10 minute read
Malala Andrialavidrazana
Partenariat AFRICA2020
La Clairière d’Eza Boto
Figures
présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen
au travers du regard de Florence Calame-Levert
Une photographie du temps long
En amont de la série Figures, initiée en 2015 et dont les matrices sont des atlas géographiques anciens, Malala Andrialavidrazana a longtemps cheminé de par le monde. Elle en a fait le tour et consacré plusieurs années à l’exploration des rives de l’Océan Indien. Ses cheminements – l’artiste récuse le terme « voyage », lequel prête trop à malentendu –, sont la vraie matière première de son travail. Ils visent à rencontrer les populations des classes moyennes, celles des travailleurs, celles de l’angle mort de tout voyage justement. Une gageure qui s’apparente à une bataille parfois:gagner la familiarité du jour le jour. Ainsi, les photographies de cette période témoignent d’un quotidien et, par là même, de quelque chose de très profond1 (ECHOES).
Comment représenter une société ellemême très diversifiée, s’interroge l’artiste. Dans une démarche visant également à déconstruire les stéréotypes, il est essentiel que ses images n’en deviennent pas à leur tour… Une part des photographies de cette période sont ce qu’elle appelle des « Paysages d’intérieurs ». Ce sont des vues de l’intérieur des habitations, avec murs, cloisons et rideaux pour horizons, mobilier et tapis pour lignes de fuite. On y découvre des espaces de repos et de partage où figurent les accessoires de la structuration du temps, les lieux clos de la mémoire familiale, ceux de l’intimité et de la vie qui s’y déploie… à l’abri. Et on assiste à une sorte de miracle: l’artiste en levant le voile essentialise aussi la pudeur.
À travers l’usage qu’elle en fait, l’artiste exprime sa volonté d’utiliser la photographie autrement. De s’installer. De prendre le temps. De déconstruire les stéréotypes certes, mais de tâcher aussi de se réconcilier avec l’image, sans en être dupe pour autant. Les images et le régime qu’elles sous-tendent ont été les grands complices de la domination dont les peuples autrefois colonisés sont encore aujourd’hui souvent les cibles, justifie Malala Andrialavidrazana. Elle ajoute: « L’image et la photographie sont des outils qui ont servi le pouvoir... On peut manipuler les gens avec l’image; c’est plus fort que les mots ».
Au cours de ses voyages, pas d’instants volés donc; mais, fondamentalement, des instants offerts. Ceux de l’hospitalité - parfois durement gagnée -, de l’écoute et du regard attentifs. Ceux de l’échange véritable. Une photographie de la profondeur et du temps long où se déploient les obligations de donner, de recevoir et de rendre. Une photographie qui vaut pour ce qu’elle engage, pour ce qu’elle construit entre les protagonistes et dont les images sur papier ne sont que ce qui reste de moments de grâce – mais aussi de troubles, de malentendus ou peut-être encore de réconciliations –, et sans doute pas le but ultime.
À cette période de sa vie, la photographie a été pour Malala un moyen pour générer de l’espace et du temps communs. Là, ont pu naître, se développer et se cristalliser de précieuses expériences. Dans le même temps, elle aura affiné la question de l’usage de l’image dans une histoire politique longue, globale, et son rôle au sein des processus de domination sociale et coloniale notamment.
Dedans et dehors
« Je suis née à Madagascar, au sein d’une famille malgache de la bourgeoisie moyenne. En 1983, j’avais douze ans. Nous sommes arrivés en France. Nous y rejoignons mon père, exilé politique. Du jour au lendemain, mon statut a changé: jusqu’alors fille de médecin d’Antananarivo, je suis devenue une enfant d’immigrés de la banlieue parisienne » résume malicieusement Malala.
Sa culture, aujourd’hui, est faite de tout cela:un riche patrimoine culturel malgache, une éducation reçue pour partie à Madagascar puis en France, une jeunesse européenne de la fin du XXe siècle, un côté rebelle, une fascination pour les musiques post-punk et new wave, des études d’architecture et des cours d’anthropologie à Paris, des voyages de par le monde, une vie de femme artiste qui revendique liberté et indépendance, une volonté de s’amuser malgré tout et un père à travers l’exil et le combat politique duquel elle perçoit le monde encore aujourd’hui.
La richesse de son histoire et la pluralité de son éducation, cette capacité d’être ici en même temps qu’ailleurs, ainsi qu’une ferme volonté d’action lui donnent la maîtrise du décentrement du monde. Tour à tour et en même temps dedans et dehors, elle sait tirer de cette position singulière une acuité, une facilité pour débusquer les a priori, pour reconnaître, analyser et comprendre les stéréotypes, contextualiser et relativiser.
Malala Andrialavidrazana ECHOES (from Indian Ocean) 2011-2013
Photographie
Durant ses études d’architecture, Malala Andrialavidrazana a suivi des cours d’anthropologie de l’espace. Dans le cadre d’une expérience de terrain qu’elle a eu à réaliser sur le thème du « seuil », elle affine son sujet: il s’agira d’interroger les seuils des sexshops de la rue Saint-Denis. Le choix du sexshop, un espace à part en même temps que puissamment inscrit dans le tissu urbain, cet endroit où personne ne va mais où la clientèle afflue, ce lieu interdit et empreint de clichés, constitue déjà une part de la réponse à l’exercice imposé. Il révèle une fine compréhension du sujet en même temps qu’une puissante volonté de s’imposer des défis et d’interroger les évidences, d’en débusquer les ambiguïtés, de s’immerger en altérité, de s’impliquer réellement pour comprendre. Sur son terrain, elle consigne tout ce qu’elle observe, de l’organisation spatiale à l’attitude des usagers. Elle prend des photographies, fait des croquis, tient la cartographie de ces modes d’usage.
La question portait sur cet apparent paradoxe: comment concilier les fonctions de séparation et de passage? Qu’est-ce qu’un espace liminaire? Qu’implique la frontière? L’entre-deux? Elle voulait comprendre ce qui se jouait dans cet espace transitionnel, triplement transitionnel même puisqu’il s’agit d’y entrer mais aussi d’en sortir et qu’il s’agit également de saisir le mode d’interaction d’une altérité profonde au sein de l’ordinaire, le propre du tabou en somme.
Cet enseignement l’a beaucoup marqué; de son côté, déjà, il y avait cette volonté d’interroger un lieu à part, mais aussi les poncifs, les points de vue et de saisir la relativité de toute chose. Dans ce cadre, comme après pour sa thèse en architecture, la photographie a été un outil de terrain permettant prise de note, documentation et restitution de ces expériences vécues.
Son diplôme d’architecture a porté sur le devenir funéraire au XXIe siècle. Elle avait bien saisi l’aspect pluriculturel de ces espaces, doubles inversés de nos espaces de vie. On était en 1996. Le terrain était utopique et s’inscrivait dans le siècle à venir. Elle est partie du réel, s’est intéressée aux différents rituels des différentes religions, le tout dans une dimension nécessairement évolutive, celle de la transformation progressive des croyances, des coutumes, des modes de sépulture, et ainsi des usages et de l’occupation de l’espace.
L’écume du monde
Le point de départ des Figures sont des atlas géographiques anciens, du XIXe siècle principalement. Chacune de ces créations gardera au final la structure matricielle de la carte qui lui donne notamment ses proportions. Transcription du titre du planisphère originel, elle-même précédée de sa date d’exécution, avec pour préfixe à l’ensemble le nom de la série, constituent le titre de l’œuvre: Figures 1853 Kolonien in Africa und in der Süd-See; Figures 1856 Leading races of men, Figures 1838 Atlas Élémentaire, etc.
Dans les Figures, Malala Andrialavidrazana emploie des images qu’elle s’approprie. Il s’agit de cartes géographiques utilisées comme matrices, mais aussi de billets de banques, de timbresposte, de figures imprimées, parfois aussi de pochettes de disques légendaires. Afin de constituer sa banque d’images, Malala Andrialavidrazana en fait moisson sur les marchés aux puces, sur Internet, dans ses archives familiales parfois et au gré de ses rencontres personnelles. Elle travaille ensuite sur ordinateur avec des calques numériques, établit les dimensions de l’œuvre finale. Celles-ci sont généreuses comme le sont les dimensions des cartes autour desquelles on se réunit afin d’établir une connaissance commune, de partager l’état des choses et l’usage du monde.
Fondamentalement, la carte est un pouvoir sur le monde. Elle revêt un caractère performatif: connaître et dire le monde, c’est le posséder, le modeler à son usage et en garantir la transmission. La carte enracine le réel, cristallise l’écume des jours, assigne un rôle à chacun. Elle assure, du moins pour un certain temps, le maintien de l’ordre du monde, fixe ce qui va de soi et construit une « réalité » prête à l’emploi. Outil de propagande en faveur de l’expansion coloniale en son temps, la carte – via son iconographie, mais aussi ses thématiques et son caractère européo-centré – a largement diffusé ces stéréotypes. Ceux-ci imprègnent encore aujourd’hui largement les imaginaires collectifs d’un monde certes globalisé mais peut-être plus que jamais segmenté.
Avec des représentations du monde colonial pour matrices, les Figures s’inscrivent pour autant – pour ne pas dire de fait – dans le présent. À ce monde matriciel sont entremêlés des motifs gravés datés du XVIIIe à la fin du XXe siècles, pour les billets de banque les plus récents. La gravure comme forme moderne de l’universel, favorisant la circulation des images, des idées, des formes de l’art, des flux monétaires et du savoir, reliant les peuples entre eux, passant de la main à la main, ainsi que par-delà des mers qui isolent et font se rencontrer; espace liminaire ici encore… Ainsi voisinent dans les Figures témoignages de la domination coloniale d’une part, effigies et symboles de souverainetés reconquises (Mandela)
Malala Andrialavidrazana Figures 1842 Specie degli animali 2018 -
110 X 163 cm Collection particulière
Malala Andrialavidrazana Figures 1861 Natural History of Mankind 2016 -
120 X 130 cm Collection particulière
de l’autre. Avec Figures 1861 Natural history of mankind, Malala propose non sans humour un nouvel ordre mondial, où les figures sont exclusivement féminines, qui s’impose comme le rejet de toute forme de domination européenne.
Tirées sur un papier de qualité, les Figures sont en réalité des collages numériques dans lesquels, malgré l’uniformité plane de la surface, les couches sont très nombreuses. Au moment du faire en effet et à la faveur de superpositions, des motifs vont disparaître, d’autres réapparaitront bientôt, tout ou partie, avant d’être recouverts, puis de ré-émerger, et ainsi de suite… Une structure à l’épaisseur nouée serrée dont Malala Andrialavidrazana restera seule à connaître les modes d’intrication. L’artiste ne travaille pas la transparence pour faire affleurer en surface ce dont la présence vibre au-dessous. Le glacis du peintre lui est étranger, quand bien même le logiciel de traitement numérique de l’image pourrait le lui permettre… Elle reste seule dépositaire du secret de leur archéologie.
Le filigrane du billet de banque – marque d’authenticité qui confère formidablement valeur et puissance à la banalité étriquée d’un rectangle de papier – est largement mobilisé par l’artiste: il achève d’offrir une profondeur visuelle aux images. Les trames du papier-monnaie, ces frises normées gages de la valeur des choses, n’en demeurent pas moins décoratives pour l’artiste qui en joue malicieusement.
Ainsi qu’elle l’explique ici, Malala Andrialavidrazana ne fait pas un cours d’histoire ni de géopolitique, pas plus qu’elle ne prend la parole pour condamner: « Quand je travaille, il y a une dimension critique... Mais surtout je fais ce que je fais parce que ça m’amuse; il faut que cela soit un espace de liberté. Je suis attachée à la dérision ». Le seul camp de Malala est ainsi celui de la fascination pour la puissance de l’image et de l’humanité. Son principe: la liberté. Son jeu: faire claudiquer tous les ethnocentrismes et loucher ce qui reste toujours de phallocratie.
Sur la carte interviennent aussi des souvenirs personnels, l’humeur du jour, parfois d’autres fronts plus intimes. Elle confesse: « Celle-ci, je l’ai commencée juste avant le confinement et l’été dernier j’ai failli mourir à cause de l’allergie à une fleur; dès lors, la fleur a pris une place considérable dans la composition, elle s’est mise à grandir, grandir, à prendre presque toute la place… comme elle m’avait presque pris la vie » 2 . Malala Andrialavidrazana Figures 1876 Planisphère élémentaire 2018 -
110 X 140 cm Collection FRAC Normandie-Caen
(page suivante) Malala Andrialavidrazana Figures 1853 Kolonien in Afrika und in der Süd-See 2018 -
110 X 151,5 cm Collection particulière
1 • En 2011, Malala Andrialavidrazana réalise la série photographique Ny Any Aminay à Madagascar. Echoes (from Indian Ocean), qui s’étend de 2011 à 2013, l’amène à la découverte des maisons de familles indiennes, réunionnaises et sud-africaines.
2 • Les propos de Malala Andrialavidrazana cités dans cet article ont été recueillis lors d’un entretien qui s’est tenu à Paris le 1er mars 2021 par Florence Calame-Levert et Yves Chatap, que je remercie.