L'île aux rêves

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L’ÎLE AUX RÊVES Aline P’nina Tayar



L’ÎLE AUX RÊVES

Aline P’nina Tayar

Traduit de l’anglais par Micheline Van Bever

ONDINA PRESS


Titre original : ISLAND OF DREAMS Publié par Ondina Press, 2012 © 2012 Aline P’nina Tayar Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur ou sont utilisés fictivement, et toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou mortes, ou des événements serait pure coïncidence.

L’ILE AUX REVES © 2012 Aline P’nina Tayar, pour la traduction française Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. ISBN 978-0-9573783-2-2 Publié par Ondina Press


TABLE

1 Le héron dans le parc..................... ............7 2 Percer les nuages.....................................41 3 Les zones de guerre...................... ...........67 4 Les alliances.............................. ...........94 5 La classification des choses........................119 6 Le chien qui se couche où il en a envie...........144 7 L’île aux rêves............................. .........164 8 Les boat people............................ .........187 9 Les certitudes............................. .........223 10 La fuite. . . . . ........................................249 11 Le dépassement de soi................... .........272


La famille Toledano

Family Echo - http://www.familyecho.com


Claire

1 Le héron dans le parc

I

l y a deux jours, dans le Parc Léopold, j’ai vu Yves avec le gamin. Tourne les talons et enfuis-toi, m’a crié une voix dans ma tête. Sors du parc ! Passe par l’avant du Musée des Dinosaures. Cela ne te fera pas un grand détour. Pendant deux ans, j’avais vécu dans la crainte d’une rencontre fortuite avec le mari dont j’étais séparée et, à présent, le voilà qui se promenait dans le parc, tenant un enfant par la main. Sans lui comme point de repère, je m’étais sentie totalement désemparée. Mon domicile à Bruxelles n’avait jamais vraiment été le sien et, lorsque nous étions mariés, il disait toujours qu’il ne voulait pas vivre ici de manière permanente. Il avait néanmoins choisi Bruxelles pour y vivre avec quelqu’un d’autre. Le revoir allait inévitablement me faire souffrir. Charlotte Brontë surnommait Bruxelles Villette - Petite Ville - et sa description d’un effondrement émotionnel dû à l’exclusion et à l’extrême solitude a rarement été égalée dans la littérature anglaise. C’est un roman que j’ai lu, relu, et relu encore. Parfois, quand je fais visiter Bruxelles à des étrangers, je les emmène à l’endroit où subsiste un petit vestige du mur du pensionnat, où Brontë enseigna pendant un an. Le reste est enseveli sous la chaussée. 7


Si Bruxelles est une “Petite Ville“, alors le quartier qui abrite les institutions européennes n’est qu’un petit village. Quand je me rends au travail, mais aussi durant les week-ends, lorsque les vents sifflent autour des bâtiments impériaux et balayent les places désertes, je rencontre toujours l’une ou l’autre personne que je connais dans ce quartier. Yves habite ici. Il y a donc toujours eu un risque qu’un jour nos chemins viennent à se croiser. Il y a deux jours dans le Parc Léopold, ma curiosité a été plus forte que mes angoisses. Durant les vingt-cinq années où je l’avais connu, je n’avais jamais vu Yves bavarder avec un enfant de manière aussi décontractée. Il n’avait jamais montré le moindre intérêt pour la progéniture de nos amis et avait rejeté l’idée de devenir père lui-même. Nous avions été un couple très moderne, avec des domiciles séparés. Il travaillait à Rome, mon travail était à Bruxelles. Où aurions-nous élevé des enfants? Dans les Wagons-Lits transitant par Milan, disait Yves en plaisantant. Même lorsque, il y a bien des années, les trains-couchettes furent supprimés, il continua à s’amuser de sa propre boutade. J’ai pressé le pas pour ne pas les perdre de vue, lui et le gamin. Mon mari est blond, tandis que l’enfant à ses côtés avait les cheveux très raides d’un noir bleuté. Ce devait être le fils qu’il avait eu avec sa maîtresse chinoise, la brillante généticienne de Hong Kong, la pianiste amateur de talent, la future lauréate du Prix Nobel. En y repensant, je me souviens que, durant les dernières années de notre mariage, Yves m’avait souvent parlé de leurs recherches communes à la Leonetti Pharmaceuticals. Pourtant, je ne me rappelle pas l’avoir entendu prononcer son nom. Je n’ai peut-être pas été suffisamment attentive. 8


Les amants aiment répéter le nom de l’objet de leur désir. Etrangement, les amants secrets sont encore plus enclins à le faire. J’étais devenue trop sûre de moi. Après quinze ans de mariage, je m’étais demandée pourquoi Yves avait commencé à s’exprimer en anglais, lorsqu’il me parlait de ses recherches, mais j’avais conclu que cela devait être dû à son changement de travail. En tant qu’interprète, ma vie active est centrée sur les mots. J’aurais donc dû remarquer qu’il utilisait de nouveaux termes, qui non seulement dépassaient sa connaissance de la langue anglaise, particulièrement dans le domaine de l’émotionnel, mais surtout qui évoquaient des choses étrangères à sa nature. Je pense maintenant qu’il reproduisait les pensées et les idées de cette autre femme et qu’il ne disait pas simplement ce qu’il avait lu dans la presse ou dans un roman. Yves ne m’a pas vue descendre rapidement la pente derrière le Musée des Dinosaures. C’était peut-être là qu’il avait emmené le gamin, le genre de chose qu’un bon père pourrait faire avec un enfant de huit ans le mercredi après-midi à Bruxelles. J’observe souvent des hommes avec de jeunes enfants et je sens une pointe de tristesse à l’idée de ne pas avoir eu d’enfant moi-même. Elevée uniquement par un père aimant depuis l’âge de douze ans, je suis émue de voir des pères emmener leurs enfants promener ou nager ou jouer au parc. Ma collègue Iris Elizabeth Walton disait souvent qu’Yves n’entrait pas simplement dans une pièce, mais qu’il en prenait possession. Il est grand et, bien que mince, il est large d’épaules. Il a toujours été fier de son épaisse crinière. Il tient la tête haute et relève le menton. J’ai toujours aimé la manière dont il semble si 9


parfaitement à l’aise avec le monde. Il était donc pénible, mais émouvant, de voir l’enfant imiter la démarche de l’adulte, les pouces enfoncés dans les poches de son jean délavé, exactement pareil à celui que portait son père. « Yves et son allure de cow-boy », ainsi le surnommait Iris Elizabeth. « Mais ce n’est qu’une apparence : les Français méprisent les Américains. Ils adorent leurs films tout en les éreintant pour leur commercialisme. » En cette fin novembre, les arbres du parc ont perdu leurs feuilles. Je ne pouvais avancer davantage sans risquer d’être vue. Je me suis postée près de la haie qui entoure la plaine de jeux située dans un coin du parc, non loin de l’étang central. N’importe quel passant aurait pu me prendre pour la mère de l’un de ces enfants qui jouaient dans le bac à sable ou qui couraient en poussant des cris et en faisant virevolter les feuilles mortes. C’était le dernier endroit où Yves s’attendrait à me voir, ai-je pensé. J’étais en sécurité, mais il était humiliant d’être une femme adulte se cachant de la sorte. Depuis la plaine de jeux, je voyais clairement l’étang. Yves s’est penché et a approché son oreille de la bouche du gamin. Mon sang a afflué dans mon estomac, quand je l’ai vu accorder toute son attention à l’enfant. Quand il a posé la main sur l’épaule du gamin, je me suis souvenue de la pression douce et soutenue qu’il exerçait pour me convaincre d’adopter son point de vue. « Soyons rationnels. Avec notre style de vie, les gosses sont hors de question. » J’entendais ses mots résonner dans ma tête. A ce moment-là, au milieu de la plaine de jeux, je sentais moi aussi le poids de sa main. Ainsi que sa chaleur. J’avais la gorge nouée et un goût métallique dans la bouche, 10


tandis que je le voyais entraîner le gamin loin du sentier pour descendre au bord de l’étang. L’enfant avait déjà trois ans quand Yves m’a appris qu’il avait un fils. Pendant des jours, je m’étais baladée avec des crampes d’estomac. Je réalisais que je ne connaissais pas du tout mon mari, ou bien que les mots tendres, qu’il m’avait dits les premières années de notre mariage, avaient été vrais et que ce n’était que bien plus tard qu’il avait cessé de m’aimer. Depuis le jour où il a avoué sa liaison, j’imagine une rencontre fortuite, non pas avec Yves, mais avec sa maîtresse chinoise. Durant les douze derniers mois, c’est devenu une véritable obsession. Je dévisage chaque femme orientale qui croise mon chemin, jaugeant son élégance et comparant sa beauté et ses vêtements aux miens, surtout les vêtements. Pendant mon adolescence, quand j’aurais pu commencer à m’intéresser à ce que je portais, c’était mon père qui s’occupait de moi et il considérait les vêtements comme un simple détail. Dans ma première école en Angleterre, alors que j’avais juste quatorze ans, ma classe avait reçu pour consigne d’écrire une dissertation sur la célèbre phrase de Shakespeare : “Le vêtement révèle souvent l’homme“. « Quel sujet ridicule », avait dit mon père. « Est-ce pour que tu apprennes cela que je dépense tant d’argent ? » Yves, par contre, a toujours été très attentif à ce que portent les femmes. J’imagine que la mère de son enfant est non seulement belle, mais qu’elle est aussi naturellement élégante. Aujourd’hui, j’ai perdu toute envie d’acheter des vêtements. Sans Yves pour me guider, je finis toujours par être trop énervée pour bien choisir. Si, 11


dans le passé, je m’en remettais à lui, c’était parce que je n’avais jamais su montrer le bon degré de déférence pour la haute couture et les produits de luxe. Maintenant, Yves essaie peut-être de façonner les goûts de la mère de son fils, ou peut-être désire-t-elle être influencée, comme je le désirais jadis. Ce serait ironique si sa maîtresse s’avérait être la grande Chinoise au cou de cygne et aux pommettes hautes, que je rencontre régulièrement au Lunch Company de la Rue de Namur. Si je l’ai remarquée et si je lui ai octroyé le rôle de la maîtresse d’Yves, c’est tout d’abord à cause de la voix basse et rauque avec laquelle elle s’adresse aux serveurs, une voix si différente des tonalités hautes et basses du mandarin. Nous avons tous dans la tête un modèle de l’homme idéal ou de la femme idéale, et Yves a toujours dit qu’il préférait les femmes minces, aux attaches fines, aux cheveux foncés avec des voix très rauques. Lui et moi, nous ne nous serions peut-être jamais rencontrés, s’il n’avait pas entendu ma voix au micro lors d’une conférence et s’il ne m’avait pas ensuite recherchée parmi les interprètes invitées au dîner de gala. « Ah, j’ai écouté la cabine anglaise. Pour améliorer mon anglais, bien évidemment », avait-il dit. « Je parie que si vous chantiez, vous seriez contralto. » J’étais tellement subjuguée par sa beauté, qu’une demi-heure plus tard je n’avais émis aucune objection, lorsqu’il m’avait suggéré de porter mon écharpe à la manière des femmes indiennes, drapée sur les épaules avec les pointes retombant dans le dos plutôt que nouées devant. 12






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