normalisé dans la technologie de l’imprimante 3D permet de reproduire très facilement des « objets » dans plusieurs machines différentes mais aussi d’avoir une utilisation plus accessible avec un protocole modifiable par d’autre. Cette technologie permet la production d’objets physiques qui sont décrits purement avec des motifs et non en fonction de l’organisation d’un matériau spécifique. Un modèle peut être donné au départ mais rien n’empêche l’opérateur de changer des paramètres. C’est le changement de ces paramètres qui va permettre une très grande diversité dans le rendu final. La dépendance pour le code de l’impression 3D amène un ensemble structuré différemment dans les relations entre le designer, la fabrication et l’outil. La machine à coudre ne peut pas être mise en réseau, ne peut pas effectuer plus d’une fonction, ne peut pas être autonome. Il est donc difficile de faire une comparaison entre ces deux outils. L’imprimante 3D est une véritable révolution et va permettre de nouveaux modèles économiques et de distribution. C’est une « occasion de changer le monde ». Francis Bitonti
97
g) Analyse du travail de M. Francis Bitonti
La robe en 3D de Dita Von Teese.
Francis Bitonti, New York 2013, Robe Dita Von Teese, Plastique et cristaux de Swarovski, Impression 3D
Cette robe a été imprimée grâce à la technologie 3D. Elle est composée de 17 pièces, de plus de 3000 articulations et est ornée de 12.000 cristaux de Swarovski. Elle a été imprimée en PLA : une forme de plastique très rarement utilisé dans le domaine de l’habillement. Le fait d’utiliser un matériau comme le PLA dans la création de matériaux souples annonce de nouvelles perspectives et de nouveaux champs de possible. Il faut bien se rendre compte du temps de travail nécessaire pour produire une robe de ce type car il faut prendre en compte, d’une part, le design, le codage informatique, la programmation de la machine, le temps d’impression et d’autre part l’assemblage des pièces qui sont toutes imprimées séparément. Malgré tout, la réalisation d’une robe de ce type est absolument novatrice et n’aurait pas pu voir le jour sans la technologie. Cette technologie a permis d’amener une nouvelle conception formelle, presque architecturale, et de produire une pièce sculpturale. On se rend bien compte, avec une création de ce type qu’il n’aurait pas été possible de la fabriquer manuellement. Cette création existe uniquement grâce à l’impression 3D. 98
De plus, la robe a été partagée sur le site ScketchLab, il est possible de récupérer le modèle pour pouvoir imprimer la robe sur sa propre imprimante. Cette notion de partage de création est vraiment très nouvelle et promet une révolution dans l’habillement.
C) Qu’apporte cette technologie à la créativité de ces studios textiles a) Une plus grande richesse dans les créations Grâce à la technologie de l’impression 3D, M. Francis Bitonti peut réaliser de nombreuses expérimentations, de façon rapide et simple. Si le test qu’il a effectué précédemment ne lui convient pas, il peut en réaliser un nouveau quasi instantanément. Cette instantanéité, typique de notre époque, permet de réagir plus vite à un problème et permet de se retourner plus rapidement et de trouver une nouvelle solution. La simplicité de l’impression permet même de réaliser plusieurs solutions à bas coût et de pouvoir les tester à tour de rôle pour savoir laquelle conviendra le mieux. La diversité des expérimentations possibles permet le développement de la créativité. De plus, l’impression 3D permet la création de formes impossibles sans l’utilisation de cette technologie. Les formes des créations de ce designer n’auraient pas pu être réalisées à la main. Le travail est d’une trop grande précision pour qu’un humain puisse le réaliser. Il lui faut obligatoirement l’aide d’une machine. Dans le cas de M. Francis Bitonti, cette machine, c’est l’imprimante 3D. La machine permet donc un plus grand champ de possibles par rapport aux réalisations uniquement humaines.
b) Le guidage par la contrainte L’impression 3D amène de nouvelles contraintes au processus de création qui permettent de guider le designer. Il ne peut pas tout faire et c’est justement ce qui l’incite à trouver de nouvelles solutions adaptées. Le dessin doit être réalisé sur l’ordinateur, il y a des matières spécifiques qui peuvent être utilisées. La réflexion qui permet de découvrir ces solutions fait partie du processus de création.
99
c) De l’échange et de la découverte Le partage est extrêmement important pour le designer car il lui permet de nourrir ses créations de nouvelles idées. Il effectue de nombreuses collaborations pour la réalisation de ses objets et chacune d’entre-elles permet de nourrir sa créativité. L’échange lui donne des nouvelles pistes de recherches auxquelles il n’aurait pas pensé seul. Il donne aussi des cours dans des universités américaines afin d’échanger avec des étudiants et de travailler avec eux sur des workshops. Les étudiants avec qui il travaille ne connaissent, en général, pas le processus de fabrication de l’imprimante 3D. Il les laisse donc s’approprier la machine comme ils le souhaitent. Chaque étudiant a ses propres connaissances qu’il tente d’appliquer à l’imprimante 3D et cela peut faire des transpositions étonnantes qui donnent des nouvelles perspectives au projet.
3) Les jeunes créateurs qui utilisent l’impression 3D A) Le cas de Mme Noa Raviv a) Présentation Mme Noa Raviv est une jeune designer qui est née et qui a grandi à Tel Aviv en Israël. Cette ville est l’une des plus complexes culturellement dans le monde et est emplie d’une vive passion pour la vie. Son travail et ses idées sont nourris de cette saveur cosmopolite typique de Tel Aviv. A vingt-six ans, la jeune femme a été diplômée du Shenkar College de l’ingénierie et de la conception (Shenkar College of engineering and design) et a reçu le prix de l’excellence avec sa collection de fin d’études. Ce prix est décerné à un seul et unique étudiant chaque année en fonction de la créativité et de l’originalité de la collection. Cette collection est en partie conçue grâce à un logiciel de dessin numérique et à une imprimante 3D. La designer mêle avec beaucoup d’aisance deux types de « médias » bien différents qui sont rarement utilisés l’un avec l’autre. D’un côté le traditionnel et de l’autre, le numérique. Ces deux médias lui insufflent une capacité à créer des combinaisons uniques et puissantes dans le domaine de la mode, du textile et de l’habillement. 100
b) Le concept de Mme Noa Raviv La construction, la logique et la géométrie sont les notions maîtresses de son univers de création. Elles alimentent une fascination sur la tension qui s’exerce entre l’harmonie et le chaos, la tradition et l’innovation… Mme Noa Raviv est toujours à la recherche de l’équilibre parfait entre ces notions et c’est ce qui alimente et nourrit son concept. Elle cherche aussi à observer et à rechercher la singularité et la beauté dans le banal et dans l’ordinaire. Pour cette jeune créatrice, l’inspiration est partout. Dans sa collection de fin d’étude qui a beaucoup fait parler d’elle, la jeune designer s’est beaucoup inspirée de la sculpture classique et de sa mutation au travers des âges et des siècles. La sculpture grecque classique a représenté un idéal de beauté à une époque reculée. Cet idéal a été copié et reproduit plusieurs fois à travers l’histoire jusqu’à ce qu’il devienne une « répétition vide du style et de l’expression ». On peut se demander la valeur d’un objet original dans notre culture où tout est répliqué. De plus, ces statues sont très rarement trouvées en un seul morceau et sont souvent abimées par le temps et les éléments extérieurs. De la même façon, les pièces de sa collection sont pleines de distorsions et de volumes asymétriques.
Noa Raviv, Tel Aviv, 2014, Hard Copy Collection, Robe, Mousseline de soie et plastique, impression 3D, Tenue 1, détail
101
c) Les inspirations et le travail de Mme Noa Raviv Le pari de la jeune femme est de franchir les limites de l’impression 3D pour créer des formes qui ne pourraient exister sans l’usage de cette technologie. Dans ses recherches préliminaires, Mme Noa Raviv a délibérément créé des images avec des données incompatibles sur un logiciel de dessin 3D : Rhino. Ces données défient les lois de la physique de notre monde et perturbent fortement le fonctionnement du logiciel. Ces « commandes impossibles » poussent le logiciel d’impression dans ses retranchements. Des objets déformés apparaissent alors dans la fenêtre du logiciel à cause de commandes que le programme ne peut pas réaliser correctement. L’imprimante est alors obligée d’imprimer des « erreurs ».
Noa Raviv, Tel Aviv, 2014, Hard Copy Collection, Dessin 3D, Tenue 1
Ces objets ne peuvent pas être produits dans la réalité sans la technologie de l’impression 3D. Si cette technologie n’avait pas existé, ces objets n’auraient pas pu voir le jour hors de l’espace virtuel à cause de leur forme. C’est cette tension entre le réel et le virtuel, entre la 2D et la 3D qui a inspiré Mme Noa Raviv pour créer sa collection. Les défauts, les erreurs, les anomalies, les imperfections et les anfractuosités sont des sources d’inspiration pour la jeune femme. Ces expérimentations et ces tentatives avortées ont permis à Mme Noa Raviv de développer ses propres textiles et ses propres formes. Elle a pu les mettre en volume grâce à la machine Stratasys ‘Objet Connex500 technologie d’impression multimatériaux’. Les différentes pièces produites, assemblées sur des silhouettes de femmes font naître des robes. 102
d) La collection
Noa Raviv, Tel Aviv, 2014, Hard Copy Collection, Mousseline de soie et plastique, impression 3D
103
Noa Raviv, Tel Aviv, 2014, Hard Copy Collection, Mousseline de soie et plastique, impression 3D
La collection intègre des éléments imprimés en 3D, des formes très structurées avec des distorsions. On retrouve beaucoup de motifs géométriques, des rythmes très graphiques. Tous ces éléments donnent un aperçu de mouvement allant même jusqu’à jouer avec nos sens pour créer des illusions d’optique. On retrouve aussi de nombreux volumes, la plupart du temps asymétriques qui viennent de son inspiration « statue grecque ». Son inspiration pour cette collection ne provient pas directement de la ville de Tel Aviv, même si on pouvait le penser au départ. Ses origines ont influencé sa personnalité et la designer qu’elle est devenue mais elles n’influencent pas cette collection directement ; ou du moins, elles l’influencent de façon inconsciente. Si on s’intéresse de près aux matières, on se rend compte qu’elles ne sortent pas toutes de l’imprimante 3D. On retrouve des vrais tissus comme des soies plissées, de l’organza ou du tulle. Les vêtements ne sont pas imprimés en 3D entièrement et c’est 104
aussi le mélange des matières, des matériaux et des technologies qui font la force de cette collection. Ces mélanges et cette dualité entre ces différents matériaux et technologies reflètent bien les interrogations de la créatrice sur l’équilibre toujours précaire entre l’harmonie et le chaos. Les rythmes graphiques sont fortement reconnaissables avec leur forme de grille. On y voit tout de suite la grille en 2D qui sert de support au dessin en 3D. Cette grille et la répétition des lignes qui définissaient l’objet, a fasciné Mme Noa Raviv car la grille est tellement omniprésente sur le logiciel qu’elle en devient presque invisible. Mme Noa Raviv transforme cette grille statique grâce à des courbes comme si elle avait frappé cette matière virtuelle (qui pourrait être ductile de par ses propriétés). Des formes jaillissent des forces précédemment exercées sur la grille comme des coulées de lave. Le spectateur est énormément perturbé par ces formes et il se raccroche à elles de peur qu’elles ne reviennent à leur état initial de grille plate et stricte. Elle a retranscrit ces formes en textile pour créer ces illusions d’optique qui par leur jeu de noir et blanc semble s’animer devant nos yeux. « Pendant que je travaillais sur un logiciel de 3D, j’étais fascinée par la grille en 2D à l’écran et la manière dont la répétition de lignes définissait le volume d’un objet. Je les ai retranscrites en textile pour créer des illusions d’optique ». Mme Noa Raviv Les vêtements sont toujours en noir et blanc mais certains sont rehaussés d’une ligne orange. En voyant la collection pour la première fois, je me suis questionnée sur la signification de celle-ci. Finalement, la réponse est assez simple. Cette ligne provient de l’ordinateur. Dans le logiciel de dessin 3D que Mme Noa Raviv utilise, cette ligne orange représente un outil qui met en évidence les arrêtes des objets dans le logiciel. Cet outil, elle l’a beaucoup utilisé tout au long de ses études et de la conception de sa collection. C’est pourquoi on le retrouve dans ses vêtements. Les robes ont des allures de créations futuristes mais elles nous rappellent toujours les statues grecques et une sorte de beauté idéale tant le modèle nous semble proche de la perfection. On ressent fortement les inspirations de la créatrice en se plongeant quelques temps dans la contemplation de la collection. Sur certains vêtements, il est difficile de distinguer le motif sur le textile et la forme imprimée en 3D, comme si cette forme se décollait du vêtement. La forme du corps elle-même est également perturbée : le motif de la grille envoie des informations à notre cerveau concernant la forme de la surface mais cela se révèle faux 105
car notre esprit est trompé par une illusion d’optique. Cela ajoute une tension forte entre le corps et l’espace qu’il occupe. Le modèle est une femme très mince, très pâle de peau, presque incolore et invisible à l’exception de ses lèvres rouges sombres à la Mae West. Elle nous fait penser à une statue de marbre, parfaite et immobile, avec une touche de sensualité amené par le rouge de ses lèvres. C’est la toile blanche parfaite pour porter ces vêtements. La neutralité des courbes de son corps met parfaitement en valeur les formes des vêtements et les ondulations que ces formes vont créer autour de ce corps comme si elles avaient une vie propre. La question de la perfection est soulevée et explorée. Cette question s’inscrit parfaitement dans des problématiques actuelles où le culte de la beauté est à l’honneur. Ce questionnement est donc particulièrement intéressant dans cette société où le corps est au centre de tout et où il est souvent un objet qu’il faut remodeler. Les lignes entre la perfection et l’irréalité ont deux implications : artistiques et éthiques. Ce sont à ces questions fondamentales de la philosophie de la mode que Mme Noa Raviv cherche à répondre grâce à sa collection. Le plus grand défi du projet a été pour la jeune femme de développer ses propres textiles et de créer les fichiers en langage informatique pour l’impression 3D. Beaucoup de choses étaient très nouvelles pour elle et pas forcément faciles à mettre en place. Elle a dû travailler très dur et a eu la chance de collaborer avec Stratasys (un des plus grands fabricants d’imprimantes 3D dans le monde) qui a produit des pièces pour sa collection.
e) La haute-couture en mouvement. Dans la haute-couture, chaque vêtement doit être réalisé une seule et unique fois pour un client particulier et ne jamais être répété. De plus la pièce doit être réalisée et cousue à la main. C’est une véritable œuvre d’art. Dans le cas de l’impression 3D, la pièce n’est pas réalisée à la main, mais très souvent, elle est assemblée manuellement. Il est aussi possible de personnaliser à l’infini et de recréer facilement ce qui remet en question la valeur qui a été ajoutée pour la création d’un produit unique. Nous vivons dans une culture où tout est répliqué, à tel point que les objets deviennent vides de sens et de style. On ne connaît plus la valeur d’un objet original. Le travail de 106
Mme Noa Raviv est au centre d’un débat extrêmement important qui permet de comprendre les implications que les technologies 3D détiennent sur la production et la reproduction ainsi que la nature de la valeur à la lumière des nouvelles technologies. Ces technologies sont en train de bouleverser la haute-couture.
B) Le cas de Mme Danit Peleg a) Présentation de Mme Danit Peleg Danit Peleg est une créatrice israélienne de vingt-sept ans qui a fait ses études au Shenkar College of Engineering et Design, la même école que Noa Raviv. Pour sa collection de fin d’études supérieures en design de mode, la jeune femme a présenté une collection entièrement imprimée en 3D grâce à des imprimantes « domestiques ». Elle a commencé ses recherches en septembre 2014 et a présenté sa collection en juillet 2015. Ces imprimantes sont particulières car chacun peut se les procurer, les installer dans son salon et produire ses propres créations.
b) Le concept de Mme Danit Peleg Danit Peleg s’intéresse à l’influence des technologies sur le design de mode. Dans ses précédents projets, elle essayait déjà de créer ses propres matières en s’aidant des technologies (par exemple la découpe laser). Selon elle la technologie va permettre de démocratiser la mode et de permettre aux créateurs une plus grande indépendance dans le processus de création. Elle veut aussi créer sans intermédiaires et pouvoir concevoir de toutes pièces sa collection avec les matières, les motifs et les formes qu’elle choisit. L’impression 3D lui a permis de concevoir sa collection de A à Z. Elle aimerait que chacun puisse dans le futur imprimer ses propres vêtements chez lui, facilement et selon ses envies. Bien sûr, cette idée n’est pas encore possible, car il existe peu de matières souples imprimables et que le temps d’impression est très conséquent. Grâce à la recherche et au développement de ces dernières années sur cette technologie, on peut espérer que cela soit possible dans quelques années. De plus, la jeune femme voulait un total look pour sa collection. Les tenues sont donc réalisées de la tête aux pieds en impression 3D.
107
c) Les inspirations et le processus créatif de Mme Danit Peleg Pour sa collection, Mme Danit Peleg n'a pas eu envie d’utiliser les outils classiques qui servent dans le domaine de la mode comme les machines à coudre et les surjeteuses. Elle a choisi de ne pas utiliser de tissu mais de concevoir elle-même son propre matériau. Elle s’est intéressée à la technologie de l’impression tridimensionnelle dont elle ne connaissait absolument pas la technique. Elle s’est inspirée de compositions triangulaires comme dans certaines œuvres d’art. Son inspiration principale a été le tableau « La liberté guidant le peuple » d’Eugène Delacroix (1798-1863). Dans cette œuvre, de nombreux triangles sont présents dans la composition de la peinture et Mme Danit Peleg l’a modifiée pour qu’elle ressemble à une œuvre en 3D.
Danit Peleg, Tel Aviv 2015, Inspiration, La liberté guidant le peuple.
Elle a dessiné la première pièce de sa collection en se basant sur les compositions triangulaires qu’elle a mis en avant. Cette pièce est une veste rouge qu’elle a dessinée sur un logiciel de dessin 3D appelé « Blender ». Grâce à cette modélisation en trois dimensions, la jeune femme a débuté ses expérimentations en imprimant sa pièce sur différentes imprimantes et en utilisant différents matériaux. Elle a été aidée tout au long de son processus par des experts de l’impression 3D et de l’entreprise XLN et TechFactoryPlus. Elle a compris les techniques de l’impression 3D grâce à ses
108
collaborations. Les chercheurs ont partagé avec elle leurs dessins, leurs connaissances et lui ont accordé du temps pour l’aider à développer son projet.
Danit Peleg, Tel Aviv, 2015, Dessin 3D, Veste « Liberté »
Grâce à ses tests sur les différentes imprimantes (Makerbot, Prusa, et enfin Witbox) et aux différents matériaux employés (l’APL, le PLA), Mme Danit Peleg a pu choisir les solutions qui lui correspondaient le mieux et éliminer certains matériaux ou machines qui ne correspondaient pas à ses attentes. Pendant un mois, Mme Danit Peleg a réalisé des expériences avec le PLA (l’abréviation de l’acide polylactique) qui est un polymère qui ressemble à une sorte de plastique. Mme Danit Peleg n’a pas été satisfaite par le choix de ce polymère car le matériau était trop rigide et cassant et n’était pas compatible avec les propriétés des vêtements qui exigent de la souplesse. Elle a donc décidé de choisir un nouveau matériau et a choisi FilaFlex qui est un nouveau type de filament. Il est très résistant et très flexible à la fois. Ces propriétés correspondaient donc parfaitement à ce que
109
Mme Danit Peleg attendait. Grâce à l’imprimante WitBox et à l’utilisation du FilaFlex, la créatrice a pu imprimer sa veste rouge. Suite à l’impression de sa première pièce « Liberté » (le nom de la veste rouge), Mme Danit Peleg a voulu créer des textiles plus élaborés (mais toujours imprimés en 3D) pour le reste de sa collection. Elle avait le bon matériel à sa disposition (l’imprimante et le matériau de base) et a donc commencé une série de nouvelles expérimentations. Elle a fait des croquis afin de visualiser les pièces qu’elle voulait créer. Pour ses nouvelles pièces, elle s’inspire des structures mésoporeuses (des structures poreuses dont les pores sont microscopiques) et du travail de M. Andreas Bastian (qui travaille beaucoup sur ces principes). Ce chercheur s’inspire des matières poreuses car il s’est rendu compte qu’il pouvait imprimer des matières flexibles à partir d’un matériau non flexible. Mme Danit Peleg travaille ces structures de la même façon que M. Andreas Bastian mais va utiliser une matière souple plutôt que les matières rigides utilisées par M. Andreas Bastian. Elle va ensuite imprimer les prototypes, grâce à l’imprimante 3D Witbox, morceaux par morceaux (l’imprimante ne peut pas imprimer plus d’un format A4). La combinaison de ses recherches de structures mésoporeuses et des matériaux flexibles qu’elle utilise donne des textiles qui ressemblent à de la dentelle et qu’elle peut travailler par la suite en les assemblant. Une fois que Mme Danit Peleg a compris comment travailler et utiliser ces matières, elle a décidé de créer une collection complète. Elle s’est donc équipée de six imprimantes 3D de type Witbox qu’elle a installées dans son appartement. Les imprimantes ne peuvent pas imprimer une dimension plus large que celle d’une feuille A4 à chaque fois. Il y a de la maintenance à effectuer car il faut relancer les imprimantes régulièrement. De plus chaque feuille prend près de vingt heures pour l’impression, Mme Danit Peleg a dû s’organiser afin d’être toujours disponible au moment où la machine finissait son travail afin d’être la plus efficace possible. Au final, plus de deux mille heures d’impression ont été nécessaires pour finaliser sa collection. Pour le moment la technique est encore expérimentale mais peut-être qu’il sera possible d’imprimer ses vêtements à la maison dans un futur proche.
110
d) La collection
Danit Peleg, Tel Aviv 2015, Collection de fin d'étude complète, tenues imprimées en 3D
Pour la réalisation de cette collection, il a fallu neuf mois complets de recherches et de développement. Chaque tenue a été imprimée pendant presque quatre cent heures ce qui représente un travail énorme (deux mille heures pour imprimer la collection complètement). C’est la première collection entièrement réalisée à l’imprimante 3D. La première tenue du défilé est une robe blanche composée de plusieurs épaisseurs. Le top est imprimé selon la même technique que la veste rouge, technique que j’ai déjà décrite dans le processus de création. Les différentes parties ont été imprimées séparément puis ont été assemblées entre elles à l’aide de colle forte, comme un puzzle. Les deux autres matières sont inspirées des surfaces mésoporeuses. Ces matières paraissent presque articulées. Elles sont en fait très souples presque élastiques et se déforment facilement, définissant un mouvement dans l’espace quand le corps bouge. Esthétiquement ces matières ressemblent à de la dentelle. Les formes qui les composent sont pleines d’arrondis, de courbes et de contre-courbes. L’ensemble paraît fragile, délicat et frêle alors que les matériaux utilisés sont très résistants. La deuxième tenue est composée d’un haut court réalisé avec le même processus que la veste rouge et d’une jupe noire et blanche dont la matière est inspirée des surfaces mésoporeuses. Pour réaliser cette matière, la machine a imprimé des surfaces de taille A4 de couleur blanche et de couleur noire. Mme Danit Peleg, les a ensuite découpées puis assemblées afin d’obtenir un « métrage de tissu ». Celui-ci a ensuite été découpé et moulé sur un mannequin pour obtenir la forme de la jupe.
111
La troisième tenue se compose de la veste rouge et d’une robe de la même couleur. Dans le dos de la veste rouge, il y a le mot « liberté » en français inscrit en gros. Ce mot est très important car c’est lui qui a inspiré la création au départ. Il veut aussi montrer que le créateur est maintenant libre et qu’il peut se détacher de certaines contraintes matérielles grâce à l’impression 3D. Paradoxalement, la pièce ressemble à une sorte de cage avec son armature géométrique. Le corps est prisonnier de l’habit et le créateur n’est pas totalement détaché des contraintes. Il y a encore des progrès à faire avant d’arriver à imprimer une vraie matière dont la souplesse sera comparable à celle du tissu. La tenue bleue est construite de la même façon que les précédentes. La robe noire est plus originale car les matériaux qui la composent ont été travaillés différemment afin d’avoir une sorte de typographie. Il n’est plus plat mais est lui-même en 3D. Les reliefs créés apportent une dimension nouvelle à la tenue, une plus grande profondeur et une richesse nouvelle. Les pièces ressemblent à des armatures avec une structure composée de formes géométriques et de motifs futuristes. La matière est pleine de relief à l’inverse d’un tissu classique comme si elle était très légère, presque nuageuse. Les vêtements reprennent des intemporels de la saison comme le perfecto, la maxijupe, le « crop top », la brassière et la robe mais le ressenti qui se dégage de la pièce est très différent à cause de la matière utilisée. Ces basiques paraissent fantastiques, complètement nouveaux alors que la forme n’a pas changé, c’est uniquement la matière qui a évolué. On a d’ailleurs déjà vu cette fameuse jupe longue qui laisse apparaitre les sous-vêtements sur les podiums des défilé Dolce et Gabana et Valentino. Le côté très transparent des pièces, très à la mode en ce moment, permet aussi de laisser apparaître le corps du modèle. Celui-ci est sublimé par la géométrie des vêtements en contraste avec les rondeurs du corps. Les lignes sur le corps du modèle fonctionnent de la même manière que les grilles de repère dans le logiciel de dessin 3D et vont définir le corps. Une sorte de perfection se dégage de l’ensemble de ces vêtements sur ces corps. Une forme de beauté assez minimaliste qui donne envie de se rapprocher au plus près des matières.
112
Le mouvement des tenues est très particulier à cause de la matière et le tombé des pièces est absolument merveilleux. Tout se déplace dans l’espace avec une simplicité et une grâce magistrale. Les mouvements sont souples, comme ralentis. Cette collection est une parenthèse dans le temps.
C) Qu’apporte cette technologie à la créativité de ces jeunes créateurs. a) Tendre vers la vérité La créativité, c’est essayer de tendre vers une vérité. Les créatrices créent des tenues esthétiques, très travaillées, qui se rapprochent le plus possible de leur idéal de beauté. La technologie permet d’atteindre la perfection car les imprimantes 3D sont performantes et permettent de réaliser des créations d’une incroyable finesse. Les pièces imprimées sont très proches des intentions des créatrices. Grâce à la technologie, il a été possible de les créer. La perfection des pièces imprimées en 3D dépasse celle des pièces réalisées à la main. Les erreurs et les défauts sont éliminés systématiquement, il ne peut y avoir d’imprévu, la pièce sort de la machine de la façon dont elle a été pensée.
b) Une plus grande richesse dans les créations Grâce aux nouvelles technologies, il est possible de faire beaucoup plus d’expérimentations facilement et de réaliser de nombreux tests. Une fois l’objet construit sur le logiciel de dessin 3D, il est possible de le modifier à l’infini. Les matériaux qui peuvent être conçus grâce à l’impression 3D sont extrêmement nombreux car la technologie 3D peut imprimer de nombreuses matières, voir les combiner, leur faire prendre des formes nouvelles pour développer de nouvelles fonctions à la matière. L’impression 3D permet d’imprimer des éléments dont la création paraissait impensable sans cette technologie. L’amélioration des outils donne de nouvelles possibilités et développe la créativité. De plus, la technologie donne une plus grande liberté quant à la création de formes.
113
Les structures créées grâce aux imprimantes, n’auraient pas pu voir le jour sans cette technologie. Le mélange de la technologie avec des procédés artisanaux augmente encore la richesse de la pièce. L’assemblage des différentes techniques donne une profondeur nouvelle à la création. Le travail à la main n’est jamais aussi parfait que celui réalisé par une imprimante. Mais c’est justement ces défauts qui ajoutent de la poésie et une vraie aura au vêtement. Les contraintes de la technique permettent une fonction de guidage différente de celle qui peut être donnée lors de l’utilisation de matières « classiques ». Cette fonction de guidage influence la créativité.
c) Plus d’indépendance vis-à-vis de la création Ces deux créatrices ont plus d’indépendance dans leur création, elles peuvent désormais concevoir leur projet de A à Z sans passer par de nombreux intermédiaires pour créer les matières qu’elles veulent utiliser. Désormais, elles peuvent les imprimer. Le textile est donc exactement comme elles le souhaitent et n’est pas une interprétation par une tierce personne.
d) De l’échange et de la découverte Les collaborations se développent énormément, les domaines se croisent et les frontières se raréfient. Les jeunes créatrices travaillent avec de nombreuses personnes et l’échange de connaissances permet d’ouvrir de nouvelles perspectives à leurs créations. Les idées sont plus riches. Les créations et les découvertes peuvent être partagées grâce à la mise en réseau et au système de cloud. Les projets peuvent donc être repris par de nouvelles personnes qui pourront les modifier, les combiner pour créer une nouveauté. La mise en réseau permet aussi de pouvoir consulter des DIY, ou des recherches ultérieures qui permettent d’éviter de faire des erreurs déjà faites. Comme l’impression 3D commence tout juste à s’appliquer à l’univers du textile, il n’y a pas de méthode toute faite. Les créatrices ont dû expérimenter, tracer leurs propres chemins en transposant certaines techniques qu’elles utilisaient en amont à 114
celle de l’impression 3D. Ces nouvelles combinaisons ouvrent de nouvelles voies et augmentent les possibilités de créations et donc, la créativité.
115
CONCLUSION
La technologie permet aux créateurs de matérialiser leurs idées, de rendre l’impossible possible. Elle permet de donner une nouvelle vie au vêtement, de surprendre le spectateur. Elle augmente le nombre de collaborations et d’échanges entre les domaines. En avançant dans mes lectures et mes recherches, je me suis aperçue qu’il existait de nombreux points récurrents qui ressortaient de mes analyses sur les différents concepts et sur les créateurs. Bien entendu, je ne peux pas affirmer que la technologie influe la créativité de tous les designers car je ne les ai pas tous étudiés. J’ai dû faire des choix et sélectionner des grands thèmes et des créateurs. Je n’ai donc pas pu m’intéresser à tous les types de technologies et je me suis concentrée sur deux types de technologies qui me semblent fondamentales : Les textiles qui changent de phase et ceux imprimés en 3D. Dans chacune de ces catégories, je n’ai pas pu analyser absolument tous les créateurs qui utilisaient ces technologies. Ma réponse n’est donc pas une vérité universelle car il aurait fallu que j’étudie plus de domaines et plus de créateurs mais elle est à considérer. Je dirais que mon hypothèse est plutôt vérifiée car la créativité influe sur la créativité des designers dont j’ai étudié les travaux. Quand j’ai commencé mes recherches sur ce mémoire, je pensais que la technologie augmentait la créativité des designers. Depuis, je ne pense pas qu’elle « l’augmente » vraiment, mais plus qu’elle ouvre de nouveaux champs de possible qui permettent une plus grande créativité. Ce n’est donc pas une augmentation mais plutôt une ouverture. Beaucoup de créateurs dont j’ai parlé dans mon mémoire sont convaincus de la perfection de ces technologies. Je suis un peu inquiète pour le futur car j’ai peur que la machine vienne peu à peu remplacer l’humain. Peut-être pour augmenter la précision ou pour diminuer les coûts de production. Mais si tout est trop parfait, les créations ne vont-elles pas devenir aseptiques et sans aucune aura ? Qu’en sera-t-il
116
alors de la créativité ? L’imperfection, le travail manuel et artisanal ne sont-ils pas plus importants que la technologie pour la créativité ? De plus en plus, les machines vont prendre le contrôle de la création car les outils deviennent de plus en plus performants. Peut-être y aura-t’il un jour où les technologies pourront être autonomes et prendre des décisions sans l’être humain. Jusqu’où la technologie peut-elle aller ? Sommes-nous prêt à nous laisser habiller par des machines ?
117
BIBLIOGRAPHIE : ALEINIKOV Andrei G., KACKMEISTER Sharon et KOENIG Ron, Creating Creativity : 101 Definitions (What Webster Never Told You), Alden B. Dow Creativity Center, 2000 ANDREANI Jean-Claude, « Marketing du produit nouveau : 95% des produits nouveaux échouent, les managers sont en cause, les études de marché aussi », Revue française de Marketing, n°182, 2001, p.5-11. BOST Florence, Textiles, innovations et matières actives, Eyrolles, 2014, 248 pages BOURDON Marie-Claude, « Tête-à-tête : Design Incandescent », Inter, Magazine de l’Université du Québec à Montréal, Automne 2014, Volume 12, Numéro 02, pp.20-23 BOURIAU Christophe, Qu’est-ce que l’imagination, Librairie Philosophique Vrin, Paris, 2003, 128 pages DAVID Caroline, Futurotextiles : surprinsing textiles, design and art, Stichting Kunstboek, Belgique 2012, 179 pages Dictionnaire fondamental de la psychologie, Larousse, 1997 EVANS Caroline, Fashion at the Edge: Spectacle, Modernity and Deathliness, Yale University Press, 2003, 326 pages EVANS Caroline, Hussein Chalayan, NAi Publishers, 2005, 191 pages FORAY Dominique, « Ce que l’économie néglige ou ignore en matière d’analyse de l’innovation », in Norbert Alter (dir.), 2002 FRANKEL Susannah, Fashion Visionaries : Interviews with Fashion Designers, London, V and A Publications, 2001. FRÖHLISH WERNER D., Dictionnaire de la psychologie, 1997 GAGLIO Gérard, Sociologie de l’innovation, Presses universitaires de France, Paris, 2011, 126 pages LIPOVETSKY Gilles, Les temps hypermodernes, Grasset, Nouveau Collège de Philosophie, Paris, 2004, 232 pages LUBART T., Psychologie de la créativité, Armand Colin, Paris 2003, Chap. 1 MINGUET Guy, En quête de l’innovation, Hermès, Paris, 2008 ORWELL George, 1984, France Loisirs, Paris, 1984, 374 pages
OSBORN Alex F., Applied Imagination (L’imagination constructive), Scribner, New York, 1957, p.8-10 Ouvrage collectif (C.Michel and M.-L. Nosch), Textile Terminologies in the ancient near east and mediterranean from the third to the first millennia BC, Oxbow Books, Oxford, 2010, 444 pages. Ouvrage collectif (Judith Clark, Susannah Frankel, Hussein Chalayan, Robert Violette), Hussein Chalayan, Les Arts Décoratifs, 2011, 276 pages Ouvrage collectif, LSP & professional communication, Volume 6, Numéro 2, DSFF, LSP Center, Copenhague, Octobre 2006, 130 pages. Ouvrage Collectif, The Handbook of Fashion Studies, Bloomsbury Publishing, A1C Black, 2014, 656 pages PIERON Henri, Dictionnaire de la psychologie, 1951, 6ème éd., 1979. POPPER K., Toute vie est résolution de problèmes, Actes Sud, Arles 1997 (1ère édition allemande de 1994), p.24 QUINN Bradley, The Fashion of Architecture, Oxford, Berg, 2003. ROGET Peter Mark, Thesaurus, Roget, 1852, Hatdcover, 4ème édition, 1977 ROUQUETTE Jean-Michel, La créativité, PUF, Paris 2007 (1ère édition 1973), 127 pages STEINER George, Grammaire de la création, Gallimard, Paris 2001, ? VIRILIO Paul, Esthétique de la disparition, Galilee, Paris, 1989, 136 pages WILSON RC, GUILFORD JP, CHIRSTENSEN PR, Psychological Bulletin, 50, 1953
SITES INTERNETS : BRAGG Sophie, « Ying Gao, des vêtements porteurs de sens », Journal Métro, 19/06/2014 CARLIER D’ODEIGNE Gilles, « L’innovation, un effort collectif », Living Compagny, 02/08/2013 CHALAYAN, Hussein, Site officiel CLAUSETTE, Site officiel CuteCircuit, Site officiel DATA PAULETTE, Site officiel Design Boom, « ying gao's sound activated kinetic garments: incertitudes », 09/09/2013 DEZEEN, « Cristallization Water Dress by Iris Van Herpen », 23/03/2013 Donneaud Maurin, Site officiel ELIOT Claire, Site officiel, « Designer and Creative technologist » GAO Ying, Site officiel GUTH Caroline, « La création artistique », Arts et philosophie, 02/04/2012 Hall Couture, Site officiel KRASSENSTEIN Eddie, « Danit Peleg Creates First 3D Printed Fashion Collection Printed Entirely at Home », 3D print.com, 22/07/2015 KRASSENSTEIN Eddie, « Iris van Herpen Teams with 3D Systems to Create Mesmorizing Crystalesque 3D Printed Dress & Shoes », 3D print.com, 27/03/2015 LAROCHE Simon, site officiel LES ARTS DECORATIFS, « Hussein Chalayan, récit de mode », ? LONGHI Lucia, « CuteCircuit : Interactive technology and haute-couture », DigiCult, ? MATERIALISE, « Iris van Herpen Debuts Wearable 3D Printed Pieces at Paris Fashion Week », 21/01/2013 MOSSE Aurélie, site officiel MOWER Sarah, « Spring Read-to-wear 2007 : Chalayan », Style.com, 04/10/2006 Palais de Tokyo, « Iris Van Herpen », ? PELEG Danit, Site officiel PEREPELKIN Paulina, « Iris van Herpen and 3D printing: the beginning », Additive Fashion, 09/05/2013
STEREOLUX, « Cycles textiles intelligents », 2015 STRATASYS, « Les imprimantes 3D », ? TROCHU Eugénie, « Dans l’atelier de Iris Van Herpen », Vogue, 03/06/2013 VAN HERPEN Iris, Site officiel
DOSSIERS DE PRESSE : BITONTI Francis, « Francis Bitonti Studio », 2015 PELEG Danit, « Liberté », 2015 RAVIV Noa, « Hard Copy Collection », 2014 VAN HERPEN Iris, « Crystallization », Amsterdam Fashion Week, 2010 VAN HERPEN Iris, « Hacking Infinity », Paris Fashion Week, FW2015 VAN HERPEN Iris, « Voltage », SS2013