La notion de «subjectité» dans la phénoménologie d’Emmanuel Lévinas
1. LA QUESTION DE LA SUBJECTITÉ La «déconstruction» progressive de la notion de «sujet» n’en laisse pas moins intacte et ouverte la question de la subjectivité1. Car ce que cette «déconstruction» nous invite à penser est le processus généalogique ou génétique par lequel la subjectivité se constitue comme telle. La «subjectivité» n’est pas l’attribut d’un sujet déjà constitué, c’est-à-dire instauré, de plein droit, dans la possession de ses prérogatives, mais le résultat d’une opération de constitution. La subjectivité répond aux conditions qui président à sa constitution: elle n’est plus saisie sur le côté de la demande, de la formulation d’une hypothèse2, qui pose la subjectivité comme une condition a priori, mais sur le côté de la réponse3. A quoi, concrètement, la constitution de la subjectivité répond-elle? Quelle est la loi, la norme génétique, à laquelle cette constitution obéit? Cet article aspire à fournir une réponse, même si provisoire, à cette question et pour ce faire il entend clarifier la notion de subjectité, telle qu’elle se construit dans la phénoménologie d’Emmanuel Lévinas4. Cette notion indique ce par quoi la subjectivité peut se constituer comme telle: en d’autres termes, ce à quoi répond le processus de la constitution. Plus 1 Sur le thème du sujet et de la subjectivité chez Lévinas voir Ricœur P., 1990; Marion J.-L., 1991, 77-95; Bailhache G., 1994; De Bauw C., 1997; Rolland J., 2000; Ponzio A., 2000; Guibal F., 2002, 75-97. 2 Sur le statut de la notion d’hypothèse voir Nerhot P., 1994. 3 Sur cette question voir Camera F., 2001, notamment 9-10. Cf. aussi Vanni M., 2002, 21-44. On peut aussi voir tout récemment, Vanni M., 2004. 4 C’est Lévinas lui-même qui emploie le terme de subjectité (Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 134) et en déploie la problématique notamment dans ce texte (cf. notamment 134 et suivantes), où il est question de la relation entre la proximité et la subjectivité (cf. plus largement le chapitre III: Sensibilité et proximité; §6: La proximité; b) proximité et subjectivité). Problématique dont nous tentons, ici, de tracer les coordonnées et clarifier le statut philosophique. Il est bien possible que Lévinas, en affrontant cette problématique, ait songé aux pages importantes que Martin Heidegger consacre à cette notion dans sa Lettre sur l’humanisme, 1992. Une mise au point plus détaillée de la notion de subjectité nécessiterait ainsi une confrontation plus serrée avec la philosophie heideggérienne, à laquelle nous ne saurions toutefois malheureusement nous livrer ici.
Revue Philosophique de Louvain 104(2), 261-287. doi: 10.2143/RPL.104.2.2016140 © 2006 Revue Philosophique de Louvain. Tous droits réservés.
262
Massimo Durante
précisément, elle nous fait apparaître l’horizon dans lequel la subjectivité peut se constituer comme détentrice des propriétés qui définissent son être5. A l’intérieur de la réflexion de Lévinas, se noue autour de la question de la subjectité un problème philosophique, dont la solution nous permettra de mieux comprendre comment se définit l’idée de la subjectivité chez notre philosophe. La subjectité constitue en effet une notion, qui ne saurait être posée comme un acquis mais comme une hypothèse à vérifier: cette hypothèse consiste à dire que la notion de subjectité structure de manière essentielle la problématique de la subjectivité quant à son processus de constitution. C’est pourquoi il nous faut commencer par évoquer une question qui investit et structure l’idée de subjectivité dans ses termes problématiques: cette question, qui joue un rôle central dans la compréhension du processus de constitution de la subjectivité, nous conduira à porter notre attention sur la notion de subjectité, qui en constitue le noyau théorétique. Cette question concerne le statut de la relation qui existe entre la demande et la réponse, au sein de laquelle la subjectivité est censée se constituer. Si en effet la subjectivité est ce qui se constitue dans la réponse — tel est le cas de la philosophie lévinassienne — doit-il en découler pour autant une conception de la subjectivité comprise comme ce qui comble un vide, comme ce qui permet d’accéder à l’objet de notre quête, à savoir ce qui fait face à la négativité qui la menace? Nous ne saurions souscrire à cette construction de la subjectivité. En effet, cela présupposerait que la réponse vienne toujours remplir un vide que la demande ouvre, que la réponse soit égale à la demande dont elle provient, qu’elle est récurrence de soi. Afin que la réponse soit telle, elle doit contenir plus que la demande ne contient. Elle n’est pas seulement en rapport avec la demande, mais avec une surenchère de sens, à laquelle elle doit faire droit. Si la réponse n’était pas à même d’aller audelà de l’ordre de la demande, la subjectivité resterait enfermée dans une structure tautologique6, par laquelle elle ne serait que récurrence, égalité et conscience de soi. Il nous faut rendre compte, au niveau des conditions 5 En un sens, c’est précisément ce langage de la propriété et son régime ontologique que Lévinas entend mettre en discussion en tant qu’horizon de la constitution de l’humanité de l’humain. Lévinas conteste, en termes radicaux, que cette constitution puisse être pensée sous la forme d’une déduction de l’humain de l’ontologique. Voir Lévinas E., 1997, 33 et suiv. 6 Sur la structure tautologique comme obstacle à l’affirmation d’une pensée rationnelle voir Nerhot P., 2001, première partie.
La «subjectité» dans la phénoménologie de Lévinas
263
mêmes de constitution de la subjectivité, c’est-à-dire au niveau de la subjectité, d’un certain rapport asymétrique entre la demande et la réponse, d’un excès sur tout régime de corrélation. La corrélation entre la positivité et la négativité (qui assure l’idée classique de la subjectivité du sujet) n’est pas forcement la norme génétique, qui préside à la constitution de la subjectivité et qui prétend ainsi énoncer le sens de l’humain: voilà la thèse que nous tenterons de démontrer. A cette fin, il s’agira justement de mesurer comment la notion de subjectité, qui comme nous l’avons vu exprime une norme génétique, s’articule sur le plan des questions «de droit». En effet, c’est sur ce plan que les différentes conceptions quant au statut négatif7 de la subjectivité peuvent engendrer les conséquences les plus significatives, puisque c’est précisément l’interprétation de la négativité qui se trouve au fondement, à la fois de la notion de subjectité, et à la fois de la conception de l’infini propre au Sollen, au devoir être, en tant qu’il exprime la participation du réel à l’idéal, et partant la possibilité pour la subjectivité de s’élever au rang de l’universel. Le point de départ de notre analyse consistera tout d’abord à préciser les termes dans lesquels est mise en discussion l’idée de subjectité qui fonde la notion classique de la subjectivité. En effet, la subjectité se construit dans la philosophie de Lévinas contre les représentations phénoménologiques majeures de cette idée, la profondeur sujet/objet et la différence ontologique, mais à partir de l’idée de proximité. Mais il nous faut pour cela opérer une prémisse, car ces représentations supposent d’investiguer le statut gnoséologique de l’idée de subjectité. La proximité entretient, en effet chez Lévinas, une relation avec la notion de vérité: relation qui affleure dans les pages d’Autrement qu’être8, même si la notion de proximité y est présentée au cours d’une réflexion, qui entend inscrire sa problématique au-delà du langage de l’être. La référence à l’idée de vérité n’est jamais assurée à l’intérieur de la pensée lévinassienne, parce qu’elle est bien souvent censée relever du langage métaphysique ou ontologique, c’est-à-dire se traduire dans la manifestation même de la positivité de l’être. Et pourtant la problématique de la vérité ne disparaît pas, notamment où il s’agit de la constitution de 7 L’importance du statut négatif de la subjectivité est fortement remarquée, dans une perspective importante pour la philosophie politique et du droit, par Éric Weil, qui le pose au cœur de sa réflexion sur la violence. Cette perspective est aussi bien présente dans la réflexion lévinassienne. Voir Weil É., 2000. 8 Cf. Lévinas E., 1990b, notamment 124 et suiv.
264
Massimo Durante
la subjectivité: au contraire, elle est investie par ce changement d’horizon que les pages d’Autrement qu’être entendent achever, du primat de l’ontologie à celui de l’éthique. Mais pour ce faire, la philosophie lévinassienne doit s’armer, dans un premier temps, de la déconstruction du sujet transcendantal, que lui assure l’analytique de l’existence. La réflexion de Lévinas sur la vérité participe donc, même si de façon critique, de l’ouverture philosophique rendue possible par la pensée heideggérienne, qui met en discussion la profondeur entre le sujet et l’objet (la subjectité au sens transcendantal), en faveur de la transcendance de la différence ontologique. Lévinas est bien conscient de l’ouverture du sens qui se réalise où se trace la différence entre l’ordre du vrai (qui investit la question de la signification en termes ontiques) et l’événement ontologique de la vérité (qui concerne l’exposition à l’être). Le philosophe français entend, toutefois, substituer l’événement du sens, qui est pensé comme pour-l’autre dans la proximité, à l’événement ontologique de la vérité. Pour cela il faut que Lévinas se démarque autant de la spatialité (la profondeur sujet/objet) de la subjectité au sens transcendantal: La proximité serait-elle une certaine mesure de l’intervalle, se rétrécissant entre deux points ou deux secteurs de l’espace, dont la contiguïté et même la coïncidence marqueraient la limite? Mais alors le terme de proximité aurait un sens relatif et, dans l’espace inhabité de la géométrie euclidienne, un sens emprunté. Son sens absolu et propre suppose l’‘humanité’. (…) Dans la proximité le sujet est impliqué d’une façon qui ne se réduit pas au sens spatial, que prend la proximité, dès que le tiers la trouble en demandant justice dans l’‘unité de la conscience transcendantale’, dès qu’une conjoncture se dessine dans le thème et qui, dite, revêt le sens d’une contiguïté (Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 129-130, nous soulignons).
que d’une compréhension ontologique de la transcendance à l’autre (cette différence ontico-ontologique, selon laquelle toute implication s’exprime et se mesure par rapport au «Da» du Dasein9): L’approche est précisément une implication de l’approchant dans la fraternité. Devenant conscience, c’est-à-dire thématisée, l’approche indifférente détruit cette parenté (…). La subjectivité du sujet approchant est donc préliminaire, an-archique, avant la conscience, une implication — une prise dans la fraternité. Cette prise dans la fraternité qu’est la proximité, nous l’appelons signifiance. Elle est impossible sans le Moi (ou plus exactement sans le soi) qui, au lieu de se représenter la signification en elle, signifie en 9
Voir, infra, la note n. 13.
La «subjectité» dans la phénoménologie de Lévinas
265
signifiant. La représentation de la signification naît elle-même dans la signifiance de la proximité dans la mesure où un tiers côtoie le prochain (Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 131-132).
Il est possible d’opérer, ici, trois considérations, qui tiennent au statut gnoséologique de la notion de subjectité. Premièrement, la proximité met en jeu la question de la signifiance, c’est-à-dire de la signification du sens. Nous devons remarquer contextuellement que lorsque la question de la subjectité s’avère susceptible de mettre en jeu celle du sens et notamment du sens de l’humain, Lévinas adopte une conception anti-relativiste du sens: la proximité ne revêt pas une signification relative, mais une signification absolue. Une telle signification est absolue, puisqu’elle excède une notion purement spatiale de l’idée de proximité, qui n’est pas donc toujours déjà comprise dans l’horizon de l’objet. Dans un tel horizon, la subjectité serait réduite aux conditions constitutives de l’objet, c’est-à-dire à l’objectité; nous retrouvons ainsi l’aporie qui traverse le projet de la Cinquième Méditation Cartésienne10, à savoir le fait d’établir l’horizon de l’espace comme l’horizon de la gnoséologie de la transcendance, voire de la possibilité de la relation à autrui. Cela signifie aussi que la négativité, dont il peut y avoir gnoséologie ou relation, n’est jamais celle d’un objet pensé comme faisant déjà partie de l’ordre de l’existant. La subjectivité, telle que Lévinas en repense la possibilité, ne se constitue pas à travers l’acte d’appropriation d’une négativité, pensée comme corrélative à la positivité de l’étant. Si la subjectité ne participe pas de la positivité de l’étant et, par là, de la manifestation de l’être, c’est parce que la négativité n’est plus pensée comme une corrélation avec l’étant que l’être pose et manifeste. Cette structuration de la subjectité appartient au langage heideggérien, par lequel la négativité ne se fait jamais contenu d’une intuition d’objet, mais tient à la structure analytique de l’être-là: cela signifie qu’elle est autant manifestation de l’être que de l’humain. Pour Lévinas aussi, cette structuration ne s’avère possible qu’en supposant la référence à l’humanité; mais cette humanité — ou subjectivité — ne consiste plus dans la manifestation de l’être. Elle ne se constitue plus au sein de la corrélation avec la positivité de l’étant que l’être manifeste, mais dans la proximité de l’un-pour-l’autre. Cette proximité, comme nous le verrons ensuite, est faite d’une relation qui ne se convertit plus en corrélation en se totalisant, en se sachant comme totalité dans l’être. La négativité, chez Heidegger, n’est 10
Cf. Husserl E., 1994. Sur cette problématique cf. Kobayashi R., 2002, 149-185.
266
Massimo Durante
pas comprise sur le plan ontique, comme ce qui manque dans l’existant, mais sur le plan ontologique, pour fonder une corrélation avec l’être et dans l’être11. Le nihil, tel que Heidegger tente d’en définir le sens, c’està-dire dans la mesure où il excède le plan ontique, fonde la possibilité d’accéder à l’être dans sa totalité, il totalise l’être, parce que la relation avec le nihil — l’angoisse — est corrélation dans l’être avec sa totalité — l’être-pour-la-mort. L’être cesse d’être, dans la relation avec le nihil, la manifestation de la positivité de l’étant, pour se rapporter à soi-même: au fait d’être et de ne pas être, sans détermination réelle, voire ontique. La conséquence de cette construction théorique (importante pour la réflexion lévinassienne) consiste en ceci que la possibilité d’assumer la négativité ainsi comprise est constitutive d’une idée de la subjectivité humaine, qui ne se réalise pas seulement sur le plan de l’histoire. La subjectivité n’est plus la vertu d’un sujet qui oriente l’histoire ou dans lequel l’histoire s’accomplit, mais elle est l’expression de la liberté de l’homme devant l’histoire, face à la détermination ontique qu’entraîne le devenir de l’histoire. La relation avec l’histoire est désormais révélatrice d’une subjectivité sans sujet. Ceci constitue le point d’ancrage de la pensée lévinassienne avec la réflexion heideggérienne sur la négativité, mais à partir de là les chemins des deux penseurs divergent sensiblement. Si pour le philosophe allemand la méditation sur la subjectivité est révélatrice d’une véritable conception de l’humanité de l’humain, qui résulte d’une déduction ontologique de l’être-là, la différence de fond avec la réflexion 11 Voir notamment Vattimo G., 1989, 87: «La negatività che Heidegger ha scoperto elaborando il concetto di colpa non è la mancanza o privazione di qualcosa, né la negatività puramente dialettica che si risolve e supera in positività. Questi concetti sono insufficienti ad interpretare la nullità propria dell’esserci, che si rivela nel fenomeno della colpa. Il concetto di privazione supporrebbe che la nullità sia un accidente, per così dire, che accade all’esserci una volta che esso è già dato come semplice-presenza; l’esserci sarebbe costituito dalla nullità in quanto mancante di qualche sua parte (l’inizio, la fine, le altre possibilità che rifiuta scegliendone una). Ma l’esserci è proprio in quanto è questa mancanza: questa dunque non può essere definita come privazione, cioè in riferimento a qualcosa che già è, perché costituisce questo qualcosa stesso». Et encore, 87-88: «Si vede qui come tutto ciò che Heidegger dice a questo proposito analizzando la colpa valga anche per la morte: l’esserci è quel che è proprio perché è per la propria fine, è la fine non può mai essere concepita come qualcosa che gli inerisca dall’esterno, come accidentale. Anche il concetto di negatività come passaggio dialettico, a ben vedere, non è che una variazione della negatività come privazione, giacché si concepisce sempre come posto dentro una positività data, come una sua articolazione interna. L’inadeguatezza dei concetti di nullità come privazione e dei concetti di nullità come passaggio risiede da ultimo nel fatto che entrambi sono pensati sul modello della semplice-presenza: ora, la nullità dell’esserci “non significa affatto un non essere semplice-presenza, non sussistenza; essa esprime invece un non che costituisce proprio l’essere dell’esserci, il suo esser gettato”».
La «subjectité» dans la phénoménologie de Lévinas
267
lévinassienne consiste justement en ceci que, d’après cette dernière, la subjectivité, en tant qu’expression de l’humanité de l’humain, ne se fait jamais contenu d’une déduction, mais apparaît au sein de l’intrigue éthique de l’un-pour-l’autre. Cela nous emmène à la deuxième considération, qui nous permettra de spécifier la première. A l’événement ontologique de la vérité en tant qu’horizon de tout sensé, Lévinas substitue la question du sens: une telle question ne se laisse pas entièrement saisir en termes ontologiques ou épistémologiques, mais en termes éthiques, qui mettent en jeu la multiplicité concrète de l’humain. Cette multiplicité de l’humain ne fonctionne pas seulement comme principe an-archique de l’orientation du sens12, mais parvient également à mettre en discussion l’idée que l’unité de l’énonciation, par laquelle se formalise l’unité du sens, repose sur l’unité de ce qui énonce. En d’autres termes la multiplicité de l’humain (cette prise dans la fraternité, sur laquelle nous insisterons plus avant) ne permet pas de fonder l’unité du sens sur la prétendue unité subjectivité de ce qui énonce, c’est-à-dire sur la courbure d’un pole subjectif, auquel se ramèneraient de façon unitaire les rayons de multiples significations possibles. L’unité du sens, à laquelle Lévinas se réfère en termes de signifiance (Humanisme de l’autre homme, 11), qui exprime l’orientation même de la signification, ne dépend plus de l’unité d’un centre d’attributions, qui seul retiendrait tout le sens de l’humain. L’humanité de l’être humain ne peut se retracer que le long d’une ellipse dont les deux foyers sont désormais l’un et l’autre, liés par une relation dont le statut est asymétrique et la forme, comme nous l’avons remarqué auparavant, est celle d’une prise dans la fraternité. Cela nous introduit à la troisième considération. Nous avons vu que la subjectivité se définit précisément comme une implication — une prise dans la fraternité. Le registre que Lévinas emploie ici est encore une fois celui dont se nourrit l’analytique de l’existence de Heidegger: l’idée selon laquelle la subjectivité est implication, c’est-à-dire un rapport et une ouverture13, et qui fait référence, sur un registre totalement différent, au 12 Nous avons concentré notre attention sur cette question dans un ouvrage auquel nous nous permettons de renvoyer: Durante M., 2001, notamment chap. I. Nous sommes retourné à cette question dans une récente étude à laquelle nous nous permettons aussi de renvoyer: Durante M., 2004, 269-312. Pour mesurer l’importance de cette question à l’intérieur de la pensée lévinassienne cf. ce que dit Heidegger au sujet de la notion d’«orientation». Voir Heidegger M., 1964, notamment 138-139. 13 Cf. Heidegger M., 1964, notamment au sujet de la définition même du Dasein, 166: «Il est caractéristique de l’être inaliénable de cet étant de n’être pas fermé sur soi.
268
Massimo Durante
statut du Da du Dasein, statut qui précisément désigne l’implication, dans la présence, entre l’horizon ontologique et l’horizon ontique de l’être humain. Cette implication est donc ce qui ouvre le Dasein sur une double prise, ontique et ontologique, sur la finitude et sur l’être, de telle façon que la finitude ne soit plus privation de l’être, mais sa propre affirmation (Vattimo, 1989, 90). Cette implication, qui est une double prise, structure la compréhension de la subjectivité du sujet. Avec Lévinas il en va cependant tout différemment. Pour le philosophe français, cette implication ne se réalise pas dans la présence, mais au cœur même de l’absence: elle est une ellipse, c’està-dire une relation où l’un et l’autre ne se donnent pas en présence. Elle est également une prise, mais qui ne s’avère pas réglée sur le régime de la présence: elle n’a pas un statut ontologique, mais cela ne signifie aucunement que cette absence se conçoive en termes de pure négativité14. La fraternité signifie une relation dont il n’y a pas corrélation dans l’être entre l’un et l’autre, ou, pour le dire autrement, l’un n’est jamais la limitation de l’autre; mais au contraire la destinée de l’un est nécessairement une prise sur soi de la destinée de l’autre, de telle façon que la fraternité est un rapport d’infinition, où le soi ne se réfère plus au moi, mais d’ores et déjà à l’autre. Or, si cette prise structure la compréhension de la subjectivité, cela signifie que la responsabilité de l’un envers l’autre ne se mesure plus par rapport à l’autonomie du moi, mais à l’hétéronomie du soi. La fraternité en tant que prise est une déstructuration du sujet et une structuration de la subjectivité: le sujet n’est plus celui qui est investi du pouvoir de délimiter sa propre responsabilité, lorsqu’il se confronte avec les exigences des autres, mais il est celui dont la subjectivité se définit précisément en rapport avec sa capacité de répondre d’autrui15. Cette Le mot “là” exprime cette ouverture essentielle. Par elle, cet étant (l’être-là) est pour luimême en même temps qu’est “là” pour lui l’”être-là” du monde». 14 Cf. Lévinas E., 1990a, §3: La transcendance n’est pas la négativité, 30-32, premier chapitre, section première, notamment 30-31: «Le mouvement de transcendance se distingue de la négativité (…). La résistance est encore intérieure au Même. Le négateur et le nié se posent ensemble, forment système, c’est-à-dire totalité. (…) L’idée du parfait est une idée de l’infini. La perfection que ce passage à la limite désigne ne reste pas sur le plan commun au oui et au non où opère la négativité. Et, inversement, l’idée de l’infini désigne une hauteur et une noblesse, une transcendance. Le primat cartésien de l’idée du parfait par rapport à l’idée de l’imparfait, conserve ainsi toute sa valeur. L’idée du parfait et de l’infini ne se réduit pas à la négation de l’imparfait. La négativité est incapable de transcendance». 15 Nous retrouvons ainsi la relation entre la demande et la réponse. Cf. Lévinas E., 1997, 132-133: «La proximité du prochain n’est-elle pas dans ma responsabilité pour sa mort? Alors ma relation à l’Infini s’invertit en cette responsabilité. (…) Cette question — question de la mort — est à elle-même sa propre réponse: c’est ma responsabilité pour la
La «subjectité» dans la phénoménologie de Lévinas
269
capacité est une prise sur soi de la destinée de l’autre, capacité dont il faut éclairer le statut philosophique, du moment même que cette capacité s’avère fondatrice de la notion de subjectivité. Son statut tient à la notion de substitution. Il est bien connu que cette notion joue un rôle essentiel dans l’économie de la pensée lévinassienne et plus en particulier dans la construction de l’édifice théorique de Autrement qu’être ou au-delà de l’essence16. La notion de substitution, autour de laquelle se construit l’idée de subjectivité de Kant jusqu’à Heidegger, est décisive pour définir la notion de subjectivité telle que Lévinas la propose au cours de son texte majeur (Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 180-185). Elle répond pour ainsi dire à une seule question: comment pouvons-nous nous substituer à l’autre? Dans quelle mesure pouvons-nous dire l’être où se trouve l’autre? Ce «lieu» est-il trouvable? L’idée de substitution tente de répondre à cette question, en posant les limites conceptuelles et phénoménologiques qui définissent l’horizon qui rend possible la rencontre avec l’autre, à savoir cette relation avec l’autre fondatrice de la subjectivité17. A partir de Kant jusqu’à Husserl, cette substitution à l’autre n’a pas le statut d’une substitution réelle, mais elle s’avère possible dans l’horizon du symbolique. Cet horizon est, dans la tradition de la philosophie transcendantale, celui de l’espace, c’est-à-dire l’horizon de la constitution de l’objet, de l’objectivité en général et de l’universel. S’il est vrai que, chez Heidegger et Lévinas, la substitution n’a pas de statut réel (autrui est une limite infranchissable), il y a pourtant, chez les deux philosophes, un changement d’horizon: il ne s’agit plus de l’horizon de l’espace mais de celui du temps. Ce changement d’horizon est encore une fois décliné de façon différente chez les deux philosophes, mais un trait commun connote néanmoins leurs constructions respectives. Dans l’horizon de mort de l’autre. (…) La question comporte la réponse en tant que responsabilité éthique, en tant que dérobade impossible». 16 Cf. Lévinas E., 1990b, 10: «Ce livre n’est cependant pas un recueil d’articles. Bâti autour du chapitre IV [La Substitution] qui en fut la pièce centrale, il précéda, dans sa première rédaction, les textes publiés». Voir aussi en ce sens, dans le même texte cité, la note n. 1, 156. 17 Cela est vrai pour cette tradition philosophique, sur laquelle nous ne pouvons nous attarder ici, et qui, de façon différente, analyse la question de la subjectivité dans le prisme de la relation d’intersubjectivité (avec un accent souvent mis sur la relation dialogale ou sur la réciprocité, qui n’appartient pas, cependant, à la pensée lévinassienne). Cette tradition est celle, pour se tenir à ses représentants majeurs, de Buber M., 1992; Ebner F., 1921; Lachièze-Rey P., 1950; Marcel G., 1991; Merleau-Ponty M., 1976; Nédoncelle M., 1942; Rosenstock-Huessy E., 1964; Rosenzweig F. 2003; Scheler M., 2003.
270
Massimo Durante
l’espace, il y a une forme de substitution qui définit le processus de la signification en termes objectifs: sont définis les termes auxquels l’un est tenu pour l’autre, la négativité est intégrée par la positivité du signe dans un système culturel18. Il faut dès lors se demander ce qui oriente ce processus de la signification, ce qui détermine les limites dans lesquelles la substitution se rend possible ou s’avère impossible? Cette orientation foncière peut être saisie, selon les deux philosophes, dans l’horizon du temps. Mais si, pour le philosophe allemand, le teneur philosophique de cette orientation ontico-ontologique dépend de la relation entre la question de l’être et celle du temps, elle a, pour le philosophe français, une connotation éthique, qui pose la question du sens au principe de l’interprétation de la notion d’orientation. Au cœur de la proximité, nous retrouvons la distinction entre le plan de la signification sur lequel se rend disponible une mesure phénoménale du réel («La représentation de la signification») à partir de l’interposition du tiers («dans la mesure où un tiers côtoie le prochain») et l’instance qui ouvre ce plan et l’oriente. Cette instance est bien celle du sens19 («la signifiance même de la signification») qui implique une diverse compréhension de la subjectivité. C’est à partir de cette distinction que la subjectivité du sujet est mise en jeu par la réflexion du philosophe français: La signification propre de la subjectivité est la proximité, mais la proximité est la signifiance même de la signification, l’instauration même de l’un-pour-l’autre, l’instauration du sens que toute signification thématisée reflète dans l’être. Il ne suffit pas de dire la proximité comme rapport entre deux termes et comme assurée, en tant que rapport, de la simultanéité de ces termes. Il faut insister sur la rupture de cette synchronie, de cet ensemble — par la différence du Même et de l’Autre dans la non-indifférence de l’obsession exercée par l’autre sur le Même (Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 135-136).
La proximité est l’instauration du sens («l’un-pour-l’autre») que la signification reflète dans l’être. Cela signifie que Lévinas tente de conce18 Cf. Lévinas E., 1996, 10: «Le “sujet pensant” qui recherche cet arrangement intelligible, s’interprète, dès lors, malgré le labeur de sa recherche et le génie de son invention, comme un détour qu’emprunte le système pour s’arranger, détour que décrivent ses termes ou ses structures pour s’arrimer, pour s’assembler en un grand présent et aussi, pour éclater de vérité en tous ses points, pour paraître. Le sujet laisse être l’être. Par le rôle qui lui incombe, il appartient, certes à la geste de l’être, et à ce titre, le sujet se manifeste à son tour: à lui-même et aux sciences humaines. Mais il n’a aucune vie signifiante en dehors de la vérité qu’il sert et où il se montre. Le reste de l’humain lui reste étranger». 19 Cf. Lévinas E., 1996, 58: «il est extrêmement important d’insister sur l’antériorité du sens par rapport aux signes culturels».
La «subjectité» dans la phénoménologie de Lévinas
271
voir une notion de subjectivité qui ne consiste pas dans une modalité de l’être, dans un reflet de l’être. Comme nous le verrons ensuite, l’horizon de la subjectivité, à savoir la subjectité, n’est pas l’horizon du devenir, sur lequel l’être se manifeste comme une simultanéité entre deux termes, c’est-à-dire comme une corrélation entre la positivité et la négativité. Le philosophe insiste sur la rupture de cette simultanéité ou synchronie, auxquelles il oppose l’obsession20 de la non-indifférence exercée par l’autre sur le même. L’horizon de cette obsession est celui de la non-simultanéité des termes en relations, de l’irréversibilité de la relation avec autrui. Il nous faut dès à présent approfondir le statut de cet horizon, dont émane le caractère le plus essentiel de la notion de subjectité.
2. L’IRRÉVERSIBILITÉ EN TANT QUE CARACTÈRE PROPRE DE LA NOTION DE SUBJECTITÉ
La subjectité, en tant qu’horizon de la constitution de la subjectivité, est caractérisée par l’irréversibilité des relations à travers lesquelles la subjectivité émerge et se profile dans son dessein. Cela signifie que la subjectivité existe, dans la transcendance de l’autre qui la traverse, sur les modes de l’irréversibilité et de l’immédiateté, qui connotent la relation éthique avec autrui. C’est à travers l’interposition du tiers que s’ouvre la dimension de la réversibilité et de la médiation, sur laquelle les relations humaines ont une signification commune propre de la synchronie du Dit et sur laquelle existent aussi les institutions. Contre le paradigme qui prévaut dans la modernité, l’irréversibilité et l’immédiateté propres de la subjectité de la subjectivité déterminent les relations inter-subjectives sur le plan de l’asymétrie, alors que la réversibilité et la médiation, propres de l’ordre du Dit, configurent en revanche les relations institutionnelles sur le plan de la symétrie. Pour le philosophe français, la relation que l’individu entretient avec les institutions n’est plus comprise sur le plan de l’asymétrie, mais inversement sur celui de la symétrie: c’est là que réside le caractère rationnel des institutions, nonobstant la nécessité que cette rationalité ne se transforme point en la tyrannie d’une raison impersonnelle21. 20 Sur cette notion, qui s’avère décisive pour une pensée de la subjectivité, cf. tout récemment Calin R., 2005. 21 Sur cette problématique, qui concerne la philosophie politique et du droit, cf. Durante M., 2002. A ce sujet, de bonnes indications ont été fournies tout récemment par Marzocco V., 2005.
272
Massimo Durante
Voilà la raison pour laquelle le philosophe nous rappelle que la symétrie demeure traversée par l’obsession exercée par l’autre sur le même, qui rétablit l’ordre individuel de la trace22, l’abnégation, contre la médiation du signe. Comme si les institutions, l’État, la loi23, le langage, étaient toujours porteurs d’une dette envers qui se justifier, et ce même si cette dette n’a jamais fait l’objet d’un engagement ou contrat. Cela signifie que la subjectivité du sujet universel, du sujet de la médiation, doit être conçue à partir de la subjectité individuelle, qui est la rupture de la prétendue corrélation, dans l’être, entre le positif et le négatif: Ne pas s’en aller en relations qui se retournent — l’irréversibilité — c’est la “subjectité” du sujet, universel, dont l’ignorance par le sujet atteste, non pas la naïveté d’une humanité encore incapable de penser, encore enfermée dans une identité originelle, d’avant toute médiation, ni la quotidienneté de l’homme, fuyant le concept et la mort dans une identité originelle, d’avant toute médiation, mais l’en deçà pré-originaire de l’abnégation (Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 134).
L’irréversibilité définit ainsi le caractère propre de la subjectité et elle conditionne, par là, la structuration de la subjectivité du sujet universel. Tant sur le plan asymétrique des relations individuelles que sur le plan symétrique des relations institutionnelles, cette différente conception de la subjectivité du sujet, pensée à partir de l’irréversibilité dans la proximité, empêche de concevoir la subjectivité comme une pure récurrence du soi24. Cette récurrence entraîne deux conséquences majeures se situant au niveau du statut phénoménologique de la subjectivité (et inter22 Cf. Lévinas E., 1996, 64: «La relation entre signifié et signification est dans la trace, non pas corrélation, mais l’irrectitude même. La relation prétendument médiate et indirecte de signe à signifié, est de l’ordre de la corrélation et, par conséquent, encore rectitude et ainsi dévoilement qui neutralise la trans-cendance. La signifiance de la trace nous met en une relation “latérale” inconvertible en rectitude (ce qui est inconcevable dans l’ordre du dévoilement et de l’être) et qui répond à un passé irréversible. Aucune mémoire ne saurait suivre ce passé à la trace». 23 Nous avons affronté cette question de façon plus approfondie dans une étude auquel nous nous permettons de renvoyer: Durante M., 2003. 24 Lévinas E., 1990b, 136: «La subjectivité compte par l’hypostase précisément, se montrant dans le Dit, non pas certes sous un nom, mais, à l’instar d’étants tout de même, comme pro-nom. Elle est à la fois le rapport et le terme de ce rapport — mais c’est comme sujet à un rapport irréversible, que le terme du rapport se fait, si on peut dire, sujet. Rapport qui n’est pas retour à soi; qui, incessante exigence, incessante contraction, récurrence du remords, dégage en guise de terme, l’un que précisément rien ne saurait rejoindre et recouvrir. La subjectivité n’est pas préalable à la proximité où ultérieurement elle s’engagerait. C’est au contraire dans la proximité, qui est rapport et terme, que se noue tout engagement» (nous soulignons).
La «subjectité» dans la phénoménologie de Lévinas
273
subjectivité) du moi, et notamment du je pense, ainsi qu’au niveau de sa légalité constituante, qui pose la question génétique du Sollen, voire celle du rôle central de la constitution phénoménologique. Première conséquence: dans la phénoménologie transcendantale, la récurrence du soi constitue le présupposé de la communauté du je pense25, cette communauté, c’est-à-dire cette réciprocité entre le moi et le soi, étant pensée comme toujours originaire. Cela signifie que la position du soi, la loi, est toujours déjà constituée et justifiée à partir de la possibilité de se référer au moi qui la fonde. Entre le moi et le soi est supposée exister une communauté, une mesure commune et une unité, sur lesquelles se fonde la légitimité de la loi, entendue comme l’expression d’une volonté se posant, qui pose soi-même, le soi. L’hétéronomie du soi (il s’agit de la question qui traverse de part en part la philosophie du droit de Rousseau ainsi que celle de Kant: comment celui qui obéit à la loi peut-il rester libre?) se justifie et trouve son véritable fondement dans la possibilité de se rapporter à l’autonomie du moi. Au sein de la modernité, la loi est censée être légitime et fondatrice de la subjectivité juridique, lorsque le sujet se donne la loi, c’est-à-dire lorsque la loi est comprise comme la corrélation entre le moi et le soi à travers la volonté26. C’est par la loi elle-même, c’est-à-dire en vertu de cette corrélation dans l’être, que se fonde l’idée du sujet juridique et que la loi s’avère justifiée ou, pour mieux dire, légitimée. Cela signifie que le sujet juridique est tel non 25 Cf. Lévinas E., 1998, 135: «C’est aux vues les plus profondes et les plus vastes de la Critique de la raison pure qu’appartient celle qui consiste à reconnaître l’unité qui constitue l’essence du concept comme unité originairement synthétique de l’aperception, “communauté du je pense ou la conscience de soi”. L’unité du je pense est la forme ultime de l’esprit comme savoir, dût-il se confondre avec l’être qu’il connaît et s’identifier au système de la connaissance (…). Et à cette unité du je pense toutes choses se ramènent en constituant un système. Le système de l’intelligibilité est, en fin de compte, une conscience de soi». Pour une définition de la notion de communauté chez Kant, cf. Lalande A., 1993, 151: «Dans Kant, l’une des catégories de l’entendement, la troisième des catégories de relation. Elle est définie: «Wechselwirkung zwischen dem Handelnden und Leidenden» («Action réciproque entre l’agent et le patient») (Raison pure, Analyt. transc., 96). Elle correspond au jugement disjonctif (100), et fonde la troisième analogie de l’expérience ou principe de la communauté, Grundsatz der Gemeinschaft: «Alle Substanzen, sofern sie zugleich sind, stehen in durchgängiger Gemeinschaft, d.i. Wechselwirkung unter einander» («Toutes les substances, en tant qu’elles existent simultanément, ont ensemble une communauté universelle, c’est-à-dire une action réciproque») (Raison pure, Analyt. transc., 196)». 26 Sur la construction de la loi dans la modernité et sur la critique que l’on peut adresser à cette construction à partir de la philosophie d’Emmanuel Lévinas, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage: Durante M., 2002. Sur cette question voir aussi avec intérêt, tout récemment, Sesta L., 2005.
274
Massimo Durante
pas parce que, une fois constitué, il se donne la loi à soi-même, mais parce qu’il se constitue comme tel en se donnant la loi. Dans l’idée de la récurrence du soi, la légalité est inhérente au processus même de la constitution. Deuxième conséquence: ainsi la légitimité s’avère réduite à la légalité constituante, lorsqu’elle résulte entièrement du processus de la constitution (tel est le cas emblématique de la récurrence de soi en tant qu’autoconstitution). Le Sollen est, dans cette perspective, justifié en soi-même. Le devoir être trouve son fondement et sa propre justification, non pas en son extérieur, dans une origine qui se veut historique ou logique, mais au contraire en son intérieur, dans la possibilité, jamais avouée comme telle, d’établir une corrélation entre le moi qui pose la loi et le soi que la loi pose. Il est évident qu’il s’agit là d’une fondation, par définition, autoréférentielle et qui trouve, dans la figure de la déduction, sa garantie et son véritable point d’ancrage. Or, la possibilité de l’ordre de la déduction n’est plus réalisable, lorsque est interrompue la récurrence du soi, où se fonde la corrélation dans l’être entre le moi et le soi, la participation symétrique du réel à l’idéal. A partir de l’interruption de la récurrence dans la proximité, la communauté du je pense n’apparaît plus comme une origine fondée sur l’unité de la conscience transcendantale législatrice des choses27. Elle est pensée, par contre, comme un manque d’origine, comme l’absence d’un fond commun au cœur d’un contact28. Le moi et le soi restent évidemment en contact, mais dans un contact qui est une séparation, une diastole, l’impossibilité d’une contemporanéité toujours déjà donnée, l’impossibilité d’un accès réciproque et simultané de l’un à l’autre. Cet accès à l’autre dans son altérité est (l’)interdit: telle est la lecture que Lévinas donne de la Cinquième Méditation Cartésienne de Husserl, et cette interdiction est fondatrice d’une différente idée de la loi, à savoir de la légalité constituant la subjectivité du sujet juridique. Troisième conséquence: ce qui précède est avéré si l’on songe à la question du statut du devoir être, qui tient à la conception de la négativité et à la relation entre le fini et l’infini que sous-tend la progression à l’infini du Sollen. Le véritable présupposé philosophique de la récurrence 27 Cf. Lévinas E., 1999, 53: «Le mythe d’une conscience législatrice des choses, où se réconcilient différence et identité, est le grand mythe de la philosophie. Il repose sur le totalitarisme ou l’impérialisme du Même» (nous soulignons). 28 Lévinas E., 1990b, 137: «Dans le contact même, le touchant et le touché se séparent, comme si le touché s’éloignant, toujours déjà autre, n’avait avec moi rien de commun». Sur la question du «toucher», voir Derrida J., 2000.
La «subjectité» dans la phénoménologie de Lévinas
275
du soi réside, pour le philosophe, dans la récurrence du fini à travers le fini, c’est-à-dire dans la capacité du fini à se projeter dans une progression indéfinie. Cette récurrence du fini à travers le fini laisse comprendre donc l’infini du devoir être comme un mauvais infini, dont l’ajournement incessant se confronte avec le néant de l’ajournement lui-même. Pour le dire autrement, c’est le seul mouvement d’ajournement qui détient un statut réel dans cet ajournement indéfini, le fini et l’infini étant compris comme parties d’une totalité qui les limite réciproquement et dont ils tirent leur propre signification. Lévinas tente de restaurer, contre l’allure propre à la modernité, une conception positive de l’infini29, dont la finalité est de concevoir le statut du devoir être et la légalité constituant la subjectivité en dehors d’une perspective nihiliste. Selon cette perspective l’idée de l’infini propre du Sollen est toujours comprise à partir de la confrontation avec le néant, qui définit l’horizon et l’essence du mouvement de l’ajournement à l’infini. La négativité du devoir être — à savoir la possibilité pour l’être de se comprendre comme un événement, par lequel l’être ne se donne pas par la seule présence, mais dont la réalité participe de l’idéalité — revêt pour Lévinas une connotation positive. Selon cette connotation, l’infini n’est pas limitation du fini (cela est aussi vrai pour Heidegger) ni instauration du fini dans sa finitude, à savoir la nullité du fondement qui régit la finitude de l’étant (Vattimo, 1989, 92). L’infini du devoir être ne définit pas, pour le philosophe, la force impérative du Sollen dans les termes d’une nécessité ni dans ceux d’une approche asymptote, mais comme l’imminence d’une injonction. Or cette concrète injonction ne provient pas d’une subjectivité déjà constituée, mais du visage d’autrui, qui ne se mesure pas par rapport à la présence, mais en relation à l’événement de l’autre, qui comme tel n’est pas fini. Cette injonction, «commission du 29 Il nous faut remarquer dans ce contexte l’importance de l’idée d’un passif qui s’accroît, à savoir la gloire de l’infini (sur laquelle nous revenons à la note n. 36) telle que Lévinas lui-même la souligne à plusieurs reprises. Il nous faut aussi remarquer la forte connotation religieuse de l’idée de la gloire. Cf. par exemple Lévinas E., 1997, 228: «Cette gloire se glorifie par la sortie du sujet hors de coins sombres de son quant-à-soi, qui rassemblait aux fourrés du Paradis où Adam se cachait en entendant la voix de l’Eternel. La gloire de l’Infini est anarchie dont le sujet débusqué sans dérobade possible. Elle se dit dans la sincérité faisant signe pour autrui devant qui je suis responsable. Cette manière d’être débusqué — ce me voici — est un Dire dont le Dit consiste à dire «Me voici!» — et qui de cette gloire est témoignage». Voir également l’article «Infini» publié par Lévinas dans l’Encyclopedia Universalis, vol.8, 991-994 et rééditée in Lévinas E., 1995, 69-89, où notre philosophe mentionne les sens possibles de l’infini (infinita essendi fruitio) chez Spinoza, Heidegger et Bergson, et leur opposait Descartes (Lettre à Mersenne, 28 janvier 1641).
276
Massimo Durante
prochain à ma responsabilité», se mesure, si elle se mesure, à l’aune de l’avenir de l’autre, c’est-à-dire qu’elle est infinie ou mieux infinition de l’infini: Force impérative qui n’est pas nécessité, vient-elle de cette énigme même, de cette ambiguïté de trace? Enigme où se tend et se détend l’infini — inoriginel et an-archique autant qu’infini — qu’aucun présent, aucune historiographie ne saurait rassembler et dont le passé précède tout passé mémorable. Béance d’un abîme dans la proximité, l’infini qui clignote se refusant aux audaces spéculatives, se distingue du néant pur et simple par la commission du prochain à ma responsabilité; mais se distingue aussi du Sollen car la proximité n’est pas une approche simplement asymptote de son “terme”. Son terme n’est pas une fin. Plus je réponds et plus je suis responsable; plus j’approche du prochain dont j’ai la charge et plus je suis loin. Passif qui s’accroît: l’infini comme infinition de l’infini, comme gloire (Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 149)30.
3. L’INFINITION DE L’INFINI EN TANT QUE LÉGALITÉ CONSTITUANT LA SUBJECTIVITÉ DU SUJET
Nous tenterons de préciser, dans ce paragraphe, l’hypothèse qui anime cet article, à savoir l’idée que la notion de subjectité s’élabore dans la réflexion lévinassienne en connexion avec une mise en question des présupposés philosophiques qui président à la constitution de la subjectivité juridique. L’idée de subjectivité juridique est construite, dans la modernité, en tant que corrélat d’une certaine idée de la loi, qui ne fonde sa légitimité que sur elle-même, c’est-à-dire sur la capacité incessante du sujet de se référer à soi-même, d’absorber en son intérieur toute forme de transcendance. La finitude du sujet et ainsi de la raison devient la norme de toute énonciation du sensé, du rationnel. Entendu comme récurrence du fini dans le fini, le devoir être, régissant la légalité de la loi, laisse entendre l’infini comme une négation du fini se réalisant dans un ajournement indéfini ou, pour revenir à la formulation du philosophe, dans 30 Voir aussi, ibidem, la note n. 1, où Lévinas observe: «Hegel (Encyclopédie; 9394 — Edition Lasson 115) énonce ainsi le mauvais Infini: “Quelque chose devient un Autre, mais l’Autre est lui-même un Quelque chose, dont il devient pareillement un Autre et ainsi de suite à l’infini. Cette infinité est la mauvaise ou la négative infinité en tant qu’elle n’est rien d’autre que la suppression du fini, qui cependant renaît aussi bien, par conséquent tout aussi bien n’est pas supprimé” (trad. par Bernard Bourgeois dans la Science de la Logique, 357, Paris, Vrin). Dans la situation décrite, l’Autre ne devient pas pareillement un Autre; le fin ne renaît pas, mais s’éloigne, à chaque nouvelle étape de l’approche, de toute l’altérité d’Autrui».
La «subjectité» dans la phénoménologie de Lévinas
277
une approche asymptote de son terme. C’est précisément là, dans l’unité de la négativité et du sensé, que s’exprime une conception nihiliste du sens et de la philosophie de l’histoire31. Afin de réfuter une telle conception nihiliste, Lévinas remarque que le terme du mouvement propre du devoir être n’est pas une fin, mais l’accroissement de l’infini: cette infinition de l’infini, qui est donc l’horizon de la constitution de la subjectivité du sujet. Lévinas n’entend évidemment pas nier que la finitude est l’horizon existentiel de l’être humain, mais selon lui cela n’implique pas pour autant que le régime philosophique de la finitude, à savoir la corrélation entre la positivité et la négativité, est la norme pour l’énonciation de tout sensé. Cela signifie aussi que la subjectivité ne se constitue pas à travers l’appropriation du négatif ni corrélativement que la loi soit, en tant que position du positif, détermination de toute forme de négativité. Tant le sujet que la loi se constituent et se définissent en relation avec ce qui excède et se situe, hors toute corrélation, au-delà de la négativité du néant, c’est-à-dire au-delà du plan du devenir. Concrètement, le sujet et la loi ne sont pas manifestation d’un ordre donné, d’une essence qui est à la fois la règle de la corrélation, réciprocité, simultanéité et ce qui se règle sur cette corrélation, réciprocité, simultanéité. Avant de spécifier la signification de l’infinition de l’infini, en tant qu’horizon de la subjectivité du sujet, il nous faut insister sur ce point préliminaire. L’irréversibilité, dont Lévinas nous parle en termes de subjectité, signifie en définitive que ce qui règle ne peut jamais fonder sa propre légitimation sur ce qui est réglé, parce que ce qui va de A à B n’est pas, par soi-même et en soi-même, ce qui va de B à A. Si la relation qui va de A à B institue une norme, la relation qui va de B à A, étant susceptible d’être une proposition sur l’obéissance ou sur la non-liberté de B, n’est jamais comme telle une légitimation de A. L’idée que la non-liberté de B coïncide avec la liberté de A à travers un troisième terme C, universalisant la maxime de l’obéissance de B (la solution kantienne), requiert une confrontation de la question du tiers avec celle du statut de l’infinition de l’infini. Nous ne saurions nous livrer à cet exercice dans ce contexte32, mais il est important d’insister sur la signification que l’infinition de l’infini revêt sur le plan éthique ainsi que sur celui du sens. 31 Sur la question de la conception nihiliste du sens et de l’histoire et la critique que l’on peut adresser à cette conception à partir de la réflexion de Lévinas, nous nous permettons de renvoyer à: Durante M., 2001a. 32 Nous avons fourni des indications à ce sujet dans notre ouvrage: Durante M., 2002, notamment 130 et suiv.
278
Massimo Durante
La liberté de A est toujours investie par la responsabilité que A doit par rapport à B et sans que cette responsabilité soit fondée sur un engagement pris dans l’unité du présent et de la liberté de A. Si autrui était un étant fini, la corrélation entre la liberté de A et la liberté de B serait posée au fondement de la responsabilité de A pour B. S’il y avait une corrélation finie entre A et B, ils formeraient une communauté fondée sur la réciprocité et sur la symétrie, mais cette symétrie ou réciprocité serait toujours déjà interrompue par une impossibilité radicale, l’impossibilité d’être où se trouve l’autre, l’impossibilité d’être le même que l’autre, l’impossibilité d’être à la place de l’autre, à savoir l’impossibilité de mourir à la place de l’autre: ma liberté n’est pas toujours déjà corrélative d’une liberté, mais d’une mortalité, dont le mystère, l’«hora incerta», m’interroge avant que je puisse moi-même l’interroger. Cette interrogation déforme et amplifie l’espace de ma propre responsabilité. L’infinition de l’infini produit donc ses conséquences sur deux plans: celui éthique de la responsabilité — sur lequel la responsabilité, comme nous l’avons remarqué, s’accroît au fur et à mesure que chaque assomption de responsabilité renvoie à une interrogation nouvelle centrée sur le statut et les limites de cette assomption — et celui herméneutique du sens — sur lequel il devient nécessaire que l’inscription d’une signification finie ne détermine pas toujours déjà une fermeture du sens. Précisé le premier aspect dans les lignes précédentes, il nous faut maintenant porter notre attention sur le deuxième aspect, qui concerne la question du sens. Ce deuxième aspect nous intéresse non seulement parce qu’il implique, dans l’horizon de la compréhension de la juridicité du devoir être, que l’inscription d’une signification finie se traduit dans une ouverture ou dans une nouvelle articulation du sens, mais également parce qu’il évoque une certaine conception de la communauté juridico-politique. Conception en vertu de laquelle la communauté n’est plus nécessairement comprise à partir d’un principe de fermeture ou d’exclusion, mais au contraire à partir d’un principe d’ouverture. La possibilité de prospecter, au sein de la détermination d’une signification finie, une nouvelle ouverture du sens est confiée, d’après la pensée lévinassienne, à l’articulation entre la trace et le signe33. L’ouverture du sens est rendue possible par la capacité propre de la trace — la diachronie — de dépasser l’ordre du signe — la synchronie — qui est instauré précisément par 33 Nous nous sommes arrêtés sur l’articulation entre l’ordre de la trace et l’ordre du signe, comme horizon du sens, dans une étude, à laquelle nous nous permettons de renvoyer: Durante M. 2004, notamment 298 et suiv.
La «subjectité» dans la phénoménologie de Lévinas
279
le devenir de la trace, c’est-à-dire par sa transformation en signe. Il est possible de repérer la trace de ces considérations dans les mots du philosophe: L’approche est dia-chronie non synchronisable, que la représentation et la thématisation dissimulent en transformant la trace en signe du départ et en réduisant dès lors l’ambiguïté du visage, soit à un jeu de physionomie, soit à l’indication d’un signifié. (…) L’approche (qui en fin de compte se montrera substitution) n’est pas dépassable spéculativement: elle est l’infinition ou la gloire de l’infini. Le visage comme trace — trace de lui-même, trace expulsée dans la trace — ne signifie pas un phénomène indéterminé; son ambiguïté n’est pas une indétermination d’un noème, mais une invite au beau risque de l’approche en tant qu’approche — à l’exposition de l’un à l’autre, à l’exposition de cette exposition, à l’expression de l’exposition, au dire (Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 149-150).
La transformation de la trace en signe demande nécessairement l’inscription d’une nouvelle trace. En ce sens, le signe est tel précisément parce qu’il opère un renvoi: il s’agit d’une trace qui renvoie à une trace, le signe désignant cette opération symbolique du renvoi ou de la substitution. Cette trace nouvelle garde donc son statut de trace en ceci qu’elle inscrit un pas-encore, détermine l’insertion de l’espace dans le temps34 en même temps qu’il constitue une autre ouverture du sens. La délimitation de l’espace, qui est nécessaire pour toute opération symbolique, n’est possible que, de surcroît35, à travers l’ouverture d’un nouvel espace, d’un supplément symbolique, d’une surenchère de sens. Toute délimitation présuppose ainsi une nouvelle ouverture. Une telle ouverture relève, premièrement, au niveau éthique de la relation envers autrui — proximité et approche — dans laquelle l’exposition de l’un à l’autre signifie la concrétude de la revendication de la part d’autrui et, en ce sens, la responsabilité pour le passage de la trace au signe, qui est posé au cœur même de la subjectité. Puisque ce passage implique à la fois l’idée d’horizon et l’idée d’un débordement de l’horizon lui-même: il perce l’horizon qu’il projette. Un des points saillants de la pensée de Lévinas consiste précisément en ceci que la relation entre le même et l’autre perce l’horizon dans lequel elle se projette. S’il n’est pas possible de tracer un signe, sinon en le situant par rapport à un horizon déterminé (ce qui fait ainsi que tout signe est, tout d’abord, signe du 34 Cf. Lévinas E., 1996, 67: «La trace est l’insertion de l’espace dans le temps, le point où le monde s’incline vers un passé et un temps». 35 Pour la signification phénoménologique de cette expression voir Marion J.-L., 2001.
280
Massimo Durante
rapport d’implication dans lequel il se trouve, de son historicité fondamentale), il n’empêche que la trace n’appartient pas entièrement à l’horizon dont elle fait signe, mais elle le perce à chaque moment, puisque c’est précisément cette trace qui rend possible la détermination de l’horizon (elle est «l’insertion de l’espace dans le temps» [Humanisme de l’autre homme, 67]). Cela signifie, deuxièmement, que pour Lévinas l’espace de la communauté doit rester distinct de l’espace de ce qui est commun, parce que, si l’espace du commun est défini par la transformation de la trace en signe sur le plan du devenir, l’espace de la communauté est défini par la surenchère de la trace sur le signe, par le fait que la trace excède le signe dans le corps du signe. L’espace de la communauté, du juridico-politique, s’inscrit, logiquement, dans l’espace du commun, du rationnel, mais en même temps il ouvre l’espace du commun, en vertu de l’excès de la trace sur le signe, à la dimension du pas-encore36, à savoir la tension éthique, qui traverse la communauté, l’ordre du juridico-politique, et les définit en tant que lieu ouvert sur la question morale. La communauté, qui se reconnaît donc seulement après s’être expérimentée comme aporie de la communauté, désigne l’espace qui sépare la trace du signe ou, pour le dire autrement, indique l’espace qui s’ouvre au sein de la constitution du signe (qui est délimitation de l’espace) en vertu de l’excès de la trace sur le signe, c’est-à-dire de l’infinition de l’infini, qui dépasse l’horizon du devenir temporel. L’ouverture d’un espace qui se situe, pour ainsi dire, au-delà du plan du devenir exprime le sens de cette invitation «au beau risque de l’approche en tant qu’approche» (Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 150), qui ouvre le plan de l’histoire, en tant que séparation de la volonté d’elle-même, et qui le distingue de celui du devenir. L’histoire n’est plus comprise comme un horizon du sens toujours déjà donné, du moment même que la conception d’horizon vient être modifiée. Si la subjectité désigne l’horizon où la subjectivité se constitue comme telle, il nous faut remarquer, en troisième instance, que la conception lévinassienne de la subjectité joue un rôle d’une importance extrême en ce qu’elle modifie la notion d’horizon. Cette notion, comprise classiquement en tant que condition de possibilité, s’exprime dans l’idée: 1) que toute condition ne peut s’appréhender qu’à partir de ce qui a rendu possible; 2) que toute possibilité est saisie en tant que signifiée, portée 36 Nous ne pouvons nous s’arrêter ici sur la signification de la futurition du futur dans la philosophie de Lévinas et sur les implications de cette signification au niveau d’une philosophie de l’histoire. Voir à ce sujet: Bouretz P., 2003, notamment 933-950.
La «subjectité» dans la phénoménologie de Lévinas
281
par une signification à laquelle il faut remonter; 3) que cette signification est intégration du négatif de par la positivité du signe; 4) que le signe vient donc toujours remplir un vide, une négativité; 5) que l’économie du sens, ou l’écriture de l’histoire, est solidaire de la corrélation entre une négativité et une positivité, c’est-à-dire qu’elle est égale au plan du devenir. L’idée de subjectité, telle que nous venons de la retracer à l’intérieur de la pensée de Lévinas, requiert une révision de la notion d’horizon. Cette révision met en discussion l’idée que ce qui préside à l’énonciation du sens est la capacité (caractère constitutif de la subjectivité) de remplir un vide, de faire face au manque d’être, qui est toujours perçu comme un défaut, un état négatif, comme la négativité elle-même. L’horizon est, selon cette perspective, la promesse ou la garantie que nous aurions toujours et malgré tout la possibilité ainsi que la capacité de remplir ce vide, de répondre à ce manque d’être. Cette garantie trouve son véritable point d’ancrage dans une certaine idée de négativité, et prend la forme d’horizon, parce que l’horizon est précisément ce qui peut tout embrasser sans s’identifier à rien. Cette forme assure ainsi le désir d’une certitude absolue, parce qu’elle ne dépend plus de la certitude de l’objet, qui ne peut se prédiquer que de l’objet donné. Nous pourrions douter de la certitude de l’objet, qui est censée être relative à l’horizon considéré, mais nous ne pouvons pas douter de la certitude de l’horizon lui-même, car cet horizon est corrélatif du rien, d’un vide ou manque d’être, qu’il permet cependant de remplir. Si l’idée d’horizon est garantie de la certitude du sens, c’est encore une fois à travers l’idée de corrélation: la norme régissant l’énonciation du sens est la corrélation finie entre la positivité et la négativité, en d’autres termes, la superposition entre la trace et le signe, entre le plan de l’histoire et celui du devenir. Cette corrélation finie ou superposition parfaite ne peut être assurée qu’à condition de reconduire l’un de ces termes sous le domaine de l’autre, c’est-à-dire de supprimer toute forme d’altérité ou de différence. Or, la thèse de Lévinas consiste précisément à poser que l’instauration du plan de l’histoire présuppose, de par la séparation de la volonté d’elle-même37, le régime d’altérité sur lequel opère la différence entre la 37 Cf. Lévinas E., 1998, 38-39: «La volonté ne tient donc pas toute la signification de son propre vouloir. Sujet libre de ce vouloir, elle existe comme jouet d’un destin qui la dépasse. Elle comporte, par son œuvre, une signification imprévisible que lui prêtent les autres en situant l’œuvre détachée de son auteur dans un contexte nouveau. Le destin ne précède pas cette décision, mais lui est postérieur: le destin, c’est l’histoire. La volonté entre dans l’histoire parce qu’elle existe en se séparant d’elle-même: tout en voulant pour elle-même, elle se trouve aussi avoir voulu pour les autres. Aliénation qui ne doit rien à l’histoire, qui institue l’histoire, aliénation ontologique».
282
Massimo Durante
trace et le signe. Comme nous l’avons remarqué, une différence s’opère aussi dans la notion d’horizon, à savoir la différence entre la possibilité (de saisir l’objet) et la condition (par laquelle l’objet est saisi), c’est-àdire entre l’objet et l’horizon lui-même. Cette différence est toujours déjà absorbée, reconduite sous le régime de la corrélation entre l’horizon (du sens, de l’histoire, etc.) et le néant, qui assure l’idée d’une certitude absolue, d’une certitude qui n’est pas compromise avec le statut contingent et relatif de l’objet. Cette différence n’opère pas toutefois sous le régime d’altérité, mais sous celui de corrélation, et ne saurait être véritablement considérée comme une différence. Cela signifie qu’elle n’instaure pas le plan de l’histoire, dont pourtant elle se revendique au titre d’horizon de l’histoire. L’histoire n’est pas, pour Lévinas, la recomposition d’une totalité perdue, assurée par la superposition entre la trace et le signe, c’est-à-dire de par la réduction de l’autre au même. L’histoire n’est pas l’œuvre d’une volonté, voire d’une subjectivité, s’aliénant et se récupérant à travers le temps. L’histoire est pensée, par le philosophe français, à partir de l’indépendance de l’œuvre par rapport à son inscription dans le tissu du temps, c’est-à-dire par rapport à l’acte de création. Autrement dit, l’histoire est l’impossibilité de réduire le sens à un fait de la volonté38. De cette conception de l’histoire descend une idée renouvelée de la subjectivité. Cette dernière n’est plus pensée comme expression d’un pouvoir, d’une possibilité, mais au contraire à partir d’une impossibilité, d’une limitation du pouvoir. Cette réduction impossible du sens au fait de la volonté, qui défie l’idée de corrélation (en tant que norme régissant l’énonciation du sens), exprime, en définitive, le noyau théorétique et notamment phénoménologique de la subjectité, lorsqu’elle confronte la phénoménologie à sa limite, à savoir l’impossibilité de pratiquer la réduction39. Du point de vue génétique, c’est-à-dire pour ce qui concerne la subjectité, nous arrivons ainsi à tenter une réponse à la question dont nous sommes partis: à quoi répond la constitution de la subjectivité? Elle répond, c’est-à-dire elle se construit dans la réponse, à l’impossibilité de réduire le sens au fait de la volonté. Cette impossibilité instaure l’irréversibilité de la relation d’altérité en corrélation: irréversibilité qui constitue le caractère 38 Sur le sens de cette impossibilité ou indisponibilité nous nous permettons de renvoyer encore à notre étude: Durante M. 2004, notamment 271 et suiv. 39 Cf. Guenancia P., 2000, 277-331, notamment 288: «[…] la réduction, que l’on peut à bon droit tenir pour l’opération à la fois la plus originaire et la plus profonde de la méthode phénoménologique».
La «subjectité» dans la phénoménologie de Lévinas
283
originaire de la subjectité. Quelle est la conséquence de ce caractère de la subjectité? Que la corrélation ne peut plus désormais être prise comme la norme régissant l’énonciation du sens et notamment l’énonciation du sens de l’humain. Cela signifie que le sens de l’humain, l’humanité de l’homme ou la subjectivité, n’est plus compris comme conscience de soi, égalité et immanence de la conscience avec soi-même, mais comme une transcendance à soi40. Or, nous devons insister sur le fait que cette transcendance à soi est expression du sens de l’humain. Cela veut dire, concrètement, que se transcender ne signifie plus, comme le voudrait une longue tradition philosophique41, s’aliéner. Ici, la transcendance est tenue pour un événement constitutif, c’est-à-dire qui préside à la constitution de la subjectivité: la transcendance est, de part en part, un événement humain ou mieux l’événement même de l’humain. Voilà le point que notre investigation voulait établir: la transcendance comme norme génétique, comme subjectité42. Il va de soi que, du point de vue gnoséologique, cette transcendance n’a rien à faire avec la transcendance intentionnelle, qui s’exprime dans la réduction phénoménologique. Ici, la réduction est confrontée à sa propre limite, à son processus d’infinition, qui l’ouvre sur un au-delà de la réduction elle-même. Cette impossibilité de pratiquer la réduction implique que la subjectité est une notion quasi-phénoménologique, qui ne se déroule pas exclusivement sur le plan phénoménologique, mais qui implique d’aller au-delà du régime que les opérations phénoménologiques 40 Sur cette question voir Ciaramelli F., 1989. Cf. aussi Féron E., 1992 et plus récemment Guibal F., 2000, 209-238. 41 Cf. Franck D., 2001, 160: «Le problème est celui de la conservation du moi dans la transcendance, de la subjectivité du temps ou encore, cela revient ici au même, de la victoire sur la mort». 42 Il va de soi, même si nous ne pouvons préciser ici les termes de cette problématique, que cette idée, qui se trace de toute évidence à l’intérieur de la pensée lévinassienne, diffère de celle de Gilles Deleuze, à laquelle nous ne pouvons faire droit que par le biais d’une citation: «Le sujet se définit comme et par un mouvement, mouvement de se développer soi-même. Ce qui se développe est sujet. C’est là le seul contenu qu’on puisse donner à l’idée de subjectivité: la médiation, la transcendance. Mais on remarquera que le mouvement de se développer soi-même ou de devenir autre est double: le sujet se dépasse, le sujet se réfléchit». Cf. Deleuze G., 19935, 90. La seule chose qu’il nous faut remarquer est que notre article entend précisément mettre en discussion le couple «médiation, transcendance» comme contenu (nous avons parlé de norme génétique) de la subjectivité. La transcendance n’est pas l’événement constitutif de la subjectivité parce que médiation, voire corrélation, mais au contraire parce qu’interruption du régime de la corrélation, tout le problème résidant dans l’interprétation de ce syntagme «devenir autre» qui pose la question du Sollen, c’est-à-dire de l’infinition de l’infini, comme nous avons tenté de le montrer au cours de notre réflexion.
284
Massimo Durante
commandent. Comment comprendre cet au-delà? Cette réponse nous engagerait dans une nouvelle étude, dont nous ne pouvons tracer ici qu’une esquisse. Cet au-delà implique une philosophie de l’histoire ou, plus précisément, une réflexion sur la relation qui subsiste (et qui préside, pour nous, à la conception d’une philosophie de l’histoire) entre l’idée et sa réalisation ou, pour le dire en termes lévinassiens, entre la volonté et son œuvre. Quelle hypothèse pourrait-on donc avancer à partir de la philosophie lévinassienne? Si réaliser une idée signifie assigner à l’idée un objet réel, alors l’idée transcende, de façon constitutive, l’objet réel qui lui est assigné. Ou, pour le dire en termes lévinassiens, l’œuvre reste séparée de la volonté qui l’a voulue, la trace diffère du signe, par lequel elle peut toutefois être prise. Cela consiste à dire, sur un autre registre, que la relation, autour de laquelle se définit une philosophie de l’histoire et se constitue la subjectivité, est une relation qui opère sur le mode de la transcendance et non pas sur celui de l’immanence43. La transcendance est l’événement constitutif de l’humanité de l’humain, à savoir de la subjectivité, transcendance, dont le philosophe déplore, pour lui laisser les derniers mots, qu’elle ait pu être exclue, au cours de toute la tradition de l’Occident, de l’intelligibilité et de la philosophie: Il faut, dès lors, remonter au-delà de la corrélation de la fin et de la volonté (…). Malgré l’extension que confère la phénoménologie au mot intention, l’intentionnalité porte la trace du volontaire et du téléologique. La signification est signifiante à partir d’un manque, d’une certaine négativité, à partir d’une aspiration qui vise à vide — comme une faim — mais d’une façon déterminée — la présence qui doit la combler. Qu’elle soit attente d’une représentation ou écoute d’un message, le remplissement intuitif est l’accomplissement d’une intention téléologique. Le sensé renvoie à une subjectivité connaissante et la configuration mathématique des structures logiques — comme l’eidétique des contenus — renvoie à la “spiritualité” de l’intention conférant un sens à ce qui dans l’ouverture se manifeste, en recueillant ce sens. Conformément à toute la tradition de l’Occident le savoir — dans sa soif et dans son étanchement — demeure la norme du spirituel et la transcendance s’exclut et de l’intelligibilité et de la philosophie (Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 152-154, nous soulignons).
Dipartimento di Scienze Giuridiche Via S.Ottavio, 54 I- 10124 Torino massimo.durante@unito.it 43
Massimo DURANTE.
Sur cette relation complexe, de bonnes indications ont été fournies récemment par Polidori F., 2004, 41-63.
La «subjectité» dans la phénoménologie de Lévinas
285
BIBLIOGRAPHIE BAILHACHE, Gérard (1994). Le sujet chez E. Lévinas, fragilité et subjectivité, Paris, Presses universitaires de France. BOURETZ, Pierre (2003). Témoins du futur. Philosophie et messianisme, Paris, Gallimard. BUBER, Martin (1992). Je et Tu [1923], Paris, Aubier, trad. par G. Bianquis, préface de G. Bachelard. CAMERA, Francesco (2001). L’ermeneutica tra Heidegger e Lévinas, Brescia, Morcelliana. CALIN, Rodolphe (2005). Lévinas et l’exception du soi, Paris, Presses universitaires de France. CIARAMELLI, Fabio (1989). Transcendance et éthique, Bruxelles, Ousia. DE BAUW, Christine (1997). L’envers du sujet. Lire autrement Lévinas, Bruxelles, Ousia. DELEUZE, Gilles (19935). Empirisme et subjectivité: Essai sur la nature humaine selon Hume, Paris, Épiméthée, Presses universitaires de France. DERRIDA, Jacques (2000). Le toucher. Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée. DURANTE, Massimo (2001a). “Ragionamento e tempo. Note per una critica al nichilismo”, Annali della Facoltà di Giurisprudenza dell’Università di Ferrara, Nuova serie, vol. XV, 127-148. DURANTE, Massimo (2001). Comunità e alterità nell’opera di Emmanuel Lévinas. Il terzo, la legge, la giustizia, Turin, Thélème Editrice. DURANTE, Massimo (2002). Fenomenologia della legge. La questione del Terzo nella filosofia di Emmanuel Lévinas, Turin, Thélème Editrice. DURANTE, Massimo (2003). “Violenza e diritto nella riflessione d’Emmanuel Lévinas. Riflessioni sul post-totalitarismo”, Annali della Facoltà di Giurisprudenza dell’Università di Ferrara, Nuova serie, vol. XVII, 141165. DURANTE, Massimo (2004). «Le sens comme orientation de l’humain dans la philosophie d’Emmanuel Lévinas», Cahiers d’Etudes Lévinassiennes, no 3, 269-312. EBNER, Ferdinand (1921). Das Wort und die geistigen Realitäten. Pneumatologische Fragmente, Innsbruck, Brenner. FÉRON, Étienne (1992). De l’idée de transcendance à la question du langage. L’itinéraire philosophique d’E. Lévinas, Grenoble, Jérôme Millon. FRANCK, Didier (2001). Dramatiques des phénomènes, Paris, Épiméthée, Presses universitaires de France. GUIBAL, Francis (2002). «Entre Kant et Kierkegaard: le sens de la subjectivité selon E. Lévinas» dans P. Dupond et L. Cournarie, Phénoménologie: un siècle de philosophie, Paris, Ellipses, 75-97. GUIBAL, Francis (2000). «La transcendance» dans Jean-Luc Marion (dir.), Emmanuel Lévinas. Positivité et transcendance (suivi de Lévinas et la phénoménologie), Paris, Épiméthée, Presses universitaires de France, 209-238. GUENANCIA, Pierre (2000). «L’immédiat et son reste», Un siècle de philosophie. 1900-2000, Paris, Gallimard Centre Pompidou.
286
Massimo Durante
HEIDEGGER, Martin (1964). L’être et le temps [1927], traduit et annoté par R. Boehm et A. De Waelhens, Paris, Gallimard, 138-139. HEIDEGGER, MARTIN (1992). Lettre sur l’humanisme [1947], Paris, Aubier Montaigne. HUSSERL, Edmund (1994). Méditations cartésiennes et les conférences de Paris, présent. trad. et notes par M. de Launay, Paris, Épiméthée, Presses universitaires de France, (Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge, La Haye, M. Nijhoff, 1950). KOBAYASHI Reyko (2002.). «Totalité et Infini et la cinquième Méditation cartésienne», Revue philosophique de Louvain, no 1-2, février-mai, 149-185. LACHIÈZE-REY, Pierre (1950). Le moi, le monde et Dieu [1938], Paris, Aubier. LALANDE, André (1993). Vocabulaire technique et critique de la philosophie [1926], vol. I, Paris, Quadrige, Presses universitaires de France. LÉVINAS, Emmanuel (1990a). Totalité et infini [1961], Paris, Le Livre de poche. LÉVINAS, Emmanuel (1990b). Autrement qu’être ou au-delà de l’essence [1974], Paris, Le Livre de poche. LÉVINAS, Emmanuel (1995). Altérité et transcendance, Montpellier, Fata Morgana. LÉVINAS, Emmanuel (1996). Humanisme de l’autre homme [1972], Paris, Le Livre de poche. LÉVINAS, Emmanuel (1997). Dieu, la Mort et le Temps [1993], Paris, Le Livre de poche. LÉVINAS, Emmanuel (1998). Entre nous. Essai sur le penser-à-l’autre [1991], Paris, Le Livre de poche. LÉVINAS, Emmanuel (1999). Liberté et commandement [1994], Paris, Le Livre de poche. MARCEL, Gabriel (1991). Être et avoir [1935], Paris, Éditions Universitaires. MARION Jean-Luc, «Le sujet en dernier appel» dans Revue de Métaphysique et de morale, n.1, 1991, 77-95. MARION, Jean-Luc (2001). De surcroît. Études sur les phénomènes saturés, Paris, Épiméthée, Presses universitaires de France. MARZOCCO, Valeria (2005). Lo Stato come possibilità di giustizia. Un percorso di rilettura della filosofia di Emmanuel Lévinas, Naples, Massa. MERLEAU-PONTY, Maurice (1976). Phénoménologie de la perception [1945], Paris, Gallimard. NÉDONCELLE, Maurice (1942). La réciprocité des consciences. Essai sur la personne humaine, Paris, Aubier. NERHOT, Patrick (1994). L’ipotesi perduta della legge, Padoue, Cedam. NERHOT, Patrick (2001). Questions phénoménologiques suivies de lectures freudiennes, Paris, L’Harmattan. POLIDORI, Fabio (2004). «L’altro infinito», in Rovatti Pier Aldo (dir.), Scenari dell’alterità, Milan, Bompiani, 41-63. PONZIO, Augusto (2000). Sujet et altérité sur Emmanuel Lévinas (suivi de deux entretiens avec E. Lévinas), Paris, L’Harmattan. RICŒUR, Paul (1990). Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil. ROLLAND, Jacques (2000). Parcours de l’autrement, Paris, Épiméthée, Presses universitaires de France.
La «subjectité» dans la phénoménologie de Lévinas
287
ROSENSTOCK-HUESSY, Eugen (1964). Die Sprache des Menschengeschlechts [1916-24], Heidelberg, Verlag, vol. I-II. ROSENZWEIG, Franz (2003). L’étoile de la rédemption [1921], Paris, Seuil, trad. par J.-L. Schlegel, S. Mosès, A. Derczanski. SCHELER, Max (2003), Nature et formes de la sympathie: Contribution à l’étude des lois de la vie affective [1928], Paris, Payot, trad. par M. Lefebvre, préface de A. Birnbaum. SESTA, Luciano (2005). La legge dell’altro. La fondazione dell’etica in Levinas e Kant, Pise, ETS. VANNI, Michel (2002). «Pour une praxis asymétrique. L’incomparable pluralité des réponses à l’appel d’autrui», Cahiers philosophiques de Strasbourg, no 14, automne, 21-44. VANNI, Michel (2004). L’impatience des réponses, Paris, CNRS Éditions. VATTIMO, Gianni (1989). Essere, storia e linguaggio in Heidegger, Gênes, Marietti. WEIL, Éric (2000). Logique de la philosophie [1950], Paris, Vrin. RÉSUMÉ. — La subjectivité n’est pas l’attribut d’un sujet d’ores et déjà instauré, de plein droit, dans la possession des ses prérogatives mais le résultat d’une opération de constitution. Le présent article entend éclairer quelle est la norme génétique définissant la «subjectité» qui préside à la constitution de la subjectivité. Il s’agit d’une question qui investit le cœur du droit phénoménologique, car elle exige de réviser la notion d’horizon ainsi que celle de réduction. Cette révision est la conséquence majeure d’une réflexion qui se concentre autour des présupposes philosophiques du processus de la subjectivation, à savoir la conception de l’infini propre du Sollen, qui exprime la participation du réel à l’idéal et ainsi la possibilité pour la subjectivité de s’élever au rang de l’universel. L’A. entend montrer que la norme génétique présidant aux conditions constitutives de la subjectivité opère, selon Lévinas, sur le mode de la transcendance et de l’immédiateté. ABSTRACT. — Subjectivity is not the attribute of a subject installed here and now fully in the possession of its prerogatives, but the result of an operation of constitution. The present article seeks to clarify the genetic norm defining “subjectivity” that presides over the constitution of subjectivity. This is a question that enters into the heart of phenomenology, as it requires us to revise the notion of horizon as well as that of reduction. This revision is the major consequence of a reflection that is concentrated around the philosophical presuppositions of the process of subjectivation, namely the concept of the infinite of Sollen, which expresses the participation of the real in the ideal and thus the possibility for subjectivity to raise itself to the rank of the universal. The A. aims to show that the genetic norm presiding over the constitutive conditions of subjectivity operates, according to Levinas, by means of transcendence and of immediateness. (Transl. by J. Dudley).