Grands Reportages San Agustin Tierradentro

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Grands Voyageurs COLOMBIE Aux quatre angles de la charmante place d’armes de San AgustĂ­n, trĂŽnent les rĂ©pliques des gardiens de pierre des mausolĂ©es mis Ă  jour aux environs, dans la forĂȘt tropicale.

Tierradentro-San AgustĂ­n

LES CIVILISATIONS DU PARADIS Le sud de la Colombie recĂšle deux des plus fascinants sites archĂ©ologiques d’AmĂ©rique latine. Les montagnes de Tierradentro (Cauca) sont truffĂ©es de vastes caveaux funĂ©raires, ciselĂ©s et peints entre les VIe et Xe siĂšcles. À San AgustĂ­n (Huila), se dresse le plus grand ensemble de sculptures mĂ©galithiques prĂ©-colombiennes, issues d’une culture andine qui connut son apogĂ©e du Ier au VIIIe siĂšcles de notre Ăšre. TEXTE ET PHOTOS FRANCK CHARTON

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Grands Voyageurs COLOMBIE DĂšs le point du jour, le marchĂ© de Silvia s’anime, convergence des hommes et des marchandises de toute la province du Cauca.

LES CHIVAS, CES BUS BARIOLÉS EMBLÉMATIQUES DE LA COLOMBIE RURALE, DÉBOULENT PLEINS À CRAQUER DE MARCHANDISES ET DE PAYSANS, DANS UNE EXPLOSION DE MOTEURS, DE SENTEURS ET DE COSTUMES CHAMARRÉS

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Tirant son nom d’une variĂ©tĂ© de couleuvres abondantes mais inoffensives, le dĂ©sert de Tatacoa est riche en fossiles palĂ©ontologiques, et la puretĂ© de ses ciels nocturnes a motivĂ© l’installation d’un observatoire astronomique.

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IL SE DÉGAGE DE LA TATACOA UN SENTIMENT D’ATTENTE, UN PARFUM ÉNIGMATIQUE, UNE AURA DE MYTHOLOGIE

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EN QUELQUES MÈTRES DE DÉGRINGOLADE VERTICALE, ON PASSE Tierradentro San Agustín

La petite église de San Andres de Pisimbala, aux portes du parc archéologique de Tierradentro, conserve son toit de chaume et ses murs chaulés.

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A

u milieu de la jungle, le trou bĂ©ant rayonne d’un tropisme obscur, venu du fond des Ăąges. Comme si, des tĂ©nĂšbres, montait un Ă©clat immatĂ©riel, universel, irrĂ©sistible. Dix marches de pierre mĂšnent en spirale Ă  un boyau, au bout duquel une Ă©troiture donne accĂšs Ă  la chambre mortuaire proprement dite, la plus belle de l’Alto de Segovia. En quelques mĂštres de dĂ©gringolade verticale, on change de monde, de la moiteur tropicale Ă  la fraĂźcheur troglodytique, de la lumiĂšre aiguĂ« Ă  la pĂ©nombre confuse, de l’espace illimitĂ© Ă  l’exiguĂŻtĂ© d’un tombeau souterrain, ou hypogĂ©e. La cavitĂ© fait une dizaine de mĂštres de longueur, sur quatre ou cinq de large, et juste la hauteur d’un homme penchĂ©. Deux piliers centraux et une demi-douzaine de pilastres latĂ©raux dont les chapiteaux sont sculptĂ©s de tĂȘtes humaines soutiennent une voĂ»te peinte de motifs gĂ©omĂ©triques de couleur noire et rouge, particuliĂšrement esthĂ©tique sur le fond blanc de la roche. Quelques niches abritaient autrefois les urnes funĂ©raires, pillĂ©es ou exposĂ©es dans le musĂ©e local. Il se dĂ©gage du lieu un sentiment d’attente, un parfum

Ă©nigmatique. Une parenthĂšse de temps suspendu. C’était il y a plus de mille ans. Les hommes peuplant cette rĂ©gion de collines luxuriantes et de falaises dĂ©tritiques de l’actuelle Colombie mĂ©ridionale, proche de la frontiĂšre avec l’Équateur, s’appelaient alors les Pijao. Bien peu d’informations ont traversĂ© les Ăąges, et leurs descendants, aujourd’hui installĂ©s dans la rĂ©gion de Tolima, plus au nord, n’ont plus souvenance de leurs antiques pratiques funĂ©raires. Des siĂšcles plus tard, les conquĂ©rants espagnols qui parvinrent ici au terme d’une progression particuliĂšrement laborieuse, Ă  cause du relief accidentĂ© et des attaques incessantes des tribus autochtones, baptisĂšrent Tierradentro, ou terre intĂ©rieure, ce territoire coupĂ© du monde, rĂ©tif Ă  toute pĂ©nĂ©tration. J’ai trouvĂ© en Eduardo, natif de La Plata, orpailleur de son Ă©tat et assistant dans les annĂ©es 70-80 des Ă©quipes d’archĂ©ologues, un guide hors pair. Sombrero plantĂ© sur le crĂąne, sa passion pour les hypogĂ©es est restĂ©e intacte. Longtemps tenue par les FARC (Forces ArmĂ©es RĂ©volutionnaires de Colombie), la rĂ©gion est redevenue accessible depuis quelques

DE LA MOITEUR TROPICALE À LA FRAÎCHEUR TROGLODYTIQUE annĂ©es, mais la volatilitĂ© de la situation sĂ©curitaire dans cette rĂ©gion, aujourd’hui fief des Indiens Paeces restĂ©s farouchement autonomistes, constitue un frein au dĂ©veloppement touristique, qui reste embryonnaire et dĂ©licieusement pionnier. Ce n’est que pendant la premiĂšre moitiĂ© du vingtiĂšme siĂšcle que diverses expĂ©ditions scientifiques attestĂšrent la dĂ©couverte, majeure, de tombes collectives souterraines, truffant littĂ©ralement chaque colline dans le triangle compris entre Inza, San Andres de Pisimbala et Bel Alcazar. Les locaux avaient remarquĂ© que nombre de collines avaient Ă©tĂ© aplanies en leur sommet, et certains commencĂšrent Ă  fouiller, tombant assez vite sur des cavitĂ©s taillĂ©es dans le tuf volcanique, une roche tendre facile Ă  creuser. DĂšs 1949, devant la multiplication des nouveaux hypogĂ©es, et leur pillage incontrĂŽlĂ©, Ă©tait crĂ©Ă© le parc archĂ©ologique de Tierradentro, pour recenser et protĂ©ger ces trĂ©sors enfouis. Plus d’une centaine ont Ă©tĂ© recensĂ©s Ă  ce jour, mais ne reprĂ©senteraient que 50 % du total dormant sous terre. Des excavations plus ou moins larges et bien creu-

sĂ©es perforent le fil herbeux dĂ©gringolant vers la vallĂ©e. La crĂȘte de l’Aguacate dĂ©roule crĂąnement ses ondulations sur prĂšs d’un kilomĂštre, cinq cents mĂštres au-dessus de la riviĂšre bouillonnante, avec un panorama Ă  360 degrĂ©s. On aperçoit mĂȘme, prĂšs du bourg d’Inza, la silhouette de la Pyramide, Ă©trange montagne de pierre triangulaire sculptĂ©e en gradins et percĂ©e de corridors et tombeaux royaux, irradiant de l’aura d’un vortex. Eduardo : « J’ai travaillĂ© pendant des annĂ©es sur l’excavation des chambres funĂ©raires avec l’archĂ©ologue Mauricio Puerta, avant qu’il ne devienne un astrologue mondialement connu. J’étais son sondeur en chef : armĂ© d’une longue perche mĂ©tallique pointue et perforĂ©e, je faisais des trous tous les trente centimĂštres et remontais des carottes de terre. Quand on y apercevait des dĂ©bris de roche altĂ©rĂ©e ou de poteries, on savait qu’un hypogĂ©e se cachait sous nos pieds. Je devenais alors excavateur, couche aprĂšs couche. Imaginez notre fĂ©brilitĂ©, lorsque nous mettions Ă  jour un escalier hĂ©licoĂŻdal, puis le puits menant au sanctuaire ; enfin l’émotion au moment de dĂ©monter la porte

TaillĂ©s dans une roche volcanique trĂšs tendre, les hypogĂ©es (caveaux souterrains) de l’Alto de Segovia reflĂštent fidĂšlement les habitations des indiens pijao, qui peuplaient alors la rĂ©gion.

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LA COLOMBIE EST L’UNE DES PREMIÈRES NATIONS D’AMÉRIQUE LATINE

Balade atmosphérique entre les sources chaudes des Thermales San Juan, dans le parc national du volcan Purace, seigneur du Paramo à 4 760 mÚtres.

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empierrĂ©e qui l’obstruait ! » Les nombreuses recherches ont montrĂ© que les caveaux reproduisent Ă  l’identique l’intĂ©rieur des habitations d’époque. Les funĂ©railles avaient lieu en deux temps : une premiĂšre inhumation individuelle dans une niche simple Ă  deux mĂštres sous terre, avec objets cĂ©rĂ©moniels et bijoux, au sommet des montagnes. Quelques annĂ©es plus tard, on rĂ©cupĂ©rait les os et les objets cultuels et on les plaçait aprĂšs crĂ©mation dans des poteries savamment ouvragĂ©es de motifs anthropomorphiques ou animaliers, Ă  l’intĂ©rieur de caveaux collectifs, familiaux ou tribaux. Au couchant, une brise tiĂšde descend sur San Andres de Pisimbala. Les pena, Ă©cailles rocheuses habillĂ©es de mousse plantĂ©es dans les versants, forment une intrigante toile de fond. Juliana, une vieille indienne Ă©dentĂ©e, tricote un mochila (sac) traditionnel au bord du talus. La plupart des maisons sont bĂąties en guadua, ce gros bambou solide et antisismique,

entre lesquels on tire des murs en torchis. L’église locale, superbe monument aux murs chaulĂ©s et toit de chaume, s’illumine doucement. Les paysans du village, en majoritĂ© des campesinos issus de gĂ©nĂ©rations de mĂ©tissages hispano-indiens, prennent le frais devant leur pas-de-porte. Il flotte ici comme un air de petit paradis. Et pourtant, voyant un reporter dans le village, un groupe de villageois le prend Ă  tĂ©moin : la maison de la culture a Ă©tĂ© mise Ă  sac la nuit de noĂ«l par une bande de Paeces armĂ©s, sous la houlette de plusieurs chefs locaux. Ordinateurs jetĂ©s Ă  terre, bibliothĂšque dĂ©vastĂ©e, portes et fenĂȘtres tailladĂ©es Ă  coups de machette. En fin d’échauffourĂ©e, les assaillants sont partis avec le stock d’alcool et la caisse. Ce coup de main est rĂ©vĂ©lateur d’un malaise grave entre les communautĂ©s mestiza et indienne. Les seconds revendiquant de maniĂšre de plus en plus affirmĂ©e le pouvoir local dans les zones oĂč ils sont majoritaires. La constitution colom-

À AVOIR INSCRIT LE DROIT DES PEUPLES INDIGÈNES DANS SA CONSTITUTION bienne a en effet Ă©tĂ© amendĂ©e en 1991 pour inclure des prĂ©rogatives attachĂ©es aux rĂ©gions autochtones : subventions culturelles, langue indigĂšne, droit coutumier et, par extension, terres, ressources naturelles et sites sacrĂ©s, aprĂšs des siĂšcles de spoliation. Le problĂšme, ici, est double : un discours « identitaire » indien, accompagnĂ© hĂ©las d’un comportement crapuleux sur le terrain. Et le rĂšgne de l’impunitĂ©, puisque les autoritĂ©s de police locales n’osent pas intervenir, de peur d’enflammer une rĂ©gion qui vient juste de recouvrer un calme relatif aprĂšs des annĂ©es de guĂ©rilla et de violences politiques
 La route traverse Ă  plus de 3 000 mĂštres le paramo, zone de tourbiĂšres d’altitude, oĂč surnagent des bosquets de frailejones, ces Ă©tranges plantes en forme d’artichaut gĂ©ant. Dominant l’horizon, la silhouette massive du cĂŽne Purace laisse Ă©chapper ses fumerolles toxiques. Ce volcan culminant Ă  4 760

mĂštres, qui signifie «montagne de feu» en quechua, fait l’objet d’un parc national de 83 000 hectares dĂ©clarĂ© RĂ©serve de BiosphĂšre par l’Unesco. Donnant naissance aux deux plus grands fleuves colombiens, le Magdalena et le Cauca, il est considĂ©rĂ© comme un sanctuaire inaliĂ©nable par les six communautĂ©s indigĂšnes vivant sur ses flancs. Et pourtant, un Ă©norme scandale secoue la rĂ©gion, depuis l’attribution par le gouvernement de concessions sur dix ans pour l’exploitation des eaux de source et des mines d’or sur les flancs du volcan, contre l’avis des campesinos et des communautĂ©s indigĂšnes. Une garnison de plus de mille soldats y a mĂȘme Ă©tĂ© crĂ©Ă©e, pour « protĂ©ger » les concessions des multinationales. Pablito, un Indien rencontrĂ© prĂšs des fontaines thermales de San Juan, m’explique que ces compagnies, Ă©trangĂšres pour la plupart, essaient d’imposer un systĂšme de cartes prĂ©payĂ©es. « Quand tu n’as plus de sous, tu n’as plus d’eau !

Indiennes gambiano sur le marché de Silvia. Hommes et femmes portent au quotidien leur tenue traditionnelle : chapeau melon, poncho et jupe ou kilt bleu.

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Chaque mausolĂ©e, il y a environ deux mille ans, Ă©tait recouvert d’une dalle, enfoui dans la terre mĂšre et protĂ©gĂ© par des gardiens tutĂ©laires : au centre le chaman, encadrĂ© par des gardiens, mi-hommes, mi-crĂ©atures mythiques.

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AUTELS CÉRÉMONIELS ET TUMULI FUNÉRAIRES SONT « HABITÉS » PAR DES VISIONS CHAMANIQUES OÙ S’EXPRIME LA DUALITÉ UNIVERSELLE : CIEL/TERRE, VIE/MORT, JOUR/NUIT


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EN 1995, L’UNESCO INSCRIVAIT LES SITES DE SAN AGUSTÍN ET TIERRADENTRO SUR LA LISTE DU PATRIMOINE MONDIAL

Quelques exemples de gardiens des sanctuaires : Le guerrier et sa massue

Le sorcier à l’enfant

L’aigle au serpent

Le prĂȘtre en couleurs (pigments jaunes et rouges), dĂ©couvert en 1984 sur le site de la Pelota.

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Ceci dans un pays comme la Colombie extrĂȘmement riche en eau ; on marche sur la tĂȘte
 » C’est entre chien et loup que Popayan, la capitale du Cauca, surnommĂ©e pompeusement, « la JĂ©rusalem d’AmĂ©rique latine », se rĂ©vĂšle dans sa gloire paisible : damier parfait de rues pavĂ©es bordĂ©es de maisons blanches et de monuments coloniaux dont une multitude d’églises, arbres illuminĂ©s faisant penser Ă  des cerisiers japonais, animation bon enfant et restaurants de qualitĂ©. Ce qui en fait une Ă©tape fort agrĂ©able, avant de continuer sur la rĂ©gion de San AgustĂ­n, dans la rĂ©gion voisine de Huila. En chemin, dĂ©tour vers le village de Silvia, centre d’échange des Indiens gambianos et kiswenios. Martin est l’un de ces derniers. Officiant comme guĂ©risseur traditionnel ou chaman, appelĂ© ici un taita, il vit avec sa famille dans une humble cabane accrochĂ©e dans les collines, noyĂ©es de plantes aromatiques et mĂ©dicinales. Il nous reçoit avec simplicitĂ© et, comme il n’y a pas de salon, sa femme nous sert un matĂ© sur la table de la cuisine. Lui pourrait ĂȘtre le sosie de Michel Galabru. MĂȘme visage patelin et un peu rougeaud. MĂȘme humanitĂ© bienveillante, sous des dehors un peu frustes. « Vous ĂȘtes ici en territoire indien, dĂ©coupĂ© en risguardos (rĂ©serves) avec Ă  leur tĂȘte un cabildo, (chef coutumier) Ă©lu pou un an, seul autorisĂ© Ă  porter le bĂąton d’autoritĂ©. Tous les cabildos sont regroupĂ©s au sein du CRIC, ou Conseil RĂ©gional IndigĂšne du Cauca. Les conflits sont gĂ©rĂ©s en interne, et les sanctions peuvent inclure des chĂątiments corporels. Mon rĂŽle de taita est de comprendre le message des forces supĂ©rieures, de transformer les ondes nĂ©gatives en flux positifs, et plus globalement de participer Ă  la conscientisation, donc Ă  la protection du territoire, par une cosmovision qui tend Ă  unifier les Ă©nergies de tous les ĂȘtres vivants sur ce territoire. Nous nous battons en ce moment contre les excĂšs des pesticides et des engrais, pour revenir Ă  des formes plus respectueuses d’agriculture et Ă  une rĂ©gĂ©nĂ©ration sociale de notre jeunesse notamment, vers davantage de responsabilisation et de spiritualitĂ©, dans le sens de nos valeurs communautaires. Les gens ont besoin d’un certain dĂ©sordre, d’un dĂ©sĂ©quilibre dans leurs vies, pour se mettre en mouvement sur le chemin spirituel et chercher des solutions durables Ă  des problĂšmes rĂ©currents. Voulez-vous vous purifier ? » Martin nous tend Ă  chacun une

poignĂ©e de ruda, une plante locale, que nous Ă©crasons dans le creux de notre main gauche, puis dessinons Ă  sa demande des arcs de cercle autour de nos tĂȘtes, de nos jambes et notre buste, avant de faire mine de rejeter au loin les forces nĂ©gatives. AprĂšs une courte marche, nous nous asseyons dans l’herbe face Ă  un plan d’eau de taille modeste, mais zen et bucolique Ă  souhait. Le rituel va durer deux bonnes heures, peut-ĂȘtre davantage, tant nous glissons dans une bulle intemporelle. Il sera question, Ă  plusieurs reprises, de partage de plantes sacrĂ©es, de mastication et de recrachages symboliques, de saupoudrages divers et de bĂ©nĂ©dictions successives, entrecoupĂ©es de rasades d’agua gardiente. Quand nous repartons, le ciel s’est ouvert puis refermĂ©, le vent s’est levĂ©, les ombres descendent en ordre dispersĂ© sur les montagnes. Sanction immĂ©diate, ou Ă©vĂ©nement fortuit, je vais, toute la nuit, ĂȘtre malade comme un chien, entre dĂ©lires nausĂ©eux et tremblements spasmodiques. Purification ? À l’aube, la tempĂȘte sous mon crĂąne s’éloigne et je sors des brumes, un peu hagard. Heureusement, car ça brasse, dehors. Tous les mardis, un grand marchĂ© rassemble les campesinos de la province, dans une ambiance enfiĂ©vrĂ©e aux allures de kermesse. Avant mĂȘme le point du jour, se met en branle la ronde des chivas, ces bus bariolĂ©s emblĂ©matiques de la Colombie rurale, bourrĂ©s Ă  craquer de marchandises et de paysans, dans une explosion de moteurs, de senteurs et un poudroiement de costumes chamarrĂ©s. Hommes et femmes gambianos se pressent en tuniques et jupes bleues, mauves ou rouges brodĂ©es de couleurs vives, avec bonnets de laine ou canotiers. Depuis la terrasse d’un bistrot-Ă©picerie semblant sorti d’un documentaire dâ€˜Ă©poque, je savoure le spectacle de ces hommes rudes et burinĂ©s, portant le kilt, de ces femmes qui jamais ne s’arrĂȘtent de tricoter, mĂȘme en nĂ©gociant une botte de poireaux, et tous exhibant aux pieds des chaussures de marche aux lacets fluos, la mode du moment ! DerniĂšre halte Ă  Altamira, devant une feuille de bananier remplie de quesillo (fromage frais onctueux) et d’une assiette pleine de bizcochos, ces succulents biscuits croquants Ă  la farine de maĂŻs. Enfin, voici la montĂ©e vers le plateau de San AgustĂ­n. La citĂ© respire le charme d’un gros bourg de campagne tropical. Les alignements de maisons

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LA COLOMBIE DU SUD : UN KALÉIDOSCOPE DE

Sur l'Alto de la Chaquira, dominant les gorges du Rio Magdalena, prÚs de San Agustin, une saisissante gravure rupestre semble invoquer la beauté et la puissance telluriques du site.

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coloniales conservent leur cachet d’antan et les rues vibrent d’une animation enjouĂ©e, qui convergent vers la place centrale, arborĂ©e et ceinte de cafĂ©s. Une petite communautĂ© d’expatriĂ©s europĂ©ens, français notamment, s’y est Ă©tablie, autour de la culture du cafĂ© et d’un tourisme Ă©colo-routard en expansion rapide. Alentour, sur un espace de plusieurs milliers d’hectares de collines Ă  la vĂ©gĂ©tation luxuriante, sont dissĂ©minĂ©es des centaines de statues issues d’une culture d’une insolente sophistication technique et artistique, qui s’épanouit au cours du premier millĂ©naire de notre Ăšre. Une demidouzaine de sites majeurs constitue l’essentiel du parcours «classique», qu’on atteint Ă  pied, Ă  cheval ou en 4x4, dans des dĂ©cors naturels souvent magnifiques de gorges, de cascades et de hameaux cafĂ©iers. Pour l’essentiel, ce sont des sites funĂ©raires, dont l’intĂ©rĂȘt rĂ©side dans l’ornementation, sous la forme d’une statuaire monumentale, de taille, style et

facture trĂšs variables : les sculptures font 50 cm Ă  4 mĂštres de haut, exhibent un style qui balaie l’abstrait, le gĂ©omĂ©trique ou l’épurĂ©, jusqu’à l’anthropomorphisme le plus rĂ©aliste et se prĂ©sentent sous la forme la plus primitive, presque grossiĂšre, Ă  la facture la plus Ă©laborĂ©e. DĂšs 3 000 avantJ.-C., plusieurs cultures se sont succĂ©dĂ© sur ce site d’environ 2 000km2, qui devint au fil du temps un important lieu de pĂšlerinage et de culte des ancĂȘtres. Mais c’est Ă  partir du premier siĂšcle de notre Ăšre que va se dĂ©velopper la culture dite de San AgustĂ­n, une pĂ©riode de grand Ă©panouissement de l'art lithique monumental : Ă©normes plates-formes funĂ©raires, terrasses cĂ©rĂ©monielles, monticules artificiels, avec une architecture inspirĂ©e par les temples, reflĂ©tant un systĂšme complexe de croyances religieuses et magiques. Quelque 300 sculptures souvent trĂšs expressives (divinitĂ©s et animaux tutĂ©laires aux visages mena-

VIGNETTES RURALES ET DE SITES ENCORE PRÉSERVÉS çants, guerriers armĂ©s de bĂątons, chamans avec les yeux en forme de tĂȘte d’aigle et les dents de jaguars des hĂ©ros mythiques) se dressent Ă  l’entrĂ©e des caveaux. Cet Ăąge d’or prit fin au VIIIe siĂšcle de notre Ăšre, comme le montre l'abandon des constructions Ă©difiantes et de la sculpture sur pierre. De nouvelles populations, probablement venues de la rĂ©gion amazonienne, paraissent s'ĂȘtre Ă©tablies dans cette zone vers l'an mil, en apportant avec eux des techniques de culture. Cette pĂ©riode, qui dura jusqu'Ă  la conquĂȘte espagnole, se caractĂ©rise par une tradition artisanale moins complexe, une sorte de rĂ©gression culturelle, en dĂ©pit des progrĂšs de l'agriculture permettant de nourrir une population nombreuse. En 1995, l’Unesco inscrivait les sites de San AgustĂ­n et Tierradentro sur la liste du Patrimoine mondial. Nous sommes partis Ă  cheval, dans les collines, explorer les sites de La Pelota, dĂ©couverts il y a une vingtaine d’annĂ©es, avec des statues peintes parti-

culiĂšrement impressionnantes. Avant de louer ses chevaux aux touristes, Pacho fut un huaquero, ou pilleur de tombes notoire, comme beaucoup de ses coreligionnaires. Signe des temps, il est devenu un ardent dĂ©fenseur du patrimoine local. Plus loin, au bord du canyon de la riviĂšre Magdalena dont les flots grondent au fond du prĂ©cipice, un affleurement rocheux est « habitĂ© » par une splendide sculpture Ă©nigmatique : la Chaquira (Ă  ne pas confondre avec une autre dĂ©esse colombienne !) Au bord de l’abĂźme, un sorcier, chef de guerre ou prĂȘtre, lĂšve les bras dans une supplique aux astres et/ou aux Dieux. Et en un lieu aussi sauvage, aussi chargĂ©, ce pĂ©troglyphe d’adoration panoramique devient l’ambassadeur de toute une culture antique en train de sortir de l’ombre, le « rĂ©veilleur » spirituel des dizaines d’autres chefs-d’Ɠuvre qui dorment encore sous la canopĂ©e ou dans les entrailles de la Terre mĂšre indienne.

Dans la trapicheria d’Inza, prĂšs de Tierradentro, dĂ©monstration d’un savoir-faire ancestral et dĂ©gustation Ă  volontĂ© de la panella, Ă  base de sucre de canne.

Guide pratique pages 90 et 91.

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