"Le théorème de la hoggra - Histoires et légendes de la guerre sociale" (Mathieu Rigouste)

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Mathieu Rigouste

Le Théorème de la hoggra Histoires et légendes de la guerre sociale

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Crédits Maquette de la couv’ : H*(papi chulo) h@horsigne.com Maquette intérieure : Tranber http://bastion.canalblog.com Corrections : LNT Projet coordonné par Skalpel et Error pour Béton arméE et Akye pour Bboykonsian Contact : Skalpel3000@yahoo.fr (Béton arméE) Akye@bboykonsian.com (Bboykonsian) Editions BBoyKonsian http://www.bboykonsian.com

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Béton Armée Béton ArméE est une expérience d’autodéfense populaire. L’alliance d’une volonté et d’une nécessité. Publier pour partager et se reconnaître, construire une offensive culturelle et disposer d’une base autonome de diffusion des savoirs issus des ghettos et des en-dehors. Briser les porte-voix et tous les fossoyeurs de nos hurlements. Ne pas prendre la parole pour participer au débat mais construire une plateforme de propulsion pour ces ogives littéraires, forgées loin des projecteurs, dans l’ombre des bâtiments où le peuple des damnés conspire sa libération. Nier, briser la discussion, parce qu’il n’est plus temps. Que ceux qui croient aux mythes d’un peuple sans voix continuent leurs colloques, nous les laissons à leur bruit. Ne pas tenter de se faire entendre du spectacle ou des puissants parce que l’émancipation ne se revendique pas et que nous ne mendions rien et encore moins des droits. Envisager la culture comme un moyen de reconnaissance et d’autoorganisation, une ligne de force dans la guerre pour l’émancipation. Cette collection a pour but de rendre accessible aux mondes enragés des paroles de quartiers, des rêves de rupture, des mémoires de luttes, des analyses

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critiques sur et en provenance de toutes les rues, usines, chantiers, charters et prisons, marges et territoires de chasse du pouvoir. Parce que nous ne voulons pas participer à cet ordre des choses mais le détruire, parce que, pour cela, il faut cesser d’être divisés et nous organiser librement. Parce qu’une puissance ingérable émerge des quartiers populaires et que nous voulons continuer à la nourrir sans la conduire. Parce que tout cela n’est pas possible sans une indépendance économique et politique totale d’un point de vue éditorial. Parce que nous ne voulons pas fabriquer de marchandises mais distribuer des armes. La collection Béton ArméE est un chantier autonome, instable, mouvant, liquide et résolument partisan. Loin de ces singes savants disciplinés à n’être que de sages pantins de ruelle, contre ces sous-traitants du carnage qui reproduisent d’en bas les discours de toutes les dominations, humiliations et pacifications, il est temps de s’armer d’un non-lieu éditorial, un atelier de mécanique pour blablateurs ingouvernables et écriteurs combattants. Quelques fous, quelque part avant.

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Sommaire REQUIEM POUR DES ASSASSINS 9

Houria Bentahnoun ou La dignité des partisans torturés 25

Maurice Carnot ou La mécanique des hurlements 55

Nordin Shahid ou Les dernières abeilles 77

Mélanie Carnot ou Ce qui ne fonctionne pas 103

Awa et Adama Sow ou Le cor de chasse et le corps de la bête 125

Le clan Villemorte ou Les attendrisseurs 151

Assoa, Ali, Arthur ou Le serment des spectres

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Lias Sail ou Ce qu’on ne peut tuer 197

V ou La légende du Lynx 219

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Requiem pour des assassins La nuit avait commencé son travail. Elle caressait patiemment la nuque des soumissions. Comme un étrangleur méthodique, elle apaisait ses victimes en leur chantant des berceuses. En bas des blocs, quelques fumeurs sans visage, effritaient leurs derniers renoncements. Adossés à leurs impasses, voûtés sur la résine du temps, ils défiaient des sirènes en attendant les loups. Même les plus vieux corbeaux faisaient semblant de ne pas savoir. Mais l’équation des incendies est la plus simple. A l’heure de vendanger les colères, seuls les cadavres ne conspirent pas. L’orchestre des damnés s’était installé en fin d’après-midi. Il attendait son heure, patient sous ses capuches. La République l’avait précédé à l’entrée du quartier. Derrière les blocs de béton qui ferment la zone depuis dix-huit mois. Elle s’accordait à d’autres diapasons, déterrés par malice dans d’anciens champs de coton. Elle ajustait sa robe de soirée. Ses cars blancs, ses milices bleues et ses matraques rouges. Ce fut alors l’éclat et puis les cliquetis du verre. Les ampoules se répandirent en milliers de fragments tranchants sur les trottoirs complices. Imitant ces ombres fracturées qui errent dans les dédales du ghetto français, les réverbères succombaient l’un

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après l’autre, brisés sous l’impact des boulons et des pierres. C’est ainsi par chez nous que débutent les cérémonies d’adieu. Alors il faut bien se raconter quelques histoires avant de crever. Du haut d’une coursive ridée, un corps brave la pénombre. Houria la vieille, l’arrière-grand-mère des écorchés scrute l’horizon depuis l’avant-dernier étage. Ses mains de rouille serrées sur la barre de métal, il semble qu’elle commande un navire pirate, un bâtiment lancé à toute vitesse, comme une voiture bélier dans les ports des nantis. Elle sait ce qui vient, elle connaît chaque scène de ce ballet qui emporte le quartier chaque fois qu’ils nous tuent. Elle connaît la mécanique du guetapens. Ce soir, Nordin Shahid, son premier fils, est mort, il avait cinquante-deux ans, dans un fourgon de la police nationale. Elle ne veut plus s’assoir. Plus voir cette pauvre chaise de formica jaune, celle qui supporte sa carcasse meurtrie depuis cinquante années qu’elle récure les pissotières émaillées de la France. Houria n’entend même plus les lamentations des chibanias venues pour la nuit veiller sur elle et son deuil. Les pleureuses ne la consolent pas. Elle observe, livide auprès de la rambarde, et sa conscience est froide, comme le corps de son fils, broyé sous la pluie des matraques. Ce soir, Houria 10

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Bentahnoun s’arme de silence et de mépris pour les droits de l’homme blanc et riche. Elle borde de tendresse les enfants de la colère. Perchée au-dessus du naufrage, elle est le phare des égarés, chef de chœur au requiem des assassins assermentés, contemplatrice inlassable et digne du chant de la vengeance. Cette fois encore, les matadors sont venus les premiers. La préfecture a mis en place un large dispositif de quadrillage avant même d’annoncer le décès de Nordine. « En prévention » dit-on. A force de répétition, chaque camp sait désormais reconnaître les signes et s’attend au tournant. Comme dans les prototypes précédents, il s’agissait d’une tactique de tension : fermer le quartier avec des compagnies de maintien de l’ordre, aller au contact à l’intérieur avec des unités d’intervention. Cette fois, ils avaient ajouté l’antiterrorisme. CRS autour, Bac dedans, GIGN à travers. L’Etat est un charlatan qui vend des cocottes-minutes au rayon des extincteurs. Les équipes de presse sont arrivées sur place simultanément. Informées et accompagnées par la police, elles se sont tapies là, dans l’ombre de la vérité. La première phase du plan de communication pouvait commencer. « L’individu d’origine marocaine était déjà connu des services de police. Il était cardiaque, apparemment ivre et s’est jeté sans prévenir sur les policiers. « Comme une bête enragée, il a essayé de

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nous mordre ! « raconte l’un d’eux. Le forcené a été transporté à l’hôpital où il est malheureusement décédé en fin d’après-midi. » Sur les conseils du commandant Vincent Villemorte - le fils du présentateur du journal télévisé la presse attend maintenant le festin. Il lui faut des clichés de gibier, de fauves et de carcasses. Awa Sow est là, elle est maintenant de ceux-là. Prise dans le tourbillon du mépris, elle travaille pour la première chaîne de télévision. « Pour porter un autre discours sur la banlieue », dit-elle. Elle sait très bien ce qu’on veut d’elle. Des histoires terrifiantes mais victorieuses. Elle sait faire semblant et enregistrer les images de la battue derrière l’épaule des ratonneurs d’État. Mais elle attend sa chance et se rassure en se rappelant que son frère, Adama, ne fera pas partie des émeutiers ce soir. Awa connaît parfaitement le quartier, elle y est née. Elle sait d’où partent les embuscades. Elle sait que c’est la voiture de M. Khubz, le gardien de la tour blanche, inlassable balance de la mairie, qui a commencé à brûler. Elle imagine que la suivante sera celle de Roger, le « para », ce coquin de chasseur qui par mégarde, au printemps dernier, avait pris quelques adolescents pour des canards sauvages. Elle sait que c’est parfois la caisse à Padchance qui crame. Parce que les soirs de corrida, les flics arrêtent tout ce qui sort du quartier en boitant. La cité reste alors ta seule armure et ta meilleure arme. Tu n’as pas tellement le choix. C’est là que la 12

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guerre se joue, là que l’Etat enferme et qu’il attaque. Nous ne choisissons pas le terrain et nous ne tirons pas les premiers. Awa sait tout cela, mais elle ne sait pas où sont passés Assoa et V. Elle était sûre qu’ils iraient à l’affrontement. Elle veut filmer une fille et un handicapé face à la police. C’est son défi pour ce soir mais elle cherche en vain. Ils ont pris la main des spectres et valsent dans le vide. Assoa et V se sont évaporés Seule la fumée et les fous peuvent témoigner que chaque nuit, dans les cages d’escaliers de France, s’abritent des cercles de penseurs bannis. Qu’ils déniaisent la philosophie et lui font maudire le jour triste où elle s’en fut, maquée par des maîtres à penser, bêler sagement dans des boudoirs prétentieux. Ce soir, le débat est stratégique ; dans le hall rose de la tour blanche, cinq grands, quatre joints et quelques fantômes torturent le silence. « Mon cousin Karim, tu sais, celui qui vit au quartier nord à Marseille. Lui, il habite dans une barre au premier, et l’escalier, il s’est effondré depuis trois ans ! Trois ans, mon frère ! Ils ont mis les vieux dans un autre bâtiment et y a une échelle pour monter au premier. Après tu passes par le hall d’à côté. Là, tu sonnes chez les voisins et tu enjambes la fenêtre. Ils ont mis des planches pour marcher sur le rebord...

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« Et quoi, tu veux dire qu’ici c’est le Club Med ?... – Ho, ça y est, ça arrive ! Les schmitts sont à l’entrée du quartier, ça va rentrer. Les petits ont niqué les lampes et ils ont allumé les poubelles. Ca va pas tarder. – Moi, la vie de ma mère, j’bouge pas d’ici. C’est plus ma génération les gars. Faut juste faire gaffe que ces bâtards buttent pas un petit. Mais moi j’bouge pas, ça sert à rien... La vérité, j’ai encore pris un coup d’flash-ball dans la cuisse lundi. J’rentrais du chantier avec Noam, j’savais même pas que la période de chasse était ouverte. Téma, j’ai un hématome, on dirait l’Afrique... – Biffin ! Ils ont buté l’vieux Nordin, comme un chien, et toi tu fais ta pute. – D’façon, c’est les petits du Montesquieu et du Jean-Jaurès qui vont s’en charger. – Hé, vous savez qu’à Villiers y a encore un humain qu’a perdu un œil ? Ils enferment le quartier et ça part en couilles tous les soirs. C’est des nouvelles unités... Ces bâtards, ils tirent au Kougar sur tout ce qui bouge. Ils ont pété trop de monde. Y a même une gamine qu’a pris un tir de lacrymaux à son balcon... et une famille qu’a reçu une grenade dans le salon. Ils tirent aux fenêtres ces oufs. – C’est Bagdad, j’vous dis. – ... – Mais non, c’est pas Bagdad. En Irak, c’est la vraie guerre, c’est pas pareil. Ici c’est 1941, c’est l’occupation. La guerre intérieure, c’est l’occupation... – Vas-y, fais tourner, tu parles toujours trop... 14

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En Irak aussi, c’est l’occupation... – La vérité... C’est que des putains d’racistes dans ce pays, il faut s’barrer woulah, il faut retourner au bled, construire là-bas, j’vous dis. – Yeah ? Retourner ? T’es né ici toi, comme tous les crevards d’ici, on t’a vu galérer ta chienne de vie sur la ligne droite, tu parles même pas la langue de tes darons. Vas-y là-bas, on va rigoler quand t’auras plus ta PS 3 et qu’les p’tits blédards t’appelleront “toubab”. – En plus, t’es trop marrant, y a des frères qui meurent en mer ou dans le désert pour venir ici, et toi tu fais genre c’est mieux là-bas... – Ouais, mais franchement, il a pas tellement tort. Ils viennent parce qu’ils croient qu’ici c’est Miami Beach. Ils comprennent que quand ils arrivent. Personne te croit au pays quand tu racontes que c’est la merde ici. Ils croient qu’t’es un crevard qui veut rien lâcher... Alors qu’en vérité, il reste des trucs làbas, de l’espace, du temps... Ouai, les gens s’entraident... – Moi j’vous dis, ici c’est que des putains d’racistes. Ils continuent à penser comme des colons, à s’comporter comme des colons. Regarde, les journalistes, les keufs, la mairie, les services sociaux..., c’est tous les mêmes, ils pensent la même chose depuis toujours. La vérité, c’est leur culture de nous prendre pour des singes. Ils ont toujours pas digéré l’Algérie et y a rien qui change. – ... – Ouais, mais peut pas y avoir que ça.

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– Pourquoi ? C’est les Gaulois, ils sont comme ça. Désolé P38, c’est pas pour toi, mais tu vois c’que j’veux dire. Toi t’es du quartier, c’est pas pareil. Tu sais. – Tranquille, j’sais. – Non, mais j’ veux dire, y a un truc en plus, c’est pas que dans leur tête. Ça fonctionne bien, c’est huilé, c’est une bête de machine. Regarde, les journalistes préparent le travail des keufs, ils arrivent en même temps. Tape dans le dos et briefing. Ils te maquillent la situation en deux secondes. Ils bossent ensemble, c’est clair. C’est les médias embarqués, de la propagande de guerre. En Irak ou ici, y’ a un truc qui fonctionne pareil. – Ouais, c’est pas que leur mentalité, y a un truc technique, c’est de la mécanique. Nous faire passer pour des animaux et nous fracasser, ça marche ensemble, c’est le marteau et l’enclume. – Putain t’es un bête de philosophe... Vas-y fais tourner ton zdar, Mac Gyver... – Ha, ha... – Hey, paraît qu’y a Awa qu’est là pour filmer ? – La sœur d’Adama ? – Ouais, celle qui bosse à TF1, qu’était au Voltaire avant. – Ah ouais ? Celle qu’a fait le reportage en 2005, qui disait qu’les émeutes étaient manipulées par la maffia ? Franchement, elle a eu raison d’bouger, si j’la croise j’la défonce. – D’façon, c’est ça qu’ils veulent, que ça brûle... Ça sert à rien, faut s’barrer d’ici. 16

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– Ça sert pas à rien, faut qu’ils paient pour c’qu’ils ont fait au vieux Nordin, à tout l’monde, moi j’m’en bas les couilles, ils vont payer. Pour qu’ils osent plus recommencer... – C’est juste que ça suffit même pas de brûler ou d’caner un flic... C’est même pas à la hauteur... – C’est la machine qu’il faut péter, faut tout niquer. – Ça fait vingt ans qu’on fait ça... – Moi j’vous l’dis, arrêtez de parler, tant que tu parles, t’es un esclave. Vous êtes tous des esclaves et moi le premier. Toi, casse-toi si tu veux partir, pourquoi tu dis ça depuis dix ans et t’es encore là à galérer ! Et toi tu dis qu’ça sert à rien de brûler, ben casse-toi, pourquoi tu passes ton temps à bédave et raconter ta vie ici ? C’est un hall, pas un divan, ta race ! Ce soir, pour une fois, on a réussi à faire un truc ensemble. Arrêtez de parler, sérieux. Défendstoi ou ferme ta gueule ! » Trois colonnes de fumée écorchent maintenant la nuit. Le ciel est déchiré, défoncé par les vapeurs d’essence, il va peut-être se pisser dessus. Dans le camp autorisé à tirer, les bourrins vident leurs plateaux-repas et envoient le dernier texto à bobonne. Puis les Jumper des CRS démarrent lentement. Munis de lourdes grilles antiémeute, ils avancent à petites roues sur le quartier. Troupeau de pachydermes aux phares vitreux, meute carnassière aux pupilles injectées, la pesanteur de leur progression annonce la puissance de frappe. Les brigades de gendarmerie mobile ont revêtu leurs armures et

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s’apprêtent à charger. On abaisse les visières et se gante de noir. Dans la poussière crasse des vitres arrière de deux camionnettes, de braves fonctionnaires ont inscrit « Force et Honneur de la police ». En référence à cette milice de la maison poulaga qui pourfend le désordre en buttant des Arabes. Moites d’excitation, les équipes de la BAC 92 chargent les fusils à pompe. A balles réelles comme d’habitude. Certains astiquent leurs bottes, d’autres vident les derniers verres. Qui veut l’adrénaline doit aussi noyer la peur. Alors ceux-là ont à la fois la diarrhée et la gaule. Deux hélicoptères du RAID équipés de projecteurs tournoient au-dessus des tours. Leurs faisceaux inquisiteurs balaient balcons et ruelles. Le chant lancinant des rotors et la lumière tranchante doivent pénétrer les songes de la ville : ce soir encore, dormez en paix, braves citoyens, l’État pacifie les enclaves barbares. La vieille Houria ne quittera pas son poste. Penchée sur la misère comme un Chester Hymes en babouches, elle sait que le ballet commence. Dans les viseurs infrarouge des équipes de tireurs d’élite, des silhouettes furtives d’enfants se faufilent. Dans le fourgon de commandement, l’ancien commissaire Maurice Carnot fume une brune avec Vincent Villemorte, l’officier du GIGN qui commande l’opération. « Écoute, c’est pas parce que je suis à la retraite que j’suis devenu un vieux con. Je connais parfaitement 18

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le bordel qui règne ici, mieux que toi je crois. Faudrait voir à calmer un peu tes gars, on va se payer une bavure de plus. Mais peut-être que tu veux retourner mijoter un peu chez les boeufs- carottes... – Putain, tu me déçois Maurice, t’as toujours été carré, un bon flic, mais là tu te laisses avoir. C’est depuis que tu fais d’la politique ? Ça veut dire quoi “bavure” ? Tu comprends pas qu’on est plus au stade des bandes, c’est de la guérilla, là ! Tout a changé. T’es trop vieux, maintenant... Tout ce qu’ils veulent, c’est buter du flic, c’est des tueurs de flics et des djihadistes, là-dedans, des violeurs de gamines et des trafiquants, y a pas à s’poser d’questions. Comme avec les terros ! Tout ça n’arriverait pas s’ils mordaient pas la main qui les nourrit. Tu sais très bien que mes gars sont béton ! - Mouai... L’immense majorité des morts du GIGN sont quand même décédés à l’entraînement... Le dernier, c’était en sautant d’une falaise avec un parachute percé, c’est ça ?... - T’es drôle papi. Enfin, j’te rappelle qu’on a fait la Bosnie quand même, et là-bas c’était des plus coriaces que tes marlous. On s’est tapé les Kanaks en 1988 et les Basques un peu avant. C’était des forcenés ça... On est formés pour aller au feu, même si c’est nouveau qu’on intervienne sur des violences urbaines. Mais maintenant on bosse ensemble avec le RAID, on s’entraine ensemble. Et si ce soir y a des dégâts, ce sera pas notre faute. S’ils nous cherchent pas trop, y’aura que des interpellations. Tu crois quand même pas que mes gars tirent pour

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rien ! J’ai eu le préfet au téléphone, il dit qu’on a carte blanche. Même le maire, il démentira, parce que c’est un coco, mais il nous a dit qu’il fallait en finir avec le trafic. Bon, tu vois ce que ça veut dire. On peut frapper fort. Ce soir on tape fort dans la fourmilière. – Ecoute, j’fais pas dans l’humanisme pour ménagère. Je te parle d’efficacité et de propreté. On contrôle jamais tout sur ce type d’opération, surtout quant on n’y va vraiment pas pour la came. Tu le sais bien, ça... – Tu commences à m’gaver Maurice. Ces mecs détestent la France, ils crachent sur le pays qui les accueille, ils passent leur temps à foutre la merde, à voiler les gonzesses, et maintenant ils nous tirent dessus au gros calibre. J’vais pas pleurer si de temps en temps, on en plâtre un. C’est comme ça, ça arrive... Tu parles de propreté, toi ? Tu me fais rire... Et puis après tout... quand la racaille se vautre, c’est un peu comme de l’hygiène publique. Nous, on nettoie la merde que font les politiques... Tes bougnoules, ils ont pété les lampes, tu crois que c’est pour faire quoi ? Ils veulent se faire un flic, alors faut faire le ménage dans ce bordel. – Je sais tout ça... j’suis d’accord... c’est pas la question. Quand t’en butes un, ça fout de l’huile sur le feu et ça ternit la maison. J’aime pas ça et tes chefs non plus. Ça fait sale, tu comprends ? Et ça aussi c’est important. On peut pas risquer une contagion comme en 2005... Vous étiez pas si fiers à l’époque quand ça brûlait partout. Il aurait suffi d’un mort 20

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pour perdre tout le contrôle. La dernière fois que c’est arrivé, c’était au bled. Et alors, c’est pas des karshers qu’il fallait balancer, c’était le napalm. Pas sûr que t’aies les couilles pour ça... - … On verra bien ... - C’est ça... Sinon, t’as vu avec la presse ? Faut vraiment pas les laisser traîner n’importe où. En plus, vous avez l’autre gauchiste de Sow, la conasse antiflics de la une, qui tourne ce soir ! Je l’ai vue... Oui, je sais, mais tu sais qu’il faut faire dans l’interculturel et le cosmopolite maintenant... laisse-nous bosser merde, y’a aucun problème, on les a briffés. Ils couvriront à la fin, et de toute façon rien ne sort d’ici sans passer par l’unité de communication. Et on a fait comme d’hab, on a trié. Y a que des journalistes accrédités et les correspondants de défense et de sécurité. Ta gauchiste, j’te rappelle que son patron c’est mon père. Jusqu’ici, c’est bien lui qui valide les contenus et, c’est encore nous qui supervisons les montages video. Enfin, que je sache... Alors laisse-nous faire le taf, on va y aller. Rentre chez toi, regarder ça à la télé... – ... Jeune con... Tu sais, j’aime bien ces moments de calme avant la tempête. Ça m’a toujours ému. Y a quelque chose dans l’air. Ça me rappelle l’Algérie, y avait toujours cette tension qui te rapproche de tes hommes. C’est dans ces moments-là que notre métier est le plus beau. Tu comprends, c’est là que tout le monde prend conscience que le dernier rempart de la République, c’est nous. Là, y a plus personne pour critiquer notre boulot.

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Les gens comprennent ce qu’ils nous doivent quand les ratons brûlent tout. C’est quand le pays s’aperçoit de l’ampleur de son cancer qu’il respecte ses chirurgiens. » Un agent de l’unité de surveillance aérienne intervient. « Chef, l’escouade drones a repéré plusieurs groupes qui essaient de sortir du quartier, on voit rien au-dessus de la fumée, mais ça bouge sûrement sur un mauvais coup. – Voyez avec les BAC, faut serrer tout ce qui sort de la zone, on n’a pas les moyens, et pas l’temps de leur courir après à travers la ville. En plus, en dehors, on gère plus les médias. On boucle tout, ça doit rester dedans. » Dernière inspiration. Dans l’obscurité, les miliciens s’avancent. Flash-ball en érection, ils scrutent le moindre mouvement. Il faut viser les têtes, en tir tendu, comme ça tout l’monde sait à quoi s’en tenir. Qui reste là perd un œil, qui s’enfuit sera pris en chasse. Pas besoin de décréter l’état d’urgence pour imposer un couvre-feu. La charge démarre et les premiers tirs de lanceur 40 fracassent les halls. Un évier dévale d’un étage pour s’écraser sur le capot d’une camionnette de CRS passant trop près des coursives. Dans la pénombre, un trait de lumière suit le fracas du bloc de béton. Traversant le ciel, la bouteille enflammée s’écrase aux pieds de la première brigade. Le cocktail embrase le bitume. 22

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La chasse est lancée et les condés couvrent le ghetto de gaz. Les grenades de désencerclement pleuvent autour des gosses. Leur détonation doit disperser de loin mais les condés te les balancent dans les pieds. Les éclats de métal hurlant propulsés par le souffle transpercent les habits et vont se loger directement dans les chairs. Premiers mollets arrachés. Une larme abandonne les yeux pâles de la vieille Houria. Comme un bagnard évadé de Cayenne, il semble qu’elle cavale vers sa renaissance. Quinze étages. Avec au bout, toujours la rue. Une chute qui lui évoque la sienne, depuis qu’elle a quitté Constantine, sa dégringolade dans les cachots sociaux de l’Europe. Du feu au feu, d’Alger à Gennevilliers, la France comme une défenestration programmée. Houria semble indestructible et pourtant son corps est lourd. Lesté à la manière de ces résistants anonymes, balancés par des paras depuis des hélicoptères dans d’inconsolables océans. La hoggra, voilà le nom de tout ça. Le mépris, l’oppression et leurs retours de flamme. Houria songe aussi à V. Elle prie pour que la gamine s’en sorte. Le souvenir de son visage lui donne de la force. C’est à ce moment que la grande explosion a retenti. Un fracas de métal et de lumière qui fit le jour une demi-seconde. La détonation semblait

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venir du fond du monde. Quelques secondes plus tard, une nouvelle cheminée noire crevait le ciel. En cherchant l’origine du feu, Houria se rappela les derniers mots de V.

« Tous les empires s’effondrent un jour. »

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Houria Bentahnoun ou La dignité des partisans torturés Houria Bentahnoun est née à Constantine, la ville des aigles, au nord-est de l’Algérie. Dans une petite maison dont le toit s’était effondré et que la famille n’avait pas voulu quitter, elle avait vu le jour aux premières heures du 7 août 1934. Le lendemain même des émeutes antijuives. Cet événement avait profondément marqué son enfance. Constantine, comme la plupart des grandes villes coloniales, était rongée par la misère. Des centaines de mendiants, sans travail, sans logis ni pain, y quémandaient chaque jour aux portes des casernes quelques fonds de gamelle. Des cohortes de petits paysans, fellahs ne pouvant plus payer leurs semences, leurs impôts ni leurs prêteurs, se faisaient expulser et prenaient la route de la ville. Depuis 1834, juifs et musulmans d’Algérie avaient été faits « sujets » de la France. Constantine, dernière ville résistante, ne tomba aux mains des colons qu’en 1837. Après s’y être brisée l’année précédente, l’armée française avait dû revenir avec vint mille soldats et n’avait réussi à soumettre la cité d’Hadj Ahmed Bey qu’au prix de lourdes pertes. En 1870, le décret Crémieux octroya la citoyenneté automatique aux juifs d’Algérie, divisant ainsi le peuple colonisé en deux camps superposés. Depuis, la société coloniale comportait trois castes. À cette image, la ville de Constantine accueillait

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dans ses terres basses des quartiers majoritairement pauvres et musulmans, plus haut, ceux des Français d’Algérie, et au sommet de la ville, les quartiers à dominante israélite. Désormais, l’huissier, le prêteur ou les agents de police étaient souvent juifs. L’antisémitisme maladif d’une partie des Français d’Algérie désignait continuellement les juifs comme les responsables de la misère des colonisés. Et cette logique du bouc émissaire séduisait les ignorants. Les vrais marionnettistes, le patronat colonial et la bourgeoisie parisienne, s’abritaient derrière ce paravent. La première question qui anima Houria fut de comprendre le massacre d’août 1934. Qui pouvait bien souffler sur son berceau de braises ? Quand elle y songe aujourd’hui, cette manière d’opposer les vaincus lui semble continuer sous une autre forme dans la France du XXIe siècle. Houria avait grandi dans le quartier de Rahbat Es Souf, où les émeutes s’étaient déroulées. Là, juifs et musulmans vivaient ensemble depuis plusieurs siècles. Elle avait eu quelques amies juives, filles de pauvres comme elle, qui partageaient sa condition et la rue. Et à l’école, c’était bien l’institutrice qui séparait les musulmanes des européennes. Elle répétait sans cesse à ces dernières : « Ne vous mêlez pas aux Arabes, elles ont des poux et des maladies. » Les petites qui avaient l’audace de mettre en cause cet apartheid scolaire ou simplement de faire remarquer qu’elles étaient propres et soignées par leurs mères étaient renvoyées à leur statut juridique. À la frontière de la sauvagerie. 26

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Houria songeait que l’immense majorité des enfants musulmans n’étaient simplement pas scolarisés. Les routes, les hôpitaux, les ponts ou les écoles que le commandement colonial avait fait construire par les indigènes ne leur étaient pas destinés. Seuls les ânes et les menteurs l’ont prétendu. La société coloniale avait commencé par une guerre de conquête impitoyable, érigée sur des massacres systématiques. Mitraillage et enfumage des insoumis. Au parlement, l’extermination était régulièrement envisagée comme un moyen parmi d’autres de réduire ceux qui barraient la marche radieuse de la civilisation française. L’industrialisation avait mené à une suraccumulation de profits pour lesquels il fallait bien trouver des débouchés. Et pour faire remonter les taux de profits, il faut capturer des ressources matérielles et humaines. En Algérie comme ailleurs, la colonisation c’était la domination par les armes, l’esclavage et la gestion militaire des vaincus, l’écrasement de toute trace d’insolence. La guerre permanente d’une armée impériale contre un peuple de paysans. Et durant 132 ans de domination française implacable, jamais l’armée n’a pu complètement déposer les armes. Le peuple ne s’est jamais résigné. Houria n’avait connu sa mère que pendant ses premières années. Les vagues souvenirs qu’elle conserve d’elle logent gravés dans une main de Fatima en argent qui lui appartenait. La mère d’Houria avait eu le paludisme dans son enfance, mais son corps était de ceux qui peuvent vivre avec.

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Un jour, un peu avant la guerre, on lui avait proposé d’être soignée à l’Institut Pasteur d’Algérie. Elle n’en était jamais revenue. Une rumeur persistante disait dans la région que le centre de recherches de l’Institut expérimentait un vaccin contre le palu destiné aux Européens et qu’il le testait sur les colonisés. Houria grandit sans mère. Elle s’attacha à une institutrice française qui l’avait prise en affection et lui apprenait à lire de temps en temps. Elle n’eut pas le temps de grandir, et depuis soixante ans elle porte une absence autour du cou. Le père d’Houria était mineur, syndiqué, et donc chômeur depuis le début de la crise minière. Il avait côtoyé les gens du Comité de défense des agriculteurs indigènes, qui multipliaient depuis 1933 les mises en garde aux autorités. Si rien n’était fait pour les plus démunis, des émeutes antifrançaises et antijuives surgiraient. Ils avaient pourtant prévenu. Combattant pour une justice qu’il n’avait jamais vue, il redoutait la division et l’affrontement des juifs et des musulmans. Il savait combien ce jeu profitait au colonialisme. Militant indépendantiste à l’Étoile nord-africaine puis au Parti du peuple algérien après la dissolution de l’ENA par les autorités, en 1937, il y côtoyait des juifs communistes et anticolonialistes. Le père d’Houria avait toujours pris le temps d’expliquer à ses fils et ses filles, les subtilités du monde dans lequel ils allaient devoir se débattre. Il avait tout fait pour les orienter sur les chemins du savoir et de l’émancipation. Houria avait entendu tout cela, elle buvait ses 28

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paroles d’espoir et l’écoutait chanter à la cithare les contes des anciens héros. C’est ce qui avait commencé à suturer ses plaies, à nourrir sa question. Ce massacre était lié à la structure de la société coloniale, et voilà ce qu’il fallait détruire. Cette idée la rendait digne et la soignait. Elle avait découvert la puissance des systèmes et la faiblesse des humains. C’est ainsi qu’on la disait déjà d’une grande sagesse malgré son âge. Elle allait découvrir qu’en certaines occasions les situations s’inversaient et que, par une étrange circulation de forces, des systèmes devenaient faibles et des esclaves indomptables. Elle allait avoir onze ans lorsque, dans les jours qui suivirent le 8 mai 1945, à Sétif, Guelma et Kherrata, dans le département de Constantine, la nation des droits de l’homme impitoyable massacra le peuple des hauts plateaux. Ce furent les éléments fondateurs de sa rage, ceux qui achevèrent de la faire combattante. Pour la première fois se déchaînait devant ses yeux la conflagration des enragements du peuple et de la férocité blanche. Le jour même où l’on célébrait la « libération » du pays, de nouveaux dirigeants vendaient au monde un autre mythe : les Français auraient tenté de résister dans leur majorité et les classes dominantes n’auraient ouvert grand les bras au nazisme que contraintes et forcées. Ce jour-là, des colonisés avaient osé croire qu’ils pouvaient revendiquer en échange de tout leur sang versé une liberté et une égalité réelles, la fin de l’oppression et de l’occupation. Tout avait commencé par la déportation le 23 avril,

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à Brazzaville, du leadeur du PPA, Messali Hadj, icône du père d’Houria. Le parti indépendantiste décida d’organiser des manifestations pacifiques le 1er mai. Celles-ci débouchèrent sur des affrontements avec la police à Alger et Oran. Le soulèvement grondait. Les partis nationalistes décidèrent de faire entendre le discours de l’indépendance aux manifestations du 8 mai célébrant la libération du joug nazi. Un drapeau algérien y fut brandi. Immédiatement, des Européens furieux s’en saisirent et le piétinèrent. Bouzid Saâl, un adolescent un peu plus vieux qu’Houria, eut l’audace de relever le drapeau. Il fut abattu froidement par un colon sûr de son bon droit. Houria savait qu’en prenant la place du jeune garçon, elle aurait fini comme lui. Les rumeurs d’insurrection armèrent les hauts plateaux et un orage de colère s’abattit sur les maîtres blancs. Des fermes européennes avaient commencé à être attaquées dans la région de Constantine quand le chef du gouvernement provisoire, le général de Gaulle, ordonna d’envoyer l’armée. Alors vinrent les exécutions sommaires, massacres de civils et bombardements des mechtas par l’aviation. André Achiary, le sous-préfet de Guelma, organisa une milice armée de plusieurs centaines d’hommes pour chasser les fuyards. Deux mois de folie meurtrière durant lesquels l’armée et les colons firent couler le sang dans tout l’est de l’Algérie. À Kherrata, des camions se passaient le relais, déversant leurs cargaisons de cadavres dans des puits. À Héliopolis, près de Guelma, on les brûlait dans des fours à 30

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chaux. À Kef El-Boumba, cinq personnes furent ligotées puis arrosées d’essence avant d’être brûlées vivantes. Pour symboliser le retour à l’ordre, à la fin mai, l’armée organisa des cérémonies de soumission. Les hommes devaient s’y prosterner devant le drapeau tricolore et répéter : « Nous sommes des chiens et Ferhat Abbas est un chien. » Le père d’Houria fut arrêté avant la fin du mois. Désigné comme militant du PPA, il fit partie de la vingtaine de condamnés à mort exécutés. Avant de mourir, il avait simplement crié « liberté », le prénom de sa fille. Pour justifier la couleur des fleuves, le pouvoir parlait d’« éléments troubles d’inspiration hitlérienne » qu’il avait dû réduire. Et alors qu’il s’appropriait les techniques de la Gestapo, il intégrait discrètement la majorité des fonctionnaires qui avaient collaboré avec les nazis dans le nouvel appareil d’État. Il y avait eu cent morts du côté Français. En réponse, plus de dix mille algériens avaient été massacrés. Pour chaque colon, on avait donc tué cent colonisés. Aux yeux d’Houria, cette arithmétique macabre était très rationnelle. La cruauté organisée avait pris la jeune fille à la gorge et ne lui laissait plus le temps de s’indigner. L’asthme, les cauchemars et les migraines qui la saisirent l’accompagneraient toute sa vie. Houria devint orpheline et jeune femme durant cet autre mai 1945. Créature du mai pourpre, parmi des millions d’autres, elle ne put continuer à vivre que parce que les fondements de l’abomination lui

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devinrent palpables. Encadrement et répression militaire, animalisation des colonisés et chasse à l’insoumis. L’éradication comme horizon indépassable. Voilà ce qu’était le pouvoir colonial. C’est encore la compréhension de cette logique qui la sauva. Houria pouvait ainsi en entrevoir la fin. En réponse aux massacres de mai, le PPA créa une branche armée en 1947, l’Organisation spéciale, pour préparer la défense militaire du peuple insurgé. Les massacres de mai 1945 déterminèrent l’entrée en guerre d’Houria Bentahnoun avant même qu’elle fût en âge de porter les armes. Ces événements produisirent dans son corps la brûlure au fer rouge qui forge les guerriers. Cette insurrection prédisait la guerre de libération. Houria allierait désormais compréhension de la servilité humaine et passion pour la rupture. C’est ce qui fit sa force et sa sérénité. La prophétie des vieilles se réalisait. Tanit, la déesse punique de la fertilité révérée par les Berbères nomades de Constantine, protégeait Houria. Elle était bien l’enfant qu’avaient conçu, par une nuit sans lune, l’étreinte de la tendresse et de la colère. La jeune femme venait d’avoir vingt ans quand explosèrent les bombes de la Toussaint rouge. Ce premier novembre 1954, une trentaine d’attentats organisés par ce qui devenait le Front de libération nationale secouèrent les Aurès, laissant sept morts, dont deux colonisés. Houria s’engagea automatiquement dans cette guerre qu’elle avait tant de fois rêvée. Elle perçut rapidement la dynamique autori32

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taire qui s’emparait du FLN. Au sein du parti, ceux qui luttaient pour mettre en oeuvre une égalité réelle entre Algériens après l’indépendance ont été progressivement écartés ou éliminés. Jamais elle n’avait osé imaginer que la libération de son peuple nécessiterait d’employer des armes contre les mous et les traîtres. Mais la puissance dévastatrice que la France déployait sur le pays ne laissait pas tellement le choix, songeait-elle. Comme disait Fanon, il fallait avant tout faire péter le monde colonial. Houria vit revenir l’extermination à la française, cette fois-ci accompagnée de dimensions industrielles jusque-là inconnues : déplacements de populations, bombardements au napalm, internements et torture de masse, exécutions sommaires, disparitions forcées, viols, pillages et destruction systématiques des douars « suspects »... Ce à quoi venaient s’ajouter les techniques de manipulation, de retournement, d’infiltration et d’action psychologique visant à semer la terreur et contre lesquelles elle pensait qu’il fallait organiser une puissante offensive. La jeune femme s’endurcit rapidement. On la fit officier de liaison, elle aidait le maquis en transportant des sacs. On ne lui disait jamais rien de leur contenu. Probablement des armes en pièces détachées. Dans les premiers mois de 1956, elle accepta de rejoindre les fidaïa, les résistantes, à Alger, pour assurer le soutien d’une cellule du FLN. On l’installa dans une vieille maison de la Casbah. Elle fut chargée de transporter des paquets et n’eut qu’un seul interlocuteur durant plusieurs semaines.

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La culture politique héritée de son père, sa rigueur et sa détermination ainsi que sa faculté à disparaître dans la masse lorsqu’elle se déguisait en européenne la firent rapidement désigner comme moudjahida, une combattante révolutionnaire. On l’engagea alors dans d’autres opérations. En mars 1956, avec les voix du Parti communiste français, le Conseil vota la loi sur les pouvoirs spéciaux pour l’Algérie. Celle-ci permit notamment de doubler les effectifs militaires sur place et d’autoriser le gouvernement à mener la guerre sans l’Assemblée. Ce sont les partisans fascistes qui ont posé les premières bombes dans Alger. Des foules révoltées descendirent alors de la Casbah. Pour éviter un massacre assuré, le FLN promit de venger les Algériens. Il fallait réagir vite. Houria fut chargée d’oublier un bidon d’huile devant les garages de la rue Valentin. C’était l’un des neuf objectifs. Et celui-là a bien cramé. Le lendemain, le gouverneur général de l’Algérie, Robert Lacoste, décrétait un couvre-feu sur Alger. Avec l’arrivée des soldats du contingent en avril, la guerre devint totale. L’encadrement de l’Algérie fut intensifié. Houria s’impliqua alors dans une dernière opération, terriblement symbolique pour elle. Il s’agissait de tuer l’ancien sous-préfet de Guelma, responsable des massacres de 1945, Alain Achiary. On le ferait abattre à son domicile, boulevard Saint-Saens, au Télemly, près du cinéma Debussy. Elle devait couvrir les tueurs en cas d’arrivée de la police et leur permettre de s’échapper. Mais l’opération fut un fiasco. Houria prit une balle 34

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dans le bras et fut arrêtée avec d’autres camarades. Elle connaissait le prix de son engagement. Elle avait tenté de venger son père et participé à lier les massacres de mai 1945 et l’insurrection de novembre 1954. Elle n’avait plus peur de la prison ni de la mort. Mais la torture est autre chose. Les militaires la soignèrent pour mieux l’interroger. Ils l’enfermèrent dans la cave d’un hôtel transformé en boucherie humaine. Elle fut déshabillée puis torturée à l’électricité pendant deux nuits. Ils voulaient tout connaître, les contacts, les caches d’armes, l’état d’esprit, les amis et les ennemis, les habitudes et les idées. Ils en savaient en vérité bien plus qu’elle sur la situation à Alger. Pour être sûrs de l’avoir définitivement anéantie, après l’avoir violée, les cinq militaires qui la retenaient introduisirent des tessons de bouteille dans son vagin. C’était dans les principes, rationnels et techniques, d’une pacification moderne. Ils la relâchèrent après l’avoir anéantie en prenant publiquement acte de sa « coopération ». Méthode assez classique qui consiste a renvoyer un « interrogé » par la grande porte pour faire croire qu’il a balancé. On laisse ainsi le soin à ses propres frères de le liquider. Mais Houria fut rapidement recueillie et soignée. Son chef ne crut jamais qu’elle ait pu balancer qui que ce soit. Notamment parce qu’elle ne savait rien. On lui avait évité d’en connaître trop. Car sous la torture, au bout d’un certain temps, tout le monde balance, balance tout et balance n’importe quoi. Tenir au moins quelques heures

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permet aux réseaux de changer de planques et de se réorganiser. On abrita Houria quelques mois chez des universitaires français près de la Poste d’Alger pour qu’elle reprenne des forces. Après trente nuits d’effroi, elle recommença lentement à parler. Elle consacra alors son temps à lire et écrire. Au tout début de la bataille d’Alger, en janvier 1957, on finit par l’envoyer en métropole pour se reconstruire et disparaître. La cicatrice qui traverse encore son bras lui interdit d’oublier la double déchirure de la chair et de la terre. Houria Bentahnoun ne revit plus jamais l’Algérie. Un militant lui avait fait porter une sacoche contenant des papiers d’identité, un aller simple pour Marseille et des billets de train pour Paris. Le contact qui l’accueillit gare de Lyon l’emmena à Nanterre. Elle fut installée dans une cabane du bidonville. Il n’y avait pas mieux que le chaâba pour l’instant, même pour les partisans torturés. C’était loin de tout ce qu’elle avait imaginé, mais elle ne s’en plaindrait pas pour autant. Ni de la boue ni du froid, ni des rats ni de la pluie, ni de l’absence d’eau courante ni des descentes de la police. C’est là qu’elle rencontra celui qui devint son premier mari, Nabil. Nabil Shahid était de Fès, toute sa famille venait de la région du Rif, dans le nord-est du Maroc. Arrivé quelques mois avant elle, il était venu remplacer un cousin à l’usine Chausson de Gennevilliers. Il racontait souvent que lui aussi venait d’une région combattante, la dernière qui tomba lors de la conquête du Maroc - certaines parties de la montagne 36

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n’avaient été soumises qu’en 1926 - et la première à se libérer. Lui aussi laissait une terre imbibée de sang. Les nouvelles autorités marocaines, installées par la pseudo-indépendance de 1956, y torturaient déjà massivement les rebelles berbères. Nabil et Houria vécurent au bidonville de 1957 à 1961. Lui partait chaque matin à l’aube et revenait le soir de l’usine. Il suait sur une chaîne de production de radiateurs. À son retour, il devait veiller sur le baraquement toute la nuit pour le protéger de la brigade Z. Cette unité de police créée par le commissariat de Nanterre, spécialement chargée des constructions illégales, détruisait régulièrement les cabanes et agressait leurs habitants. Il fallait encore se défendre des unités de harkis, les forces de police auxiliaires du préfet Papon. Ce fonctionnaire appliqué qui avait organisé la déportation des juifs de Bordeaux sous l’occupation, réintégré comme tant d’autres, envoyait ses milices torturer, assassiner et faire disparaître les militants indépendantistes. Houria fut rapidement embauchée comme femme de ménage dans les usines Citroën de Nanterre. Elle donna naissance au début de l’année 1958 à un garçon, Nordin. C’est lui qui a été assassiné par la police en fin d’après-midi. Arrêté parce qu’il n’avait pas ses papiers sur lui, il était descendu fumer un dernier clope avec les chibanis près de l’ancien Proxi Market.

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Houria était devenue à la fois ouvrière et femme de travailleur immigré. Le salariat et la gestion du foyer la mirent à distance du combat. Elle n’avait plus le temps de prendre part aux opérations et devenait peu à peu spectatrice de son aliénation. Elle avait toujours été pauvre, mais c’est une autre misère qui la frappait silencieusement et sans qu’elle y songe. Ce furent quatre années de peines et de labeur traversées sans se plaindre. La jeune femme restait entièrement habitée par la guerre. Puis vinrent les nuits d’octobre 1961. La contreinsurrection avait été organisée en métropole, ses techniques dégoulinaient dans le répertoire de la police. Fin septembre, le préfet de police Papon avait décrété un couvre-feu pour les « Nord-Africains ». À la tombée de la nuit, les bars fréquentés par des Maghrébins devaient fermer et aucun Arabe n’était plus autorisé à circuler en ville. Pour protester contre ce décret raciste, la fédération de France du FLN décida d’organiser une manifestation pacifique le soir du 17 octobre. L’information avait circulé dans la journée. Des banlieues jusque sur les grands boulevards, une marche digne et silencieuse devait affirmer, au cœur de Paris, que les colonisés étaient des hommes. Tout le monde devait venir sans rien emporter qui puisse être assimilé à une arme. Au bidonville de Nanterre, tous furent fouillés par les gars du FLN. Les femmes et les enfants ouvrirent la marche en fin d’après-midi. Près de 10 000 personnes, arrivant de Bezons, Courbevoie, Colombes, Puteaux ou Nanterre, confluèrent 38

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au rond-point de la Défense. La sous-France prenait place au cœur de la capitale de l’impérialisme. Houria défilait devant avec les autres femmes, Nordin avec les gamins qui les précédaient. Nabil participait à l’encadrement de la manifestation sous les ordres de militants du FLN. La colonne se dirigea vers le pont de Neuilly pour gagner le secteur de l’Étoile. Houria comme les autres s’attendait à une répression féroce. La marche fut bloquée peu après sur le pont de Neuilly. Une section de harkis de la Force de police auxiliaire et une soixantaine de policiers avaient reçu l’ordre d’empêcher la manifestation. Depuis le début de l’année, les assassinats de flics par le FLN avaient mis les fonctionnaires en furie. Ils se trouvèrent rapidement en sous-nombre et commencèrent à frapper. Plusieurs coups de feu retentirent, sonnant le départ de la battue. Le massacre se propagea dans tout Paris, à la poursuite des colonisés en fuite, dans les bus et le métro, les rues et les centres d’internement. Le malheur déferlait sur tous les basanés à portée de matraque. Rafles, passages à tabac et assassinats par dizaines. Des ponts de Neuilly, d’Argenteuil ou d’Asnières, des policiers ont jeté dans la Seine les corps de ceux qu’ils venaient de fracturer. Plus de dix mille personnes ont été arrêtées. Des bus et des gymnases avaient été réquisitionnés, des centaines de personnes passèrent plusieurs jours sans soins dans ces camps d’internement. Houria entendit parler d’amoncellement de cadavres à la préfecture de police. Deux amis de Nabil, admis en urgence

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dans les hôpitaux, ont mystérieusement disparu. L’ordre était venu les chercher pour finir son travail. Lorsque les policiers avaient tiré, les femmes et les enfants s’étaient enfuis. La préfecture de police accusa les manifestants. Houria avait assisté à la fouille avant la manifestation et avait entendu les coups de feu partir des rangs de la force publique. Elle savait qu’ils mentaient. Elle avait pris Nordin par la main, couru pour échapper à la ratonnade et n’avait pas vu son mari se faire arrêter. Durant deux semaines, elle tenta de le retrouver dans tous les hôpitaux, morgues et centres d’internement de la région parisienne. Le corps de Nabil Shahid fut repêché et identifié début novembre. Il était mort de noyade, la gorge pleine de tabac. Sept années s’écoulèrent au bidonville de Nanterre. Houria se remaria deux ans plus tard et eut trois autres enfants. L’indépendance de l’Algérie avait été officialisée au printemps de 1962. La vie restait dure et le travail répétitif, mais les enfants allaient à l’école et la guerre était terminée. Ce furent les premières années de répit depuis bientôt dix ans. De temps à autre, quelques journalistes venaient poser des questions, ils filmaient les cabanes de tôle, les amas de déchets, les enfants. Ils disaient vouloir faire connaître les conditions de vie dans le bidonville, ils avaient l’air sincères. Les gamins s’y étaient habitués. Nordin apprenait à lire et écrire, il aidait les autres. Houria avait noué des liens avec une de ses institutrices. En dehors du bidonville, 40

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elle avait très peu de relations. Le marché donnait tout de même l’occasion de croiser les familles des autres quartiers et les vieux isolés dans les foyers Sonacotra. Puis il y avait les fêtes de l’Aïd et les anniversaires qui permettaient de s’arrêter quelques secondes sur le bord du chemin pour regarder derrière soi. Ces années permirent à Houria de panser ses plaies. Elle savait bien ce qu’elle abandonnait en empoignant le rôle de mère et regrettait rarement. Hassan, l’homme qu’elle avait épousé, n’était pas très présent. Arrivé en 1963 à Nanterre, il trimait depuis à Boulogne-Billancourt sur les chaînes des usines Renault. Il était de la région de Sétif et avait côtoyé l’opposition trotskyste au gouvernement FLN. Il était préoccupé depuis le coup d’État du général Boumediene en 1965, même si tous les deux lui reconnaissaient quelques vertus. En nationalisant les hydrocarbures, le général avait repris à la France l’exploitation des richesses du sol algérien. Houria n’a jamais cru que le peuple en verrait un jour la couleur. Pour marquer le coup, le gouvernement français avait rompu les accords particuliers concernant la libre circulation des travailleurs algériens sur son territoire. Il redécouvrit qu’en durcissant les conditions d’entrée et d’existence des travailleurs étrangers on créait une main d’œuvre encore plus corvéable. Ce qui allait devenir un projet de civilisation. L’Europe forteresse. Deux ans plus tard, en 1967, les autorités décidèrent de détruire le bidonville. On proposa à la famille d’être logée dans un nouveau quartier en cours de

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construction. Il se dressait derrière le port industriel de Gennevilliers, terminé au début des années 1950, en lieu et place de très anciennes cultures de poireau. La famille s’installa dans un grand appartement du bâtiment Montesquieu. Terminé la même année, le paquebot de seize étages et cent soixante mètres de long emmurait la nouvelle cité de la Mandoline. Pour ne pas avoir à déplacer la grue, on avait monté des barres identiques et qui se faisaient face, suivant le rail de la machine géante. L’eau courante, l’électricité, le chauffage, le béton et la télévision transformèrent le quotidien. Il y avait de vieilles familles ouvrières, quelques boutiques, et il existait à l’époque des services publics. Dans les mois qui suivirent, sans que personne ne l’ait prévu, le peuple s’est levé. La grande grève de mai 1968 a résonné différemment en banlieue. Les affrontements des étudiants avec la police au Quartier latin eurent très peu d’effet sur la vie du quartier. Pas plus que les slogans invitant à jouir sans entraves et à interdire d’interdire. Ils auraient probablement trouvé des oreilles attentives, mais ils n’arrivaient pas jusqu’ici. C’est la grève générale ouvrière qui emporta le quartier. Elle lui permit de se reconnaître en tant que tel, de prendre conscience de lui-même, de sa condition et de la hiérarchie raciale qui persistait dans la République du général. Les solidarités et les conflits entre les travailleurs issus de la colonisation et les organisations politiques françaises se transposaient dans le quartier. Sur les piquets et dans les blocages des 42

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usines, dans les syndicats, les caisses de grève et au quartier, les poings des travailleurs immigrés se dressaient désormais à la vue de tous. Houria était fière, à nouveau. Sur ce terreau ont poussé d’inaltérables camaraderies et amitiés, un tissu social fait de solidarités quotidiennes, une culture populaire de voisinage aux marges de la société de loisirs et de providence. A l’exact opposé de l’individualisme des sociétés bourgeoises. Hassan et Houria avaient débrayé comme la plupart de leurs voisins. Chez Renault, ils avaient été les premiers. À Gennevilliers, il y eut près de quatrevingt-dix entreprises bloquées et une cinquantaine occupées. Les ouvriers de chez Chausson, Chenard & Walcker, de Carbone Lorraine ou de Renault se rencontraient, échangeaient, agissaient collectivement. On oublia vite la place des travailleurs issus de la colonisation dans les luttes de 1968. C’était le deuxième constat qui rendait la jeune femme amère et forgerait la personnalité du quartier dans l’avenir. Le peuple de France n’avait pas l’air de comprendre qu’au travail, dans les syndicats, sur le quartier, dans la ville, face à la police, à un employeur, au patron, à un enseignant, les immigrés constituaient une caste distincte parmi les dominés. Alors qu’ils s’étaient montrés dans la lutte, ils restaient invisibles et inaudibles. Silence, dénis et aveuglements des principales organisations politiques se revendiquant des exploités à l’égard des conditions de vie de ces travailleurs venus des colonies. Les négociations de Grenelle où ces organisations

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ont été vendre la remise au travail du peuple ont complètement ignoré le sous-peuple. Et son dos a souffert. L’esprit du quartier naquit de cette prise de conscience. Houria résumait cela en quelques mots : « Ici vit le plus petit peuple, le peuple le plus haï. » Mais on sous-estime la fierté et la joie qui règnent parfois sur les ponts des bateaux pirates. Raymond Marcellin, alias « Raymond la matraque », avait été nommé ministre de l’Intérieur chargé de la pacification pour en finir avec la « chienlit ». Spécialiste de la contre-insurrection en Algérie, il affirmait qu’un virus révolutionnaire et communiste, le même qui aurait affecté les colonies plusieurs années auparavant, infectait désormais les universités et les usines. C’est ainsi qu’il organisa les premières expulsions de « subversifs » depuis la guerre d’Algérie. Houria savait que la guerre n’avait pas été terminée, elle découvrait petit à petit qu’elle continuait sous d’autres formes. C’est le même Marcellin qui créa quelques années plus tard les circulaires de 1972 liant le travail à la possibilité de rester sur le territoire, base de la nouvelle xénophobie d’État. Il justifiait ainsi la fabrication de travailleurs sanspapiers en prétendant lutter contre la subversion et pour la préférence nationale. Jusque-là invisibles, les travailleurs migrants commençaient à être considérés par le pouvoir. Comme des proies ou des poids morts. Houria prit l’habitude de méditer à sa fenêtre. Elle a 44

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vu le siècle finir en regardant l’horizon. Les jeux et les rires des gosses, les lianes du saule pleureur de la plaine, les parties de chasse de la police, les barbecues sur le toit du Robespierre et le carnaval des corbeaux et des chats. Les enfants grandissaient et la famille s’élargissait aux voisins et aux amis. Houria rendait de nombreux services, elle était respectée et aimée, mais son visage accusait l’histoire. Son dos plia peu à peu, le quartier approchait de sa forme actuelle et les larmes du saule touchèrent bientôt le béton. Avec la sueur des mêmes qui allaient passer leur vie à en payer les loyers, on fit bâtir des barres à l’ouest et des tours à l’est de la zone. Atteignant 3 500 logements, bientôt 10 000 habitants, un quart de la ville, la cité se forgeait une mémoire collective, une personnalité, une volonté. Des familles de travailleurs en provenance de tout l’espace colonial, mais aussi d’Espagne et du Portugal, s’installaient. La vie restait dure, la France ne pardonne jamais. Mais Houria gardait l’espoir, c’est tout ce qu’elle arrivait à mettre de côté. Puis les loups sont revenus. La bourgeoisie est repassée à l’offensive. Sa « nouvelle société », libérale et sécurisée, a tout fait pour enterrer 1968 et la première ère industrielle. Un chômage de masse, organisé et entretenu parce que très profitable, s’est répandu brusquement dans toutes les villes ouvrières de la ceinture rouge. La came aussi. Les classes moyennes ont fui vers d’autres quartiers ou d’autres villes. Seuls sont restés ceux qui aimaient

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la vie qu’on inventait ici et ceux qui n’ont pas trouvé les moyens de partir. Houria a vu le visage de la cité changer au milieu des années 1970. Comme s’il avait mûri trop vite, comme les enfants des rues, comme elle et le vieux saule, le quartier a connu la hoggra avant d’avoir des souvenirs. Bastion industriel depuis la fin du XIXe siècle, Gennevilliers était dirigée par le Parti communiste depuis 1934. Les bureaucrates locaux avaient projeté de faire de la ville une vitrine du « communisme municipal ». A croire qu’ils avaient rajouté l’adjectif pour qu’on comprenne bien que tout ça n’avait plus rien à voir avec la mise en commun. Le parti imaginait remplir les grands ensembles avec une aristocratie ouvrière, pas des sous-prolétaires. Gennevilliers devait être un modèle d’ascension sociale. Le PC avait depuis longtemps oublié la révolution, trop occupé dans les parlements et les salons. Il participait désormais complètement à la gestion du désastre. Alors il a fait comme les autres, il a accusé les immigrés de produire le racisme et les pauvres de répandre la misère. Au point qu’en haut lieux, on en vint à considérer le quartier comme un coin de tiers-monde à l’ombre de Paris. L’office HLM et les bailleurs privés tentèrent de réduire les dépenses liées à l’entretien du bâti et des services. Le quartier s’est vite dégradé. Houria a vieilli, ses enfants sont devenus d’autres pauvres. Mais ce n’est pas pour cette raison que les médias et les politiques se représentent depuis le quartier comme une jungle vorace. Un monde ingouver46

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nable a émergé dans le ghetto français et la hoggra est la réponse du pouvoir à cette menace. Houria le savait, elle garda confiance et les poings serrés. Voilà qu’elle a maintenant soixante-quinze ans. Rendus là, à Constantine, il y a longtemps que les vieux ne comptent plus. Comme s’ils n’avaient jamais eu de date de naissance. La dernière fille d’Houria s’est mariée et a quitté l’appartement il y a plus de dix ans. Elle vit à trois cents mètres avec son mari et les petits-enfants, aux Musiciens, dans la tour blanche. Elle passe voir sa mère tous les jours. Nordin, lui, habitait deux étages en dessous. Ils avaient été relogés dans des appartements plus petits d’un même immeuble après la destruction du Montesquieu, celui où ils avaient vécu plus de trente ans. La municipalité disait vouloir se débarrasser des trafics et d’une barre décrépie. « Désenclaver la Mandoline ». Comme si le business n’allait pas juste changer de bâtiment. Comme si les autres barres étaient plus décentes. Comme si la mairie n’avait rien à voir avec cet enclavement. Comme si quelqu’un lui avait demandé quoi que ce soit. La hoggra s’appelait désormais rénovation urbaine. Les habitants avaient dû lutter pendant de longs mois contre la destruction de ce qu’ils considéraient comme leur village, ils bataillèrent ensuite pour être relogés sur la ville et finalement pour ne pas se soumettre à des hausses de loyers. Faire reculer les plus misérables, détruire les formes de vie ingouvernables. Pour comprendre les effets réels des politiques d’aménagement sécuritaire du

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territoire, il suffit d’y vivre. Et tout le quartier a bien compris qu’on lui déclarait la guerre. Hassan est mort au début des années 1990. Comme tant d’autres ouvriers, l’usine l’a dévoré avant même la retraite. Houria habitait maintenant au Balzac, au quinzième étage. Nordin au douzième. Il prenait soin d’elle chaque jour. La vue sur Paris occupait la vieille femme pendant des heures. Lorsque, pendant plusieurs mois, l’ascenseur était en panne, elle sortait très peu. L’arthrose et ses multiples opérations la faisaient souffrir. Elle hébergeait souvent des proches de la famille, qui restaient plusieurs mois chez elle avant de trouver un logement. Sa minable retraite engloutie par le loyer ne suffisait pas. Alors elle sous-louait aussi une chambre à un jeune couple. Ils avaient été expulsés de leur immeuble trois ans plus tôt. La mairie avait besoin de cet emplacement pour bâtir le « nouveau centre-ville ». La « Grande Folle », c’est le petit nom que nous donnons à la mairie de dix-sept étages, savait depuis longtemps que les locataires payaient leur loyer à un faux bailleur. Jusque-là, le fait qu’ils se fassent escroquer par un marchand de sommeil leur louant des logements insalubres à des prix de chambres d’hôtel ne l’avait pas particulièrement émue. On fit expulser tout le monde en expliquant à la presse qu’il s’agissait de squatters sans-papiers. Les familles à la rue s’étaient retrouvées devant la mairie avec ce qu’elles avaient pu sauver de leurs affaires. Quelques militants s’étaient pointés ; en l’absence 48

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de solutions d’hébergement d’urgence et pour ne pas se laisser faire, les expulsés décidèrent d’occuper le parvis de la mairie, considérant que c’était elle, le premier marchand de sommeil. Houria revenait du marché des Quatre-chemins lorsqu’elle vit qu’on installait des matelas et les premiers signes d’un campement. On lui conta l’histoire. Elle fut touchée, elle trouvait ça terriblement injuste. Cela faisait déjà longtemps qu’on la tenait à l’écart de la politique, dans les périphéries où Babylone bannit ses ancêtres. Pour tout le monde elle était une hajja. Une vieille qui a fait le pèlerinage, qu’il faut respecter et écouter. Elle avait fini par s’y faire, même si elle n’avait pas été à La Mecque. Même si elle avait mis le foulard juste parce qu’elle se trouvait moche et ridée, comme elle disait en rigolant. Que désormais c’était à ses petites filles d’être jeunes et belles. Elles lui rappelaient ses années combattantes. Cette histoire fit trembler le petit monde dans lequel la vieille Houria s’était installée. Pendant les trois semaines d’occupation du parvis, elle vint tous les jours, parfois le matin et l’aprèsmidi. Elle faisait signer des pétitions, distribuait des tracts, interpellait les passants et les agents municipaux, en les appelant « mon fils ». Elle restait même parfois après la nuit tombée, assistant en silence aux discussions politiques, aux histoires du passé et aux anecdotes sur les arnaques de la mairie que s’échangeaient les jeunes et les vieux réunis par le sentiment d’injustice. Chaque soir, de vieilles femmes apportaient des marmites de nourriture.

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Il en venait des mariages et des enterrements. On se partageait les plats dans le froid. L’idée qu’il se passait quelque chose d’intolérable et qu’on pouvait s’y opposer donnait à la nuit les reflets de la dignité et de l’amitié. La mairie ordonna l’expulsion et la police emporta tout le monde au poste, femmes enceintes, bébés et vieillards. C’était dans la journée, beaucoup d’hommes étaient partis travailler. Houria fut emmenée aussi. Lors de sa déposition au commissariat, des souvenirs pénibles s’étaient réveillés. On ne l’avait pas malmenée, mais on la traitait en criminelle pour s’être jointe à de pauvres gens. Pendant ce temps, un huissier était passé et avait fait emporter dans un camion de la mairie toutes les affaires. Les agents de la municipalité ont détruit le campement et immédiatement passé le karcher. Il avait fallu trouver des solutions pour ceux qui restaient. Depuis trois ans, Houria louait la chambre du fond à ce jeune couple de marocains dont la femme était enceinte pendant l’occupation du parvis. Depuis trois ans, la vieille femme dormait moins bien et pensait trop. Il y avait des odeurs de guerre dans l’air et leurs effluves ravivaient les plaies qu’on ne referme jamais. Une soirée durant l’occupation, sur le chemin du retour, elle avait croisé une fille d’une douzaine d’années. Assise seule sur le dossier d’un banc, la gueule égratignée, des habits sales et déchirés. Houria s’arrêta, elle voulait la soigner. La gamine ne parlait pas. Elle accepta tout de même quelques mouchoirs, s’essuya le visage et ralluma 50

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une cigarette. Houria voulait savoir ce qu’elle faisait dehors à cette heure, où elle habitait, si elle savait où dormir, qui lui avait fait ça. Elle ne répondait pas aux questions. Elle fumait, silencieuse. Houria était prête à l’accueillir pour la nuit, mais la fille restait muette. Elle lui laissa finalement ce qu’elle avait emporté des restes du repas et lui demanda de jurer qu’elle rentrerait rapidement chez elle, si elle avait un chez elle. La gosse la remercia et s’en fut avec la nourriture. Elle la revit plusieurs fois. V errait depuis peu dans les rues du quartier. Elles se croisaient le soir, quand sa fille ramenait Houria chez elle. La vieille insistait pour se balader un peu, seule, avant de remonter. Elle restait près du banc. Et, quelques fois, elle avait revu la fille. Alors elles s’asseyaient et la gamine écoutait les histoires. La vieille se livrait à quelqu’un qui ne lui demandait rien mais qui avait l’air d’en avoir besoin. Jusque-là, elle n’avait jamais évoqué l’histoire de sa vie, si ce n’est parfois par bribes, lorsque ses enfants voulurent en savoir plus sur la guerre de libération et le bidonville, sur l’Algérie et sur son enfance. V ne parlait presque jamais. Elle fumait, attentive. Une fois, elle lui avait glissé « tu es l’arrière-grand-mère de ce monde, mais j’espère qu’il finira avant toi ». Houria voulait l’héberger, mais la jeune fille s’y refusait. Parfois, elle avait accepté des vêtements et de l’argent, mais elle ne restait jamais. Elle avait pris pour habitude d’embrasser la vieille et de lui rajuster son gilet avant de disparaître. Houria

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s’interrogeait. Nordin lui avait rapporté l’histoire d’une adolescente perdue, peut-être orpheline, qui dormait depuis peu sur les bancs des squares. On disait qu’elle avait été interpellée plusieurs fois par la police pendant des soirs d’émeutes. Qu’elle buvait, qu’elle volait, qu’elle se battait. Tout le monde l’appelait déjà V. Houria croyait la comprendre. Elle lui racontait les étapes de sa vie qui la firent combattante. Elle tentait de lui expliquer pourquoi elle avait finalement pris un autre chemin que celui du guerrier. Elle parlait d’équilibre, de la nécessité de ne jamais oublier sa rage mais de la conduire avec tendresse, de nourrir sa colère comme son espoir, de ne jamais plier, de ne pas se laisser guider par la haine. Et d’arrêter de fumer. V écoutait. Le soir où Nordin a été assassiné par la police, Houria s’occupait du bébé du jeune couple. Il venait de s’endormir lorsqu’à sa fenêtre elle a vu le véhicule de police s’arrêter près de la devanture fermée de l’ancien Proxi Market. Il n’y avait là que Nordin et quelques pères du quartier. Eux, ils appellent ça Stock. Parce qu’ils n’ont pas réussi à oublier le minimarché Stock qui l’avait précédé dans les années 1980. Maintenant, on appelle ça Proxi, parce que c’est marqué dessus. Même si celui-là aussi a fermé, l’année dernière. Depuis, pour 10 000 habitants, il n’y a plus un commerce, pas même une épicerie. Il faut aller à Carouf, au centre ville. Les jeunes qui ont pris racine sur le mur du Proxi travaillent 52

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pour le compte d’un autre type de supermarché. On dit « les mecs de Proxi », ça veut dire : ceux qui travaillent pour les gros, pour le trafic. Houria le sait. Tout le monde le sait. Sauf les jeunes agents municipaux. Les vieux poulets, ceux qui sont restés assez longtemps, savent bien qu’ils mettent leurs oeufs dans le même panier que les mecs de Proxi. Mais ce sont les plus jeunes revendeurs qui ne le savent pas. Houria n’a pas pu discerner les paroles de Nordin. Elle l’a seulement vu se faire contrôler avec son ami Lakdhar. Les agents de la BAC ont débarqué comme à leur habitude. En quelques secondes, la situation a dégénéré. Ils étaient couchés face au sol, la colonne pliée sous le genou de la loi. Les chasseurs n’ont pas apprécié que le gibier se débatte. Ils les ont traînés sur le sol jusque dans la camionnette. Au passage, leurs têtes ont méthodiquement cogné la tôle du véhicule. Deux autres flics tenaient en joue les jeunes rassemblés autour, glock au niveau des visages. Le fourgon a crissé et détalé, poursuivi par une rafale de pierres. A toute vitesse sur l’avenue de la Mandoline, les gardiens de la paix déchargèrent leurs flash-balls par la fenêtre du véhicule avant de disparaître. Pour dire bonsoir. Le fait qu’on s’en prenne aux vieux a attiré beaucoup de monde dans la rue. Des voisins ont aidé Houria à descendre. Cela faisait deux heures qu’on discutait des moyens de s’opposer aux violences policières quand Lakdhar a appelé. Les flics le gardaient pour l’instant, lui et Nordin s’étaient fait

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tabasser pendant tout le trajet à l’intérieur du Jumper. Et Nordin était mort. La circulation de la nouvelle eut trois effets sur le quartier. Des pleurs, des cris et du silence. Ceux qui criaient ou pleuraient perdaient leur énergie. Ceux qui sont restés silencieux ont disparu. Il faut un peu de temps pour organiser des représailles. Alors qu’on la ramenait à son appartement, Houria aperçut V. La gamine avait disparu depuis plusieurs semaines. Elle s’approcha et prit Houria dans ses bras. « Sois digne, ma fille, ce soir. Je ne veux plus perdre personne », lui chuchota la vieille à l’oreille. V resta silencieuse et l’embrassa avant de s’enfuir. Houria Bentahnoun est celle qui a transmis l’harmonie.

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Maurice Carnot ou La mécanique des hurlements Au zinc de la brasserie des blés, là où il vautre depuis trente ans ses nuits de saoul, l’ancien commissaire Maurice Carnot explorait le fond d’un verre de gin. Deux rues derrière la mairie de Clichy, dans les reflets liquides de sa propre rétine, il cherchait une trace de lui-même. De vieux souvenirs lui revenaient. Puis la voix du vieux Charles, le grand Charles, qui avait pris la peine de porter un toast à son banquet de mise en retraite. Ces deux-là s’étaient connus pendant la guerre d’Algérie, longtemps avant que l’ami corse accède au poste de secrétaire général du 92, à la tête du département le plus riche de France. Depuis, ils s’étaient échangé quelques coups de main. C’était un honneur de l’avoir à cette cérémonie, une immense fierté qu’il ait pris la parole. Carnot se remémorait souvent son pauvre quart d’heure de gloire : « Carnot est un expert, une machine, une sorte de maniaque ! Il n’est jamais en retard, toujours productif, il fait des plans, des courbes et des graphiques sur tout ce qui l’entoure. Il a pris des notes tout au long de sa vie. Nous lui devons même un schéma des relations de pouvoir entre ses différents chefs de service... Il a d’ailleurs sûrement une fiche sur vous ! [Rires dans la salle] J’ai vu ses dessins, il simule l’évolution de la délinquance en fonction des origines des criminels, il fait des cartes

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de l’incivilité, il a amélioré l’échelle des violences urbaines. Carnot a mis en lien le trafic de stups et certains bateaux en provenance du Maroc ! C’est un élément extrêmement efficace qui nous quitte et que je veux saluer ce soir, au nom du service, du département et du ministère. Cet homme est indestructible! Il a fait la bataille d’Alger, il était là en 1968, il est devenu depuis bientôt quinze ans un technicien de la guerre intérieure, enfin... je veux dire... de la lutte contre les nouvelles menaces. [Rires dans la salle] Mais restons sérieux... Carnot a été un élément très important pour nos services pendant près de quarante années. De ceux que l’on n’aime pas voir partir. Je vous demande de saluer le parcours exceptionnel de ce fonctionnaire sans reproche. Le voilà arrivé à l’heure de la retraite. Il l’a bien méritée. Je lui souhaite de réussir aujourd’hui comme hier ! Car vous savez comme moi que Maurice Carnot a déjà commencé une carrière politique... Et je suis sûr que dans ce domaine-là aussi il sera aussi un brillant technicien. Comme me disait récemment sa femme, “il ne s’arrête jamais !” [Rires gras] Levons nos verres à l’homme et à la machine, bonne chance pour la suite, Carnot, votre détermination vous honore, le pays a besoin d’hommes comme vous ! [Applaudissements] » Carnot souriait en y repensant. Il se rappelait l’époque où il était sur le terrain. Il ne supportait pas de ne plus servir. Ce soir-là, au comptoir, une entraîneuse qu’il n’avait 56

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jamais vue s’était approchée maladroitement. Assez jeune, une gueule cassée, avec un style de débutante. Carnot n’avait pas la force pour un tapin mais l’heure était venue pour lui de parler. La dernière fois qu’il s’était raconté, c’était avec sa gosse, il y a trop longtemps. Avant qu’elle sombre. Avant qu’elle ne le quitte, elle aussi. Alors quand la petite nouvelle lui a gratté un verre, il a dû croire qu’elle pouvait écouter. En se forçant un peu, il avait dû lui trouver une vague ressemblance avec sa fille. « On dit que t’es un vieux flic, tu dois connaître plein de trucs... » avait-elle glissé. L’amertume faisait régresser le commissaire. Alors comme un enfant flétri, il s’est déballé : « Ha bon... mais maintenant, c’est l’heure des nouveaux flics tu sais... les flics d’élite ! ... d’élite...les diplômés, les cultivés... L’heure des belles gueules... Tout a changé... Je sais de quoi je parle... moi, je suis... un loup, un vieux loup. – Hum... oui comme les autres quoi... vous êtes mignons, vous dites tous la même chose... – J’ai fait l’Algérie moi... Tu connais ça peut-être ? On t’a appris ça à l’école ? Hein ?! – Non, c’est vrai, mais tout ce que je sais vient d’ailleurs. – … Ha oui, c’est ça... ailleurs... Voila le problème, les jeunes, vous ne comprenez rien à l’histoire. Vous ne savez rien. Et... vous ne voulez pas savoir. - Raconte alors... et ressers-nous un verre. Tu as fait l’Algérie... ça m’intéresse...

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Carnot connaissait bien les techniques des entraîneuses mais ses fantasmes la lui faisaient paraître tendre et abîmée. Elle était insolente, comme sa fille ; ça avait dû lui suffire. - C’est vrai, il faut transmettre l’histoire aux nouvelles générations. Vous n’avez rien dans le crâne... mais c’est pas votre faute... L’Algérie... Qu’est ce que vous savez de l’Algérie, tout le monde en parle, maintenant, mais personne ne comprend rien... Lucchio, remets-nous ça... et un verre de lait s’il te plait. Au bout d’un long silence, Carnot se mit à raconter. - ... J’ai été envoyé à vingt ans en Algérie, en janvier 1957, au début de la bataille d’Alger. Mais c’est pas des belles histoires ça... – J’en connais d’autres tu sais. – Peut-être... mais pas des comme ça... Le fond de l’affaire, c’était la guerre froide. Les Soviétiques qu’avaient réussi à monter la tête aux indigènes avec des conneries de “droit à disposer d’eux mêmes”... l’indépendance... Les communistes répandaient leur foutue propagande dans tout le bled. Et ces cons avaient fini par y croire. Quand on a débarqué, ils posaient des bombes, ils égorgeaient les traîtres, ils butaient des Français... Fallait délivrer l’Algérie, rétablir la vérité... On venait libérer les populations, restaurer la paix française !... c’est ça qu’on disait. Moi j’étais un peu de gauche et je comprenais pas tout ce qui se passait. J’avais des doutes mais on nous a tout expliqué, la logique des rouges, leurs manières de progresser, les seuls 58

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moyens de les arrêter. Je préférais la mécanique mais j’avais un petit diplôme et alors, on m’a envoyé me former au Centre d’instruction... de la pacification et de la contre-guérilla, “le” CIPCG d’Arzew ! Ha... ça, personne t’en a parlé.... hein ?... - Non. - ... C’était le colonel Bigeard qui commandait làbas... Hum... Bigeard... un spécialiste de la contreguérilla depuis l’Indochine ! Heureusement qu’on avait des types comme ça... parce que ce coup-là, on pouvait pas perdre l’Algérie... ou c’était tout le monde libre qui tombait. Enfin, c’est ce qu’on nous disait au début. On nous expliquait pas tout en vérité. Mais moi je savais qu’il y avait le Sahara... La fille écoutait consciencieusement. - Pourquoi ? Parce que là-bas, la France a découvert des réserves gigantesques d’hydrocarbures, de gaz, parce qu’on avait installé un vaste complexe d’extraction au début des années 1950... parce qu’on pouvait pas lâcher ça. Parce qu’il y avait aussi les usines chimiques, l’aérospatiale et les essais atomiques là-bas, tu comprends maintenant ? On pouvait pas lâcher ça... En plus, c’était une position stratégique qui donnait sur toute l’Afrique. On voulait nous la prendre... elle aussi. Même Mitterrand le disait : “Pas de France au XXI e siècle, sans le Sahara”... alors... si Mitterrand le disait... Mais les rouges, eux, ils avaient une technique radicale... Ils fonctionnaient toujours pareil, en Indochine comme en Algérie. On nous avait appris ça aussi... les cinq phases... du pourrissement...

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révolutionnaire. C’était le colonel Lacheroy qu’avait théorisé ça. Le vrai papa de notre nouvelle doctrine... la guerre contre-révolutionnaire. C’était impressionnant... c’était réglé comme une horloge. Technique. Chirurgical. D’abord les rouges s’installaient silencieusement, on pouvait rien détecter, ils construisaient dans l’ombre, une organisation, une OPA... une organisation... politico… administrative... C’est ça qu’on devait trouver et détruire. Les rouges commençaient par inoculer leurs idées dans les populations, ensuite, quand ils apparaissaient, c’était déjà trop tard. Manifs, grèves... l’organisation s’incruste, puis vient l’heure des bandes, des insurrections, des mutineries, des assassinats, et puis les bombes. Alors la guérilla se développe et à la fin ils te montent une vraie armée et te mènent une guerre dans les règles de l’art. En Algérie on en était à la guérilla urbaine, c’était peut-être déjà trop tard mais on a mis le paquet. Fallait intervenir avec des gros moyens dès le début pour écraser les “germes du pourrissement"... Tu comprends ?... - Oui, je ne suis pas si conne... - Hum... alors... sur des tableaux, on nous apprenait à reconstruire les organigrammes de l’OPA. Fallait connaître tous les éléments de l’organisation et tous ceux qui collaboraient, et surveiller tout le monde, même chez nous. Mao, leur “grand timonier”..., il avait écrit quelque part que “le guérilléro est dans la population comme un poisson dans l’eau”... Pour attraper le poisson, fallait donc s’occuper de l’eau, de la population ! On a décidé d’utiliser les mêmes 60

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armes que l’ennemi... C’est eux qui avaient commencé à terroriser les populations. Nous, on devait attraper le poisson, tu suis ? – Oui... vous avez fait de la pêche à la dynamite... – Ha... oui c’est ça... c’est ça... mais c’était pas le bordel, c’était parfaitement réglé... Notre doctrine c’était quatre méthodes mélangées... selon les situations. D’abord, pour attraper le poisson, on tendait un filet. Ca s’appelait le quadrillage. On faisait des fiches sur tout le monde, sur les relations entre les arabes, leur vie quotidienne, on devait être les spécialistes de notre quartier, de notre région. On devait tout savoir. Et puis on quadrillait sur le terrain... Tu comprends ? On positionnait des brigades à toutes les intersections, on peignait des numéros sur les maisons pour pouvoir contrôler tout le monde, on bloquait la circulation et la vie sociale... Ca marchait bien. Ensuite on avait comme une technique de harpon. C’était les forces spéciales, les commandos... Les gauchistes ont appelé ça des “escadrons de la mort"... mais... c’était plus technique que ça... on les envoyait butter des fellouzes ou... brûler un village rebelle... mais pour pacifier. C’était pas... classique mais c’était tactique. Parfois l’unité laissait un tract, avec marqué “Traîtres au FLN" pour dissocier les populations de l’organisation terroriste... mais pas par cruauté. C’était pas fait au hasard... c’était pour déstabiliser l’adversaire... pour la France... Ha ouai... la France... C’était la guerre psychologique... une guerre d’un autre genre... et c’est l’ennemi qui nous laissait pas le choix...

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- Si tu le dis... et alors, ensuite ? - bien… la troisième technique... c’était... contaminer l’eau. On disait « Quand tu tiens un vase bien fermement, tu peux mettre ce que tu veux dedans »... Il fallait tromper, ruser... L’ennemi se gênait pas pour faire pareil, j’te jure. Et puis c’était des fanatiques, on allait pas non plus les ménager... À l’entrée de certaines casernes, je me souviens... des bidasses avaient installé les têtes tranchées des rebelles sur des piques... ça peut te sembler un peu barbare mais c’est logique. Quand le message est clair... il est bien reçu. L’information et la communication, c’est ça l’essentiel... Au bout d’un long silence, Carnot prend enfin son souffle. - J’vais te dire un truc, moi, en vérité... j’ai jamais été vraiment convaincu par ces méthodes. Elles alimentent trop la haine envers la France, ça renforce le camp adverse. Les auto-engrenages, c’est ça qu’est difficile à gérer... ça s’emballe souvent. Mais bon, il fallait bien obtenir le renseignement, faire parler, alors... tu comprends ? – ... que vous avez torturé ? – Ben... on a mené les interrogatoires par tous les moyens... On avait entre les mains des types qui pouvaient peut-être balancer l’endroit de la prochaine bombe... les faire parler, c’était sauver des centaines d’innocents. Alors on les faisait parler... C’était eux les assassins ! Tu peux plus comprendre ça... je sais... mais dans ces cas-là, celui qui ne torture pas, c’est lui le criminel... Tu crois que ça nous 62

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faisait plaisir de dézinguer des types ?... – Je ne sais pas, peut-être que oui, d’une certaine manière... mais la dernière méthode ? – … Ah ouai... tu suis ma jolie... La dernière, c’était ce qui nous a rendus célèbres dans les armées du monde entier. On a décidé de “vider l’eau". En gros, on vidait une région, une ville ou un village de toute sa population, on mettait tout le monde dans des camions et on internait tout ça dans des centres de tri et d’internement. C’était carré, pas de brutalité inutile. – Des camps ? – … Hmm, c’est ça... des camps, comme tu dis. Fallait nettoyer la région ensuite... alors on y envoyait des petits groupes armés comme appâts... pour faire venir les fellouzes. Souvent les rouges de chez nous. Puis on bombardait. Mais c’était bien réglé, chacun savait son rôle, les mecs faisaient ça sérieusement. C’était vraiment des bons gars, bien coordonnés. Ca laissait pas de traces... – pas de traces ?... – ...Oui les corps, les bidons spéciaux... La guerre contre révolutionnaire fabrique pas mal de déchets... matériels et humains... c’est vrai, et là aussi, il faut apprendre à gérer. On l’a fait... mais rationnellement! Il fallait bien se débarrasser de tous ceux qu’on pouvait pas relâcher et tous ceux qui n’avaient pas résisté... aux interrogatoires. On devait bien se débarrasser aussi des mous et des communistes de chez nous. Bon... alors on a pris l’habitude de les balancer dans des fleuves ou en mer. A force d’en

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repêcher sur les berges, certains avaient fini par appeler ça des “crevettes Bigeard"... C’est marrant ça, non ?... C’était une sale guerre, c’est vrai mais c’était ça ou les rouges... si on avait perdu, tu serais née en république soviétique de France ma chérie... On a géré au mieux, c’est tout, on n’avait pas le choix mais on a fait notre devoir, avec dignité et... avec rigueur. Pendant la bataille d’Alger, en 1957, on a vraiment pacifié la ville avec ces méthodes. À la fin, il restait plus un fellagha, enfin, plus un qu’osait sortir... – Et alors, au fond, tu crois que ça n’a pas vraiment fonctionné, c’est ça ? – Ha... t’es moins conne que t’en as l’air hein ?... c’est bien ça le problème... Au bout d’un an ils s’étaient reconstitués, au bout de deux ans, ils avaient doublé. Mais sur le coup, notre démonstration a intéressé tellement de pays qu’on s’est pas trop posé la question. Ou que certains ont tenté de masquer la fonction principale de la contre-insurrection : l’auto-engendrement ! En vérité, je crois qu’on ne peut pas grand-chose contre tout un peuple, même les Américains, ils se sont cassé les dents au Vietnam. La bataille d’Alger, c’est devenu la vitrine de l’excellence française dans le domaine... de la contre-révolution. On a formé quelques pays, c’est devenu une de nos meilleures marchandises... Et en l’exportant, on vendait aussi nos armes qu’allaient avec, nos hélicos par exemple... C’était un peu comme si on avait créé une grande machine à vapeur... De l’ingénierie sociale, de la thermodyna64

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mique... moi j’appelle ça. Personne comprend, mais ça m’a toujours ému. Cette possibilité de gouverner... comme on règle une machine. Faut maîtriser le feu qu’on fout dessous, les émissions de gaz... Faut que ça continue à fournir de l’énergie, mais sans exploser... et pour des machines comme ça, y’a des clients vraiment intéressés partout dans le monde. Avec une bonne technique, je croyais qu’on pouvait faire un monde sans erreurs... – Alors, c’est à cette époque que tu as perdu ton âme ? – ... Mon âme ?... Hum.. t’es pute ou psy toi?...disons que... certaines nuits, j’ai encore les hurlements qui reviennent... – Ha... les hurlements... je peux t’croire. Mais continue à raconter, je ne connaissais pas tout ça. T’es rentré en France avec ça dans ta tête ? – Je suis parti quelques jours après le coup d’État du 13 mai... - … ? - Ha, il faut t’expliquer ça aussi... Cette petite histoire... Disons que pour avoir les moyens d’écraser la rébellion, fallait en finir avec la 4e République... fallait un homme fort, pas des débats interminables... Alors des généraux ont pris le pouvoir à Alger et... ils ont menacé de prendre Paris par les armes si le Conseil appelait pas de Gaulle à la tête de l’Etat. Ils avaient planqué des paras en Corse et une division blindée, prêts à déferler sur Paris... Ha... le grand Charles était déjà de cette partie-là tu sais... Il faut le connaître, c’est un homme méticuleux...

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Avec les généraux, ils ont réussi à... convaincre... le Conseil. Un putsch sans une goutte de sang ! Ca c’était fort, efficace... rentable ! De Gaulle a pris les pleins pouvoirs et il a transformé la Constitution... Une sorte de coup d’État démocratique... ha, ha... Bref... moi, on m’a renvoyé en métropole parce que j’étais blessé, je devais me remettre. Comme beaucoup d’autres, je suis entré dans la police. Parce que je connaissais un peu le boulot et qu’il fallait le terminer en métropole. Cette génération de policiers s’est engagée au retour d’Algérie. Parce qu’ils étaient motivés et qu’ils se sentaient compétents pour continuer. Le FLN et les rouges avaient exporté la guerre jusqu’à Paris. Alors fallait des hommes pour pacifier ici... Puis... de Gaulle a retourné sa veste, il a annoncé que l’Algérie irait vers l’indépendance... Je l’ai vécu comme une trahison moi aussi, mais je sentais bien qu’il allait gagner... Alors je suis resté du côté... de la force. Dans ces moments-là, il faut éviter de se tromper. – ... Tu travaillais en octobre 1961 ? – ... La manif des musulmans ?... tu connais ça ? – Non, pas vraiment, mais t’es pas le premier dépressif qui se confie à moi... – ... Pauvre conne, tu me fais rire... Oui, j’étais là. Mais faut pas croire ce qu’on raconte, c’était pas une bavure, c’était bien réglé. On n’a pas dérapé... on a obéi. Les fellouzes arrêtaient pas de buter des flics. Papon, c’était lui le patron maintenant. Et il s’y connaissait bien en problèmes nord-africains... Il avait décrété un couvre-feu fin septembre. 66

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Les bicots avaient plus le droit de sortir après dix-neuf heures. C’était pour les calmer avant les négociations d’Évian pour régler l’indépendance. On pouvait pas perdre le Sahara, je t’ai dit... Fallait être les plus forts à la table des négociations... Mais eux, ils comprenaient rien. Dans la journée du 17, on a reçu l’info des services. Ils organisaient une grande manif dans Paris, pour braver le couvre-feu. Ils allaient en profiter pour faire des sales coups. Alors Papon a mis en œuvre les plans de défense intérieure du territoire. Il a réquisitionné les bus, les gymnases, les stades… Bref, tout ce qui permettait de les arrêter et de les interner. Il nous avait prévenus qu’on était couverts. Quelques jours avant cette histoire, il l’avait bien dit, à la cérémonie d’enterrement d’un collègue buté par le FLN : pour un coup porté on devait en rendre dix. C’était clair, non ?... C’était bien une consigne... Moi j’ai été affecté avec ma brigade au pont de Neuilly. On s’attendait pas à ce que les nord-af viennent aussi nombreux. Ils ont commencé à s’entasser à la fin de la journée, comme des hordes de sauterelles. Mais plutôt disciplinés et calmes. Ils balançaient leurs conneries habituelles, “Algérie algérienne”... Puis ils ont fini par être tellement nombreux qu’ils allaient nous déborder. On avait reçu par la radio du camion un message qui disait qu’ailleurs dans Paris les musulmans avaient tiré sur les collègues et qu’ils en avaient abattu plusieurs. A la réflexion, c’était peut-être un bobard... Mais on allait pas se laisser canarder ici aussi. Papon avait

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bien fait les choses, il avait interdit aux journalistes de circuler dans Paris... Alors on a commencé à les disperser. Ça a été assez violent, ils criaient, ils se débattaient... Bah, ce ne sont pas des histoires à raconter, il faut oublier tout ça maintenant. – Oublier ? Moi je ne sais plus faire ça. J’écoute ceux qui n’ont pas encore parlé, alors raconte. Ça me change. – T’es nouvelle ici... Tu connais pas encore bien le boulot... Enfin, si ça t’excite d’entendre ça... Moi, j’ai participé, mais ça venait pas de moi... Disons que les collègues étaient sous pression et qu’ils y ont été plutôt fort. Les arabes qu’étaient encore en état, on les foutait dans les cars, direction les centres d’internement. Les autres... on pouvait pas les laisser là, ça pissait le sang, c’était pas propre. Fallait gérer, on n’avait pas le choix. Alors... on en a balancés un peu par la Seine. Comme au bled en fait... Certains collègues avaient pris l’habitude de leur faire bouffer une ou deux cigarettes, pour être sûrs de les crever. J’ai jamais apprécié ces méthodes mais c’était la guerre. Faut arrêter de déconner, le gouvernement parlait d’ “opérations de rétablissement de la paix”, de “pacification”, de “troubles”, d’ “événements”... Mais c’était des lâches, pour une fois les rouges avaient pas tort, c’était la guerre. – Mais les hurlements... ils te reviennent encore... – … Hum... oui... des fois. Mais la cervelle, c’est une machine aussi, c’est des rouages... Les cris dans mon sommeil, c’est que des dysfonctionnements de ma mécanique. C’est normal. Y a pas de machine 68

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parfaite. J’ai fini par comprendre. Et les machines sociales en particulier. On est que des extensions de machines, des prolongements d’engrenages... trop imparfaits. Et mon horlogerie commence à se faire vieille gamine. – Remets-nous deux verres et continue, s’il te plaît. - Ah... tu perds pas le nord toi... Lucchio ! Remetsnous ça s’il te plait. Et toi, petite, tu poses beaucoup de questions pour quelqu’un qui ne me connaît pas. Tu ne sais rien... Je ne suis pas n’importe qui. Je suis... un ami du grand Charles, moi. C’est dans ce bordel qu’on s’est croisés les premières fois... mais on s’est vraiment rencontrés en 68... quand les gauchistes ont pris la suite... – Et vous avez fait pareil ? – Ha... un peu... pas vraiment, enfin, disons avec les conditions de la métropole. On avait plus affaire à des Arabes et y avait les médias. La doctrine était interdite, mais tout le monde la connaissait. Ça voulait pas dire grand-chose de l’interdire, tout le monde y avait été formé. Alors, c’est comme si on avait rouvert une boîte à outils. Pour l’adapter, l’améliorer... Marcellin, le ministre de l’Intérieur qu’avait été nommé pour s’occuper des MR, les mouvements révolutionnaires... il était clair, carré, strict, moi j’aimais ça... Et pourtant ça ne marchait pas très bien pour nous, ça a même failli basculer. On avait toujours affaire à la subversion, celle de Moscou mais aussi celle de Mao. Alors on a organisé un autre genre de pacification... On avait commencé à récupérer du matériel testé en Algérie

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d’ailleurs, des gaz et des équipements de protection. On développait l’infiltration et le retournement dans les universités et les usines. Foccart a même failli envoyer l’armée. Il paraît que quelques centres d’internement avaient été mis à disposition et que des listes de gauchistes à interner circulaient. De Gaulle avait rencontré Massu à Baden-Baden pour s’assurer le soutien des troupes si on les faisait marcher sur Paris. Et puis en échange il a réintégré une partie des putschistes bannis depuis 1961. Ca a permis de revaloriser un peu nos méthodes. Mais finalement, ça a capoté. A Washington, ils ont dû s’y opposer, ou quelque chose comme ça. Ça a été le moment où on a compris l’importance de la radio et de la télévision. Ça a été notre dernière erreur à ce niveau, il fallait plus laisser les médias aux mains de gens dont on n’était pas complètement sûrs. En parallèle, on avait commencé à expulser les subversifs étrangers. Marcellin renvoyait dans leur pays tous ceux qui s’agitaient. C’est là qu’on a compris la nécessité de pouvoir fermer les frontières et expulser tous les fouteurs de bordel. À partir de ça, fallait revoir nos méthodes pour pouvoir les appliquer à la population en général et en permanence. C’était une nouvelle époque, il fallait une nouvelle société... Et on a créé les premières polices de la délinquance et de la criminalité... les ancêtres des BAC, c’est la police coloniale chérie !... Tu commences à comprendre ? Les nouveaux flics d’élite, ils n’ont pas vécu tout ça... Maintenant, dans le bordel globalisé, n’importe qui est potentiellement 70

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subversif. J’ai vu des types à peu près normaux qui ont commencé par coller des affiches, puis qui se sont fait embrigader petit à petit et qui finissaient par récupérer des armes pour préparer le “grand soir”... C’est pareil pour les immigrés. Avec l’invasion des années 1970, on pouvait plus les assimiler, ils partaient plus, ils venaient de plus en plus nombreux et ils imposaient leurs mœurs, leur culture, leur religion... J’ai jamais été raciste, tant qu’ils bossaient et qu’ils repartaient, ça allait bien, mais ils se sont mis à avoir des revendications, et puis ils ont voulu des mosquées et, comme on l’avait prévu, ils ont foutu le bordel. Comme en Algérie... Ça a commencé à brûler dans les banlieues au début des années 1980, mais moi je le savais depuis longtemps, depuis l’Algérie... Avec la révolution iranienne, on a commencé à comprendre qu’un tas de gosses perdus pouvaient se jeter dans le terrorisme islamique. Il y a du feu au fond de chaque être humain, c’est pour ça qu’il faut une machine vraiment solide et capable de canaliser toutes ces énergies, de les diriger... Et moi je suis un technicien... Mais personne ne comprend rien... - Et donc vous faites pareil contre les quartiers ? De la guerre... sociale ? - Hum... c’est pas pareil quand même. Les zones sensibles, ça fait partie des “zones grises”, ce sont des “territoires non gouvernés", comme on dit... chez les experts... Tout ça c’est pas que du langage, de la communication.... ça veut dire qu’il y a, éparpillées, comme en peau de léopard autour de la

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planète, des zones où les nouvelles menaces s’articulent, où elles prolifèrent : le communautarisme, l’incivilité, les violences urbaines, l’islamisme, le terrorisme, la criminalité... on a mis trop de temps à comprendre que tout ça c’était lié... Les jeunes flics découvrent rien... Mais en gros, Bagdad ou Clichy-sous-Bois, Sarajevo ou Villiers-le-Bel, ce sont des bordels qui s’entretiennent les uns les autres. Mais les nouveaux flics américanisés, ils pensent que c’est pareil. Moi je sais que c’est différent. Ici, il faut vraiment essayer de pas tuer, ça coûte trop cher médiatiquement et puis, on peut pas faire la guerre à l’intérieur... Enfin, pas longtemps... Et ça, les nouveaux flics, ils ont pas bien l’air de comprendre. Ils se croient vraiment en guerre. Bah.. Ils ont peutêtre raison, je suis trop vieux. Mais moi, j’ai fait la vraie guerre... - La vraie guerre... ça... on verra bien... avait dit la fille. Puis elle avait quitté le comptoir précipitamment. Elle s’était barrée sans même regarder Carnot. Lui qui s’était livré si facilement se sentait con. Il lui devenait évident qu’il avait parlé pour lui-même. - Bon... j’ai trop causé... et trop bu. Je vais rentrer. A la prochaine Lucchio ! – Salut, Maurice, fais gaffe en rentrant, t’es pas frais. » Carnot s’en fut, titubant dans la pénombre comme un gibier blessé. Cette nuit-là, il fut réveillé plusieurs fois par ses cauchemars. Il avait l’impression qu’on dansait autour de son lit, qu’on venait lécher la 72

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sueur dont il mouillait ses draps, que des effluves de chair calcinée formaient des griffes autour de son goitre. Il ne revit la fille qu’une seule fois, quelques mois plus tard. Le soir de la mort de Nordin Shahid. Après avoir quitté Vincent Villemorte, il était venu se mettre minable au bar. Il était déjà complètement cuit lorsqu’elle est arrivée. – Ha... tiens, te revoilà, gamine... Tu tombes bien, ce soir j’ai besoin de tendresse... – Bonsoir, tu pourrais commencer par me payer un verre, alors. Mais j’ai deux questions... enfin si vous permettez... – Ah... déjà ?... tu veux encore des histoires... avant d’aller au lit, c’est mignon, ça... – C’est quoi cette balafre sur votre front ? – Ca ? T’avais pas osé demander, la dernière fois, hein ? C’est pas grand-chose, un bicot pas très reconnaissant, que j’avais pourtant essayé d’aider... D’autres questions, papillon ? – Oui. Est-ce que répandre de la drogue, ça fait partie de la doctrine ? » Carnot manqua de s’étouffer. Il s’assombrit, puis resta silencieux un long moment. « Pauvre conne, qu’est-ce tu veux, à la fin ?... Posetoi les bonnes questions... La doctrine... Mais c’est tellement plus simple que ça... » Au bout d’une minute, il desserra les mâchoires. « Tu me fais penser à ma fille... avec ses questions de merde. Elle enfonçait des portes ouvertes.

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Parce que les forces spéciales en Indochine ont été financées en vendant de la came aux colonisés... Parce que l’héroïne n’est pas arrivée par hasard dans les ghettos américains... Elle croyait que... et elle parlait toujours de l’article du Times... – C’est quoi ça ? – Tu vas suivre la même voie qu’elle... t’es perdue... En 1972, aux États-Unis, M. Charles... a été accusé de diriger un trafic international de stupéfiants, l’ “Union corse”, qu’aurait déversé sur l’Europe et les États-Unis. La juge disait que c’était couvert par l’entreprise du vieux Corse, Pernod-Ricard. Ma gosse était tombée sur la page découpée de la revue dans mon bureau... Elle croyait que j’avais participé à ça... Et elle tournait toujours autour du pot. Elle disait : pourquoi le procès a été refermé et pourquoi personne n’en a jamais reparlé ? Elle demandait pourquoi M. Charles avait été nommé à la tête de la commission de l’Assemblée nationale sur les drogues et les trafics de stupéfiants... Pourquoi et comment la came a déboulé sur la banlieue à la fin des années 1970 ?... Quelle conne !... Mais qu’est-ce que vous cherchez à la fin ? Petites fouineuses de merde... Vous êtes toutes pareilles, vous posez des questions connes, et tu finiras mal, comme elle. On ne pose pas ces questions... et pour démontrer quoi ? Elle voulait savoir pourquoi monsieur Charles avait subventionné la construction de certains locaux dans la cité de la Mandoline à Gennevilliers. - Celle qui est collée au port autonome de Gennevilliers, le dernier port sur la Seine avant Paris, celui 74

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où tout arrive, hydrocarbures, shit, armes et came en provenance du Maroc. C’est ça ? - T’es pas si nouvelle dans le milieu en fait ?... - Pourquoi, les gros trafiquants du quartier ne tombent-ils jamais ? ... - Mais posez-vous les bonnes questions, merde à la fin, putains d’camées, et pas à moi... Vous avez jamais utilisé une cocotte minute ou quoi ? Faut bien évacuer la pression non ?... Qu’est ce que j’y peux moi... Je l’ai ratée, cette gosse a ruiné tout ce que j’avais investi pour elle. Elle aurait pu être parfaite. – Oui, tu dois avoir raison. Adieu. – Quoi, tu t’en vas ?!... encore ! Eh bien tant mieux, c’est ça, casse-toi ! Pourquoi je parle à des tarées... Je n’aime pas les filles qui posent des questions. – … Lucchio, pourquoi t’embauches des connes pareil ? – Tu bois trop, Maurice, fais gaffe. La fille s’était encore esquivée. Carnot était complètement fait, brisé. Une heure passa sans qu’on vit remuer sa carcasse. Les hurlements lui étaient revenus, comme pour un tour d’honneur, une dernière fois. Il s’était senti partir. Puis la corde a craqué. Ses coudes quittèrent le zinc et ses quatre-vingt-dixhuit kilos l’emportèrent brusquement vers l’arrière. Comme si on l’avait saisi. Son verre décolla à travers la pièce et le corps du vieux fonctionnaire s’en fut caresser le carrelage. Dans un fracas de marbre, de dents et de verre. Carnot n’était qu’un fil conducteur de souffrance. Il a disjoncté.

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Nordin Shahid ou Les dernières abeilles « Les poulets contrôlaient à la sortie du métro Château-Rouge. Alors on a commencé à gueuler. Ces enfoirés, ils ont débarqué avec cinq camionnettes pour embarquer tout le monde ! Nous, on gueulait, t’aurais dû voir, Hamed... Hamed, j’te parle, merde ! Les gens descendaient des appartements, tout le monde du marché s’est ramené pour insulter les flics. Y’a des trucs qu’ont commencé à voler. Ils ont pas pu embarquer les sans-paps. T’écoutes ?! Des chaises, des bouteilles...Y’avait même Mona qui balançait des radis ! Ils ont détalé, on les a chassés, ces cons-là ! Tout le quartier les a chassés. T’aurais vu... » La Jeanne, encore bourrée, qui, dès qu’on parle de la situation des sans-papiers dans le dix-huitième, raconte la même histoire. C’est le bar d’Hamed, rue Doudeauville, à côté du marché de Château-Rouge. Le samedi soir, la salle est pleine, même pendant le ramadan. Tout ce que le quartier traîne de bonnes âmes en dérive, de tristes clowns et de joyeux alcooliques. Dans la petite salle du fond, un musicien fait danser les fêtards sur une guitare à cinq cordes. Ce soir, c’est le poulpe qui l’accompagne à l’harmonica. Gabriel Lecouvreur n’est jamais là où on l’attend. Nordin connaît par cœur l’histoire de Jeanne, il se laisse absorber par la télévision accrochée dans un coin. Elle est toujours allumée. Ce soir, c’est une

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émission sur les abeilles. Ça dit qu’Einstein luimême l’avait prédit : si les abeilles disparaissaient, les humains suivraient peu après. Et les abeilles disparaissent à grande vitesse. Ça lui parle. Dans un laps de temps incroyablement court, l’espèce humaine a réussi à ravager la planète au risque de s’autodétruire. Nordin en vient à se demander si ce n’est pas plus mal, finalement, il se dit que tout irait sûrement mieux sur Terre sans cette espèce pathétique. L’histoire des abeilles le marque. Il a l’impression d’avoir fait partie du dernier essaim de la dernière génération, celle d’avant le chaos. D’ailleurs, ce soir, c’est la veille de sa mort. Il a passé les dix premières années de sa vie au bidonville de Nanterre. Le nom de son père figurait dans la liste des portés disparus du 17 octobre 1961. Cette nuit-là, il venait d’avoir trois ans, il a commencé à saisir de quel côté de la France il était né. Lorsque le nom de son père a été prononcé par le responsable du FLN. Tout le monde pleurait, Houria, sa mère, s’est effondrée. Les incursions de la police dans les baraquements et les horaires de ses parents lui ont vite confirmé cette impression. Puis il y eut l’école, le long chemin boueux qui y menait et certains regards des passants, des autres enfants, des instits, ces manières qui te laissent comprendre que tu es l’invité surprise, que tu fais partie des provisoires, du surplus. Toute sa vie, il chercha des issues à ce chemin de terre qui le menait tout droit à l’usine. Il se souvient de Mme Michel, une institutrice qui 78

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pendant un an était passée au bidonville le jeudi après-midi. Elle y donnait des cours de soutien, elle aidait à rédiger les papiers administratifs et discutait longuement de politique avec sa mère et son beau-père. Elle lui avait donné confiance en lui. Elle lui avait laissé entrevoir une île. Quelques années plus tard, c’est lui qui reprit les ateliers. Ça lui conférait une certaine reconnaissance de la part des habitants. Il l’avait revue une fois, par hasard, après le déménagement à la Mandoline. Il devait avoir douze ans, il allait maintenant au collège. Des professeurs avaient eu l’idée de créer une classe relais « pour les primo-arrivants en difficulté ». Ils pensaient que ça éviterait de ralentir les élèves ayant moins d’« handicaps culturels ». On l’y avait mis malgré lui, malgré ses bons résultats, pour qu’il profite des cours de langue et culture d’origine”. Dans cette classe, un professeur leur avait dit : « Faites ce que vous voulez, mais pas trop de bruit, par pitié, de toute façon je ne peux rien pour vous ». Le message était clair. Mme Michel attendait le bus à côté du collège, il n’eut pas tellement le temps de discuter avec elle, mais elle lui laissa un livre en lui faisant promettre de le lire avec attention. Un livre de Karl Marx qui s’appelait Les Luttes de classe en France. Il l’avait lu, sur une année, par passages. Ça parlait effectivement de ce qu’il vivait. L’histoire était une guerre entre la classe des riches et celle des pauvres. Mais ça ne l’a pas empêché d’être envoyé en apprentissage faire des chaudrons. Il s’est retrouvé à quinze ans chez Chausson, dans

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l’usine où avait travaillé son père. Il y est resté quelques années à s’emmerder sur une chaîne de carrosseries. Nordin commença à côtoyer la rue à cette époque et la cruelle lui passait souvent le bras autour du cou après le boulot. Son corps d’adulte fut taillé dans le bitume, à coups de surin. Il a eu dix-sept ans durant la grande grève de 1975. Les salariés occupaient l’usine, la police était intervenue pour les expulser. C’était une époque de grandes agitations. Des usines en grève se faisaient matraquer un peu partout. Encore une fois, les travailleurs immigrés ont pris pleine part dans la lutte. Parfois, comme à Peugeot, quelques années plus tôt, ils étaient même seuls à tenir les piquets. Poniatowski, le nouveau ministre de l’Intérieur, montait des « opérations coup de poing » contre la délinquance dans les quartiers et contre la « criminalité » dans les usines. Le maire de l’époque, Lucien Lanternier, s’était même allongé devant les flics pour les empêcher de charger. Ça avait fait son effet. Nordin avait rencontré quelques jeunes ouvriers durant l’occupation. Il passa de longues nuits à discuter, fumer et boire avec eux. Ils étaient plus vieux que lui, mais l’avaient accueilli dans leurs discussions. Ils appréciaient son intimité avec la rue et le fait qu’il avait lu un peu Marx. Certains se disaient maos spontex, d’autres anars, d’autres autonomes, ils n’avaient pas l’air d’être d’accord sur grandchose, si ce n’est sur le fait qu’ils n’avaient pas très 80

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envie de sauver cette usine ni que la production reprenne. Nordin n’en rêvait pas non plus. La rue était bien plus enivrante que les trois huit et, elle, laissait entrevoir quelques lignes de fuite. Elle lui fit rapidement rencontrer les autres muses. La nuit, l’ivresse et la chair. Dans le groupe, il y avait Jeanne, un peu intello et un peu bagarreuse. Ils avaient pris l’habitude d’aller boire en bande le soir autour de place Clichy. Nordin faisait un peu de trafic. Il a cru qu’il pourrait faire danser la rue. Il s’est vautré. Un soir, en revenant à pieds par l’avenue de Clichy, il s’était arrêté boire un dernier verre dans un petit rade de la rue Jean-Jaurès. Il n’y avait pas grandmonde, deux putes, quelques piliers de comptoir. Un type en costard attablé. Nordin manquait de sous, le pingouin lui avait réglé la note et resservi un verre. Puis il l’avait invité à sa table. « Tu sembles avoir besoin d’argent et de quelque chose à faire de ta vie... – Tout va bien, monsieur, merci. J’ai juste oublié ma tune. Dis-moi, je cherche... en quelque sorte des collaborateurs dans le coin, justement. – Ben... vous cherchez quoi, y a du monde motivé pour bosser, par ici. – Ah oui, parfait. Mais écoute, tu m’as l’air d’un bon gars, à qui on peut faire confiance. Est-ce que ça t’intéresserait de te faire pas mal d’argent rapidement ? – Moi ? ... Vous connaissez quelqu’un qui cracherait dessus ?

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– Très bien, on est d’accord. Alors, je vais faire quelque chose pour toi. Tu vois, dans cette enveloppe, il y a une poudre de super qualité, si tu la coupes et que tu la repasses, tu peux te mettre à l’aise très vite, tu me rendras l’argent quand t’auras le temps. Tu dois connaître du monde, là d’où tu viens. Mets-le discrètement dans ta poche, on se verra ici, seulement ici, tu comprends ? – Attendez, je vais réfléchir... – Hum ?! Tu as peur... Alors, c’est que je me suis trompé, excuse-moi. Oublie tout ça et va-t-en vite. Si tu changes d’avis avant la fin de la semaine, reviens me voir, on pourra peut-être encore discuter. Sinon, ne reviens jamais. » Il s’était repointé la semaine suivante. Peut-être plus pour l’ambiance maffieuse que pour la proposition. C’était la fin des années 1970, la came s’est répandue à grande vitesse sur les quartiers. Pendant près de deux ans, Nordin a travaillé pour le compte de ce type qu’il ne connaissait pas mieux après chaque rencontre. Désormais, ils échangeaient juste de l’argent et des petits paquets dans une arrière-salle du bar. Ça avait eu une influence sur ses relations dans la bande, au quartier, en soirée. Il ne prenait pas de came, mais circulait désormais dans ces différents mondes comme un fournisseur. Puis ça a très vite tourné à l’angoisse. Il a fallu une bonne année à tout le monde pour comprendre le premier problème de l’héro : lorsqu’il n’y en a plus. Ça avait foutu une ambiance pourrie sur le quartier, des histoires de dettes, des camés qui traînaient le soir, 82

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des perdus qui tombaient les deux pieds dedans. Les flics avaient encore plus de raisons de venir foutre la merde. Tout le monde s’y mettait pour cracher sur le quartier : la municipalité, les honnêtes riverains, les médias. Puis il y eut les premiers morts. Certains amis de Nordin ont même grugé la file d’attente, par overdoses ou lames de rasoirs. Houria avait bien compris que son fils n’allait plus vraiment à l’usine, mais elle ne se doutait pas qu’il puisse tremper làdedans. C’est tout ce qui comptait pour Nordin. Qu’elle ne sache pas. Un matin, sa plus jeune sœur est remontée en pleurs du local à poubelles. Dans la benne, quelqu’un avait laissé un type finir de crever, une seringue dans le bras. Ça avait achevé de convaincre Nordin qu’il ne pouvait plus faire semblant de ne pas savoir à quoi il participait. Un programme d’écrasement. Il est retourné voir le grossiste une dernière fois, c’était l’hiver 1979. Il n’y avait personne d’autre dans le bar, si ce n’est l’éternel serveur silencieux, avec sa gueule de cadavre, et deux fantômes qui discutaient, assis sur l’étagère des alcools forts. Nordin imaginait bien que ça allait faire des histoires. Mais il avait commencé à danser avec la rue, ça l’avait endurci et enivré. « Voilà tout ce que j’vous dois. Je ne prends rien ce soir. J’arrête. – ...Tu arrêtes... Ha, ha... Tu entends ça, Lucchio ?

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Le petit oiseau dit qu’il arrête... Tu es mignon, Nordin... Mais je crois que tu ne saisis pas bien dans quoi tu te prends les pieds... Tu sais que tu es désormais... lié à notre petite association ? Tu es comme l’un des rouages de notre boîte à musique. Tu comprends qu’on a investi sur toi, nous t’avons fait confiance... J’avais oublié de te parler de ça ? J’ai parfois la tête ailleurs car je suis un homme occupé. Mais je croyais t’en avoir parlé. Merci de m’avoir fait part de ton désir de trahir la maison, ça m’aide à comprendre que je n’ai pas été assez clair avec toi. Je croyais que tu étais un gars intelligent. – Arrêtez votre cinéma, j’vous dois rien, j’ai jamais appartenu à quoi que ce soit et j’vous connais pas, adieu. » Alors, calmement, l’homme avait sorti un Manurhin. Un flingue bien français, un flingue de flic. Il l’avait laissé à côté de son assiette, entre les tripes en sauce et le beaujolais. – Écoute, Nordin… Si tu veux nous quitter, il va falloir que tu rachètes tes parts dans notre société, c’est comme si tu étais une sorte d’actionnaire qui veut partir chez un concurrent. Tu comprends ? On ne peut pas te laisser filer à la fois avec de l’information et sans rembourser ce que tu nous coûtes. Même si tu n’as jamais été qu’un ouvrier dans notre compagnie, c’est vrai... Alors voilà, tu as deux issues. Si tu choisis la première, tu nous rembourses ce que tu nous fais perdre en nous quittant, disons... cent mille francs. Bien entendu, je ne te cache pas le risque que bientôt, des policiers bien informés, 84

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viennent te demander des comptes sur tes activités... Enfin, si tu ne veux pas, il y a toujours la seconde solution... qui est posée là, sur la table. » L’homme mit sa main sur l’arme. Il restait encore une porte de sortie. Nordin attrapa la bouteille de pinard et lui brisa sur le crâne, puis s’enfuit en courant. Il commençait à mieux lire la cartographie du désastre, il repérait les chemins impraticables, ceux qui sillonnent à côté du périphérique, ceux qui permettent de s’écarter pour prendre le temps d’observer la course et le débit du tourbillon. Ce coup-là, il avait sûrement évité le lynchage ou le plomb. L’homme en noir ne connaissait que le quartier où il habitait, mais ni son nom de famille, ni son appartement. Nordin se fit discret, le temps de se faire oublier. Puis, un matin ensoleillé de juillet, trois hommes l’attendaient sur un banc du quartier. Ils n’ont dit qu’une seule chose : « Voilà ton solde de tout compte ». Devant tout le monde, ils l’ont suriné. Lorsque les mecs du hall ont accouru, les types ont sorti des flingues. Ils ont annoncé calmement : « Celui qui bouge prend du plomb ». Puis ils ont quitté le quartier en voiture, trop sûrs d’eux. Nordin est entré à l’hôpital de Nanterre avec quatre déchirures de plus dans les entrailles. Des amis avaient relevé la plaque de la voiture, ils ont bien tenté d’aller porter plainte. Au commissariat, ils ont été reçus comme ils l’imaginaient. « Manquerait plus que ça, vous entendez les gars ?

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Finalement les loubards ont besoin de la police !.. Écoutez-moi bien, si des types sont venus régler le compte de votre pote, ils avaient sûrement de bonnes raisons... D’ailleurs, on devrait peut-être leur filer une récompense pour ça... Hein, Michel ? Ha, ha ! Alors dégagez maintenant, et soyez contents qu’on vous coffre pas pour agression sur des bons citoyens. Putain, les bicots, j’te jure... » Après sa sortie de l’hosto, Nordin fit encore quelques virées avec son ancienne bande, mais l’ambiance n’y était plus. Certains avaient décidé de se lancer dans des braquages et des règlements de compte avec de petites frappes ou des bleus. Ils étaient recherchés, c’était déjà l’époque du « nouveau terrorisme international » , mais celui-là était rouge. Le monde entier courait après des Carlos, des Brigades, des Fractions, des groupes de libération d’on ne sait plus quoi, et Mesrine venait de prendre quelques dizaines de balles dans le corps... La machine devenait internationale et avait besoin d’ennemis à sa hauteur. Certains s’y sont pris les pieds et furent forcés d’entrer en clandestinité pour ne pas se faire attraper. Une partie a fini broyée. Nordin a pris un autre chemin. L’usine Chausson avait fini par licencier en masse. Quelques centaines de familles de plus se sont retrouvées sans revenus, tandis que s’imposait le paysage d’une friche postindustrielle. Nordin prenait plus de temps pour discuter avec sa mère et les anciens. Il y avait sur le quartier quelques militants du Mouvement des travailleurs arabes, le MTA, qui 86

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bougeaient pour les droits des immigrés, pour faire connaître la situation en Palestine, les luttes pour l’autodétermination du Sahara occidental, les violences policières sur le quartier... Ça le changeait de ces brochures cryptiques sur l’aliénation qui animaient les discussions avec ses amis. C’était plus concret. C’est à cette époque que la municipalité a bétonné le symbole de sa forfaiture : la plus haute mairie d’Europe... Un gratte-ciel au milieu de la misère, phallus de ciment dressé au-dessus de la plèbe. Le vrai réalisme socialiste en dix-sept étages. Pour financer ce projet, le Parti avait dû concéder quelques ringardises de la révolution prolétarienne à la « nouvelle économie ». Dans un bar de l’ancien village, Nordin avait un ami, un vieux militant du PC, qui bossait pour le service urbanisme de la municipalité. Jean Castor avait aussi grandi à Gennevilliers, il continuait d’y boire et conservait une rage sincère. Il n’avait jamais imaginé étouffer ce scandale et avait raconté chaque détail. La chaîne Carouf, qui voulait s’implanter, avait discrètement subventionné la moitié du bâtiment pour pouvoir installer un immense magasin dans la base de la tour. En échange, la mairie leur moyennait le monopole sur la ville pendant vingt ans. Carrouf, ça allait faire bosser des ouvriers, ça restait dans la famille, c’était bleu blanc rouge. « Travail, famille, patrie... », ricanait le vieux rouge. Grâce à ce monopole, le petit peuple des ouvriers et des chômeurs de Gennevilliers a eu le privilège, jusqu’à la fin des

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années 1990, de disposer du supermarché le plus cher du pays. Mais ce qui a coûté le plus à la mairie, c’est que le petit secret a très vite circulé. Ils ont eu beau démentir, même les architectes municipaux avaient balancé. La tour devait sûrement évoquer la puissance du communisme municipal... Nous, on a appelé ça la « Grande Folle ». L’histoire de la colline date de cette même époque. Nordin la ressasse au bar d’Hamed, à ChâteauRouge. Symbole du mépris que seuls les ancêtres et les fantômes voient encore, la colline répondait à la grande tour. La hoggra prend parfois la forme d’un paysage invisible. Parce qu’à la différence de la mairie, la colline avait été un chantier de destruction. Dans un souci de « démocratisation de l’espace urbain », la ville avait fait terrasser une « agora » à côté de l’emplacement actuel du métro GabrielPéri. Une petite place avec des bancs pour que les gens s’assoient, prennent le temps de discuter, se réapproprient la ville, comme ils disaient. Ça avait très bien fonctionné. Tous les vieux des alentours s’y retrouvaient. Nordin et ses camarades y passaient souvent. On y parlait de tout, du boulot, de la situation politique et sociale au bled, des morts et des nouveau-nés, dans toutes les langues que la francophonie n’avait pas réussi à éteindre. Ça a posé problème. Apparemment, la mairie avait plutôt prévu d’y accueillir des familles pas trop basanées, des landaus et du passage, comme dans les paradis artificiels dessinés par des architectes parisiens défoncés au néo-management. 88

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Alors ils ont détruit l’agora et bâti, en lieu et place, une petite colline, un monticule de terre autour duquel il faut maintenant circuler et ne surtout pas s’arrêter. Cette histoire fait encore tressaillir la voix des plus anciens habitants de la cité rouge, derrière le métro. Ils l’ont prise pour ce que c’était, de l’évacuation de populations indésirables. Et depuis le début des années 2000, c’est la cité rouge qu’on détruit. Nordin n’avait jamais eu d’illusions sur son statut en France, il était né au bidonville de Nanterre et il aimait ces militants communistes de base, ces ouvriers rageurs et inlassables qu’il avait côtoyés à l’usine, au quartier, dans les bars. Il ne voyait plus aucun rapport entre ces gens et le parti qui disait les représenter à la tête de la « Grande Folle ». Quelques mois plus tôt, à Vitry, après avoir mené campagne dans plusieurs municipalités sur le « seuil de tolérance aux étrangers », le PC avait fait raser un foyer de travailleurs maliens au bulldozer. En plus de faire disparaître les surnuméraires, on étouffait aussi leurs voix. Nordin avait commencé à s’investir dans un projet de radio locale, Radio G, qui prenait beaucoup de temps à tout son petit monde mais qui permettait de voir plus loin et de parler plus fort. Cette radio avait eu une importance pour toute la localité, pour une fois le peuple parlait au peuple, dans sa langue, de ce qui le touche et de ce qui le concerne. En coupant les subventions de cette antenne locale pour laquelle tant de monde s’était épuisé, les autorités s’étaient bien fait com-

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prendre. Si vous ne vous décidez pas à répéter ce qu’on vous dit, taisez-vous. C’était clair et tout le monde a bien compris. Lorsque la gauche est passée, en 1981, comme la majorité des habitants, Nordin a cru pendant quelques mois que la situation allait changer. Puis il s’est rendu à l’évidence. On avait interdit la peine de mort, on ne guillotinait plus, mais on pouvait toujours finir ses jours à croupir de mort lente dans les geôles de l’Hexagone. D’un côté, on avait autorisé les associations d’étrangers, et de l’autre on mettait tout en œuvre pour qu’elles assurent le paravent antiraciste du gouvernement, qu’elles défilent sagement lorsqu’on leur demandait et qu’elles la bouclent le reste du temps. Nordin se rappelait souvent les longues nuits de discussions avec sa bande anar de l’usine. Il pensait : « Voilà tout ce que nous a appris l’antiracisme bon enfant du socialisme avorté. Ne pas faire de différence entre les couleurs... des partis. » Les années 1980 s’installèrent, enterrant la banlieue pour un automne de dix ans, sous un déluge d’ennui et de poudre. Les médias et la classe politique commençaient à agiter un nouveau guignol : les « secondes générations » qu’il fallait « intégrer ». La marionnette du gendarme avait juste la malencontreuse manie de changer ses coups de bâton pour des balles dans la nuque. Nombreux furent ceux qui crurent un temps que des concerts contre le racisme et les discriminations allaient changer la situation. Comme s’il suffisait d’expliquer claire90

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ment que cette « seconde génération » était bien « française ». Comme si les beaufs n’avaient pas compris. Alors que c’était bien ça le problème, que les gosses de colonisés soient « français » en même temps que « d’origine », et puis pas très chrétiens. Et le troupeau suivait les pâtres. Les médias focalisaient sur quelques rodéos de voitures dans la banlieue de Lyon. Ce n’étaient pas les premières émeutes, mais, pour les premières fois, on accusait l’« invasion migratoire ». On recommençait à parler de « problème d’assimilation » et de « criminalité galopante », de « risques terroristes » liés à l’influence qu’aurait eu sur les « masses musulmanes stationnées en France » ce parfait inconnu dans le quartier qui avait pris le pouvoir en Iran en 1979. Ce sont les anciens du MTA qui expliquèrent à Nordin ce qui se passait. Ils connaissaient cette rhétorique, c’était celle qu’on leur avait balancée durant la colonisation. « Intégration » voulait dire « participation et soumission à la République coloniale » ; « terrorisme » désignait tout ce qui n’abdiquait pas. On ressortait les mêmes cartes, et, une fois encore, c’était la gauche qui les tirait de son jeu. C’est à ce moment-là que l’ATMF fut fondée, l’Association des travailleurs marocains en France. Nordin mit la main à la pâte dès le début, il y avait beaucoup de choses à faire, les causes ne manquaient pas et les relations avec la municipalité commençaient à réellement se tendre. Il n’était pas le seul Algérien à s’y investir, et, avec le temps, l’ATMF

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devint l’Association des travailleurs maghrébins de France. Signe des temps. Fin 1983, il y eut la marche pour l’égalité et contre le racisme, ça a été un tournant important. Des jeunes issus de la colonisation avaient décidé de marcher de Marseille à Paris, traverser le pays pour dénoncer les préjugés, les violences racistes, les discriminations et l’inégalité des chances. Les marcheurs réclamaient la carte de séjour de dix ans et le droit de vote pour les étrangers, la dignité et un vrai changement social. La plupart ont été étouffés. Lui, avait bien saisi quelques indices qui ne trompaient pas. Après avoir grossie, la marche avait fini par être encadrée et protégée par les RG, les préfets en organisaient le bon déroulement et les partis de gauche s’en présentaient comme les pères protecteurs. La carte de séjour fut délivrée, mais personne n’a vu le droit de vote ni l’abolition de la double peine. Pour avorter cette nouvelle politisation des quartiers, on avait créé la figure du « gentil beur », on l’avait opposée à celle du délinquant, de la « racaille ». Les marchands d’illusions évoqueraient désormais la mémoire d’une lointaine « marche des beurs », sacralisée et enterrée par la même occasion, comme pour mieux signifier que désormais tout ce qui se révolterait dans le quartier ne pourrait relever que de l’apolitisme et de l’ensauvagement. Puis, l’année suivante, comme sorti d’un chapeau bien connu, « SOS Racisme » est apparu sur la grande scène des charlatans mondains. Le discours de cette organisation fraîchement pondue et 92

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grassement soutenue par le parti au pouvoir était clair, c’était un Blanc qui disait à un autre Blanc : « Touche pas à mon pote. » « On devrait rajouter : touche pas à mon pote, il va voter pour moi... », plaisantait Salim, un de ses camarades de l’ATMF, lorsqu’il croisait quelqu’un affublé de la petite main jaune. Quelques naïfs qui avaient faim se sont laissé avoir. D’autres pantins consentants ont continué de balancer la soupe pour leurs bons maîtres ventriloques. Ils se contentent depuis trente ans de ronger les restes. D’autre part, pendant que la municipalité s’efforçait d’écraser toutes les associations qui ne relayaient pas son manège, SOS Racisme rendait inaudible et invisible une jeunesse qui n’avait plus d’autre choix que de s’imposer sur le champ de bataille social. Dès lors, cette structure de pacification passerait son temps à cracher sur les révoltes des quartiers et à promouvoir des « bons beurs de service ». Ceux qui acceptent de jouer le rôle du bon immigré dans des listes « multiculturelles » de gauche, aux municipales. Ils quittent depuis assez souvent le quartier. Parfois quelques caillasses les accompagnent jusqu’à la sortie. Ceux qui, comme Nordin, connaissaient leur histoire et celle de leurs maîtres, ont réagi en conséquence. À la Mandoline, une partie s’est résignée, l’autre a appris à faire des cocktails. La magie qui continue de faire voler les pierres au seuil du troisième millénaire est un sortilège échappé des marmites de l’histoire. Lorsqu’au

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début des années 1980 quelques charlatans en col blanc se prirent pour des alchimistes et tentèrent de créer, à partir du cadavre encore chaud du siècle des camps, un capitalisme à visage humain. Ils ont dû renverser une des fioles et laisser se répandre un élément sur l’asphalte. Probablement l’humain. Nordin a eu trente ans en 1988. Les débats sur la réforme du code de la nationalité lui ont cassé la colonne. On demandait aux « Français de papiers » – comme disait le FN – de prouver leur allégeance au drapeau. Le parti des nostalgiques de la gégène s’imposait et commençait à influencer réellement la scène politique, même à gauche, à qui il offrait ses services pour diviser la droite. On commençait à poursuivre les « mariages blancs », alors que lui, le « Français de papiers », il avait aidé, quelques années plus tôt, une jeune fille, une « vraie Française », à ne pas retourner à l’internat en se mariant avec elle. « Un mariage beur », disait Ali en ricanant. Le mur était tombé. Rocard avait déclaré qu’on ne pouvait pas « accueillir toute la misère du monde ». Georges Marchais voulait voir les Noirs et les Arabes en jeans et pas en djellabas. Nordin a bien failli acheter un boubou pour l’occasion. Il a recommencé à boire au début des années 1990. Il avait trouvé du travail depuis quelques saisons, à Rungis, où chaque nuit il allait déballer des poissons. Cela faisait bientôt sept ans qu’il avait posé un dossier à l’office HLM pour avoir au moins un studio à lui et libérer un peu d’espace dans l’ap94

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partement de sa mère. Ils n’étaient que cinq dans cinquante mètres carrés. À côté d’autres familles, il n’y avait pas de quoi se plaindre, lui faisait-on remarquer chaque fois qu’il se présentait à l’office. Il avait commencé par y venir tous les jours, sans rien dire, il s’asseyait sur le banc, devant l’accueil. Le vieux Jean, qui bossait à l’urbanisme, lui avait confirmé l’existence de centaines de logements vides. À l’accueil de l’office, on lui demandait ce qu’il voulait, pourquoi il restait là, on lui suggérait de revenir plus tard, de patienter jusqu’à ce qu’on le rappelle. Mais il avait décidé de ne plus partir. Il disait attendre patiemment qu’on lui trouve quelque chose, ça avait l’air de les agacer. Du coup il continuait. Ça l’amusait de les voir obligés de chuchoter leurs combines pour la gestion du parc HLM à cause de sa présence. Au bout de trois mois, il commença à faire quelques scandales, rien ne bougeait, on le menaçait de bloquer complètement le dossier s’il continuait. Alors, un après-midi, il est monté au service logement de la « Grande Folle ». Il a pété un plomb, a sorti une hache et l’a déposée sur la table de la responsable du service. « J’en peux plus, je craque ! Trouvez-moi un appart ou je vais finir par faire une connerie. J’ai plus grand-chose à perdre de toute façon ». La femme avait pâli et, deux semaines plus tard, il avait eu un appartement, quelques mètres en dessous de celui d’Houria. L’histoire avait fait le tour du quartier, on en tirait la leçon : il n’y a que comme ça que ça marche. Ça faisait rigoler tout le PMU de la place.

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Au bar d’Hamed, malgré son intérêt pour l’émission sur les abeilles, Nordin n’a pas résisté à couper la Jeanne dans son histoire d’émeute. « Mais attends, toi, début 90, à Gennevilliers, quand Le Pen est venu, c’est pas une émeute qu’on a fait, c’est un soulèvement ! Il s’est pointé avec tous ses gardes du corps à la mairie. On avait fait circuler l’information partout, les enfants, les vieux, les assoces... De la Mandoline, des 3F, des Agnelles, tout le monde a rappliqué. Y’avait au moins... neuf cents personnes ! – Ah... C’était pas sept cents la dernière fois ?!! – Arrête Hamed, j’raconte, c’est sérieux. Bref, la foule, partout, et on les a virés..., c’était autre chose ! – Vous me faites marrer, la Jeanne et toi, ça fait trente ans que vous vous coupez la parole pour raconter les mêmes histoires, pas vrai Abdou ? – Hé, moi, j’les connais depuis les années 70, quand j’habitais dans leur banlieue, là-bas, la vérité mon frère, ils racontaient déjà les mêmes trucs, et en plus, moi, je sais même comment ça s’est passé certains trucs qu’ils racontent. Des fois j’étais là ! Ha, ha ! Alors je dis rien, jamais, mais je sais comment ils déforment, ha ! Vous êtes deux vieux radoteurs, mes amis ! Attends, attends, si tu le pousses, il te raconte l’histoire de la porte du foyer !! – Ha, ha... – Quoi ? Attends, j’la connais pas, celle-là ! Nordin, c’est quoi cette histoire ? – C’est bon, si c’est pour vous foutre de nos gueules... Bon, tu veux vraiment savoir ? 96

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– Allez... – Ben c’est le foyer des Grésillons, un vieux foyer d’immigrés, c’était un monument historique du début du siècle, toute la communauté y était attachée. Gennevilliers, c’est l’un des premiers bastions de l’immigration marocaine en France. Les autorités ont décidé de le détruire et on a bataillé comme des dingues pour le sauver. Puis, comme d’hab, on s’est fait baiser... Ils ont détruit... – Ha, ha... – Arrête de rire, Hamed ! On avait quand même réussi à les obliger à sauver la grande porte mauresque, un ouvrage d’art, mémoire de l’immigration ouvrière à Gennevilliers ! Et puis, finalement, ces cons-là... tu sais quoi ? ils l’ont sauvée... et discrètement ils l’ont mise dans une cave municipale... Encore une fois, la hoggra... – Ha, ha... Désolé, Nordin... Et en fait, moi aussi j’la connaissais déjà... » Le comptoir se marre, l’alcool aide bien, c’est un lieu chaleureux dans un quartier occupé par la police et la misère. Toutes les heures, des voitures de flics passent et s’arrêtent, parfois les bleus font une descente dans le bar pour l’obliger à fermer. Ils sont en combine avec le café branché de la rue d’à côté, l’Olympiade, qui n’aime pas trop la concurrence. Des fois, ils sortent tout le monde et contrôlent les papiers. Alors, quand tout va bien, il faut en profiter. – Abdou a raison, Nordin, arrête de ressasser ! C’était bien avant, c’est vrai, mais y’a d’autres trucs. Regarde avec le marché de Château-Rouge et la rénova-

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tion du quartier, ou avec le parc, ils arrivent à virer personne ! Parce que tout le monde est uni, ici... – Ça c’est vrai, le marché, c’est le plus grand marché exotique d’Europe, connu en Afrique et tout, et il est même pas légal ! C’est les gens qui débordent sur les trottoirs, on l’a imposé ! Et ils ont beau vouloir le virer pour faire leur connerie de marché des Cinq Continents à quinze bornes d’ici ! Ce putain de projet, on dirait une exposition coloniale ! Ils y arrivent pas ! On arrive un peu à s’opposer aux expulsions de logements, ils feront pas leur quartier bobo avec des magasins de mode partout comme ils ont prévu ! On tient le parc, c’est le seul parc de Paris ouvert la nuit, parce qu’ils arrivent pas à virer les vieux qui jouent aux dames, les jeunes qui fument, les amoureux qui se pelotent sur les bancs toute la nuit ! Y a qu’ici, y a qu’ici qu’on a des patrouilles postées en permanence, des rafles toutes les semaines, et qu’on arrive à tenir quand même ! – Ah, Jeanne, ça me fait toujours plaisir de t’entendre, tu me réchauffes le corps, tu vois toujours les bons côtés, pas vrai Abdou ? – Si, c’est vrai, la Jeanne a un grand cœur, comme Nordin, mais... elle joue mieux aux échecs ! – Attends, toi, je t’ai battu la semaine dernière ! » Joris, un vieil habitué entre soudainement dans le bar et interrompt tout le monde en rigolant. « Hé, je sors de garde à vue ! Et vous savez quoi ? – Ha... qu’est-ce qui t’est encore arrivé ? – Non, moi on s’en fout, ils m’ont juste serré avec 98

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du shit hier, mais j’ai assisté à un truc de ouf ! Ils ont ramené des rasés qui s’étaient battus à trois rues d’ici. C’étaient des gendarmes et des militaires, des paras, j’crois, ils se sont méchamment bastonnés au sujet de... tactique... Maintien de l’ordre face à contrôle des foules, je crois, en fait j’ai pas tout compris, j’étais en cage à côté. Et... attendez, c’est la BAC qui les a serrés. La BAC a pété des paras et des gendarmes qui se tapaient dessus au sujet de comment il faut nous défoncer ! – Putain, c’est vraiment des cons ! – Hé, Jeanne, t’as une nouvelle histoire à raconter, maintenant... » Comme chaque nuit, Hamed a fermé son rade vers deux heures. Nordin prend le bus de nuit pour rentrer à Gennevilliers où les bars ferment vers vingt heures... Politique municipale... pour éviter l’alcoolisme ouvrier. Il repense à ce que disait Jeanne. « C’est pas l’alcoolisme, la plaie des classes travailleuses, mais c’est le travail qu’est la plaie des classes qui boivent…. » Dans le bus, le petit peuple qui boit a pris place... Pas mal de capuches, très peu de « titres de transport ». Place Clichy, Assoa et Arthur, deux jeunes de Gennevilliers, entrent et le saluent. Ils se calent au fond, là où se roulent les derniers joints, où les MP3 braillent, à coté du soulard qui bave, endormi, la gueule contre la vitre qui tremble. Les trois contrôleurs et les deux flics en civil qui sont montés à La Fourche se souviendront de cette intervention.

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Lorsqu’ils ont demandé les tickets, à l’arrière, personne n’a répondu. Les uniformes se sont vite énervés. L’assemblée ricanait grassement. « Bon, alors on va devoir procéder autrement. Sortez vos papiers, messieurs... » Scène identique, silence puis rires sombres. « Bon, alors, tout ça finit au poste. » « Non, ça va pas finir au poste, pas ce soir », avait répondu calmement une ombre en les défiant du regard. « Non, pas ce soir », avaient repris d’autres sans même lever la tête. Au bout de quelques secondes d’hésitation, les képis et les contrôleurs ont vaguement tenté de s’imposer physiquement. Ils ont dû se rappeler qu’ils avaient des enfants et se sont ravisés. Ce coup-là ils ne faisaient pas le poids et ils ont dû descendre humiliés. Le reste du trajet fut empreint d’une joie véritable, un rare sentiment de force et de solidarité qui enivrait un peu plus les passagers. « Des choses changent parfois. Toutes les abeilles ne meurent pas, elles ne se laisseront pas forcément anéantir sans réagir », songeait Nordin. À la fin de l’émission, la présentatrice avait évoqué les ravages d’une espèce fraîchement débarquée, le frelon asiatique, un spécimen agressif qui prolifère. Qui crache son venin à distance et attaque en bande. Carnivore et belliqueux. Peut-être que les humains disparaîtraient avant. A part chez nous, la guerre à l’intérieur de l’espèce n’existe que chez quelques insectes sociaux, comme les termites, les 100

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abeilles ou les fourmis. Des êtres qui connaissent l’épargne, le travail et la propriété. Nordin a fait partie des dernières abeilles, mais il voit émerger une génération de frelons imprévus, offensifs et féroces. Ça lui donne un peu d’espoir, il pense à Jeanne. Demain, il ne bosse pas. Il pense passer rapidement à la nouvelle mosquée, celle pour laquelle il a fallu lutter pendant vingt ans, juste pour que les pratiquants puissent arrêter de prier dans des caves et des parkings. Il ira peut-être au local de l’ATMF pour discuter un peu du soutien à apporter aux révoltes arabes. Puis il ira sûrement en fin d’après-midi passer un peu de temps avec les chibanis près de l’ancien Proxi, comme il en a l’habitude. Il y a une semaine, des bandits ont tiré sur les flics qui transvasaient leur chef, les médias et le gouvernement en ont fait le procès de tous les quartiers de France. Comme dans les années 1970, les petits pères Ubu ont relancé des « opérations coup de poing » dans les quartiers. Et avec le bordel qui règne en ce moment sur le pays, les flics seront sûrement sur les dents. Il songe qu’il ne faudra pas rester dehors trop tard.

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Mélanie Carnot ou Ce qui ne fonctionne pas Le mitard n’est pas un lieu. Pas même un moment. C’est une sensation suspendue, celle d’un corps nu blotti dans un hachoir à viande. Comme si les roues géantes de la locomotive d’État s’arrêtaient sur ta gorge, mais sans la briser, à l’endroit ou le cartilage émet les premiers craquements. Ne laissant de souffle que pour respirer la fumée grasse de ta propre peau calcinée par le métal incandescent. Pour te faire entendre que tu n’es rien de plus qu’un amas de chairs nervurées, un sac de carne animé par le seul bouillonnement des vers, pour que tu comprennes enfin que la vie n’est qu’une forme de condescendance apitoyée que l’Etat exprime à l’endroit de ses sujets tant qu’ils lui obéissent. L’expression la plus humaine et la plus démocratique de la banalité du mal. Après une parodie de jugement au prétoire, la commission disciplinaire l’avait accusée d’avoir dit « lâche-moi, grosse truie » à une surveillante. C’était clairement inadmissible. La directrice de la MAF, la maison d’arrêt pour femmes de Fleury, l’avait donc fait transférer en fourgon cellulaire vers le quartier disciplinaire. Là, dans un cloaque sans fenêtre et isolée, elle avait dû lutter pendant quinze jours pour ne pas perdre la notion du temps ni de l’espace, pour ne pas déposer son corps et conserver quelques poussières de conscience. La plupart

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sombraient. Le service psychiatrique les accompagnait vers une folie douce, plus facile à gérer et qui parfois faisait un peu de place lorsque les détenues se finissaient à l’aide de leur soutien-gorge. On dit « s’accrocher ». Les matonnes l’ont remise en cellule ce matin, avec un coup de clefs dans les dents pour fêter son retour. Puisqu’elle refusait de prendre les comprimés de Seresta, un anxiolytique qui sert de camisole chimique et rend accroc dès les premières prises. Il fallait bien trouver un moyen de calmer l’insolente et les ardeurs de ses geôlières. À son retour, elle a retrouvé ses neuf mètres carrés et Nadia, sa codétenue, fracassée. Mélanie était la seule à pouvoir la protéger, les matonnes le savaient. Dans les prisons pour femmes, Nadia est ce qu’on appelle une « pointeuse ». Dans le pénitencier à ciel ouvert, on dit « une mère indigne qui a tué son bébé ». Nadia fait partie de ces boucs émissaires désignés que l’on laisse écharper pendant les promenades, pour défouler les tôlardes. Ce sont souvent les matonnes qui balancent le casier des nouvelles détenues. Elles se font écharper, ça occupe et ça calme les anciennes. Nadia n’avait pas voulu devenir mère, elle ne le pouvait pas, ça aurait détruit deux vies, la sienne et celle de ce qu’elle ne voulait pas voir naître. Mais on l’appelait « mère tueuse ». Mélanie lui apprend à considérer qu’elle n’avait fait qu’avorter à neuf mois, que toujours les sociétés patriarcales ont voulu gérer le corps des femmes à leur place, 104

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que son ventre n’appartient pas à la nation, malgré ce qu’en disent Le Pen et Danton, mais à elle, seulement à elle. Elle lui raconte qu’au Sénégal, à cause de la grande mortalité des bébés, on nomme et célèbre le nouveau-né quelques semaines après la naissance. Que la notion d’enfant dépend des cultures, qu’elle n’est pas coupable et que tous les entôlés sont des prisonniers politiques. Que le système carcéral est la structure profonde de l’Etat, un rouage de la machine de commandement, une entreprise de destruction industrielle, l’extermination républicaine. Nadia s’était rendu compte qu’elle était enceinte au bout de dix semaines, elle avait demandé un rendez-vous pour avorter, il y avait un mois d’attente, elle a donc dépassé le terme légal. Elle n’avait pas d’argent pour aller aux Pays-Bas, et pour rien au monde elle n’acceptait de concevoir un enfant. Depuis, elle paie pour avoir été femme sans vouloir être mère. Elle n’est plus qu’une folle parmi d’autres, on l’appelle « celle qui sucre les fraises » parce qu’elle parle avec les fantômes. Mélanie reprend ses marques dans la cellule, les prisonnières basques lui ont sûrement déjà réservé une place à la bibliothèque. Elles pourront parler un peu. Reprendre cette discussion sur l’histoire des prisons et de l’enfermement commencée avant le mitard. L’une d’elles avait évoqué le panoptique, un système de prison inventé au XIXe siècle et dont le principe ressemble à l’architecture de Fleury.

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Ce modèle de tôle avait été conçu par un passionné de rentabilité et d’efficacité : un mirador au centre d’une prison circulaire où chaque cellule est vitrée, vers l’extérieur et l’intérieur, où la lumière traverse les geôles. Le détenu y est visible en permanence. Il suffit de payer un seul surveillant en l’installant dans la tour centrale. C’est très rentable. Ce qui intéressait Mélanie, c’était que ça fonctionnait même sans y mettre personne, il suffisait que les prisonniers se croient surveillés. Une forme de contention basée sur la possibilité de tout voir et de faire admettre aux incarcérés qu’ils sont regardés en permanence, pour les amener à se contraindre eux-mêmes. Ça lui parlait du monde contemporain. À la maison d’arrêt, tout est surveillance. Le seul endroit où l’on peut s’assurer de n’être pas épié, c’est le fond du préau, dans la cour. Là où les détenus emmènent ceux qu’ils veulent savater. L’administration entretient quelques espaces de liberté de ce type pour « humaniser la prison ». On y meurt régulièrement. Dans chaque cellule, la présence d’interphones pour parler avec le surveillant de couloir laisse planer un doute dans les consciences. Tout le monde est persuadé que l’appareil écoute en permanence. Vu de haut, le plus grand centre pénitentiaire d’Europe a la forme d’un flocon de neige. La maison d’arrêt est constituée de cinq bâtiments qu’on appelle des tripales parce qu’ils sont divisés en trois sousbranches. Une autre tôlarde embauchée à la bibliothèque depuis longtemps lui avait fait remarquer : 106

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«“Tripale", c’est comme “tripalium" , c’était le nom d’un instrument de torture à trois branches chez les romains, et c’est la racine du mot “travail". Étymologiquement, le mot “travail" vient d’un instrument de torture qui s’appelle comme les bâtiments d’ici, où ils nous exploitent et nous torturent, tu saisis ? » Mélanie avait bien saisi. À Fleury, la majorité des détenues sont des toxicos, des prostituées, des paumées. La plupart doivent travailler pour cantiner. Une fois déduites les « charges », cela fait presque deux euros de l’heure. « Ce n’est pas vraiment un travail, c’est pour les occuper », explique la directrice de la maison d’arrêt pour femmes à qui s’en indigne. Avec le temps, Mélanie avait fini par comprendre la différence fondamentale entre Fleury et la prison panoptique : ici, il y avait quelque chose en plus. Le fonctionnement permettait que personne de l’extérieur ne puisse rien voir de ce qu’il s’y passait. Vision presque totale à l’intérieur pour le pouvoir carcéral, opacité presque complète depuis l’extérieur. Les prisonniers cachaient tout aux surveillants, les surveillants masquaient tout au directeur, et ce dernier expliquait au ministère et aux rares journalistes que tout allait pour le mieux dans la meilleure prison du monde. Nadia ne veut pas parler, elle ne peut pas. Mélanie attendra. Elle allume la radio, cela fait quinze jours qu’elle n’a plus de nouvelles des enfermés dehors. « ... et le ministre de l’Identité nationale a fait savoir

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que le rythme des expulsions devrait s’accélérer. Demain, il présentera le projet de réforme du code de la nationalité devant permettre de déchoir de leur nationalité les Français d’origine étrangère accusés de violences urbaines. – Merci, Chantal. Après l’annonce du décès d’un homme de cinquante-deux ans en fin d’après-midi, le maire de Gennevilliers craint des échauffourées dans le quartier de la Mandoline. Il appelle la population et particulièrement les jeunes à porter le deuil dans la dignité en attendant qu’une enquête soit menée. L’homme, connu des services de police comme un individu violent et psychologiquement faible, aurait, selon ces mêmes sources, insulté et agressé des agents. Lors de son transport vers le commissariat, il se serait continuellement frappé la tête contre les parois du véhicule, jusqu’à se causer un traumatisme irréparable. Notre envoyé spécial sur le quartier décrit une situation de calme précaire. Il est probable que la préfecture et la municipalité se décident à mettre en place un couvre-feu. » Mélanie connaît bien le quartier de la Mandoline, elle a grandi â côté, à Asnières, aux Quatre-chemins. Son père, le commissaire Maurice Carnot, avait été affecté sur le secteur peu avant sa naissance. Elle sait aussi que V traîne par là-bas en ce moment. Elle sait que l’aube sera rouge et que l’heure est venue de tenir sa promesse. Elle prend un stylo et commence à retracer sa vie, tout ce qu’elle avait raconté à la gamine, comme elle lui en avait fait 108

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le serment. Raconter pour combattre, écrire pour embraser. Le moment est venu. « Je suis Mélanie Carnot, Ceux qui m’ont enfermée disent que je suis la fille de Maurice Carnot et de Liliane Schmitt, mais dans la réalité je suis ce qui ne fonctionne pas. La carte d’identité nationale qui me répertorie assure que je suis née au printemps en 1968, mais mon corps certifie que j’ai l’âge des bagnes. Ma structure a été forgée par l’agression permanente du monde contre mon corps. Je suis le prolongement d’une fracture. Le produit d’un univers familial autoritaire, catholique traditionnel. Domestication, discipline et castration. On a tenté de me régler mais en vain, je suis un pantin désarticulé mais furieux, une créature ratée, l’enfant d’un monstre mécanique et d’une terrible erreur. L’espace entre les rouages qui leur permet de s’emboîter, j’accueille les vis mal intentionné(e)s. Je ne suis plus ce que j’étais lorsque je fonctionnais et je ne suis plus grand-chose. J’étais sûrement sage, belle et réservée, silencieuse, soumise et programmée. À n’être comme ma conceptrice qu’un ventre dupliqué et dupliquable se déplaçant entre le lit et la salle à manger. Un défouloir, récipient toujours disponibles aux injures, aux foutres et aux baffes. Mais j’ai oublié. J’ai commencé à oublier, un soir d’automne, en 1978. Selon le dossier psychologique qui me

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recense à l’infirmerie de la tôle, j’avais donc dix ans. Mes concepteurs s’étant aperçus que je me touchais la nuit, ils avaient décidé de me frapper pour expurger le mal qui s’emparait de moi. Ce soir-là, c’était la troisième fois que je ramassais, j’ai jeté un vase sur la femme, les éclats ont touché l’homme. Après en avoir parlé avec le prêtre, ils décidèrent de m’envoyer quelques mois d’abord à l’internat de l’évêché, dans le village où avait grandi celui que sa déclaration d’impôts désigne comme mon père. Je sais que tout a basculé à ce moment. Si je me souviens bien, j’avais imité une fille de l’école. Elle avait osé s’opposer à l’institutrice qui voulait punir l’ensemble de la classe. Mais s’ils ne m’avaient pas frappée, aurais-je pris un autre chemin ? Par moimême ? Serais-je devenue ce qu’ils voulaient faire de moi ? Où, quand et comment naît la rupture ? V disait que c’est la seule question sans réponse. “Pour que le pouvoir ne puisse jamais prévoir les points d’impact des colères. Pour que ce monde puisse finir." Finalement, je suis restée à l’internat. Pendant six ans. J’y ai découvert la sensualité et la tendresse contre la peau de Louise, le goût du cuir sous les coups de martinet de la sœur Viviane puis la longueur de mes ongles et la profondeur d’une orbite oculaire de nonne. J’ai appris à voler, mentir, détester, frapper, me protéger, fuir, cacher et disparaître, ruser et aimer. La machine familiale et la machine carcérale ont dysfonctionné l’une après l’autre contre mon corps crouté, ma chair calcinée 110

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a produit une antimécanique, une manière d’être ingérable. Je suis un éclat imprévu, la chose chaotique, et sœur Viviane n’y voit plus rien. Selon le registre de l’internat, j’avais seize ans lorsque je me suis échappée. J’ai fait du stop pour remonter vers Paris. C’était en 1984. J’ai réellement vu le jour cette année-là. J’ai dormi quelque temps dans la rue, c’était au printemps, au bord du canal Saint-Martin, pas loin de la statue de la grisette, à la mémoire des ouvrières oubliées d’une époque où les vêtements de couleur distinguaient les classes riches. Un homme est passé par là. Il était calme et semblait sincèrement préoccupé pour moi. Il a proposé de m’héberger quelques nuits chez sa mère, le temps que je me retrouve. Elle s’appelait Houria Bentahnoun et lui Nordin Shahid. Il a tenté de me libérer. Si je meurs avant de les avoir serrés contre moi, je veux qu’ils sachent la puissance de mon amour. Nordin et moi sommes devenus très proches. Le seul moyen pour ne pas retourner en enfer, c’était d’être émancipée juridiquement, et pour cela de me marier. J’ai été voir mon père pour lui expliquer que j’allais épouser Nordin. Il m’a traitée de pute à bicots et m’a interdit de revenir. Nous nous sommes mariés à la mairie de Gennevilliers, un samedi au début de l’automne, avec quelques amis, tous en salopettes en jean. Ce jour-là, derrière une colonne, j’ai aperçu mon père, caché pour voir sa fille se marier.

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J’ai compris alors, en essuyant mes joues, qu’on pouvait avoir de la compassion pour les monstres et les machines. Je n’en veux plus à celui qui portait le même nom que moi sur les organigrammes du commissariat de Gennevilliers ; après tout, même les porcs ne choisissent pas d’engraisser dans la fange. Je l’ai revu plusieurs fois avant d’être envoyée ici. Il a toujours été un bon chrétien, lorsqu’il a pacifié l’Algérie, lorsqu’il a ratonné Paris, à chaque révolte qu’il a écrasée, dans ses magouilles politiques et maffieuses, il fut toujours un flic droit, un parfait citoyen. Je n’ai pas de haine contre les rouages. Je n’ai plus ce loisir. Mais s’il devait mourir ce soir, je n’arrêterais pas d’écrire pour autant. J’ai eu un bac et me suis inscrite à l’université de Vincennes, la fac expérimentale où l’on a confiné tout ce qui bougeait après 1968. Sur la carte qui me donnait droit à la sécu et à l’éducation, il apparaissait que j’avais dix-huit ans et l’année 1986 pour découvrir les sciences humaines. J’ai appris que des concepts et des théories pouvaient constituer des armes pour le peuple, mais qu’elles servaient aussi contre lui. Que les sciences sociales permettent d’attaquer l’oppression ou de légitimer l’exploitation, de décortiquer l’imaginaire raciste ou de justifier la colonisation, de critiquer les structures du pouvoir ou de les renforcer. Ce que j’ai appris de plus important cette annéelà s’est passé dans la rue, lors des manifestations contre la loi Devaquet. J’y ai vu la force du nombre 112

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et l’essence de la loi. Malik Oussekine est mort écrasé par la répression. Sur son acte de décès, il est écrit qu’il avait vingt-deux ans. Celui que mon casier judiciaire appelle mon “père” considérait que ce jeune homme était “sûrement un gauchiste, un provocateur ou un tueur de flics”, et qu’ “on ne va pas en manif si on est cardiaque”. C’était donc un incident de parcours, un de plus sur la route éclaboussée de ces fonctionnaires consciencieux. Je songeais que j’aurais pu être à sa place. J’ai le teint méditerranéen. Et puis j’ai fini par comprendre. C’était bien moi qu’ils tuaient, lui et ses collègues. À chaque fois qu’il faisait tabasser un petit voleur ou qu’il protégeait un gros trafiquant, c’était moi, sa machine ratée, qu’il tentait de détruire, le reflet de son incapacité à maîtriser les dysfonctionnements. J’ai continué mes études pendants trois ans, ce n’était pas très compliqué. On racontait qu’un jour, un type avait inscrit son cheval à la fac de Vincennes et que la bête avait eu sa licence haut le sabot. Je passais surtout du temps à lire et à faire l’amour, c’était doux. Je me suis forgée quelques armes. Je voulais être institutrice. À cette époque, je voyais encore Nordin de temps en temps. Je passais à la Mandoline et au local de l’ATMF, où il était souvent. J’y ai rencontré Awa à un débat sur le voile. C’était en 1990 et le début d’une autre nuit. Les médias et la classe politique continuaient leur chasse au barbare musulman en sortant la carte de la “pauvre opprimée” par

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les salauds de l’anti-France. Je ne connaissais rien de l’islam, Nordin en parlait peu, mais l’histoire de ma chute démontrait la supercherie. Tout cela, en plus d’occuper les esprits, permettait de faire croire que la bonne Française de bonne famille n’avait plus rien de la bonne à tout faire, de la bonne à baiser, de la bonne à cogner. Je me sentais opprimée comme femme au moins autant qu’Awa, et mon rapport au maquillage trahissait une aliénation plus concrète que ce voile qu’elle, ne portait pas. Awa Sow voulait être journaliste, elle n’était même pas sortie de l’adolescence, elle avait des idées sur tout et parlait de “s’en sortir”. Moi j’étais déjà femme, déjà dure et je cherchais des bras où me cacher. Sa douceur était scandaleuse, sa beauté sans précédent ; et je savais qu’elle comprendrait un jour. Je l’ai laissée se brûler un peu, pour partager, pour pouvoir la soigner. J’ai aimé Awa comme personne. Nous ne nous ressemblions pas. Elle venait de tout en bas, elle était croyante, n’acceptait pas notre relation, je venais de plus haut, j’étais écorchée, je n’avais plus rien à assumer. Je veux qu’elle sache que mon amour pour elle reste intact, que jamais depuis notre séparation je n’ai cessé de penser à elle. Que rien, même au mitard, ne redonne plus de force que le souvenir de la chaleur de ses lèvres. J’ai arrêté d’aller à la Mandoline lorsque Awa m’a demandé de disparaître de sa vie. Même si depuis bientôt vingt années je n’ai revu personne de ce petit monde qui m’avait accueillie un instant, je reste la continuation emmurée de ce moment 114

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d’entraide et d’affection. Je n’oublie plus rien de ce qui fut doux. Une matinée enfumée en bas de sa barre, Nordin m’avait raconté une histoire désastreuse de l’époque où il avait vendu un peu de came. Il récitait fort en riant, pour dissuader les petits qui écoutaient, de jouer aux gros. Mais j’avais bien compris qu’il me glissait un message. Il savait que mon géniteur était commissaire sur le secteur et sa mésaventure n’était pas la seule à sous-entendre que des policiers et des politiciens participaient à l’organisation du trafic sur la Mandoline. J’ai continué à lire et me suis renseignée. Puis j’ai questionné le commissaire Maurice Carnot, l’homme qui s’était employé à me fabriquer, n’avait pas réussi à me détruire et portait une balafre sur le crâne qu’il disait tenir d’ “un Arabe peu au fait de la politesse et des principes en vigueur dans une République”. Je ne saurai jamais si celui qui est désigné comme mon père dans ce passeport qui ne me servira jamais à rien est bien l’homme qui fournissait Nordin en came et qui l’a fait poignarder. J’ai fait part de ces tourments à V. Elle n’a rien dit. Le doute m’a ravagée. J’ai brisé un miroir, je me suis enfuie... puis j’ai trébuché. Il fallait que je m’installe quelque part, que je construise un abri pour éclore. Je n’avais pas un sou, pas de diplômes et je devais déjà plusieurs centaines de francs à l’hôtel infâme de la rue Aragon. J’ai commencé à tapiner pour mon compte. Ce n’est pas plus immoral que d’aller à l’usine. Presque toutes les prostituées que

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j’ai rencontrées étaient tenues en laisse par des macs qui conservaient leurs titres de séjour et les tenaient par la came et la peur. Mais moi, je faisais un peu ce que je voulais. Je bossais quand je voulais, personne ne se servait sur mon salaire. Ça s’est vite su, et des types sont venus tenter de me maquer. Ils n’ont pas apprécié que je leur crache à la gueule. J’ai pris quelques hématomes noirs et jaunes puis, quelques jours plus tard, je me suis faite ramasser par les flics de Saint-Denis. En cellule, il y avait trois autres filles, elles ne m’avaient jamais vue et m’ont tout de suite expliqué ce qui allait se passer. Les gardiens de la paix dionysiens s’organisaient des tournantes gratuites. Ils m’ont violée en premier, j’étais nouvelle. Je me suis débattue, j’ai tout fait pour les blesser. Ils m’ont déposé près du canal au milieu de la nuit, des contusions sur tout le corps, en rigolant à l’idée que j’essaie de porter plainte et en m’invitant à être plus coopérative la prochaine fois. Il m’a fallu plusieurs mois pour me ressaisir. Je ne voulais absolument pas d’une thérapie, je ne voulais plus pardonner, je savais combien la psychologie apaisait, combien ma guerre était juste, combien la résilience fabrique d’esclaves consentants. Je ne voulais rien, juste me venger. Et cela prenait du temps. Si l’on en croit ma déposition au commissariat, j’y suis donc revenue le 14 février 1993, pour la SaintValentin. J’ai offert à mes anciens amants trois jolies cartouches de fusil de chasse, qu’ils doivent conserver entre le poumon et la gorge. Sauf peut116

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être celui qui l’a prise en pleine tête et dont le corps s’est sûrement désintégré depuis dans le caveau où ce cochon repose. C’était celui qui, avant de me prendre, avait dit : “Tu ne veux pas de macs, tu veux bosser pour personne, à ton compte ! J’aime bien les rebelles, regarde maintenant, voilà un peu d’ordre pour toi”. Pour le remercier de m’avoir éclairée sur les rapports qu’entretenait la police de Saint-Denis avec la prostitution organisée, j’ai visé la queue. Mais j’ai raté. Il a sauté sur moi et a pris la balle dans la tête. Je ne l’ai pas fait exprès, mais je ne regrette pas. Je n’ai plus ce luxe. Dans ce bureau, il y avait un poster du film “Bad boys”. Les drôles avaient transformé le titre au marqueur et avaient écrit “Bac Boys”. S’ils l’ont laissé, il doit rester quelques traces de cervelle dessus. La juge m’a mis perpète. Puis ça a été transformé en quinze ans fermes. J’ai découvert la maison d’arrêt de Fleury à l’automne 1993. Selon le code pénal, j’aurais dû être transférée puis sortir il y a deux ans, mais je suis une “longue peine”, d’un type particulier. La machine carcérale est faite pour détruire les gens comme moi. Si nous ne nous suicidons pas, si nous ne devenons pas fous avant la fin de notre peine, c’est le dédale administratif de la bureaucratie pénitentiaire qui bloque toute possibilité de faire advenir notre libération. Au procès, j’ai expliqué que la police de SaintDenis organisait les viols collectifs de prostituées dont j’avais été victime et que plusieurs d’entre elles m’avaient avoué être mises sur le trottoir par

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certains de ces flics. J’en ai profité pour raconter l’histoire de Nordin et demander qu’on enquête sur les relations de Maurice Carnot avec le conseiller général du département et les trafiquants de came de la Mandoline. Ma petite courbette au poste de police de Saint-Denis, qui devait célébrer la virilité épanouie de ces messieurs, avait surtout fait la joie des médias. Pourtant, depuis mes déclarations au tribunal, ils n’ont pas reparlé du procès, ni même de ma condamnation. Le juge avait ri : “Vous assassinez des fonctionnaires de police et vous utilisez ce procès pour les mettre en cause de manière aussi ridicule que diffamatoire. Cette stratégie porte atteinte à l’honneur de la police et à la mémoire de ces hommes et de leurs familles, j’estime que cela doit être pris en compte dans le jugement.” De toute façon, ils avaient déjà demandé perpète avec quinze ans incompressibles. J’étais récidiviste, quelques mois plus tôt j’avais été accusée d’outrage envers un agent de police, preuve que j’étais bien une menace pour la société et qu’il fallait la protéger contre moi. La société n’a pas été consultée et on m’a transférée à la maison d’arrêt de Fleury. Au début des années 1980, Badinter avait fait ranger la guillotine, et, pendant qu’il s’en félicitait dans les médias et se goinfrait de petits-fours dans les apéritifs dînatoires de l’Empire, on reconduisait, avec la mise en place des peines de sûreté, la mort lente et douloureuse en prison. À cette même époque, suite aux luttes des prisonniers, on avait aussi fait fermer les quartiers de haute sécurité. Ils avaient été 118

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remplacés dans la foulée par des “quartiers d’isolement”. Les détenus qui l’ont vécu peuvent le dire, il n’y a aucune différence entre ces lieux, on s’y suicide d’ailleurs autant, une centaine de fois par an. Et lorsque que tu te rates, on te renvoie au mitard, pour te punir d’avoir échoué. Merci Robert, si tu acceptes de venir me visiter à Fleury, je prendrai plaisir à te faire ressentir ce qu’a vécu sœur Viviane lorsque j’en ai eu assez de ses bénédictions. J’ai donc été envoyée en quartier d’isolement, puis, après quelques séries de coups de genoux dans le ventre arrosés d’eau glacée, j’ai découvert le quartier disciplinaire. J’avais osé trembler, tomber ou saigner sur une matonne, je ne sais plus. Il n’y a jamais vraiment de raison lorsqu’on t’y envoie. Rien de raisonnable. Mais c’est bien rationnel, d’un point de vue carcéral. Liliane Schmitt, ma mère selon mon acte de naissance, n’est jamais venue me voir au parloir. La pauvre est morte quelques mois plus tard, elle était malade, je suis certaine qu’elle aurait voulu venir et qu’elle n’a pas pu. Je n’en douterai jamais. Je n’ai plus ce privilège. Cela fait plus de dix-sept ans que je suis là. Personne n’est jamais venu me voir au parloir, si ce n’est quelques journalistes et des sociologues. Mais je parle d’êtres capables de compassion. Personne, à part V. Avant de tomber, je n’avais pas beaucoup d’amis, seulement quelques connaissances. Ils ne savent sûrement pas que je suis ici. Sinon ils seraient venus. Houria, Awa et Nordin

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seraient venus. Je n’en doute jamais. Je pense à eux chaque jour, je n’oublie plus rien, je pense à Louise et à V. Et puis je lis. J’ai ici des amies, quelques basques, des longues peines aussi, accusées de terrorisme ou d’avoir voulu se libérer, je n’ai toujours pas bien compris. Comme moi, elles n’ont finalement jamais été transférées à Rennes. Nous croupissons ici sans même disposer des aménagements dus aux détenus à perpétuité. On se charrie un peu avec quelques toxicos qui viennent à la bibliothèque. Il y a une matonne un peu moins conne et qui sait rester correcte avec qui je parle parfois. Je soigne Nadia, ma codétenue, dont le corps et l’âme ne sont qu’une seule et même plaie. Nous rions souvent, je crois que les autres ont tort, elle n’a pas perdu la boule, elle court juste, à grandes enjambées et saute de nuages en nuages pour éviter les crocodiles. C’est assez rationnel, d’un point de vue incarcéré. La détention te prive de liberté mais aussi de ton identité. Ton corps ne te ressemble plus, celles qui sont seules se surprennent à manger debout devant le miroir pour avoir l’impression d’une présence. Tu n’existes plus qu’à travers les yeux de ta surveillante, qui te renvoie l’image d’un déchet dont on attend impatiemment la décomposition. Mais nous ne sommes rien de tout cela. Chez les hommes comme chez nous, depuis les années 1970, une génération indomptable a prouvé que nous pouvions faire trembler les murs. Notre combat a consisté à solidariser les détenus sans nous 120

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préoccuper des raisons qui les avaient conduits ici. Bien entendu, c’est plus facile pour nous qui sommes considérés comme des braves. Parce que nous sommes tombés pour activisme révolutionnaire, braquages ou assassinats de flics, parce que nous ne copinons jamais avec les matons, parce que nous sommes intransigeants, dignes et jamais désespérés, nous n’avons pas peur et nous transmettons de la force. Depuis dix ans, les émeutes à Fleury ont plutôt un caractère spontané ; lorsqu’un détenu meurt ou parfois comme par rituel festif, pour accompagner les incendies de la Saint-Sylvestre ou du 14-Juillet. Nous avons perdu beaucoup de puissance, mais nous continuons à instruire pour révolter, à militer dedans comme dehors pour l’abolition de la prison et du monde qu’elle protège, nous continuons de former des combattants, nous perpétuons la pratique du refus collectif. J’ai appris à penser et à me battre, à être solidaire et à aimer ma haine en prison. Je ne perds jamais espoir, je ne peux pas me le permettre. De nouvelles générations se dresseront, je le sais. Parfois, nous refusons les fouilles au corps ou les fouilles de cellule, collectivement, en dénonçant le viol systématique de nos intimités, parfois nous militons pour du lait concentré aux repas, rien n’est perdu. Je sais que renaîtront les refus de remonter en cellule et que se généraliseront les incendies. Nous remonterons sur les toits pour crier aux oiseaux et prouver qu’on ne peut plus nous tuer silencieusement. Je sais que ce monde s’effondrera, notre tendresse et notre rage

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l’assurent, il n’y a pas de domination sans faille, et c’est l’ordre des marchands qui est condamné. Alors, je dois finalement parler de V. Elle est née dans la prison, enfin je crois, probablement l’année où j’ai été incarcérée. Elle était peut-être un bébéparloir, conçue dans l’interstice des humiliations. Je n’ai jamais connu sa mère, je pense qu’elle est morte en couches, sûrement une camée. Ils ont dû foutre la gosse à la DDASS, mais elle a tout de même survécu. Aujourd’hui, elle ressemble à une adolescente. Elle demande un parloir tous les 14 février, c’est un peu ma Saint-Valentin. Je lui raconte tout. Je lui ai décrit tout ce que j’ai vu, ressenti ou caressé. Elle a toujours écouté patiemment mes histoires, mais c’est elle qui m’a le plus appris. J’ai conçu un oreiller de tendresse chaque nuit entre mes bras et dans mon ventre pour lui offrir lorsqu’elle venait me voir. Elle tissait des pansements d’espoir pour apaiser ma colère et mieux conduire ma force. Je crois qu’elle n’a jamais été à l’école, mais elle était la connaissance même. Elle n’avait sûrement jamais eu aucune autorisation spéciale pour venir me visiter dans ma cellule. Elle était capable de persuader les surveillantes de l’y conduire, je pense. On y était plus au calme. La dernière fois que je l’ai vue, c’était il y a quelques mois, elle m’a dit qu’elle errait en ce moment près de la Mandoline, du côté de Gennevilliers, là où j’avais été heureuse, si peu de temps, il y a bientôt vingt ans. Pas très loin de là où j’étais née. Elle m’a transmis le message d’un camarade : 122

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“Il faut que tout cela serve à quelque chose”, et m’a fait promettre d’écrire pour forger des armes, les soirs où la colère rappelle les humiliés. Nous avons discuté des activités plus ou moins licites du commissaire Carnot. Un jour, elle m’a confirmé tout ce que je j’avais imaginé. J’ai mis dans sa main mon désir de vengeance, je m’en suis libéré. Elle s’est enfuie avec, après m’avoir bordée. Je suis Mélanie Carnot et je n’ai jamais dormi. Mais ce soir je me coucherai dans le lit de la puissance. » Les grésillements de la radio attirent l’attention de Mélanie. Elle pensait l’avoir éteinte. « ... et voilà pour finir cette édition de nuit. Les grévistes des transports et de l’électricité devraient donc reprendre le travail dans quelques jours. Comme l’a affirmé le ministre, cette grande prise d’otages touche donc à sa fin ! – Attendez, Laurent, nos envoyés à Gennevilliers signalent une évolution de la situation. Comme nous l’évoquions en début d’émission, un homme d’une cinquantaine d’années est mort suite à un contrôle de police dans cette banlieue sensible du nord du 92. Nombreux étaient ceux qui prédisaient un embrasement. Il semble, mais c’est à vérifier, qu’un gigantesque incendie a pris à la base de la mairie. Nous attendons confirmation des pompiers et le contact avec notre équipe sur place. – Très bien, merci. Nous répétons donc l’appel du maire et des autorités à tout faire pour apaiser

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la situation. Restez à l’écoute, prochain flash info dans une heure exactement. Et tout de suite, nous retrouvons Hervé Marin, qui nous décrit la cérémonie d’ouverture du nouveau mémorial de l’Identité française, édifié, je vous le rappelle, sur le site de l’ancien Vélodrome d’Hiver. À vous, Hervé. » Mélanie aiguise une dernière fois son Bic, elle a fait fondre quelques morceaux de plastique qui donnent un noir intense. Elle veut finir de se tatouer avant la fin de la nuit. Sur son bras, elle a commencé à graver le cri d’un autre enfermé : « Être captif, là n’est pas la question, il s’agit de ne pas se rendre. »

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Awa et Adama Sow ou Le cor de chasse et le corps de la bête La pénombre s’affale sur la baie de Dakar. Le soleil profite de l’inattention des badauds pour poignarder en douce l’horizon. Adama Sow contemple l’océan, les pieds dans le vide, les gosses qui jouent au foot. Les derniers pêcheurs traînent leurs gaals jusque sur la plage et quelques baye falls partagent le café Touba sur des barils rouillés. Perchés sur un toit derrière lui, quatre spectres, morts de rire, se tapent sur le ventre parce qu’ils connaissent la fin. Les cars rapides l’ont déposé route de la Corniche Est, entre l’ambassade de France et l’île de Gorée. Le symbole de la continuité coloniale orné de son drapeau tricolore y fait face à l’ancêtre noire des camps nazis, bagne mouroir avant la grande déportation aux Amériques. Assis là, entre les deux mâchoires de l’étau qui le broie depuis sa naissance, il se remémore les explications du guide le jour où il visita l’îlot maudit. « Pour assurer l’économie de plantation, les traites négrières occidentales ont déporté plus de dix millions de Noirs. Des documents de navigation de l’époque évoquent une proportion normale de trente pour cent de pertes pour chaque traversée. Un nègre mort pour deux esclaves arrivés à bon port, ça paraissait donc une proportion convenable. Le commerce triangulaire a accouché du capitalisme, il a constitué une phase d’accumulation de capital durant trois siècles

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d’une industrie de l’extermination. Aux Antilles sont apparues les premières formes de fabriques, ancêtres des grandes usines, bien avant que l’exploitation industrielle se répande dès le milieu du XVIIIe siècle en Angleterre. L’esclavage est le rapport social fondateur de la domination contemporaine, de ses États et de son économie. » Adama dérive en songe : « Sénégal, ça vient de Sunu gaal, ça veut dire c’est notre pirogue. Les pirogues représentent bien l’état du pays, aujourd’hui elles embarquent nos frères prêts à se noyer pour aller suer en Occident. Ceux qui arrivent se tuent au travail, se font rafler, interner, déporter, parfois assassiner. Au final, qu’est-ce qui a vraiment changé ? Le fait que les esclaves modernes se déporteraient eux-mêmes ? Mais ils sont arrachés à l’Afrique. L’impérialisme occidental a créé les conditions d’une servitude sans chaîne, une traite sans galères. Ce sont la misère et les médias qui saisissent désormais mes frères et les traînent jusqu’aux champs de béton de France. Awa se démène dans la capitale de l’impérialisme, elle court derrière des chimères. L’abolition de la traite que les médias ont célébrée pour les cent cinquante ans, tout ça, une vaste farce, juste une trace de la cruauté cynique de nos maîtres. Et Awa y participe malgré elle. Faire oublier aux descendants d’esclaves que ce sont bien les luttes de leurs ancêtres qui ont fait reculer l’horreur. Leur faire croire que cette histoire serait belle et bien finie. » Cette nuit, Adama sait qu’il ne dormira pas long126

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temps. C’est le tour de son quartier, Pikine Est, d’être privé de courant ces jours-ci. Les coupures sont organisées par la Senelec, la compagnie nationale d’électricité, et toutes les soi-disant pannes ou erreurs de surfacturation sont adroitement gérées. Personne ne croit aux démentis de la firme, dont le capital continue d’appartenir en partie via ERDF, aux héritiers des anciens colons. Le palais présidentiel, lui, ne connaît jamais de pannes ni de factures surréalistes. Même les fantômes n’en peuvent plus. À cette époque, si les ventilateurs n’ont pas de courant, Dakar étouffe. Alors on installe les matelas sur le toit des immeubles, les bébés, les vieux et les voisins. Ces nuits criblées d’étoiles mêlent les générations dans de longs moments d’échanges où les anciens accompagnent le thé de blagues et de lamentations. On y parle du passé et de l’avenir, de religion et de science, de sexe et de politique, de Touba et de Château-Rouge. Adama avait besoin d’être seul avant la nuit. Cela fait exactement quatre années qu’il a été expulsé au Sénégal. Quatre ans déjà qu’il n’a pas revu sa mère et ses potes, quatre ans tout juste qu’il n’a plus passé une nuit dans un hall de la Mandoline. Le Sénégal ne ressemble pas à ce qu’il imaginait, pas plus à ce dont il croyait se souvenir. Il n’avait pas revu le pays depuis qu’à l’âge de trois ans sa mère l’avait emmené en France avec Awa, qui avait dix ans, rejoindre le reste de la famille. Ici, tout est différent, la journée est rythmée par l’appel du muezzin et le martelage radiophonique de tubes

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gangsta rap, on peut être pratiquante en minijupe, mais il faut se cacher dans les bars de chrétiens pour boire, les moutons mangent du plastic et s’incrustent dans la maison, les enfants l’appellent toubab parce qu’il a oublié le wolof et son père est connu comme un homme de bien. Ici, on peut avoir plusieurs femmes, mais il est admis qu’elle peut prendre amant si son mari la délaisse plus de quelques semaines. Les femmes gèrent la maison, travaillent, occupent la rue. Ce sont elles qui organisent les manifestations contre les coupures de courant, contre la vie chère et le mépris d’État. À Pikine, les habitants se sont organisés pour gérer les ordures, entretenir les routes et subvenir aux besoins des plus misérables. Il existe des associations pour tout où chacun s’investit, clubs de foot, de danse et de théâtre, associations pour la promotion des cultures traditionnelles, l’entraide et la solidarité, coopératives de production, d’échange ou de construction. Adama savait bien qu’il trouverait un monde naissant ici, mais il n’imaginait pas que la pauvreté et l’absence de services publics pouvaient laisser place à des formes de vie créatives et autonomes, festives et indomptables. Nombreux sont ceux qui doivent, pour quelques CFA, brûler le jour entier sous le soleil assassin en vendant des sachets d’eau, de fruits ou d’œufs durs, mais, toutes les nuits, les rues sont pleines de danseurs, de griots et de musiciens, que l’on célèbre des baptêmes ou des décès, le malheur ou la joie. Chaque soir, les tamars de quartier accueillent des rondes 128

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de danseurs en transe et de filles en pagne dans les ruelles de sable et de terre. La jeunesse de Pikine court entre la mosquée et les boîtes de nuits, les stades de foot et les associations culturelles, entre la rue et l’espoir, le din et les bin-bins. Adama essaie d’imaginer la vie que lui et Awa auraient eue s’ils avaient grandi ici, si la force du capital n’avait pas arraché sa famille à la terre de Cheikh Anta Diop. Adama lit et relit un petit livre d’Aminata Sow Fall, La Grève des battus. Les battus sont les demi-calebasses dans lesquelles les mendiants recueillent les offrandes. Ce livre raconte l’histoire d’une grève des parias de Dakar. Face au mépris et à la violence de l’État, des riches et des puissants, les pauvres désertent les portes des grandes familles où ils collectent habituellement l’aumône, ils s’auto-organisent, privant leurs seigneurs du marché de leur bonne conscience. En pensant à Awa, Adama se demande comment on peut en venir à mendier des droits, lui qui jamais ne s’est laissé soumettre sans combattre. « Il a pu être noir, il est maintenant blanc, l’Empire est le nom de ce qui nous écrase. Le nom de ce qui dévore Awa, de ce qui a tenté de me briser et de ce qui ravage ce pays. Elle a fait le même voyage, a été à la même école, dans la même famille et le même quartier, elle a vu les mêmes choses depuis le même endroit et connaît parfaitement la réalité de la vie dans le ghetto. Pourquoi a-t-elle fui ? Elle qui brillait par sa douceur et sa finesse, pour-

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quoi fait-elle semblant d’ignorer qu’elle alimente avec sa caméra la puissance de frappe de la répression ? » Pour comprendre, Adama tente de se remémorer. « Awa doit s’en souvenir mieux que moi, j’étais tout petit, mais lorsque nous sommes arrivés en 1985 tous les trois à Paris, que nous avons vu les immensités de béton qui mènent à Gennevilliers et la tristesse des bâtiments du quartier, notre mère a pleuré. Ce doit être mon plus vieux souvenir. Puis il y a eu la joie de retrouver mon père, quelques frères, sœurs et cousins oubliés ou encore inconnus. Nous avons grandi tous les deux sur la ligne droite, le fil des destinées condamnées qui court, parallèlement à notre bâtiment, de la maternelle à l’école primaire, du collège à la rue, des halls à l’antenne de justice. La majorité de ceux qui ont grandi ici suivent ce fil. Il ne mène qu’à quatre murs ou quatre planches, comme disait le mélancolique. Les murs des caves et des appartements, ceux du chantier et des usines, de la détention pour mineurs et des centres de rétention pour sans-papiers, ceux des commissariats ou des prisons. Les planches, ce sont celles de la cabane de bidonville ou celles du cercueil. Les murs t’enserrent jusqu’à ce que le fil rouge craque, tranché par le couvercle de la tombe. Chez nous, il se referme beaucoup plus tôt que dans les zones riches de l’Empire. Awa l’a vu. Elle sait la morsure du mépris, elle sait que la ligne de métro desservant le quartier était creusée depuis le début des années 1980, qu’ils ont choisi, pen130

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dant vingt-cinq ans, de ne pas relier la Mandoline à Paris. Awa sait la menace que porte notre existence à l’encontre de Babylone. Certains se jettent du balcon, d’autres prennent des coups de fusil pour solde de leurs dettes, nombreux sont mis à terre par l’usine avant la retraite, quelques-uns se tuent à petit feu dans la poudre et l’alcool, les derniers trébuchent dans les chasses à courre où la flicaille se défoule. Tout cela, Awa le sait. Mais elle bosse pour des médias qui le cachent. Elle sait aussi tout ce qui est bon et beau dans les quartiers. Elle sait qu’on n’y abandonne pas les vieux, qu’on y trouve presque toujours des solutions pour loger les galériens, qu’on peut y acheter toutes sortes de choses à moitié prix, échanger et donner sans prétexte marchand, qu’il s’y déploie une contre-culture fulgurante convoitée par les restes poussiéreux de l’Occident. Awa sait qu’on s’y reconnaît d’un regard comme les héritiers de la communauté des indésirables. Elle n’a pas pu oublier cette chaleur au fond du ventre chaque fois qu’après plusieurs jours d’absence on y revient. Tout cela, Awa l’a vu. Mais elle charbonne pour assimiler notre monde à l’Empire. Elle sait aussi tout ce qui se dresse et flamboie sur la zone. Elle connaît l’intransigeance qui pousse sur nos terrains vagues, les rêves de gloire ou d’émancipation, la rage de dire et la maîtrise du mutisme qui ani-

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ment ceux qui ne supportent plus de souffrir parce qu’ils sont nés maudits. Elle sait que les écoles brûlent parce qu’elles sont les premières à exclure, que les filles d’ici sont solides et fortes, rudes comme la rue. Elle sait pourquoi on s’y imagine en star célèbre et fortunée du foot, de la chanson ou du braquage plus facilement qu’en charge d’un poste honnête dans une boîte comme il faut. Elle comprend qu’on caillasse les pompiers lorsqu’ils accompagnent la répression, elle sait comment on peut mettre ses tunes dans des fringues avant de meubler son appartement, elle n’oublie jamais que lorsque l’on se parle d’avenir c’est en conspirant. Tout cela, Awa le sait. Mais elle continue d’essayer d’améliorer la machine qui nous broie. J’en ai mal au dos. Mes bourreaux prostituent ma propre sœur. Ils la paient pour être noire, pour que le corps de la bête fasse lui-même retentir le cor de chasse. Je l’ai vue changer lorsqu’elle avait une quinzaine d’années. Comme d’autres filles du quartier, jusqu’à cet âge, on la différenciait peu des garçons. Elle traînait en bande et en survêtement, claquait les insolents et se débrouillait pour aller le moins possible en cours. Je me souviens l’avoir vue embrasser une fille sur le pas de la porte, une nuit, en allant pisser. Elle rentrait trop tard pour le père. Il l’a dérouillée. Je n’ai jamais su si cela avait un rapport avec cette relation, mais je sais qu’elle aurait tout perdu à continuer. Enfin je crois. Après ça, elle a porté le voile 132

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durant six mois. C’était le début des années 1990, la meute des médias et des politiciens s’emparait du fichu comme d’un os à ronger. Nous avons tous pensé qu’elle le mettait comme on défie un ennemi, comme on provoque le maître. Ça n’a pas duré longtemps. Maintenant que j’y repense, il y avait peut-être un rapport avec cette sensibilité qu’elle ne pouvait pas, ne voulait pas assumer. J’aurais d’ailleurs sûrement été le premier à l’en dissuader. Elle a continué l’école, ça marchait bien pour elle, on ne l’a jamais revue ni avec une fille ni avec un mec jusqu’à ce qu’elle se marie, en 1997, avec Papys, un gars du bled, un type bien qu’elle a choisi mais n’a peut-être pas vraiment aimé. Pour financer ces études de journalisme, elle a bossé un peu pour l’OPHLM. On l’a mise à l’accueil, comme tous les Noirs et les Arabes, on l’a chargée de la “médiation avec les populations". Lorsqu’elle rentrait, elle racontait avec dégoût ce qu’on savait depuis longtemps. L’encadrement administratif des “populations" des quartiers avait des relents coloniaux : en haut, des Blancs, qui n’habitent souvent même pas la ville et ne connaissent rien à nos vies, au milieu, des cadres moyens, qui habitent Gennevilliers, souvent blancs, rarement issus des quartiers et en bas, pour faire tampon, les plus coopérants des bronzés. Elle avait assisté aux réunions d’attribution des logements, elle confirmait qu’il existait plusieurs centaines d’appartements vides sur la ville et que la “mixité sociale" était un double mensonge. Lorsqu’on évoquait l’idée de faire se

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croiser les classes sociales à Gennevilliers, cela se traduisait par des aides aux entreprises pour faire venir des “cadres" et dissoudre la masse pauvre. Lorsque, à travers ce concept, on parlait d’éviter la concentration des pauvres, cela prenait la forme d’un débat sur le seuil de tolérance des “Tunisiens aux Marocains", des “blancs aux noirs", la proportion d’“Algériens" à ne pas dépasser dans certains immeubles. Je croyais qu’après ça elle n’aurait pas pu continuer à jouer au singe savant. La dernière fois que je l’ai vue se battre, j’étais encore collégien, c’était durant l’occupation du collège, en 1999. Elle était jeune journaliste, pigiste pour d’obscures revues. Dans un article pour la gazette du quartier, elle nous avait appris qui était Jean Vigo. Le petit cinéma local porte son nom, et, comme tous ceux à qui on a volé leur patronyme pour nommer des rues et des édifices publics, personne ne voyait plus l’intérêt de se souvenir de lui. Nous avions commencé à bloquer le bahut à la suite d’un renforcement du contrôle des présences et de la mise en place d’une nouvelle manière de nous discipliner. La vie scolaire nous foutait des points RAP. “RAP", c’était pour “rappel", au bout de trois, tu reprenais un avertissement. Bien entendu, la supercherie n’a jamais pris. Certains profs nous prennent vraiment pour des animaux. L’intendant, connu pour ses sympathies pour le Front, avait aussi réitéré en conseillant à un élève de “rentrer dans son pays si les règles de la France ne lui convenaient pas". Je ne me souviens plus ce qui avait mis 134

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le feu aux poudres, ce n’étaient sûrement d’ailleurs que des prétextes pour se relever. Dans nos quartiers, l’école nous discipline, broie et expulse avant de nous instruire. Chez les élèves et les parents, la colère grondait. Lorsque quelques profs, surveillants et CPE ont décidé de se mettre en grève, la sauce a pris très vite. Le culot et le mépris de la direction ont achevé de convaincre. On a fermé les grilles du collège avec de lourds cadenas. Les flics venus “libérer" le quartier ont matraqué tout ce qui passait. Il a été décidé d’occuper le bahut, nuit et jour, et tout le quartier s’est saisi de cette lutte comme d’un symbole. Durant presque deux semaines, la défense du collège occupé a mobilisé toute la cité. La mairie expliquait qu’il s’agissait probablement de manipulations islamistes. Awa avait relaté toute l’histoire en donnant la parole aux occupants et aux habitants du quartier ; elle avait mis ce récit en perspective avec le film de Jean Vigo Zéro de conduite. Ça raconte l’histoire d’une émeute d’écoliers dans les années 1930. Après un zéro, après trop de vexations et de punitions infligées, des gosses se rebellent. Avec l’aide d’un nouveau surveillant fraîchement débarqué, ils bloquent l’école, courent sur les toits et caillassent les profs et la direction. Awa avait comparé cette histoire avec l’occupation du collège. Elle s’interrogeait sur le fait qu’au quartier plus personne ne se souvenait de Jean Vigo. C’est la dernière fois que je l’ai vue prendre parti pour la cité. Je crois qu’elle s’était grillée complètement avec un papier de ce type.

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Durant les années qui suivirent, elle s’est employée à se reconstruire une crédibilité du point de vue de ses employeurs, et pour cela il fallait prendre ses distances avec le sujet qu’on lui imposait à chaque fois à cause de sa peau : “la violence dans les cités". Ce processus l’a poussée à se couper complètement de nous, dans ses écrits et son quotidien. Pour cracher sur le ghetto, comme on lui demandait dans son taf, il fallait prendre un peu de hauteur. Sa transformation s’est achevée en 2005. Elle bossait pour Le Parisien et le journal municipal durant les émeutes. La mairie avait fait imprimer des centaines de tracts en les faisant passer pour une initiative des “jeunes". Ça disait quelque chose comme “Nous, jeunes de la Mandoline, nous voulons le progrès et l’égalité, mais pas dans la guerre civile, il faut que revienne la paix sociale, ensuite, avec l’aide des élus, nous pourrons tenter de tout changer..." Ils avaient envoyé une équipe d’inconnus pour tenter de convaincre des mecs du quartier de diffuser cette blague. En vain, bien entendu, putain, la mairie nous prend vraiment pour des singes. Les seuls qu’ils avaient réussi à convaincre, et pour cause, c’étaient les mecs de Proxi, les vendeurs de came, les seuls qui ont un intérêt commun avec les autorités à réinstaller la paix sociale sur la cité pour que les clients reviennent. Sauf que les types de la mairie n’ont même pas compris à qui ils filaient ces tracts. Puisqu’ils ne viennent jamais sur le quartier, ils sont bien les seuls à ne pas savoir ce que font les gars devant l’ancienne supérette. Le comble, c’est 136

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que deux jours plus tard, cachetée en bleu blanc rouge et financée par le pognon public, une lettre de la municipalité arrivait dans toutes les boîtes aux lettres pour expliquer aux Gennevillois que les « émeutes » étaient probablement manipulées par la mafia et les dealers. On a failli rire en pensant qu’ils avaient eux-mêmes filé leur merde aux revendeurs, les seuls qui avaient bien voulu coopérer avec eux. Puis il y a eu l’article d’Awa dans Le Parisien qui soutenait la même thèse. Mais Awa n’était pas si conne, elle mentait, consciemment, professionnellement. Ou peut-être qu’ils ont censuré son article et l’ont transformé au dernier moment, sans lui dire. Mais elle n’en a jamais parlé. Que l’une d’entre nous serve la soupe à nos maîtres nous a fait mal. Nombre d’entre nous lui en ont voulu. C’est ce qui a dû achever de la métamorphoser. Après cela, avec son mari, elle a déménagé dans un petit pavillon d’une ville nouvelle, près de Cergy, loin de la réalité. Pendant ce temps-là et, avec l’aide de ce type d’articles, les condés savataient le quartier. Il y a eu des tas de blessés, de nombreuses interpellations, mais pas de morts. Notre génération a mis trente ans à comprendre que pour bénéficier des droits de l’homme il fallait être considéré entièrement comme un homme. On n’écoute jamais trop les vieux. Une blague célèbre court dans les geôles et les caveaux de l’État. Ça s’appelle la déontologie. Ça fait marrer tout le monde. Mais tout ça ne révolte plus que ceux qui croient encore à ces conneries.

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Nous, les bêtes, nous n’avons que de l’amour et de l’essence, nos canines et nos larmes. Dans la flicaille, le signal de la chasse se dit : « Ça part. » Chez nous, on dit « Ça arrive » quand les meutes déboulent. À jouer au même jeu, on en vient à utiliser les mêmes pièces. Les BAC sont pleines d’anciens brigands reconvertis et de petits frustrés de chez nous, les couilles gonflées, décidés à s’acheter une condition de citoyen de plein droit en quittant le quartier pour revenir le lapider légalement. Alors on partage certains codes, tout en se regardant de chaque côté du viseur. Car il y a les nouvelles armes, les flash-balls et les tasers, c’est la boîte de Pandore des frustrés de la gâchette. Avant, ils ne pouvaient tirer qu’exceptionnellement, et ça laissait souvent des traces de sang dans les pages du lendemain. Avec ces « armes sublétales », qui tuent un peu moins en envoyant des balles de plastique ou des décharges de 50 000 volts, on peut tirer toute la nuit et sur tout le monde. On peut karchériser et occuper le territoire tous les soirs. Les flics s’éclatent. Dans les songes qu’ils font avant de charger, assoupis contre la vitre du fourgon, ces braves fonctionnaires doivent rêver qu’ils jutent sur la cité. Puis Awa a achevé sa transformation. Je n’ai pas donné suite à son dernier mail, je ne veux plus rien avoir à faire avec Internet et toutes ces machines. Si elle veut me parler, elle n’a qu’à écrire une vraie lettre, elle n’a qu’à appeler. Elle oublie tout ce que nous sommes, elle croit qu’ici c’est la brousse, mais 138

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elle doit tout de même se rappeler qu’on a le téléphone. Elle m’a écrit trois fois depuis qu’on m’a renvoyé ici. Elle racontait que pour être embauchée dans de grands journaux elle avait suivi une formation pendant un an. Dans une étrange structure de l’armée, les « hautes études de défense nationale », elle disait qu’on y forme des « cadres de la nation » à la « culture de défense ». En gros, des élites des grandes entreprises et des médias, de l’industrie et de la magistrature, bref, le gratin du public et du privé. L’armée doit considérer qu’en les « éduquant » elle peut ainsi diffuser dans les mentalités de la population, la bonne pensée, la bonne manière de réfléchir, de reconnaître ce qui menace la « nation française », comment s’y opposer, comment participer à la défense et à la sécurité de la nation... Bien entendu, Awa avait été invitée à se spécialiser sur les « violences urbaines », elle disait que l’armée voyait ça comme l’une des nouvelles menaces intérieures, que la Défense s’y intéressait comme à un nouveau champ de guerre et qu’il fallait des journalistes comme elle pour tenter de leur faire ouvrir les yeux et s’opposer un peu à leurs analyses dans les médias. C’est ce qu’elle disait, je ne sais pas si c’est ce qu’elle faisait, je ne lis pas les journaux, je ne regarde plus tellement la télé. Plus elle s’intègre à ce monde, moins j’ai de choses à lui dire. Seule ma mère, qui s’en fout largement, entretient le contact avec elle. À la suite de cette formation, elle a été embauchée sur TF1. Ils l’ont sûrement affectée au service sur les banlieues,

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ou sur l’islamisme, ou l’intégration, et elle n’a pas dû refuser. Je ne l’ai pas revue depuis qu’ils m’ont attrapé en novembre 2005. » Les premières vapeurs du mouton braisé de la dibiterie coupent Adama dans ses pensées. Il faudra attendre de rentrer à Pikine pour manger. Encore du tiep bou dien, encore au thiof, Adama commence à détester le riz et le poisson. Ceux qui sont nés ici ne se posent pas la question, alors il ne se plaint jamais. C’est le début de la saison des pluies, les rues sont inondées, le paludisme se répand et le choléra menace. Il y a bien d’autres problèmes que la répétition des repas. Le fond de l’air est rouge, des rumeurs d’embrasement circulent déjà chez les mendiants, certains ont vu les militaires manœuvrer, d’autres entassent des piles de pneus sur les chaussées. Le quartier de la Mandoline à Gennevilliers ne s’allume pas comme prévu. Awa Sow s’en doutait un peu. Il y a trop peu de jeunes dans la rue pour un crime policier de ce type. Il se passe quelque chose d’anormal. Depuis quelque temps, elle voit se dresser différemment le peuple des quartiers, elle sait que les révoltes de 2005 ont laissé un goût de « reviens-y » avec un soupçon de « mais pour de bon », que les humiliés ont pris la mesure de l’insuffisance des feux éparpillés. Les Villemorte, le commandant de gendarmerie et son père, le présentateur, ont imposé à l’équipe de presse de se tenir tranquille, au loin, pour l’instant. Awa se perd 140

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dans ses pensées, elle songe à Adama, son frère, qu’ils ont expulsé après un jugement expéditif en 2005. Il était le seul de la famille à ne pas avoir eu la nationalité française. Les lois Pasqua avaient imposé au début des années 1990 qu’on fasse allégeance et preuve de sa « volonté d’être Français » à dix-huit ans. Ce n’était plus automatique, lui s’en foutait, il ne comptait pas faire la démarche, et puis il n’avait jamais pensé qu’on pourrait l’expulser. Il avait une carte de séjour de dix ans, et depuis, à chaque fois qu’il avait tenté d’obtenir la carte d’identité nationale, la préfecture lui avait mis des bâtons dans les roues. La dernière fois, ils avaient laissé traîner le dossier, de sorte que les documents qui le constituaient étaient périmés au moment où on le sortait de la pile. C’était fait exprès, Awa n’en doutait pas. Adama disait toujours qu’ils n’avaient qu’à l’expulser, qu’il irait se faire berger au Sénégal, loin de cette chienne de Babylone. Il revenait du sport quand les flics l’ont attrapé. Comme la majorité de ceux qui se font avoir les soirs d’émeute, parce qu’ils sont là, parce qu’ils habitent là et qu’ils passent. Malgré leurs entraînements au combat en zone urbaine, les flics ont du mal à attraper qui que ce soit au moment où ça pète, parce que c’est nous les vrais spécialistes de notre territoire. Des fois, on a même vu certaines équipes de la BAC tenter de se repérer dans la cité avec des cartes routières... Alors ils arrêtent les gars qui ne courent pas, ceux qui se croient hors du jeu à ce moment. Mais quand tu habites ce qu’ils appellent une « zone crimino-

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gène », pour les flics, tu ne sors jamais de la partie, tu es le crime en puissance, la proie naturelle, la statistique évidente. Et ce soir-là, Adama s’est fait soulever. Le pouvoir avait décrété l’État d’urgence, le même décret qu’en 1955 pour l’Algérie, un décret de guerre intérieure appliqué au sous-peuple. Adama a fait partie des « étrangers qui ne respectent pas le pacte républicain et qu’il faut renvoyer », comme avait dit le ministère de l’Intérieur. Ça leur a pris moins de trois mois pour l’expulser. Depuis, Awa ne l’a pas revu. Elle songe à leurs chemins respectifs et se demande comment ils ont pu tant s’écarter. Elle sait qu’il lui en veut, comme la plupart de ses anciens amis du quartier, qu’ils ne comprennent pas sa démarche, qu’on l’accuse d’avoir trahi le ghetto. Elle est triste que personne ne la comprenne. Elle est loin d’être la dernière à fuir le ghetto, elle fait son possible pour éviter de criminaliser la banlieue dans son travail. Ils comprendront peut-être un jour, et puis il reste l’affection de sa mère, qui fait mine de ne pas s’intéresser à ces choses-là, même si en secret, depuis la fenêtre de la cuisine, elle soutient probablement les incendies. Les médias interrogent peu les parents et les vieux, et quand ils le font, ils les coupent presque toujours au montage s’ils soutiennent les émeutes. Le pouvoir ne peut laisser circuler l’idée qu’une grande partie du quartier comprend et approuve, que les incendies ne sont pas le fait de gamins en manque de repères, mais qu’il s’agit d’autodéfense populaire. 142

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Awa essaie de comprendre ce qui l’a éloignée du quartier en retraçant le parcours d’Adama. Dans la camionnette de télévision, elle se perd en pensées. Des fumées noires envahissent la plaine, un fantôme s’est accroupi à ses pieds. « Depuis les gifles de mon père et les remontrances de mon frère lorsque j’essayais de trouver ma voie à la sortie de l’adolescence, je n’ai jamais rien pu échanger avec eux. Le père était un vieux militant associatif, un homme droit mais dur qui nous aimait sans jamais le dire. Il avait organisé tout un réseau de soutien aux travailleurs sénégalais reclus dans les Sonacotra et les centres d’hébergement. Il avait créé une sorte de caisse de solidarité où il essayait de faire cotiser tout le monde selon ses moyens, pour renvoyer dignement au pays le corps de ceux qui mouraient après des décennies au service du patronat français. Après le décès de notre père, Adama voulait toujours que je l’accompagne dans les foyers pour continuer son projet. Je n’ai jamais pu, jamais voulu. Il fallait que je trace ma route, que je me construise, j’avais besoin de voir d’autres horizons. J’avais des capacités et les portes se fermaient moins vite devant moi que devant lui, je ne voulais pas perdre cette chance. Il me racontait l’intérim, tous les boulots de merde qu’il enchaînait, où l’on ne trouvait que des Noirs à trimer sur des chaînes appartenant aux Blancs. Pourquoi aurais-je dû gentiment suivre la route qu’on avait tracée pour moi ? Parce que je suis noire ? Pour être détruite avant trente ans ? Au quartier, l’un des surnoms d’Adama,

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c’était « le dos », « le corps » ou encore « l’homme dos ». Le travail lui avait brisé la colonne vertébrale en quelques années. Au lycée technique d’abord, en chaudronnerie, il avait dû soulever des tonnes de métal. Ça coûtait moins cher d’utiliser les lycéens que de se payer des chariots élévateurs. Ensuite, il avait travaillé dans les sous-sols de la gare du Nord. Il m’avait raconté ce monde obscur où ne suaient que des Noirs et quelques Arabes, cachés et dans des conditions épouvantables, pour nettoyer et préparer les trains. Là encore, on lui avait fait porter des charges insupportables, même pour le corps d’un jeune homme. On avait commencé à le broyer avant qu’il ait fini de grandir. C’est à l’hôpital qu’ils l’ont terminé, ils ont raté son opération. On lui avait dit que ça prendrait plus de six mois pour se remettre, on ne lui avait pas dit que ce n’était pas garanti. Depuis, les jours pluvieux, il souffre pour se tenir droit. Je sais pourquoi j’ai tout fait pour ne pas suivre la route qu’on avait tracée pour nous, les gosses de sous-prolos. Je connais parfaitement la situation catastrophique dans les quartiers, je n’ai rien oublié, j’ai fait un choix. Je l’assume, je n’évite pas les miens, je veux juste ne pas crever sur la ligne droite. V et Assoa doivent être de la partie ce soir. Si j’arrive à les filmer, s’ils acceptent de parler, je montrerai que les émeutiers ne sont pas des bêtes mais des écorchés auxquels le système n’a rien pardonné. Je sais comment faire passer un sujet de ce type, même à la télé, il faut juste l’enrober. Mais même après ça, de toute façon, on me repro144

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chera d’être une harkia, une bounty. Et mes patrons continueront de considérer le peuple des cités comme une faune puante. Adama a connu V, lui aussi. Lorsqu’il s’était fait virer du bahut où il était surveillant. Je ne sais pas ce qui l’avait amenée là, mais ils ont traîné ensemble durant quelques mois je crois. Le proviseur avait reproché à Adama de « ne pas sanctionner assez ». On l’avait embauché parce qu’il « connaissait bien les populations du quartier », pour faire de la pacification postcoloniale... On l’avait viré parce qu’il n’avait pas exclu d’élèves, pas assez collé, pas assez distribué d’avertissements. Je crois qu’il se libérait de son dégoût en le racontant à V. Le mois suivant, il avait été embauché au théâtre de la ville, on lui avait collé un tee-shirt de « médiateur ». Pour une fois, ils assumaient. Ceux qui bossaient là avant lui s’étaient fait virer et étaient venus protester, ils lui avaient expliqué qu’on les avait remerciés parce qu’il fallait de la « couleur locale » pour rénover l’image du théâtre, faire croire que l’établissement s’était intégré par miracle – en conservant ses entrées à vingt euros – dans le tissu urbain local, comme ils disent. En gros, le nouveau branchouille qui dirigeait le théâtre voulait moins de blancs et plus de bananias pour faire venir de la couleur locale. Il s’achetait une image populaire alors qu’il continuait, comme on faisait depuis trente ans, à produire un théâtre abstrait et mondain, complètement déconnecté de la culture ouvrière. Adama s’était barré en claquant la porte après avoir expliqué

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au directeur ce qu’il pensait de la supercherie. Il avait été rejoindre V. Sûrement sur le toit du Lénine, où ils passaient parfois la nuit à fumer, avant que l’accès soit bloqué par le bailleur sur la demande des flics. Je crois qu’il l’apaisait et, en lui transmettant cette sagesse qu’il avait reçue du père, il se soignait lui-même. Il m’a très peu parlé de leur rencontre. Puis il y a eu les émeutes, son arrestation, son expulsion. Avec quelques familles du quartier, on a réussi à empêcher le premier avion de décoller, en diffusant des tracts aux passagers, en leur expliquant qu’il suffisait de ne pas serrer sa ceinture de sécurité. La compagnie a menacé de porter plainte contre les passagers, mais finalement les flics l’ont sorti. Ils l’ont expulsé quelques jours plus tard en secret dans un avion de l’armée affrété spécialement pour l’occasion. Je n’ai pas réussi à le convaincre de revenir, je crois qu’il m’en veut même d’avoir essayé. Peut-être qu’après tout il est plus heureux là-bas... Pourquoi ne répond-il plus à mes messages ? Par fierté ? Parce qu’il m’en veut ? Il était la force tranquille et ne s’est jamais laissé dévorer par l’orgueil. J’essaierai d’appeler quand j’en aurai le courage. Je veux aussi avoir le temps de parler avec V. Je voudrais, juste une dernière fois. Elle est entrée dans ma vie un soir, il y a quelques mois, et elle a disparu aussi vite. J’étais seule, je rentrais à Cergy, je l’ai croisée à la sortie du RER. J’étais perdue dans mes pensées. La mairie organisait un débat public 146

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sur « l’amour en banlieue » pour éduquer mes frères sauvages à ne pas violer les filles dans les caves, à ne pas tuer leurs femmes et à admettre que les pauvres et les musulmans seraient les derniers gardiens du machisme. On me demandait comme journaliste - mais surtout comme noire bien intégrée - de présenter le débat. Je me sentais humiliée, en colère contre moi et la manière dont j’avais laissé mon corps servir nos maîtres. C’est elle qui m’a reconnue. Nous ne nous étions jamais parlé, mais elle savait que j’étais la sœur d’Adama et que je connaissais leur amitié. Nous avons parlé toute une nuit dans un square près de ma résidence. Perchée sur un vieux toboggan, je lui ai tout dit, de moi, de mon histoire, j’ai formulé certaines choses pour la première fois. Et pour la seconde fois j’ai senti que je pouvais aimer une fille. Ce n’était pas arrivé depuis cette histoire avec... Mélanie, il y a bientôt vingt ans. J’ai offert à V la sensualité que mon corps dissimule depuis tout ce temps. Elle m’a donné de la force en échange. La détonation d’un lance-grenade surprend Awa. Quelques morceaux du projectile rebondissent à deux mètres de la camionnette de tournage. Ils viennent d’un bataillon de bourrins en armure qui courent, empêtrés dans leurs matériels, vers la barre Voltaire. L’un d’eux trébuche sur son bouclier. Il plonge et se vautre, la tête la première dans le sable-litière du parc à chiens. Même un clébard semble faire la grimace.

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Au loin, dans cette direction, des silhouettes masquées poussent une benne à roulettes en travers de la rue. Malgré les consignes des Villemorte, elle ordonne à son cameraman de sortir pour filmer. La poubelle est lancée sur l’axe principal, elle dévale à toute vitesse, perd une roue et explose quelques secondes avant de s’écraser sur un fourgon de gardes mobiles. La nuit s’embrase. Toutes les certitudes d’Awa ont commencé à craquer, comme si elles n’avaient pas été bien scellées. Elle songe qu’après tout ça il faudra changer de vie, de travail au moins, d’employeur en tout cas. Depuis quelques mois, elle imagine un projet de documentaire sur la culture maraboutique au Sénégal. Il s’y pratique un islam mystique, troublant pour un jeune musulman de France à qui l’on a appris que Mahomet est le seul et dernier prophète. Au Sénégal, on voue un culte au « serviteur du prophète », Ahmadou Bamba, alias Serigne Touba, soufi ascétique fondateur de la confrérie des Mourides, père spirituel des Bay Falls, résistant non-violent, plaçant la religion, la détermination et la science audessus des matières terrestres. Plus que tout autre marabout, son portrait trône dans les maisons, souvent plus grand que les photos de famille, sur le pare-brise des voitures, peint sur les édifices ou en pendentif. Bien qu’il n’ait pas pris part aux guérillas de la fin du XIXe siècle, sa figure est celle de la résistance au colonialisme. Après de multiples exils et face à sa popularité, la France avait tenté 148

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de l’intégrer à son système de commandement. Il avait refusé la légion d’honneur qui devait célébrer sa soumission. Chacun raconte, à sa manière, les miracles accomplis autour de lui. On dit qu’après avoir été enfermé avec le lion du zoo de Sor, la bête serait devenue aussi douce qu’un agneau, qu’un taureau tueur lancé contre lui serait tombé raide avant de l’atteindre, qu’il aurait survécu à la noyade, aux requins et au feu. Awa veut faire un film sur cette histoire, décrire cette figure de héros populaire, résistant magique et incorruptible que chacun fait perdurer à sa manière. Elle voudrait raconter la tragédie du Joola, le navire qui assurait la liaison avec la Casamance et qui sombra en 2002, faisant presque trois fois plus de victimes que le Titanic. Traces de misère et de mépris, les bateaux embarquent les plaies d’Afrique. Elle songe encore à écrire un roman sur l’homosexualité noire. Raconter des histoires avant de crever, des histoires pour le peuple, ce sera sa manière d’entrer en résistance, elle ne peut plus fuir, c’est devenu vital. Depuis l’ombre, quelqu’un s’est glissé derrière elle, essoufflé. « C’est bon Awa, c’est le moment d’y aller. »

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Le clan Villemorte ou Les attendrisseurs Un verre plonge et se fracasse sur le carrelage du fumoir. Jean-Charles Villemorte martèle du poing le marbre de la grande table. « Bordel ! On n’a pas l’habitude de se laisser emmerder par la vermine ! Charles a raison, personne ici n’a intérêt à voir cette histoire traîner plus longtemps. On va pas se laisser pourrir la situation par nos propres services ! Sur un coup comme ça, on va se foutre de nous jusqu’à Washington. Vincent, tu trouveras bien un moyen de régler ce problème. Discrètement, on s’entend. On prendra peut-être un article dans Le Canard, mais avec la famine en Chine au début du JT, ça passera tout seul. Peu de risques que ça déborde dans la grande presse. Voilà, si personne ne s’y oppose, changeons de sujet. Excusez mes sautes d’humeur, messieurs, madame, hum, nous sommes tous un peu tendus en ces temps bien troublés. Tiens, Vincent, propose un cigare à nos amis. » Une averse lourde frappe la verrière de la propriété des Villemorte. Sous le grand lustre et le regard des deux angoras, un silence complice s’abat quelques instants sur la causerie. Les vieux compères mesurent la puissance de leur association. Le grand Charles déboutonne sa chemise en soupirant. M. Arnaud, grand patron de l’industrie et de l’armement, fait tourner lentement un glaçon dans

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son whisky. Lui, fait dans le soutien aux dictatures. On dit « promouvoir la francophonie ». Des fumées se mêlent et caressent les sculptures du plafonnier. Elles coulent à l’envers depuis les lèvres crevassées de Jean-Charles Villemorte et de Stéphane Lelaid, son ami et patron qui dirige la première chaîne de télévision du pays. Le général trois étoiles Benoît Thiaire, nouveau grand patron d’une entreprise de sécurité privée, et la ministre de l’Intérieur Louisa Bachaga-Besse s’échangent des regards soucieux. Un spectre s’assoit sur la bibliothèque, à côté des chats gris. Vincent Villemorte, patron du GIGN, rompt le silence. « Soyons clairs, messieurs, comme le disait mon père, les signaux faibles sont clairs, tous nos indicateurs montrent que la situation est réellement critique. Et je ne parle pas des prévisions de cessation de paiement aux États-Unis. La situation sociale s’est nettement dégradée. Même l’école de guerre économique parle de petite guerre d’Algérie en prévision. Malgré les efforts de ces dernières années pour intensifier le développement de la sécurité privée, je ne vois pas très bien comment on gérerait trois fronts à la fois. Les mouvements universitaires et les grèves ouvrières ne semblent pas se dissiper. Si l’on voyait revenir un embrasement des zones sensibles comme en 2005, nous ne disposerions probablement pas des effectifs nécessaires. Je vous l’ai dit la dernière fois, je crois qu’il faut s’y préparer. Je suis partisan d’un quadrillage préventif et, j’en ai discuté avec le général, en cas de crise grave sur les 152

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centres de pouvoir ou les systèmes de communication, il faut s’apprêter à mettre en œuvre les plans de défense opérationnelle du territoire. » M. Arnaud pose son verre. « Bon, là-dessus, je crois qu’on est d’accord. De toute façon, c’est la position de tout le gouvernement, c’est même la loi. Dites-moi si je me trompe, mais, pour notre maison, la question est bien : estce qu’on attend un choc ou est-ce qu’on le provoque ? C’est ça ? – Oui – Oui, c’est ça. – Mais de quel type ? Qu’est-ce qui pourrait justifier un plan de défense intérieure, c’est pas Vigipirate là, on parle de chars et de camps... – En effet. Bon, on peut utiliser le terrorisme d’ultragauche, mais bon, ça marche pas très fort, les gens n’y croient pas trop, et puis... on va quadriller quoi, des squats et des facs ? Ha, ha... pourquoi pas, après tout, mais faudrait qu’ils nous fassent péter quelques trucs quand même, et d’ici à ce qu’ils fassent ça d’eux-mêmes... Et le coup contre les anarcho-invisibles, franchement, on a vu des opérations mieux menées. Les pulls-en-laine font pas peur. Ça devient presque branché, bientôt Dolce & Gabbana va faire des tee-shirts “ultragauche". Bon, sinon on a toujours les islamistes. Ça, ça fait flipper le populo et le bourgeois, et au moins ça fait pas fleurir des comités de soutien de partout. – Excusez mon insolence, général, mais c’est bien ce coup de pied dans la fourmilière qui a permis

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de révéler la nébuleuse autonome à nos services et à l’opinion. De mon point de vue, c’est un test réussi. On avait du retard, en Italie ça fait trente ans qu’ils tiennent là-dessus. Même la Grèce en est là. On sait désormais comment ça répond quand on touche à ce type de milieu, et on a recensé tous les principaux groupes actifs et influents, on a repéré les meneurs et commencé à démembrer certains réseaux, notamment avec l’aide du juge Garcimorelli, en appliquant des contrôles judiciaires serrés. – Oui, madame la ministre, des contrôles judiciaires qu’ils ne respectent pas. » Monsieur Arnaud se redresse. « Bon, peut-être qu’il faudrait en revenir aux islamistes. Mais je crois qu’en cas de crise noire et dégénérée, il faut pouvoir contrôler les usines et les quartiers, les centres de commandement et les consciences, les villes et les campagnes, il faut pouvoir être partout, tout voir, tout tenir, et le montrer. Et pour ça, il faut un choc de type catastrophe naturelle, une pandémie ou de l’hyper terrorisme... – Comme des avions sur la tour Eiffel ?... » L’assemblée rit à gorge déployée. Le vieux Charles manque de baver sur sa chemise. Il reprend sa respiration et la parole. « Ha, hum, madame, messieurs, un peu de sérieux. Nous n’avons plus beaucoup de temps. Un point juridique, je vous prie. Vous n’êtes pas sans savoir que les plans de défense opérationnelle du territoire sont activés par décrets, qu’il suffit donc que le Président et l’état-major s’accordent là-dessus, 154

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c’est-à-dire, qu’on se mette d’accord sur ce point. Il n’y a pas de problème à ce niveau. Je vous rappelle que nous sommes dans l’Elysée... comme papa dans maman. On peut tout faire en cas d’explosion sociale. Pas besoin de créer un choc pour ça, il va venir tout seul. Bon, vous savez que je m’embarrasse rarement de précautions de ce type, mais le risque est gros. Si la situation est réellement chaotique, un mauvais montage peut se retourner contre nous. Je m’y connais un peu en coups foireux et j’ai encore quelques casseroles qui traînent. Je vous propose de laisser la situation dégénérer. Le vieux Marcellin savait faire ça avec une main de fer. Préparons simplement nos réseaux à s’activer en cas de coup dur. Je veux dire… s’il fallait faire face à quelque chose de plus organisé... Nous avons fiché l’ensemble des milieux potentiellement dangereux, dans les cités, chez les gauchistes, dans tous les mouvements et associations. Bref, aller chercher les meneurs et taper dans le tas, on pourra faire, on sait le faire. Ce qu’il faut, c’est que les gens désirent qu’on les protège ; sans leur accord et leur participation, ça ne peut pas marcher. Donc, on laisse dégénérer, on aide un peu dans les cités, mais surtout on médiatise, on explique que tout se délite, que tout s’embrase et que tout le monde va s’entretuer si on n’intervient pas. On peut déjà intensifier la communication sur le racisme anti-blanc, l’angélisme d’extrême gauche et la repentance coloniale. Il faut que la population coopère, et pour ça elle doit désirer notre protection, elle doit comprendre

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que tout fout le camp. Jean-Charles et Jacques nous feront ça très bien, quelques documentaires, des débats, du sensationnalisme... – Je suis assez d’accord avec Charles. Ne nous pressons pas, tâchons de bien présenter la situation. Personnellement, pour l’instant, je crois que notre action doit rester dans le cadre de la communication. Si ça dérape vraiment, on n’aura pas besoin d’arguments pour faire donner la troupe. » Le général Thiaire, empêtré dans des linges moites, reprend la parole. « Je suis aussi de cet avis pour l’instant, mais j’aimerais insister sur le fait qu’un quadrillage ne fonctionne bien que s’il est mis en place avant la quatrième phase, avant la subversion généralisée. Oui, nous avons bien réagi aux trois premières phases en fichant tout ce qui bouge et en commençant à effrayer les agitateurs. Et Vigipirate suffisait aussi jusque-là. Mais nous allons bientôt glisser vers la quatrième phase, celle des guérillas. Notre génération sait trop bien ce qu’il en coûte d’être en retard d’une guerre. On trébuche en arrivant sur le champ de bataille. – Bon, alors, je crois que nous sommes tous d’accord ? – Oui, c’est assez bien résumé, on reste vigilants et on communique à fond. – Oui. – Très bien, madame, messieurs, cette réunion est donc terminée. Il est déjà tard, nous avons tous 156

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encore beaucoup de travail et vos coquins chauffeurs doivent s’assoupir au petit salon. Je vous retiens pas plus longtemps, les services Mme Bachaga-Besse vous tiendront au courant nos prochains rendez-vous. »

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L’assemblée se sépare sur le parvis de la propriété. Protégés des trombes d’eau par les parapluies de leurs hommes en noir, les convives rejoignent des berlines sombres qui disparaissent rapidement sur le chemin du parc. Les Villemorte, père et fils, restent seuls devant la baie vitrée. Ils contemplent les grands chênes du parc dressés sous le déluge. « Tu ne devrais pas, Vincent, lancer des projets aussi peu mûris dans ce type de réunion. Je crois que tu n’as pas encore les reins assez solides pour gérer des choses de ce type. Et personnellement je ne fais jamais confiance à plus de deux personnes. Il y avait ce soir des gens avec qui nous pouvons collaborer sur certains points seulement. Tu as pris du galon au GIGN, j’aime te voir devenir influent, mais ne vas pas trop vite. Écoute le vieux Charles, il a de l’expérience, avec Foccart à l’époque ils ont fait la cinquième République, je te rappelle. – Tu as sûrement raison, comme toujours. Mais sans vouloir être impertinent, c’est bien ton équipe qui s’était plantée sur les Irlandais de Vincennes ? – Oui, et c’est pour ça que je te mets en garde. C’était le début des années 1980, il fallait qu’on prouve à gauche que la menace terroriste justifiait bien l’existence des services. On venait de créer le GIGN,

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y avait eu l’attentat de la rue des Rosiers. Et Mitterrand voulait montrer que lui aussi savait terroriser les terroristes. On avait des intérêts en commun et le travail en amont dans la presse avait été fait proprement. Ça faisait plusieurs mois qu’on insistait sur les nébuleuses du terrorisme rouge, qu’on montrait à l’opinion publique les liens entre les rouges de partout, entre la RAF et l’OLP, Action directe et l’IRA… Bref, on avait bien fait les préliminaires. On a médiatisé l’arrestation des Irlandais comme il fallait, et puis… c’est une faille de notre côté qui a fait chuter l’opération. On n’avait pas assez bien sélectionné les éléments sur ce coup. Certains ont parlé et la presse gauchiste s’est emparée de l’histoire des armes planquées chez les Irlandais par Barril, qui te précédait au GIGN. Tu n’avais pas vingt ans à l’époque, mais pourtant tu dois t’en rappeler, on a dû faire un gros boulot après ça pour faire passer la pilule. Au final, on s’en est bien tirés, mais commence toujours par te méfier de tes amis. – Je sais, mais je vois aussi la situation. Au final, qui, à part moi, ici, est vraiment sur le terrain ? Je les vois, les branleurs de cités commencer à parler de bombes. Tu sais quand même qu’on se fait tirer dessus au mortier et au FM, maintenant ? Je vois les anarchistes qui suivent la même voie que leurs copains tiers-mondistes. Les derniers rapports de la SDAT confirment la mise en place de plusieurs réseaux d’autodéfense à travers le pays. C’est pas les révolutionnaires qui embarquent la racaille, comme on croyait. C’est toute la vermine, 158

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bougnoules et subversifs confondus, qui parle de prendre les armes ! Ce qu’on redoute depuis le début est en train d’arriver. Ça pue la merde. Des postiers qui balancent des molotovs sur le GIGN, des prolos qui menacent de butter leurs patrons ou de faire sauter l’usine ! Ça te rappelle rien ? On est en début de quatrième phase, et c’est maintenant qu’il faut réagir, ou dans pas longtemps, on fera face à une armée populaire ! – Bon, change de ton, je te prie, et écoute un peu. Pour l’instant, on en reste là, Charles sait tout ça très bien, nous ne sommes pas aveugles et juste un peu plus expérimentés que toi. Je te rappelle qu’avec le SDECE on s’est tapé des plus coriaces que tes émeutiers et tes syndicalistes. Le contre-espionnage te forme à tout, de la pacification à la guerre économique, de l’action psy à… l’action tout court. De la cinquième phase, on s’en est fait en Indo, au bled, au Biafra, au Rwanda… La guerre noire, on connaît un peu. J’ai pas toujours été présentateur du JT, je te rappelle. C’est parce que tu es mon fils que tu navigues mieux que tous ces nouveaux flics élevés à la sauce anglo-saxonne. Mais la France est un foutoir sans nom, fais-nous confiance. Les ÉtatsUnis s’écroulent aussi, la Grèce a fait faillite, après les pays Arabes, c’est tout le reste du monde qui va avoir besoin de nos services. Même les Chinois continuent de nous acheter de la formation en maintien de l’ordre. Ça te fait peut-être bizarre de ne pas pouvoir dépasser ton père aussi vite que tu le voudrais, mais l’excellence de nos méthodes

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reste reconnue. Partout autour du globe on vante l’excellence française dans le domaine de la répression. T’as jamais remarqué que la France vend du matériel de guerre qu’est jamais ni le meilleur ni le moins cher ? On vend des armes que parce qu’on fait des lots, « matériel plus formation ». – Je sais. Mais sinon, depuis combien de temps tu n’as pas fait de terrain ? – La communication, l’information, c’est le terrain supérieur, à notre époque. C’est celui qui domine tous les autres , jeune homme. Ne cherche pas à en faire plus que ce qu’on te demande. Rappelletoi ! Nous sommes pour le pouvoir ce que l’attendrisseur est au boucher, un outil pour ramollir la viande. Fais ce pour quoi l’ordre tolère ton existence. Si on t’écoutait, on foutrait le feu à toute la baraque ! Mais il faut nourrir la machine, Vincent, nous sommes les chirurgiens du Léviathan, pas ses fossoyeurs. – D’accord, mais vous êtes trop loin dans vos tours d’ivoire. Moi je vois, je sens le peuple. À Abidjan, en 2004, lorsqu’on a fait tirer sur la foule devant l’hôtel Ivoire…, toi, ton boulot c’était d’insister sur les tireurs cachés parmi les émeutiers, légitimer la répression en faisant parler des ressortissants blancs évacués magnifiquement par nos soldats. Mais nous, on les a vus les nègres, on les a affrontés, y’avait des femmes, des enfants, des vieux. Toi, ton boulot, c’est de raconter que les noirs violent les blanches si l’armée française se barre. Nous, notre boulot, c’était de faire face à une vraie insurrection 160

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massive. On a mitraillé pour les calmer et pour que le monde entier comprenne qu’on ne lâchait pas le terrain africain. Maintenant, on a un rapport de Human Rights Watch qui parle de soixante morts et qui circule sur Internet. On contrôle jamais tout. Tu fantasmes. La tension monte partout dans le monde. Soit on chauffe moins, soit on laisse davantage de vapeur s’échapper, soit on renforce la fonte. Et je suis partisan de la dernière solution. C’est ce qu’on a fait à Villiers-le-Bel ou à Dammarie il y a quelques années. Provocation et quadrillage, choc et encadrement, impulsion et contention, répression et retournement. Le principe de l’étau. Tu en butes un et tu déploies la cavalerie de partout, puis tu appelles les honnêtes gens à collaborer avec la police en balançant leurs voisins. Ils t’avaient bien appris ça à la Rand Corporation, après l’Algérie ? On laisse pas monter la tension sans avoir renforcé la marmite. – Tout d’abord, c’est moi qu’ils ont invité pour les former à nos méthodes, pas l’inverse. Et puis la Rand n’est qu’un think tank, un groupe de pression en forme de trust. Le plus important au monde, certes, mais c’est à notre expérience coloniale qu’ils se sont fiés, à l’époque, pour s’occuper de leurs subversifs. Et puis, on entrait à peine dans la médiasphère. Depuis, on doit gérer avec la communication de masse. Ça veut dire viser le « zéro mort » en intervention intérieure, tu te rappelles du bordel après la mort d’Oussekine en 1986, quand même ? Ça veut dire tenir au plus près les journalistes

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embarqués. Tu te rappelles que le général a tout de même été appelé à comparaître devant le tribunal pénal international pour le Rwanda ? Aujourd’hui, on se fait accuser de génocide pour avoir défendu nos intérêts dans la région des Grands Lacs, chez nous ! Si on n’avait pas invoqué la raison d’État pour empêcher sa comparution et sans la campagne autour du double génocide, on en prenait pour une seconde affaire Elf. Bon, on a sauvé les meubles. Pourquoi ? Parce qu’on a su gérer médiatiquement et qu’on a fait confiance à personne ! – Je suis d’accord, je dis qu’il faut faire pareil, mais on couple l’ultragauche et les islamistes. On appelle ça l’alliance des ultras ou un truc comme ça. Avec les islamistes dans le tas, on fait tout passer. Il faut un coup comme Chrysanthème en 1993. Après avoir bien déblayé le terrain en martelant sur des cellules terroristes planquées dans les cités et en Algérie, la rafle des quatre-vingts islamistes avait plutôt bien fonctionné, non ? De gauche à droite, tout le monde a salué l’intervention de la police, on a pu quadriller les zones sensibles et justifier le soutien aux généraux en Algérie. – Tu oublies que c’est passé parce qu’on a tenu fermement la presse en 2000, quand les barbus ont tous obtenu un non-lieu et que le juge Le Loire a évoqué une construction de preuves pure et simple des services de police. – Hum… non, je n’oublie pas, c’est sûr. – Alors ne t’emballe pas. On ne fait rien sans être certain de bien tenir la communication. Follembray, 162

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c’était pareil. En 1994, c’est passé. On a médiatisé l’arrestation des fous d’Allah correctement. On les a installés dans un gymnase désaffecté, avec les caméras autour. Et comme au zoo, tous les soirs, on avait des images de barbus derrière des barbelés et des émissions sur l’explosion islamiste dans les cités. On avait bien bossé, on les a expulsés en urgence au Burkina et on a pu lancer un plan de contrôle d’identités massif dans les banlieues. Puis on a eu des fuites dans les services et on a laissé passer quelques bouquins et des articles franchement hostiles. Ça nous a coûté cher symboliquement. Les communautaristes et les gauchistes s’en sont saisi, ils font leur beurre là-dessus. Tous les systèmes ont des failles, Vincent, c’est comme ça qu’ils fonctionnent. Il ne faut jamais s’emporter. Jusqu’ici, tout va bien, ça fait cinquante ans qu’on arrive plus ou moins à repousser le chaos. Ça marche jamais exactement comme on l’avait prévu, mais, dans l’absolu, on est encore en place. Et comme tu dis, on est un peu au bord du gouffre. La défense de nos intérêts et de ceux de la France supporterait mal un coup raté en ces temps perturbés. – On ne fera pas le poids en cas d’insurrection généralisée. C’est toi qui me l’as appris. Rien ne sert d’attraper des poissons si on ne contrôle pas l’eau dans laquelle ils grandissent, si on ne peut pas gérer leur reproduction. – Alors peut-être qu’il faut insister sur le développement des groupes privés. Si on ne veut pas en venir à vider l’eau, il faut des harpons, des filets et

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du poison. Retiens ça, j’aimerais mourir avant de revoir un génocide. – Bon, je suis d’accord avec ça. On lance une campagne de recrutement massive de prête-mains dans toutes les officines, mais il faut s’assurer qu’on les contrôle précisément. Au Rwanda, les milices sont devenues ingérables et chacune bossait pour les intérêts de ses employeurs. Peut-être qu’il faudrait axer sur la constitution de groupes de défense de la République comme en 1968, un truc bien officiel, bien visible et bien hiérarchisé, histoire de maîtriser ces groupes et de montrer clairement à tout ce qui bouge combien on est déterminé à ne pas laisser l’anarchie s’installer. – On peut faire les deux. Dans tous les cas, le vrai danger, c’est que ça se transforme en grève générale illimitée. Des émeutes, on peut gérer tant qu’on disperse et qu’on divise. Le vrai problème, c’est la production, si les occupations continuent et s’étendent, il faudra vite se débrouiller pour remettre les gens au travail. L’économie… – … c’est le nerf de la guerre, je sais. – J’en parlerai avec le reste de la direction, et si l’on tombe d’accord, on pourra commencer à évoquer le sujet en prime time. J’inviterai quelques experts pour glisser l’idée d’une « réserve citoyenne de défense de la République » ou une connerie comme ça. On fera des débats avec des bons citoyens plutôt d’accord. Le gouvernement finira par concéder la mise en place d’une autorité de contrôle sur ces groupes et on bénéficiera déjà de l’effet d’annonce. 164

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– J’espère sincèrement que ça suffira. – Bon, maintenant, je suis vraiment fatigué. Tu dors ici ou je demande à ce qu’on te ramène à Levallois ? – Ça va aller, je vais rentrer, on en discute plus tard. Fais attention à ton cœur, papa, il faut que tu dormes plus, et le médecin a été clair sur l’alcool. Bon, on se voit bientôt. – C’est ça, bientôt. Les deux gros chats scrutent la sortie de Vincent Villemorte. Le spectre qui les avait rejoints suit le gendarme. Il monte avec lui dans le break métallisé qui le ramène jusqu’à son pavillon de grande banlieue. La chose l’accompagne jusque dans le lit conjugal et s’accroupit entre madame qui ronfle déjà depuis longtemps et monsieur Villemorte qui se couche en tremblant. Mais ce n’est pas le froid qui l’empêche de s’endormir. Quelque chose de nauséabond griffe sa conscience. Le commandant finit par plonger au bout d’une heure dans les profondeurs d’une nuit de terreur. Des visages dansent autour de lui. Il les reconnaît, ce sont tous les mêmes, seules leurs grimaces différent, comme les masques pourpres d’une comedia del arte infernale. C’est la figure de la gamine qu’il avait ravagée ce soir de novembre 2005. Il revoit la scène depuis le ciel. Pendant que des patrouilles ratissaient le secteur à la recherche d’émeutiers, il s’était écarté pour fumer à quelques pas du centre de liaison interunités. Il souriait en repensant aux jeunes flics qui s’étaient

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pris les couches pleines de merde. Villemorte ricanait. Jusqu’à ce qu’il remarque un manège étrange autour de lui. On s’approchait à pas feutrés. Lorsque la silhouette avait bondi sur lui, il l’avait tout de suite maîtrisée. Puis la folie et le stress l’avaient emporté. Il se revoit en songes serrer la clef de bras jusqu’à ce que l’os se brise. Il s’observe, fracassant le corps frêle contre un de ces blocs de béton qui ferment les entrées de la cité. Après l’avoir défigurée avec la crosse de son arme de service, à genoux sur le corps sans vie, il s’était calmé. Il avait fini par s’apercevoir, en essuyant le sang, qu’il avait dévasté une adolescente. Les masques qui tournent autour de lui ont tous le visage tuméfié de l’enfant. Il se revoit jeter le corps à la Seine. Pourtant, cette fois la forme ne disparaît pas dans l’eau. Elle flotte audessus comme si on ne pouvait la noyer. Elle prend progressivement la forme d’un grand poisson. Villemorte cherche à s’en saisir. Il faut finir le boulot. Il n’y arrive pas, le poisson est insaisissable, trop visqueux, lorsqu’il le touche, ses doigts se déchirent sur des écailles-rasoirs. Le poisson tourne autour de lui, l’eau s’épaissit et noircit. L’officier tourne tant qu’il en perd l’équilibre. Il va tomber. Il trébuche. Villemorte observe son corps plonger au ralenti dans le fleuve enragé. Il voit le liquide poisseux prendre la forme de membres humains, accrocher ses jambes, enserrer sa nuque, presser ses yeux. Il cherche en vain à attraper le grand poisson. L’eau le retient et l’étreint, elle le tire, lui arrache des morceaux et commence à le dévorer. Une horloge dégoulinante 166

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indique 19 : 36. L’heure où le peuple passe à table. Le gendarme se réveille suant et tremblant. La pendule pointe sur cinq heures du matin. Il sait qu’il ne dormira plus cette nuit. Il allume une Rothman et contemple la reproduction de Prémonition de la guerre civile, un tableau de Dali qui trône dans le living. Il a l’étrange impression qu’il ne dormira plus jamais.

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Assoa, Ali, Arthur ou Le serment des spectres À chaque fois qu’il retrouve la fille, elle l’emmène baiser dans des souterrains sordides. Il y a toujours un ou deux sales types qui regardent depuis une planque. C’est louche. Arthur se demande si cela fait partie du folklore de Pigalle, si ça excite la môme ou si ces hommes paient pour mater. Ça ne le gêne pas plus que ça, mais si elle palpe des tunes sur son dos, lui aurait bien besoin de blé. L’hiver est un mauvais cru. Il tente de finir son flash de rhum ambré, c’est dégueulasse, ça fait mal au bide dès le début et à la tête le lendemain, mais ça réchauffe les abords de Montmartre. Il avait rencontré la gosse après une garde-à-vue au commico du dix-huitième, il y a quelques mois. Les baqueux l’avaient pété en début de soirée place des Abbesses avec quelques soûlards. Le ton était monté très vite. Une avalanche de coups de triques lui avait rappelé les règles du savoir-vivre citoyen et de la tranquillité démocratique. Arthur s’était laissé menotter, il avait tout fait pour que les condés ne lui collent pas d’outrage. Généralement, ça ne suffit pas. Mais cette fois, il n’avait pris que quelques baffes en cellule de dégrisement et « tapage diurne ». C’était le plus important, une petite amende sans procès. Arthur avait déjà quatre

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loyers de retard et un découvert de presque 2 000 euros. Son RMI disparaît dans la bouffe et quelques sorties, il n’aurait pas pu gérer. Du coup, à sa sortie, vers minuit, il avait considéré que la soirée aurait pu finir plus mal. Et « tapage diurne », ça faisait une bonne blague à raconter. Mais les bleus et la plaie des menottes avaient ravivé des déchirures plus profondes. La haine était remontée dans sa gorge, aiguisée comme une angine noire. L’amertume l’avait emporté vers le pays des vengeances fantasmées. Ce monde flou où l’on peut, sans souci du lendemain, arracher les ongles de son maton, faire bouffer sa merde à son patron, dépecer son juge ou castrer son violeur. Il était retourné finir sa cuite avec les pochards du terre-plein central, avenue de Clichy. Personne d’accueillant. Alors il avait marché jusqu’à La Chapelle, les Afghans qui dorment sous le métro aérien ne sont jamais couchés à cette heure-là. C’est sur le pont qui toise la gare de l’Est qu’il avait rencontré cette fille. Elle attendait là. Arthur avait été troublé par son cul insolent et le fait qu’il n’avait jamais vu de filles tapiner à cet endroit. Il n’avait vraiment pas l’intention de faire le client. Et puis la rancœur le rongeait. Il avait préféré lui parler, longuement. Il avait expliqué à la gamine l’enchaînement des mépris et des insultes, des violences et des affronts qui l’avaient rendu aussi cynique. Presque tout prédestinait Arthur à n’être qu’un rouage de plus. Il est le fils unique et choyé d’une employée de bureau qui a tout fait pour lui 170

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« donner les chances » qu’elle n’avait pas eues. Son maigre salaire suffisait tout de même à les nourrir et à les habiller. Avec les aides de la municipalité, elle pouvait l’envoyer trois semaines par an en colo. Toujours à Grandville, toujours en juillet. En toutes choses, sa mère avait peur du changement. Elle louait un petit appartement dans une petite barre HLM isolée à Gennevilliers. Il y avait quelques livres à la maison, de l’amour et du temps pour lui. Du papier et des crayons pour dessiner. Il savait qu’elle avait largement galéré pour cette stabilité. Il était triste qu’elle se soit sacrifiée, mais lui avait depuis tout jeune cherché des lignes de fuite. À l’école, dans la rue, en colonie de vacances, il songeait qu’il n’était pas à plaindre et qu’au final il était privilégié par rapport aux autres gosses de la cité. Il s’identifia très tôt au petit peuple des banlieues et prit l’habitude de se ranger de ce côté chaque fois qu’une situation l’amenait à choisir. Il conservait le souvenir d’une soirée au poste de police, lorsqu’il avait huit ans. Sa mère avait volé un pyjama pour lui à Carouf, et la direction avait jugé nécessaire d’appeler la police. Sa mère avait été humiliée, des inconnus lui avaient fait la morale devant lui. Depuis, elle lui avait toujours défendu de voler et donnait tout pour qu’il fasse des études. Elle se privait pour que son fils « s’en sorte mieux » qu’elle. Arthur s’est rapidement essayé au petit vol de jouets, juste pour la venger. Du coup, il a aussi découvert l’humour des vigiles de supermarché. À l’école, quelques professeurs lui avaient ouvert

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des horizons. Il a bien saisi que le savoir est une arme. Il a aussi vite reconnu l’Éducation nationale comme un système de discipline, de sélection et de hiérarchisation. Comme d’autres gosses, il a vu, dans les habitudes incorporées de certains enseignants, qu’on préparait le tri des futurs ouvriers, des futurs chômeurs et des futurs cadres, que cela avait souvent un lien avec la couleur ou le niveau de langage des enfants, que ces trajectoires, par la suite largement imperturbables, prenaient souvent naissance dans les yeux des profs. Puis il y a eu l’opération zéro bruit, il était en CM2. La direction de l’école primaire avait décidé d’organiser une semaine de silence dans l’école. Dans la cour, dans les couloirs, toute la journée, les enfants devaient se taire. Il avait une instit plutôt sympa cette année-là, qui organisait des débats avec les élèves. Lorsque la nouvelle est parvenue, les enfants de sa classe ont décidé de protester. Avec le soutien de Marie-Claire, la maîtresse, la seule qui s’était opposée à l’opération silence en conseil d’école, sa classe avait rédigé une pétition pour arrêter le plan. Le directeur de l’école a craqué, à Marie-Claire il avait dit : « Les enfants n’ont pas le droit de dire non. » Elle lui avait rappelé les bases pédagogiques des instituts de formation des enseignants, ces principes exhortant les profs à faire réfléchir les enfants, à les amener à développer un regard critique et personnel, à s’« inscrire dans un projet privilégiant leur autonomisation ». Bref, elle avait vingt-sept ans et elle a vite compris 172

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que tous ces grands principes n’avaient pas pour but d’être mis en pratique. Comme cette méthode Freinet, dont l’inventeur, militant de l’émancipation des enfants par eux-mêmes, avait lui-même été viré de l’Éducation nationale. On enseignait maintenant ses techniques à l’IUFM, et chaque fois qu’elle avait tenté de les mettre en place, un inspecteur l’avait saquée. Pour la briser, le directeur la fit convoquer chez le médecin de l’Éducation nationale avec un rapport la désignant comme névrotique et dépressive. Arthur ne sait pas ce qu’elle est devenue par la suite, ils ont dû réussir à la virer, peut-être qu’ils l’ont vraiment rendue folle. Les parents avaient un peu protesté puis s’étaient rendus. Alors Arthur avait cassé les vitres de l’école. Le directeur, qui dormait dans l’établissement, l’avait vu et balancé aux flics. Il avait fallu une réunion des parents du quartier pour protester contre les méthodes du bonhomme. Arthur n’était donc pas encore pubère lorsqu’il a compris que celui qui plie face à l’autorité est le meilleur allié des bourreaux. Quelques indisciplines au collège ont achevé de lui faire découvrir l’équation des punitions et des vengeances. Si bien qu’au lycée il n’arrivait plus à se lever pour aller en cours. Il n’y croyait plus, il ne pouvait plus, il préférait jouer aux échecs, lire, traîner dehors, fumer et boire jusque tard le soir. Sa mère était fatiguée, il essayait de la ménager, mais il n’arrivait plus à régler son corps à l’heure des institutions et des normes. Il a commencé à traîner du côté de la Mandoline. Il y a vu ses potes contrôlés plusieurs fois par jour par les

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mêmes flics qui les tutoyaient, les insultaient, les provoquaient pour occuper leur journée et remplir leurs rapports. Il a vu le corps de M. Lespoir, licencié de chez Alsthom, s’envoler du quinzième balcon de la barre Voltaire, plonger vers l’asphalte et s’écraser devant l’entrée du marché. Il a commencé à scander son malheur sur seize mesures, à écrire toute la journée, à rapper toute la nuit. Désormais, au quartier, on l’appelait P38, et on avait l’habitude de dire « P38, il rappe bien, mais ses textes sont trop sombres. La France carbonise même ses blancs ! » Chaque soir, dans les halls de la tèce, il balançait ses diatribes avec d’autres évadés. Une fois sur trois, les flics venaient faire les cow-boys. Ils débarquaient, dégoulinant d’agressivité, frappaient et interpellaient. Alors, parfois, les mecs organisaient des guets-apens. Ces soirs-là, la scoliose d’Arthur disparaissait. Le premier jour du bac, cela faisait trois mois qu’il n’était pas allé au lycée, il ne s’était pas levé, ses potes en rigolent encore. Le lendemain, il y était allé sans avoir dormi et complètement défoncé. Le surlendemain, pour la philo, il aurait pu être à l’heure. C’était en 1999, son pote Assoa avait dormi chez lui, pour le motiver. Le centre d’examen était à Asnières Sud. Asnières n’est pas faite comme Gennevilliers, une ville essentiellement ouvrière. Asnières, c’est l’apartheid. Au nord, le lumpenproletariat, tout ce que compte la ville de super pauvres et d’ultra bannis. Asnières Sud accueille en revanche une grande bourgeoisie, même quelques aristos et pas mal de 174

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fachos. À cette époque, il y avait même encore cette « École d’anthroposophie », privée, qui tentait coûte que coûte de démontrer l’existence des races et la supériorité aryenne. Ce matin-là, Assoa et Arthur sont tombés sur cinq skins qui en sortaient. Assoa n’est pas très blanc, et en réalité ce sont les triplex, les matraques télescopiques et les poings américains des nazillons qui leur sont tombés dessus. Les deux se sont défendus jusqu’au bout. Ils ont fait deux et trois mois d’hôpital. L’un des fafs est resté paralysé. Quand il est sorti de l’hosto, Arthur a définitivement signé pour brûler la France, son école, ses grands principes et ses petites traditions, ses fonctionnaires consciencieux et ses fervents patriotes. Il en était à peu près là lorsque la fille l’avait interrompu. Après un long baiser, elle avait dit : – Écoute Arthur, je ne suis pas vraiment... – Pas vraiment quoi ? Une pute ? Tant mieux, ça m’ennuyait pour toi, et puis j’suis pas du genre à payer. – Tu ne comprends pas, ce n’est pas important. Viens avec moi, tu es dégoûté de tout, ça me plait, nous avons besoin l’un de l’autre. – Tu ne m’as rien dit de toi. – Je ne peux rien dire, tu n’entends pas, tu n’en es pas capable. Allons baiser, je suis sûre que tu fais ça beaucoup mieux que tu écoutes. Elle l’avait emmené sur les rails, entre deux trains en réparation. Une fois ému, le gentleman s’était rapidement endormi contre sa muse. Il était resté

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le cul par terre et le froc baissé. Lorsqu’il avait rouvert les yeux, elle avait disparu. Arthur avait revu la fille quatre ou cinq fois, dans des lieux toujours glauques. Elle était la seule à le comprendre lorsque la haine lui remontait dans la gorge comme de l’acide. Il aimerait bien la voir ce soir. Les bras frêles de cette môme sont plus tendres que les bouteilles de crèveclodo. S’il laisse monter sa rage, peut-être qu’elle reviendra. Reste à laisser macérer la tristesse. Le terre-plein central de l’avenue de Clichy devrait faire l’affaire. Il y a quelques années, le maire a fait installer des bancs et des parterres de fleurs. Ça fait partie de la rénovation urbaine, Paris doit devenir une mégalopole, les pauvres doivent reculer, le dixhuitième se transformer en autoroute à touristes. Alors on tente par tous les moyens d’en virer les crevards qui y dérivent depuis presque deux cents ans. Et de le remplacer par un mythe marchand, une vitrine froide et stérile, un cirque automate où la marionnette d’Amélie Poulain s’enfourne des sex toys bios et durables. Mais l’histoire est rusée, et sur l’avenue de Clichy les gueux squattent tout simplement la messe en insultant les meutes de touristes encorsetés que dégueule le Moulin Rouge. Le banc n’est pas encore réchauffé qu’un boiteux s’arrête devant Arthur, penché sur son oinj. – Wesh, P38, y’a moyen de tiser ? Arthur redresse la tête, un peu torché. – Oh putain ! Assoa, merde, c’est vrai, t’es revenu ! Viens-là, gros, embrasse la famille ! Ça fait plaisir, 176

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j’te jure ! – Salut, vieux… Ah, laisse tomber, ça fait plaisir d’te voir... Tu traînes toujours aux mêmes endroits... Ah... c’était un truc de fou, là-bas, ça fait un mois qu’j’suis rentré. J’suis passé au quartier, on m’a dit qu’t’étais maqué, ou j’sais pas quoi, qu’on t’voyait plus trop. T’as une meuf, salopard ? – Non… t’es fou. Juste des histoires, comme d’hab. Assis-toi et, tiens, bois. Merde, mon frère, c’est Nordin, le vieux du Balzac, qui m’a dit que ta jambe avait pris cher, qu’est-ce qui s’est passé ? Et t’as réussi à quitter l’armée comme ça, finalement, ça me fait plaisir, j’te jure. Ta mère, j’te l’ai dit depuis le début, elle est folle de t’avoir obligé… – Ben… franchement, mon frère, c’est encore pire que ce qu’on imaginait. C’est l’horreur, là-bas. - Sans blague... - Les Français veulent pas se barrer, la vérité, ils contrôlent toute l’économie. Et les gens sont pris entre l’armée et les milices des deux gouvernements français et ivoiriens. Des deux côtés, c’est des oufs. Et le peuple est au milieu. En plus, avec leur connerie d’ivoirité, ils ont fait comme ici ! Y’a des ethnies qu’ont des droits et les autres peuvent crever. Eh, j’te jure, y a des Noirs là-bas, c’est comme les nazis d’ici, ils te sortent des trucs comme quoi telle ethnie c’est des sous-races, y’aurait les « Ivoiriens de souche » et les faux… Et attends, les militaires français, enfin, les blancs, mes collègues quoi, ils me parlaient comme si j’étais un peu, par nature tu vois, de l’autre côté, du côté de l’ennemi…

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Alors qu’ils nous filaient, à nous, aux Noirs, toutes les saloperies d’affaires civilo-militaires, aller faire tampon avec les autres nègres. Mais eux, les négros de là-bas, ils en veulent encore plus aux nègres de l’armée française. J’ai failli me faire buter plusieurs fois. Bref, j’ai pris une balle dans le genou mais si ça se trouve, c’est un de nos snipers qui me l’a mise. Imagine, il s’est dit « un Noir, c’est bon, je tire ! ». C’est un truc de fou, la plupart du temps, tu sais même pas quand tu butes quelqu’un, mon frère. – T’as tué des gens ? – Mais tu plaisantes ou quoi, bien sûr que j’ai tué des gens ! Le problème, c’est que j’sais pas combien. Y’a un truc qui marche plus en moi ! À un moment, j’ai cru que j’allais pas revenir, j’ai failli rester fou… Ils m’ont fait ramasser des têtes coupées, mec ! Le lendemain, j’parlais aux poules et j’ai couru après l’officier avec une pelle… – Sérieux ?! –… – Et qui coupait des têtes ? – J’sais même pas, j’croyais plus rien de c’qu’on me racontait, à la fin. En fait, ils m’ont renvoyé pour troubles émotionnels, du coup ma daronne a dû accepter. Elle a compris, j’te jure. Elle a tchippé et elle m’a dit : « J’te préfère délinquant que fou ou mort. » Après, elle a dit : « Hé là, toi, maintenant tu vas trouver du travail, sinon c’est moi qui vais te casser l’autre jambe ! » – Ah, trop marrant, tant mieux si elle s’est calmée avec toi… Tu la salueras de ma part. Putain, 178

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ils t’ont envoyé en Côte-d’Ivoire, dans ton pays, les bâtards… Te faire tirer sur d’autres Noirs… Et ta jambe, ça va se remettre ? – Non. Vas-y, viens, on change de sujet. Excuse-moi, mais faut qu’j’passe à autre chose. Comment ça va, toi ? – Ouais. Ben… comme d’hab, RSA, galère, le quartier, picole… tout ça. J’traîne moins dans le hall, y a des petits qu’ont commencé à prendre notre place. Putain, ça fait trois ans qu’t’es parti mec. Il s’est passé des trucs, quand même… – J’ai croisé Awa, la sœur d’Adama, la journaliste, elle m’a dit qu’il allait bien, qu’il était toujours à Dakar, qu’il comptait pas revenir… – Ah ouais, Awa… Franchement, j’ai plus rien à lui dire. – Ouais, peut-être, j’sais qu’elle patauge à la télé… mais elle est gentille, j’sais pas pourquoi, j’ai confiance en elle. – Adama, j’l’ai appelé deux fois. Il m’a raconté la vie au Sénégal, même lui il parle plus trop avec elle. J’crois qu’il déprimait un peu, au début, mais maintenant ça va. Il paraît que ça chauffe là-bas... – Moi, j’vais t’dire la vérité, P38, j’ai plus rien à perdre. C’est des fous, ils m’ont appris trop de trucs, j’suis un warrior maintenant, sauf qu’ils m’ont rendu dingue. Déjà avant j’avais la haine mais depuis j’ai la technique en plus. Moi, j’te dis… s’ils veulent la guerre, maintenant je sais faire. Un troisième humain s’arrête à côté d’Arthur et

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Assoa. « C’est possible de s’asseoir, les jeunes ? – Bien sûr tonton, pose-toi. Bois un coup... Comment tu t’appelles ? – Ali. – Salut, moi c’est P38... enfin, Arthur, et lui c’est Assoa. Tiens, bois, bois un coup si tu veux, tranquille. Tu galères sur le boulevard, comme tout le monde ? – … Ouais. – T’es d’où ? – Gabon. – T’as le visa ? – Non, c’est la merde. Ils me font la misère. On est traqués tout le temps… – Et ça va, tu sais où dormir, cousin ? – Heu… non, pas vraiment. Le patron me donne plus assez pour payer l’hôtel. Demain, je vais chercher quelque chose, et le chantier est bientôt terminé, je crois. – Ah ouais, tu fais du chantier… – Comme tous les blédards. – Heu... y’a aussi nettoyage… – Ah ouais. Et pour les Noirs qu’ont les papiers, tu sais, c’est vigile ou grand frère ou … médiateur. Assoa, il a fait ça cinq ans avant de craquer… Et puis il est revenu dans la truanderie. Finalement, c’est sa mère qui lui a imposé l’armée… C’est elle qui l’a truandé, ha, ha... – Chantier de quoi ? – Si je te dis, tu vas savoir que ce pays est fou… 180

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– Vas-y, on sait, t’inquiète, ici ils emploient les sans-paps pour tous les trucs les plus durs et les moins payés, même des trucs officiels. Il suffit de faire sous-traiter. Pour construire le stade de France, pour nettoyer le métro, un jour ils vont en embaucher pour expulser d’autres sans-paps ! – Ben... Je travaille sur l’extension du Mesnil-Amelot, le centre de rétention... – Non… sérieux ?! Putain, Assoa, t’entends ça ? – Ouais, c’est vraiment un truc de fou. Les chiens... ils lui font construire sa propre prison… – Y’a des balles qui se perdent… – Non, il ne faut pas parler comme ça, mon frère. Mais j’en ai marre, c’est vrai, je dois me cacher tout le temps. Toujours faire attention à éviter les policiers… Y a deux ans, on occupait la Bourse du travail à République, enfin l’annexe rue Charlot, et c’est la CGT qui nous a expulsés… – T’es sérieux ? – On occupait un bâtiment de la CGT pour protester parce que leur syndicat, il monopolisait les régularisations avec la préfecture. Ils faisaient du cas par cas alors que nous on se battait pour la régularisation massive. Enfin, c’est ce que je croyais, je me suis fait avoir de tous les côtés. Mais en tout cas, eux, ils nous empêchaient. La préfecture avait dit « on ne traite qu’avec la CGT ». Alors nous, on a occupé un des locaux de la CGT avec d’autres camarades sans papiers. À Paris, ils en ont plein, des locaux. On était bien sept cents, avec les femmes et les bébés, et ça a duré un an.

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– Et ils vous ont expulsés ? – Oui, un matin, très tôt, ils ont envoyé leur service d’ordre. Des gros bras masqués, avec des barres et des lacrymaux, ils ont tapé et gazé. C’était illégal, mais ils ont quand même reçu l’aide des flics, qui ont fait pareil. Des coups et du gaz. J’ai l’habitude, maintenant. – J’te l’dis, P38, faut défoncer les chefs, tous les chefs. - Ouai ouai... Moi j’vais plutôt apprendre à nager, juste au cas où... Tout le monde fait semblant, mais octobre 1961, c’est ça qui nous pend au nez... Ali sort un sac de dattes et en lance une vers le banc vide, en face d’eux. Arthur le regarde un moment avant de charrier. – Ça va, mon frère ? Pourquoi tu jettes des dattes par terre ? – Laisse-le, toi, s’il veut jeter des trucs aux pigeons. T’as jamais aimé les animaux, t’es un sans coeur ! – Mais y a pas de pigeons, là... Wesh Ali, t’es bourré ou quoi ? – Non, ce sont vos yeux qui vous mentent, mais il y a d’autres choses, d’autres réalités. » Silence. Arthur et Assoa se regardent en souriant, moqueurs. « Hé, mais c’est toi le Dr Ali, sur les prospectus, celui qui guérit de tout, fait revenir l’être aimé en rampant, célèbre sorcier marabout très professionnel ! – Ha, ha, hé mon pote, c’est quoi ces réalités qu’on voit pas ? Des filtres ? Allez, dis, j’te parie qu’c’est les 182

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Illuminati ?!... – Comme par hasard… » Les gars se marrent, Ali sourit. Il reprend après quelques secondes de silence. « Bon, alors écoutez. Vous sentez, c’est calme depuis cinq minutes ? – Mouais... C’est la nuit, quoi. – C’est trois muses qui s’embrassent. La rue, la nuit et l’ivresse, lorsqu’elles se croisent, quand elles prennent la forme d’une hélice, comme un brin d’ADN, vous voyez, alors, à ce moment seulement on peut voir les fantômes. – … ? – Ils sont trois, comme nous, sur le banc d’en face. – Ah ouais, et donc tu leur lances des dattes ? Arthur claque de rire. – Non, t’es sérieux, mec ? Tu vois des fantômes sur le banc d’en face ? – Oui, mais il faut aussi savoir décaler le regard, il faut troubler sa perspective, déplacer légèrement la focale. Tous les chamanes font ça, les marabouts aussi. Et ce soir, c’est spécial, trois muses s’embrassent ici, sur un lieu de puissance. – Un lieu de puissance, Barbès - place Clichy ? Ho, négro, t’es trop fort, t’as raison, c’est un lieu de puissance ici ! – Écoute, le jeune ! Les lieux de puissance, c’est pas des endroits, c’est plutôt des moments où les forces se rencontrent. Ici et maintenant se croisent les chemins du guerrier, du mage et de la sorcière. Et les trois spectres sont venus contempler ça.

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– Bon, mais c’est nous qu’ils regardent ? – Oui, c’est nous, c’est notre rencontre qui crée un lieu de puissance. Vous deux et moi, nous faisons se croiser les chemins du guerrier, du mage et de la sorcière. – Ha, ha, putain. Et c’est qui la sorcière, c’est P38 ?! – Ta gueule, toi, moi j’suis le super guerrier. – Vous êtes trop ivres... C’est pas nous. C’est les noms des grandes forces chaotiques, les trois chemins de rupture, les trois grandes failles de notre ère. Chacune d’elle circule entre nous, mais c’est notre rencontre qui fait un lieu de puissance. Vous comprenez ? C’est la rencontre des armes, des magies et des monstres. – Hum… En vrai… bof. Et les dattes, c’est pour quoi alors ? – Juste pour partager avec eux. – Putain, les poètes de rue... – Ils disent de faire attention, ils disent que la force n’a jamais été si fragile, le chaos est devenu déterminant. Il va se passer quelque chose mes amis. – C’est clair, y a Assoa qui va vomir ! – Ah, enfoiré... Ali, tu es marrant, c’est vrai, tu es un poète, j’aime bien t’écouter, j’entends ce que tu dis même si j’ai trop bu. Mais tu prends d’la drogue, mec ?... – Moi j’comprends rien à tes métaphores… – C’est pas des métaphores, les spectres existent, mais ils n’ont pas des draps blancs. Ce ne sont pas des revenants. Ce sont des forces inassouvies, des puissances échappées de l’histoire et que rien 184

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n’a réduites. Ce sont des énergies que personne n’a domptées, que rien n’a pu saisir ou éteindre. C’est ce qui reste des enragements quand les charniers sont recouverts. – Mais toi tu vois des mecs sur le banc en face, c’est ça ? – Oui, parce que je regarde avec mes entrailles. Rappelez-vous de ça : les trois chemins se réunissent pour libérer les forces. Il faut être à la hauteur. C’est ça le serment des spectres, ha, ha...» Une caisse de flics serre à droite et s’arrête en dérapant. Deux golgoths en sortent et accourent. Ils ont toute la panoplie. La délicatesse de l’inspecteur Harry et la déontologie du policier Hiblot. Le flair de l’inspecteur Gadget et la souplesse du commissaire Moulin. La subtilité de l’inspecteur Tahar, le charme de Derrick et l’haleine de rintintin. « On bouge pas, on sort ses papiers et on ferme sa gueule. Qu’est-ce que c’est, ça, du shit, les bougnoules ? Ben c’est original, dites donc. Allez, magnez-vous ! » Le plus grand des deux condés pose doucement sa main sur la poitrine d’Assoa, près du cœur. « Alors, Blanche-Neige, qu’est-ce qui te fait peur comme ça ? Michel ! Approche, ces messieurs n’ont pas l’air d’apprécier qu’on fasse notre travail ! » Arthur n’a pas vu que le dernier flic approchait avec son flash-ball. Il écrase alors un lourd front-kick dans le plus gras des deux poulets. Assoa explose un chassé dans le plus grand, qui plie comme une

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merde. « Vas-y, cours négro, cours ! » crie Assoa à Ali. Ali s’enfuit à toutes jambes en sens opposé. Le troisième flic pointe son arme sur Arthur et Assoa, boiteux, qui détalent dans l’autre sens. Il hésite et finalement se tourne vers Ali, vise et tire. La balle de plastique passe à un mètre de la tête d’Ali et fracasse plus loins, une Hollandaise cocaïnée qui sortait titubante de la Loco. La blonde s’étale en arrière sur le bitume, les bras ouverts en croix sous le ciel étoilé. Les touristes s’attroupent, certains hurlent. Les flics s’empressent de remonter dans leur caisse et s’enfuient à leur tour. Un ivrogne rigole doucement, la vinasse coule sur sa barbe grise. Les fantômes montent dans la voiture des flics et s’installent sur la banquette arrière. Le soleil va bientôt se lever sur le périphérique. Assoa et Arthur attrapent un bus de nuit, le N15, celui qui s’arrête à Gennevilliers. À l’intérieur, il y a Nordin Shahid. Les jeunes le saluent, il est tard, tout le monde est claqué. Ils vont s’asseoir au fond avec d’autres carcasses. Lorsque les contrôleurs et les civils sont montés, ils ont demandé les tickets puis les papiers, Arthur a rigolé, Assoa s’est levé. Il était prêt à les défoncer, mais l’union spontanée des voyageurs a suffi pour les faire fuir. Arrivés à la Mandoline, Assoa et Arthur raccompagnent Nordin Shahid jusqu’à son bâtiment. Ils sont fiers d’avoir résisté collectivement au contrôle, ils sont contents de partager un bout de passé commun, une trace de 186

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territoire, une condition, une résistance. « Salut Nordin, dors bien, bois un peu d’eau avant d’aller te coucher... Et sinon, comment va Houria, on ne la voit plus beaucoup descendre en ce moment ? Salue-la de notre part, c’est un peu notre grandmère à tous. – Ça marche, elle va bien, mais elle est vieille. Merci, les jeunes, bonne nuit, faites gaffe en rentrant. » Assoa va dormir chez Arthur, qui loue un petit appartement dans une des tours des Agnelles, un quartier du centre de Gennevilliers. Ils fument un dernier joint au balcon en regardant Paris et la banlieue s’éclairer. « Et là, devant l’hôtel Ivoire, comme des Yankees, ils nous ont fait tirer dans la foule. L’état-major a reconnu que quelques morts, mais j’te jure, on a fait tomber au moins cinquante personnes... – Putain... Tiens. – Wesh, tu fais toujours tourner les ton-cars ?... au moins, y’a des trucs qui changent pas... Sinon... t’as des nouvelles de Hicham ? – Il est au D2. Il est tombé avec trois mecs d’Aulnay. C’est une histoire de dingues. – Non... Il a pris pour longtemps ? – Franchement, j’sais pas. C’est des fous, les mecs, ils sont partis dans le Sud à, Argelès, avec une Mégane et des blousons noirs. Ils se mettaient des brassards orange avec marqué Police dessus et ils se faisaient passer pour des mecs de la BAC. Ils ont foutu grave le bordel, il paraît. Ils choppaient des mecs à la sortie des cités, ils les fouillaient et ils leur grattaient tout,

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comme des keufs. Ça marchait grave, mon frère. Ils se sont mis bien pendant un mois. Et un jour, ils défoncent un gars, ils trouvent grave de cock, un glock et... une carte de flic. Ils s’sont faits péter par le reste de son équipe. – Non... Trop marrante celle-là... – Ouais... c’est clair. Enfin, il a pris cher l’humain… Putain, d’ailleurs j’espère qu’il s’en est sorti, notre chamane sans-papiers… – Moi aussi. J’te jure, j’espère que tout va péter. Il est marrant, ce Ali avec ses histoires de chaos qui revient… C’est joli, mais le chaos, c’est quand qu’il est parti ? Y’en a marre sérieux... Là-bas, y’a un négro qui m’a parlé des Black Panthers et des anti-impérialistes noirs. Thomas Sankara, tu connais ? Les Français l’ont buté parce qu’il menait la révolution au Burkina. Sur internet j’ai maté tous ses discours. Lui aussi c’était un militaire mais il a choisi d’utiliser les armes pour libérer l’Afrique et pour l’égalité réelle. C’est un peu notre Che Guevara... Du coup, je lis d’autres trucs maintenant, même ma mère y croit pas. – J’avoue, elle a dû être choquée la première fois qu’elle t’as vu avec un livre... Et sinon, t’es rentré quand, en fait ? – Ça fait une semaine. J’suis passé trois fois à la Mandoline, mais t’étais jamais là. Alors j’rentrais dormir chez ma daronne. D’ailleurs, à chaque fois, j’ai croisé une meuf qui traîne dans le quartier le soir. Une écorchée un peu… – Ah... ouais, ça doit être V. J’l’ai jamais vue, en fait, 188

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tout le monde parle d’elle, mais j’la connais pas. – Elle est chelou, j’te jure. Elle parle pas beaucoup, mais c’est un peu comme Ali, quand il tripait sur les fantômes. Elle fait des images. C’est étrange. À chaque fois que je l’ai vue, j’étais tout seul, c’est comme si elle savait me trouver, comme si elle pouvait renifler quand j’ai la rage. – Putain, j’ai la même impression avec une meuf que j’vois des fois sur Paname. – Ah oui… Ben moi, j’ai pas arrêté de lui parler, comme si ça me délivrait. Je lui ai expliqué tout ce que j’ai appris à l’armée, la manière dont mon corps fonctionne, dont il se transforme selon ce que je fais, comment et pourquoi je l’ai fait. Je lui ai raconté les tactiques de combat des Français et les cauchemars des soldats, les insultes qu’emploient les torturés et le langage technique du contrôle des foules. C’est comme si elle avait tout absorbé. – Moi, j’ai pas tellement ce genre de relations avec la mienne. C’est plus… torride, quoi. Mais quand on parle, je lui raconte ce qui me dégoûte. On dirait qu’elle boit mes mots. » Arthur imite l’accent d’Ali : « C’est l’alliance de la rage et de la tendresse qui te montrent d’autres voies. La fille n’est qu’un chemin, petit scarabée ! » Les gars se marrent une dernière fois. Le soleil et les oiseaux les envoient se coucher. Ils se lèvent dans l’après-midi et passent à la Mandoline.

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Assoa et Arthur contournaient le parking pour venir saluer les vieux quand ils ont vu Nordin se faire arrêter et emporter. Ils ne sont pas arrivés à temps. Quand le fourgon a fui, ils n’ont eu que le temps de balancer les cailloux qui galéraient là. Les mouches aussi feront toujours semblant, mais elles connaissent parfaitement la dérivée des chasses à l’homme, celle qui résout l’équation des incendies. Les chasses à l’homme finissent toujours de la même manière. Lorsque les bêtes traquées se croisent, s’arrêtent et se reconnaissent. À ces moments, depuis ces lieux de puissance, elles se tournent parfois vers le chasseur. C’est pour cette raison que la traque à l’humain est le jeu le plus dangereux, et la dérivée des chasses à l’homme un axe de rupture. Mais ce soir, Arthur et Assoa ont décidé de ne plus jouer. À terre traîne une paire de ciseaux rouillés. Arthur la récupère et la range dans sa poche. Il regarde Assoa pendant quelques longues secondes. « Le moment est venu de couper les fils de quelques marionnettes. » Boulevard de Clichy, les condés qui ont couché la Hollandaise ont démarré à toute vitesse, en détalant, ils ont manqué de renverser trois passants et, comme des porcs, ont tourné en sens inverse dans la rue de Caulaincourt. Ils ont tout fait pour éviter le trente-cinq tonnes qui dévalait. Dans le bon sens, lui. Les fantômes ricanent. La voiture dérape et part 190

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en tonneau sur le bord du pont, elle défonce la rambarde et décolle. Vrille en chute libre par-dessus le pont. Juste dessous, il y a le cimetière de Montmartre. La caisse et ses six occupants s’écrasent sur un caveau familial dans un fracas assourdissant de métal et de pierre. Le caveau, c’est celui de la famille Villemorte. La plaque de marbre n’a pas résisté. La moitié sur laquelle était écrit « Famille Ville » s’est détachée. Les spectres regardent leur œuvre, assez émus. Une caisse de flics pliée, à la verticale, sur un caveau de techniciens de l’oppression. La sculpture est signée. « Morte ». C’est un memento mori. Les fantômes sont d’anciens communards. Ils se marrent un bon coup et filent vers Gennevilliers. De son côté, Ali a couru jusqu’à Saint-Lazare. Il s’est planqué dans un bar, a bu un café et s’est lavé la figure. Puis il a attrapé le premier métro pour aller directement au Mesnil-Amelot. Sur le long chemin qui mène au chantier, il se demande ce qu’il va faire si le boulot s’arrête. C’est jour de paie, il verra bien. Lorsqu’il arrive sur le chantier, il comprend que la situation est trouble. Les ouvriers français ne sont pas là. Il n’y a là que les trois autres sans-papiers qui bossent avec lui. Le chef leur explique que le chantier se termine et que la boîte n’a plus besoin d’eux. Il ne peut pas payer maintenant, le comptable n’est pas là. Il leur dit de revenir en fin de journée. Ali traîne toute la journée dans les parages. Sur le banc d’un arrêt de bus, sous un grand

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platane, il regarde le vent balayer la zone industrielle. Il repense à la rencontre de cette nuit, au serment des spectres. Lui aussi doit être à la hauteur, savoir nourrir et conduire sa rage, libérer sa bête. Un bus passe, une fille seule en descend. Elle le regarde puis s’assoit près de lui. Après un moment, elle chuchote. « Je viens du centre de rétention administrative, juste à côté, j’allais voir des proches. Ils viennent de se lever, eux aussi... Tu sais que c’est la fin ? Les bus ne passeront plus. – Oui, mais je dois rester ici. J’attends qu’on se débarrasse de moi. – Tu vas devoir prendre une autre route, alors ? Mais il est tard. – Tu sais, je connais bien mon chemin, il est pavé de misère, mais c’est le mien. – Nous avons du temps, tu veux bien me raconter ? – … Eh bien... oui, mais ce n’est pas joli, demoiselle... Je viens du Gabon, je m’appelle Ali Ngumi. Ça va faire dix ans que je vis et que je travaille en France. Je suis venu pour ça. On a tenté de m’en détourner en m’expulsant, mais je suis revenu. J’ai failli devenir fou, mais je suis revenu. Je transforme ma rage en volonté, et je reviens. C’est ma mère qui m’a enseigné ça. – Tu as le regard froid... – Lorsque je suis revenu, par le Maroc, après avoir failli mourir dix fois dans le désert, nous avons pris une barque pour traverser la mer. C’était prévu pour six et on était douze. On allait couler. L’homme à 192

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côté de moi a attrapé une vieille, une grosse, et il l’a poussée à l’eau. Personne n’a rien dit. Elle essayait de s’accrocher à la barque pour remonter, pour pas mourir. Moi, j’ai décroché ses doigts en frappant dessus et lui il a appuyé sur sa tête, trois fois, avant qu’elle disparaisse... J’ai participé à tout ça... J’étais obligé, c’était elle ou nous tous... Tu vois, personne ne peut comprendre la vie d’un clandestin. Depuis, je prends des médicaments tous les matins. Ça m’évite de me pendre ou de tuer quelqu’un... Et je travaille aussi, ça m’évite de penser. En arrivant en France, la première fois, j’ai bossé dans le désamiantage, j’avais même un CDI et personne ne m’avait jamais dit que c’était dangereux. Alors j’ai choisi une autre route. J’ai fait une demande de régularisation, c’était il y a cinq ans. Ils m’ont convoqué, j’ai apporté tout ce qu’ils demandaient. Ils ont gardé mon passeport, le visa allait expirer, puis j’ai été convoqué par le service d’éloignement. J’ai compris, je n’y suis pas allé. Le patron, c’était un voleur, il nous payait pas tout le temps ou que la moitié, il nous mettait en congé sans solde. Un jour, il m’a même proposé de me loger dans un lit placard et de me nourrir en échange de mon travail, sans me payer... Esclave, quoi... Alors j’ai été voir les sans-papiers en lutte dans le huitième, j’ai fait la carte de gréviste avec eux. J’étais tout seul à être en grève dans ma boîte. Mais j’espérais une régularisation massive. Puis, un matin, la police m’a attrapé à Gare du Nord. J’ai été enfermé et expulsé. Mais je suis revenu. Ha, ha, encore ! Je sais qu’il faut

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lutter, toujours, mais des fois j’ai envie de voir la fin tout de suite, tu sais. Maintenant, je n’ai plus rien à perdre, je vais être ingérable. Je veux rester, je veux vivre, rien ne m’en empêchera. On peut m’expulser de partout, je reviendrai, qu’on me frappe et je mordrai, qu’on me tue et je hanterai les lieux… Tu as déjà vu des fantômes, jeune fille ? – En tout cas, tu n’en es pas un. – Non, malheureusement, je ne suis fait que de sang et de sueur… J’ai aimé parler avec toi, tu n’es pas comme les autres, mais maintenant je dois partir. Les chemins sont joueurs, peut-être que nous nous reverrons. - A bientôt Ali. Je prends un peu de ta volonté, merci. » Comme prévu, Ali retourne vers dix-huit heures au chantier. Il y retrouve les autres ouvriers. Le chef les fait attendre deux bonnes heures puis disparaît. Soudain débarquent trois cars de CRS. Les robocops se jettent sur eux et les encerclent. Ils demandent les papiers pour la forme mais ne se forcent pas pour faire semblant. Ils ont été appelés pour ça, tout le monde le sait. Les condés menottent et embarquent Ali et les trois autres ouvriers dans la même camionnette. « Ne vous inquiétez pas, on ne va pas loin », leur avait dit l’un des policiers. Effectivement, ils ont tourné au bout du chemin, direction le CRA principal. La camionnette pile net à l’entrée. Le choc propulse 194

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Ali vers l’avant, qui s’explose l’arcade. Malgré les menottes, il tente de se relever et regarde par la fenêtre du véhicule. Le Centre de rétention est en feu, des hommes courent sur le toit.

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Lias Sail ou Ce qu’on ne peut tuer Lias ouvre la dernière trappe, celle qui donne sur le toit de la tour. Un vent puissant emporte sa clope et le fait reculer de quelques pas. Cela faisait peutêtre deux ans qu’il n’était pas remonté là. L’opération a parfaitement fonctionné, maintenant il veut voir la capitale éteinte se rallumer. Les flics ne se pointeront sûrement pas à cet endroit, et depuis la rambarde du toit on domine tout le nord de Paris. Au nord-ouest, plusieurs colonnes de fumée le rassurent. Le jeu de lumières se combine plutôt bien. Paris soumis à la nuit, que seuls les feux des invisibles inondent. La lumière est parfaite. Il installe le pied, la caméra et le micro. Après avoir réglé la balance et l’image sur l’horizon, il commence à enregistrer. « Pour que l’ère des artificiers touche à sa fin, je vais tenter de me raconter. Moins pour l’histoire que pour parler à ceux qui suivront. Ce que vous voyez, c’est Paris, filmé de la tour Magma. Depuis quelques jours, les travailleurs des transports et de l’industrie, les enseignants et les éboueurs, les caissières et les étudiants sont en grève. Même dans les prisons pour mineurs, ça brûle. Je travaille dans l’électricité et nous avons voté avant-hier la grève générale. Et ce soir, quelqu’un ou quelque chose a plongé la Ville lumière dans la pénombre. Seuls restent éclairés les logements du peuple, et, comme

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vous le voyez au loin, certains se réapproprient déjà les moyens d’illuminer la rue. Là-bas..., là où vous voyez ces trois débuts d’incendie, ce doit être Gennevilliers. En fin d’après-midi, Nordin Shahid, un habitant du quartier de la Mandoline, a été assassiné par la police. C’est le huitième à Paris depuis le début du printemps, c’est une cérémonie d’adieu. C’est assez beau, il y a beaucoup de vent ce soir. Et nous sommes quelques-uns à songer que l’heure est venue de terminer certaines histoires. C’est un bon endroit pour tenter d’expliquer ce qui m’a amené à agir. Je suis Lias Sail, c’est le nom que m’ont transmis mes parents, mais je ne suis qu’une erreur anonyme, un point de surchauffe parmi ces multitudes qui n’ont plus rien à perdre... Réminiscence improbable de ceux que l’État ne peut tuer parce qu’ils sont déjà morts. Je suis la chose aigrie, la créature endurcie qu’ont alimenté les printemps noirs de Kabylie. Ah... regardez, là, un autre incendie, dans le sud, cette fois. Je ne sais pas où, vers Le Mesnil-Amelot, peutêtre. Enfin, reprenons. Par le début, peut-être. J’ai vu le jour dans un village de haute Kabylie, en avril 1980, dans la commune d’Ath Mahmoud, à Beni Douala, wilaya de Tizi Ouzou. Un de ces petits hameaux sans âge d’où sont sorties les histoires de Mouloud Feraoun. Cette terre de colère et d’entraide était déchirée par de nouveaux Molosses. Le printemps avait fait éclore le mouvement culturel berbère et la contestation de la dictature commençait à résonner dans toute la Kabylie. Il y avait des 198

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manifestations, des grèves et des affrontements à Alger et dans le reste du pays. Un orage de provocations policières s’est abattu sur le peuple. En cette fin d’avril ensoleillé, l’État a envoyé sa police et son armée à l’assaut de l’hôpital, des entreprises en grève et de la résidence universitaire de Tizi. Ils ont testé leur nouveau matériel antiémeute sur la jeunesse insoumise. Mon père était étudiant en psychologie, la répression l’a achevé en plein sommeil. Comme on brûlerait un chien qui rêve. Ils ont brisé son crâne à coups de trique. Il y a eu beaucoup d’autres morts, des dizaines de blessés et des centaines d’arrestations. Alors sont venues les émeutes, la rage a coulé des montagnes vers les plaines, des plaines vers les villes, des bidonvilles vers les centre-ville. Et le pouvoir a vacillé, sa statue de plomb a tremblé. Pour ceux du village, j’étais l’enfant du printemps berbère, le fils des colères. On m’a transmis tout ce que le temps avait accumulé d’engagements et de connaissances. Les vieilles disaient qu’autour de ma couche, lorsque j’étais bébé, des esprits, fantômes des martyrs des hauts plateaux, avaient fait un serment. On a investi énormément en moi, j’ai été éduqué comme on projette une revanche, comme un grand souffle d’espoir. Mais je n’ai compris le sens de toutes ces légendes qu’en octobre, lorsque les Molosses sont revenus. Il y avait eu les explosions d’Oran en 1984, puis celles de Sétif en 1986. Depuis le mois de septembre 1988, la grande grève de Rouiba annonçait

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les séditions. L’État n’arrivait plus à gérer la famine qu’il organisait et la plèbe savait que les réserves étaient pleines. À Alger d’abord puis dans d’autres grandes villes, à Tizi notamment, de jeunes manifestants sont descendus dans la rue pour protester contre la pénurie des ressources de première nécessité. Octobre, toujours octobre. Ils ont attaqué les locaux du FLN, les édifices publics, les magasins de l’État. Le président a décrété l’état de siège, il a envoyé l’armée redresser le cheptel humain. La manifestation du 7 octobre a dégénéré et les soldats ont tiré. Ils n’ont reconnu que cent soixante morts, mais il y a eu plusieurs centaines de victimes ce jour-là. J’avais... huit ans, oui, c’est ça. Mon grand-père connaissait deux personnes tuées en octobre. Il pleurait en racontant. Avec ma mère, dans la maison familiale, ils n’ont jamais cessé de me transmettre les histoires du passé, de me mêler aux discussions politiques ou philosophiques. Lui m’enseignait les dominos et m’expliquait la colonisation, elle parlait de mon père, de la dictature et de psychanalyse. Elle l’avait rencontré à la fac, en deuxième année, mais depuis sa mort elle était restée au village. Elle y faisait parfois la classe pour les jeunes et les vieux. Je crois avoir déjà dit le principal sur ce qui explique ma conduite, mais j’ai envie de continuer, pour témoigner… et pour narguer les flics. Ils doivent chercher autour du central comme des cons. Je crois que lorsque nous agissons, c’est qu’un déséquilibre entre les forces peine à digérer 200

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de la matière trop dure, que la grande mécanique de la servitude s’enraille sur de la chair pétrifiée. Je ne suis rien d’autre qu’un écorché de plus, mais qu’on a noyé d’amour un peu avant la grande balafre. Ne cherchez pas d’autres raisons à mon action, ni chez mes camarades, ni même chez vous. La situation s’est vautrée sur nos déchirures. Nous ne sommes que des ouvriers en colère, mais, ce soir, l’histoire s’est griffée contre nos plaies. Il y restait sûrement quelques bouts de métal. Ah..., je ne sais pas si on l’entend bien sur la bande avec tout ce vent, mais on dirait que les sirènes de police s’approchent. Et... regardez, on peut voir un nouveau couloir de fumée noire et épaisse au nordouest, du côté de Gennevilliers toujours. Mais Paris ne se rallume toujours pas. Attendons encore... Je parlais de l’Algérie. Après la répression d’octobre 1988, l’État a fait semblant d’accepter des élections libres, la « démocratisation du régime », comme ils disent ici, comme si c’était beaucoup plus démocratique au pays du pognon. La mafia des généraux qui pillait le pays dans l’ombre de l’État voulait privatiser et libéraliser toute l’économie. Elle n’avait pas l’intention de lâcher le trésor à d’autres clans. L’islamisme s’était développé sur la misère, la junte au pouvoir a tout fait pour qu’il puisse constituer un ennemi crédible, assez effrayant pour justifier la dictature dans les instances internationales et au plus profond des consciences. Le processus électoral a été interrompu et le président Boudiaf a été flingué en direct à la télévision. L’armée et les

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islamistes n’ont jamais été deux entités réellement distinctes, elles s’entremêlaient. Il y avait des militaires chez les islamistes, par conviction ou après retournement, et des islamistes travaillaient au service du contre-espionnage pour les mêmes raisons. On n’y pouvait rien comprendre. La seule chose qui allait changer, c’était la puissance de frappe des Molosses. L’étau de l’armée et des islamistes a alors enserré l’Algérie dans une guerre noire de dix ans. Depuis les grandes propriétés et les casernes, un torrent de terreur, de plomb et de sang a déferlé sur le peuple. Ils ont quadrillé militairement le pays, les villes et les campagnes, renforcé la surveillance, le contrôle et la répression de toutes les oppositions, ils ont formé des milices de vrais-faux terroristes, ils n’ont cessé de manipuler les médias. Il y a eu près de soixante mille morts, bien plus de blessés, des millions d’hommes, de femmes et d’enfants traumatisés. Face à eux, un mouvement islamiste hétérogène, avec pas mal de dingues aussi et à la base beaucoup de gosses perdus, des enfants de la hoggra. La dictature se mettait en scène bravant le terrorisme et l’intégrisme pendant qu’elle étranglait l’Algérie. Des fanatiques en uniforme militaires ou religieux se sont partagé le marché de la violence. Et la France a cautionné, accompagné, soutenu la domination intraitable de ce clan qu’elle avait instruit, longtemps auparavant, lorsque ces généraux travaillaient pour elle dans l’armée française pendant la guerre d’Algérie. On dit même que la dictature a organisé son pouvoir sur 202

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le modèle de la bataille d’Alger, qu’elle a rénové la doctrine française de guerre contre-révolutionnaire pour l’appliquer à tout le pays pendant la décennie noire. J’ai grandi dans ce contexte. Je n’ai commencé à comprendre cette guerre qu’à la fin des années 1990. Mais peut-on vraiment la comprendre ? Je me suis construit à l’intérieur d’un abattoir. J’avais déjà été brûlé par octobre 1988, la machine à terreur n’a pas pu me dévorer, ma carne était trop dure. J’ai appris à être fluide pour ne pas tomber dans ces pièges, à ne jamais m’emporter dans l’analyse d’un événement, à douter de tout et tout le temps, j’ai appris à disparaître sans le faire, à me battre sans qu’on le sache, à refuser toutes les autorités, à mépriser tous les systèmes, j’ai lu, j’ai écouté longuement tous ceux qui voulaient parler. J’ai tenté de suivre en particulier les chemins du guerrier, du nèg’ marron et du pirate. Bref, cela n’apporte pas grand-chose à la compréhension de mes motivations, mais cela doit vous éclairer sur la portée de l’acte, sur son sens. Je n’ai jamais vécu autrement que menacé par le pouvoir, je n’ai jamais pu exister autrement qu’en devenant menaçant à son égard. Je ne sais plus reconnaître aucun sceptre et je dérive armé. … Enfin, j’essaie... Si je parle de moi, c’est pour qu’on comprenne où se sont nouées les forces qui m’ont traversé ce soir. Et puis, il faut bien meubler ces minutes, je dois vous avouer que j’imaginais voir la lumière revenir

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plus vite. On dirait qu’autre chose s’allume. Voilà, le vent semble se calmer, vous allez peut-être pouvoir entendre les hélicos qui survolent le nord... Revenons à nos mutins. J’ai été jusqu’à l’université, celle de Tizi, bien sûr. Et j’y ai étudié les sciences politiques. J’ai commencé à écrire dans des petits journaux et puis sur Internet au début des années 2000. Des nouvelles, des essais, des papiers sur la violence, l’État, l’enfermement. Je m’imaginais bien un jour en professeur engagé et respecté. Je savais bien que je devrais venir en France. Je finissais de rédiger un mémoire pour la fac quand les Molosses sont revenus. C’était une enquête sur la vie et la mémoire de Mohammed Sail, un combattant anarchiste berbère du début du XXe siècle qui porte le même nom de famille que moi. C’est une jolie histoire, qui conte à sa manière aussi les méandres de la révolte. Sail est né à Taourirt, dans les montagnes magiques, il n’a fait que ses études primaires en Algérie. Il est venu jeune en métropole et a commencé par être interné pour insoumission et désertion. Militant de l’Union anarchiste, il a fondé le Comité de défense des indigènes algériens. Il écrivait beaucoup et s’occupait d’un journal. Après avoir été poursuivi pour des articles antimilitaristes, il a été arrêté en 1934 pour possession d’armes prohibées. Lorsque la révolution espagnole a éclaté, il est allé combattre les fascistes dans la colonne Durruti. L’État l’a fait enfermer encore une fois pour ses idées, puis une autre fois sous l’occupation. Alors il s’est mis à fabriquer des faux papiers. Il n’a 204

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jamais plié. Toute sa vie, il a combattu le fascisme, le colonialisme, le militarisme et l’autoritarisme. Sur tous les fronts, il propageait le courage et la volonté. J’aime bien ce personnage. Sail a employé son corps et son esprit pour embraser toutes les dominations et diffuser l’entraide et la solidarité. C’est ma définition à moi, mais l’anarchisme ne connaît pas de dogme. Je finissais d’écrire mon mémoire, la partie sur mes liens personnels avec le sujet de recherche, quand j’ai entendu les jeunes du village accourir en hurlant : « Pouvoir assassin, ils ont tué Massinissa ! » C’était en 2001, nous allions fêter le vingt et unième anniversaire du printemps berbère, et le mien par la même occasion. Dans la gendarmerie de Béni Douala, les fonctionnaires avaient tué une fois de trop, un enfant d’une rafale de pistolet-mitrailleur. Le jour même, tout le lycée s’est mis en grève et a marché vers le commissariat. Les pierres se sont envolées. Ce fut l’affrontement, mais, très vite, des adultes ont rejoint les jeunes et toute la ville fut saccagée. Partout en Kabylie, des lycéens sont descendus dans la rue pour demander justice. Ils ont détruit par le feu ou pris d’assaut les bâtiments officiels. Partout la répression et les provocations policières ont déversé des flots de brutalité. La rue s’est enflammée et la contestation s’est faite ingouvernable. Les brigades de gendarmerie ont été attaquées dans toute la région. Les émeutiers demandaient leur départ et leur démantèlement. La révolte dura plusieurs semaines, les magasins

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commençaient à être pillés. Pour se rétablir, la dictature a fait tirer, plus de cent vingt jeunes ont été abattus, des centaines blessés, de nombreux handicapés à vie, des arrestations par dizaines. J’ai participé à tout le mouvement des Aarchs. Ce sont les assemblées traditionnelles qui gèrent la vie économique et politique dans les villages kabyles. Ces formes d’auto-organisation ont permis au peuple des hauts plateaux de résister aux colonisations romaine, arabe et française... Moi, j’ai brûlé et écrit, lancé des pierres et crié, j’ai couru, j’ai parlé aussi, longuement, j’ai écouté dans toutes les réunions de la coordination des Aarchs... J’ai appris à m’organiser et j’ai rejoint la tendance qui s’opposait à toute négociation avec le pouvoir. Nous revendiquions l’autonomie et la collectivisation de la Kabylie. Je connaissais bien Massinissa Guermah, le lycéen que les gendarmes ont abattu. Il était plus jeune que moi mais déjà sage, et lui-même disait que nous n’avions pas le droit de négocier avec nos maîtres. Ces chiens l’ont tué. Alors nous avons marché. Près de deux millions de personnes ont participé le 14 juin à la manifestation pour aller déposer jusqu’à Alger la plateforme d’El-Kseur, la liste des revendications de l’assemblée des Aarchs. Et nous avons crié. Peut-être mille fois « Pouvoir assassin ! L’État ne peut pas nous tuer, nous sommes déjà morts ! » Ils ont encore tiré et abattu plusieurs des nôtres, certains ont été balancés dans le fleuve, et les médias ont fait leur travail de chiens de garde. L’histoire est rusée. Certaines manières se trans206

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mettent de cycle en cycle, les tragédies sont rejouées comme farces et l’imprévisible change toujours de masque. La domination qui nous fait face s’entretient sur la peur, elle la fabrique, mais elle fabrique aussi des monstres comme moi, des erreurs qui n’ont plus peur de rien parce qu’elles ne sont plus rien. Je ne sais pas qui vous êtes ni quand, ni dans quelles conditions vous regardez ce film, je ne sais pas ce qui va se passer cette nuit et qui constitue pour vous un passé plus ou moins proche, mais je ressens la moiteur de l’air, je peux vous décrire l’instant et je dois vous avouer que j’ai une impression étrange, comme durant le printemps noir, de pouvoir palper l’atmosphère, je sens dans le bas de mes reins l’énergie chaotique, celle qui dévaste les grands équilibres. Regardez cette brume autour de Montmartre au loin, comme elle danse. Bon... Pour en revenir à l’insurrection kabyle, ils ne m’ont pas assassiné, malheureusement pour eux, parce que je suis le prolongement de quelque chose qu’on ne peut dissoudre. Je suis une onde, la résonance d’une vibration, un écho des anciens cataclysmes. Ah ! Regardez, des hélicoptères à l’est maintenant ! Voilà, ils ont pacifié la Kabylie, à ce qu’ils croient. Pendant un an, ils ont traqué, réprimé, provoqué. Les forces de l’ordre ont pillé aussi, des magasins et des maisons, elles ont organisé des raids nocturnes dans les villages pour se saisir d’émeutiers accusés d’être des meneurs, des subversifs... Mais nous

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avons continué à incendier les mairies, les daïras, les centres des impôts, les tribunaux, les brigades de gendarmerie et les commissariats de police, même parfois les partis politiques. Nous avons été torturés et tabassés, humiliés. On nous a fait disparaître. J’ai fini par avoir ma licence, et quelques mois plus tard le visa étudiant m’a été délivré. Un an après, en 2003, j’arrivais à Paris. Je me suis inscrit à l’université de Saint-Denis. On m’a remis en DEUG, comme si les diplômes algériens n’avaient aucune valeur. J’ai dû travailler pour étudier et manger, mais sans autorisation, le visa ne le permet pas. Du coup, j’ai enchaîné des boulots de merde payés une misère, avec des horaires affolants. Je n’ai pas pu aller à l’un des examens, ça a bloqué mon diplôme et la préfecture n’a pas renouvelé mon visa étudiant. Ils ont tout fait pour m’expulser, mais j’ai réussi à me marier avec Marie, une amie de l’université. Je l’avais rencontrée en sortant d’un débat sur le mouvement culturel berbère, elle distribuait des tracts pour l’abolition des prisons. On a vite sympathisé. Je me souviens de longues nuits à discuter de linguistique, de pornographie et de poésie palestinienne dans la fac occupée. Si tu vois ce film, Marie, sache que je n’oublie pas. Les distributeurs éventrés nous avaient fourni en gaufres au chocolat pour la semaine. Elle disait que c’était sa contribution à l’identité nationale de me permettre de rester. Du coup, j’ai fini par avoir la carte de dix ans. J’ai le droit de continuer à me faire exploiter un peu plus 208

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longtemps. Avant de me faire jeter. Ça explique en partie mon action, mais en partie seulement. Si j’ai choisi d’y participer, c’est aussi que je me préoccupe du sort de ce pays, c’est un signe d’intégration ! Ha, ha... Bon, j’ai trouvé une formation dans l’électricité, c’est là que je me suis fait embaucher chez ERDF, ça fait six ans que je trime comme un chien juste pour pouvoir payer le loyer. J’ai un appartement en colocation à Saint-Ouen avec des étudiants et des chômeurs qui parlent de briser leurs chaînes jusque si tard dans la nuit qu’ils n’arrivent jamais à se lever avant midi. Je suis dévoré par un questionnement depuis les révoltes de 2005. Dans les quartiers, tout le monde savait que ça arriverait et beaucoup attendent que ça revienne, plus fort, plus intense. On ne saura jamais si, comme la plupart le disent à Clichy-sousBois, Zied et Bouna, les deux jeunes décédés fin octobre, ont été envoyés dans le générateur électrique par les flics. Mais ce n’était pas qu’une provocation, pas seulement une déclaration de guerre. Comme à Dammarie en 1999, lorsque, après trois jours de chasse, les flics ont abattu Abdelkader Bouziane en plein jour, au milieu de la cité, d’une balle dans la nuque. Non, ce n’est que la structure de la sous-France, le fonctionnement banal du commandement. La sécurité intérieure expérimente constamment ses modèles de quadrillage antiémeutes, nous sommes des cobayes et nos quartiers sont des défouloirs. Le constat est clair.

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Il suffit de regarder les prisons. La punition, la chasse et le sacrifice public sont des principes fondamentaux pour gouverner des pauvres. Moi et les miens, nous avons tous le sentiment amer d’avoir été manipulés, d’avoir servi de laboratoire, de vitrine, de rouage, et, en même temps, nous sommes fiers d’avoir révélé cette puissance, de nous être reconnus à travers tout le pays, d’avoir crié au monde que les pauvres de France ne mourront pas à genoux. L’étrange impression d’avoir eu raison sans avoir été à la hauteur. Pourtant, un nouveau souffle circule entre les ghettos de France depuis 2005. Son impact reste pour l’instant imperceptible, mais une énergie, une volonté d’organisation et de transformation travaille les chairs. Le Black Panther Party a poussé sur les cendres des émeutes de Watts. Voilà ce que j’en pense. L’histoire, c’est l’affrontement de ce qui domine et de ce qui y résiste, des riches et des pauvres, des maîtres et des esclaves, de la répression et de l’émancipation. L’ordre des choses s’entretient en créant notre dépendance à lui, en distillant la culpabilité dans nos inconscients, en conduisant nos désirs vers des machines de production et de domination. Nous n’avons pas le choix de brûler ni d’affronter le pouvoir, mais nous ne détruirons les fondations de notre asservissement que si nous sommes capables, dans le même temps, d’inventer un monde d’autonomie. Et ces fondations sont en nous. Lorsque nous travaillons pour eux, lorsque nous votons pour eux, 210

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lorsque nous nous taisons, lorsque nous acceptons, lorsque nous payons leurs impôts et que nous portons leurs papiers d’identité, lorsque nous consommons leurs marchandises ou que nous engraissons leurs banques, lorsque nous payons nos loyers ou nos crédits, lorsque nous payons tout court. Il faudra se mettre en grève de tout, contre tout ce qui nous raccroche à ce monde. Créer constamment l’indépendance, les moyens de la joie et de l’entraide. Pour résumer, disons qu’il faut des fermes, des ateliers et des bibliothèques. Il nous faut pouvoir manger, fabriquer des outils, des armes, des machines, des vêtements, réparer nos maisons, cultiver nos consciences et passer le moins de temps possible à travailler. Il nous faut récupérer et transformer le savoir, l’art et la culture sous toutes leurs formes. Rien ne changera dans ce monde si nous nous contentons du feu. Rien ne changera non plus si nous n’attaquons pas tout ce qui nous étouffe. Briser les structures économiques, sociales et politiques de l’ordre, les remplacer par des formes de vie justes et tendres. Prendre les terres, libérer du territoire, abattre ce qui nous en empêche. Dans tous les parcs et sur les toits des immeubles, on peut faire des potagers ou échanger des coups de main, mettre en commun les ressources et les forces, réquisitionner et redistribuer. Il faut collectivement arrêter de payer les loyers, on trouvera bien d’autres moyens de dépenser nos sous. Dans des caisses de solidarité aux prisonniers, des caisses de sécu et des caisses de retraite autogérées. Il faut

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qu’on décide autrement, aussi. Si on ne veut plus qu’une minorité gère nos vies, nos corps, nos désirs, nous devons trouver les moyens de faire des choix collectifs sans déléguer le pouvoir à des élus. On peut organiser les bases du partage à travers des assemblées d’humains à tous les niveaux, dans les maisons, sur les quartiers, les communes, dans les ateliers, dans les fermes, dans les lieux de savoir et de création... Puis il faudra bien abolir l’argent. Car, tant qu’il y aura du fric... il n’y en aura pas pour tout le monde. On connaît la chanson. J’explique ça à tous ceux que je rencontre. La solution n’est pas écrite, il faut l’inventer, mais ce ne sont pas des rêves, ce que je propose n’a pas grand-chose à voir avec la vérité, c’est un chemin. On m’accusera d’utopie alors que je parle de choses concrètes. Mais l’utopie elle-même n’est pas un fantasme. Juste une partition. J’ai raconté tout cela à V. Puisque Paris ne se rallume toujours pas, je peux vous parler d’elle. Elle a certainement un lien avec ce que j’ai fait ce soir. Et puis je raconte ce que je veux. J’ai rencontré V quelques mois après les émeutes. Le troisième soir d’affrontements avec les flics à la Sorbonne pendant le mouvement contre le CPE. Les deux premiers jours, la rue avait semblé gagner. La veille, les occupants de la fac avaient balancé tout ce qu’ils trouvaient sur les flics, toutes sortes de livres, de meubles et d’objets, depuis le premier étage. Les bleus étaient bloqués par des émeutiers 212

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dans la rue de la Sorbonne, attaqués par devant et derrière à jets de pierres et de bouteilles. Par-dessus, à coups de bibles et d’escabeaux. Les flics avaient pris cher, ils comptaient de nombreux blessés dans leurs rangs et avaient fini, vers quatre heures du matin, par abandonner la rue. C’est une sensation indescriptible de les voir céder. Mais le soir suivant, toute la zone avait été nettoyée, il n’y avait plus grand-chose à balancer ni pour monter des barricades. Les flics avaient encerclé la fac et une partie du quartier avec des murs d’enceinte métalliques. La bête révélait ses appareils secrets, ses matériels enfouis, son sexe sombre. En une après-midi, le pouvoir pouvait transformer le cinquième arrondissement en zone militarisée. C’était vraiment impressionnant, ça donnait une légère idée de ce qu’il pourrait se passer si on allait plus loin. Tout le monde le sentait, mais ça ne faisait qu’alimenter l’excitation. La Sorbonne a bien failli brûler. Des amis grecs m’ont parlé de cette même impression, en décembre 2009, lorsque la répression a mis Athènes en état de siège et que des franges habituellement silencieuses du petit peuple ont pourtant rejoint la révolte jusqu’à faire trembler la mafia aux commandes du pays. La vue de la répression ne faisait qu’aviver le désir de feu. C’est une rupture dans l’inconscient collectif, la trace de l’événement chaotique dans nos estomacs. Je suis rentré à Saint-Ouen à pied. J’ai marché deux bonnes heures en repensant à cette sensation. En arrivant, je me suis assis sur un muret en bas de

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l’appart pour fumer une dernière clope. Et cette fille est arrivée. Je n’ai pas vu d’où elle venait, elle m’a juste taxé une blonde et s’est assise près de moi. Elle m’a dit qu’elle m’avait vu à la Sorbonne et qu’elle n’avait pas osé me parler. Alors elle m’avait suivi patiemment. Elle était calme et nous avons parlé jusqu’à ce que le soleil se lève. Je lui ai expliqué ce que je pensais des révoltes des quartiers à l’automne précédent et de ce mouvement anti-CPE. Que le refus de ce contrat précaire n’avait rien à voir là-dedans et que c’était tant mieux. C’était pour cela que les jeunes se soulevaient et se radicalisaient, parce qu’il fallait un prétexte pour critiquer l’ensemble, pas seulement leur minable réforme, mais le travail, la répression, l’autorité... À travers ces refus, ils transformaient les modes de résistance. Mais je lui ai dit combien ce mouvement m’apparaissait déconnecté des oppressions et des enragements du peuple des quartiers. Je lui ai raconté que pendant que les lycéens du vingtième occupaient leurs lycées et s’en faisaient sortir proprement, ceux de Saint-Denis étaient attaqués au flash-ball. Qu’ils ont brûlé des voitures, pillé des magasins, saccagé des vitrines. Leur rage était presque intuitive et n’avait proprement rien à voir avec des revendications pour des gommes et des crayons. Quand certains étudiants cherchaient avant tout à protéger leur ascension sociale, à parfaire leur exploitation, d’autres entraient en rupture et s’affrontaient avec tout ce qui représentait le pouvoir. Ces étudiants avaient peur qu’on vienne 214

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dévaster et rançonner le monde qu’ils essayaient d’intégrer et de réparer. Après un long silence, elle m’a proposé d’échanger des histoires et des légendes. Elle a sorti des cartes bricolées à la main. Une sorte de jeu de rôle qu’elle a mélangé devant moi. Puis elle m’a dit d’en choisir trois, au hasard. J’ai tiré une sorcière, un pirate et un clown. Elle m’a demandé si je pensais que cela constituait un bon agencement de puissance. J’ai été troublé qu’elle utilise ce langage qui ressemblait beaucoup à la manière dont parlait mon grandpère. Je lui ai répondu, comme il l’aurait fait, en lui disant que cela dépend des situations, que pour cette raison il faut savoir arpenter tous les chemins. « Alors, pourquoi te restreins-tu toujours aux trois mêmes chemins ? », m’a-t-elle demandé. C’est là que j’ai compris. Je ne portais jusque-là rien d’autre qu’un sentiment condescendant à l’égard de la mystique. Tout ce qui relevait de la croyance me paraissait intéressant à reconsidérer, mais farfelu. Je croyais qu’on pouvait tenter de revisiter la question magique, mais je ne le faisais pas, et jamais je ne m’étais demandé s’il n’y avait pas d’autres chemins que ceux du guerrier, du mutin et du pirate. Elle m’a expliqué. La domination discipline les corps à ne suivre que les chemins balisés, éclairés. Et généralement l’esprit contemporain ne perçoit que les trois principaux, ceux que son champ de vision lui rend évidents. Elle a ajouté qu’il fallait savoir déplacer le regard, trouver les chemins de traverse, apprivoiser les forces secondaires. Elle m’a

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alors donné tout le jeu de cartes. Il y en avait douze en tout. Elle m’a expliqué que le temps n’avait rien à voir avec une frise, une ligne ou même un cercle, que l’espace n’était pas une dimension, pas un territoire. J’avais déjà entendu ces choses-là dans mon enfance. Elle ajoutait qu’il n’existe pas de chemins originels, seulement des forces primaires, constantes, dans un système de domination, et des forces secondaires qui se révèlent quand le chaos devient déterminant. Elle a trié les cartes en quatre groupes de trois : le guerrier, le voyageur et le pirate ; le mage, la sorcière et le fou ; le marron, le clown et le mutin ; l’artisan, l’ingénieur et le paysan. Puis elle a dit : « Voilà, les trois moments de notre univers se sont constitués autour de la répression de certaines forces. L’ordre ne tient que lorsqu’il arrive à dissimuler les forces qui le menacent. Il transforme les situations en moments. Les moments antiques ne laissent voir que les chemins du guerrier, du voyageur et du pirate, les moments classiques éclairent avant tout les chemins de l’alchimiste, de la sorcière et du fou, les moments modernes n’illuminent que ceux du nèg’ marron, du clown et du mutin. Mais l’ordre se rompt lorsque les moments sont démasqués et qu’ils laissent place à des situations où s’agencent les forces réellement menaçantes. Pour favoriser la conjugaison des forces de rupture, il faut que ton corps les apprivoise, que tu apprennes à les laisser te traverser et te porter. Il faut savoir arpenter tous les chemins et prendre les moins balisés. Je lui ai demandé ce que représen216

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taient les trois dernières cartes. Elle m’a dit que les neuf premières étaient des forces de rupture et que les trois dernières – l’artisan, l’ingénieur et le paysan – étaient des chemins transversaux, des forces de vie. Celles qui alimentent à la fois la domination et ce qui la combat, celles qui forment le champ au sein duquel les autres s’affrontent. » Voilà, comme ça, vous en aurez profité aussi. Lorsque je lui ai demandé son nom, elle m’a dit de l’appeler « V ». Puis elle a disparu. C’était il y a quatre ou cinq ans. Depuis je cherche les sentiers de ronce. Là où l’on trouve les plus belles dattes. Et... regardez ! D’autres hélicoptères, qui se dirigent vers le sud-ouest, cette fois ! J’avais prévu que Paris se rallumerait, mais pas qu’il se réveillerait si tôt... Bon, maintenant je dois disparaître à mon tour, les sirènes de police se font trop proches. Je crois avoir dit l’essentiel sur ce qui m’a poussé à agir ce soir, sur ce qui m’a fait combattant. Faites circuler cette vidéo, il faut que les gens comprennent pourquoi nous avons coupé l’électricité sur Paris, pourquoi ce soir, pourquoi nous ne nous soumettrons plus. Voilà, j’ai beaucoup parlé, je vais laisser tourner un peu sans faire de bruit. Il suffit de tendre l’oreille. Ecoutez... Le vent se lève. »

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V ou La légende du lynx Un conte coule entre les montagnes assoupies. Sur le plateau de Millevaches, à travers les forêts limousines qui abritaient les maquisards durant la Seconde Guerre mondiale, il prend la forme d’une légende. On dit qu’un lynx se cache, qu’il parcourt les mémoires, qu’il erre seul, depuis soixante-dix ans à la recherche de ceux qui n’ont pas encore parlé. Certains racontent qu’il est possible de l’apercevoir certaines nuits à la lisière des renoncements. Ce lynx représente l’esprit des partisans insoumis qui combattirent contre l’occupation nazie pour libérer leur territoire. L’âme des insurgés qui hante l’autre taïga. La légende du lynx raconte la même histoire que V. C’est une berceuse qui dit que rien n’éteindra jamais la résistance. En novembre 2008, un troupeau de cochons estampillés SDAT est venu promener sa basse-cour de journalistes sur les collines. Leurs volailles sous le bras, les Superdupont de l’antiterrorisme ont donné l’assaut à un petit village du plateau. Ils se sont donné du mal pour mettre en scène l’écrasement de dangereux terroristes accusés de ralentir des trains. Même le clan des attendrisseurs en rigole encore. Certains secteurs de la fabrique du consentement se cherchaient une actualité en même temps qu’ils tentaient de préparer ce qu’ils appellent l’opinion à l’étranglement de tout ce qui bouge. L’opération

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s’inscrivait dans une stratégie longue : la conservation du capitalisme. Ce qu’ils avaient appelé « grande crise » n’était que le plus grand braquage de l’histoire. Les États du monde, dont les caisses étaient déjà soi-disant vides depuis trente ans, avaient tout de même trouvé des centaines de milliards pour renflouer les banques et le système financier. Le pouvoir prévoyait de vastes révoltes. Il fallait désigner des boucs émissaires en prévision des camps, du quadrillage et de la grande pacification. Habituer les spectateurs à la purge des normalisés. On testait la technique de l’ennemi intérieur contre des classes moyennes. Certaines choses ont fonctionné. Cela a permis de ficher tout ce qui osait encore critiquer l’ordre en place. D’autres réglages ont complètement foiré. Des parties du peuple, généralement béates, se sont senties attaquées et se sont rencontrées autour de ce qu’elles percevaient comme une déclaration de guerre. Les premiers soirs, dans le petit village où eut lieu la rafle de novembre, les habitants du coin se sont réunis. Ils ont débattu de la petite pièce de théâtre à laquelle ils venaient d’assister. Certains se sont dissociés en affirmant qu’ils avaient bien perçu une attitude louche de la part du groupe arrêté et qu’il n’y avait pas de fumée sans feu. Pendant que ceux-là applaudissaient le vaudeville, une majorité prenait le parti des inculpés. Un ancien aux cheveux d’argent a pris la parole : « Toi, la vieille, tu ne soutiens pas les jeunes, mais on sait pourquoi, on te connaît, déjà, pendant la résistance, ta famille 220

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collaborait... » Puis il a ajouté : « Moi, je ne sais pas ce qu’ils ont fait, ces gosses, on les accuse d’avoir essayé de bloquer ou de faire dérailler des trains, eh bien, même s’ils l’ont fait, je les soutiens ! Parce que nous aussi on a fait dérailler des trains sous l’occupation ! » Cinquante années de silence s’effondraient en quelques mots. À vouloir frapper fort, le prince avait rouvert de vieilles plaies mal suturées. Le spectacle assimile les rois et les bouffons. Il enivre et rend les pères Ubu assez stupides pour laisser traîner la lame que le peuple leur plongera dans la couenne. Le pouvoir n’est qu’un compte à rebours. Ses pantins fabriquent des scènes de théâtre en forme d’échafauds. Et tandis que les pitres se contemplent jouant la soumission du peuple, au cœur des foules spectatrices le lynx se fraie un passage. Il revient. Et cette fois V est sur son dos. V raconte le retour des lynx, l’enragement des meutes, les prémices de la constitution des révoltés en révolutionnaires. Elle est vengeance et volonté, vie et vecteur de vérité. V est la personnification de l’événement chaotique, de la probabilité de rupture dans l’ordre et la civilisation, l’antimécanique, l’imprévisible et l’ingouvernable. Elle est le lieu et le moment où les chemins se croisent, là où les singes savants se toisent. Lorsqu’ils s’arrêtent d’obéir et d’un sursaut plantent leurs canines dans la trachée du dresseur. Dans l’antichambre du grand cirque, V est la rouille

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qui ronge patiemment les barreaux de la cage aux fauves. Quand dans l’arène la foule acclame le pain et les jeux, elle est la porte dérobée par où s’échappent les gladiateurs. V est ce qui laisse malencontreusement les portes ouvertes au bon moment. V n’est pas un nouveau seigneur du désordre, elle ne préside pas au renversement momentané des rôles et des hiérarchies, elle est le carnaval infini qui glisse entre toutes choses. V n’a pas de corps, mais elle est bien réelle et ne cesse jamais d’exister. V est la rupture que nous fantasmons, elle nous apparaît à chacun différemment lorsque nous voulons bien la voir, mais elle n’existe pas sans nous. C’est notre volonté qui la fait exister. V est ce qui a poussé Lias Sail à agir. Depuis le vote de la grève générale, les ouvriers d’ERDF avaient commencé à occuper leurs lieux de travail. Ils avaient remis le courant à toutes les familles que les patrons de la firme avait plongées dans la nuit hivernale pour les punir d’être trop pauvres. Depuis trois jours, ils avaient monté des barricades et empêché l’accès aux bâtiments principaux délivrant l’énergie sur la capitale. Lorsque les camions de la gendarmerie ont chargé dans l’après-midi, plusieurs ont explosé au contact des produits inflammables dont avaient été recouvertes les barricades. Les ouvriers ont affronté les gendarmes pendant plusieurs heures. Une dizaine de collègues de Lias ont été grièvement blessés par les grenades offensives, les tirs de flash-ball, 222

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les matraques et les charges des beaufs. Georges était l’un de ses amis. Il n’a pas eu le temps de jeter son cocktail sur le camion à eau, un gendarme lui a démocratiquement logé une balle dans la gorge. Les travailleurs du central où Lias est affecté se sont réunis rapidement. Il fallait désormais frapper un grand coup, pas seulement symbolique, trouver un moyen de parler au reste du peuple tout en paralysant le commandement, annoncer l’heure des mutineries, convoquer les alliances et la tendresse des réfractaires. Ils ont décidé d’employer leur connaissance et leur détermination pour éteindre les centres de pouvoir sur Paris. Dans les heures qui suivirent, ils ont constitué douze équipes. À la fin de l’après-midi, celles-ci avaient coupé le courant aux principaux centres de communication de l’État en détruisant les placards électriques d’une cinquantaine de bâtiments publics ou en faisant disjoncter des transformateurs et des pylônes. Ils ont déconnecté les appartements de tous les membres du gouvernement et de tous les députés, paralysé les circuits de coordination de la machine centrale. Seule l’armée détenait encore son propre système électrique. À vingt et une heures, le Paris des puissants était plongé dans le noir. Peu après, sur la radio du local syndical, il a entendu l’annonce de la mort de Nordin Shahid à la Mandoline. Pour célébrer le retour des incendies, il a décidé de monter sur le toit de la tour Magma, de filmer Paris qu’il imaginait se rallumer dans la soirée. Il a voulu se raconter comme si la dernière heure d’un monde condamné avait sonné.

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V est ce qui a déconnecté le commissaire Maurice Carnot. Dans la taverne, derrière la mairie de Clichy, le technicien s’était raconté à cette jeune entraîneuse. Il avait confirmé la nature mafieuse du pouvoir, l’impossibilité de le réformer, la structure morbide de la paix sociale. Cette femme n’était qu’une forme, une parmi les multitudes qu’embrasse le désir de vengeance. V avait écouté les histoires de la vieille Houria, elle a fait les liens entre l’activité du fonctionnaire Carnot et l’écrasement des révoltes d’Alger à Gennevilliers, le meurtre du premier mari d’Houria en octobre 1961 et la tentative d’assassinat sur Nordin par son fournisseur de came. V connaissait la tragédie de Mélanie, fabriquée par Carnot pour n’être qu’un engrenage, il l’avait faite enfermer une première fois pour briser la vie entre ses cuisses. Elle a compris le rôle que jouaient certains connecteurs dans la mécanique des hurlements. Elle a saisi la nécessité des contrefeux. Carnot incarnait la généalogie des répressions, la collaboration des oppresseurs, l’alliance de la came et de la matraque, la banalité du mal incrustée dans les chairs de fonctionnaires anonymes et appliqués. V récolte et échange les rêves de revanche des partisans torturés. Elle sème la pulsion de mort qui suinte des chairs châtiées. V délivre l’instinct de destruction. Lorsque la mort de Nordin a été annoncée, elle a cherché Carnot. Elle l’a retrouvé au bar. Elle voulait 224

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qu’il avoue, qu’il démontre sa responsabilité. Pendant qu’il pestait contre sa propre fille, l’entraîneuse a mis le poison dans son verre. Par vengeance, presque pour la beauté du geste, à la mémoire du comte de Monte-Cristo. Ça a pris une petite heure, une heure affalé sur le comptoir, les dents grinçant sur le métal. Le serveur devait penser que Carnot cuvait grassement. Mais c’étaient désormais les spectres qui caressaient son front et lui administraient la fièvre noire. Ils faisaient durer la panne avant de déboulonner la machine. Malgré ce qu’on dit, certains fantômes ont de l’humour. Carnot est parti en souffrant, pas du poison mais de lui-même. Son verre s’est envolé, sa graisse a décollé et son crâne est allé s’éclater contre la dalle. V incarne le désir de rompre, elle est la patience qui fêle les statues, ce qui fait s’unir les bannis pour effondrer les murs. Dans la prison pour femmes de Fleury, Mélanie Carnot finissait de se tatouer. Brisant le silence où l’avaient plongée ses contusions, Nadia avait lâché : « Que te reste-t-il à perdre, ma sœur ? Qu’est-ce qui te fait peur ? Moi, je n’ai plus rien. Je ne suis plus rien. Je veux partir comme un feu d’artifice. » C’est donc Nadia, celle qui sucre les fraises, qui convoqua l’assemblée des loups au Carnaval des tôlardes. Il ne leur a fallu que quelques minutes pour élaborer leur plan et faire chauffer la casserole. Mélanie a hurlé, elle a appelé les matonnes par l’hygiaphone en prétextant une tentative de meurtre

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par sa codétenue. Deux tortionnaires ont débarqué, bien décidées à fracasser les deux prisonnières pour leur apprendre ce qu’il en coûte de déranger l’ordre à l’heure de l’apéro. Elles ont ouvert la porte de la cellule, et pendant qu’elles se jetaient sur Nadia, Mélanie leur a balancé l’huile bouillante à la gueule. Les tôlardes les ont prises en otages, un stylo sous la gorge. Elles sont sorties en se protégeant l’une l’autre derrière leurs surveillantes transformées en boucliers. Les matonnes avaient emporté leur trousseau de clefs pour les mâchoires des insolentes. Il a servi à ouvrir les cellules de tout l’étage. L’administration a mis vingt minutes pour envoyer les ERIS, ces milices armées et masquées chargées d’écraser les révoltes des condamnés à la mort lente. Vingt minutes qui ont permis d’embraser le toit du bâtiment. De là s’est élevée la colonne de fumée que Lias voit monter au sud depuis sa tour de garde. Les prisonniers des autres bâtiments ont répondu à l’appel. Les ERIS aussi. Les assassins d’État ont couvert la prison de gaz, ils ont tiré sur tout ce qui bougeait et ont abattu plusieurs détenus. Mais cela n’a pas suffi, les fenêtres de l’infirmerie centrale ont été brisées, les barreaux défoncés, et des dizaines de détenus fuient au bout de cordes de draps noués. Nadia et Mélanie ne voulaient pas tuer, pas ressembler à leurs bourreaux. Elles ont attaché leurs otages à l’intérieur avant de disparaître. Mais les ERIS les ont transpercés à travers la fumée. Leurs boyaux s’étalent sur les bulletins de salaire qu’on vient de leur remettre. 226

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Mélanie et Nadia s’enfuient main dans la main en hurlant de toutes leurs forces. Leurs cris transpercent la pénombre, la lune leur ouvre la voie. Au centre de rétention du Mesnil-Amelot, le fourgon de police qui emmenait Ali a pilé net devant l’entrée. Les roues ont crevé au contact d’assemblages de clous déposés sur la route. D’étranges policiers tiennent le convoi en joue. La situation lui paraît incompréhensible. En lien avec leurs amis internés dans le CRA, un groupe vient de tenter de les délivrer. En fin d’après-midi, peu de temps avant que les détenus mettent le feu à leurs cellules, le commando abrité depuis deux jours dans les fourrés qui bordent le camp de concentration est passé à l’action. Déguisés en vieilles femmes voilées, dissimulant des tasers sous leurs larges habits, deux d’entre eux ont sonné et obtenu le droit d’entrée pour visite. Arrivés dans le sas, ils ont électrocuté les flics chargés de l’accueil, ils ont pris leurs habits et donné le signal de l’incendie en déclenchant l’alarme du CRA. Ce sont eux, déguisés en agents de la police aux frontières, qui bloquent le convoi où Ali est enfermé. Après l’intrusion dans le CRA, ceux qui étaient restés à l’extérieur ont déposé les clous et approché les deux bus prévus pour fuir avec les sans-papiers. Avec quelques bandes adhésives bleues, les véhicules sont déguisés en cars de gendarmerie. Parmi les enfermés, les instigateurs avaient réuni les plus motivés pour se délivrer euxmêmes. Ils ont allumé des draps et attaqué leurs

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gardiens. Sur les deux premiers piétinés, ils ont récupéré les armes qui ont permis de soumettre les suivants. Les faux policiers libèrent Ali, ses gardes sont privés de tout leur attirail et enfermés dans le bureau principal du centre, où tous les appareils de communication ont été détruits. Quinze minutes plus tard, les deux bus démarrent et filent avec les faux policiers aux commandes. À leur bord, le groupe d’amis et les quatre-vingts sans-papiers s’éloignent avant l’arrivée des renforts. Le convoi disparaît en silence et le camp de concentration en fumée. Ali repense à la jeune fille qu’il vient de rencontrer, elle venait du CRA, elle était allée voir des proches, qui « se sont levés eux aussi », disait-elle. Il ne saura peutêtre jamais son nom. Mais on ne rencontre jamais V qu’une seule fois. Paris ne se rallume pas comme prévu. Dakar non plus. Adama avait prévu de rentrer avant la nuit, mais le car rapide qui devait le ramener à Pikine n’a pu aller bien loin. Les luttes contre la supercherie sociale, l’État et la Senelec ont réussi à bloquer les routes. Partout, les chemins prennent feu. Partout des amoncellements de pneus et des tas d’immondices déversés par les manifestants ont été allumés. Des groupes de femmes cherchent le président pour lui apprendre à respecter le peuple à grandes baffes dans la gueule. Mais l’escroc est en vacances en France. Tout a commencé en banlieue, à Pikine, Guédiawaye, Diamanguène, Diack Sao qui 228

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moisissaient sous les eaux et la boue. Les coupures d’électricité intentionnelles ont fini de convaincre les plus résignés. À Niary Tally, Ben Tally, HLM, Castors, et depuis la veille à Médina, Fass, Colobane et Centenaire, la rage du peuple court comme un circuit de dominos. Les quartiers se sont passé le mot, de jeunes garçons et filles s’affrontent depuis plusieurs heures avec les forces de l’ordre débordées. La police couvre la ville de gaz, mais en vain. On parle partout de se passer de l’État et des riches, des colons et des flics. Des émeutiers, des vieux, des enfants gueulent qu’on n’améliorera pas le pouvoir, qu’il est naturellement et restera, ici comme partout, corruption organisée et mépris pour ceux qui doivent trimer toute leur vie. Qu’il faut s’en débarrasser. Que le peuple du Sénégal comme le peuple du monde n’a besoin de personne pour produire à manger, décider, partager. Dans les yeux d’Adama, une nouvelle Ville lumière se dresse. Il saute par l’arrière du minibus et rejoint les groupes de jeunes qui attaquent les abords du quartier présidentiel. Son dos pétrifié ne l’empêchera pas d’en être. Il songe que si son corps a bien encore une raison de transpirer, il servira à libérer la terre d’Afrique de tous ses fossoyeurs. Il pense à Awa et à V, il veut que la révolte s’étende. Il voudrait appeler à Gennevilliers, pour raconter et crier, pour que la France s’embrase aussi. L’une de ses pierres brise la fenêtre du bureau présidentiel. La situation le transforme. Avec d’autres, il fonce chercher de quoi fabriquer des cocktails pour la brèche tout juste ouverte.

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Sweetback avait peur, il fuyait la répression. Il avait de bonnes raisons, mais la donne est changée. Pour Adama, V ne veut pas dire vengeance. Alors il court, à en perdre le souffle, vers la victoire. À la Mandoline, l’annonce de l’assassinat de Nordin n’a pas terrorisé les habitants. Quelque chose a dysfonctionné. Assoa et Arthur font partie de ceux qui ont décidé de ne plus rien accepter. Un seul regard leur a suffi pour se comprendre. En se dirigeant vers les halls du quartier, la rage a rempli leurs yeux. Au coin de la barre Voltaire, ils se sont arrêtés devant elle. La fille était là. V, sombre comme la nuit. Ils ont compris qu’elle était la même fille. Celle qui accueillait le dégoût d’Arthur dans des parkings à Pigalle et celle qui pillait les techniques d’Assoa. Ils ont alors compris les histoires de fantômes racontées par Ali. Les métaphores existent dans nos corps lorsque l’énergie vitale nous emplit de puissance, lorsque la rage envahit nos gorges, fait trembler nos estomacs, glace nos colonnes vertébrales. Ils ont compris qu’elle n’était pas réelle mais qu’elle existait bien. V avait mis son plus beau survêtement, elle les a salués et s’en est allée vers le campement des flics. Depuis le fourgon de commandement du GIGN, une silhouette grise s’en retourne à son désespoir. Maurice Carnot quitte le commandant Villemorte et file vers le bar de Clichy où il mourra dans quelques heures. À l’intérieur, Vincent Villemorte est seul. Il coordonne le bouclage du quartier sur fréquence 230

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sécurisée. Mais quelque chose l’arrête. Un souvenir. Celui de cette fille qu’il a massacrée un soir en 2005, non loin d’ici. Cette ombre qui est revenue hanter ses nuits depuis peu. Il avait envoyé son corps pourrir au fond de la Seine, mais il semble qu’elle continue de le pourchasser. Il a raison. V est revenue. Un homme s’est glissé à l’intérieur du camion du gendarme quelques secondes après le départ de Carnot. La porte glissante se referme et étouffe le hurlement du gendarme. Un coup de ciseaux silencieux transperce la braguette de Vincent Villemorte. Le sang jaillit et gicle à l’intérieur de son pantalon. Le chasseur chassé s’effondre sur la banquette puis roule par terre. « Ça, c’est pour toute ta carrière, pour tout ce que tu as fait, chuchote la silhouette.... Tu voulais reconquérir la banlieue, la soumettre, l’humilier... Eh bien, voilà, tu n’es plus qu’un salaud sans couilles. Villemorte, je ne suis pas comme toi. J’ai envie de te tuer, mais je ne le ferai pas, j’ai peut-être tort, mais c’est ma daronne qui m’a appris ça, on ne fonde rien de bon sur du sang... Je ne veux pas te ressembler et je veux que tu racontes aux autres. Quitte tes fonctions et disparais, ou nous te retrouverons. Comme je n’y crois pas trop, je veux que tu te souviennes de ce que peut te faire le peuple et que tu saches que c’est ta dernière chance. » Sans avoir jamais regardé son vengeur dans les yeux, Villemorte porte alors la main sur son flingue. Il marmonne quelque chose... « On... vous passera tous par la Seine... bande de cafards... » Le flic dégaine mais n’a pas le temps de

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tirer. La paire de ciseaux rouillés lui transperce la mâchoire par la gorge. « Désolé, maman... », murmure le jeune homme. La porte de la camionnette s’ouvre et se referme silencieusement. L’histoire du corps de Vincent Villemorte s’arrête là. Les lames d’acier qui ressortent de l’intérieur de sa bouche forment un V. Rouge de sang et noir de peine. Et quelques secondes plus tard, la gigantesque explosion a suspendu le temps. C’est la base de la mairie qui a été embrasée. Cinq silhouettes sorties par l’arrière de la cité ont profité du fait que les flics s’agglutinent sur le quartier pour s’attaquer à la « Grande Folle ». La Bac n’a pas réussi à intercepter ceux-là. Assoa leur a appris à transformer quelques piles et du plastique en bombe à retardement. Emmenés par Arthur, ils ont éventré les vitres de la grande salle d’accueil, celle des réceptions. Ils ont déversé quelques dizaines de litres d’essence sur la chaufferie centrale. C’est l’armée française qui avait formé Assoa aux explosifs pour l’envoyer détruire des équipements ivoiriens. Les régiments de flics appelés en renforts sur le quartier convergent désormais sur la mairie. Le territoire est dégagé. Une dernière équipe se dirige alors discrètement vers le port autonome, qui attendait sagement son heure en commençant tout de même à s’inquiéter un peu du retard. Le plus grand port industriel de la région va connaître la conflagration des colères. Plusieurs hangars sont rapidement incendiés ainsi que des 232

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camions de transport. Quelques semi-remorques enflammés vont s’écraser au fond de l’eau, là où passent normalement les transporteurs. De là, des colonnes de fumée gigantesques s’élèvent. Puis un premier cargo s’embrase. L’industrie parisienne est bloquée, les revenus de la mafia taris, l’ordre marchand a pris son coup de surin. Non loin de là, à la porte sud de la Mandoline, une autre ombre s’est glissée aux côtés d’Awa. « Il faut y aller », avait dit la silhouette qui boite. C’est Assoa, seul, qui vient de sortir de la pénombre derrière elle. Il revient essoufflé et doit maintenant disparaître. Deux heures plus tôt plus tôt, il était venu la trouver. La journaliste disait vouloir le filmer, lui et V, une gamine et un handicapé, face à la police. Mais elle n’a pas eu le choix. Assoa lui a proposé de se racheter auprès du quartier en le filmant, lui seul, en direct, à vingt heures. Elle a fini par accepter et, en accord avec son cameraman, Awa a décidé de ne pas respecter les ordres de sa hiérarchie ni ceux de la police. Elle a négocié avec la rédaction de TF1 pour avoir le direct à l’ouverture du journal, en expliquant qu’elle avait trouvé un jeune émeutier volontaire pour raconter qu’il agissait au nom du djihad. Mais il voulait absolument passer en direct. La camionnette de télévision démarre. Elle emporte Awa et Assoa vers Saint-Denis. Là, près du canal, à vingt heures précises, elle va transmettre le message d’Assoa.

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Le JT commence par les titres. « Un incendie criminel bientôt maîtrisé dans la prison de Fleury et un autre qui démarre à l’établissement pénitentiaire pour mineurs de Lavaur », « une émeute sanguinaire sur le point d’être canalisée au CRA du Mesnil-Amelot », de « graves incidents interethniques au Sénégal », « des pillages ultraviolents dans les supermarchés et les banques de plusieurs grandes agglomérations ». « Mais, tout de suite, de notre envoyée spéciale en direct de la Mandoline, près de Paris, l’interview exclusive et exceptionnelle de l’un des terroristes présumés responsables des événements en cours. » Assoa, qui a décidé de ne pas se masquer, prend la parole : « Je viens des quartiers pauvre pour porter un message. Nous ne sommes pas des écrivains, encore moins des politiciens, mais écoutez-nous quand même. C’est un appel au peuple! Aujourd’hui, les flics ont encore assassiné deux des nôtres, un vieil immigré du quartier de la Mandoline et un ouvrier de l’électricité. Les médias ne pourront pas cacher la vérité longtemps. Le pouvoir occupe déjà militairement plusieurs quartiers et chasse dans Paris. A Gennevilliers, nous avons brûlé une partie de la mairie et le port est complètement bloqué. La révolte doit continuer. On passe nos vies à trimer comme des chiens, on crève parfois d’ennui mais c’est surtout au taf ou en tolle, dans la rue ou dans les commissariats. Il faut tout changer et nous ne sommes pas seuls. Les pauvres du monde 234

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ont commencé à se soulèver aussi. Levez-vous, nous allons reprendre ce qu’on nous doit! Bloquez le travail, arrêtez de payer, occupez les places, coupez les rues, cessez d’obéir ! Il faut en finir avec ce monde. Nous reconstruirons autre chose, ensemble. C’est nous, nos parents et les anciens qui avons tout construit. On fera mille fois mieux. En partageant et en s’aidant. Mais maintenant, il faut prendre nos responsabilités... Redressez- vous, nous avons monté les premières barricades. Et elles n’ont que deux côtés... Aux traîtres, aux flics et aux militaires qui ouvriront les yeux, aux privi- légiés et aux puissants qui n’ont jamais rien lâché, aux pauvres qui se sont soumis, ne vous trompez pas de camp ! Vous pouvez encore nous rejoindre, la porte est encore ouverte. Mais c’est votre dernière chance. Nous n’aimons pas la violence, mais on ne nous laisse plus le choix. On nous tire comme des lapins ! Nous devons bien nous défendre, nous devons aussi nous libérer. Ne frappez pas le peuple quand on vous l’ordonnera. Abandonnez vos trônes. Rompez les rangs. Ne vous taisez plus. Notre révolte est juste ! Vous serez plus heureux quand nous serons tous égaux !... Unissons-nous, bloquons tout ! Pouvoir au peuple ! » La direction de la chaîne n’a pas réussi à interrompre Assoa plus tôt. Des techniciens ont dû vouloir l’écouter jusqu’au bout. Mais alors que le journaliste allait reprendre la parole pour le discréditer,

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la télé s’est brouillée. Ce sont Lias Sail et ses collègues d’ERDF les responsables. Ils avaient prévu de couper le courant aux grandes chaînes de télé et eux aussi ont préféré attendre lorsqu’ils ont entendu Assoa. Mais désormais le pouvoir est muet. Le silence dissipe son venin. Du haut de sa tour, la vieille Houria regarde un monde qu’elle veut voir depuis longtemps finir. Les femmes qui l’attendent dans le salon ont mis le volume de la télé à fond. Personne n’a pu manquer les titres du journal ni l’intervention d’Assoa. La vieille a bien reçu le message, elle est émue. Sur le balcon, une brise agite son voile et quelques mèches de ses cheveux.. Trois fantômes l’ont rejoint auprès de la rambarde. Le premier sèche ses larmes, un autre caresse la cicatrice qui lui traverse le bras. Le dernier chuchote à son oreille le théorème de la hoggra : « La violence est une énergie, elle circule sans fin, se conserve, se transmet, résonne puis revient. Rien d’elle ne se perd et comme toute force, elle provoque des réactions égales, opposées et inverses. La matière est tout ce qui résiste et chaque corps conserve la mémoire des humiliations subies. Les peuples bombardés accumulent de la puissance et sont poussés vers la fusion. Ce qui les enferme et les frappe accélère sa propre fin dans une grande explosion. » La ligne droite est en feu et la fumée a fait fuir les corbeaux. Seuls restent les petits chats. Houria Ben236

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tahnoun a fermé les yeux pour écouter le spectre raconter. Elle relève doucement la tête et délivre ses épaules. Le vent caresse son visage, sa respiration s’apaise et son corps se dénoue. Elle ouvre les paupières quelques secondes et pose son regard sur l’horizon. Le ciel est pourpre. La vieille sourit. Elle sait. Demain encore, le soleil suivra sa course éternelle. Mais cette nuit, c’est l’humanité qui se lève.

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Déjà paru dans la collection « Béton Armée » :

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2030 Nouvelles d’un monde qui tombe Collectif d’auteurEs

Editions BBoyKonsian 25, avenue du saut de Loup 78170 la Celle Saint Cloud Indicatif éditeur : 978 2 9538046 www.bboykonsian.com

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Achevé d’imprimer sur les presses du Ravin Bleu ( imprimerie.ravinbleu.org ) Premier tirage : 1000 ex - Octobre 2011 Dépot légal - Octobre 2011 ISBN 978 2 9538046 1 4 - Imprimé en France

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