Le Radeau de la Méduse aux 7 Arpents». Portraits d’habitants.

Page 1

«Le Radeau de la Méduse aux 7 Arpents». Portraits d’habitants.




Le projet. Le Radeau de la Méduse aux 7 Arpents : un tout-monde près de chez soi. À partir de l’observation de la toile de Théodore de Géricault, recueillir des témoignages auprès des habitants des 7 Arpents de la Ville du Pré Saint-Gervais. Ces voix sont comme autant de portraits où le lointain et le proche se confondent, où la rencontre de l’ici et de l’ailleurs révèlent la puissance et la fragilité de chacune. Les partager, les confronter, les retranscrire et les écrire. Examiner et explorer les ramifications liées à la notion d’étranger et questionner ce que représente un engagement artistique dans un projet humain, réfléchissant, parfois brûlant. Comment l’Art éclaire? Comment l’Histoire informe? Quel est l’objet d’une institution artistique lorsque ce tableau est exposé au Musée du Louvre? Quelle est sa place là-bas et quel est son pouvoir ici?



Interroger les notions de déplacements - physiques donc, mais aussi leurs représentations, ce que cela évoque aujourd’hui. Le tableau se prête à une multitude de perceptions qui font naître toute une série d’interprétations, en premier lieu celui d’un appel à la prise de conscience du désespoir, de la destruction et de la tristesse de la condition humaine. Rencontrer, résider, écouter, (se) parler. Ne pas reporter, mais voir ce qui pourrait être vu. Et chercher ce qui peut faire naître la parole, ce qui peut se raconter et qui ne se montre pas, mais qui s’entend bien dans la circonstance du naufrage, avec ses corps tendus vers l’espoir qui apparaît à l’horizon, en tout petit, en haut, à droite de la toile. Ce document vous fera prendre connaissance d’une sélection d’échanges et de conversations qui ont eu lieu dans le cadre de groupes de paroles ou lors de visites au Musée du Louvre auprès des habitants du quartier des 7 Arpents/Stalingrad, quartier populaire qui chevauche à la fois les villes du Pré Saint-Gervais et de Pantin, ainsi que ceux qui ont pour habitude de le fréquenter régulièrement.

Philip Boulay directeur artistique de Wor(l)ds… Cie.

GéRICAULT (J.L.A.THéODORE) 1791+1824

LE RADEAU DE LA MéDUSE.

Le Radeau de la Méduse aux 7 Arpents

Portraits d’habitants


GÉRICAULT (J.L.A.THÉODORE) 1791+1824 LE RADEAU DE LA MÉDUSE.


Les faits historiques. Le tableau de la Méduse fait référence à un fait réel.

Le 17 juin 1816, la frégate La Méduse quitte l’île d’Aix pour le Sénégal. Son commandant, Chaumareys, multiplie les erreurs de na-

vigations et finit, le 2 juillet, par échouer son navire sur un banc de sable au large de la Mauritanie. Pour désensabler La Méduse, on construit à la hâte un ponton, une construction de 12 mètres sur 6 qu’on surnomme la « machine ». C’est un échec. On décide d’évacuer le navire. Le bas peuple s’entasse à 147 sur la « machine » remorquée par les canots dans lesquels les notables prennent place. Mails radeau est trop lourd. Chaumareys donne l’ordre de couper les amarres. Le radeau abandonné dérive treize jours sans eau, sans vivre. Mutineries, accès de folie, massacres organisés, noyades et scènes de cannibalisme se succèdent dans l’horreur. Les naufragés n’ont quasiment rien à manger et dès les premières nuits se sont entre-tués. Puis, au bout de quarante huit heures seulement, ils commencent à s’entre-dévorer, à consommer de la viande humaine, la chair des hommes qui sont morts quelques heures plus tôt. Le 17 juillet, le brick L’Argus recueille les survivants. Ils ne sont pas plus de quinze. À leur retour, deux d’entre eux, Corréard et Savigny, publient le récit du naufrage.

L’épave de La Méduse sera retrouvée en 1980.

GéRICAULT (J.L.A.THéODORE) 1791+1824

LE RADEAU DE LA MéDUSE.

Le Radeau de la Méduse aux 7 Arpents

Portraits d’habitants


Le tableau

Géricault voit tout de suite là le sujet d’un tableau.


Il se met au travail, cherche quel moment représenter. Ses

premiers croquis commencent par le sauvetage final. Il envisage ensuite la mutinerie opposant soldats et officiers. Il dessine également des scènes de désespoir et de cannibalisme. C’est extrêmement dérangeant; c’est certainement la raison pour laquelle l’artiste a choisi d’y renoncer. Enfin, il travaille sur l’approche du sauvetage. Il choisira finalement un moment plus complexe. D’esquive en esquisse, l’Argus rétrécit au loin, jusqu’à disparaître sur le tableau final. Entre espoir et désespoir, les naufragés ne savent s’il arrive ou s’éloigne, s’ils sont sauvés ou condamnés. Passion d’exactitude, Géricault se documente. Il se lie avec Corréard et Savigny, qu’il interroge et qu’il représente sur le tableau, au pied du mât. Il rencontre également le charpentier du radeau, dont il fait le portrait et qui lui construit une maquette de « la machine ». Son ami Delacroix lui sert de modèle pour un corps écroulé. L’artiste se souviendra de la toile en reprenant la construction pyramidale sur une base de cadavres dans La Liberté guidant le peuple. L’hôpital Beaujon lui prête des membres coupés. Géricault s’entraîne à peindre la chair morte. Son atelier est devenu une morgue à l’odeur infecte. Il s’y enferme pendant huit mois, se rasant la tête pour échapper à l’attraction des mondanités. Il ne s’autorise qu’un voyage au Havre pour étudier le ciel de son chef d’oeuvre. Il restera peu de choses du souhait de réalisme de Géricault sur l’immense tableau final de cinq mètres sur sept. La composition est théâtrale, qui, du premier à l’arrière plan, progresse de la mort vers l’espoir en passant par l’hébétude et la folie. Les cours, athlétiques et blafards, mis en valeur par le clair-obscur caravagesque, ne sont pas ceux de naufragés cuits par le sel et le soleil. Géricault confère au fait divers la noblesse et la monumentalité des fresques de Michel-Ange qu’il a vues à Rome.


Le tableau acquiert ainsi une dimension universelle. L’his-

toire dans laquelle il nous embarque est la nôtre, celle de l’humanité voguant vers la mort. Tout est fait pour que vraiment le radeau arrive à fleur de la toile et pour que d’un pas le spectateur franchise la distance qui nous sépare d’eux, qu’on soit embarqués dans cette galère. Cet effet aura échappé aux contemporains de l’artiste, l’oeuvre étant initialement accrochée en hauteur. Au salon de 1819, la toile suscite un scandale artistique et politique. Les tenants du classicisme sont révulsés par ce manifeste du romantisme. Et le tableau est perçu comme en pamphlet contre le régime de Louis XVIII. L’opinion tenait en effet pour responsable du naufrage le pouvoir royal qui avait nommé au poste de commandant un ancien émigré qui n’avait pas navigué depuis 25 ans. Totalement incompétent, Chaumareys ne devait son poste qu’à ses faits d’arme contre-révolutionnaires.

Autre sujet de polémique, le personnage principal du tableau est noir. C’est la première fois qu’un Noir est peint dans une telle

posture héroïque. Géricault a fait poser le modèle Joseph, célébrité des ateliers du XIXè siècle. Le peintre ajoute plusieurs Noirs dans cette réunion de cours fraternelle alors qu’un seul figurait parmi les rescapés. Fervent partisan des idées égalitaires de la Révolution, il laissera en chantier à sa mort un projet de tableau sur l’horreur de la traite négrière.

Géricault meurt en 1824 à l’âge de 32 ans.

Ce fleuron de la peinture est hélas promis à une future disparition. Un composant dans la toile employé par Géricault assombrit la tableau progressivement. Son noircissement complet est à terme irrémédiable. Il se trouve actuellement dans l’aile Denon du Musée du Louvre, avec à ses côtés La liberté guidant le peuple de Eugène Delacroix, ami cher du peintre.

GéRICAULT (J.L.A.THéODORE) 1791+1824

LE RADEAU DE LA MéDUSE.

Le Radeau de la Méduse aux 7 Arpents

Portraits d’habitants


Ce qui me frappe le plus, ce sont les gens qui se noient: je les vois.


Ils cherchent de l’aide. Ce foulard, c’est pour dire, on est là. Au secours. Je ne comprends pas pourquoi lui il ne fait rien. C’est comme s’il n’avait rien à faire de ce qui se passe. Alors même que quelqu’un est en train de mourir dans ses bras. Pendant que les autres cherchent de l’aide. Ils coulent. C’est une scène de naufrage. Ont-ils fui la guerre? Je ne sais pas. Ils fuient la misère. Certains ne sont pas habillés, ils sont nus. Ça fait peur, hein? Il n’y aucune issue, ils sont au milieu de la mer. Ils ne vont pas s’en sortir. Celui qui me touche le plus, c’est lui parce qu’ils s’accrochent à quelque chose. Il y a de l’espoir. Il n’est pas encore dans le désespoir. La mer est déchaînée. Regarde, elle monte. Les vagues sont énormes. On voit que certains sont déjà décédés. Mais je ne comprends pas pourquoi lui ne fait rien. On dirait qu’il ne se passe rien autour de lui. Pourquoi n’aide t-il pas les autres. Derrière lui, les gens meurent. L’autre chose qui me frappe c’est qu’il y a des blancs et des noirs, des esclaves. Ça je l’ai vu tout de suite. Je n’ai jamais vu cette toile. Mais je la vois tous les jours d’une certaine manière, avec ce qui se passe aujourd’hui, chez moi. La réalité c’est que beaucoup ne savent pas ce qui se passe. Les Algériens le savent, mais pas ici, pas à l’étranger. En réalité, là-bas, ce qui se passe, c’est des horreurs. Pour moi, ce tableau, c’est ça. Je vois la détresse humaine, la guerre, ou plutôt les conséquences des guerres. Dans ce désespoir, ils veulent vivre, mais ils sont perdus. Ils veulent s’accrocher à la vie, mais… Ça fait peur.


Donc une baguette‌ cinq secondes!


Y: A mon père, je lui dis, on va où? Lui ne se casse pas la tête. On reste à la maison, j’ai tout mon travail. Je lui dis, viens on va au Louvre. On a pris le métro. On parlait, on discutait, tout ça. Na-nan, machin. On en discutait pas avec mon père, même pas des discussions anodines. Par exemple en Algérie, il rentre. Tu peux aller acheter du pain vite fait? Tu lui disais cinq secondes. Il va tout seul. Il n’a pas de patience. Je lui dis, deux secondes, je finis ça sur l’ordinateur. J’entends la porte, il est parti. Il part directement, il n’attend pas. Il n’attend personne. Son père, il ne l’a même pas connu. Il est décédé pendant la guerre. Il n’a pas de frères, d’oncles, de cousins. C’est le seul homme dans la famille. Trois soeurs. Cinq ou aux cousines. C’est tout. Et sa mère, c’est tout. Il n’a toujours compté que sur lui-même. Donc une baguette… Cinq secondes! Tu entends la porte se fermer, doucement, il part. Quand ma soeur habitait au quinzième étage, il n’a jamais pris d’ascenseur. Même pas une fois. Il appuie sur le bouton, il voit que ça descende du 7è par exemple, il prend les escaliers. Il a 67 ans. Il n’attend pas, même l’ascenseur. Rien du tout.

Ce qu’il déteste aussi: les escalators. Y: Ce qu’il déteste aussi: les Escalators. Quand il les voit dans les centres commerciaux, il court, lui. Dans le métro, il n’a pas le choix, il est obligé d’attendre la rame. Là on a pris le métro à Châtelet, on descend à Palais Royal - Musée de Louvre. On sort. Il faisait beau, bien. C’est normal on fait la queue. 2 minutes. 3 minutes. Maximum, 5 minutes. Il me dit viens, on repart, il y a trop de monde. Je dis il reste 15-20 personnes pour rentrer. Vite fait. IL se tournait, il regardait, gauche, droite. On parlait des statues qui se trouvaient là. On rentre, j’achète les billets vite fait. Et là, on rentre. Première fois qu’on rentre. Car cela faisait 5 ou 6 fois qu’il faisait la queue, il repart. Depuis 79! Ou 81! Ça fait 40 ans. On rentre on commence par l’Égypte et la Grèce. Je dis, on va faire ça, d’abord, c’est symbolique. On rentre. D’habitude, mon père, il est plein d’énergie. Tu le vois là. Tu lui parles par exemple de la peinture que tu dois faire dans ton appartement. Lui vient te donner un coup de main, il arrive, il n’attend pas. À deux heures du matin, il bossait à la maison. Il détruisait la cuisine, tout ça. Il est impatient, il fait trop de trucs.


Là, il marchait: deux à l’heure. C’était bizarre de le voir comme ça. Il regardait, il était attentif, il contemplait. Tout. Tout. Les statues, les tableaux. Les machins, et on parlait. À chaque tableau, on parle. On parle. Il connaît tout. Il a une culture incroyable. Une culture générale incroyable. Il connaît tout. Je te dis, sa vie c’est des livres, il a tout lu. II a tout vu. On marchait à deux à l’heure Et moi, franchement, je savourais le moment. J’ai envoyé deux messages à X., j’ai dit: je sais que tu vas rater, je sentais que c’était quelque chose. Il va rater quelque chose. Franchement, toute ma vie, toute notre vie, on a une relation particulière. Là, on parle, on se parle. On regarde ensemble. Il rigole! Il rigole! vas-y! On rigolait ensemble, on regardait un tableau, les statues, tout ça, c’est grandiose. On ne savait même pas à quel point c’était incroyable, il dit: comment ils font ça? Il faisait très attention aux détails. À chaque fois, il sort ses lunettes. Il s’accroupit, il se rapproche, il regarde. Il regarde tout, de la tête au pied. Les doigts de pieds. Les veines qui ressortent. Je lui dis comment ils font pour faire ça? C’est comme une photo, c’est 3D. Il me dit, euh… c’est quoi déjà le commentaire qu’il me sort? Pose pas de questions. Pose pas de questions, c’est Dieu qui veut ça, ils sont nés pour ça. C’est un don, c’est un don du Ciel, il sont comme ça. Ils sont nés pour ça. Voilà tellement c’était… Il contemplait tout. Il avait une verrue au pied, depuis qu’il était relevé, il marche 10-15 minutes. Ça le gênait. Là, on a marché trois heures. Sans s’arrêter. Pendant trois ou quatre heures.

On a tout fait, on a tout regardé. La Grèce, l’Égypte, Rome. Y: On a tout fait, on a tout regardé. La Grèce, l’Égypte, Rome. C’était parti d’un rien, quand on prenait le petit déjeuner ensemble. J’ai dit à ce moment: viens on va au Louvre. Ça reste un de mes meilleurs souvenirs de ma vie. X, jusqu’aujourd’hui, il a raté un truc. On a pris une centaine de photos ensemble. Je les ai sur moi, et sur mon ordi. Voir mon père comme ça, s’exprimer comme ça, personne, personne ne la jamais vu parler et s’exprimer comme ça à la maison. Il s’émerveillait devant tout. Parce qu’il connaissait tout. Il reconnaissait ce qu’il connaissait, c’est à dire, tout. Il a lu, il a lu, il a lu, il connait toute l’Histoire, les histoires. Tout ce que tu veux, il connaît. Ce moment-là, ça reste le meilleur souvenir de tout. De tout. Je le plains.


C’est la parole, c’est la parole. X: Je vais te dire; peut-être que je commence à le ressembler. J’ai évité d’y aller, par rapport à lui, par rapport à mon père. Tu vois? Je ne sais pas, mais c’est comme si c’était moi qui avais pris sa place. Ici. Moi cela a un peu changé quand je me suis marié. Il me voyait autrement. Mais, je garde toujours, comment dire? comme homme aujourd’hui je peux comprendre certaines choses, contrairement à auparavant. Mon père, c’est pas un bavard, il ne parle pas trop. Non, il ne parle pas trop, il ne parle presque pas. Y: Deux ou trois fois, mon père est venu visiter ma belle famille. Ils l’invitent pour manger, tout ça. Eux ils parlent trop, beaucoup, beaucoup. À un moment, ma belle mère ou mon beau père lui dit: Pourquoi tu ne parles pas? Lui dit, moi j’écoute. Moi j’écoute. Il écoute, c’est tout. X: Je commence à comprendre pourquoi il était comme ça. Ce n’est pas qu’il était bizarre ou étrange, mais je ne sais pas. Y: C’est un introverti. X: Donc je voulais y aller, c’est pas que… Mais franchement j’ai évité. Y: Quand on est la maison, on peut rester avec mon père, mais il y a ma soeur, ma mère. Les autres. Se retrouver tout seul avec mon père, c’est trop bizarre. X: Après cela ne me gêne pas. Y: On peut rester, sans parler avec lui. X: C’est comme une appréhension de rester avec lui seul. Y: Je comptais sur lui pour venir! Pour ne pas me retrouver tout seul avec mon père! X: En fait, je pouvais y aller puisqu’il y avait Y.


Y: Moi je comptais sur lui. X: Il comptait sur moi. Y: C’est pour ça que je dis c’est parti d’un rien. X: Alors que s’il m’avait proposé ça tout seul, ce n’est pas que j’aurais refusé mais j’aurais trouvé un petit truc pour esquiver. Y: Moi j’étais confiant, j’appelle X. Il nous rejoint. X: C’est une question de pudeur peut-être. Mais je ne sais pas, je commence à lui ressembler. C’est par rapport à la parole justement. Je le reconnais, j’aurai dû y aller, je vais être honnête, mais… je suis partagé. Je n’arrive même pas à l’expliquer. C’est la parole, c’est la parole. Je savais qu’il allait un peu s’ouvrir. Peut-être que je voulais éviter cela. Mais cela ne me gêne pas, c’est une pudeur que j’apprécie, que je vais garder. Qui ne me dérange pas du tout.

Son silence nous parle. Y. On a grandit avec ça. Mon père, c’est pas un bavard. On ne voit pas ses émotions, on ne voit rien du tout. On va dire, tous les pères sont comme ça en Algérie. Non. Lui, il est spécial. Son vécu. Le seul homme. Déjà notre famille, le nom de notre famille, on est les seuls dans notre région. Il n’y a pas d’autres familles qui portent notre nom. Il n’y en a pas. On est les seuls. Lui, ni oncles, ni frères, ni cousins. Mais il a eu cinq garçons. X: Il avait un cousin de son père, qui était plus âgé que lui, qui a vécu avec nous mais nous étions très jeunes à l’époque, mais il était non-voyant. Y: Après, notre grand frère, il est malade. C’est un génie. Je pèse mes mots, c’est un génie. Au sens propre du mot. Quand on avait 6 ou 8 ans, il nous parlait déjà du wifi, ou d’internet! Il parlait déjà des lecteurs MP3 et tout ça! Lui aussi est tombé malade, il n’a plus sa tête. Pour mon père, cela l’a affecté encore plus. Plus on grandit, plus on comprend mieux pourquoi il a été toujours comme ça. Mais, en réalité, on apprécie son silence. Comment dire? Si j’avais le choix, je préfère que cela reste comme ça. Son silence et sa manière de nous parler nous a fait grandir, et nous a grandit. Son silence nous parle.


Il ne nous a jamais dit: ça c’est mauvais, tu ne le fais pas. Non. Ça, jamais. Je n’ai aucun souvenir de ça. Il n’a jamais fait ça. Il n’a même pas besoin de le dire. Même pas. On communique dans le silence. Il y a mon grand frère, le deuxième, et le troisième. Le troisième, c’est le plus futé, le plus malin, le plus fort, le plus sportif. Saïd, ma mère l’a appelé mon garçon en or. Dehors, pour les petits ou les jeunes, le monde est impitoyable et c’est la misère. Lui, c’est le roi. Je te parle de notre enfance, hein? Au foot, cache-cache, bagarres: irréprochable. Alors que c’est le plus sage. Mais il ne va pas le chercher, paradoxalement. X. Il était probablement aussi le plus intelligent à l’école. Y. Dans tous les domaines. Je pense que c’est lui qui ressemble le plus à mon père parce que ce n’est pas un bavard. Il ne parle pas. Il reste dans son coin. Il analyse. Lui aussi il est tombé malade. A 16 ans. Ça, on s’en rappelle. Parce qu’on avait 7-8 ans.

Ce sont les haragas de l’époque. Des puissances qui banalisent l’inacceptable. Le Hirak. X: C’est une frégate qui s’est échouée au Sénégal ou en Mauritanie. C’est un naufrage. Et toujours d’actualités. Cela me fait penser à la crise des réfugiés, et des immigrants. Y: Il y a une semaine un collègue m’a raconté que il connaît un gars en Algérie, ils sont venus par bateau - on les appelle les haragas, quand ils sont arrivés au large d’Espagne, leur embarcation s’est retournée, a chaviré, il ont continué par la nage. Tout le monde a pu atteindre la cote. Heureusement. C’est pareil. C’est pareil. Le monde ne change pas, les humains ne changent pas. C’est triste. Ce sont les haragas de l’époque. X: Des gens qui sont prêts à tout, même mourir.


Y: Ils cherchent une meilleure vie. En plus, il n’ont même pas la garantie d’avoir une meilleure vie. Ils ont cette idée dans la tête. Pour eux, c’est traverser la mer. X: Après c’est pas faux non plus. Rester chez soi où il n’y a rien qui change. Ils sont fatalistes. Dans 30 ou 40 ans, ces gens là vivront une situation identique; celui-là va vivre comme moi. En Algérie, on se dit que cela ne va pas changer. Donc, traverser cela peut être pire, mais on se dit chez nous, cela ne va pas changer. C’est sûr. Y: Ils choisissent entre le mal et le pire. X: Alors que de l’autre côté, cela peut - peut-être - changer. Cela dépend. Donc, on se dit, on va tenter notre chance. C’est ce petit point d’espoir comme sur la toile qui les motive. C’est pour ce petit point d’espoir qu’on prend le risque de perdre sa vie. Pour un changement, un mieux être. Un haraga, c’est ce tableau en luimême pour ce point là. Y: C’est incroyable. Il faut vivre aussi, il faut être à leur place. Ici, on ne peut pas l’imaginer, on ne peut pas le croire, on ne peut pas le concevoir. Ce n’est pas possible. Comment quelqu’un peut laisser tout derrière lui? Son pays? Sa famille? Ses enfants? Son travail? Tout. Et venir vivre ici, dans la rue. Mets-toi à sa place. C’est que tu as vraiment touché le fond. En Algérie, quotidiennement, il n’y a aucun espoir. On a un Président qui a fait cinq ou six mandats, c’est la preuve. Rien ne change. Le dernier mandat a failli être un portrait photo sur un fauteuil. On trimbalait son cadre, les gens le saluaient en saluant son cadre. C’est ridicule. Cela ne change pas. Les Hiraks sont là parce que c’est le désespoir qui pousse les manifestants. Il y a des gens qui devant une toile comme celle-là, cela ne leur dit rien, ils ont leur petit confort, leur vie. Il sont inconscients. Ce qui s’est passé sur le Radeau de la Méduse se passe encore. X: Ça renvoie à notre impuissance. Devant cette scène ou ces faits, je peux rien faire. Y: Les puissances au pouvoir banalisent ce qui est grave et inhumain. Ils y parviennent. Ils banalisent l’inacceptable. Parfois même par des effets de dramatisation. En fait, ils manipulent.


X: Cela dépend de ceux qui ont le pouvoir. Regarde, en Algérie, depuis un an, tous les vendredis il y a ces manifestations. Ça n’a rien changé. Ils ne veulent pas décider, se décider. Y: Ils le font pacifiquement, dans des conditions incroyables. X: Cette fois, personne ne voulait que quelqu’un de l’extérieur intervienne. On va régler ça entre nous. La France ne doit pas s’en mêler. Car on sait que si la France fait semblant de vouloir nous aider, en fait cela ne nous aide pas. Il y a trop d’intérêts, ils ne vont rien faire. Là, il y a la mobilisation de tout un peuple. Par exemple nous on nous a toujours dit notre région, la Kabylie parce qu’il y a des berbères dans le Sud, ils sont loin, mais nous avons une petite élite, des intellectuels. Ils disent alors que c’est du régionalisme, il y’a toujours eu de la manipulation. Les arabophones nous ont jamais soutenus. Mais eux aussi sont manipulés. Je ne leur en veux pas. A la fin des années 80, ils disaient déjà que les kabyles étaient manipulés par la main étrangère, ils adorent cette expression. Là, pour une fois, on est tous d’accord sur quelque chose, ce n’est pas du tout facile. Moi, je crois que le pacifisme ne suffira pas, il faut un peu de force, il faut un rapport de force. Pour vraiment changer les choses.


Quand j’ai vu ce tableau et su que nous irions au Louvre, j’ai appelé mes petites enfants par WhatsApp.


Quand j’ai vu ce tableau et su que nous irions au Louvre, j’ai appelé mes petits enfants par WhatsApp, ils viennent parfois en France. Les deux petits zigotos, les enfants à ma fille vont venir au mois de juillet. La maman va venir travailler ici, elle va me les ramener. Donc nous on les garde. Elle fait un Master 2. Ses cours vont reprendre. Je les inscris au stade pour faire du sport. Et voilà! Je suis six fois grandpère, et grand-père actif! J’ai trois enfants. Chacun en a eu deux. Deux garçons, deux garçons, et deux filles. La première, Samia, c’est eux qui vont venir d’ailleurs, elle Adel et Moam, c’est deux garçons, le deuxième, c’est Yassine, lui est à Dubaï, il travaille à Dubaï, il a deux filles, l’une sur l’autre, je lui dis toi tu ne fais jamais comme les autres, et le troisième le petit, Moustapha, on l’appelle toujours le petit parce que c’est le dernier, le benjamin, le Junior, lui il a aussi deux garçons. Un travaille à La Défense, il est expert-comptable, je ne sais pas si tu connais le groupe Ernst & Young, mon fils il a fait comme moi, il a fait « audit », je lui ai dit, écoute, tu veux te balader? Il dit oui, il a pris « audit » - moi j’aime pas rester dans un bureau, non! J’aime pas ça. Moi j’aime me balader, moi j’ai un porte feuille et je me balade. J’ai fait ça en Algérie. Donc, mon fils il a fait ça. Il a fait La Sorbonne. Tu veux connaître ton pote? J’ouvre une parenthèse. Moi, c’est très simple je suis comme celui-là (il montre la personne du tableau); tu me découvres à chaque fois que tu discutes avec moi.

La Sonatra. J’ai fait me études ici à Aix en Provence. Dans le temps, on a été débauché, enfin débaucher c’est une façon de parler, on a été au Lycée, en Algérie, et les gens de la Sonatra sont venus nous voir et nous ont dit écoutez, on a besoin de matière grise, on a besoin de gens, on vous prend et on vous forme mais en contre-partie, vous allez signer un petit contrat avec nous. On vous donne tout. Les courses, c’est nous qui payons, vous êtes pris en charge à 100%. Moi mon papa il a fait la guerre d’Algérie, mutilé de guerre, et la famille huit personnes, cravacher pour arriver au bout, j’ai posé la question à mon père : Qu’est-ce que tu en penses? Tu sais, avec toi ou sans toi, on va vivre: fous le camp! Je suis parti.


Direction Aix en Provence, on a fait nos diplômes là-bas. Et, au retour, en vérité, j’ai un oncle qui travaille, c’est un immigré qui ne sait ni lire ni écrire, tu sais les immigrés qui sont venus, la main d’oeuvre. Il est venu ici, en 1962, après l’Indépendance. Il travaillait dans les années glorieuses. Il a tout fait, le pauvre, là, il est à la retraite, il est chez lui. Il me dit écoute, c’était en 1977, il me dit si tu veux réussir ta vie, reste ici, tu n’as rien à foutre là-bas! L’Algérie était encore dans l’euphorie, la Mecque des Révolutions, je te dis pas, tous les trucs sont venus chez nous, y’avait Boumédiène comme Président, on était fiers de nous, très fiers. Et il m’a dit non, n’y va pas. Il a jamais été à l’école, il m’a dit n’y va pas tu vas souffrir. Non, non, j’ai dit écoute, volontariat, l’Algérie a besoin de nous. J’y vais, et je suis rentré en Algérie. J’ai commencé à travailler dans cette boite la Sonatra, j’y suis resté 27 ans. Je faisais mon travail de comptable, j’ai fait tout. L’agent comptable, l’agent régisseur, tout, tout, tout. Jusqu’au moment où je suis arrivé au sommet comme directeur.

Et ça a commencé les années de folie, les années noires comme on dit. Les années 90. Et ça a commencé les années de folie, les années noires comme on dit. Les années 90. On a été fichés. Ma femme elle est française, elle est née ici. On s’est mariés. Je l’ai ramenée en Algérie, je lui ai dit écoute, tu viens avec moi, je ne reste pas ici. C’est vrai, je n’avais aucune attache ici, personne. Mes racines sont làbas, mes frères, mes soeurs, mes oncles, tout. D’ailleurs j’ai souffert par rapport au fait que quand je faisais mes études j’étais tout seul. Tu restes tout seul. Là tu rentres et tu es devant tout le monde. Tu ne veux pas rentrer, tu dis je reste en Algérie. Mais en fait, en Algérie, on avait tout aussi, on ne manquait de rien. J’avais ma baraque, j’étais dans un camp d’Américains. On rentre à l’intérieur, tu es au paradis. Ils te donnent même l’appareil à café, ils te le donnent. La moquette. Tout. Ici, on ne savait même pas ce que c’était. Un sèche linge? Nous on en avait. On est en 77, 78, hein! Les années 90 nous ont perturbés. Les enfants commençaient à aller à l’école. Le collège, catastrophe. L’école primaire, encore pire. Moi je ne suis pas habitué à aller à l’école, on m’apprend les rudiments de la religion. Moi, je veux apprendre l’alphabet, je veux apprendre la science quoi! Tu as 80% des cours en langue arabe, c’est axé vers la religion ou la para-religion! Les enfants, les garçons étaient encore petits, ils ne savaient pas encore, mais la petit, Samia, j’ai les beaux parents qui sont ici, dans le Nord, ma femmes est née dans le Nord.


Je dis écoute, pose la question à ton père, s’ils acceptent de prendre Samia chez eux, je l’inscris à l’école là-bas. Et on a fait le transfert, ce qu’on appelle le transfert de l’autorité parentale. Faire les papiers, aller chez le juge, tout ça, comme ça elle est sous leur autorité. Elle était encore mineure. Alors je l’ai inscrite là-bas au collège, et c’est elle qui nous a tirés. Après elle, les deux en même temps. Alors on est venu, j’étais ici. Chambre de bonne. Je te jure, j’étais dans 180m2, deux salles de bain, la moquette des deux côtés, la gazière, le frigo, le chauffage électrique, je te dis le confort total. La télévision en circuit fermé. Tu avais besoin de quelque chose, tu demandais à ton patron. On avait un bateau qui ramenait du gaz, il venait de chez nous, tous les trois jours, le El paso, c’était un bateau pour lequel la Sonatra avait participé à sa construction. On était partenaire. Donc, le bateau quand il revenait, il te ramène ce que tu veux. Des petites choses, et tu payes, tu payes en dinars. On était vraiment la crème. Et je laisse tomber tout ça, tout ce qui est écrit ici, rien. Page blanche.

Chambre de bonne. Re-départ, à nouveau. Chambre de bonne. Re-départ à nouveau. Pendant pratiquement six ans. Ici. C’est simple. La petite était dans le Nord, mais après elle nous a rejoint. On était cinq dans une chambre de bonne. J’ai coupé la chambre en deux. On est passé de 180m2 à 18m2. Les enfants d’un côté, et nous. Nous on dormait avec le petit coin lavabo. Et le petit coin douche, tout petit. C’est d’ailleurs dans cet endroit qu’elle a attrapé son asthme. On était là au moment de la canicule de 2003. On était là. On dormait là-bas: impossible de dormir! En plus on avait le soleil qui tapait en plein, de midi jusqu’au coucher du soleil. On était au 6è. Avec les garçons, je leur disais ceci: vous allez à l’école, mais pour faire les devoirs, tout ça, la Cité des sciences. Ils avaient tous leur carte. Ils étaient abonnés. Tu prends des livres, des dvd, tout ce que tu veux, pour 20€ par année. C’est gratuit! La fille aujourd’hui, elle est directrice à la Ville de Béziers, la ville de de Ménard. Elle est directrice d’un centre, une sorte de de Lycée technique. Elle s’occupe des enfants en difficulté. Elle place les enfants dans les écoles.


L’autre, il est parti à Dubai, parce que ici, qu’on le veuille ou non, si tu t’appelles Mohamed, c’est un peu difficile. Et lui il en a formé des gens, il est très doué. Il contrôlait Total. Total il contrôlait! Toi tu contrôles Total? Le PDG qui est tombé de son avion, là, en Russie. Eh ben lui, il le contrôlait! Il m’a dit papa c’est 18 milliards de dollars. 18 milliards de dollars, dans le monde, il contrôlait tout ça! L’autre, il était un peu feignant, j’ai beau crier dessus. Il a fait des études techniques. Il a fait quand même lui aussi un Master. Et actuellement il travaille à Renault. Au Pôle, à Boulogne Billancourt. Et de là, c’est eux qui l’ont amené au Maroc. Il y a une usine à Tanger. Dacia. Il est détaché là-bas. Il est dans la logistique. Il prépare les machines, les robots, pour la chaîne. C’est lui qui fait ça. Voilà, ils sont tous classés! Ma femme quand elle me voit je lui dis écoute qu’est-ce que tu veux de plus? La vie elle t’as gâtée. Elle, on lui a trouvé quand même une place à La Poste. Car avant elle n’avait pas de papiers. Cinq années, six années, il sont partis. On était là, dans la chambre de bonne, elle n’était pas à notre nom, c’était à un de ses frères. 1800 francs par mois. Il fallait les avancer les 1800 ! Alors elle faisait le repassage, elle gardait les enfants. Jusqu’au moment où on est tombé sur une dame qui l’a placée à La Poste. Elle dit tu as un diplôme au moins ? Elle dit oui j’ai un CAP. Avec le CAP elle l’a placée. Elle est là jusqu’à aujourd’hui.

Je te raconte tout ça parce que dans le tableau je vois des gens qui ont le courage de tout laisser tomber Je te raconte tout ça parce que dans le tableau je vois des gens qui ont le courage de tout laisser tomber. Et de dire - parce que ma femme est venue avant moi. Quand il y a eu le terrorisme, j’ai commencé à être menacé, tout ça, parce que moi j’ai reçu des menaces, j’ai dit prends les enfants, la fille était déjà chez les beaux parents. Eux, ils sont venus en juin 98, la Coupe des monde. On a eu les visas. C’était très difficile d’obtenir les visas pendant ces années. Ils ont eu quand même des visas, ils sont venus, on les a inscrit à l’école sans aucun problème. Ils leur ont fait des tests. Et après c’est moi qui leur ai ramené les papiers, en septembre. De là, voilà, jusqu’à aujourd’hui. Pour les papiers, on a vraiment souffert. Vraiment. Franchement! On est en France, hein? Les papiers… je vais te dire, c’est des trucs qu’il faut savoir comment en France les lois elles sont. Elle, elle habite dans un village, je ne sais pas moi, 2000 habitants, les gens c’est des fermiers, c’est un village de fermiers.


C’est pas loin du Dour, cinq-six kilomètres du Dour. Les parents ils sont venus ici juste après la deuxième guerre mondiale, ils sont partis au pays, ils sont revenus en 48. Ils ont la tête, les pensées de là-bas, ils ne se sont pas intégrés à la société française, pourquoi? Parce que le mec il travaillait dans les mines. Si tu travailles dans les mines, comment tu vas discuter avec les gens? Il a commencé dans les mines de fer en Lorraine. Il leur a dit je ne peux pas, le froid il me tue. Il a fait toutes les Fosses, Fosse II, Fosse IX, il a eu le grisou, il a eu… Quand tu vois son corps, il est tacheté de trucs noirs… Mon beau-père, quand il rencontre les potes qui descendaient avec lui, il ne nous parle pas. Il nous oublie, il nous oublie! Dis-moi, Ahmed Hadj, tonton hadj, dis-moi pourquoi quand tu es avec nous tu ne nous racontes rien, et pourquoi quand tu vois Pierre, André, machin, José, parce qu’il y a des espagnols, beaucoup d’espagnols avec lui, et des polonais, il dit lui c’est mon frère, lui c’est ma mère, lui c’est mas soeur, c’est tout ce que tu veux, toi t’es rien! Ici je discute avec toi mais parce que tu es mon beau fils, mais quand je suis en bas, c’est lui ma mère. Une solidarité entre eux. Et quand il se retrouvaient, impossible de les comprendre. Surtout quand ils parlaient chti. Tu sais, écoute, quand il a commencé à bosser, en 47-48, il y avait la misère aussi en France, à la fin de leur travail, à la fin de leur journée, je ne sais pas comment ils appelaient leur chariot, cela avait un nom, j’oublie, un chariot, c’était pour l’honneur. Chaque jour, un chariot pour l’honneur. Pour la patrie. Celui-là, c’est pour la patrie - parce qu’ils comptabilisaient les chariots. Ils avaient un fixe, 500 francs ou quelque chose comme ça, et le reste c’était en fonction du nombre des chariots. Tout le monde, le dernier chariot, ça c’est pour la patrie. Aujourd’hui, tu vas dire: donner un sou pour la patrie? Ça va pas, non?

Quand tu m’as donné le tableau, j’ai dit: qu’est-ce que c’est ça encore? Ce tableau, franchement, je ne le connaissais pas du tout. Quand tu m’as donné le tableau, j’ai dit: qu’est-ce que c’est ça encore? Je voyais des hommes, nus, sur un radeau. Tout ce que je comprenais au début, c’était qu’il y avait des morts et des survivants. Lui, celui-là, il dit qu’est-ce que je dois faire? Ils sont tous là, d’autres se jettent à la mer.


Et lui qui voit au loin quelque chose. Dès la première vue, je l’ai compris. Après je me suis dit, bon quand même il faut que je me documente. On voit tout de suite qu’il y a des gens qui sont en détresse, en pleine mer. Il y en a qui sont fous. Ceux qui demandent de l’aide. A partir de là, il est où, comment ? Rien dans ma tête. Celui qui me touche le plus, c’est celui-là, le pensif. Et ces deux là. Ce sont ces trois qui m’ont intrigué; d’ailleurs ils ont une ligne. Je voyais aussi que sur ce radeau il y a toutes les différentes couleurs. D’accord? Il y avait des Blancs, des Noirs, des mélangés. Quand on voit les voiles, on comprend qu’il y a la tempête, c’est un naufrage. La barre, là, comme ça, indique qu’il y a quelque chose qui s’est cassé. Au début, je n’ai pas pensé à ma vie personnelle, mais à travers ce tableau, les gens peuvent se reconnaître. Dans les moments difficiles de leur existence. Le tableau retrace quelque chose. Mais tout de suite je me suis demandé, pourquoi? Pourquoi ce radeau? Alors c’est ensuite que j’ai compris le politique, le fait que la genèse de ce tableau est l’invasion d’un pays, c’est le fait de coloniser. D’accord? D’ailleurs il y avait d’autres bateaux qui étaient avec. A l’intérieur de ce bateau, il y avait toutes les couches sociales, l’Autorité, les militaires, le proche du roi, le nationaliste, le royaliste, il y avait de tout et ça on le voit ici. Cette main là dit je vois un bateau au loin, ce point, il parle aux gens. C’est ce qu’il dit: je vois un bateau au loin. L’autre là semble répondre il est où? Il est où? Et là, on l’a soulevé, sur le tonneau, c’est pour mieux apercevoir. J’ai même utiliser une loupe, pour voir.

Quand tu vas au Louvre, tu es dedans, dans le tableau. Les démunis se sont dévorés entre eux. Quand tu vas au Louvre, tu es près du cordon rouge, tu regardes, tu es dedans, dans le tableau. Il est colossal : cinq sur sept mètres! Regarde, je me suis documenté, j’ai pris des notes et tout. J’ai vu trois films, j’ai regardé le documentaire qui a été fait sur Arte. L’autre, c’est une interview d’une journaliste sur quelqu’un qui a écrit, qui a fait un bouquin. Ce bouquin a été fait à partir de ce qu’ont dit les cinq naufragés qui ont survécu. C’est là que j’ai compris que ceux que j’avais remarqué correspondent à ceux qui ont témoigné et écrit. C’est à partir d’eux qu’il a pu faire son tableau. Mais ce qui m’a le plus choqué, c’est qu’au bout du troisième jour, ils ont commencé à se manger entre eux.


Là je vais faire un parallèle avec ma culture, je ne peux pas faire autrement. J’en parlais tout à l’heure avec quelqu’un. Nous, quand on était gamins, dans le quartier, si tu fais une bêtise, et si le voisin te vois faire la bêtise, il te rappelle à l’ordre. Il te crie dessus, il te prend la main, il va toquer à ta porte, dit à ta maman, écoute garde-le, parce que papa est en train de travailler, je l’ai vu faire ceci, cela. Si, dans le quartier, on a des moments dans le vie, si on est dans le besoin, par exemple pendant le ramadan, ou à la fin de l’année, à Noël, bon, tiens, la dame elle a perdu son mari, ou il est en prison, il est malade, on fait une quête pour cette personne-là. Et c’est réciproque. Dans la famille c’est comme ça, de tous les côtés. Et on ne laisse pas quelqu’un tomber par terre. Aujourd’hui, avec ce qu’on vit, ça existe encore, mais c’est pas très fréquent. Dans les grandes villes ça n’existe pas. A Rabat, Constantine, Alger, La Caire, tout ça n’existe pas. Mais dan les petits villages ça existe de manière moindre. Ça existe entre familles. Je te dis ça parce que ce qu’on vit aujourd’hui, c’est là, dans ce tableau. Si tu regardes bien, il n’y a pas de solidarité, c’est parce que sur le bateau il y a eu une guerre de clans à l’intérieur. D’ailleurs, le Capitaine du navire, qu’est-ce qu’il a fait? Il a pris une chaloupe, et il a dit après moi le déluge. L’éthique! L’éthique maritime! Walou! Pourquoi? Parce qu’il a considéré tout le monde comme des, comme des… je ne sais pas moi, comme des gens qui ne sont pas normaux. Ils ne sont pas dans la ligne du roi, de l’aristocratie. C’est ça le problème. Les militaires ont usé de leurs armes et de leur autorité pour sacrifier les moins jeunes et ceux qui sont démunis. Les démunis se sont dévorés entre eux. Ils n’ont rien trouver d’autre à faire.


Nous sommes là. Tous les triangles que le peintre utilise permet de voir au loin, la ligne de fuite, d’horizon. Il faut savoir que le radeau au départ n’était pas pour l’équipage mais pour alléger le navire qui, lui, était échoué sur un banc de sable. Il y a eu une erreur de navigation. L’incompétence des gens, des responsables. Et aussi le fait de ne pas écouter ceux qui peuvent t’orienter. Aujourd’hui aussi c’est comme ça, oh moi je sais tout, moi je comprends tout. Il y a aussi l’influence du gouverneur, car il était là. Il était sur le Méduse. La Méduse allait vite, il fallait qu’il ralentisse pour que les autres bateaux le rattrapent. Bon, le gars il a dit bon moi j’ai pas le temps, allez, allez! Tu vois? L’autorité a prévalu sur le bon sens. D’où la catastrophe. C’est un tableau qui peut te faire parler jusqu’à la fin des temps: il y a l’incompétence, l’autorité qui n’est pas à sa place, la non écoute des gens, et leur incompréhension, l’intérêt personnel. La farine! Il y avait de la farine sur le navire! Le gars il dit on va jeter la farine! Hop! Non, non, non! Il pensait au fric! Il pensait au bénéfice le gouverneur! Mais tu ne comprends rien. Celui qui est pensif, moi, j’interprète cela comment quelqu’un qui est dans la merde et se demande qu’est-ce qu’il va devenir. Le point, qui représente le secours, c’est vrai, il est tout petit par rapport au gigantisme de la toile. Mais on l’a vu, tout le monde l’a vu. Et lui, avec son bleublanc-rouge, est en train de dire nous sommes là. Nous sommes là. Il l’a vu. Et le temps qu’il arrive, il faut qu’il résiste. Pour moi, il vont être sauvés. C’est l’espoir ce point.




Une ouverture, une envie de connaĂŽtre, une curiositĂŠ, une envie de partager.


Je suis marraine dans une famille du côté de celle de mon compagnon. Il y a deux enfants. La fille est schizophrène, elle a trente ans. Tu vois les difficultés. Le fils, lui, avait raté son bac, mais il l’a préparé par correspondance. Il y est arrivé. Là, il vient de faire des études à l’Université. Et un jour, pendant son adolescence, il a fait le reproche à ses parents de ne rien lui avoir donner sur le plan culturel. C’est sa mère qui me l’a dit. Les parents ont donné ce qu’ils pouvaient donner. Ni la maman ni le papa n’avaient reçu tout ça. Mais le gamin, lorsqu’il s’est trouvé avec d’autres qui possédaient cette culture que lui n’avait pas pu avoir, il l’a reproché à ses parents. De ne pas l’avoir emmené aux musées, au spectacle. C’est un couple sportif. Maintenant ils vont à l’étranger, ils font des choses quand même. Ils ne sont pas bêtes, mais ils n’ont pas pu transmettre cette culture aux enfants. Le gamin s’est rendu compte qu’il n’avait pas bénéficié de ça. Quand la maman m’a raconté ça, je me suis dit c’est terrible. Elle, elle en avait souffert aussi. Je crois qu’elle ne pouvait pas donner ce qu’elle n’avait pas reçu. Parfois, quand cela n’est pas présent dans la famille, on peut avoir la chance de rencontrer des gens qui t’apporte ça, mais cette chance, on ne l’a pas toujours. Dans les associations il y a un gros travail qui est fait, pour les jeunes; quand ils participent, ils découvrent plein de choses. Que ce soit le sport ou la culture. C’est important. Ça crée du lien, et puis surtout une ouverture. Une envie de connaître. Une curiosité. Une envie de partager.

Le cinéma anglais, le jeudi. L’école aussi, car je me souviens à notre époque, ça ne se faisait pas encore beaucoup. Mais une fois par mois, on allait au cinéma anglais. Le dimanche matin, au Gaumont- Palace. Le jeudi - parce qu’on n’avait pas cours le jeudi. Je me souviens, j’étais au Collège, je prenais le métro. C’était parce que l’école nous le proposait. C’était super. Dans notre famille on avait pas les moyens, on ne pouvait pas trop. Quand on est nombreux, ce n‘est pas toujours facile. La culture, à notre époque, ce n’était pas du tout pareil! Bon, je ne te dirais pas les noms des films parce que cela fait maintenant soixante-dix ans! Même plus que ça! Mais, je me souviens que nous allions à ce cinéma anglais, et que c’était bien parce que cela nous apportait. Oui… J’allais au Collège à l’époque. Alors c’est pareil, là: il y avait une ségrégation terrible. Quand je suis rentrée au Lycée Sophie Germain, je m’en rappellerai toujours, il y avait un professeur de français qui nous avait dit que nous étions un amalgame de déchets de cours complémentaires ».


Parce que nous étions au « collège » à l’époque - on faisait cela de la 6è à la 3è, - mais ce n’était pas le lycée -, ça s’appelait les Cours Complémentaires. Quand on arrivait au Lycée, voilà comment on était reçus. Je venais d’un « collège » comme ça, je ne venais pas du Lycée. À Sophie Germain, je n’ai d’ailleurs pas pu rester, j’y suis restée une année, tellement il y avait ce rejet d’où l’on venait. Souvent, dans les Lycées, ce n’était pas les mêmes origines familiales. On en souffrait.

Tout de suite, j’ai pensé à ça. Ce tableau, je l’ai vu, il y a longtemps, au Musée du Louvre. Là, je le regarde et le vois a, on les laisse périr en mer. Il y en a qui les exploitent et les font payer un prix fou. Tout le monde se cotise pour qu’ils partent. Et ce qui les attend ce n’est pas mieux que ce qu’ils ont chez eux. Parce que chez eux, même dans la misère, ils ont leur famille, leurs liens. Tous ces jeunes, que l’on voit à Paris, à la dérive, ces ados, qui sont là, sans famille, sans rien, bien sûr que pour vivre ils volent! Comment faire autrement? C’est quelque chose de… A notre époque, quand même, on a évolué, et voilà où on en est. Chacun se sent impuissant. On voit tout ça, on le constate, on en est malheureux. Mais qu’est-ce qu’on fait? C’est difficile. Ce que je fais, c’est d’aller distribuer pour donner l’essentiel, pour qu’ils puissent vivre. Mais à mon âge, c’est plus difficile. Mais c’est participer avec ceux qui luttent de manière plus grande dans le monde, pour le monde, à travers toutes ces associations qui luttent pour la dignité de l’ensemble de ces gens là. Pour un droit de vivre. Et de les accueillir. utrement. Aujourd’hui, je ne le regarde pas comme je l’ai découvert comme lorsque j’étais plus jeune, quand je l’ai découvert au Musée du Louvre. Déjà, ce tableau, quand même, il choque. Ce n’est pas un tableau que l’on a envie de regarder souvent. Parce que c’est choquant. Mais maintenant, aujourd’hui, en le regardant, ma première pensée a été pour tous les migrants. Qui sont, à notre époque, sur des bateaux, comme ça. Si ce n’est pas des radeaux, ce sont des bateaux gonflables ou des choses de ce type, qui sont en mer. Tout de suite, quand je l’ai regardé à nouveau, j’ai pensé à ça. Je me suis dit mon dieu que c’est actuel.


Aujourd’hui on empêche même d’autres bateaux d’aller les récupérer. Tout ces gens, sur ce bateau, je me suis dit: c’est aujourd’hui. Après, en le regardant bien, c’est ce que j’ai aimé, c’est qu’on voit qu’il y a toutes sortes de gens, y compris des Noirs. Comme c’est, encore, aujourd’hui. Ce qui est caractéristique de nos jours, c’est qu’on empêche les bateaux d’atteindre les côtes, et même d’empêcher d’autres bateaux d‘aller les secourir. Et quand les bateaux les ont secouru, on ne leur donne pas les moyens, et il n’y a personne qui veut les accueillir. A notre époque! A notre époque! C’est là que… Parce que moi je dis que toutes ces personnes qui viennent comme ça, quand on quitte son pays, c’est parce qu’il y a un problème grave. On ne quitte pas son pays et ses attaches… parce qu’ici certains disent les migrants viennent pour avoir ci, pour avoir ça. Ce n’est pas la démarche! S’ils quittent tout, leur famille, c’est pour vivre. Donc, ils partent. Ils quittent tout pour vivre. On ne les reçoit pas.

Ce qui frappe c’est la violence de la situation. Géricault a voulu dire quelque chose. C’est clair. Parce que pour avoir peint cela… Déjà, quand on apprend, en relisant pour savoir comment cela s’est passé - je voulais me replonger un peu car je ne me rappelais plus -, bon, il a quand même beaucoup travaillé. Il a interrogé deux rescapés. Il a fait un travail préparatoire rigoureux. Il a voulu exprimé quelque chose. Ce qui frappe, c’est la violence de la situation. C’est une violence que de regarder ce tableau. Des fois, on est un peu… C’est violent. Mais c’est parce qu’il a voulu dire quelque chose. A cette époque, son tableau n’a pas été apprécié tout de suite. Quand il a exposé, il a voulu apporter un témoignage. Comme nous, nous pouvons en apporter. Comme un lanceur d’alerte. Ceux qui dénonce ce qui se pratique, ce qui se fait. Ceux qui font prendre conscience à l’ensemble des gens que certaines choses existent. Et qu’il faut faire quelque chose! Cela a dérangé à l’époque. Cela dérange. Comme aujourd’hui. Quand on parle des migrants avec des personnes de notre entourage, ce n’est pas toujours bien reçu. Hein? C’est vrai. Nous, nous sommes proches d’eux. Ici, pendant un temps, il y avait des cabanes. Et puis il y a le foyer pas loin. C’est vrai que ce n’était pas agréable à voir, qu’il y avait les détritus partout. Mais ils étaient là pourquoi? Parce qu’on ne pouvait pas les accueillir correctement. Parfois, avec des voisins, on en parlait: ah oui, ils sont là… C’est dégoutant…Ils nous apportent des rats… C’est vrai que cela apporte des nuisances, mais pourquoi? Si on les logeait comme il faut, si on les accueillait comme il faut.


S’ils avaient la possibilité d’être dans un endroit où ils peuvent se doucher, ou disposer de toilettes, tout ça! Ils n’étendraient pas leurs affaires! Je me disais comment ils font pour (se) laver? C’est vrai que je n’en étais pas à dire que je vais en accueillir un chez moi. Des gens le font, au moins temporairement. En particulier pour les mineurs. Ce sont des prises de positions individuelles, souvent des parents d’ailleurs. A la télé, parfois, on parle de gens qui font ces choses. J’ai vu un reportage à la frontière italienne, un homme qui d’ailleurs est passé en justice parce qu’il recevait des migrants qui étaient passés de manière clandestine - souvent pour qu’ils ne meurent pas de froid eh bien, quand on voyait cet homme, cela redonne de l’espoir. Voir que certains se mouillent pour les autres et qu’ils font ça. Je me dis quel courage! Il ne l’a pas fait une fois, il continue de le faire. Il les accueillait, il les nourrissait. Ça existe quand même, on n’en parle pas assez. Si on en parle, si on montre cela aux gens, le jugement n’est plus le même. Quand on voit cette misère, comment cela se passe, comment ils marchent dans les montagnes, on n’a plus le même regard par rapport aux migrants qui viennent. Moi je me souviens quand je suis arrivée ici, les bâtiments où se trouve les Restos du Coeur, c’était des anciennes usines et des vieux hangars. Des migrants logeaient là. La nuit, on les entendait parce qu’ils dormaient à tour de rôle. Il y avait beaucoup de personnes qui arrivaient d’Afrique, je me disais que ces gens qui se retrouvaient au milieu de la nuit à devoir laisser la place aux copains, et qui se retrouvaient dehors, dans le froid, je me disais peut-être seraient-ils mieux chez eux. Donc, c’est une prise de conscience.

Regarder tous ces corps, tout ces morts, et ce qu’exprime les vivants. J’ai appris que des copies du tableau ont été faites, pour un américain. Il les a achetées. C’est à Londres que sa toile a eu pour la première fois du succès. Et ensuite à Dublin. Ce qui est terrible à regarder, ce sont tous ces corps, tous ces morts.


Mais aussi ce qu’exprime les vivants. Cet homme là, je ne sais pas si c’est son fils ou pas, mais on le sent accablé, désabusé, sans réactions. Les autres essaient de soutenir celui qui veut faire des signes pour se montrer. Ils sont plus jeunes d’ailleurs. On sent comment on peut être quand on est accablé par tout ce qui se passe. On voit que cela pèse sur lui, il ne peut pas réagir. Au contraire, les plus jeunes poussent, aident. Et puis, il y a ceux qui, comme celui au milieu du tableau, regardent vers le ciel. Est-ce que le ciel va lui apporter quelque chose? Il y a ceux qui espèrent. Mais cet homme, on a l’impression qu’il n’attend plus rien, il sait que cela va être la mort. Ce que j’ai remarqué, c’est que c’est le Noir qui a l’espoir, il le tient l’espoir! Ça c’est… ça exprime quelque chose. C’est remarquable. Surtout si on pense à cette époque, à l’histoire de l’esclavage. Le présenter lui, sur le tableau, comme celui qui tient le plus pour essayer de… et que les autres soutiennent. Je me rends compte que je ne l’avais jamais aussi bien regardé.

La jeunesse qui réagit. Un peu comme mai 1968. J’y vois aussi la jeunesse qui réagit. Un peu comme en 1968. J’étais dans la jeunesse. C’est vrai que j’y ai participé, j’ai marché, tout ça. Si tu veux, on voulait un changement, une autre société. On voulait autre chose, c’était merveilleux les échanges que nous avions. Je me souviens, à l’époque, je travaillais au Crous de Paris. Donc, beaucoup d’étudiants. Moi, j’étais en vacances, en mai 1968; et je fus piquet de grève. J’allais au Crous à pied, en stop. Pour que les étudiants puissent manger, nous faisions les livraisons alimentaires. Le personnel en grève faisait la cuisine pour que les étudiants puissent manger et qu’ils puissent être quand même servis. On était là. On faisait des réunions, comment bâtir la suite? Comment supprimer les hiérarchies comme elles existaient? C’était un moment difficile, mais la jeunesse a pu exprimer plein de choses. C’était d’une richesse, c’était extraordinaire. J’ai vécu mai 68 de manière formidable. Après, les choses évoluent, changent… Nous aussi, on change. La spontanéité, plus âgés, on l’a un peu moins… ça dépend des moments. Je comprends, aujourd’hui, les jeunes, dans cette crise. Des fois on dit ce n’est pas bien. Ils rejettent un peu tout ce qui les empêche de vivre. Mais je comprends. Ce n’est pas drôle pour eux. Mais c’est quand même difficile de ne pas pouvoir vivre pleinement leur temps de vie. Ou le vivre, en culpabilisant. En plus, beaucoup d’entre eux commencent leur vie sans pouvoir avoir un travail, ou même un stage, même pour ceux qui ont fait des études, c’est à dire souvent des sacrifices (les familles, les parents, tout ça); et au bout du compte, ils ont un certain niveau d’éducation et de formation, et ils espèrent trouver un travail, et non! J’ai commencé à travailler à 19 ans.


A la rentrée, je n’avais pas de poste. J’ai postulé. Je pleurais toutes les larmes de mon corps. J’ai attendu une journée! J’ai reçu un télégramme pour une convocation. Pour un travail. Eh bien, cette journée où je n’avais rien, et où c’était la rentrée, je pleurais car je n’avais rien. Je pensais aussi à ma famille, c’était important que je puisse travailler parce qu’on n’était pas riches. Je pense à ces jeunes et à ce que cela me faisait à l’époque. Aujourd’hui, avec des licences, des masters, et les sacrifices des familles, il n’y a pas de travail. Ils n’ont pas de travail. Cette crise est… terrible. Depuis un an, les gilets jaunes, puis les grèves concernant la réforme de la retraite, ensuite la pandémie. Une de mes nièces travaillait en lien avec les aéroports. Bon, là, chômage technique. Elle avait une bonne situation. Son gamin fait des études. Eh bien là, aujourd’hui, qu’est-ce qu’elle a fait? Elle a cherché un petit boulot pour compléter. Elle a cinquante ans, et elle se dit qu’est-ce que je vais faire? C’est à dire que même cette génération n’a plus cette sécurité. Notre monde n’est pas facile et ne va pas l’être. Mais il faut continuer à se battre. Comme dans la toile de Géricault, comme cette poussée que l’on voit et qui forme ce triangle. Pour agiter cet étendard et apercevoir cette petite pointe, au loin, qui symbolise le navire. On l’a voit à peine. C’est effectivement minuscule. Par rapport au gigantisme de la toile. Un peu d’espoir. Une « pointe » d’espoir. C’est incroyable comment cette toile est actuelle. Ce Géricault est un prophète! C’est visionnaire. Par la peinture, il nous laisse ça.


Le Liwâ’, ou le Raya. ‫ هيارلا‬, ‫هيارلا‬.


Je ne connaissais pas du tout ce tableau. Ni son histoire, ni l’auteur. J’ai hésité un moment à aller voir sur internet, par curiosité. Chercher la fiche wikipedia sur le peintre, mais j’ai dit non. Je me suis dit ce sera plus intéressant de le faire avec Philip. Je l’ai regardée une première fois. Et en fait je voulais avoir les différents niveaux dans ce tableau là. Et ce qui a attiré mon attention bien évidemment, c’est le point le plus élevé, le plus haut, autour de cette personne, me vient le mot en arabe, c’est le liwâ’, ‫هيارلا‬, ou le raya، ‫هيارلا‬, donc c’est une sorte de bannière, qui rassemble autour. En fait, il y a une dimension sociale derrière ce symbole. Souvent on le soulève quand il y a un moment d’effervescence. Quelque chose se passe autour. Et on porte le raya, la bannière, pour dire que c’est ça qui rassemble ces gens là. Là, on voit qu’il y a un rassemblement, avec les visages, avec les mains, comment les gens sont attachés. Pour moi, il y a un message autour de l’espoir. Le raya, c’est plus fin qu’un drapeau. La traduction exacte devrait dépasser largement le cadre d’une patrie, en fait.

Quand cherche t-on l’espoir? (la chanson de Fairouz). Quand cherche t-on de l’espoir? A mon avis, dans les moments les plus difficiles. Ici, c’est la tempête, l’immensité de la mer, les vagues. C’est à ce moment que tu cherches de l’espoir. Quand tout va bien, quand tu es bien, tu n’y penses même pas. Ce tableau me renvoie aussi à l’histoire de mon pays. A ce que j’ai vécu pendant la guerre. Vraiment au moment où tu entends les bombardements et que tu as autour de toi des explosions. Et que tu dis… Qu’est-ce qui te retient? C’est que toujours tu cherches de l’espoir. Tu vas le chercher un peu partout. Y compris dans les moments les plus sombres. Tu te dis: il y a forcément, après la tempête, un temps calme. Donc tu vois la tempête, la guerre, tu vois la souffrance, tu vois la violence, mais d’une autre manière. C’est ça qui créé une forme de résilience chez les individus. Sérieusement, je pense que les gens qui ont vécu des moments durs, je ne les vois pas souvent comme fragiles.


Cela peut faire l’effet inverse, c’est à dire que cela renforce quelque chose en toi. Ça me rappelle une chanson de Fairouz, qui est une légende internationale. Dans son album, il y a dizaine d’années à peu près, fi el amal hé amal ‫هيإ لمأ يف‬ ‫« لمأ يف‬oui il y a de l’espoir malgré tout, il y a de l’espoir». Ce sont les paroles de Ziad Rahbani, son fils qui écrit pour elle, c’est toute une famille, ils sont très très forts, ils sont musiciens, ils sont écrivains, elle elle chante avec sa voix angélique. Après, elle dit dans le refrain ‫ للم نم علطيب تاقوأ‬: que parfois cet espoir provient d’un ennui. Enfin, qu’il est inattendu. Et elle continue, ‫ نينح يش نم علطيب تاقوأ‬: parfois cela arrive de quelques moments de tendresse, de nostalgie. ‫ففخيت تاظحل‬ ‫ لعز‬des moments, elle nous l’explique, qui vont venir nous soulager. Nous réconforter. Le tableau me renvoie aussi à cette chanson que j’adore, à ces moments-là.

Tu as besoin de la raison pour ne pas dériver. Après, ce qui m’a attiré le plus, c’est cette variété de personnages, cette mixité, des hommes des femmes, des blancs, des noirs, et comment la souffrance peut aussi nous rassembler. La personne qui m’a tout de suite interpellé c’est cette personne: en fait, c’est surtout sa posture là. On a l’impression que c’est le sage. Qui élabore une réflexion par rapport à tout ce sui se passe autour. Il incarne la Raison, pour moi. Pendant un moment dur, de souffrance, de violence et tout ce que cela peut engendrer - tu vois une révolution, cela me renvoie aussi à la question des réfugiés tu as besoin de la Raison pour ne pas dériver. Il faut garder la raison même dans les moments les plus chaotiques. Il y beaucoup d’émotions, là. Et il y a la Raison, qui est là. C’est la distance, il prend de la distance, forcément le fait que tu dois arrêter de réagir, de faire parler l’émotion. Il faut que tu prennes une posture différente, convenable, pertinente avec cette posture de réflexion sur ce qui se passe. Je pense que ce n’est pas pour rien qu’il a été représenté un peu plus âgé que les autres, c’est toujours l’image de l’adulte sage, même je dirais, il ressemble à une sorte de divinité grecque.

La Places des Martyrs, à Beyrouth. Au Liban, je n’avais pas de vie culturelle, et c’est bien dommage. C’est pour cela que la toile me renvoie non pas à d’autres peintures mais à de moments vécus. A d’autres images.


Après, quant à la question de la représentations de moments historiques, qui rassemblent une effervescence sociale, c’est souvent comme ça, cela me rappelle plutôt la catégorie des statuts, celle de la République, cela me rappelle aussi le statut de la Place des Martyres au Liban, à Beyrouth. C’est souvent plusieurs niveaux, un niveau haut, avec un rassemblement des gens. Avec toutes sortes de représentations, des gens souriants, mais aussi des gens qui…

Des triangles qui me rappellent le fait de la religiosité. Dans la composition du tableau, ces triangles me rappellent la trinité chrétienne. Ces pyramides vont vers le haut, vers le ciel, vers Dieu. Cette trinité - qu’on voit - qui est formée de trois, par exemple, au Liban, dans l’architecture avec les trois arcs. Dieu, Jesus et la Vierge Marie. Ce serait quelque chose à creuser dans la vie de ce peintre, et son rapport avec la religion qui doit aussi influencer sa vision, son style. Même dans la France d’aujourd’hui, purement et définitivement laïque, sa culture reste catholique, elle est là, présente, qu’on le veuille ou pas. On le voit bien, il y a bien un petit rayon de soleil, qui vient compléter un tout petit peu cette ouverture. L’espoir, on le représente toujours avec une grande lumière. Quand on parle de Dieu. Dans la culture musulmane, il y a une interdiction de représenter Dieu et le Prophète. Donc, c’est souvent une grand lumière qui les représente. Même dans les feuilletons et séries historiques et religieux diffusés pendant le mois de ramadan, on voit souvent une silhouette avec plein de lumière qui s’en dégage… pour représenter Dieu ou le Prophète!! Dès que tu vois une lumière, il y a le Prophète derrière, il y a un prophète derrière! Tu grandis avec cette idée.


Ils peuvent se sacrifier pour l’espoir, pour réaliser quelque chose de commun. Je fais tout de suite la relation avec les réfugiés, les naufrages. Ça représenta un peu ce voyage mythique. Des personnes qui sont à la recherche de l’espoir, un monde meilleur. A la recherche d’une autre vie malgré le danger. Ils peuvent se sacrifier pour l’espoir, pour réaliser quelque chose de commun. Il y a beaucoup de sang. Je retiens aussi ça. Cela renvoie à la mort. Il y a la mort et aussi la vie. Pour moi, ce n’est pas un tableau qui me met en dépression, j’arrive à lire les différents niveaux.

J’ai entendu les bombardements. Qu’est-ce que je fais ? Je prends mes enfants, je cours, je pars où? J’ai besoin d’un refuge, je fais quoi? Je suis née en 1978, j’ai grandi alors que la guerre avait déjà éclatée alors que j’étais très petite. J’ai des souvenirs d’une gamine quand on partait depuis Tripoli pour rendre visite à ma tante à Beyrouth, en voiture, quand on passait la ligne, et qu’on entrait dans la zone où il y avait le plus de tirs, mon père nous disait allongez-vous, allez en bas de la voiture, on entendait les tirs. Mais quand on est gamin, on ne réalise pas l’ampleur du danger. On pense que c’était un jeu, ou quelque chose comme ça. On ne le sent pas en fait par rapport à notre existence. Ce que j’ai senti, en 2006 pendant l’attaque d’Israël, j’avais deux enfants, j’habitais à Tripoli, mon fils avait une dizaine d’années, et ma fille 6 ans, il y avait aussi des bombardements dans le Sud, on était collés à la télé, pour voir, mais à un moment j’ai entendu les bombardements tomber sur Tripoli. J’habitais au 7è étage. Je me rappelle encore tout l’immeuble qui a bougé. Là, tu te dis, je ne sais pas si la prochaine fois, ça va tomber. Ici. Qu’est- ce que je fais? Je prends mes enfants, je cours, je pars où? J’ai besoin d’un refuge, je fais quoi? C’est dans ces moments que l’émotion et la raison interviennent, et en même temps c’est là que tu réalises que c’est ta vie, en fait, et la vie des personnes qui te sont les plus chers pour toi qui est mise en jeu. C’est dans ce moment là aussi que tu réalises ton humanité. C’est un temps que j’ai très mal vécu, les bombardements ont duré 21 jours. Tout le pays était coupé, on ne pouvait plus circuler, les ponts avaient été détruits. Des drones bombardaient tout ce qui bougeait en fait. Tu pouvais pas sortir.


Et c’est là que tu réalises que tu n’existes pas. Tu es invisible. Tu n’as pas d’identité, tu n’es même pas un être humain quand tu vois des voisins - parce qu’ils ont des passeports canadiens ou français - partir, s’échapper, se sauver. Il y avaient des plans pour les bi-nationaux, et les expatriés. Tous les pays, la France, les États-Unis, la Belgique, tous les pays occidentaux sont venu pour récupérer les expatriés et les bi-nationaux. Et c’est là que tu réalises que tu n’existes pas. Tu es invisible. Tu n’as pas d’identité, tu n’es même pas un être humain quand tu vois des voisins parce qu’ils un passeport canadien ou français qui ont réussi à partir, à s’échapper, à se sauver. A sauver leur vie, à sauver la vie de leurs proches. Et que toi tu restes. C’est là où il te faut de l’espoir.

…et je me dis bon, ça fonctionne la justice divine, je vais continuer à croire. L’espoir - pourquoi ce tableau me parle? Parce que ce sont des gens qui sont blessés, qui sont en train de souffrir. Tu ne vas pas chercher l’espoir des gens qui sont de l’autre côté. Tu crois à quelque chose de sacré parce que tu ne crois plus à l’être humain. Tu t’y accroches, et peu importe à ce que tu sois croyant ou pas. Peu importe si tu as fait la prière ou pas. Dans ce moment, tu vas faire ta prière. C’est comme dans une turbulence quand tu es dans l’avion, tu ne crois personne, tu ne crois plus au pilote. Moi, quand je me retrouve dans des moments où je vis de l’injustice, de la violence ou de la discrimination, quand je vis des moments comme ça, je dis il y’a une justice divine, quelque part, et que c’est ce que je réclame. Je crois plus à la justice divine qu’à la justice humaine. Pour le moment ça marche comme ça avec moi, ça fonctionne la justice divine. Il y a toujours quelque chose qui vient, et je me dis, bon, ça fonctionne. Je vais continuer à croire.


Une citation de Gustave Flaubert

in Dictionnaire des idées reçues. RADEAU : Toujours de la Méduse.

Un poème d’Apollinaire

in Le Bestiaire ou Cortège d’Orphie. Méduses, malheureuse têtes Aux chevelures violettes Vous vous plaisez dans les tempêtes Et je m’y plais comme vous faites.

GéRICAULT (J.L.A.THéODORE) 1791+1824

LE RADEAU DE LA MéDUSE.


Méduse dans la mythologie grecque.

Méduse

, dont l’étymologie signifie « celle qui protège », est un monstre de la mythologie grecque qui à l’origine était une belle femme, juste avant d’être amenée dans le temple d’Athéna par son amant Poséidon, le dieu de la mer. Elle est la seule des trois Gorgones à être mortelle. Quand Athéna apprit la nouvelle, elle l’a transformée en un monstre dont le regard avait le pouvoir de transformer en pierre (pétrifier) celui qui la regardait pour que les hommes ne soient plus attirés vers elle. Méduse fut tuée par Persée, avec l’aide d’Hermes et d’Hadès, au pied du Mont Atlas, au Maroc.

Dans la langue française. Être médusé

signifie être stupéfait, figé par la stupeur, abasourdi, sidéré, déconcerté. Une expression familière qui s’en rapprocherait: « en rester comme deux ronds de flan » Ou encore : être baba, tomber des nues, ne pas en croire ses oreilles, ou ses yeux.

Le Radeau de la Méduse aux 7 Arpents

Portraits d’habitants




Remerciements. Abdel, Alougbine, Amin, Djamila, Evelyne, Fadila, Fa-

rida, Fatiha, Gilles, Hasna, Houria, Lisette, Majid, Maria, Marie, Marie-Françoise, Mehdi, Mohamed R., Mohamed T., Mohamed H, Mourad, Nadir, Natacha, Nicole, Noémie, Olga, Ourida, Philippe, Radmilla, Razic, Romain, Seraphina, Sihem, Sylla, Takfa, Tanilolija, Xavier, Zahira, et Monsieur Mia. Maïlys Couarraze et l’Antenne locale des Restos du Coeur du Pré Saint-Gervais, l’Apes (Cité Rabelais), Service de la Vie Associative, Service des relations publiques du Musée du Louvre, Les Indépendances - Maison de production (Paris).

Partenaires. Ce projet a reçu les soutiens de la Ville du Pré Saint-Gervais,

d’Est-Ensemble, du Commissariat Général à l’Égalité des Territoires, du Département de la Seine Saint-Denis, de la Fondation BNP-Paribas.

L’Équipe de Wor(l)ds…Cie. Conception et direction artistiquePhilip Boulay - Avec la collaboration artistique de Giovanni Ambrosio, d’Albertine Itela

(comédienne), de Stéphane «Esteban» Loirat (régie, aide technique). Chargé de pro-

duction et d’administration Jean-Christophe Boissonnade ainsi que Jolie, Sully, Khalil et Christophe. Graphisme . Black Spring Graphics Studio.



«Le Radeau de la Méduse aux 7 Arpents». Portraits d’habitants.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.