Francis Baldewyns
Les prochaines bifurcations
L'enseignement d'Ilya Prigogine
Editions du Prof
1
Table des matières T
Une civilisation de spécialistes
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Le temps d’être et de devenir
3
Quelques maximes relatives au « Présent » par ordre chronologique croissant des dates de naissance des auteurs
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Vers de prochaines bifurcations de systèmes
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Des fréquences harmoniques humaines
7
Les causes des turbulences de la Bourse et celles des molécules de gaz, par exemple, sont-elles dues à des phénomènes semblables ?
8
Ne serions-nous que des matières diversement modifiées ? Nous ne le pensons pas.
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Et la volonté, ne nous manque-t-elle pas ?
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Le principe de contradiction ou d’opposition
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Les cultures sont-elles aussi des systèmes composés d’hommes comme les solides, liquides et gaz sont composés de molécules ?
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Entropie et néguentropie
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Changements de phase de l'eau liquide en glace et de la glace en eau liquide. Comparaison entre l'eau formée de molécules H2O et la société formée d'êtres humains
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Que penser de la vitesse des transformations ?
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« Consilience », oui ! Unité du savoir, non !
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Culture et Civilisation
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L’évolution de l’Europe n’empêchera pas « l’inévitable affrontement » des Européens.
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Que seront les prochaines bifurcations sociales ? Espérer, c’est démentir l’avenir
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Les prochaines bifurcations Une civilisation de spécialistes. Paul Rostenne, philosophe belge, deux mois avant de nous quitter, a attiré mon attention sur un chapitre de La Barbarie des Elites1 où il a écrit : « C’est la faiblesse et non la force qui ouvre à la vie la voie de l’avenir » C’est une loi à la fois physiologique et psychologique, dont Toynbee a relevé l’empreinte dans les plus hautes sagesses. Celle du Christ, d’abord : « Les derniers seront les premiers » ; ensuite, celle du Tao : « Qui s’enorgueillit de son œuvre n’édifie rien de durable » Et Toynbee conclut avec pertinence : « Telle est la fatalité de l’élan créateur » À lire cet historien anglais, on en conclut que le déroulement de la tragédie est toujours le même : tout être qui a réussi un chapitre de son développement trouve dans son succès un lourd handicap pour créer le chapitre suivant. Ainsi, l’histoire se déroule sous une forme cyclique puisque, à chaque phase d’expansion succède celle du déclin tout en préparant un nouvel essor qui porte plus loin le développement de la vie.
Paul Rostenne écrit alors : « Les civilisations arrêtées ont réussi ce qu’ont réussi les espèces animales éteintes : une adaptation parfaite aux exigences du milieu, un équilibre stable entre la provocation et la réponse. C’est le cas de la civilisation spartiate qui, par une adaptation trop parfaite au régime de guerre à quoi elle dut répondre pour se constituer, rejeta « dans la mesure du possible l’infinie variété de la nature humaine, pour assumer à la place une inflexible nature animale » Le Spartiate a renoncé à rester un homme fait à l’image de Dieu pour devenir un robot guerrier. Une civilisation réussie est une civilisation de spécialistes - the right man in the right place - mais la spécialisation regarde, non du côté de l’homme - mais du côté de l’animal qui fournira toujours les plus parfaits modèles de spécialisation »2. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, aujourd’hui, l’unité du savoir est mise en cause par l’absence de concordance et de validation des conduites dans tous les domaines, y compris celui des pensées, car devant chaque problème particulier, on fait appel à un spécialiste. Si cette pratique se révèle efficace pour une maladie du corps ou pour la réparation d’un véhicule en panne, elle ne révèle toutefois aucune thérapie sur l’existence humaine et sa destination.
Le temps d’être et de devenir. Les bifurcations d’un système se produisent lorsque ses déséquilibres sont tels que ce système passe de l’état élastique à l’état de déformation irréversible. Ce passage obligé permet aux éléments interactifs qui composent ce système de se réorganiser pour retrouver un nouvel équilibre. Les civilisations n’échappent pas à cette loi fondamentale. Et elles connaissent, elles aussi, « Les structures dissipatives » 1
Rostenne, P., op. cit. note n° 86, p.67
2 Ibid
3
Les prochaines bifurcations Rappelons qu’une structure dissipative dans les systèmes physico-chimiques est une structure qui évolue dans un environnement avec lequel elle échange de l’énergie et de la matière. C’est par conséquent un système ouvert éloigné de l’équilibre thermodynamique. Une structure dissipative est caractérisée par l’équilibre de ses échanges (échanges d’énergie, création d’entropiue (désordre croissant) et l’apparition spontanée d’une brisure dans la symétrie spatiale (anisotropuie) qui peut parfois révéler une structure chaotique complexe. Où en sont actuellement notre civilisation et notre développement personnel? Dans la phase élastique ou dans la phase de déformation proche de la rupture ? Depuis le début de l’ère moderne, nous assistons au développement de la science où règne en maître la connaissance rigoureuse, objective, incontestable. Au cours du XXe siècle, la pensée scientifique a été amenée à substituer à l’image classique du monde de la physique newtonienne - monde déterminé rigoureusement et dont la nécessité fait sa loi - une image d’un monde en devenir, où la contingence prend place à côté de la nécessité. Bien que l’on ne puisse nier le bien apporté par les sciences, on doit s’interroger sur la raison pour laquelle simultanément à ce bien s’effondrent une à une les valeurs culturelles que l’homme avait mis si longtemps à construire. « Parce que c’est la vie elle-même qui est atteinte, ce sont toutes ses valeurs qui chancellent, non seulement l’esthétique, mais aussi l’éthique, le sacré et avec eux la possibilité de vivre pleinement chaque jour ».3 Ce bouleversement s’est accentué par la spécialisation des tâches et par la prolifération de recherches tous azimuts en vue d’être le premier sur le marché des valeurs d’échange, ce qui ne va pas nécessairement de pair avec les valeurs d’usage. Les méthodes scientifiques ont tissé leur toile dans tous les domaines y compris dans ceux qui concernent la gestion des hommes, c’est-à-dire l’administration et le management. C’est ce qu’on appelle communément la pensée unique qui nous a réduits à n’être plus que des producteurs-consommateurs assujettis aux développements de la technoscience. « Tandis que, semblables à la houle de l’océan, toutes les productions des civilisations du passé montaient et descendaient ensemble, comme d’un commun accord et sans se disjoindre – le savoir produisant le bien, qui produisait le beau, tandis que le sacré illuminait toute chose -, voici devant nous ce qu’on n’avait en effet jamais vu : l’explosion scientifique et la ruine de l’homme. Voici la nouvelle barbarie dont il n’est pas sûr cette fois qu’elle puisse être surmontée »4 Cette barbarie, c’est l’univers technique qui prolifère à la manière d’un cancer, s’autoproduisant luimême, en l’absence de toute norme, dans sa parfaite indifférence à tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire la vie de celui qu’il dévore. Le problème des problèmes de notre temps doit se poser dans les termes suivants : l’élite occidentale réussira-t-elle à se détacher de cette forme civilisatrice qui ne se préoccupe pas de la culture, pour travailler à une forme nouvelle, ou bien se fascinera-t-elle sur un cadavre qu’elle s’appliquera à momifier afin de masquer son néant d’une illusion de survie ? Après avoir « réussi » son développement, le capitalisme a du mal pour créer le chapitre suivant, de telle sorte que les chances paraissent être en réalité contre le « favori » et en faveur du cheval inconnu. « L’être humain n’a jamais le temps d’être, il n’a jamais le temps que de devenir », disait Georges Poulet. Et Paul Rostenne exprimait cette pensée par la métaphore de la Chrysalide et de la chenille : « Comme la chenille a besoin d’être chenille et la chrysalide d’être chrysalide, l’homme moderne a besoin d’être moderne et de prendre toutes les formes et tous les contenus qu’il se donne. Comme la vie détruit successivement la forme chenille puis la forme chrysalide en visant le papillon, la vie amène aussi l’homme vers sa plénitude en passant par une série d’étapes qui ne sont pas seulement physiques - comme c’était le cas pour l’insecte - mais avant tout spirituelles »5. La culture est une culture de la vie ; elle se transforme comme la chenille, elle est à la fois ce qui transforme et ce qui est transformé dans un mouvement incessant. Et son organisme tout entier, en perpétuelle transformation, interagit en permanence avec celui de ses semblables. La vie humaine, au cours de son évolution, engendre de nouvelles expériences ; l’humain rencontre ainsi de nouvelles qualités de vie, de nouvelles altitudes de valeurs qui l’aspirent vers le savoir non plus comme valeur utilitaire, mais comme valeur absolue. Comme nous l’avons écrit au chapitre deux : « La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié »6 C’est le système qui englobe tous les autres, c’est un contenant sans lequel le contenu n’a aucune saveur. 3 Henry, M., La Barbarie, Grasset, Paris, 1987, p.9 4 Ibid. p.10 5 Rostenne., P., la Barbarie des Elites, Editions Desclée et Cie, p.105 6 Citation d’Edouard Herriot
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Les prochaines bifurcations Ce n’est pas un conditionnement mensonger, comme c’est souvent le cas des emballages rencontrés sur le marché des capitaux, des biens et des services ; c’est au contraire la vérité première, celle qui empêche la barbarie de s’installer comme le conditionnement hermétique empêche les bactéries d’attaquer le produit qu’il protège. Mais, cette protection est fragile si l’on n’y prend garde en permanence, car « Les peuples les plus civilisés sont aussi voisins 7 de la barbarie que le fer le plus poli l'est de la rouille » . L’homme n’a pas vraiment de passé, parce que sa conscience lui fait vivre, en permanence et au présent, les événements qui ont marqué sa vie. Seul l’homme hic et nunc existe vraiment, et pour vivre le présent, il a sans cesse besoin de se souvenir. Constamment, l’homme se souvient et extrapole. Son passé et son futur se sont comme assemblés l’un à l’autre pour former sur la ligne du temps deux cônes de sens opposé, contigus en leur sommet en un point désertifié : son présent. Ces deux cônes expriment les flux spatio-temporels des événements du passé et ceux des projections vers l’avenir. Puisque, selon Aristote, le passé n’est plus, puisque l’avenir n’est pas encore, puisque le présent lui-même a déjà fini d’être dès qu’il a commencé d’exister, comment pourrait-il y avoir un « être du temps » ?
Quelques maximes relatives au « Présent » par ordre chronologique croissant des dates de naissance des auteurs Cueille le jour présent, en te fiant le moins possible au lendemain. Carpe diem quam minimum credula postero. Horace 65-8 av. J.-C Odes, I, XI, 8 Et souviens-toi encore que chacun ne vit que le présent, cet infiniment petit. Marc Aurèle (121-180) Pensées, III, 10 La vie, c'est le plaisir ou rien. ... Jouissons aujourd'hui, nul ne connaît demain. Palladas d'Alexandrie Ve siècle Anthologie palatine, V, 72 (traduction R. Brasillach) Lorsqu'on est trop curieux des choses qui se pratiquaient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci. René Descartes (1596-1650) Discours de la méthode Les hommes qui, par leurs sentiments, appartiennent au passé et, par leurs pensées à l'avenir, trouvent difficilement place dans le présent. Louis de Bonald (1754-1840) Lettre, à Joseph de Maistre, 22 mars 1817 La durée est essentiellement une continuation de ce qui n'est plus dans ce qui est. Henri Bergson (1859-1941) Durée et simultanéité (P.U.F.) Que Dieu vous garde de sacrifier le présent à l'avenir ! Anton Pavlovitch Tchekhov, (1860-1904) Le Conseiller privé
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Comte de Rivarol (1753-1801)
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Les prochaines bifurcations Mon passé, c'est les trois quarts de mon présent. Je rêve plus que je ne vis, et je rêve en arrière. Jules Renard (1864-1910) Journal, 23 mars 1901 Les extrêmes me touchent. André Gide (1869-1951) Morceaux choisis, Epigraphe (Gallimard) Les jours sont peut-être égaux pour une horloge, mais pas pour un homme. Marcel Proust (1871-1922) Chroniques, Vacances de Pâques Paru dans le Figaro, 25 mars 1913. Sur la terre, deux choses sont simples: raconter le passé et prédire l'avenir. Y voir clair au jour le jour est une autre entreprise. Armand Salacrou (1899-1989) La terre est ronde Quand on est encore ce que l'on est, on est déjà ce que l'on sera. Georges Poulet (1902-1989) La Distance intérieure, Marivaux La vraie générosité envers l'avenir consiste à tout donner au présent. Albert Camus (1913-1960) L'Homme révolté Si la fonction vitale d’un homme de 75 ans en bonne santé vue par un matheux est f(x). L’intégration de cette fonction, qui est en fait l’activité qu’il a produite au cours de sa vie, peut s’exprimer comme une accumulation de présents infinitésimaux correspondant à 75 (ans) x 365,24 (jours) x 24 (heures) x 60 (minutes) x 60 = 2.366.820.000 secondes
2.366.820.000
f ( x)dx
02
L’intégrale de zéro à 2 milliards trois cent soixante-six millions huit cent vingt mille secondes est une manière de se représenter la vie d’un homme de 75 ans comme la fonction vitale f(x) accumulant une infinité de moments présents, chacun d’eux (dx) tendant vers 0. Le passé n’existe vraiment que dans la mesure où il hante notre présent. Il n’est pas étonnant, dès lors, que la culture des hommes soit imprégnée des sommités du passé, comme le révèle ce sondage effectué par la B.B.C. auprès de ses auditeurs, à la fin de l’année 1999, où elle leur a demandé quels étaient les Anglais les plus célèbres du millénaire. Les réponses furent évidentes : William Shakespeare prend la première place, suivi par Winston Churchill, le plus jeune de ces célébrités, puis William Caxton (1422-1491), l’imprimeur du premier livre en Angleterre, et les deux scientifiques, Charles Darwin et Isaac Newton.
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Les prochaines bifurcations Mais la culture est aussi prête à accepter de nouveaux concepts pour se donner l’illusion du progrès, de sorte qu’elle accepte les innovations sans trop se poser des questions sur leurs conséquences.
Vers de prochaines bifurcations des systèmes L’évolution des systèmes physico-chimiques s’explique par leur « auto-organisation » Celle-ci s’effectue chaque fois que, éloignés de leur position d’équilibre, ces systèmes subissent des fluctuations fondamentales et irréversibles. Il se passe alors comme une brisure de symétrie que le professeur Prigogine appelle une bifurcation8. Entre deux bifurcations, les systèmes évoluent de manière déterministe ; à la bifurcation, leur comportement devient probabiliste. C’est pourquoi toute hypothèse d’extrapolation audelà de ce qui nous paraît être l’état d’entropie maximale est vaine. Avant que l’humanité n’atteigne le prochain point de bifurcation organisationnel, au-delà de la mondialisation qui est en cours, il subsiste de nombreux domaines où peuvent intervenir nos actions correctrices, à commencer par la mise en place d’un gouvernement mondial démocratique. Les expériences capitalistes et bureaucratiques du XXe siècle nous ont appris que si l’on oubliait le sens de l’homme dans l’application des voies et moyens de ces politiques, on aboutissait à un système aliénateur. Et cela nous ne le voulons plus à aucun prix. Pourtant, ces deux systèmes ont eu leurs heures de gloire et pourraient encore les avoir si on les approchait différemment des Américains, pour les uns, des Russes et des Chinois, pour les autres. Hans Jonas nous explique que la « Planification centrale » permet d’éviter le mécanisme de la concurrence et donc « l’aberration d’une production de marché visant à exciter le consommateur. Puisque le gaspillage est une des plaies de notre civilisation, la planification aurait l’avantage d’un ordre économique et social non motivé par le gain à la condition d’éviter « la mauvaise orientation venant d’en haut, la servilité et le règne des sycophantes venant de la base »9 Les systèmes qui intéressent les sciences sociales sont articulés les uns aux autres et s’influencent en fonction de leur prépondérance dans la motricité de l’ensemble. Cet ensemble nous apparaît comme une structure mécanique complexe formée d’engrenages mus, soit directement par le volant moteur principal, soit par d’autres engrenages actionnés par celui-ci. Par analogie, notre société subit la résultante de forces diverses et vit les événements produits par leurs interactions réciproques : c’est l’histoire des hommes. De situations de blocage en situations de crise, parfois embellies par quelques découvertes fondamentales qui font bondir l’humanité vers un progrès réel, l’histoire de nos sociétés ne se déroule pas comme fonctionne une machine numérique programmée. Le système biosocial, le système politique, le système économique, le système culturel, le système des croyances, des valeurs, des codes éthiques et esthétiques, tous ces systèmes ne disposent que d’une autonomie relative les uns par rapport aux autres. Quel est aujourd’hui celui qui représente le volant moteur de notre société ? La réponse est évidente : le système économique. Et comment pourrions-nous modifier notre société en ne donnant pas la primauté à d’autres systèmes plus proches de l’humain ? Là est la question fondamentale à laquelle il est plus difficile de répondre. En effet, comme le souligne Julian Huxley : « Dans le langage de la causalité, le naturaliste peut parfois découvrir une seule cause définie pour un phénomène, le savant en sciences sociales doit toujours se contenter de plusieurs causes partielles. Il faut qu’il élabore un système fondé sur l’idée de causalité multiple »
Des fréquences harmoniques humaines Les diverses citations de La Mettrie - l’auteur de l’homme machine - que j’ai eu l’occasion de rappeler dans cet essai, nous laisseraient un goût amer si nous nous limitions à ce qu’elles énoncent au premier degré, car nous accepterions alors comme une fatalité notre état d’homme machine. Prigogine., I., Emission « Noms de dieux » d’Edmond Blattchen et « La fin des certitudes » – Odile Jacob) 9 Jonas., H., Le principe Responsabilité , Les Editions du Cerf, Paris, 1990 8
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Les prochaines bifurcations Au contraire, nous devons rebondir sur ces affirmations et découvrir les voies d’humanisation de celui-ci. Nous voulons être autre chose qu’une matière malléable à merci. Mais, cela ne signifie pas que nous nous distancions de la matière, car celle-ci aussi pose ses conditions. Ellemême ne se laisse pas manipuler sans règles et elle n’agit pas n’importe comment sous les impulsions qu’on lui donne. Référons-nous à la théorie de la photoélectricité qu’Einstein énonça en 1905 et qui lui valut le Prix Nobel. Il démontra que lorsque l’énergie d’un quantum lumineux « h » atteint une valeur précise, égale au travail d’extraction d’un électron d’une surface métallique précise, alors, et alors seulement, cet électron quitte cette surface. Pour que le phénomène se produise, il faut que la fréquence « » soit égale à celle de la vibration électronique du métal illuminé. Si ce n’est pas le cas, l’augmentation de l’intensité lumineuse n’aura aucune incidence. C’est donc bien la fréquence qu’il faut viser, puisqu’elle, seulement, est fonction de la nature du métal choisi. Cette fréquence ne peut d’ailleurs prendre toutes les valeurs imaginables, mais elle est limitée aux valeurs quantifiées propres au métal ciblé. Les causes des turbulences de la Bourse et celles des molécules de gaz, par exemple, sontelles dues à des phénomènes semblables ? Les physiciens s’appliquent aussi à dénicher, dans leur discipline, les équations, les idées, qui décriront le mieux la réalité de la finance, la discipline qui produit l’agitation de tous les spéculateurs. Pour décrire les fluctuations des marchés, et les fluctuations des hommes qui les animent par leurs offres et demandes, on peut aussi se référer à la physique des écoulements turbulents dont les analogies profondes avec la vie de la Bourse ont intrigué Jean-Philippe Bouchaud : « Il y a quelques années, je m’intéressais à des désordres dits tropicaux, extrêmes ; la plupart du temps, il ne se passe rien, puis on a de gros événements, des accidents. Les marchés financiers ont aussi par intermittence des bouffées d’activité qui, dans le temps, s’organisent de la même façon. En apparence, cela n’a rien à voir, mais qu’est-ce qu’un écoulement turbulent sinon un système où des molécules interagissent entre elles ? »10 Certes, l’être humain aussi est conditionné par sa propre matière contre laquelle rien n’est possible ; nous savons que, par exemple, il naît avec un potentiel génétique dont il pourra difficilement enrayer les effets pendant son existence. Et la structure neuronale de son cerveau, constituée progressivement en fonction de son vécu et des conditions du milieu dans lequel il évolue, aura aussi pour conséquence de lui faire appréhender la vie de manière spécifique. Notre matière se limiterait-elle à quelques excitations particulières à notre espèce qui lui donnent les mêmes réactions physiques que les phénomènes perceptibles au laboratoire moyennant quelques expériences simples, voire banales ? Serions-nous déterminés autant qu’Einstein le pense ? C’est-à-dire de faire ce que nous voulons, mais de ne pouvoir vouloir ce que nous voulons ? Par exemple, lorsque vous prenez le volant, vous avez l’impression individuelle de maîtriser votre véhicule alors que la force des statisticiens « démontre » quoi que vous fassiez, sur le plan collectif, que la route tuera en France plusieurs milliers de personnes chaque année. Malgré tout le désir de chacun qu’il n’en soit rien, votre conduite ne sera, à sa manière, que la confirmation de cette « loi naturelle »11
10
Barthélemy, P., Le monde du vendredi 1 septembre 2000, Aujourd’hui, p. 19
11
Ibid.
8
Les prochaines bifurcations Ne serions-nous que des matières diversement modifiées ? Nous ne le pensons pas. Comme l’a écrit Georges Ganguilhem : « Un vivant n’est pas une machine qui répond par des mouvements à des excitations, c’est une machine qui répond à des signaux par des opérations »12. Puisqu’il suffit à l’herbivore de voir et de sentir de l’herbe pour se mettre à la brouter, sans qu’il lui soit nécessaire d’y déceler l’action de la lumière solaire sur ses vertus alimentaires, je constate qu’il existe chez l’animal une conscience sensorielle du monde, strictement proportionnelle à l’activité requise de lui pour satisfaire son besoin corporel de nourriture et de bien-être ainsi que la nécessité de l’espèce de se reproduire. Certes, la conscience est essentiellement « attention », et l’attention est « intérêt », c’està-dire perception, non de l’objet comme tel, mais de l’objet comme nécessaire. Sans cette conscience, l’objet est perçu vaguement, comme dans une vision marginale. Et puisque la conscience est conscience de ce qui m’importe, et que la précision de la perception de l’objet se limite au besoin que j’en ai, si je choisis un fruit pour le déguster, sa couleur ne m’atteindra que si elle signifie sa succulence. La conscience apparaît donc chez les êtres qui en sont pourvus non comme l’instrument d’appréhension du réel, mais comme l’utilisation des instruments d’appréhension dont elle peut disposer. Et il n’est pas interdit de penser que l’inadéquation entre la perception et la conscience, qui ne cesse de détacher le réel « intéressant » d’un réel inintéressant », détermine, même dans les consciences les plus élémentaires, le sentiment moins confus d’une distinction entre le donné et sa vérité. La vérité de l’herbe pour l’herbivore, c’est strictement sa qualité alimentaire telle que la perçoivent sa vue et son goût. Mais quand il s’y couche, sa vérité devient ce qu’en perçoit son toucher. L’alternance de ces deux vérités de l’herbe correspond à l’alternance des deux besoins de nourriture et de repos. Et si ces deux seuls besoins se manifestent à l’herbivore devant l’herbe, celle-ci n’aura jamais pour lui d’autre vérité. Je veux croire qu’une action effectuée par un homme nécessite de sa part, en plus de cette conscience sensorielle, une connaissance de l’objet sur lequel porte son action et une connaissance de l’influence de cet objet sur tous les autres objets - appartenant au même système ou à des systèmes différents - qui pourraient, d’une manière ou d’une autre, produire une conséquence fâcheuse sur le cours des événements que cet homme sera appelé à vivre. Il va de soi que la majorité des hommes ont une conscience plus développée que l’herbivore et loin de moi la pensée de vouloir discréditer notre espèce à ce point. Néanmoins, je voudrais être certain que cette majorité agit avec assez de perspicacité et de retenue et que les nécessités de l’espèce humaine, pour cette majorité, s’accompagnent du souci à moyen et long terme de l’accueil et de l’épanouissement des générations futures. À présent, la conscience humaine regarde dans deux directions, dont l’une n’a rien à voir avec le corps et ses besoins. Quelque chose devient conscient en l’homme qui apparaît plus essentiel, c’est l’appel à une perfection d’un autre ordre qui envisage de sa part une activité et des efforts sans commune mesure avec l’activité et les efforts physiques et qui ne peuvent attendre aucune aide du dynamisme corporel, bien au contraire. Désormais, la lutte est déclenchée dans l’humanité entre son conservatisme qui l’animalise et ce dynamisme trans-corporel qui tend à l’arracher de son animalité. Désormais, il devient de plus en plus difficile de vivre, vu qu’entre les consciences ne joue plus une simple imitation du même au même, mais une émulation taraudante qui inquiète celles qu’elle n’entraîne pas. Aujourd’hui, chaque pensée, chaque sentiment, chaque acte individuel y est porté par un conformisme qui suffit à sa justification. La vérité n’est plus de rester ce qu’on est, mais de devenir ce qu’il faut être. Ne craignons pas la marginalité lorsqu’on est différent de ce que le moule de la pensée unique attend de nous. Vive alors notre singularité et notre insoumission !
12 Ganguilhem, G., Conscience de la vie, Hachette, Paris, 1952, p 180-181
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Les prochaines bifurcations Et la volonté, ne nous manque-t-elle pas ? Et ici intervient ce moteur turbo, qu’on peut appeler « Volonté ». Et même si ce moteur est superbement conçu et entretenu, il ne peut éviter certaines sources paradoxales qui rayonnent vers lui et le conditionnent en dissimulant, derrière les fréquences discrètes qui lui conviennent, d’autres fréquences subliminales qui ne vibrent plus en phase avec lui, mais provoquent en lui de manière insidieuse des déformations irréversibles : ce sont les stimuli destructeurs d’humanisme, les conditionnements, les producteurs de réflexes... L’homme n’est pas une plaque métallique améliorée ni une matière diversement modifiée, ni un animal polarisé sur sa nécessité. C’est d’abord un être pourvu d’un esprit unique capable de trouver le chemin de son propre bonheur si sa volonté fonctionne et si on lui apprend à la développer et à se défier des signaux corrupteurs. L’homme est matière, né de la matière et incapable de ne pas en tenir compte, mais il est avant toute chose un être libre qui peut décider de son propre destin par ses propres choix. Contrairement à ce que disait Einstein, l’homme peut vouloir ce qu’il veut. Il n’est plus seulement un composé chimique formé de la combinaison d’éléments de base de la planète, dans des proportions précises, mais il est avant tout une matière pensante capable de tout modifier y compris lui-même.
Le principe de contradiction ou d’opposition Après avoir fait allusion à la photoélectricité, je dois rappeler à mes étudiants en communication d’entreprise que la physique et la chimie présentent d’autres lois qui nous interpellent sur d’éventuelles analogies entre le comportement des atomes et molécules d’une part, et celui des hommes d’autre part. Les premiers représentent les particules constitutives de la matière, et les seconds les individus qui composent la société. En électromagnétisme, par exemple, la Loi de Lenz énonce que : « Tout courant induit s’oppose au phénomène qui lui a donné naissance ». En ce qui concerne les équilibres chimiques, la « Loi de Le Chatelier » nous apprend que : « Toute modification de pression ou de température ou de concentration de composés en état d'équilibre avec d’autres composés, a pour effet un déplacement de l’équilibre qui tend à annuler les effets de la modification apportée ». Par ces deux lois, on constate donc que la matière a tendance à s’opposer aux effets qu’on lui fait subir. Et le second principe de la thermodynamique affirme que : « les événements physiques se dirigent en général vers des états d’entropie et de probabilité maximum, de désordre moléculaire, les différenciations existantes étant nivelées ». Cela est vrai pour autant que l’on ait affaire à ce que l’on appelle des systèmes fermés. Les êtres vivants et les sociétés représentent des systèmes ouverts, alimentés en matière riche en énergie, et qui peuvent évoluer vers un haut degré d’organisation, donc de résister au nivellement dû au désordre croissant. Autrement dit, l’énergie que les êtres vivants ont accumulée, et l’information qu’ils ont reçue, leur permettent de s’opposer à l’inéluctable désordre thermodynamique. Mais cette production d’ordre et de « néguentropie » engendre la complexification, et donc la diversification, à la fois de leur développement embryonnaire, de l’évolution de leur espèce et de l’organisation de leur société. Par exemple, plus les niches écologiques seront nombreuses et inoccupées à un moment donné, plus les occupants de ces niches auront tendance à se diversifier. Ce qui est vrai biologiquement l’est aussi du point de vue organisationnel : cette diversification entraînera inévitablement une spécialisation et celle-ci aura bien du mal à se convertir lorsque le système sociétal auquel les êtres vivants appartiennent se trouvera déséquilibré. Les contradictions et oppositions observées sur la matière apparaissent donc aussi dans les sociétés où les interactions n’ont plus lieu entre atomes et molécules mais entre les êtres humains situés dans leur environnement.
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Les prochaines bifurcations Les cultures, ne seraient-elles aussi des systèmes composés d’hommes comme les solides, liquides et gaz sont composés de molécules ? Voici une autre citation souvent entendue dans les milieux cybernétiques : « Liquides et cultures se réorganisent lorsqu’ils subissent des fluctuations qui les éloignent de leur état d’équilibre ». On observe alors une sorte de cristallographie de non-équilibre. Jusqu’où peut aller cette analogie entre un solide, un liquide, un gaz et une société ? Le professeur Prigogine admet « que la vie est trop compliquée pour être expliquée par la physique et la chimie. (...) La physique doit intégrer les structures d’ensemble ; comme, de même, on ne peut pas faire de la sociologie à partir d’un seul individu (...) dans le domaine de la physique, il faut considérer des ensembles : beaucoup de propriétés de la matière ne se définissent pas au niveau d’une particule à partir de laquelle je ne peux pas dire si j’ai affaire à un solide, un liquide ou un gaz (...) Parce qu’avant, la sociologie, et l’économie n’avaient qu’un seul modèle : les lois de Newton. (...) Aujourd’hui, les sciences humaines peuvent prendre d’autres modèles : l’instabilité, le chaos » (...) Mais, il faut rester prudent parce que le mécanisme de décision, élément essentiel dans la description de la sociologie et de l’économie est évidemment très différent dans le cas de molécules et dans le cas de l’homme »13
Entropie et néguentropie Si l’on approfondit les notions d’entropie et de néguentropie, on constate que la mesure du désordre et de l’ordre n’a de sens que si nous englobons le système observé dans un environnement qui lui est supérieur, mais fermé. Cette image n’est pas difficile à se représenter puisqu’on constate aujourd’hui que notre atmosphère est entourée d’une couche d’ozone qui constitue, d’une certaine manière, une limite au système fermé qui nous contient. En effet, en faisant abstraction du trou préoccupant qu’on a découvert dans cette couche, on peut dire que les êtres vivants et les sociétés qu’ils composent (systèmes ouverts) sont emprisonnés biologiquement et « sociétalement » dans ce système fermé. Il y a lieu de s’interroger, dès lors, sur ce qui peut se produire lorsque, culturellement, économiquement et politiquement, les humains se réorganisent spontanément en créant de l’ordre, de la néguentropie au niveau des micro-environnements dans lesquels ils vivent par petits groupes (familles, villages, entreprises), c’est-à-dire dans cette multitude de sous-systèmes ouverts en interaction les uns avec les autres. Si cet ordre est consenti par souci majeur et collectif de rétablir la stabilité, nous n’avons pas vraiment affaire à une réaction spontanée, car elle est réfléchie et rationnelle et nécessite souvent des plans d’action, parfois contraignants, parfois austères. Mais l’humain, contrairement à la matière, est mu par la pensée. En première approximation, acceptons l’idée que ces réactions sont spontanées. Par contre, si le désordre provient de mécontentements individuels ou collectifs entraînant des oppositions, des soulèvements, des révolutions et même des guerres, on constate davantage de spontanéité, car dans la plupart des cas, leurs conséquences ne sont pas vraiment voulues. La fréquence d’augmentation spontanée du désordre est de loin supérieure à la fréquence d’augmentation spontanée de l’ordre. Si « Spontanément » est l’adverbe qui convient pour exprimer le passage d’un état déterminé (concernant l’ensemble du système ouvert et son environnement) vers un état plus (ou moins) désordonné, alors nous rencontrons l’application du second principe de la thermodynamique dans lequel S (l’entropie) augmente avec le désordre et diminue avec l’ordre. . dStot = dSi + dSe 0 dStot est la somme de l’entropie totale (système interne ouvert + système externe fermé) ; dSi est l’entropie du système interne et dSe l’entropie du système externe. Nous constatons que la somme des deux différences d’entropies mesurées est toujours positive. Mais il se peut que dSi ou dSe soit négatif (néguentropie) alors que l’autre terme soit positif (entropie). On doit donc nécessairement créer du désordre dans un système pour créer de l’ordre dans l’autre et c’est toujours le désordre créé dans l’un qui est supérieur à l’ordre créé dans l’autre puisque la résultante de la somme des différences entropiques dStot est positive. 13
Ilya Prigogine, émission « Noms de dieux » RTB Liège d’Edmond Blattchen et « La fin des certitudes » - Odile Jacob
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Les prochaines bifurcations Changements de phase de l'eau liquide en glace et de la glace en eau liquide. Comparaison entre l'eau formée de molécules H2O et la société formée d'êtres humains Voici les deux livres que le professeur Prigogine m’a offerts lors de notre rencontre, le 10 octobre 1997, à l’occasion de l’enregistrement de l’émission « Noms de dieux » d’Edmond Blattchen. Ils se complètent vraiment : l’un est scientifique et expose la mathématique propre aux systèmes étudiés, l’autre aborde l’indispensable renouveau des sciences humaines et sociales.
Repartons de la matière et posons-nous la question de la spontanéité. A titre d’exemple, un lingot froid en acier ne peut devenir spontanément plus chaud que l’environnement dans lequel il se trouve. Mais l’inverse est vrai : les produits sidérurgiques provenant des lignes à chaud refroidissent spontanément dans des halls avant leur traitement à froid. De même, la solidification de l’eau en glace est spontanée à -1°C, l’entropie de ce système diminue et de l’ordre s’y crée (formation de cristaux géométriquement ordonnés) ; mais l’environnement dans lequel se trouve l’eau subit une augmentation d’entropie supérieure à cette diminution (le désordre à l’extérieur augmente davantage que l’ordre à l’intérieur de l’eau). Autre expérience : la fusion de la glace est spontanée à + 1 °C ; l’entropie de l’eau augmente dans le système interne étudié, du désordre s’y crée (Les molécules d’eau se libèrent de leur ordre géométrique et roulent les unes sur les autres), mais le système externe dans lequel il se trouve subit une diminution d’entropie inférieure à l’augmentation du désordre interne. Dans le schéma ci-dessus, à gauche, il y a solidification de l’eau : la chaleur passe dans le milieu extérieur où l’entropie Sext augmente (davantage de désordre). A droite, il y a fusion de la glace : la chaleur provient du milieu extérieur où l’entropie diminue (davantage d’ordre). Quelle analogie pouvons-nous envisager avec la solidification de l’eau en glace ? Celle-ci répond à une cristallographie ordonnée des molécules par rapport au désordre relatif du liquide.
Contrairement aux molécules d'eau qui sont toutes semblables et n'ont pas d'esprit de décision, les humains peuvent personnellement changer le destin de leur vie à tout moment.
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Les prochaines bifurcations Cependant, nous connaissons de nombreux événements où cet esprit a été manipulé par les médias et les groupes influents et s'est comporté de la même manière que les molécules d'eau. C'est le cas dans toute organisation humaine qui décide de mettre l'ordre dans un système donné en communication avec son propre environnement. Il en est de même dans toute organisation humaine qui décide de mettre de l’ordre dans un système donné en communication avec son propre environnement. Ne dit-on pas : « les esprits s’échauffent. Il faut les calmer. » ? Ou encore : « le résultat de cette entreprise est dans le rouge, il va falloir restructurer »? Calmer les esprits dans un système interne ou restructurer celui-ci correspondent à une augmentation d’ordre, mais induisent souvent beaucoup de désordre dans son environnement. Dans ce cas, Sint a diminué au détriment de Sext qui a augmenté. Quelle analogie pouvons-nous envisager avec la fusion de la glace en eau ? La fusion de la glace provoque, dans le système interne analysé, une augmentation du désordre qui sera supérieure à l’augmentation simultanée d’ordre du système extérieur. Il en est de même dans tout environnement humain qui donne la priorité à la qualité de la vie de la population au détriment de la rentabilité des systèmes internes, dont les entreprises. Les forces du travail, par exemple, ont lutté pour améliorer leur situation pécuniaire. Il est vrai que le désordre créé dans certaines entreprises les a fait péricliter et beaucoup parmi elles ont même disparu, parce que leurs coûts se mirent à dépasser leurs bénéfices. Dans ce cas, S ext a diminué au détriment de S int qui a augmenté. Globalement, à l’échelle de notre planète, la résultante des augmentations d’ordre, autrement dit la somme des néguentropies, est inférieure à la résultante des augmentations de désordre. Mais il y a lieu de se poser la question sur l’importance des désordres et des ordres générés. Par exemple, dans le cas de la solidification de l’eau en glace, il importe aussi de mesurer le désordre occasionné à l’environnement. On constate alors que le milieu extérieur deviendra d’autant plus chaud et désordonné qu’il était initialement ordonné, car il est bien connu que si le milieu extérieur est froid, plutôt que tiède, la même quantité de chaleur émise vers ce milieu aura pour effet de le « désordonner » davantage, un peu à la manière du joueur au bowling qui abat plus facilement neuf quilles parfaitement ordonnées dès le départ, plutôt que trois quilles désordonnées.
Que penser de la vitesse des transformations ? La thermodynamique nous renseigne sur les tendances, mais elle reste muette sur les vitesses. Les transformations spontanées sont parfois très rapides (comme c’est le cas de l’expansion d’un gaz), mais ce n’est pas une règle générale. Une huile visqueuse a spontanément tendance à s’écouler lentement. Tout processus engendrant du désordre peut se produire à vitesse très réduite et parfois même imperceptible. Lorsqu’apparaissent, par exemple, les désordres dans nos populations et sociétés, il est souvent tard.
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Les prochaines bifurcations Ce fut le cas dans le domaine économique, où le libéralisme voulut progressivement déplacer l’ordre vers les domaines qui l’intéressaient (pour qu’augmentent le rendement et le profit) en n’acceptant pas d’assumer le désordre occasionné sur la qualité de la vie des populations par les conséquences de ses excès. Ce libéralisme-là commença lentement mais sûrement à nous déstabiliser mais aujourd’hui, sa vitesse est galopante et elle n’a plus de limite. Il se disculpe d’ailleurs en permanence du désordre qu’il a provoqué. C’est le cas aux EtatsUnis qui préfèrent payer leur pollution plutôt que d’apporter de vrais remèdes qui risqueraient de compromettre quelque peu leur économie. C’est aussi aux Etats-Unis que s’est créée cette société duale où seuls les riches ont droit de cité : 50 millions de citoyens sont dépourvus de sécurité sociale. Ainsi, l’économique veut sauver l’économique au détriment de la planète et des hommes. Les réseaux capitalistiques des sociétés multinationales ne sont-ils pas semblables à cette cristallographie ordonnée des molécules de glace et ne veulent-ils pas constamment se restructurer pour que leur « machine » fonctionne à plein rendement, sans trop se soucier des répercussions négatives qu’elles produiront sur le système global ? Pour les humains, les désordres induits par les systèmes hyper ordonnés se mesurent en souffrance, en esclavagisme, en pollution, en malnutrition, en maladies, en pauvreté ; bref, en destructions physiques et spirituelles. L’absentéisme au travail augmente ; l’alcoolisme s’installe ; les divorces sont légion, car la cellule familiale est secouée et perturbée par les horaires déments et par l’importation des conflits et problèmes journaliers depuis les milieux de travail jusqu’au sein des ménages. Le Professeur Prigogine (pour lequel j’utilise le temps présent, malgré son récent décès) s’intéresse aussi aux interactions entre les hommes et Dieu, si on en juge au choix du symbole qu’il a choisi pour l’émission « Noms de dieux ». Quand il nous présenta sa statuette précolombienne Meczala à l’émission Noms de dieux, (Photo ci-dessous) il nous dit : « J’aime beaucoup cette sculpture parce qu’elle représente une interrogation, voire une certaine anxiété (...) Dans les civilisations d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale, la conception régnante (de l’art) y est celle d’un monde « biologique » dans lequel le mouvement des planètes et l’éclat du soleil demandent de l’énergie : il faut qu’on nourrisse les dieux ; les dieux ont besoin de l’homme et les hommes ont besoin des dieux14 ».
14 : De droite à gauche : Ilya Prigogine, Paul Rostenne, Francis Baldewyns, le 10 septembre 1997
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Les prochaines bifurcations « Consilience »
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, oui ! Unité du savoir, non !
Dans les sous-chapitres précédents, nous avons tiré la sonnette d’alarme sur les comparaisons faciles qu’on pouvait faire entre certains comportements de l’homme et de la société, d’une part, des molécules et des états de la matière, d’autre part. Nous avons averti le lecteur de l’indispensable prudence dont il fallait faire preuve lors de telles comparaisons. Certes, la « consilience » apporte des éléments neufs capables de « redonner vigueur aux humanités moribondes » et notamment en encourageant de rapprocher les disciplines scolaires, de telle manière que le cloisonnement actuel entre elles disparaisse au profit d’une créativité nouvelle. Il faut oser supprimer les frontières intellectuelles pour acquérir une vision complète du monde. Sinon tout est fragmentaire et bancal. Mais ce n’est pas non plus une raison pour conditionner une science par une autre et en cela la sociobiologie doit prendre garde de se référer à des options qui relèvent trop de l’objectivité cartésienne. Le naturaliste E.O. Wilson estime que les sciences sociales et médicales sont toutes deux confrontées à des problèmes urgents et il se rend compte que les premières ne se développent pas aussi vite que les deuxièmes. « Les utopies sont prises en considération par les sciences sociales, ce qui n’est pas vrai pour les sciences naturelles, et les utopies doivent bien sûr être fondées sur des tendances existantes. Bien que nous soyons persuadés maintenant qu’il n’y a pas de certitude future, et qu’il ne peut y en avoir, des conceptions du futur peuvent cependant influencer la façon dont les humains agissent dans le présent. L’Université ne peut s’abstenir d’un tel débat dans un monde où, la certitude étant exclue, le rôle de l’intellectuel change forcément et l’idée d’un scientifique neutre est sévèrement remise en question (...) Nous venons d’un passé social de certitudes conflictuelles, qu’elles soient reliées à la science, à l’éthique, aux systèmes sociaux, pour arriver dans un présent de questionnement considérable, incluant même le questionnement sur la possibilité intrinsèque des certitudes. Peut-être assistons-nous à la fin d’un type de rationalité qui n’est plus approprié à notre temps (...) Nous invitons les sciences sociales à s’ouvrir elles-mêmes à ces questions (...) La responsabilité d’aller au-delà de ces pressions immédiates ne revient pas uniquement à ceux qui travaillent dans les sciences sociales ; elle échoit aussi aux bureaucraties intellectuelles - administrateurs d’université, associations de chercheurs, fondations, agences gouvernementales - en charge de l’éducation et de la recherche. Il nous faut reconnaître que les principales questions que pose une société complexe ne peuvent être résolues en les décomposant en petites parties qui semblent faciles à maîtriser analytiquement, mais plutôt en tentant de traiter ces problèmes, de traiter les hommes et la nature dans leur complexité et leurs interrelations » 16
Culture et civilisation Il nous faut d’abord envisager tout ce qui est en notre pouvoir pour que cette mondialisation dépasse le caractère économico financier et prenne l’humain en considération. Le tissu de l’organisme social ne se construira pas à partir de cellules identiques, mais bien à partir d’une infinité de cellules différentes qui auront trouvé entre elles l’harmonie de la cohabitation et la convergence pacifique. Les prochaines « structures dissipatives », dont le professeur Prigogine nous dit qu’elles correspondent à « de nouvelles organisations spatio-temporelles » et où apparaissent des phénomènes nouveaux, impliquent toutefois l’existence d’étapes catalytiques. C’est le cas avec les enzymes dans le système biologique. Mais que sont ces étapes et ces enzymes dans nos systèmes sociaux ? Sont-ils déjà à l’œuvre ? Dynamisent-ils déjà le travail de régénérescence en cours ? Ou se préparent-ils seulement à y participer ? Les civilisations sont des systèmes dont l’ensemble des éléments en interaction les uns avec les autres subissent les mêmes lois que les systèmes physico-chimiques : ces civilisations participent au rôle constructeur de la flèche du temps. Cela signifie qu’il ne suffit pas de donner à la variable temps une grandeur positive ou négative de même valeur absolue - comme le fait la physique classique de Newton quand elle envisage la symétrie du pendule, par exemple. L’espace et le temps ne sont plus considérés comme des variables extérieures et indépendantes de l’être humain. La symétrie temporelle n’existe pas à ce niveau puisque l’on sait aujourd’hui que lorsqu’un observateur bouge ou reste immobile, les lois de la physique ne sont plus les mêmes. 15 Terme anglais proche de celui de “cohérence” utilisé par E.O.Wilson dans "Unité de la connaissance", qui exprime le caractère de réconciliation de disciplines diverses apparemment étrangères les unes des autres. 16. E.O. Wilson, L'Unicité du savoir, Robert Laffont, 2000
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Les prochaines bifurcations Par analogie avec la vie biologique, la vie sociale est une création perpétuelle en marche. Les guerres, les crises économiques, les découvertes fondamentales, les modes, tel ou tel art, sont autant de faits, de situations et d’événements figés une fois pour toutes sur la ligne du temps. Mais, toute action nouvelle n’aura lieu que dans le système évolutif existant au moment où elle est accomplie. Bien que culture et civilisation soient deux termes souvent considérés comme synonymes, la culture me paraît davantage concerner l’activité mentale, tandis que la civilisation « est le comportement d’une population d’humains dans une région géographique et à une époque déterminée » 17 Notre « culture », au sens large - c’est-à-dire : l’éducatif, le parental et le professionnel - est un système en interaction avec d’autres systèmes. La civilisation, en termes systémiques, est donc ce super système qui unit tous les autres. L’histoire d’une civilisation peut donc évoluer par les changements culturels. Le plus grave danger des périodes d’incertitude comme la nôtre, où nous sentons bien quelque chose se préparer, mais dont il nous est impossible d’en définir la forme ou le contenu, c’est que les hommes affolés se donnent au meilleur compte possible des caricatures de civilisation qui obstruent alors toutes les voies d’accès vers une civilisation véritable. Et ce danger est d’autant plus grand que la désagrégation est plus profonde et affecte des structures plus fondamentales de l’organisation humaine. Ce qui est, à mon avis, le cas de notre époque, plus qu’aucune autre dans le passé, sauf peut-être le haut Moyen Age avec sa remise en question du bien-fondé lui-même de la religion, de la philosophie et de la politique. 17
Lerbert, G., Pédagogie et systémique, Puf, 1997, p.108.
L’évolution de l’Europe n’empêchera pas « l’inévitable affrontement » des Européens. La première condition qui s’impose est d’oser affronter notre état d’homme civilisé et d’analyser en lui ce qui nous est étranger. Et sa vocation. En effet, l’erreur de toutes les civilisations est de se croire naturelles alors qu’elles sont artificielles. Une civilisation ne définit pas un groupe humain, mais plutôt la voie dans laquelle elle travaille pour réaliser ce qu’elle pense être sa vocation en fonction de son environnement naturel et contre elle-même. Chaque civilisation se trouve dans un état de tension entre sa nature et sa vocation « Les hommes d’Europe, abandonnés aux ombres, se sont détournés du point fixe et rayonnant, a écrit Albert Camus. Ils oublient le présent pour l’avenir, la proie des êtres pour la fumée de la puissance, la misère des banlieues pour une cité radieuse, la justice quotidienne pour une vaine terre promise (...) le secret de l’Europe est qu’elle n’aime plus la vie » Dix ans plus tard, Paul Rostenne, convaincu par la justesse des remarques de Camus, se veut pourtant plus optimiste sur la prise en compte du sens de l’homme puisqu’il est persuadé que la création de l’Europe n’empêchera pas l’affrontement. Son optimisme n’étant pas, évidemment, l’affrontement « guerrier » dont les pays européens ont fait la triste expérience deux fois au cours du XXe siècle, mais l’affrontement de l’homme avec lui-même qui ne trouvera pas nécessairement dans cette construction politique l’indispensable retour de son propre sens : « L’Européen a acquis peu à peu la conscience que sa civilisation est son œuvre, qu’il incarne en elle ses options les plus décisives, qu’elle constitue le champ de sa liberté. Il en est venu à se regarder en elle comme dans un miroir dont l’éclat dépend de lui. Si bien qu’il perçut de plus en plus nettement, non pas vraiment contre quoi - ou contre qui - il regimbait, mais qu’il regimbait, que ses actions étaient des réactions et qu’il se raidissait contre une pression. Il sentit qu’il travaillait à sa civilisation comme à un camp retranché. À la base de l’Européen se précisait un refus primordial. C’est dire que notre civilisation marchait vers un état de tension croissant entre elle-même et son âme. Tension à laquelle aucune révolution connue n’apportera ni remède ni palliatif et qui rapproche l’échéance de l’affrontement »18. 18
Rostenne, P., Dieu et César, éditions Nauwelaerts
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Les prochaines bifurcations L’Europe unie avec un gouvernement démocratique est évidemment un progrès contre les nationalismes destructeurs que le siècle a connus. Vivement dans quelques décennies pour que les peuples exigent de leurs dirigeants d’œuvrer en ayant toujours présent à l’esprit « le sens de l’homme » et non celui des machines grâce auxquelles quelques pour cent de l’humanité trouvent le moyen de dominer la majorité des autres !
Que seront les prochaines bifurcations sociales ? Espérer, c’est démentir l’avenir Je suggère au lecteur de cliquer sur le lien qui suit la photo du Professeur Prigogine pour entamer la lecture de cet autre essai intitulé « Espérer, c’est démentir l’avenir » Merci pour votre fidélité. Francis Baldewyns
Ilya Prigogine le jour de l’enregistrement de son émission « Noms de dieux » le 9 septembre 1997
Lecture conseillée après celle-ci : https://fr.calameo.com/read/001082200fd1fad5304d8
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Les prochaines bifurcations Ilya Prigogine, quand il reçut le prix Nobel de chimie en octobre 1977. Dédicace d'Ilya Prigogine sur son livre "La Fin des Certitudes" lors de l’enregistrement de son émission "Noms de dieux" à laquelle je fus invité par Edmond Blattchen le 10 septembre 1997.
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