Francis Baudouin
Philosophie et Hommes machines
Editions du Prof 3
La couverture: l'œuvre de Meunier, que j'ai décrite lors de ma formation à l'Ecole des Antiquaires de Liège
Philosophie et management Je n’ai pas la prétention de vous présenter un cours de philosophie, mais bien d’envisager quelques thèmes fondamentaux qui ont préoccupé les philosophes et nous aideront à acquérir un savoir nous permettant d’orienter notre existence conformément aux objectifs du séminaire auquel mes compagnons et moi avons assisté. Je n’aurais pu écrire cet ouvrage si je n’avais pas suivi, pendant deux ans à l’Université de Liège, les cours de Daniel Giovannangeli sur la philosophie des temps modernes et temps contemporains.
Il est ici en compagnie d’Alain Touraine, invité à l’émission Noms de dieux.
Daniel fut, par ailleurs, mon condisciple à l’Athénée de Huy, pendant les années soixante, et je le remercie pour ses précieux conseils qui m’ont amené à aimer la philosophie et à réussir avec succès les examens qui sanctionnaient ses cours. D’abord, qu’est-ce qu’un philosophe aujourd’hui ? Il en existe une infinité de types. Envisageons les deux principales catégories :
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Philosophie et Hommes machines les uns rejoignent un système connu et consacrent leur existence entière à lui découvrir de nouvelles aspérités. Ils trouvent ainsi, dans l’originalité et la singularité, une autre forme du système déjà connu avec le risque de ne s’intéresser qu’au « sexe des anges ». En se singularisant, ils se rendent effectivement plus rares et poussent même à devenir uniques, mais parfois dans la marginalité la plus inutile. Ce sont des originaux recroquevillés sur eux-mêmes et sur le nombril de leur « science ». les autres sont des hommes de terrain désireux de modifier le courant de l’histoire de telle manière que les points d’inflexion qu’ils pourraient produire dans la courbe de l’humanité nous conduisent à observer, comprendre et vivre le monde différemment de ce qu’il est aujourd’hui. Ce sont davantage des réformateurs, voire des utopistes. Et nous savons qu’il en faut. Originaux et utopistes ont leur place dans nos réflexions. Le but de cet ouvrage vise à comprendre et, si possible, à éviter les excès de la faculté d’entreprendre actuelle. Les philosophes, si nous les écoutons, peuvent nous aider à ne pas tomber dans les pièges béants qui se dressent devant nous, comme ils se sont dressés pendant des siècles devant nos ancêtres. Grâce à eux, le chef d’entreprise pourra davantage comprendre la notion de changement qui l’anime et il prendra conscience, s’il le veut, de l’urgence de ne pas commettre les erreurs de tous ceux qui se sont crus plus malins que les autres. Le philosophe est persuadé que l’homme de pensées doit venir à l’appui de l’homme d’affaires. Retourner aux racines de l’acte d’entreprendre, c’est donc aussi aborder les principaux philosophes qui ont compté dans l’histoire des hommes pour comprendre pourquoi et comment certains d’entre eux ont pu atteindre les excès et délinquances évoqués dans La fin des hommes machines, accessible sur le même site.
L’esprit curieux et les yeux mauvais Comme l’écrit Carl Rogers1 : « De nos jours, la plupart des psychologues se croient insultés lorsqu’on les accuse d’avoir des pensées de philosophe. Je ne partage pas cette réaction. Je ne puis m’empêcher de m’interroger sur le sens de tout ce que j’observe. Et il me semble parfois que de ce sens se dégagent des implications passionnantes pour notre monde moderne » Je ne partage pas non plus la réaction de ces psychologues gênés d’exprimer des pensées philosophiques. Au contraire, il est souvent nécessaire de communiquer ce que l’on ressent sans toujours chercher à
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Rogers. C., Le développement de la personne, Dunod, 1970, p. 122
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Philosophie et Hommes machines se pencher sur la dernière découverte scientifique ou sur la dernière nouveauté... Comme le disait Frédéric II, le Grand, roi de Prusse qui vécut de 1712 à 1786 : « Une maladie est pour un philosophe une école de physique ». En ce qui me concerne, mon expérience professionnelle est une école de la vie. Ma confession peut d’ailleurs se poursuivre dans ce sens. N’ai-je pas, comme la plupart de mes collègues cadres, animé de grandes messes où je me propulsais en pensée vers un système hypothétique que je croyais de bonne foi réalisable, mais que les moyens et contraintes m’empêcheraient de réaliser ? N’ai-je pas aussi participé à certaines « assises » où nous reconstruisions le monde pour le meilleur et pour le pire ? Les idéologies qui y étaient prêchées pouvaient nous servir, mais aussi nous réduire à l’esclavage. Les plus humaines d’entre elles - mais aussi les plus rares - ranimaient en nous la flamme de l’intelligence et de l’humanité. Bon nombre de nos compagnons d’insoumission, qui ont vécu les délinquances entrepreneuriales, ont ressenti le besoin de cette école permanente pour eux-mêmes, mais aussi pour leurs enfants. Et pour en arriver là, ils ont compris d’abord que le principe de la culture continuée était à la base d’une culture scientifique moderne. Ils ont compris et appliqué, en partie, la célèbre conseil de Kipling : « Si tu peux voir s’écrouler soudain l’ouvrage de ta vie, et te remettre au travail, si tu peux souffrir, lutter, mourir, sans murmurer, tu seras un homme, mon fils ». La philosophie commence à prendre sens quand nous sentons que nos choix de vie ne suffisent plus et qu’entre eux ne se dégage aucune cohérence, ne se dessine aucune orientation. C’est alors la vacuité de l’abondance, la prise de conscience d’un dévoiement existentiel qui nous distancie des valeurs traditionnelles. Il n’est pas étonnant, dès lors, que les personnes ayant ressenti cette faillite intellectuelle aient éprouvé le besoin de reconsidérer leur existence. Elles n’avaient jamais imaginé qu’un jour elles puissent retrouver la santé de l’esprit et étudier Platon, Aristote, Descartes, Kant, Hegel, Marx et tous les philosophes dont le chemin nous a appris que pour le suivre il fallait d’abord se débarrasser des nombreux obstacles : « La philosophie est ce traçage d’un chemin, à coups de machette, à travers les lianes et les épineux, où l’esprit se découvre et comprend que le monde de la vie n’est que l’effet de son abandon aux 2 croyances illusoires » Pour moi, il était tard, mais la philosophie est réputée venir après coup. Il était devenu vital que je prenne de la distance par rapport à ce qu’il m’était interdit de délégitimer officiellement. J’avais besoin de me retrouver 2
Pierre Trotignon, les chemins du philosophe, Fayard p325
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Philosophie et Hommes machines et de revivre pleinement ce que j’avais délaissé, en espérant que la trahison de mon âme ne serait plus qu’un mauvais souvenir. J’avais surtout besoin de retrouver l’intelligibilité qui m’avait si peu servi dans l’exercice de mes fonctions. Comme l’a dit Fontenelle : «Toute la philosophie n'est fondée que sur deux choses : sur ce qu'on a l'esprit curieux et les yeux mauvais »3 Mais l’important est d’abord de prendre conscience que l’on a les yeux mauvais. Alors, cette face cachée de l’être dont nous ignorons l’étendue, que la science découvre peu à peu, pourquoi ne laisserait-elle pas la place à la philosophie pour l’aider ? La philosophie n’a pas à exploiter méthodiquement l’étant, mais à se remémorer la vérité toujours oubliée de l’être. Elle s’enquiert de ce qui est relégué ou occulté par la science. Elle délivre un savoir, mais ce savoir n’est pas une connaissance ; il correspond à une plus haute discipline de l’esprit, à ce que Husserl appelle une « science rigoureuse », pour la distinguer de la « science exacte », ou à ce que Heidegger nomme « la pensée méditante », par opposition à « la pensée calculante » La science décrit ce qui est, mais ne se prononce jamais sur ce qui doit être. Elle fournit des moyens d’action, mais demeure indifférente aux fins poursuivies. Elle relève tout autant de la rationalité instrumentale que de la rationalité objective, mais elle sait aussi rester axiologiquement neutre et, dans ce cas, nous donne la plus grande liberté qui soit, celle de ne jamais épuiser le gisement de la connaissance. Tout dépend de l’usage que l’on en fait. Avec un ordinateur, on peut gérer l’aide au tiers monde comme on peut déclencher une guerre atomique. C’est pourquoi, on voit aujourd’hui proliférer comme des gardefous, des comités d’éthique, ces instances de réflexion sensées nous guider ou tout au moins tracer les limites de nos actions. La raison est-elle dictée par nos sensations ? David Hume est un historien et philosophe écossais, dont la pensée marque l'évolution du scepticisme et de l'empirisme, deux courants de philosophie. La pensée philosophique de Hume fut influencée par les idées du philosophe anglais John Locke et du philosophe et évêque irlandais George Berkeley. Si Hume et Berkeley faisaient tous deux une distinction entre raison et sensation, Hume alla plus loin et s'efforça de montrer que 3
de Fontenelle, Bernard le Bovier 1657-1757. Entretiens sur la pluralité des mondes
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Philosophie et Hommes machines les jugements rationnels ne sont que les associations habituelles de sensations ou d'expériences distinctes.
Hume marqua une étape révolutionnaire dans l'histoire de la philosophie en rejetant l'idée fondamentale de causalité, et en affirmant que la « raison ne peut jamais nous montrer la connexion d'un objet avec un autre sans l'aide de l'expérience et de l'observation de leur conjonction dans tous les cas antérieurs. C'est pourquoi, lorsque l'esprit passe d'une idée ou d'une impression d'un objet à l'idée d'un autre objet ou à la croyance en celui-ci, il n'est pas déterminé par la raison, mais par certains principes qui associent les idées de ces objets pour les réunir dans l'imagination ! ». Le rejet de la causalité opéré par Hume implique le rejet des lois scientifiques, toutes fondées sur l'hypothèse selon laquelle un événement en cause nécessairement un autre et qu'on peut prévoir qu'il en sera toujours ainsi. Aussi est-il inconcevable, selon lui, d'avoir une connaissance factuelle, même s'il concédait qu'en pratique, les hommes sont obligés de penser en termes de cause et d'effet et de croire à la validité de leurs perceptions, sous peine de devenir fous. De même admettait-il la possibilité de connaître les relations entre les idées, telles que les relations des nombres en mathématiques. Dans son approche sceptique, Hume déniait à la fois l'existence de la substance spirituelle postulée par Berkeley et celle de la substance matérielle de Locke. Hume récusait même l'existence de l'unité du moi, affirmant que, dans l'impossibilité qu'ils sont d'avoir une perception d'euxmêmes en tant qu'entités distinctes, les individus « ne sont rien d'autre qu'un assemblage ou une collection de perceptions ».
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Philosophie et Hommes machines Dans le domaine de l'éthique, Hume défend la thèse que le bien et le mal, loin d'être des concepts rationnels, proviennent des considérations sur le bonheur. Dans cette optique, le bien moral suprême est la bienfaisance, l'attitude altruiste qui contribue au bien-être général de la société dont dépend le bonheur individuel. Les théories économiques de Hume exercèrent une influence considérable entre autres sur le philosophe et économiste écossais Adam Smith, notamment par l'idée que la richesse n'est pas fonction de l'argent, mais des marchandises ainsi que par son analyse des répercussions des conditions sociales sur l'économie.
Finissons ces querelles stupides, associons nos forces, construisons des ponts entre scientifiques et philosophes. D’abord, constatons que les philosophes reviennent au galop. Et s’il fallait le prouver, il suffirait d’entrer dans une librairie pour constater l’importance du rayon qui leur est consacré. Pourquoi ? Parce que les sciences n’ont pas répondu au bonheur qu’elles avaient fait espérer, à cause de la technique qui en émane et du scientisme qui ne se sont pas seulement limités aux produits techniques qui pouvaient servir l’homme, mais ont considéré celui-ci comme un objet malléable, transformable, en exaltant ses désirs et en lui faisant miroiter des produits miracles qui n’ont pas été à la hauteur de son espérance... Au cours du XIXe siècle, les différentes disciplines se déplièrent comme un éventail couvrant tout un registre de possibilités épistémologiques. À un bout de l’éventail se situent les mathématiques (discipline non empirique), avec à leurs côtés les sciences naturelles expérimentales (elles-mêmes organisées dans une sorte d’ordre vertical en fonction de leur grade de déterminisme : physique, chimie, biologie). À l’autre bout de l’éventail, se trouvent les lettres (ou arts et lettres), en commençant par la philosophie (la symétrique des mathématiques en tant que discipline non empirique) avec, à ses côtés, l’étude des pratiques artistiques formelles (littératures, peinture et sculpture, musicologie). Le monde est-il gouverné par des lois déterministes ? Ou y a-t-il une place, un rôle pour l’inventivité et l’imaginaire humains ? Politiquement, le concept de « loi déterministe » semblait plus utile pour un contrôle technocratique des mouvements et changements potentiellement anarchiques. Et, en même temps, la défense du particulier, de l’indéterminé, de l’imaginaire semblait plus utile non seulement à ceux qui résistaient au changement technocratique pour conserver les traditions et les institutions existantes, mais aussi à ceux qui luttaient pour une
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Philosophie et Hommes machines intervention humaine plus spontanée et plus radicale dans la sphère sociopolitique. De ce débat continu, mais déséquilibré, il résulta dans le monde du savoir que la science (physique) fut remplacée partout sur un piédestal et que la philosophie fut reléguée, dans de nombreux pays, dans un coin toujours plus réduit du système universitaire. La science fut affirmée comme la découverte de la réalité objective, en utilisant une méthode nous permettant de sortir de l’esprit, tandis que les philosophes étaient simplement considérés comme des personnes cogitant et écrivant sur leurs cogitations. La science positive était conçue pour permettre la libération totale à l’égard de la théologie, de la métaphysique et de tous les autres modes « d’explication » de la réalité. « Nos recherches positives doivent essentiellement se réduire, en tous genres, à l’appréciation systématique de ce qui est, en renonçant à en découvrir la première origine et la destination finale. ».4 L’Auguste Comte anglais, John Stuart Mill, parlait quant à lui non pas de science positive, mais de science exacte, mais la référence à la mécanique céleste restait la même : « La science de la nature humaine est du même genre. Elle est bien loin de l’exactitude de notre Astronomie actuelle, ; mais il n’y a aucune raison pour qu’elle ne soit pa s une science comme l’est celle des marées, ou même comme l’était l’Astronomie lorsque ses calculs n’embrassaient pas encore que les phénomènes principaux, et non les perturbations »5 La science doit retrouver son ancienne compagne, pas seulement pour calculer le monde, mais pour le comprendre. Autrement dit, il faut marcher sur les deux pieds pour que la démocratie du XXI e siècle permette aux hommes de jouir de la liberté, mais d’une liberté prise en charge par chacun d’eux dans une communauté où prévaut la coresponsabilité. Le divorce de la science et de la philosophie ne doit pas rester sur un 4
Comte, A., Discours sur l’esprit positif, Librairie philosophique J.Vrin, Paris 1974, p.20 5 Stuart Mill, J., Système de logique déductive et inductive, trad. L. Peisse, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1866 (Mardaga, 1988), tome second, p.430
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Philosophie et Hommes machines malentendu ou sur une spéculation concurrentielle de l’être alors que la science et la philosophie se complètent aussi parfaitement que le jour et la nuit complètent la durée d’une journée. Nos contemporains, du moins ceux qui apprécient ce retour philosophique du balancier, sont convaincus d’avoir entamé une nouvelle ère de l’humanité. L’enthousiasme qu’ils manifestent est déjà en soi un signe de progrès : on pourrait être moins riche, mais être plus heureux. L’Esprit est en plein travail de transformation, il a rompu avec le monde des choses et des idées qui ont eu cours jusqu’ici et il va les précipiter dans les profondeurs du passé. Pour que l’avenir soit digne d’être vécu, il faut définitivement extraire de notre mentalité la « domination utilitariste de notre prochain » L’homme doit s’affirmer autrement que par l’utilisation du monde pour ses propres fins, et le monde ne doit plus tirer sa signification de son utilisation par l’homme. Dans ce but, mes collègues professeurs et moi avons décidé avec des milliers d’autres, de tout faire pour assurer à l’humanité une promotion culturelle capable d’assumer pleinement sa destinée, mais aussi de lui ouvrir les yeux sur elle-même. Car, c’est la lumière plus que la force qui lui manque : une force aveugle ne peut que la détruire. L’homme au travail a le plus grand besoin de s’affirmer et de faire des choix qui ne l’amènent pas seulement à respecter scrupuleusement un programme ou une procédure. Il a besoin d’un degré d’autonomie qui lui permette de se situer en tant qu’individualité dans tout ce qu’il fait. Le temps est au retour des philosophes. L’individu ne pouvant accepter la situation qui lui est faite, dans cette ère où règne en maître le rationalisme instrumental, va inévitablement vouloir s’en distancer. Certains n’hésitent pas : ils s’évadent soit en quittant réellement le groupe qui les opprime, soit en feignant d’accepter ses fondements, mais tout en essayant de se soustraire à ses tensions. D’autres encore se rebellent en attaquant les règles et principes du système sur fond de mépris ou d’indignation. Pour que se produisent les prochaines bifurcations, il nous faut l’aide de la philosophie. Nos certitudes sensibles, ces instantanés de la vie, ne nous permettent pas de connaître le monde. Ce que nous percevons de celui-ci est peu de choses par rapport à l’immensité du visible. L’ensemble des instantanés qui nous parviennent ne sont que des représentations partielles et souvent contradictoires. « Sans doute, dans notre vie quotidienne, nous ne prêtons pas attention à cette conscience qui constitue le monde de notre environnement habituel. Nous percevons la maison et sommes inattentifs à notre perception de la maison. Toujours nous avons conscience du monde et jamais conscience de notre conscience du monde. C’est la tâche de la philosophie de porter à l’évidence cette activité inlassable de la conscience qui perçoit le monde, qui conçoit les idéalités et
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Philosophie et Hommes machines les abstractions de la science, qui imagine, qui se souvient, etc., produisant ainsi toutes les représentations irréelles qui ne cessent d’accompagner le cours de notre vie réelle ».6 Sur ce point, scientifiques et philosophes trouvent un terrain de prédilection. Albert Einstein a relativisé notre perception du monde en comparant celui-ci à une montre : « Dans l'effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l'homme qui essaie de comprendre le mécanisme d'une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n'a aucun moyen d'ouvrir le boîtier. S'il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu'il rendra responsable de ce qu'il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d'expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité et la signification d'une telle comparaison ». Si, pour compléter cette réalité, je me tourne vers ma conscience et que j’essaye d’y trouver la lumière qui me permette de mieux comprendre les choses et de mieux définir mes intentions, je n’obtiens pas davantage de réponses rassurantes. Finissons ces querelles stupides, associons nos forces, construisons des ponts. « Il n’y aurait pas place pour deux manières de connaître, philosophie et science, si l’expérience ne se présentait pas à nous sous deux aspects différents : d’un côté sous forme de faits qui se juxtaposent à des faits, qui se répètent à peu près, qui se mesurent à peu près, qui se déploient enfin dans le sens de la multiplicité distincte et de la spatialité, de l’autre sous forme d’une pénétration réciproque qui est pure durée, réfractaire à la loi et à la mesure. Dans les deux cas, expérience signifie conscience ».7
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Henry, M., La Barbarie, Grasset, Paris, 1987
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Bergson, H., La pensée et le mouvant, Librairie Félix Alcan, Paris, 1934, p. 156
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Philosophie et Hommes machines Qu’attendons-nous pour nouer bout à bout les 3 ficelles de la poésie, de la philosophie et de la politique ? Même Descartes, considéré le plus souvent comme la Raison incarnée, l’être insensible qui n’apportait aucun crédit aux sensations, même lui souhaitait la nécessaire collaboration du philosophe et du poète : « Les pensées profondes se trouvent dans les écrits des poètes plutôt que des philosophes. La raison en est que les poètes écrivent par les moyens de l'enthousiasme et de la force de l'imagination : il y a en nous des semences de science, comme dans le silex, que les philosophes extraient par les moyens de la raison, tandis que les poètes, par les moyens de l'imagination, les font jaillir et davantage étinceler » 8 Mais cette union dans la diversité d’expression des sensations, non seulement entre le poète et le philosophe, mais en amenant le politique à se joindre aux deux premiers, se manifeste particulièrement chez un philosophe contemporain comme Paul Ricoeur. Lors de l’émission « Noms de dieux » où chaque invité doit, entre autres, présenter un symbole, il proposa le tableau de Rembrandt intitulé "Aristote contemplant le buste d'Homère : « C'est le symbole même de l'entreprise philosophique telle que Ricoeur la comprend. Aristote, c'est « le » philosophe, mais comme tout philosophe, il a une fondation sur laquelle il s’appuie pour développer ses idées : c’est la poésie représentée par Homère statufié. Aristote, le philosophe, est recueilli devant le buste, mais il va plus loin, il ne se contente pas de le contempler, il le touche. C’est le symbole même du contact de la prose conceptuelle du philosophe avec la langue rythmée du poète. Aristote est revêtu de vêtements contemporains (comme la philosophie qui est toujours contemporaine) alors que le buste d'Homère est statufié. Mais il y a un troisième personnage dans ce tableau que l’on ne remarque pas au premier abord, et dont la tête est dessinée dans la médaille suspendue à la taille d'Aristote, c’est la tête d'Alexandre, le politique, dont Aristote a été le précepteur. 8
Cogitationes privatae
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Ce qui signifie que le politique doit être partout discrètement présente à l'arrière-plan du rapport entre poésie et philosophie, parce que, dit Paul Ricoeur : « C'est un rapport de paroles - le poète parle, le philosophe parle - mais le politique, dans sa meilleure destination et dans sa meilleure efficacité, c'est la paix publique, c'est-à-dire la possibilité que le discours continue dans un ordre tranquille. Cela, je pense, est là pour nous rappeler que la philosophie ne peut continuer son œuvre de réflexion sur une parole qui n'est pas la sienne, la parole poétique, que si elle continue d'entretenir un rapport actif avec la politique, dont elle a la charge - si j'ose dire comme le personnage du tableau est chargé de cette médaille. »9. La propagande politique doit retrouver le chemin de l’information réelle au service du citoyen. Elle ne doit plus être cette grande entreprise de « déréalisation », mais au contraire la traduction, dans la vie de tous les jours, des messages poétiques et philosophiques. Ainsi, la politique devrait constamment prendre en compte deux tâches essentielles de la philosophie : celle qui consiste à exprimer l’essence de l’homme que lui communique la poésie, et celle qui est de contrôler et de dominer la
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RTBF Liège et Blattchen, E., Emission Noms de dieux, invité : P.Ricoeur, diffusée le 3 novembre 1993
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Philosophie et Hommes machines machine qui est en nous pour donner un sens humaniste à nos actions communes. C’est à cette dernière tâche que s’est employé Marx en attaquant le scientisme réducteur de l’économie politique et en s’appliquant à démontrer que le travail doit être pour l’homme le moyen de sa réalisation. Pouvait-il prévoir les excès de toutes natures liés aux développements technologiques qui lui ont succédé, et aurait-il couvert de tels excès au nom de la sacro-sainte « réalisation de l’homme au travail » ? C’est difficile à dire. Mais sa vie et ses écrits ont eu un impact fondamental que nous ne pouvons ignorer. C’est le rationalisme socio-économique de Marx qui est à l’origine du communisme ; Lénine n’en fut que l’exécutant. Depuis que l’humanité existe, l’impact des philosophes a été considérable. Jésus aussi a influencé l’humanité et lui a proposé la liberté en lui demandant de dialoguer avec son Père plutôt que d’écouter César et ses sombres desseins, mais il a été pris en otage par des structures totalitaires et sa « philosophie » a été détournée au profit de nombreux pouvoirs qui se sont succédé depuis lors et qui ont compris qu’ils devaient servir d’intermédiaire entre ce Père qui « est aux Cieux » et les hommes qui souffrent sur Terre. Notre époque a besoin d’un sursaut philosophique où notre esprit doit reprendre son emprise sur nos penchants les plus égoïstes. Ce vœu s’adresse à tous ceux qui n’imaginent même plus d’utiliser un autre œil que celui du myope penché sur la singularité de leur être.
Les idéologues et les archéologues Au cours des deux derniers siècles, deux grands courants de pensée ont expliqué ce mouvement pendulaire entre ceux qui prétendent construire leurs certitudes au-delà des caractéristiques du donné sensible, et ceux qui, au contraire, estiment ne pas devoir laisser leur esprit se distancer de celui-ci, et même de devoir se débarrasser de tout ce qui pourrait le déformer. C’est l’opposition qui existe entre « L’idéalisme allemand » et « La phénoménologie ». L’oscillation entre ces deux pôles est un phénomène intemporel, mais les philosophes depuis Kant nous ont montré combien, entre ces deux extrêmes, il importait d’être prudent pour nous préserver des erreurs d’appréciation et de jugement. Dans un cas comme dans
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Philosophie et Hommes machines l’autre, si le sens de l’homme est absent de la réflexion philosophique, alors tout ce que nous envisagerons ne sera qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Faut-il laisser le temps au temps pour que le phénomène observé s’idéalise, ou faut-il s’arrêter à la « perception sauvage » des choses et exprimer le donné sensible que celle-ci nous communique ? Ce que le philosophe Hegel a envisagé, c’est la relation immédiate entre un objet singulier - ce qui donne à lui dans un face à face (Gegenstand = ce qui est posé devant) - et un objet singulier qui lui est donné, ici et maintenant. Il s’agit donc d’éprouver une certitude initiale immédiate que Hegel qualifie de « sensible », mais la dynamique de cette observation ne s’arrête pas là ; tout le travail va consister en un passage patient, long, débordant largement la conscience singulière pour s’élargir aux dimensions de la conscience de soi, de la raison et puis même de l’esprit. Cette évolution doit nous faire passer de la certitude initiale immédiate à la vérité finale. L’affirmation de la subjectivité singulière va progressivement se trouver, sinon évincée, en tout cas va manifester l’universalité de la vérité. Hegel va s’employer à faire apparaître que toute intuition sensible est elle-même portée par un mouvement qui l’amène progressivement hors d’elle, et cela jusqu'à la vérité du savoir absolu. On prétendait coïncider avec l’objet donné, mais en réalité un mouvement nous entraînait déjà ailleurs. Il n’est pas indifférent de noter que Hegel, à partir de cette époque, est tout sauf un philosophe romantique. Il affirme, avec la plus grande conviction, le droit du concept universel contre la singularité et l’affection sensible. Son approche est téléologique : elle vise une finalité. Le point de départ qu’est la conscience immédiate en face d’un objet immédiat, c’est aussi celui des phénoménologues de l’école de Husserl, dont Merleau-Ponty en France. Ceux-ci ont aussi revendiqué la conscience immédiate comme le champ originaire de l’expérience. Mais, la conscience immédiate de la phénoménologie est, au contraire de Hegel, l’objet d’une
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Philosophie et Hommes machines archéologie qui s’emploie sans cesse à réactiver cette expérience originaire. Lorsque Merleau-Ponty parle du « sauvage », il s’agit de la perception sauvage ; lorsqu’il parle de ranimer une expérience préconceptuelle, antéprédicative, qu’il faut suspendre la croyance dans tous les faits, fut-ce la croyance dans les faits positifs de la science, lorsqu’il dit qu’il faut revenir à une expérience plus profonde que l’expérience scientifique, Merleau-Ponty, à l’inverse de Hegel, va s’employer à considérer que le lieu de la certitude initiale est en vérité le lieu indépassable de la vérité : « Comme la nervure porte la feuille du dedans, du fond de sa chair, les idées sont la texture de l'expérience » C’est la tâche des phénoménologues du XXe siècle qui ont voulu revenir aux choses mêmes, antéprédicatives. La philosophie husserlienne proclame que tout objet de la conscience acquiert ses déterminations à partir de l’angle sous lequel on le voit. Aussi ce sens s’enrichit-il quand on multiplie les angles sous lesquels on le perçoit. Si bien qu’au bout du compte, l’objet spatialement vécu ne se donne en sa totalité que sur le fond d’une synthèse de points de vue. Cette multiplication des points de vue sur l’objet peut être amenée à revêtir une forme historique. En effet, dans la relation avec autrui, que Husserl appelle intersubjectivité, l’autre ou alter ego correspond à une multiplicité de significations qui peuvent être fonctionnelles, économiques, politiques ou affectives. Dans tous les cas, ces significations sont prises dans le flux d’une histoire. Car il ne faut pas oublier que si l’objet qui nous fait face recèle une multiplicité de sens possibles, selon notre position, nous revêtons nous-mêmes une multiplicité de sens. Aussi, est-ce lesté de sa propre histoire, ainsi que de la nôtre, que l’objet acquiert des déterminations grâce à l’analyse phénoménologique. La grandeur de Hegel, c’est tout à la fois d’avoir fait droit à cette expérience préconceptuelle, mais en s’efforçant de la dépasser. Tout le processus consiste pour lui à partir de l’expérience finie, dans l’espace et dans le temps, comme Kant nous l’a appris, puis il s’emploie à montrer que cette description suivie sans préjugé mène, en réalité, depuis les illusions de la certitude immédiate - des ici et maintenant - au concept du savoir absolu. En d’autres termes, Hegel décrit l’expérience immédiate pour faire apparaître que celle-ci est gouvernée à son insu, mais qu’il suffira de prendre son temps pour expliciter cet insu. L’expérience immédiate est ainsi gouvernée par la médiation et l’universalité. Je pense que l’idéaliste qui fait fi du donné sensible est dans l’erreur, même s’il se croit investi d’un pouvoir surnaturel. Le jeune cadre dynamique frais émoulu, sortant de l’université ou d’une école supérieure d’administration ou de commerce, où on lui a appris théoriquement les choses, ne peut avoir une vision exacte des réalités tant qu’il n’aura pas
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Philosophie et Hommes machines vécu le donné sensible et qu’il ne l’aura pas intégré dans sa vie quotidienne. Le contremaître qui, souvent, pourrait être son père, et dont la connaissance provient essentiellement de l’accumulation d’expériences vécues sur le terrain parmi ses hommes, vit pleinement ces réalités et aura moins tendance que le jeune manager à vaquer de médiation en médiation vers des sphères hypothétiques qui font plaisir à l’esprit, mais qui agissent comme des idéalistes convaincus par la justesse de leurs plans et de leurs procédures On peut comprendre qu’à partir d’un certain niveau hiérarchique d’une entreprise, le savoir de l’objet soit d’emblée universel et médiatisé, et que l’intuition sensible, telle que Kant nous l’a décrite, soit elle-même portée par un mouvement qui l’amène progressivement hors d’elle, et cela jusqu'à la vérité du savoir absolu. Le contremaître préfère parler de choses plus concrètes que l’on constate journellement ou hebdomadairement, choses qu’il connaît au sens kantien du terme. De même, la lecture d’une carte prend une signification pour les jeunes élèves qui ont souvent fait l’école buissonnière et ont expérimenté les bois et rivières, alors que cette même carte a un tout autre sens pour ceux qui ne connaissent pas le monde de la vie, « La Lebenswelt » dont nous a si bien parlé Husserl. Le manager bercé d’idéologie agit souvent comme un hégélien. Il construit son objet et veut que les événements qui se produisent correspondent à ce qu’il a conçu et construit, parfois même en négligeant les expériences sensibles. Mais cela ne signifie pas qu’en agissant de la sorte, ce même manager, ne puisse pas, selon les circonstances vécues, adopter le comportement opposé. Rien n’est figé d’avance. Autrement dit, la perception sauvage d’un phénomène, sa certitude immédiate, n’est pas impossible aux personnes qui ont pris l’habitude de laisser à leur pensée le temps de se structurer d’une manière dialectique. Rien ne garantit que celles-ci laisseront systématiquement à leur esprit le temps de construire, à partir du phénomène observé, une idée qui se conceptualisera de manière idéaliste. Si je suis habitué à voir un homme ou si je vis un événement répétitif au travers d’un filtre idéologique et que, soudain, cet homme en chair et en os ou cet événement se présentent différemment de ce que j’attendais, je ne pense pas pouvoir me détacher du donné sensible immédiat pour rattacher la réalité vécue à l’idéal que je m’en étais fait. C’est souvent l’occasion d’une surprise ou d’une déception : « Tu remontes dans mon estime ! » ou « Je te croyais pourtant digne de confiance !» Croire au monolithisme des personnes prises isolément est la première erreur que l’on puisse commettre lorsqu’on vit parmi les hommes. Nous sommes tous le produit d’une équation plus ou moins complexe où les variables - et les coefficients qui les pondèrent - sont propres à chaque personne et peuvent évoluer avec le temps. Cela peut paraître étonnant,
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Philosophie et Hommes machines voire déstabilisant, qu’un être prêchant à longueur d'année un comportement déterminé puisse en adopter un autre, comme il est tout aussi étonnant de constater que certaines personnes puissent changer d’avis alors qu’elles ont initié des projets à long terme touchant leurs semblables et l’organisation des sociétés auxquelles elles appartiennent. Nos compagnons informaticiens connaissent bien la difficulté de mettre d’accord les utilisateurs d’une application sur le terrain et les concepteurs qui ont trop souvent une vision idéale, asymptotique de la réalité. Ceux-ci rêvent d’un système global, alors que les premiers vont devoir effectuer au quotidien, dans leurs domaines respectifs, des opérations qui ne souffriront pas la moindre lacune informatique. Entre le rêveur idéaliste et le myope dissous dans sa quotidienneté, l’informaticien doit rester prudent, car si le cahier de charges est avalisé par le premier sans l’aval du second, cela aboutira inévitablement à une application vouée à l’échec. Les terribles événements qui se passent en Yougoslavie, au moment où j’écris ces phrases, sont perçus différemment selon les personnes qui lisent les journaux et celles qui regardent la télévision, la cruauté des images et du son apportant beaucoup plus aux réalités de la guerre. Ces mêmes événements prennent aussi un caractère différent pour les « Médecins sans frontières » que pour leurs collègues installés dans leur cabinet douillet au sein de nos grandes villes. Et nous percevons tous qu’il serait aussi plus aisé à chacun d’entre nous d’appuyer sur un bouton pour tuer notre semblable à quelques milliers de kilomètres que de lui planter un couteau dans le cœur.
« L’œil physique et l’œil spirituel » Une autre manière de parcourir la philosophie est de l’envisager au travers de la métaphore oculaire de « L’œil physique et l’œil spirituel » Platon a utilisé la métaphore oculaire d’une manière admirable. Il a comparé le monde des connaissances positives à une caverne dont nous sommes les prisonniers et dont la sortie n’est possible que moyennant des efforts surhumains... pour se frayer un chemin à travers les vérités créées par les sciences qui rêvent de ce qui est, mais ne peuvent le voir en réalité. D’autant plus que, depuis sa naissance jusqu'à l’âge adulte, l’homme modèle son œil aux nécessités terrestres. Et même si Breton dit que l'œil existe à l'état sauvage, nous savons bien que cette perception sauvage n’est plus possible dans une civilisation qui conditionne à ne percevoir les choses qu’en fonction de son exploitation financière.
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Philosophie et Hommes machines Platon nous propose de nous débarrasser non seulement de l’œil corporel, mais de toute cette « corporéité » à travers laquelle nous parviennent les vérités qui contraignent : « C’est l’affaire de la philosophie. D’une philosophie qui n’est plus la science, et même plus le savoir... Une philosophie capable de remplacer l’œil naturel de l’homme par un œil surnaturel, c’est-à-dire par un œil qui voit, non ce qui est, mais grâce auquel ce qu’on voit par notre volonté devient ce qui est ». Cela signifie que la réalité s’offre non plus à notre soumission, mais à notre liberté. Aristote n’argumente qu’à partir des données de l’œil terrestre, les données de « l’œil spirituel » se situant au-delà de toute argumentation. « L’homme doit réprimer en lui, comme délirante et immorale, toute velléité de révolte contre la contrainte des vérités rationnelles » Il doit même « accepter » celles-ci en transformant les contraintes de fait en contraintes de droit, c’est-à-dire en universalisant la nécessité et en la constituant comme fondement du réel. Aristote peut donc, en toute sécurité, accuser Platon de délire ; celui-ci ne saurait lui opposer aucune réfutation qui l’atteigne. Platon ne démontre pas le bienfondé de sa position, il la veut. Au XVIIe siècle, Descartes déporte la vision vers un autre sens, le toucher. Il met la vision hors d’elle-même jusqu'à paraître l’annuler. L’expérience de l’aveugle fournit la réponse : il voit avec ses mains parce qu’il a un corps. La bonne vision est quelqu’un qui ne voit pas avec les yeux. Le bâton est l’indice de l’immédiateté et non pas un médiat entre le sujet et l’objet, mais un prolongement du corps. Voir, pour Descartes, est une saisie qui s’apparente à la « marche sans flambeau en pleine nuit avec un bâton », c’est-à-dire voir sans médiation. Par « Intuitus », Descartes ne parle pas du sensible, contrairement à Kant, ni d’ailleurs de l’imagination. Descartes, philosophe de la conception inaccessible au doute, trouve en l’intuitus un contact immédiat de l’esprit avec l’objet dans sa présence pleine et actuelle. Le face à face avec l’objet apporte une connaissance certaine. « L’Intuitus » est un acte de
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Philosophie et Hommes machines l’entendement. Seule la volonté me permet de nier le donné reçu passivement par l’entendement.
Comment la pensée a évolué sur la conception du mouvement et de la nature ? Sur la conception du mouvement d’abord, la réponse à cette question va nous amener à distinguer l’objectivité de la subjectivité en comparant la conception des Grecs - c’est-à-dire celle Aristote - avec celle des Modernes - c’est-à-dire de Descartes. Elle prolongera aussi notre réflexion sur « L’œil physique et l’œil spirituel » Le « mouvement » pour Aristote, c’est : « L’acte de ce qui est en puissance ». Cette définition fait apparaître une nature complexe du mouvement, qu’il faut comprendre au sens large de « changement de quelque chose en quelque chose » Pour Aristote, tout corps se meut selon sa propre nature. Par exemple, un corps igné va, par nature, vers le haut et une pierre se meut vers le bas. Le premier s’éloigne du centre de la Terre et le second se dirige vers celuici. C’est le géocentrisme des anciens. Tout corps posséderait son lieu propre en fonction de sa nature. Celle-ci déterminerait le mouvement lui permettant de reprendre le lieu qui est le sien, mais elle déterminerait aussi « la catégorie du savoir » nécessaire à la connaissance de l’objet considéré. Pour les Grecs, les mouvements circulaires finis et ayant un terme n’introduisent pas de désordre dans les parties du monde, car tout point de la circonférence est début et fin. Le mouvement circulaire peut se continuer perpétuellement tandis que le mouvement droit ne le peut. Le mouvement droit serait donc assigné aux corps naturels pour les ramener à l’ordre quand ils en sont écartés. Seuls le repos et le mouvement circulaire sont capables de conserver l’ordre.10 Cette manière d’approcher le mouvement d’un objet particulier est toute différente chez Descartes qui dit que tout est objectivable et que le mouvement est indépendant de l’objet mu. Il n’y a pas de hiérarchisation du mouvement comme chez les Grecs et il n’y a pas lieu d’envisager différents savoirs pour étudier différents objets. Pour Descartes, les sciences ne doivent pas distinguer en fonction de leur objet. Dans l’ordre du savoir, il y a une et une seule science « L’humana Sapienta », c'est-à-dire « L’humaine sagesse » qu’il développe dans la première règle de « Regulae ad directionem ingenii » : « Les études doivent avoir pour but de
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Galileo Galilei, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, p.47 à p.70
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Philosophie et Hommes machines donner à l’esprit une direction qui lui permette de porter des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui »11 Cette sagesse est comme la lumière du soleil qui fait apparaître les différents objets, mais ceux-ci ne sont pas subordonnés au soleil. La lumière demeure identique indépendamment des objets qu’elle éclaire. Connaître, c’est objectiver sans hiérarchie entre les êtres comme ce fut le cas pour Aristote. Celui-ci, en effet, est amené à transposer dans les choses une sorte de « savoir en soi » : « La science est relative au connaissable ; la connaissance est mesurée par le connu » L’influence d’Aristote aurait donc retardé la physique mathématique, car il était selon lui impossible d’appréhender la physique et les mathématiques par une science unique. La deuxième règle dit : « Il ne faut s’occuper que des objets dont notre esprit paraît pouvoir atteindre une connaissance certaine et indubitable » Ce qui signifie en synthèse que les objets sont d’autant plus certains qu’ils sont simples, clairs et distincts. La quatrième me paraît aussi fondamentale : « Il vaut mieux de ne jamais penser la vérité d’aucune chose que de le faire sans méthode » Et la huitième ne l’est pas moins : « La première tâche est de connaître l’entendement. On ne peut rien faire de plus utile que de rechercher la connaissance humaine et jusqu’où elle s’étend » Descartes a ainsi développé 18 règles et a formulé quatre règles supplémentaires, qui laisseraient supposer qu’il n’a pas eu le temps d’achever son travail puisque le manuscrit a été retrouvé après son décès à Stockholm. La méthode cartésienne a permis à la science d’ouvrir son horizon et l’a amenée à des découvertes extraordinaires. L’idée fondamentale a pour but de prouver que : « Pour distinguer les choses les plus simples de celles qui sont compliquées et mettre de l’ordre dans leur recherche, il faut, dans chaque série de choses où nous avons directement déduit quelques vérités les unes des autres, remarquer ce qui est le plus simple et comment tout le reste en est plus ou moins également éloigné »12. Cette approche a été particulièrement féconde, car elle permettait de réduire la complexité en parties simples parfaitement objectivables. Sur la nature, en général, ces dernières décennies nous ont amenés à considérer l’approche cartésienne non pas comme périmée - car elle permet encore quelques simplifications acceptables pour expliquer certains phénomènes - mais, en tout cas, comme insuffisante pour expliquer de nouvelles découvertes, et notamment en biologie moléculaire où l’on 11 12
Descartes, Regulae ad directionem ingenii, Vrin Descartes, Regulae ad directionem ingenii, Règle VI, Vrin
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Philosophie et Hommes machines constate que les molécules élémentaires parfaitement identifiées interagissent les unes avec les autres de sorte que c’est leur interaction qui explique la complexité des phénomènes étudiés : « On s’efforce avant tout de contrôler les façons dont les molécules interagissent les unes avec les autres, se transforment s’accrochent, se reconnaissent et peuvent ainsi donner lieu à un certain nombre de fonctions beaucoup plus intégrées que celles des molécules isolées (...) À court terme, on essaie donc de 13 modéliser le système biologique » Il semble d’ailleurs depuis cette dernière phrase de M.Lehn, Prix Nobel de chimie en 1991, que l’analyse des systèmes ait fortement contribué aux recherches sur l’intelligence artificielle et au développement des sciences dites « cognitives », qui sont nécessairement pluridisciplinaires, associant la neurophysiologie, la robotique, l’informatique, la psychologie et la sémantique. Elles cherchent à mieux connaître les processus par lesquels le cerveau humain, conçu comme un ensemble de systèmes de connexions nerveuses, décode, traite et traduit en actes les informations qu’il reçoit de la perception et de la mémoire afin que l’organisme s’adapte à son environnement. Descartes fut donc un tremplin nécessaire, et c’est finalement grâce au fait qu’il nous ait concentrés sur les éléments simples constituant les phénomènes de la vie, qu’aujourd’hui la recherche a fait un bond considérable. Mais, c’est aussi par cette découverte des éléments simples que nous avons pris conscience de leur insuffisance à tout expliquer. Comme le souligne Edgar Morin : « Par un renversement absolument incroyable, c’est cette biologie moléculaire qui, dans le fond, nous pose les problèmes fondamentaux de l’organisation autonome de la vie (...) Ainsi, les principes insuffisants (les éléments simples de Descartes) ont propulsé la découverte et, en même temps, ont eux-mêmes provoqué leur propre éclatement. Seulement ces principes périmés survivent encore tans dis que le nouveau principe, le principe de complexité, n’est pas encore pleinement émergé ! Le principe mort n’est pas encore mort, et le principe vivant ne vit pas encore »14
Spinoza et le spinozisme15
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« Aux frontières de la vie », un entretien avec M.Lehn, prix Nobel de chimie, Le Monde, 18 septembre 1991 14 Morin, A propos de la méthode, colloque des 9-10 mars 1979, Edisud 1980, p.24-25. 15 Moreau, J., Spinoza et le spinozisme, Que sais-je ? n°1422, P.U.F.
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Philosophie et Hommes machines Mais, comment Spinoza peut-il parler de la liberté de l’homme alors que celui-ci, comme la nature, est soumis à la nécessité universelle ? Spinoza s’oppose d’ailleurs aux moralistes qui regardent l’homme comme un être soustrait aux lois naturelles et possédant un « pouvoir absolu sur ses actions ». ’Leur croyance au libre arbitre est, à ses yeux, le préjugé primordial qui est la source de tous les autres ; c’est celui qui nous conduit à attribuer à Dieu lui-même « une libre volonté », à imaginer sa puissance par comparaison avec le pouvoir des rois, à lui accorder enfin une sagesse par laquelle il a organisé l’univers en vue de l’homme. S’il combat le finalisme providentialiste, c’est qu’il s’oppose, selon lui, à la connaissance rationnelle, où s’affirment à la fois la vérité des idées et la nécessité des choses. Comment se fait-il que les hommes se croient libres ? C’est, répond couramment Spinoza, parce qu’ils ont conscience de leurs actions et de leurs appétits, mais qu’ils ignorent les causes par lesquelles ils sont déterminés à vouloir une chose ou une autre, autrement dit la manière dont se déterminent leurs appétits. Si la pierre lancée avait conscience de son mouvement et de sa tendance à persévérer dans le mouvement, elle se croirait libre, tant qu’elle ignorerait l’impulsion qui a produit son mouvement, qui a déterminé d’une certaine manière sa faculté d’être en mouvement ou en repos. De la même façon, celui qui dans la colère, dans l’ivresse, dans le songe, croit agir librement, c’est qu’il ignore les forces qui, malgré lui, le poussent.
Le contrat social Dans quelle mesure sommes-nous différents des fourmis lorsque nous perdons notre individualisme et croyons à un système que nous estimons indispensable à la survie de notre personne ? Cette renonciation n’est pas gratuite, chacun y consent afin de protéger sa vie, dit Hobbes qui se distingue par une conception de l’état de nature radicale : chacun a droit à tout, ce qui conduit à la guerre de tous contre tous, situation invivable qui contraint à chercher un moyen de créer la société civile qui, seule, pourra protéger efficacement la vie de tous. Au moment du pacte, chacun promet à chacun d’abandonner tous ses droits au souverain ainsi constitué (qui, lui, ne participe pas au pacte ; il n’est donc lié par aucun engagement). Le pouvoir absolu se fonde donc sur
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Philosophie et Hommes machines l’autonomie initiale des individus, qui y renoncent volontairement afin d’assurer leur sécurité. Hobbes a été dénoncé comme athée puisqu’il ne laisse pas de place à Dieu dans son système et comme soutien de la tyrannie (dans la mesure où il refuse toute garantie aux sujets)
Pour Rousseau, la souveraineté n’est légitime que si elle tire son origine des volontés individuelles de ceux qui lui sont soumis. Il condamne les dangereuses rêveries de Hobbes dans le « Discours sur les sciences et les arts » et il introduit dans la seconde partie du « Discours sur l’origine de l’inégalité » un mauvais contrat où le riche abuse ses voisins en leur proposant comme leur salut l’union politique qui va consacrer sa puissance et achever de ruiner leur liberté. Dans le « Contrat social », au contraire, il décrit le contrat qui fonde une société vraiment libre ; dans un tel pacte, chacun contracte avec le souverain qui n’est autre que le peuple constitué par le pacte lui-même ; ainsi, chaque associé s’aliène totalement à la communauté. Comme il ne reste aucun droit en dehors de l’association, aucun particulier ne peut se réserver une parcelle de pouvoir qui rétablirait l’état de nature ; enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne. Chaque citoyen est donc à la fois soumis au souverain et membre de ce même souverain, la liberté naturelle a été remplacée par la société civile.
La vie urbaine Rousseau critique les effets psychologiques de la vie urbaine. Dans la ville, la multitude des objets qui sont donnés à voir nous trouble et nous étourdit. Il se produit un effet d’ivresse et le jugement de l’homme le plus avisé n’est plus fiable.
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Philosophie et Hommes machines Toujours ravi par l’extérieur, Saint-Preux avoue de ses premiers jours à Paris qu’il lui arrive parfois d’oublier quelques instants ce qu’il est et à qui il est. Le milieu urbain tient l’attention en haleine et produit des affections aussi passagères qu’elles sont nombreuses. Il empêche de se concentrer et de consulter les principes moraux. De plus, tous les regards que nous devons affronter sont autant d’occasions d’éprouver de la honte. Le citadin cherche de ce fait à agir comme tout le monde pour ne pas être l’objet de railleries. Il vise en outre à paraître meilleur que les autres, il feint et se déguise. Notre être se résume finalement à sa façade. La ville accule les individus au mimétisme, en même temps qu’à la variabilité de la mode. Par des frottements permanents avec l’altérité ; la ville symbolise la tendance à se laisser changer par l’extérieur, à perdre son naturel par un goût frivole de la nouveauté. Les principes moraux sont remplacés dans les villes par des sophismes pernicieux qui maquillent le vice et la vertu. La ville attaque la vertu de la façon la plus pernicieuse possible en effet : en la rendant ridicule. La capitale qui a perdu la visibilité des petites villes favorise l’anonymat et le relâchement des mœurs. En outre, la ville est sur le plan économique, une hypertrophie qui se développe aux dépens des campagnes. « Les murs des villes ne se forment que du débris des maisons des champs ». Plus que tout autre ville, la capitale (dont Paris est le prototype) amène la corruption. Elle attire les étrangers et leurs mœurs nouvelles qui altèrent les mœurs nationales. Sans cesse Rousseau rappelle que la nation, la vraie richesse et le vrai peuple ne se trouvent pas dans les villes, mais dans les campagnes. Cette réflexion n’est-elle pas actuelle en ce début du nouveau millénaire ?
Abraham, le prophète perçu différemment Curieux bonhomme, cet Abraham ! La Bible nous a appris qu’il avait eu des comportements pour le moins étranges à l’égard de ses femmes et de ses fils. Pour les non-initiés, ou pour ceux dont l’initiation a été orientée de manière doctrinale, permettez-moi de vous rappeler qu’Abraham eut deux femmes : Sarah et sa servante Agar. Celle-ci, plus foncée que la première, et beaucoup plus jeune, lui a donné un fils, Ismaël. Jalouse, et on peut la comprendre, Sarah voulut aussi son enfant, mais étant donné son âge et l’époque - qui ne permettait pas les exploits et les excès génétiques d’aujourd’hui - il fallut l’intervention de Dieu, et elle enfanta d’Isaac. Elle ne voulut d’ailleurs pas côtoyer Agar ni Ismaël et elle demanda à Abraham de les envoyer au désert. Ce qu’il fit, respectueusement. Mais l’histoire, pire que dans un film d’horreur, ne s’arrête pas là. Dieu voulut tester l’obéissance d’Abraham de manière plus fondamentale encore
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Philosophie et Hommes machines puisqu’Il lui demanda de sacrifier Isaac, le fils qu’Il avait aidé à engendrer. Par cet acte affreux, Abraham pouvait ainsi Lui exprimer son inconditionnelle soumission. Grâce à un ange, que Dieu envoya in extremis, le couteau fut dévié de sa cible et Abraham en sortit « grandi » Un tel récit, raconté comme ceci aux enfants d’Ecole primaire, comme cela me le fut dit, quelle horreur ! Notre instituteur était peu attentif à l’impact de ces histoires sur ses élèves et il se contentait de nous faire lire la Bible sans la commenter, pendant qu’il mangeait ses tartines et buvait un Stout qu’un de ses élèves était allé acheter dans le café situé en face de l’école, l’obligeant à traverser une chaussée très fréquentée. Abraham méritait-il vraiment que nous fussions ainsi bassinés par les exploits démentiels qui vont à l’encontre de toute morale ? La religion judéo-chrétienne, parsemée d’histoires plus horribles les unes que les autres, ne cherche pas seulement à justifier l’intervention divine face aux horreurs commises par les hommes, mais souvent déclenche celles-ci comme si elles étaient une solution à leurs problèmes. La vengeance n’est d’ailleurs pas exclue, et l’on découvre de véritables massacres dans l’Ancien Testament que l’on présente comme ayant été commandités par Dieu. Tout cela n’est évidemment pas sain et l’on peut se réjouir que, depuis 1954, l’époque où j’ai connu cet instituteur, plus préoccupé par ses contractions gastriques que par la Bible, plus aucun professeur de religion ne laisse de jeunes élèves lire ou écouter ces histoires sans les commenter. Du moins, j’ose l’espérer... Proclamer qu’Abraham était un homme machine manipulé par Dieu n’est évidemment pas aussi simple que peuvent laisser entrevoir les principaux événements de son « histoire ». Son attitude « machiniste » en réponse aux ordres divins ne me paraît pas saine, et si vraiment Dieu a voulu qu’il agisse de la sorte, alors c’est à Satan qu’il a eu affaire. L’exemple d’Abraham est celui de tous les hommes qui nous entourent. À un moment ou à un autre de leur existence, ils ont été interpellés par des données sensibles et des incitations semblables à celles qu’Abraham a connues. Peut-être pas avec une telle intensité divinatoire, mais en tout cas avec la sensation que ces stimuli devaient les amener à prendre d’importantes décisions. Abraham a incontestablement impressionné les philosophes du XIXe siècle et si je le cite, c’est parce que je trouve en lui, et dans les interprétations des philosophes qui ont estimé en parler, plusieurs types d’hommes tels que nous en rencontrons chaque jour. Abraham, l’obéissant, Abraham, le mercenaire et Abraham l’angoissé, font partie des quatrevingt-dix-neuf pour cent de l’humanité. Voyons ce que pensent de cet homme, Kant, Hegel et Kierkegaard ?
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Philosophie et Hommes machines Kant, Hegel et Kierkegaard, des humains aux perceptions différentes.
Ces perceptions différentes, on les rencontre parmi les hommes, et autant chez les managers que les salariés d’une entreprise. Les perceptions d’Abraham sont aussi différentes que les situations vécues, à partir desquelles les uns et les autres interprètent les faits diversement. Nous comprendrons mieux pourquoi et comment chacun capte l’information à sa manière et l’analyse de manière spécifique. Nous comprendrons mieux aussi que les styles de management sont différents et que, devant une même situation identique, plusieurs réactions sont possibles et parfois si différentes !
Abraham, l’obéissant Rappelons d’abord que le Dieu de Kant est Celui qui témoigne de l’universalité de la « Loi morale » à partir de laquelle il ne faut jamais traiter l’humanité comme un moyen, mais comme une fin. Le Dieu de Kant, c’est le Dieu moral. Et l’on ne pourra donc créditer ce philosophe d’un respect pour Abraham qui, en voulant sacrifier son fils, ne peut être ni moral ni divin. Kant a d’ailleurs écrit un texte sur le prophète dans lequel il prend ses distances par rapport à lui, car du point de vue de sa première critique16, il affirme qu’Abraham ne pouvait pas avoir affaire à Dieu, puisque aucune représentation phénoménale de Dieu - autrement dit une théophanie - n’est
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Kant, Critique de la raison pure, folio essais, 1980
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Philosophie et Hommes machines possible et que c’est donc un délire de prétendre que Dieu se manifeste à Abraham : il n’y a pas de connaissance suprasensible de Dieu. Mais il y a chez Kant une autre démarche qui livre l’accès au suprasensible, au nouménal - comme il dit - c’est la raison pratique17, c’est la morale. De ce point de vue, Abraham a-t-il pu entendre un impératif, une prescription émanant de Dieu ? « Pas davantage », dit Kant, car il est impensable que Dieu demande à Abraham quelque chose qui fut scandaleux à l’exigence de la raison pratique, comme le sacrifice de son fils. Autrement dit, le prophète n’a pas su, ni théoriquement ni pratiquement, avoir affaire à Dieu. Dans « Le Conflit des facultés » (Sous-entendu : les facultés universitaires), Kant écrit : « Car si Dieu parlait vraiment à l’homme, celui-ci cependant ne pourrait jamais savoir que c’est Dieu qui lui parle » C’est bien la crainte et le tremblement que l’on trouve chez Abraham. Il ne sait pas si c’est Dieu qui lui dit de sacrifier son fils, ou si c’est lui qui est en train de prendre un désir funeste pour une réalité. Kant poursuit : « Il est absolument impossible que l’homme puisse saisir par ses sens - intuition menant à la connaissance - l’infini, le différencier des êtres sensibles, et par là, le reconnaître. Mais que ce ne puisse pas être Dieu dont il croit entendre la voix, il peut s’en persuader fort bien, car si ce qui lui est proposé par l’intermédiaire de cette foi est contraire à la loi morale - Kant prône le primat de la loi morale et de la raison pratique - le phénomène peut bien lui sembler aussi majestueux que possible et dépasser la nature tout entière... Il faut le tenir pour une illusion. Et en note : pour servir d’exemple, le mythe est le sacrifice qu’Abraham sur ordre divin voulut offrir en immolant et en brûlant son fils unique (le pauvre enfant apporta même à cette fin, et sans le savoir, le bois qui allait servir de combustible). Abraham aurait dû répondre à cette prétendue voix divine : « Que je ne doive pas tuer mon fils, c’est parfaitement sûr, mais que Toi qui m’apparais, Tu sois Dieu, je n’en suis pas sûr et je ne peux même plus le devenir quand même cette voix tomberait retentissante du ciel »
Abraham, le mercenaire Ce que Hegel dénonce dès le départ chez Abraham, c’est l’affirmation de sa singularité : « Abraham ne vivait que pour lui-même, il n’existait que pour lui et il lui fallut aussi un Dieu à lui qui le guidât et le conduisît »18.
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Kant, Critique de la raison pratique, folio essais, 1985 Hegel, L’esprit du christianisme et son destin, Presses pocket,1992
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Philosophie et Hommes machines Abraham est un errant qui ne revient pas chez lui, comme le fit Ulysse. Prophète parmi les prophètes, pour les religions judéo-chrétiennes, Abraham n’est pour Hegel qu’un homme opposé à l’équilibre et à l’harmonie. Il est partisan du conflit et entretient une farouche opposition avec toute chose se sentant dominé par Dieu et voulant lui-même dominer la nature. Beaucoup d’hommes ne deviennent-ils pas comme Abraham des mercenaires face aux réalités économiques d’aujourd’hui ? Ne sont-ils pas prêts à tout abandonner pour parcourir et dominer le monde au mépris de la nature et de leurs semblables en adorant le Dieu Dollar qui leur dicte les devoirs économiques centrés sur l’impératif moderne du : « Tu peux donc tu dois » ?
Abraham, l’angoissé Kierkegaard n’aurait pas pu connaître le texte écrit par Hegel à l’égard d’Abraham, parce qu’il n’a pas été publié avant le XXe siècle. Mais il a bien compris ce que Hegel aurait dû reprocher au prophète s’il avait été conséquent avec lui-même, à savoir l’homme posé dans sa singularité en face d’un Dieu qui lui est singulier, à l’opposé des dieux de la cité grecque. Kierkegaard s'opposa au système de l'idéalisme absolu de Hegel, qui prétendait avoir forgé une conception entièrement rationnelle de l'humanité et de l'histoire, en soulignant, au contraire, l'ambiguïté et l'absurdité de la condition humaine. L'individu doit réagir à cette situation en optant pour une vie totalement engagée, engagement compréhensible pour lui seul. Ainsi, doit-il être toujours prêt à défier les normes de la société au nom de la valeur supérieure d'un mode de vie qui ne convient qu'à lui. Kierkegaard préconisa en dernier lieu « un saut de la foi » vers un mode de vie chrétien qui, bien qu'inexplicable et périlleux, était à ses yeux le seul engagement susceptible de sauver l'individu du désespoir. Mais, malgré son opposition à Hegel, pour Kierkegaard, la philosophie, c’est Hegel. Être antiphilosophe, c’est donc être antihégélien, Et la philosophie de Kierkegaard consiste à reprendre les notions hégéliennes et les rapporter au plan de la vie personnelle. Sartre, et avant lui Heidegger, se sont réclamés sur ce plan de Kierkegaard parce qu’il y a chez lui la référence à l’existence individuelle, celle de la conscience malheureuse qui affirme qu’elle est « irréductible au concept ». Kierkegaard dit ne pas pouvoir être universalisé. L’affirmation que l’homme est la source du sens et que sa singularité est irréductible, préside à une série d’entreprises modernes, dont celle de Baudelaire. Ce qui fait que nous sommes « tous » nous-mêmes, c’est que chacun d’entre nous est unique. C’est donc universellement que l’on peut affirmer sa singularité.
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Philosophie et Hommes machines Kierkegaard va prétendre sortir du système hégélien en affirmant la supériorité de la religion sur la philosophie, c’est-à-dire en affirmant la supériorité de la relation de l’individu singulier à un Dieu singulier, relation qui s’éprouve, selon lui, par l’angoisse et le péché. C’est dans le péché, en s’opposant à Dieu, que l’homme s’éprouve dans sa singularité. C’est pour cette reconnaissance de sa singularité aussi que l’homme contemporain s’oppose aux principes universels. Contrairement à Hegel, Kierkegaard, dans son œuvre majeure, « Craintes et tremblement », apprécie positivement Abraham, car le prophète privilégie le paradoxe qui ébranle la logique contre un système qui privilégie le concept. Kierkegaard n’est pas un révolutionnaire désobéissant par principe, mais il affirme la tension du paradoxe « ou bien ou bien », mais dans l’alternative non résolue. Contre l’universalité du concept, il affirme la singularité d’une expérience muette. Beaucoup d’hommes agissent aussi comme cet Abraham angoissé face aux principes suprêmes de leur temps. Contrairement aux mercenaires et aux respectueux du légalisme de leur époque, ces hommes préfèrent privilégier leur singularité avec toutes les difficultés qu’entraîne un tel choix.
Jésus et le devoir d’aimer Mais, deux mille ans après Abraham vint Jésus. Contrairement à
l’Abraham obéissant, à l’Abraham mercenaire et à l’Abraham angoissé, l’homme Jésus, n’a-t-il pas voulu faire un pas supplémentaire ? Lui non plus n’a pas de biographe attitré, bien que beaucoup de ses amis, appelés apôtres, aient écrit sur ses actes. N’est-il pas aussi pour les hommes, croyants ou non-croyants, un exemple fondamental sur lequel il faut se pencher pour éviter l’échec qu’il a connu ? C’est surtout sur la méthode qu’il a appliquée que nous devons nous pencher. En enseignant la morale de l’amour universel, Jésus n’a pu éviter le rejet du particularisme. Hegel fut fortement impressionné par cet homme et il trouva en lui un exemple fondamental - non pas de réussite - mais d’échec d’évolution dialectique. Jésus « s’isola de sa mère, de ses frères, de sa famille ; il ne devait aimer aucune femme, engendrer aucun enfant, ni devenir père de famille ou citoyen jouissant avec les autres de la vie commune ». Voulant faire valoir le religieux au détriment du politique, Jésus subit les foudres du pouvoir romain, car sa morale était comprise comme une réduction du pouvoir légal. Les lois du peuple juif définies et posées par l’autorité se trouvaient ainsi réduites puisque la loi que Jésus enseignait n’était plus reçue de l’extérieur, mais devait être intériorisée par l’homme se donnant ses propres commandements à lui-même. Il introduisait ainsi à l’intérieur de chaque homme à la fois le commandant et le commandé. Mais il devait
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Philosophie et Hommes machines aller plus loin s’il voulait supprimer cette opposition ; il fallait alors dépasser la moralité et retirer aux lois la forme de leur imposition extérieure comme simple devoir-être (sollen). Jésus voulut alors procéder à ce que Hegel appelle « l’Aufhebung », c’est-à-dire la troisième phase de la triade, ce que l’on appelle communément la synthèse19, par l’amour qui est au-delà du mal et de la justice, qui est donc au-delà du moralisme et du légalisme. Peut-être s’y est-il mal pris ? Notamment par des injonctions contradictoires : « Tu dois aimer » où il utilise le langage juif, alors qu’il veut, en fait, s’en débarrasser. La forme de l’expression du « devoir d’aimer » est inadéquate avec le contenu de l’amour. Le thème de la réconciliation (die Versöhnung) entre légalisme et moralisme plutôt que leur séparation (die Trennung) s’oppose aussi à un autre concept qui est l’aliénation (die Entfremdung). L’aliénation, c’est ce qui est reproché par Hegel à Abraham qui se perd dans un monde étranger. La bonne sortie de soi sous-entend un retour possible et enrichissant. Toute la question est là : « Faut-il s’objectiver ou s’aliéner dans l’objet que l’on produit ? » et elle couvre toute notre réflexion sur les hommes machines. Par amour, Jésus veut dépasser le mal et la justice, mais il est voué à l’échec. Le Christ est « Une belle âme », car il refuse de s’engager, d’opter entre l’activité et la passivité : « plutôt vivre à genoux que de mourir debout » La belle âme cherche à se placer en retrait. Elle veut garder les mains propres. La belle âme est vouée au vide complet : elle ne veut pas faire de sa vie un destin.
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après remplacement et suppression des deux premières phases qui sont l’affirmation (la thèse) et la négation (l’antithèse). La synthèse est donc la négation de la négation.. Aufheben dans la langue allemande signifie à la fois conserver (Bewahren, Erhalten) et mettre fin (Endmachen). En plus du mot Synthèse, les termes français sont nombreux pour exprimer cette « suppression qui conserve » : sublimation, sursomption (sursumer), relève... L’important, c’est que Jésus veut opérer cette synthèse par la réconciliation (die Versöhnung) alors qu’Abraham avait choisi le conflit, la scission die Trennung).
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Philosophie et Hommes machines Marx, es-tu là ? À la fin des années 70, j’ai eu l’occasion d’étudier Marx et plus particulièrement d’analyser son œuvre maîtresse « Le manifeste du Parti communiste » dans une école de management où le professeur était chrétien. Pas seulement le professeur, d’ailleurs, puisque j’étais entouré par de nombreux cadres très supérieurs, croqueurs d’hosties, qui trouvaient soudainement en ce philosophe une inspiration qui m’a émue. Il est vrai que nous étions « immergés » dans un hôtel quatre étoiles superbe et généreux, et que les conditions exceptionnellement confortables étaient propices à l’ouverture d’esprit. Nous savons tous aujourd’hui combien Marx a été à la fois utile et dangereux et il suffit de relire l’histoire du XXe siècle pour s’en convaincre. Mais, en déduire que la lutte des classes ne devait pas être proposée philosophiquement aux cadres d’entreprises, au même titre que la physique nucléaire ne devait pas être enseignée au risque d’augmenter la fabrication de la bombe atomique, il y a une marge que je ne franchirai pas. Marx n’est dangereux que pour ceux qui utilisent à des fins de pouvoir et d’argent la théorie marxiste. Cela n’empêche pas qu’il ait écrit des textes admirables dont l’utilité me paraît, aujourd’hui encore, digne d’intérêt. Bien que les bifurcations sociales actuelles, et les turbulences qui les manifestent, soient encore vives, Marx a changé de visage ; il est perçu autrement qu’au travers des écorchés vifs qui l’ont jadis pris en otage. Marx a montré que l’Histoire se fait par l’action des hommes, jamais par le hasard. Pourtant, si Marx et les marxistes n’avaient été qu’un hasard, comme peut-être Jésus, jusqu'à preuve du contraire ? Car à l’échelle de l’Histoire qu’est-ce qu’un siècle, et même que sont deux millénaires ? Pendant ma jeunesse, la pensée de Marx paraissait un horizon indépassable. Nos professeurs ne cessaient d’en parler. Pourtant, le monde a bien changé depuis les « sixties », car le capitalisme a triomphé. Ce qui n’enlève rien au mérite de Marx qui a su expliquer comment le capitalisme, cette science économique redoutable, était responsable de la misère de milliards d’hommes, de femmes et d’enfants.
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Philosophie et Hommes machines Maintenant, on sait que le capitalisme libéral est une machine qui ne conduit nulle part, et surtout pas au meilleur des mondes. Il n’exprime aucun ordre ni aucune valeur morale. La vraie révolution consisterait à éduquer le peuple. On redécouvrirait alors qu’il y a beaucoup à garder du marxisme. Mais à condition d’adopter de nouvelles formes. Mort en 1883, enterré par la chute du mur de Berlin, Marx semblait voué à finir dans les livres d’histoire. Mais, le capitalisme triomphant est depuis lors remis en question. Serait-il temps de réveiller le fantôme du grand Karl qui sommeille dans un cimetière londonien ? Filtrons toutefois ce qu’il a apporté et ne commettons pas l’erreur de considérer son message philosophique comme une globalité à prendre ou à laisser. La base conceptuelle de la doctrine de Marx est la philosophie d’Hegel à qui il emprunte les principes de la dialectique et la pensée d’une évolution dynamique. Mais Marx affirme vouloir « retrousser le gant hégélien » et fait progresser l’idéalisme allemand vers le matérialisme. Il détourne le rapport sujet-objet vers une détermination du sujet par l’objet. Pour Marx, la matière détermine la conscience ; elle agit sur les sens, elle se reflète dans la conscience. Le « matérialisme historique » est une figure particulière du matérialisme. Il consiste à interpréter l’histoire de manière dialectique. « L’humanité progresse », disent aujourd’hui les néo-marxistes. Et cette progression doit aboutir, selon eux, à la disparition des classes sociales et à la victoire finale du prolétariat. En gros, l’histoire européenne présente le même scénario depuis la société primitive : les contradictions entre oppresseurs et opprimés débouchent sur les luttes de classes. Pendant ces deux derniers siècles, on a connu successivement la montée de la bourgeoisie aux dépens de l’aristocratie, puis celle du prolétariat aux dépens de la bourgeoisie. Mais ce qui ne trouve pas encore d’appui dans la vision de ce matérialisme historique et de son incidence trans-historique, c’est la victoire du prolétariat. On en est encore loin, et même on recule en ce début de millénaire, par rapport aux acquis des années 1960. Le prolétariat s’est luimême divisé et hiérarchisé entre plusieurs classes sociales différemment satisfaites où des ouvriers aisés et paupérisés se côtoient chaque jour et où les premiers trouvent normal que les seconds soient moins bien nantis, condition indispensable, pensent-ils, à leur propre bien-être... Cette évolution est sûrement due au recul syndical depuis vingt ans, mais elle provient surtout de la peur de beaucoup de salariés de perdre leur emploi s’ils ne répondaient pas inconditionnellement aux invectives patronales, celles-ci étant plus aisées qu’auparavant puisque le marché du
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Philosophie et Hommes machines travail connaît un déséquilibre entre l’offre et la demande au grand dam des demandeurs. Ce n’est pas parce que les salariés du secteur privé encaissent en silence, car ils ont peur de tomber dans le trou, que la lutte des classes n’existe plus. Lorsqu’une société licencie en masse son personnel, il suffit de constater, le jour même, que son action remonte en Bourse. Le malheur des uns accroît la richesse des autres. Si l’on s’interroge d’ailleurs sur la nouvelle étape que devrait franchir la dialectique de la lutte des classes, on peut craindre un nouvel antagonisme « maître-esclave ». Marx et Engels statufiés à Berlin Est sur la place qui porte leur nom, sont-ils vraiment « Unschuldig » - c’est-à-dire non coupables - comme l’ont écrit des tagueurs passés peu de temps avant moi après le défoncement du « Mur » ? Non ! Je ne le pense pas : la pensée de Marx et celle des autres philosophes ont induit des comportements que nous déplorons aujourd'hui, mais ce n’est pas une raison pour jeter l’enfant avec l’eau du bain.
Je terminerai par l’entretien que le philosophe Derrida a accordé à Télérama en mars 1997 : « Les marxistes les plus lucides n’ont jamais voulu d’un quelconque retour à Marx. Moi encore moins. Mais il faut remettre en œuvre les instruments conceptuels d’une analyse vigilante, les
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Philosophie et Hommes machines plier aux nouvelles lois et aux nouveaux effets de la machine capitaliste, de ce qu’on appelle trop facilement « la mondialisation du marché », (…). On peut aussi réapprendre de Marx une certaine manière de refuser, de désobéir, de s’insurger, mais aussi d’affirmer et de promettre. On peut être sensible aux appels d’une nouvelle internationale de la souffrance, de l’exode, de la faim ».
Quand le prochain saut dialectique aura-t-il lieu ? Nous avons besoin d’un système animé par des gens décidés à combattre l’inhumanisation qui est en marche, des gens qui oseront affronter leur destin sans se servir les premiers et ne plus retomber à nouveau dans l’amollissement des foules obsédées par leur propre sécurité, le confort et les loisirs faciles où « Le silence des pantoufles devient plus inquiétant que ne l’était, hier, le bruit des bottes ». Vaste programme qui devra affronter l’opposition entre le légalisme des pays capitalistes, avides d’argent et de pouvoirs, et le moralisme des personnes attachées aux valeurs profondément humaines. Comment allons-nous entreprendre ce sursaut dialectique, d’un genre nouveau, cet « Aufhebung », comme disait Hegel ? Nous avons dans nos habitudes et nos manières d’être, des « musts » comme on dit aujourd’hui - des obligations de toutes natures contraires aux lois que nous dicte notre conscience. Alors qu’il paraît essentiel d’être solidaire envers les nations défavorisées et de partager nos ressources avec elles en renonçant à toutes nos délinquances civilisatrices, nous constatons que la plupart des nations privilégient au contraire le pouvoir absolu de l’argent, pillent les richesses de ces pays et salissent tous les continents. Les Etats-Unis qui n’ont plus la capacité de réfléchir en termes d’humanité, mais seulement en termes financiers, veulent, par exemple, « racheter » aux autres nations leurs excès de pollution, comme si les inconvénients qu’ils induisent dans le monde entier pouvaient se régler financièrement. J’imagine un fumeur qui se trouverait autorisé à s’asseoir dans un restaurant dans la zone réservée aux non-fumeurs à la condition qu’il paie la moitié de la consommation de celui qu’il pollue. Les sociologues et philosophes peuvent, s’ils le veulent fortement et constamment, remodeler la civilisation en luttant contre tous les excès de la
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Philosophie et Hommes machines faculté d’entreprendre et contre toutes les délinquances. Encourageons les initiatives qui vont dans ce sens et ne craignons d’interdire les excès par des lois qui pourraient momentanément réduire l’emploi, alors que celui-ci peut se reconstruire sur la base d’autres activités plus morales et plus saines. Un « Jésus marxiste », même si ce concept paraît historiquement invraisemblable, serait pourtant une bonne formule à la condition que les pouvoirs en place transcendent leurs atavismes, fassent preuve d’imagination et ne commettent plus les erreurs des religieux et communistes d’antan qui ont interprété les messages chrétiens et marxistes pour satisfaire leurs besoins de pouvoir et d’enrichissement personnels. L’histoire de Don Camillo et Peppone a vécu. Il s’agit désormais d’envisager l’amour et le bonheur des hommes comme une finalité civilisatrice qui ne doit plus s’encombrer des anciennes oppositions fratricides.
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