Une iconographie du plaisir au 20e siècle
Salvador Dali – Le Phénomène de l'extase. 1933
Aurélien Hubert
Une iconographie du plaisir au 20e siècle
SOMMAIRE
Introduction
1. La société des loisirs 2. La libération sexuelle 3. La société de consommation 4. le plaisir dans la publicité 5. Les figures de l'extase
Conclusion
Introduction D' Epicure à Roland Barthes en passant par Nietsche, le plaisir a toujours été l'objet d'un débat philosophique. Par nature abstraite, la notion de plaisir peut cependant se définir a minima par la satisfaction d'un besoin physique, affectif ou intellectuel procurant une sensation agréable et un sentiment de bonheur. Une iconographie du plaisir au 20e siècle oblige donc à s'interroger sur les représentations sociologiques du plaisir en lien avec les événements historiques et symboliques qui ont marqué ce siècle. Le plaisir sera donc abordé ici à travers les temps forts qui ont marqué sa présence dans l'histoire. Une seconde partie de cette recherche sera consacrée, non plus aux représentations du plaisir à travers des événements historiques, mais à une recherche iconographique à partir d'une manifestation physique du plaisir, le phénomène de l'extase.
1. La société des loisirs Ce qui caractérise nos sociétés occidentales est la possibilité pour l'individu d'intégrer le plaisir dans ses choix de vie et de consommation, comme en témoigne le développement des voyages, des activités culturelles... Rompant avec les sociétés traditionnelles, les sociétés modernes ont coupé le lien entre travail et loisir. Ainsi, à l’univers de la contrainte s’oppose celui de la liberté, de la détente.
Le tréport- Début du siècle
Les premiers congés payés, instaurés par le Front Populaire en 1936, ont été immortalisés par de nombreux photographes.
Les premiers congés payés – Henri Cartier-Bresson
Joffre Dumazedier, sociologue des loisirs, définit le loisir comme étant « un ensemble mouvant et complexe d'occupations auxquelles l'individu s'adonne de plein gré, soit pour se délasser ou se divertir, soit pour développer sa participation sociale, ses goûts, ses informations, ses connaissances ou ses aptitudes, après s'être libéré de toutes ses obligations professionnelles, familiales ou sociales »
Délivrance des billets populaires de congés annuels
A l'époque moderne, le loisir prend forme à partir d'une revendication : se soucier de soi devient un droit, défini par des conventions licites ou légales, sacralisé parfois par la mission d'émancipation qu'il porte : la conquête de la personne. Parler du loisir revient à s'exprimer au nom de la liberté et du droit à jouir de soi-même. Tendu vers la recherche de passions ou d'émotions, solitaires ou partagées, le loisir entretient donc un rapport étroit avec le plaisir.
Marcel Cerf - La Toilette
Très tôt, les publicitaires ont compris l'intérêt commercial du développement de la société des loisirs.
1937, première publicité pour l'ambre solaire
La photographie contemporaine va aussi critiquer de manière implicite cette société des loisirs qui prône à la fois la liberté individuelle et le bonheur collectif. Les photographies de Martin Parr sont aujourd’hui considérées comme une satire de la vie contemporaine démasquant avec humour le grotesque dans la banalité du quotidien.
Martin Parr – Série de trois photographies issues de de la série "Small World". 1992.
Le style photographique de Martin Parr est immédiatement identifiable par les sujets photographiés, les couleurs criardes, le choix des plans, l’humour singulier et l’ironie de ses clichés. Il a inventé un nouveau type de photo-journalisme, celui des sujets de société tels que la consommation, le luxe, les loisirs ou les transports de masse.
2. La libération sexuelle
Marcel Marien – Muette et aveugle, me voici habillée des pensées que tu me prêtes. 1945 Si la femme fut l’objet d’une certaine idéalisation par les Surréalistes, elle fut aussi objet de désir et de plaisir
Marcel Marien, 1945 L'Empire d'Othello
Le 20e siècle est aussi le siècle de la libération sexuelle. La publication du rapport Kinsey début des années cinquante. Rapport sur la sexualité des hommes et Le comportement sexuel de la femme. Kinsey avait l'ambition d'interroger cent mille personnes, de faire un panorama exhaustif de tout ce qui avait trait à la sexualité américaine et de travailler à la libération des mœurs.
1953 – les "Barry Sisters » et Beverly Lawrence lisent un article sur le rapport Kinsey
Ses conclusions peuvent sembler aujourd'hui banales : de bonnes relations sexuelles font un bon mariage, l'homosexualité est plus répandue qu'on ne veut bien le croire, la masturbation ne rend pas malade, les relations sexuelles avant le mariage donnent des couples mieux assortis... mais a replacer dans le contexte d'une Amérique où les censeurs interdisaient encore que l'on montre, au cinéma, un couple dans une chambre à coucher.
Manifestation pour le droit à l'avortement et à la contraception dans les rues de Grenoble. 1973
Il faudra attendre quelques années pour que le Dr Pinkus invente la pilule contraceptive. Elle sera commercialisée en 1960 aux États-Unis. Le 28 décembre 1967, c'est à l'issue de débats passionnés que l’Assemblée vote (à 23 voix contre 12) le projet de loi Neuwirth (du nom du député qui la proposa). Cette loi relative à la régulation des naissances autorise les moyens contraceptifs, leur fabrication et leur importation, leur vente exclusive en pharmacie sur ordonnance médicale. Cette loi, légalisant la contraception, va enfin permettre aux femmes de disposer de leur corps comme elles le désirent sans avoir à subir de grossesse non désirée.
Henri Cartier-Bresson. 1968
Mai 68 sera aussi le combat d'une génération contre une société traditionnelle et pour « une libération des mœurs ».
3. La société de consommation Le terme « société de consommation » est la simplification du terme « société industrielle de consommation dirigée », défini par Henri Lefebvre comme étant l'état du capitalisme d'après la Seconde Guerre mondiale (le Salon des arts ménagers en est le fer de lance au milieu des années 1950).
Une société de consommation est une société dans laquelle l'achat de biens de consommation est à la fois le principe et la finalité de cette société. Dans celle-ci, le niveau moyen de revenu élevé satisfait non seulement les besoins considérés comme essentiels mais il permet aussi d'accumuler des biens (par plaisir, pression sociale ou publicitaire) et de les utiliser ou juste les montrer (pour des raisons esthétiques ou autres).
Parmi les principaux mouvements critiques de la société de consommation, citons principalement les atermondialistes et leur célèbre slogan "le monde n'est pas une marchandise".
Jérémie Casanévio - Le monde n'est pas une marchandise-2005
A leur manière, les artistes vont aussi critiquer cette société. Comme la plupart des artistes du Pop Art, Andy Warhol vient du monde de la publicité. Il emprunte à la publicité son mode de reproduction : la sérigraphie (technique d’impression qui permet d’imprimer sur tous types de matériaux : textile, papier, carton, céramique, PVC... et sur n’importe quelle forme). Il dira à propos se son art : "J'aime l'Amérique, et cela pour diverses raisons. Mes images sont des messages symboliques concernant les produits tape-à-l'œil, impersonnels, et ces objets matérialisés à outrance sur lesquels l'Amérique d'aujourd'hui est construite. Ils sont la projection de tout ce qui peut se vendre et s'acheter ; des symboles pratiques mais éphémères qui nous gardent vifs et allègres."
Typically American, basic consumables, : Campbells soups
A la manière d’un publicitaire, Andy Warhol va répéter, matraquer ses images et en cela il nous renvoie à notre propre voyeurisme, mais aussi à l’attraction, la fascination et le pouvoir que détiennent sur nous les images de manière consciente ou inconsciente. Pourquoi aimons-nous voir les idoles perdre de leur grâce ? Pourquoi sommes-nous captiver, fasciner par les catastrophes ? Pourquoi la publicité, les marques, le merchandising sont-ils au cœur de notre système de société1?
1 http://www4b.ac-lille.fr/~jrarmentieres/spip.php?article99
Duane Hanson. 1969 Supermarket Lady L'art de Duane Hanson représente une critique permanente de la société-type américaine. L'hyperréalisme des corps grandeur nature de l'artiste apparaissent comme une dénonciation universelle et troublante de la société de consommation.
Rayonnage d'un supermarché américain
Death by hamburger, 2001 © David LaChapelle
David LaChapelle photographie des scènes qui reflètent, exposent et commentent le « culte » de la personnalité, la perversité de la culture populaire, le monde des stars hollywoodiennes, le sensationnalisme de la vanité. On retrouve ici l’influence de Warhol à travers le choix de couleurs saturées, artificielles, pour dénoncer le superflu, l’illusion engendrés par le consumérisme. Le hamburger apparaît souvent comme le symbole de la société de consommation et des excès du consumérisme.
4. Le plaisir dans la publicité L'omniprésence de la publicité dans la civilisation moderne va fournir une importante iconographie sur le plaisir. En effet, une majeure partie des campagnes publicitaires vont associer les notions de plaisir et de consommation : le plaisir de consommer devient un argument majeur du marketing publicitaire.
Publicité pour la citroën CX De tous les peintres, Magritte est celui qui a le plus influencé la publicité. Ici, le tableau « Les Valeurs personnelles » a servi d’original au visuel de la publicité Citroën.
Les campagnes publicitaires pour les préservatifs vont être une source de création, mélangeant humour, simplicité du message et efficacité.
5. Le plaisir narcissique
Salvador Dali – La métamorphose de Narcisse
Félix-Jacques Moulin, vers 1850, daguerréotype stéréoscopique coloré
Duane Michals – Who am I - 1995
Duane Michals - Dr. Heisenberg Magic Mirror of Uncertainty, 1998
Duane Michals va s'interroger sur ce plaisir narcissique et plus généralement sur la perte d'identité de l'individu dans les sociétés modernes.
Joel PeterWitkin
Claude Cahun – What do you want from me - 1929
Arturo Bragagilia – 1929 – Double exposure of lulu gould
Ce rapport de l'individu à sa propre identité va être explorée par de nombreux photographes surréalistes.
Le narcissisme est au cœur du message que l’agence canadienne WAX cherche à faire passer aux clientes d'un salon de coiffure.
4. Les figures de l'extase
Le Bernin - L'extase de Sainte-Thérèse
Le Bernin- La Bienheureuse Ludovica Albertoni (1675)
Certains critiques modernes expliquent les expériences religieuses proches de la syncope comme des phénomènes psychologiques qui relèvent de l'orgasme plutôt que comme des phénomènes spirituels. Sur la sculpture, c'est la position du corps de sainte Thérèse et l'expression de son visage qui ont conduit certains à les expliquer comme le signe d'un moment d'extase sexuelle. Bien que cette théorie soit crédible d'un strict point de vue iconographique, les spécialistes du baroque les plus compétents la mettent en doute.
Publicité Opium d'Yves Saint Laurent
Ce qui n'empêche pas la publicité de reprendre à son compte cette ambiguïté en lui ôtant son caractère religieux . L'allusion à l'onanisme féminin devient évident...
Extases - Ernest pignon Ernest
En 2008, dans le choeur de la chapelle Saint Charles d'Avignon, Ernest Pigon Ernest a exposé sept dessins, sept destins, ceux de sept femmes en état d'extase mystique : Madame Guyon, Hildegarde de Bingen, Catherine de Sienne, Angèle de Foligno, Marie de l'Incarnation, Thérèse d'Avila et Marie-Madeleine.
Réalisé durant l’hiver 1963 et projeté pour la première fois en public au Ruth Kligman’s Washington Square en mars 1964. Blowjob est filmé en caméra 16 mm à vingt-quatre images/seconde , mais projeté à seize images/ seconde afin de produire un effet ralenti.
http://youtu.be/ZutcjfJATRI Le plan sur le jeune acteur DeVeren Bookwalter évoque une variation érotique d’une des plus célèbres photos de James Dean, mort en 1955. L'homme allume ensuite une cigarette. L’orgasme est banal et le film s'achève après presque un demi-heure d'ennui pour le spectateur. Dans un autre style, Balthazar Klarwein nous donne sa vision d'Alice au pays des merveilles
http://dai.ly/awj7lF
Pour Martin Arnold, cinéaste autrichien adepte du found footage, 2 le baiser dans le cinéma hollywoodien des années 40 constitue une source d'inspiration inépuisable.
http://youtu.be/aXgjugI-iFU
Réalisé en 1998 à base d'images de films hollywoodiens des années 40, « Alone. Life Wastes Andy Hardy » est un film qui suspend le sens et le mouvement des images grâce à un ultradécoupage et une répétition sérielle. En 1999, K R Buxey réalise Legion, vidéo dévoilant l’extase de fans aux concerts de Tom Jones. Elle met ainsi en avant les rapports symptomatiques entre le désir et la représentation.
2 désignant la récupération de pellicules impressionnées dans le but d'enregistrer un autre film. Cette pratique a pour ancêtre, en littérature, celle du centon. Cette pratique est très utilisée dans le cinéma expérimental depuis le lettrisme, en France, et, plus particulièrement « Traité de bave et d'éternité », le film d'Isidore Isou (1951), et les travaux de Bruce Conner aux États-Unis, notamment « A Movie » (1958).
Un peu plus tard La vidéo « Requiem » dévoile le visage de l’artiste réagir au cunnilingus de son ami, hors cadre, au son du célèbre morceau éponyme de Gabriel Fauré.
Une forme d’hommage et de contrepoint féminin au film Blow Job (1964) d’Andy Warhol. Le ralenti, également utilisé, nous emmène dans une suite de poses qui renvoient à l’histoire de l’art des représentations féminines, et particulièrement au visage extatique de la Sainte Thérèse de Bernin, dont Jacques Lacan dit d’ailleurs lors d’un de ses séminaires qu’on « [comprend] tout de suite qu’elle jouit »3
3 http://www.ecoledumagasin.com/IMG/pdf/k_r_buxey.pdf
Sur internet, le site beautifulagony (facettes de la petite mort) invite les internautes à poster les vidéos de leur jouissance solitaire. Cadrées uniquement sur le visage des protagonistes , ces vidéos mettent en scène une représentation du plaisir solitaire mais partagée, en même temps temps qu'une représentation de soi.
Le plaisir masculin n'est pas oublié dans ce détournement d'un clip de Boogers par lojeanz
http://dai.ly/bCOytk
Conclusion Au terme de cette iconographie du plaisir au 20e siècle, naturellement sélective et subjective, il est nécessaire de consulter ce qui est devenu le plus grand réservoir d'images pour les professionnels de la communication et du marketing, les banques d'images.
Une simple requête avec le mot plaisir nous donne beaucoup d'informations sur une notion qui résiste encore à une définition définitive et objective. Il apparaît donc que le plaisir se conjugue avant tout au féminin et qu'il est fortement associé à la consommation et au bonheur solitaire, signe d'une société qui fonde ses principes sur l'épanouissement personnel. Sur un plan purement plastique, le plaisir procède d'un mélange des genres en associant à la fois plaisirs de la chair et plaisirs de la chère. Il nous rappelle aussi que dans toutes les sociétés, le sexe et la nourriture ont toujours entretenus des liens étroits. En 1973, La grande bouffe, réalisé par Marco Ferreri, faisait un scandale au festival de Cannes en mettant en scène quatre amis se réunissant lors d'un week-end pour se livrer à un suicide collectif gastronomique. Se posant comme une critique de la société de consommation, la grande bouffe rapproche plaisir sexuel et plaisir de la bouche, en y ajoutant, dans une ultime provocation, le plaisir de la mort.
http://youtu.be/QfkScjH2kho