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Jean-Baptiste Bernadet
Partenariat
Galerie Almine Rech
Jeu d’écho
Retour sur La Ronde 2020 présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen du 19 juin au 28 septembre 2020
Entretien avec l’artiste, mené par Camille Gross
Bruxelles. Cette ville, le peintre Jean-Baptiste Bernadet la connaît bien. Il y est arrivé il y a 20 ans pour étudier, et y est revenu il y a quatre ans pour y installer son atelier. Niché dans un quartier calme et résidentiel, entouré de grandes maisons en briques, l’immeuble annonce en façade le siège d’une société; mais c’est au fond de la cour que l’on pénètre dans un bâtiment brut en béton, vaste et baigné de lumière. Un espace assez semblable à celui d’une galerie: les œuvres en cours de création y sont déjà quasiment dans des conditions d’exposition.
Quand je pénètre dans l’atelier, les œuvres que nous exposerons pour La Ronde viennent accrocher instantanément mon regard. Elles occupent le grand mur blanc de 10 mètres de longueur de l’atelier et sont accrochées bord à bord, en une séquence inédite pensée par l’artiste. L’éclairage des néons baigne d’une lumière puissante l’espace tandis que se déclenche à intervalle régulier le bruit de la chaufferie, ce qui amène ma première question.
CG: Travaillez-vous dans le silence?
JBB: Non, je travaille toujours en écoutant quelque chose. Ne serait-ce que pour couvrir le bruit de la chaufferie, j’écoute un peu de tout: de la musique, la radio, des podcasts… • Vous avez un autre atelier à New York, est-il très différent de celui-ci?
Cet atelier a l’avantage d’être vaste, d’avoir ce grand mur sur lequel j’ai du recul. Mais je travaille en réalité quasiment à plein temps à New York depuis deux ans, dans un atelier plus petit, et le format des œuvres qui j’y crée est en conséquence plus réduit. L’alternance avec l’atelier de Bruxelles me permet de varier les productions. Cette rythmique se retrouve d’ailleurs dans mon quotidien: je travaille souvent sur plusieurs projets au sein d’une même journée. Je vais mener par exemple un projet de création de céramiques au Mexique au mois de mars.
• Comment s’articule votre travail de peintre avec tes créations dans d’autres techniques?
En fait je considère les céramiques comme des peintures en trois dimensions. Ce sont des œuvres murales, elles sont faites pour être vues de cette manière, accrochées comme des peintures. À part les laves émaillées qui sont présentées au sol, toutes mes œuvres sont murales. Plus globalement, dans tous mes projets, la dimension picturale et la réflexion autour de la couleur est centrale. Je travaille actuellement sur un projet de tapisserie avec Aubusson, un grand carré « gris » dont la couleur sera en réalité indéfinissable, car composée d’une infinité de tons changeants. Le but est de donner l’impression que les couleurs émanent de la lumière environnante alors qu’elles sont immanentes à la tapisserie. Ces couleurs seront « indirectes », d’un ton pâle qu’il est impossible de saisir d’un simple coup d’œil. Mes céramiques sont elles aussi très picturales, elles relèvent de la même recherche autour de la couleur.
• Vous créez également des sérigraphies dans cet atelier, comment s’exprime votre recherche au travers de ce médium?
J’ai installé un atelier de sérigraphie dans une partie de l’espace en effet, mais je m’en sers peu pour le moment. J’ai réalisé quelques essais mais je ne suis pas satisfait de la production en l’état. En fait je voudrais maîtriser toutes les étapes de création, car je recherche un effet particulier: les écrans de sérigraphie avec lesquels j’ai travaillé jusqu’à maintenant ont produit un résultat trop précis. Ce que je recherche, c’est une dissolution de l’image, du sujet, une perte de repères. Je souhaite développer cela à l’avenir, mais cela demande une certaine technicité dans le choix du tramage, le choix du tissu, le traitement des images. Mais dans la technique de la sérigraphie, l’aspect de sérialité et de variation m’attirent beaucoup. J’ai de nombreux projets en attente de pouvoir être mis en œuvre, notamment d’édition.
• Cet aspect de sérialité, de répétition et de variation semble inhérent à votre processus créatif, pouvez-vous le décrire?
Pour mon tout premier projet de céramique, en résidence à Moly Sabata, j’avais souhaité faire appel à des artistes pour qu’ils réalisent des formes en volume, qui serviraient ensuite de base à mon travail d’émaillage, purement chromatique. Pour des raisons pratiques, j’ai finalement travaillé sur des assiettes
Jean-Baptiste Bernadet Untitled (Fugue, Rouen V) et Untitled (Fugue Rouen VI), 2019 Huile et cire froide sur toile 200 x 180 cm (chaque) © Jean-Baptiste Bernadet, ADAGP, Paris, 2021
produites en série, des biscuits destinés à être émaillés. J’ai ainsi produit une série de trois cents assiettes, réalisées les unes à la suite des autres dans une expérimentation continue. Ces expérimentations là ne sont pas possibles dans mon atelier à New York. Mon processus de création en peinture est de l’ordre de la recherche permanente également. Je travaille en général par plage de trois ou quatre heures sur une peinture. J’ai l’impression de corriger en permanence, d’effacer ce qui est trop lisible. Mon travail tient tout autant de la déconstruction du motif que de la construction d’un nouvel espace, purement pictural, purement chromatique. Il doit y avoir une absence de point focal, et en cela on peut parler de « all over ». Je cherche à atteindre l’impossibilité pour l’œil à discerner ce qui a été peint en premier et en dernier. Les couches transparentes fusionnent, il n’y a aucune hiérarchie. • La peinture de Jackson Pollock vient tout de suite à l’esprit quand on parle de « all over », vous retrouvez-vous dans cette référence? démarches de peintres comme Milton Resnick ou Eugène Leroy, même si chez ce dernier le sujet, figuratif, reste discernable. Je pense en fait la toile comme un espace en expansion ou en concentration: la surface est active et activée en tout point. Chaque millimètre carré a une importance égale à un autre. • Pour votre accrochage au musée des Beaux-Arts de Rouen, vous souhaitez proposer deux œuvres issues des collections en regard des votres. Quel rôle vont-elles jouer?
Je souhaiterais que l’on puisse disposer deux petits tableaux en face, en déséquilibre, avec des pleins et des vides. J’aime ce jeu d’échos par les manques et les résonances. Quand mon travail est accroché au sein d’expositions collectives, j’aime envisager cette balance des forces et arrimer les séquences autour de points d’ancrage visuels. Tout doit se tenir, se répondre et s’équilibrer comme si un unique artiste était à l’origine de l’ensemble. Parmi toutes les œuvres de Jacques-Émile Blanche que conserve le Musée des Beaux-Arts de Rouen, je suis particulièrement attiré par la Vue de Venise qui procède d’une pure abstraction de la basilique Saint-Marc. Ce tableau me parle aussi en ce qu’il me renvoie à Proust, à son amour de Venise. Je voudrais cependant éviter le rapprochement trop direct et trop évident avec les œuvres de Sisley, même si les Vagues aurait parfaitement fonctionné au sein de l’accrochage. Peut-être un peu trop. J’aimerais plutôt faire dialoguer mon travail avec des œuvres dont les formes génèrent d’autres formes. Ce qui fonde ma démarche, c’est la recherche des procédés qui amènent l’œil à percevoir une image: tout ce qui précède la perception nette et la compréhension des formes, ce moment de flottement où l’œil ne parvient pas encore à cerner un sujet. Le travail d’artiste comme Boudin (1824-1898) et Valenciennes (1750-1819) m’intéresse en ce que leurs peintures contiennent bien d’autres images que celles représentées à la surface de la toile: dans un nuage peut se lire, se construire et se déconstruire une myriade de formes au gré de la rêverie.
C’est ce processus d’activation de la rétine, directement reliée à notre
imaginaire, qui concentre toute mon attention lorsque je peins. La recherche de ce point d’équilibre des touches colorées peut être très rapide, arriver comme une fulgurance, ou bien être très lente et laborieuse. Il y a dans ce cheminement une part de souffrance, une difficulté à déterminer quand se détourner de l’œuvre et la considérer achevée. Toutes les touches colorées qui la composent doivent être en flottement, indiscernables, sans contours, sans point focal, ni au premier plan, ni à l’arrière-plan. La série des Fugues, dont j’expose donc une séquence au Musée des Beaux-Arts de Rouen, est véritablement centrale dans mon travail, car elle concentre toute une série de problèmes et de réflexions qui habitent ma pratique plastique depuis toujours. Je considère ces œuvres comme des supports pour voir quelque chose: notre regard peut y projeter ce qu’il souhaite, y faire surgir ou ressurgir des souvenirs, être happé par des réminiscences. C’est une expérience que je relie à Proust encore, à cette exploration du souvenir et de l’image que l’on s’en forge. C’est un peu comme une surface photosensible sur laquelle notre imaginaire peut décider d’y imprimer ce qu’il désire. Le vrai rôle de mes œuvres est d’être disponibles. Dans ce processus, l’œuvre n’est plus uniquement la mienne, mais elle devient ce que le regardeur souhaite en faire. Vues d’atelier 2019 -
Photographies de Camille Gross © Jean-Baptiste Bernadet, ADAGP, Paris, 2021