La place de l'homme dans la nature

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CIEH de Pau, Université de Pau et des Pays de l'Adour Intervention du 09 Décembre 2009

La Place de l'Homme dans la Nature Questions d'échelles Boris Dreux, Doctorant en anthropologie au Shadyc, EHESS Marseille. Mail : boris.dreux@ehess.fr

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Question d'espace......................................................................................................................p.1 Question de temps..................................................................................................... p.5 Réflexions sur le décentrement.................................................................................................p.7 Le mythe du progrès..................................................................................................................p.8 Ce que le monde n'est pas........................................................................................................p.19 La belle histoire : l'hominisation.............................................................................................p.22 Le problème bipède.................................................................................................................p.25 L'épopée humaine....................................................................................................................p.29

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Question d'espace

L'univers connu, soit une distance de 15 milliards d'années lumière (AL), c'est à dire l'ensemble de tous les astres, corps célestes et objets que peuvent appréhender nos sens peut être hiérarchisé. Les astronomes et astrophysiciens ont mis en évidence plus d'un milliard de galaxies peuplant l'espace. Ces galaxies, véritables constituants de base de l'univers sont elles-mêmes groupées en amas et super amas, formant une sorte de réseau géant avec ses nœuds et ses cordes. Pour mémoire : 1 année lumière = 9,461.

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Km = 9461 milliards de Km.

Notre galaxie, la voie lactée a un diamètre d'environ 100.000 AL, et comporte 100 milliards d'étoiles. A l'intérieur de cette immense spirale d'étoiles de forme discoïde, le soleil, malgré un diamètre de 1,4 millions de Km n'est qu'une étoile très modeste par sa taille et son éclat. Il occupe une position excentrée dans un bras spiralé de la galaxie. Le système solaire comporte neuf planètes, une cinquantaine de satellites naturels, quelques centaines de comètes observées, plusieurs milliers d'astéroïdes et une étoile : le soleil. L'ensemble des objets du système solaire représente une fraction négligeable de la masse du soleil lui même soit moins de 0,15%. Passons les caractéristiques physiques de la terre pour nous intéresser à son peuplement. Le vivant peut globalement se diviser en deux grandes catégories d'organismes : –

les unicellulaires représentent, en poids, plus de la moitié de toutes les créatures vivantes. Pourtant ils

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sont invisibles à l'œil nu, ce qui fait qu'on les oublie facilement. les pluricellulaires : 1 m2 de bon sol abrite plus de 260 millions d'individus pluricellulaires (toutes espèces confondues). Sur un hectare de pelouse de moyenne montagne, pâturée par deux vaches, la biomasse de la faunule du sol dépasse les 2 tonnes (1 t. d'arthropodes et 1 t. de vers de terre) et est donc supérieure à la biomasse des deux bovins.

Répartition numériques des espèces: (estimations) Procaryotes (bactéries et cyanobactéries): entre 4000 et 3 millions d'espèces Protistes: entre 40.000 et 200.000 espèces Algues: entre 40.000 et 10 millions d'espèces Champignons: entre 70.000 et 1,5 millions d'espèces Plantes: entre 250.000 et 500.000 espèces Insectes: au moins 4 millions d'espèces Araignées: 30.000 espèces Crustacés: 39.000 espèces Echinodermes: 6000 espèces Mollusques: au moins 50.000 espèces Poissons: plus de 21.000 espèces Lézards: 3750 espèces Serpents: 2950 espèces Tortues: 300 espèces Crocodiles: 23 espèces Oiseaux: 10.000 espèces Amphibiens: 5400 espèces Mammifères: 4500 espèces 50000

Série 1

48000 46000 44000 42000 40000 38000 36000 34000 D i v e r s i t é

32000 30000 28000 26000 24000 22000 20000 18000 16000 14000 12000 10000 8000 6000 4000 2000 0

Mollusques

Crustacés

Araignées

Poissons

Oiseaux

Echinodermes Amphibiens Groupes

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Mammifères

Lézards

Serpents

Tortues

Crocodiles


Diversité mammifères

Rodentia 43,7% Chiropter a

20,3%

Eulipotyphla (Insectivores) Cetartiodactyl a Carnivora

5,9%

Mar supiala Primates

7,8%

6,4 %

5,7% 5,2%

Lagomorpha 1,8 % Afrosor icia Xenarthra

0,9% 0,6%

Scandantia 0,4 % Perissodactyla

0,4%

Macroscelidea

0,3%

Pholidota 0,2% Hyracoidea

0,1%

Sirenia 0,1% Monotrèmes

0,1 %

Proboscidea 0% Dermoptères

0%

Tubulidentata

0%

L'ordre des primates compte 185 espèces. Il présente une grande diversité de modes de locomotion, des tailles variées, du petit microcèbe (15 cm sans la queue) au gorille (1,8m). Au sein du groupe des primates, la répartition des tailles suit le même schéma que pour l'ensemble des animaux, à savoir beaucoup de petites espèces et peu de grandes. Les humains sont 6 milliards sur terre mais une seule espèce. Classification: Règne Animalia Phylum Chordés Embranchement Vertébrés Classe Mammifères Ordre Primates Famille Hominidae Genre Homo Espèce sapiens Ordre des primates:

Prosimiens (lémuriens, cheirogales, indri, aye aye, loris, tarsiers) Singes du nouveau monde (Am Sud) = Platyrhiniens (narines écartés, 36 dents, queue

préhensile) Singes de l'ancien monde (Eur. Afri. Asie) = Catarhiniens (narines rapprochées, 32 dents) dont les cynomorphes: baboins, mandrills, macaques, gibbons, cercopithèques pongidés: gorille, chimpanzé, Orang

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Parenté entre les pongidés et les humains Pongo Gorilla Homo Pan Gibbons Divergence probable de la lignée Gorille 11MA Voici le tableau actuel de la vie sur terre, notre réalité, notre monde aujourd'hui tel qu'il est connu. C'est un instantané. Nous avons bien souvent tendance à oblitérer cette réalité qui pourtant nous montre notre véritable place dans la nature. Nous sommes tellement enlisés dans ce que M. Serres appelle le "monde mondain", projection de nos désirs, de nos aspirations un monde totalement artificiel dans la mesure où il est une construction de l'esprit humain, construit pour lui, que nous en oublions trop souvent que le monde ne s'y réduit pas, qu'il existe d'autres manières de l'envisager, de le voir. L'homme construit sa propre réalité et s'y enferme en ignorant l'existence d'un monde extérieur à lui, non-humain. Vitre Ce monde extérieur est un vaste ensemble pourtant comme nous venons de le voir avec ces quelques données chiffrées. Remettre l'homme à sa place dans la dimension spatiale c'est ne pas oublier l'existence de ces multiples galaxies dont on ne sait toujours pas si elles abritent des formes de vie ou pas, de ces innombrables espèces, si diverses dans leurs plans d'organisation, leurs modes de vie, leur écologie. Toutes ces espèces ont une façon bien à elles de vivre, de se déplacer, de se nourrir, de se reproduire. Elles ont chacune leur monde à elles. Toutes n'interagissent pas entre elles mais il existe un réseau d'interactions qui relie toutes les espèces y compris la nôtre de façon indirecte. Chaque espèce possède ses comportements, son territoire, ses habitudes. Nous ne sommes pas les seuls à habiter la planète. Il faut avoir conscience de cette réalité. Un exemple de vision du monde biaisée par la lunette anthropique: Bon nombre d'encyclopédies du monde animal ont tendance à présenter la diversité biologique de manière biaisée. Il y a une surreprésentation des vertébrés. L'accent est systématiquement mis sur le groupe des mammifères, puis sur celui des oiseaux, puis viennent les reptiles et enfin les poissons. Les autres groupes d'organismes vivants, dont on a pourtant vu l'importance numérique considérable sont traités sommairement en général, par gros sacs. Il existe en effet une nette tendance à considérer les espèces de grande taille comme plus importantes que les autres malgré leur plus faible représentation numérique. Cette manière de présenter l'éventail du vivant (expression de Steve Gould) est due à notre espoir constant de définir un monde faisant sens par rapport à nous mêmes. Nous avons bien du mal à faire face à ce qu'implique la lucidité de l'examen de la diversité biologique. Cette sur-représentation encyclopédique des mammifères notamment peut être mise en correspondance avec la répartition des études scientifiques entre les différents groupes d'organismes. Il y a eu globalement plus d'études de faites sur les mammifères et les oiseaux que sur les d'autres groupes moins visibles. Au sein même des mammifères il y a probablement plus d'études en primatologie que sur les autres ordres, prenons les pholidotes par exemple. (Certes ce groupe comporte moins d'espèces, mais la biologie de ces dernières est cependant mal connue malgré leur faible nombre, ce qui incite à penser qu'il n'ont pas eu la faveur des zoologues autant qu'on pu l'avoir les primates...)

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La dimension spatiale permet d'obtenir un intantané de notre place. Il ne faut garder à l'esprit qu'il ne s'agit que d'une image à un moment donné et qu'à trop croire en l'image on finit par nier la réalité, par essence évolutive et en mouvement. Il faut donc considérer la dimension temporelle également pour se faire une idée plus juste de la place de l'homme.

2. Question de temps On estime actuellement que l'âge de l'univers est de l'ordre de 15 milliards d'années (avec des variations selon les théories impliquées). Celui du système solaire serait d'environ 4,6 milliards d'années, la terre étant incluse dans cette estimation. On a peu de traces des premières manifestations de la vie dans les archives fossiles. Les plus vieux sédiments renfermant de véritables cellules sont datés de 3,5 à 3,6 milliards d'années. Pendant les 2 milliards d'années suivants, tous les organismes sont des unicellulaires, dotés de l'organisation la plus simple, dite procaryote. Ce sont les bactéries et les cyanobactéries (algues bleues ou encore cyanophycées). L'apparition des cellules eucaryotes (à noyau et organites) dans les archives fossiles remonte à 1,4 milliards d'années dans l'état actuel des connaissances. Les premiers organismes pluricellulaires connus sont ceux de la faune d'Ediacara (Australie) et datent d'environ 700 millions d'années. Toute cette période de l'histoire de la vie est appelée précambrienne, car dès 570 millions d'années va avoir lieu un événement majeur que l'on nomme explosion cambrienne. Il s'agit d'une période de diversification rapide des

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formes animales, avec des plans d'organisation très variés (voir " La vie est belle " de S.Gould) La plupart de ces plans d'organisation ont disparu. Le cambrien ouvre ainsi l'ère primaire qui s'achèvera il y a 225 millions d'années avec là encore une grande crise biologique qui va affecter 96% des espèces marines: c'est la plus massive de toutes les extinctions de l'histoire de la vie. L'ère primaire aura vu la naissance des poissons, insectes, tétrapodes amphibiens et reptiles. La vie reprend son cours après cet épisode dévastateur et s'ouvre ainsi l'ère secondaire qui verra la diversification des reptiles et l'apparition des mammifères ainsi que les plantes à fleurs. L'épisode s'achève une fois encore sur un bouleversement écologique sur lequel a coulé beaucoup d'encre puisqu'il a conduit à la disparition des dinosaures il y a 65 millions d'années. S'ouvre alors l'ère tertiaire qui verra la diversification des groupes de mammifères, des poissons téléostéens qui sont les plus représentés actuellement, des oiseaux, des serpents ainsi que l'apparition des premiers hominidés. L'épisode glaciaire de la fin de l'ère tertiaire il y a 1,8 millions d'années marque le début de l'ère quaternaire dans laquelle nous sommes toujours actuellement. Le groupe des primates naît quelque part entre la fin de l'ère secondaire et le début de l'ère tertiaire durant la quelle il va se diversifier. Les grands singes hominoïdes sont largement répandus en Afrique il y a 17 millions d'années. Nous appartenons à cette grande famille et notre branche s'individualise entre 15 et 5 millions d'années. Il n'y a pas de changement morphologique majeur depuis l'époque où Cro-magnon ornait les grottes de Lascaux, nous lui sommes biologiquement et morphologiquement identiques (y compris au niveau du cerveau). En fait aucune innovation biologique n'a eu lieu depuis au moins 50.000 ans date probable d'apparition de notre espèce Homo sapiens sapiens. Les représentations de la dimension temporelle dans les ouvrages et les manuels sont souvent aussi déformantes également pour la question du temps que pour celle de l'espace. Avec des calculs d'échelle adaptés pour permettre une meilleure lisibilité, les frises chronologiques voient leurs périodes anciennes " compressées " au profit des périodes récentes. Ce qui est là encore en relation statistique directe avec l'étendue de nos connaissances, plus importantes pour les périodes récentes mais cela introduit indirectement dans les consciences la plus faible importance des périodes anciennes, sous-représentées.

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3. Réflexions sur le décentrement Ce que nous venons de faire dans la dimension spatiale et temporelle permet de remettre l'homme à sa place. Le sortir de son monde mondain: c'est le décentrement. Le décentrement s'est opéré en partie dans l'histoire des connaissances humaines: Les auteurs de l'antiquité connaissaient les six planètes les plus proches du soleil, dans l'ordre croissant de distance à celui-ci: Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne. Uranus a été observée à la fin du XVIIIe siècle (Herschel, 1781). Neptune a été découverte par le calcul (Adams & Le Verrier) au milieu du XIXe, quant à la neuvième planète Pluton, sa mise en évidence date des années 30' par un américain. La démonstration par Copernic (1473-1543) rallié ensuite par Galilée (1564-1642) de la rotation de la terre et des autres planètes autour du soleil, a ruiné définitivement au milieu du XVIIe la théorie géocentrique, qui faisait de la terre le centre immobile de l'univers, défendu depuis la Grèce antique et particulièrement par Ptolémée (~150 av J.C) qui est encore publié en 1493. Au début du XXe siècle l'observation de l'expansion de l'univers fait entrer une part historique dans l'astronomie; comme les êtres vivants, les galaxies, les étoiles et les planètes naissent, vivent et meurent. De même l'histoire biologique a montré que les groupes, les familles d'êtres vivants naissent, vivent et meurent également. Des groupes zoologiques entiers ont totalement disparu sans laisser de descendance: les ichtyosauriens, les placodermes,... Des familles plus restreintes ont également disparu comme les mammouths il y a 10 ou 15.000 ans, les australopithèques il y a 1 million d'années. Le décentrement c'est aussi celui que les ethnologues occidentaux ont du opérer pour accéder à la compréhension des autres peuples, en oubliant leur propre manière de penser, leurs habitudes, leurs mœurs... pour se mettre "dans la peau des autres" et accéder à l'altérité. C'est aussi celui des éthologues pour étudier le comportement animal. Il faut tenter de penser singe, giraffe ou lion. Il faut entrer dans un "système chien". De la même manière, pour comprendre véritablementune personne, il faut la connaître et pénétrer dans son univers, dans son système de pensée et de représentations. Le décentrement est une forme d'abnégation momentanée.

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Comprendre l'altérité permet son acceptation, son intégration dans son propre système de pensée. De là naît la tolérance. On peut intégrer que d'autres peuples vivent différemment de nous avec leurs propres mythes, religions, coutumes, etc... et nous devenons plus tolérants. S'il est relativement aisé de faire cela pour les autres peuples, ça l'est moins pour les autres espèces dont les modes de vie sont très éloignés des nôtres et nous devrions devenir plus tolérants à leur égard et les respecter.

4. Le mythe du progrès La classification C’est Aristote qui nous lègue la plus ancienne classification des êtres. Dans son Histoire des animaux il fait l’inventaire de son monde, à son époque. Il distingue 4 groupes d’animaux pourvus de sang (nos vertébrés) et 4 dépourvus de sang (nos invertébrés). Beaucoup d’auteurs considèrent l’Histoire des Animaux comme un classique de la zoologie en ce sens qu’Aristote y aurait posé les fondements de cette discipline. Il délimite ainsi ce qu’on appellera plus tard les mammifères, oiseaux, poissons, crustacés… On dénombre 508 noms d’animaux. La classification permet d’y voir plus clair au sein d’ensembles disparates et permet d’y déceler des constantes, des unités, ce qui constitue le véritable projet scientifique: trouver des lois fondamentales. Aristote commence sa Zoologie des vertébrés par l’homme en disant ceci: «L’homme nous est nécessairement le plus connu des animaux.» C'est le côté pratique, l'homme étant le mieux connu. Il reconnaît ainsi, il y a plus de 2000 ans ce qu’aujourd’hui encore certains d’entre nous ont du mal à accepter… que l'homme est un animal. L’homme se trouve à une extrémité (le début) de son classement et les animaux les plus différents s’en trouvent les plus éloignés. Les lois ou principes scientifiques. «La nature ne fait rien en vain ni rien de superflu» «Nous supposons que c'est toujours le meilleur qui existe, dans la nature, si c'est possible», «car dans les oeuvres de la nature, ce n'est pas le hasard qui règne, c'est au plus haut degré la finalité» «La nature crée les organes d'après la fonction» et non l'inverse. Dans la philosophie aristotélicienne il y a le monde d'en haut (lunaire) et le monde d'en bas (sublunaire). Pour lui les parties d'en haut et les parties d'en bas s'ordonnent en fonction du haut et du bas de l'univers. Bon ordonnancement, bon agencement. «Pour que le haut du corps soit léger et que l'homme puisse le porter facilement, la nature a ôté de la chair aux parties du haut et ajouté du poids à celles du bas». Aristote explique ainsi l'existence des fesses qui peuvent servir au repos: «en effet pour les quadrupèdes la station debout n'est pas pénible et ils ne souffrent pas de la garder continuellement, tandis que pour l'homme il n'est pas facile de demeurer dressé tout droit et son corps a besoin de se reposer et de s'asseoir». Principe de continuité: Hist. animaux «Ainsi la nature passe peu à peu des êtres inanimés aux animaux, de sorte que, en raison de la continuité, leur frontière et le statut de la forme intermédiaire nous échappent». C'est la grande chaine des êtres d'Aristote.

Epoque médiévale On reprend les conceptions de l'antiquité que l'on redécouvre. Au XIIe un vaste mouvement de traduction des philosophes grecs et arabes dans les villes européennes (Tolède, Palerme, Rome, Venise, Pise et le Mont St Michel). Aristote en fait partie. Au XIIIe la philosophie d'Aristote est transformée par Thomas d'Aquin en doctrine officielle de l'Eglise catholique romaine. On considère qu'il a réconcilié les oeuvres d'Aristote avec le christiannisme, et qui enseignée partout dans les universtités est connue sous le nom de scolastique. Des contestations, notamment avec Roger Bacon (XIIIe) qui enseigne Aristote mais y trouve quelques erreurs, puis Guillaume d'Ockam entre autres et le nominalisme qui s'attaque aux essences, aux universaux

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platoniciens. C’est donc au moyen âge par le biais d'Aristote que l’on retrouve les classifications animales à côté des bestiaires. Et l'idée de finalité d'Aristote et celle de continuité s'accorde bien avec théologie: la Nature a horreur du vide. La grande chaine des êtres d'Aristote va fusionner avec cette théologie en une Scala Naturae qui est désormais le modèle classique de l’ordre de l’univers au moyen âge, dont la principale caractéristique est la stricte hiérarchie entre les niveaux. Dieu Le Sacré (les Anges) L’humanité Le monde animal Le monde végétal Le monde minéral

Domaine de l’Esprit Lutte morale de l’homme Domaine de la chair

Notion importante dans ce schéma: la permanence. Il est impossible de passer d’un niveau à un autre. Que ces catégories soient réelles ou non (pbm des universaux)

Plus les êtres auront une activité propre et plus ils seront élevés dans l'échelle des êtres.

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Voici comment se présentent les hiérarchies terrestres: Humaines

Société féodale, Famille et rôle du père

Animales

Animaux sauvages qui ne peuvent être entraînés ou domestiqués Animaux domestiques -

Utiles: chien, cheval, … Dociles: mouton…

Oiseaux: l’aigle est supérieur au pigeon Poissons -

Réels Créatures marines, monstres

-

utiles: araignée, abeilles, … jolies créatures: coccinelles, libellules,… désagréables: mouches, scarabées, …

Insectes

Serpents Pêcher originel Plantes

Le chêne au sommet

Monde minéral -

Métaux: L’or en tête Roches: le granit et le marbre en tête Le sol

XVII et XVIIIe siècles: L'échelle des êtres reste le modèle dominant. La philosophie de Leibniz intègre complètement l'idée: les caractéristiques essentielles (Leibniz est essentialiste) de l'univers sont la plénitude, la continuité et la gradation linéaire. La chaine consiste en monades (entité minimale) rangées hiérarchiquement depuis Dieu jusqu'aux plus bas degré du vivant. Pas 2 pareils mais différents entre eux par les plus petites différences possibles. Leibniz dit : la nature ne fait pas de saut. On est toujours avec l'idée qu'il n'y a pas de vide dans la nature. (idée d'Aristote) La continuité n'empêche pas la distinction des catégories. Les entités conservent leurs caractéristiques propres aussi infimes soient-elles, ce sont les invariants qui permettent de sauvegarder l'identité. Tous les êtres possibles existent (principe de plénitude) mais ils doivent également être compossibles: c'est à dire qu'ils doivent pouvoir coexister sans contradiction logique. C'est une vision du monde où chaque chose est à sa place, et où tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Leibniz impose une vision gradualiste de la nature, qui va devenir une des tendances majeures de l'histoire naturelle et de la théorie de l'évolution ensuite. Linné (1707-1778) (28) conserve ces idées dans son économie de la nature. De pus il va entreprendre un gros travail de classification. Mais il reste dans cette optique: « le souverain créateur a horreur du vide. Donc il a donné une « nature » différente aux plantes de façon à ce qu'elles puissent remplir ces lacunes ». Il introduit l’idée de série. Dans son ouvrage L’Equilibre de la Nature il dit: «les choses sont ordonnées entre elles selon une succession et un lien»

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Autre naturaliste influencé par Leibniz: Charles Bonnet (1720- 1793) biologiste et philosophe suisse qui a particulèrement défendu l'échelle des êtres dans ses travaux. (voir figure) Au début du XVIIIe la chaine est un élément important de réflexion chez les naturalistes et philosophes mais elle ne fait pas l'unanimité pour autant. (J.Roger, de l'échelle des êtres à l'évolution) Lamarck accepte plus ou moins l'idée d'une chaine des êtres, graduée selon les niveaux d'organisation, mais il n'accepte pas de nuance entre vivant et non vivant, ou entre végétaux et animaux. Il met en avant « la progression qui se montre dans la composition de l'organisation » (philo. zool, p68) l'ordre naturel va des organismes les plus simples aux plus complexes. Mais à chaque niveau d'organisation l'action des circonstances a entrainé une diversification telle qu'il n'est plus possible de lire une linéarité, un ordre linéaire. Au fur et à mesure de son travail il va s'éloigner de la simplicité de l'échelle des êtres, il va créer des « branches initiales » qu'on ne peut faire dériver l'une de l'autre. Il exsite ainsi des séries parallètes et indépendantes; Exemple: à partir des reptiles l'évolution s'est engagée dans deux directions, les mammifères d'une part et les oiseaux de l'autre. « La nature n'a pas exécuté une série unique et simple. » Le gradualisme Les découvertes de terrain de la géologie aux XVII et XVIIIe s'accumulent et des fossiles nouveaux posent de nouvelles questions. Dieu ayant crée les espèces, Dieu étant parfait, il ne pouvait être envisagé que des espèces aient pu disparaître sans remettre la perfection divine en question. Les réponses des géologues de l'époque, comme Cuvier sont le catastrophisme: des cataclysmes, une succession de déluges expliquent la disparition des faunes et leur remplacement par d'autres venues d'ailleurs. Ainsi l'on peut expliquer la succession des fossiles observés dans les étages géologiques puisque ces étages sont définis par les faunes qu'ils renferment. Lamarck va proposer le transformisme: les espèces n'ont pas vraiment disparu elles se sont transformées en s'adaptant aux conditions changeantes du milieu. La transformation va dans le sens général d'une complexification et d'une diversification par spécialisation. En 1833 c'est Charles Lyell géologue qui s'oppose au catastrophisme et propose une vision gradualiste forgée par son collègue Hutton au siècle précédent. Les phénomènes goélogiques n'agissent que très lentement, sur des durées immenses. Le monde actuel n'est que le produit de l'accumulation de petits changements graduels. Lyell dit « that the gradual extinction of species was part of the constant and regular course of nature » Les changement de faune des étages géologiques sont une vision déformée d'un long processus historique de changement dont il manque des pans entiers. Lyell ne souscrit pas pour autant au transformisme de Lamarck. Lyell explique les disparitions d'espèces par les modifications géographiques et climatiques. (pricipes de géol. 4e part) Progrès: La notion de progrès est antérieure, elle vient du XVIIe avec Pascal ou Descartes. Se plaçant l’un et l’autre au point de vue scientifique, ils ont substitué au respect des anciens l’idée de la souveraineté de la raison, dont les conquêtes successives justifient la croyance au progrès. Cette défense du progrès est à remettre dans le contexte de la querelle des anciens et des modernes. Pascal compare toute la suite des hommes à un même homme qui subsiste toujours et apprend continuellement : « Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l’enfance de l’homme proprement ; et comme nous avons joint à leurs connaissances l’expérience des siècles qui les ont suivis, c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres » (Traité du vide)

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Par ailleurs Pascal explique sa manière de voir le progrès, dans Les Pensées : « La nature agit par progrès, itus et reditus. Elle passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que jamais… Le flux de la mer se fait ainsi, le soleil semble marcher ainsi… » résumé par le schéma suivant :

Extrême

Extrême

Sens du progrès

Le poète anglais Alexander Pope écrivait à cette époque dans son Essai sur l’homme : « Dans la même mesure que se déploie le vaste champ de la création Monte l’échelle des pouvoirs sensuels et mentaux Voyez comme elle s’élève jusqu’à la race impériale de l’homme Partant des vivantes multitudes qui peuplent les pelouses. » Dans l'idée de progrès il y a aussi cette notion sous jacente d'intelligence en développement. A cette époque la domination européenne est en pleine expansion et colonise petit à petit le monde: l’Empire Britannique domine les Indes et conquiert le Sud du continent. Les progrès techniques, les conquêtes et les réussites économiques vont complètement imbiber la pensée de l’époque. Donc l’idée de supériorité est très présente. Elle introduit un jugement de valeur entre les êtres. On va retrouver bien sûr cette notion de progrès dans les sciences naturelles sous l’influence de ces philosophies,. C’est l’échelle linéaire du progrès, la Grande Chaîne des Etres devient un archétype du progrès. Même une forme de justification naturelle de cette manière de penser. La classification prend l’allure d’une échelle avec ses deux pôles : le bas et le haut et cette idée de continuité de bas en haut. On sent bien l’héritage conceptuel historique remanié par le progressisme et une pensée moderniste. Chaque barreau de l’échelle domine le précédent dans cette lente ascension vers le mieux. C’est une véritable gradation entre les êtres inférieurs et les êtres supérieurs, entre le simple et le complexe. Cette idée va se développer encore au XIXe.

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La vision gradualiste issue de la géologie va influencer l'histoire naturelle., en particulier Darwin. Elle va étroitement s’associer à la vision progressiste. Les couches géologiques renfermant des fossiles, on voit alors le progrès s’infiltrer dans la succession des strates géologiques. Appliquant l’échelle des êtres comme norme de la classification aux animaux fossiles trouvés, se crée alors une échelle des êtres temporelle. Jusqu’ici la dimension temporelle n’existait pas. On peut désormais calibrer l'echelle des êtres sur une éhelle de temps et constater le progrès au fil du temps. A partir de là, l'inférieur correspond à l’antérieur et le supérieur au postérieur. Ainsi s'insinue l’évolutionnisme dans les sciences naturelles. L'évolutionnisme Pourtant l'évolutionnisme en tant que doctrine n'est pas issu des sciences naturelles. Le terme Évolution en sciences n’avait alors pas la même signification qu’aujourd’hui. Il désignait le développement d’une forme. Le processus qui fait passer progressivement une préforme à une forme finie, parfaite. L’ontogenèse en est un bon exemple, c’est l’évolution de l’œuf à l’adulte. Il faut chercher les racines dans l'anthropologie naissante dès la découverte du Nouveau Monde. La Renaissance explore des espaces inconnus et commence à élaborer des discours sur leurs habitants. Ce n'est pas nouveau comme façon de faire, mais cela renaît à ce moment là. La question qui se pose est alors: est-ce que ce sont des humains? Est-ce qu'ils appartiennent à l'humanité? La renaissance, le XVIIe et le XVIIIe parlent de « sauvages » ou de « naturels », c'est à dire ceux qui vivent dans la forêt, dans la nature. Comme les animaux. Donc sont-ils vraiment humains? (Dans le schéma de l'échelle des êtres les naturels sont plus proches des animaux que des européens...) Dès le XVIIIe il y a dans l'air du temps, l'idée de civilisation. Turgot (1727-1781) dans son Esquisse d'un tableau historique du progrès de l'esprit humain divise l'histoire de l'humanité en 10 époques depuis la première où les hommes sont réunis en peuplades, puis en pasteurs en agriculteurs etc... jusqu'aux sciences. sur le chemin du progrès. Pour Condorcet, (Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit humain 1795) la civilisation désigne les progrès accomplis par l'humanité dans une nation qui passe de l'état de barbarie à celui de citoyen, de civil ou civilisé. Hegel dans son « introduction à la philosophie de l'histoire » en 1830 parle de l'horreur qu'il ressent à l'égard de ces peuples à l'état de nature qui sont en dehors de la culture et de l'histoire. Il s'oppose ainsi au Rousseauisme (1712-1778) et aux défenseurs de l'état naturel. Il y a une forte confiance en la civilisation et ses bienfaits. Auguste Comte (1798-1857), un ingénieur issu de l’école polytechnique, va distiller ses idées sous la forme de ce que l’on nomme le positivisme. La société et l’humanité en général sont au centre du système de pensée, sur le chemin du progrès. Le progrès devient le but de la société, de l’homme. L’Age d’Or de l’humanité est devant et non derrière elle. Les hommes s’unissent et travaillent ensemble à l’exploitation de la nature, bien commun, en vue d’humaniser la terre. Herbert Spencer (philosophe et sociologue anglais 1820-1903, ingénieur de formation) introduit le mot évolution (qui garde son ses premier de développement) en anthropologie et en fait le pilier de son système de pensée. Il fait naître la pensée évolutionniste (ce n’est pas Darwin). Il en fait une loi capable d’expliquer la totalité des phénomènes observables. Cette loi dit que le « devenir » va de l’homogène « chaotique » à l’hétérogène complexe. De l’indifférencié vers le différencié, du chaos vers l’organisation. Cela s’applique aussi bien à l’astronomie, qu’à la sociologie ou la religion. La connaissance d’abord confuse devient organisée et spécialisée par la science. Donc l’évolution a un sens, toujours le même, celui du progrès. On peut comprendre cette philosophie lorsqu’on sait que Spencer était ingénieur. Or le XIXe siècle était baigné par les idées issues de la 1 ère révolution industrielle. Le progrès technique sous le contrôle des ingénieurs est

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déterminant pour l’industrie dans les textiles, les mines et la métallurgie. Le XIXe parlera de « primitifs ». Puisque l'échelle des êtres a maintenant été calibrée temporellement. Si pour Hegel les naturels restent en dehors de l'histoire, stagnant en quelque sorte à leur propre niveau, pour Spencer les Primitifs sont les vestiges de l'enfance de l'humanité. Dans sa progression constante, l'humanité se montre à divers stades. Métaphore que Freud reprendra à son compte avec sa théorie des stades psychiques. L'anthropologie naissante se donne pour mission d'étudier ces formes primitives de l'humanité comme modèles de nos origines. Il faut trouver comment s'enchainent les stades évolutifs, sur la voie de la civilisation et du progrès. L’évolutionnisme de Spencer et la pensée positiviste ont largement préparé les esprit dans cette société du XIXe, qui est donc prête à accepter une continuité des êtres les plus simples aux êtres les plus complexes, les plus organisés. Lewis Morgan (anthropologue américain, 1877 Ancient Society) va diviser cette évolution en 3 stades: sauvagerie, barbarie (poterie , domestication , métaux) puis civilisation (invention de l'écriture). Ce vaste élan progressiste au XIXe est le moteur de la croissance vers le bien être général. Ce but ultime, cette dernière étape de l’évolution vient coiffer l’évolution de la vie sur terre. Et lorsque Darwin propose sa vision de l’évolution des espèces en 1859, elle est rapidement intégrée à cet élan général vers le progrès. (Malgré tout, ce qui choquera en revanche c’est l’introduction du hasard que Darwin fait dans ce magnifique planning….) Chez Comte comme chez Spencer, le projet de civilisation est une marche nécessaire au progrès pour le bien de l'humanité. Les naturels sont appelés à rejoindre cette civilisation. L’homme et son apparition dans l’histoire des êtres vivants, marque l’avènement de la conscience, le triomphe de l’intelligence. D’où le caractère nécessaire de la « civilisation » et de son progrès technique. Cette conscience est conscience de soi, des autres, de l’humanité. L’homme doit en faire bon usage afin de créer les conditions de son bonheur et cela passe par l’exploitation des ressources naturelles dans une forme claire d’appropriation. Il devient un devoir de conduire l’humanité de cette manière. C’est l’esprit positiviste. Une sorte d’utopie scientifique et industrielle où les techniciens sont rois. (Nous sommes toujours dans cet esprit globalement : la mondialisation est la nouvelle façon de l’envisager, une forme de colonialisme économique. La crise financière vient de nous en montrer les limites.) La société positiviste est industrielle et les entrepreneurs y prennent la place des guerriers, tandis que les savants occupent celle des prêtres. (« Le rôle des intellectuels dans nos sociétés ressemble de plus en plus à celui des sorciers de ces sociétés centre-africaines. Comme eux, ils doivent leur audience à leur fonction idéologique : ils sont les dispensateurs d'un savoir qu'ils disent objectif... » mais qui naît d'hypothèses formatrices que P.Claval nomme les mythes fondateurs.) D’où la justification philosophique (nous ne parlons par ici des intérêts économiques) de la colonisation dont le projet est bien de « civiliser » les indigènes afin qu'il rejoignent le chemin du progrès général. L'évolutionnisme conduit-il au racisme? Avec des visions comme celle de Spencer, peuvent se développer des sentiments de mépris à l'égard des peuples non civilisés, comme chez Hegel déjà. Mais ce n'est pas l'évolutionnisme en mui-même qui conduit à cela, il n'en devient qu'une justification. A l'époque il n'y a pas de consensus scientifique autour de l'unicité du genre Homo. Certaines conceptions racialistes considèrent que l'humanité n'est pas issue d'une origine unique mais est constituée de lignées qui ont évolué parallèlement les unes aux autres. Dans les années 1860, Vogt et Schaaffhausen défendent l'idée que chaque grande race humaine est plus étroitement liée à un singe anthropoide particulier qu'à une autre

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race humaine. Si tout le monde s'accordait sur le fait que tous les représentants du genre humain appartenaient à la même espèce, celle-ci pouvait avoir plusieurs origines. Donc c'est le concept même d'espèce qui était différent de celui d'aujourd'hui. Ce sont souvent des préjugés racistes qui ont conduit à de telles théories. Mais là encore des théories racialistes ne sont pas forcément à l'origine du racisme, quand bien même l'humanité aurait plusieurs origines, en quoi cela empêcherait une fraternité? Histoire des découvertes fossiles (L'homme: une idée en évolution) 1 1758 : Linné « Systema Naturae » vol.10 ► caractéristiques morphologiques des espèces du genre Homo. Homo sapiens diurnus Genre Troglodytes ou Homo nocturnus = Homo sylvestris (Orang outan), 2 1848 Gibraltar 3 Découverte de néandertal, 1856. William King en 1864 en fait un Homo neanderthalensis avant de penser qu'il ne s'agisse en fait d'un genre différent. La question n'est pas réglée aujourd'hui ► Homo sapiens neanderthalensis ? En revanche plus personne ne semble contester l'appartenance au genre Homo ► élargissement de la définition du genre Homo pour faire entrer les caractéristiques de néanderthal. 4 1868 Cro Magnon Les Eyzies (Dordogne) environ 30.000y 5 Eugène Dubois, médecin militaire hollandais, lecteur enthousiaste de Darwin et Haeckel, partisan de l'origine simienne de l'homme, estima que nos lointains ancêtres, au moment de la perte de leur revêtement pileux, n'avaient pu vivre que dans des contrées tropicales. C'est donc dans ces régions qu'il faut s'attendre à trouver leurs restes. Il se fit nommer, en 1888 aux Indes Néerlandaises dans l'intention d'y fouiller. Il commença par Sumatra où ses espoirs furent déçus. Puis ayant appris la découverte d'un crâne humain fossile à Java, il se rendit sur l'île en avril 1890. Il eu la chance d'exhumer un second crâne du même type puis un fragment de mandibule. L'année suivante (1891), sur les bords de la rivière Solo, il découvrit une calotte crânienne aplatie qu'il attribua à une sorte de chimpanzé Anthropopithecus de Blainville (1839) à l'époque. L'année suivante encore, à environ 15m de là il mit à jour un fémur entier qu'il rapporta à ce même chimpanzé qu'il nomma finalement en 1894 : Pithecanthropus erectus. « Pithecanthropus est une forme de transition qui, suivant la doctrine évolutionniste, est intermédiaire entre l'homme et les anthropoïdes, il est l'ancêtre de l'homme. » C'est Haeckel qui est l'inventeur du nom Pithecanthrope (et l'inventeur du mot écologie) et qu'il avait imaginé véritablement comme le chaînon manquant entre le singe et l'homme, un homme-singe privé de la véritable caractéristique humaine selon lui : la parole ► Pithecanthropus alali (privé de parole), accoutumé à la station verticale. 6 1908 La Chapelle aux Saints (Corrèze) 50.000y Bouyssonie (+1600cc) 7 1908 : Schoetensack décrit la mandibule de Mauer découverte en 1907 près d'Heidelberg en Allemagne, très robuste et la rapporte à une nouvelle espèce qu'il crée Homo heidelbergensis. Bonarelli en a fait un genre à part Palaeoanthropus. 500.000y 8 La Ferrassie 1909 (Dordogne) 50.000y Capitan & Peyrony (+1600cc) 9 En 1921, crâne de Broken Hill (Rhodésie : actuellement partagée entre la Zambie, le Malawi et le Zimbabwe) aujourd'hui Homo heidelbergensis. Capacité cranienne de 1000 à 1300cm3.

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Pycraft en a fait un nouveau genre sur la base de la morphologie de l'acetabulum (cavité articulaire de l'os iliaque recevant la tête du fémur) : Cyphanthropus. Smith-Woodward le nomma Homo rhodesiensis. Eugène Dubois le considère lui comme une forme d'Homo sapiens voisine des australiens mais beaucoup plus primitive. 10 La place de chaînon manquant est convoitée par la découverte de R. Dart en 1925 en Afrique du Sud et connu sous le nom d'enfant de Taung. Dart l'a nommé Australopithecus africanus. Il reconnut notamment à partir de la dentition des caractères d'hominidé. Beaucoup d'anatomistes considèrent le crâne comme celui d'un anthropomorphe, un grand singe donc. Une dent trouvée en Chine, à une cinquantaine de km au sud de Pékin, avait été décrite par D.Black en 1927 sous le nom : Sinanthropus pekinensis. (11) Dans cette même région, entre 1927 et 1937, sous la direction notamment de P. Teilhard de Chardin, de nombreux restes vont être découverts et rapportés à cette espèce. Au total une les fragments d'~40 individus dont 15 enfants et adolescents. 12 1932 Skhul 5 Homo sapiens archaïque (Israël Mont Carmel) 100.000y 13 1938 Teshik Tash Ouzbekistan Néandertalien jeune En 1936, Broom décide de chercher les australopithèques de Dart et fouillant près de Johannesbourg, trouve une portion de crâne qu'il nomme initialement Austropithecus transvaalensis. Un Africanthropus a été décrit par Weinert en 1939 à partir d'une calotte crânienne trouvée sur les bords du lac Ezassi en Tanzanie. La question se pose de le rapprocher des Homo erectus... Weidenreich en 1940 propose de rassembler Pithecanthropus et Sinanthropus dans un unique genre : Homo erectus. Il fait donc entrer ces fossiles dans le genre Homo. Et parce que ces formes ont des capacités crâniennes moindre que celles du genre Homo, cela a pour effet d'élargir la variabilité des caractères au sein du genre Homo. 14 1947 Australopithecus africanus STS5 Mrs Ples (Plesianthropus) Robert Broom Sterkfontein 2,5my 15 1947 A.africanus STS71 Broom & Robinson (décrit en 49) 2,5My 16 1949 A.Africanus STS52 Robinson Sterkfontein 2,3 à 2,8My 17 1949 A.robustus SK54 Juvénile 1,5My Swartkrans par Broom & Robinson 18 1952 description de Paranthropus crassidens (A.robuste) SK48 par Broom, découvert à Swartkrans en 1950 19 1954 Camille Arambourg décrit les restes trouvés (mandibules) à Ternifine en Algérie, sous le nom de Atlanthropus mauritanicus, voisin d'erectus également. 20 1959 Zinjanthropus boisei OH5 The Nutcraker man 1,8My Olduvai 530cc. 21 En 1961, L. Leakey, P.Tobias et J.Napier découvrent dans la gorge d'Olduvai en Tanzanie des restes osseux qu'ils attribuent à une nouvelle espèce 4 ans plus tard : Homo habilis (1964). Cette forme apparaît comme non robuste et le site fournira d'autres restes par la suite. Or pour intégrer cette forme dans le genre Homo, il faut abaisser le seuil de la capacité crânienne du genre Homo à 600cm3. 21 1968 découverte d'un crâne en Tanzanie à Olduvai, 600cc décrit comme Homo habilis OH24 en 1971 par

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M.Leakey, Clarck et L.Leakey 22 1969 Sangiran 17 Homo erectus Java 1000cc 23 1970 Australopithecus boisei KNMER 732 Femelle Koobi Fora R.Leakey 24 1972 découverte d'un fossile rapporté à Homo habilis trouvé au Kenya KNMER 1470, Koobi Fora capacité cranienne de 650 à 750cc mais morphologie de la face d'aspect primitif. En 1973 ce fossile est décrit comme Homo rudolfensis par Leakey R. 25 1973 Homo habilis ou australopithecus? R.Leakey Koobi Fora. 510cc KNMER 1813 26 1974 A.afarensis Lucy Johanson& Al Hadar Ethiopie 3,2My 27 1975 Description de Homo ergaster KNMER 3733 ( et une mandibule KNMER 992)Femelle 1,75My décrit par R.Leakey en 1976 28 1985 Australopithecus aethiopicus KNM-WT 17000 « Black Skull » 2,5My A.Walker, Lac Turkana Kenya 410cc. 29 1985 KNMWT 15000 Nariokotome Boy Ado 12-13ans 1,6my Kenya décrit par Brown, Harris, Leakey & Walker comme un erectus. 30 1991 Dmanisi en Géorgie, Homo species. Le site fournit des fossiles depuis cette date. 1,75My à 2my En 1991, B.Wood propose le nom Homo ergaster pour désigner les specimens d'érectus typiquement africains, moins spécialisés et plus primitifs que le groupe indonésien et chinois. Ce qui fait que les erectus typiques seraient ceux d'indonésie et d'Asie. Mais pour d'autres il n'y a pas de frontière nette anatomiquement entre erectus et ergaster qui puisse justifier deux appellations. (F.Spoor et D.Lordkipanidze) 31 1992 Homo heidelbergensis Atapuerca 5 Espagne Arsuaga, 350 à 500.000y 1125cc. 32 1994 Ardipithecus ramidus Tim White Afar 4,4My 33 1995 A.anamensis Leakey 3,9 à 4,4My Kanapoi et Allia Bay, Kenya 34 1995 Homo antecessor Bermudez de Castro Atapuerca décrit en 1997 35 1996 A.bahrelghazali Mandibule Tchad Brunet 3,5à 3My 1999 Dmanisi fournit un squelette de 600cc erectus ou ergaster? 36 1999 Kenyanthropus platyops KNMWT 40000 M.Leakey, Turkana, Kenya 3,5My 37 La publication en 2004 de la découverte d'une espèce « naine » sur l'île indonésienne de Flores et nommée Homo floresiensis vient compliquer le débat et accroître la variabilité au sein du genre Homo avec une capacité crânienne d'à peine plus de 400cm3. 38 Dmanisi, 2008 la même équipe publie la découverte d'un fragment de mâchoire vieux de 1,1 à 1,2 Ma ce qui en ferait le plus vieil hominidé d'Europe occidentale. 39 2010 Australopithecus sediba Berger 1,95 à 1,78My à 15km au nord de Sterkfontein et Swartkrans, 420cc 40 2013 Publication au mois de novembre d'un article des scientifiques de Dmanisi à propos des découvertes réalisées depuis 2000 soit 5 crânes dont 4 avec mandibule. Petit volume cranien 540cc, machoire

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proéminente avec larges dents, arcades marquées. Une morphologie globale qui présente des caractères mosaïques, dont la combinaison n'avait encore jamais été observée. Le chaînon manquant entre les australopithèques et les erectus pourrait bien être habilis. Or depuis on a pu démontrer (travaux de F.Spoor et M.Leakey à Koobi Fora) que habilis et erectus ont coexisté pendant 500.000 ans sans se mélanger. Donc l'une n'est pas l'ancêtre de l'autre. D'après les dernières données, habilis serait apparu il y a 1,9 Ma et a disparu vers 1,4Ma, et Erectus est apparu il y a 1,9Ma également mais a survécu beaucoup plus longtemps, probablement jusque vers 1Ma en Afrique et plus en Asie.

Hypothèse de l'espèce unique On a vu que si l'évolutionnisme était largement accepté en anthropologie dès 1860, il n'y avait pas de consensus quant à l'origine unique de la lignée humaine. Cela va durer jusque dans les années 40. A cette époque la théorie de l'évolution va intégrer la génétique des populations en une Synthèse sous la houlette d'un petit groupe de biologistes que sont Mayr, Dobzhansky, Huxley et Simpson principalement. Ils vont défendre une conception de l'évolution particulière, notamment en redéfissant l'espèce. Avec les travaux de Mayr sur les populations d'oiseaux, l'espèce est redéfinie comme étant populationnelle, c'est à dire constituée de populations plus ou moins distinctes génétiquement, géographiquement, écologiquement mais échangeant toujours des gènes entre elles: il existe un flux génétique constant aussi faible soit-il entre les différentes populations ou races géographiques. Les races sont un système ouvert, l'espèce un système clos. Entre deux espèces, ce flux n'existe plus, il y a isolement reproductif. A partir de là, une espèce actuelle ne peut avoir plusieurs races comme origine, en revanche une race peut diverger suffisemment pour devenir une espèce séparée. Tout cela se faisant graduellement. Dobzhansky et Mayr ont discuté de l'origine de l'humanité avec ces conceptions nouvelles en tête. Et le modèle qu'ils élaborent à l'époque va devenir un véritable paradigme jusqu'aux années 70 minimum au sein de la communauté scientifique, au delà (aujourd'hui) chez l'homme de la rue. Voulant combattre les théories des lignées parallèles, ils mettent en avant celle de l'unicité de l'espèce humaine actuelle. Si tous les hommes actuels appartiennent à une seule espèce (et c'est le cas puisque toutes les races sont suceptibles de se mélanger), alors selon leur conception de l'espèce, l'espèce humaine ne peut avoir qu'une seule origine. Mais Dobzhansky et Mayr sont également influencés par Weidenreich, pourtant partisan du parallélisme. Or le parallélisme supposait l'autogenèse comme moteur de l'évolution. C'est à dire la tendance au sein de chaque lignée parallèle à suivre un même chemin prédestiné. Le but ultime de l'évolution des groupes étant l'espèce humaine. Weidenreich, un des anthropologues les plus marquants de l'époque était convaincu de l'autogenèse dans l'évolution humaine, mais il se différenciait des autres partisans du parallélisme par le fait qu'il croyait en l'unicité spécifique de la lignée hominienne, c'est à dire qu'il n'a existé qu'une seule espèce humaine. C'était juste ce qu'il fallait à Dobzhansky et Mayr, aussi ont-ils poursuivi dans le sens de Weidenreich. Ils ont admis ainsi qu'il n'a jamais existé qu'une seule espèce humaine à une époque donnée. La serie des hominiens connue dessine alors un continuum des australopithèques à l'homme moderne, en passant par les différents stades, représentés par des races géographiques (variations au sein de l'espèce). Dobzhansky et Mayr déploraient alors ce qu'on appelle aujourd'hui l'inflation taxonomique, à savoir l'accroissement constant du nombre des noms d'espèces donnés au fil des déouvertes fossiles. Tous ces fossiles en réalité ne sont que des variations d'une seule espèce qui a évolué géographiquement et temporellement. Comme la schéma généalogique reste celui de l'arbre, les espèces naissent à partir d'un tronc commun. De ce tronc émergent d'abord le genre austropithecus avec 3 espèces dont deux sont admises comme

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contemporaines, puis le genre Homo a dérivé de l'une des espèces d'austropithèques. Ils ne reconnaissent qu'une espèce Homo erectus (et ses variations régionales en Chine, Java, Afrique...), et l'une de ces populations a ensuite donn naissance à l'Homo sapiens, espèce à laquelle appartiennent les néandertaliens comme sous-espèce géographique. On a ensuite gardé la partie centrale de ce schéma, ne considérant que le tronc de l'arbre généalogique, parce que l'on a en tête une idée préconçu d'autogenèse. Il faut ajouter un point important pour l'épistémologie, c'est que Huxley et Dobzhansky ont oeuvré pour la déclaration de l'Unesco en 1950, selon laquelle les atrocités de la guerre ont été rendues possibles par la doctrine de l'inégalité des races. Le document souligne l'unité fondamentale de l'espèce humaine et relègue les différences biologiques entre les hommes au seond plan. Dobzhansky et Huxley étaient engagés depuis de nombreuses années dans la lutte contre les doctrines racistes. Leurs convictions personnelles et théoriques en biologie se sont entremêlées. La notion de race est devenue sous-espèce géographique, ce qui lui faisait perdre de l'importance dans un système hiérarchisé, elle se dissolvait dans le spatial. La notion de race a peu à peu disparu de la scène et même temps l'intérêt pour les différences biologiques entre les hommes, au profit de l'étude des similitudes qui rapprochaient les hommes.

Buissonnement évolutif La Synthèse s'inscrit dans une conception gradualite des choses, nous l'avons dit. Les espèces naissent des races géographiques graduellement. Mais en 1972

5. Ce que le monde n’est pas En 1993 Lori Oliwenstein dans le magazine Discover réagissait à un article de Dan McShea, intitulé Complexité et évolution : ce que chacun sait. « Chacun sait que les organismes s’améliorent à mesure qu’ils évoluent. Ils deviennent plus perfectionnés, plus modernes et moins primitifs. Et chacun sait selon Dan McShea, que les organismes deviennent plus complexes à mesure qu’ils évoluent. Depuis la première cellule qui précipita dans la soupe primordiale jusqu’à l’impressionnante sophistication de Homo sapiens, l’évolution de la vie a été – chacun le sait – un long cheminement vers une plus grande complexité. Le seul problème avec ce que chacun sait… c’est qu’il n’est pas évident que ce soit vrai. » L’histoire évolutive telle qu’on la pense généralement est fausse. On l’envisage de la manière suivante : poissons et amphibiens régnèrent pendant l’ère primaire, les reptiles régnèrent pendant l’ère secondaire en les remplaçant, les dinosaures disparurent à la fin du Crétacé suite à un accident catastrophique et laissèrent la place aux mammifères pendant l’ère tertiaire, aboutissant à l’homme au quaternaire, ultime étape. Il y a donc une gradation des faunes au cours du temps, les unes remplaçant les autres et elle va dans le sens de l’accroissement de la complexité biologique, dans le sens du progrès dont l’homme constitue l’ultime preuve. Il existait déjà dès la fin du XVIIIe des conceptions voisines. Celle des époques de la nature de Buffon, puis le travail de Cuvier, dans une vision catastrophiste des choses. On parlait d’âges : l’âge des reptiles, des mammifères… Mais nous l’avons vu, les mammifères n’ont pas remplacé les reptiles. Il y a toujours plus de reptiles actuellement que de mammifères. Pas plus que les reptiles n’ont remplacé les amphibiens qui restent

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très nombreux. Les poissons sont encore plus nombreux sans parler des invertébrés. En réalité plus les organismes sont « «simples » dans leur organisation et plus on constate leur réussite dans le monde actuel. Il s'agit de raccourcis de langage ou de modèles abusivement simplificateurs qui finissent par laisser de fausses impressions générales. Les schémas classiques représentent l’évolution sous la forme d’un arbre généalogique et cela a pour effet de renforcer cette vision faussée. L’image de l’arbre en elle-même est assez juste pour peu qu’on la considère dans son ensemble et pour ce qu’elle est vraiment. Or on a tendance à tronquer la réalité de la manière suivante :Cette image est issue d’un manuel de préparation au concours de professeur des écoles.

Ce schéma isole une fraction du grand arbre des espèces pour permettre de comprendre l’évolution de la lignée humaine. C’est par commodité qu’on fait cet isolement mais le lecteur ne doit pas oublier que ce n’est que l’un des nombreux rameaux d’un arbre gigantesque, une infime partie. Par ailleurs cette représentation montre une disproportion entre la lignée strictement humaine et celle des grands singes. Il y a plusieurs jalons sur la lignée humaine, aucun sur celle des grands singes. Or c’est là encore une simplification abusive car l’on n’a pas retrouvé jusqu’à présent de fossiles de grands singes, on ne connaît ni les ancêtres des orangs-outans, ni des gorilles ni des chimpanzés. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils n’en ont pas ! Ni qu’ils sont seuls sur leur lignée comme le montre le schéma. Ils ont probablement eu des « cousins » eux aussi et l’arbre devrait plutôt prendre la forme d’un buisson, rééquilibrant ainsi l’ensemble par rapport aux hominidés. D’autre part sur la lignée humaine représentée les ancêtres se succèdent linéairement ce qui là encore est faux puisque l’évolution de la lignée humaine est buissonnante comme celle de toutes les espèces

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Les australopithèques ne sont pas les ancêtres des hommes de néanderthal ou Cro-Magnon pas plus que les chimpanzés. Ce sont des divergentes qui ont suivi leur propre évolution. Néanderthal n’est pas l’ancêtre de Cro-magnon, ce sont là encore deux lignées distinctes. Cela se passe exactement comme dans les généalogies familiales d’aujourd’hui. On ne considère pas que telle ou telle famille est l’ancêtre de telle autre, si les deux familles sont contemporaines ou si l’une n’a pas donné de descendants et s’est éteinte avant l’autre. Il y a des éléments communs, une ascendance commune et chaque branche familiale a divergé mais pas dans un rapport d’ancêtre descendant. La représentation linéaire réintroduit l’effet d’échelle, de progrès continu vers l’homme moderne, procédant par étapes, chacune étant représentée par un fossile.

Cette vision de l’évolution écarte une large partie de la réalité en occultant les milieux de vie différents de toutes les espèces, leur distribution géographique également. Les « hommes habiles » du schéma sont africains, les « hommes debout » sont répandus sur tout le vieux continent, les néandertaliens sont strictement européens et les cro-magnons viennent du proche orient et de l’Afrique. Parmi toutes ces espèces, certaines sont contemporaines entre elles. Il est probable qu’Homo habilis a côtoyé des australopithèques

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dans son environnement. De même qu’il a existé différents groupes d’Homo erectus qui se sont diversifiés depuis leur sortie d’Afrique et pendant leur expansion géographique sur le vieux continent. Un groupe particulier s’est différencié notamment en Europe pour donner la lignée néandertalienne. Le schéma classique « oubli » toute ces réalités géographiques, cette variabilité biologique, comme s'il ne s'agissait que de l'évolution d'un unique objet. L’évolution n’est donc pas un processus linéaire, où les espèces se succèderaient les unes aux autres au fil du temps, les unes remplaçant les autres selon leur degré de complexité et d’adaptation. Il faut au contraire voir l’évolution comme un phénomène beaucoup plus complexe, d’une complexité historique telle qu’il est bien difficile de tirer de grands traits d’un fossile à un autre quand des millions d’années ou des centaines de milliers d’années les séparent. Nos raccourcis schématiques sont probablement liés à un confort intellectuel mais nous simplifions à l’extrême, nous caricaturons la réalité et nous nous éloignons de la vérité, c'est à dire de la réalité.

Au passage voici comment Darwin lui-même dessinait l’arbre de l’évolution : On n’est pas tout à fait dans la caricature qu’on nous présente généralement…

7. La belle histoire : l’hominisation

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Le terme employé pour décrire ce magnifique schéma est hominisation. Il résume à lui seul un processus évolutif linéaire et progressiste. Il efface le buissonnement, la dispersion géographique pour une sériation simpliste. Le terme hominisation décrit un processus en ce sens qu’il fait référence à une finalité. C’est le chemin évolutif vers l’homme. Et l’on décrit les différentes étapes, les barreaux successifs de l’échelle. Les critères essentiels explicatifs de ce progrès de la lignée humaine sont au nombre de trois (la sainte trinité probablement) : la bipédie, l’accroissement du cerveau et l’apparition de l’outil. Dans ce manuel on trouve la phrase suivante : « l’apparition de l’outil est, pour un grand nombre de paléontologistes, le seuil décisif de l’hominisation. » Ainsi que ainsi que celle-ci : « la bipédie avait libéré la main des australopithèques mais c’est avec Homo habilis qu’apparaît le premier individu capable de concevoir et de réaliser l’outil. » Notez bien ce que disait Aristote dans Les parties des animaux, la main l’apanage de l’homme : « Or, puisque sa nature est de se tenir droit, il n’avait aucun besoin de jambes de devant : aussi, au lieu de ses jambes, la nature lui a donné des bras. A ce propos, Anaxagore prétend que c’est parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des animaux… » L’idée de la libération des mains n’est donc pas neuve et n’appartient pas à la science moderne dans tous les cas. La manière de présenter les choses, en raccourci, dans les manuels pourrait nous faire croire le contraire, comme une nouvelle donnée de la recherche contemporaine alors que c’est un problème de philosophie biologique de longue date. L’accroissement du cerveau est certainement notre plus grande fierté. Notons cependant au passage que certains néandertaliens ont dépassé notre volume cérébral moyen de 1600 cm3. C’est plutôt sur l’organisation des différentes aires qu’il faut se concentrer.

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Nous nous appesantirons plus sur le premier critère cité précédemment : la bipédie. Toujours selon notre fameux manuel : « L’acquisition de la bipédie semble être la première étape vers l’hominisation et l’événement déterminant de l’évolution humaine. » La bipédie nous apparaît comme l’étape essentielle de l’évolution humaine justement parce qu’elle libère la main. Pour Aristote les êtres inférieurs sont rampants, ils ont un rapport constant et vital avec la terre. Les vers de terre y vivent et en proviennent. Les quadrupèdes sont déjà élevés au dessus du sol. L’homme debout lui est l’animal le plus éloigné de la terre, il est debout parce que son genre tend à se rapprocher du monde d’en haut, le monde lunaire, celui des astres et des dieux, là où règne la perfection. En 1749, Buffon affirmait : « Tout marque dans l’homme, même à l’extérieur, sa supériorité sur tous les êtres vivants ; il se soutient droit et élevé, son attitude est celle du commandement, sa tête regarde vers le ciel et présente une face auguste sur laquelle est imprimé le caractère de sa dignité (…) Il ne touche à la terre que par ses extrémités les plus éloignées, il ne la voit que de loin et semble la dédaigner… » Dans ce mouvement de redressement du corps, de cet éloignement par rapport au sol, à la terre, la terre mère, matrice de la vie, l’homme prend son essor. Il s’élève au dessus du reste du monde, des autres êtres vivants. Il s’éloigne de cette condition basique. Avec un trait d’évolutionnisme, il s’éloigne de cet état primitif. Il s’émancipe de sa condition naturelle. Là est toute la symbolique du sujet. Hormis le symbolisme même de la notion d’érection et de la puissance potentielle qui lui est liée, l’extraction du milieu naturel est primordiale. La libération des mains dans ce processus est le symbole du passage à l’outil, construction intellectuelle, pensée élaborée, réfléchie. Cette libération des mains, sur le plan physique, biologique, constitue le dernier verrou vers l’humain non animal, l’humain mondain. Voilà qui explique pourquoi la question scientifique de la bipédie est si importante. C’est le problème philosophique (que l’on dit aujourd’hui dépassé…par le postmodernisme) du passage de la nature à la culture, comme si l’un était produit de l’autre. C’est le passage de l’objectivité à la subjectivité, de l’éternel problème du corps et de l’âme. Car nous ne pouvons concevoir que séparées deux substances qui constituent pour ainsi dire notre double nature : sensible, corporelle, charnelle d’une part et intelligible, spirituelle, immatérielle d’autre part, alors qu’en réalité nous avons le sentiment de notre unité.

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Et lorsque l’esprit est considéré comme la plus haute valeur, ce dualisme devient un antagonisme entre deux natures. L’hypothèse la plus en vogue en France était celle d’Yves Coppens jusqu’en 2003 (date de sa rétractation) : l’east side story. La bipédie apparaît à la faveur d’un changement climatique en Afrique de l’Est il y a 7-8 millions d’années. Il est probable que le changement postural est apparu à cette époque en effet. Cependant l’on n’a toujours pas d’explication satisfaisante. Si l’apparition de la bipédie date bien de cette période, la concomitance des faits n’est en rien une explication de cause à effet. Bon nombre d’hypothèses ont été avancées pour rendre intelligible cette apparition liée au changement d’environnement. Toutes les hypothèses sélectionnistes possibles sont étudiées mais aucune ne peut véritablement être avérée. Une série documentaire récente (L’odyssée de l’espèce) a mis en images cette belle histoire.

8. Le problème bipède Le corpus de discours et d’études sur le problème de la bipédie constitue l’archétype de la pensée adaptationniste, elle-même solide soutien de la théorie de l’évolution. Le paradigme adaptationniste c'est le courant de pensée qui voit l'adaptation partout à l'oeuvre : il est structuré par trois piliers, le fonctionnalisme, l'utilitarisme et l'unicité. Il existe un problème de définition de la bipédie humaine. En effet celle-ci existe également ailleurs dans le règne animal mais elle entretien des rapports étroits avec la lignée humaine pour la bonne et simple raison qu’elle fait partie intégrante du concept d’homme, de la définition de l’humain sur le plan biologique. La bipédie existe sans l’homme mais la réciproque n’est pas vraie. Cette étroite parenté est une garantie de l’intérêt que porte la communauté scientifique ou philosophique au problème bipède. Il suffira d’évoquer l’anecdote de Platon définissant l’homme comme un bipède sans plume et la farce de Diogène Laërce apportant un coq déplumé à l’école du maître lui demandant s'il s'agissait là d'un homme. La bipédie a toujours fait partie de la définition de l’homme et encore aujourd’hui on tente de mieux la comprendre pour mieux cerner notre propre réalité. « Some of the most long-standing question in paleoanthropology concern how and why human bipedalism evolved » est la phrase introductive d‘un article de synthèse de B. Richmond, représentante typique des phrases introductives de tous les articles ou presque traitant de la bipédie. Cette phrase type rappelle au lecteur en quoi sa lecture sera d’une importance capitale pour la compréhension de l’évolution humaine. Elle contient à peu de choses près tous les enjeux de la recherche sur le problème bipède, sur le plan de l’histoire des idées comme l’existence d’un éternel problème toujours sans solution définitive à l’heure actuelle et aux multiples questionnements scientifiques et philosophiques, bien que ces derniers ne soient qu’implicites puisqu’il s’agit d’articles scientifiques… En effet la science est censée depuis longtemps s'être détachée de la philosophie, nous sommes soi-disant aujourd’hui à mille lieues de ces « temps archaïques » ou s’entremêlaient physique et métaphysique, l’une subordonnée à l’autre. La science s’est émancipée n’est-ce pas et a défini son rôle par rapport à la philosophie : l’une s’occupe de répondre au « comment » et l’autre au « pourquoi ». Il est donc tout à fait accidentel de trouver dans cette phrase d’introduction d’article scientifique un « why » à peine déguisé au beau milieu d’un questionnement scientifique. Si la présence du « why » n’était pas intentionnelle, elle n’en reste pas moins très révélatrice d’un syndrome qui touche toute la profession et là réside tout l’intérêt de porter un regard épistémologique sur ce corpus d’études. Le problème bipède et probablement toutes les attentions portées à l’évolution humaine ne sont pas totalement détachés des questions philosophiques, et en réalité il est fort probable qu’elles constituent une toile de fond aux orientations interprétatives des recherches en question. L’on pourrait faire le même type d’analyse pour d’autres évolutions cruciales que sont celles du cerveau ou de la culture. Il s’agit d’un problème épistémologique bien au-delà du principe d’incertitude d’Heisenberg, faisant plutôt intervenir des cadres conceptuels puissants jouant le rôle d’orienteurs dans les interprétations

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de l’évolution humaine. Pour en revenir à ces problèmes de définition que pose la bipédie humaine, intéresserons-nous aux études actuelles de biologie générale sur la posture bipède et ses nombreuses implications et ramifications. Ces études comportent plusieurs volets concernant des domaines de recherche disjoints, travaillant en parallèle. La bipédie est étudiée en tant que mode de locomotion avant tout, ce qu’elle est le plus, utilitairement parlant, un système dynamique morpho fonctionnel, dont on scrute finement l’anatomie ou la neurophysiologie. Proches de la médecine, ces branches tentent de mieux cerner par les méthodes et les outils les plus modernes ce qu’est la bipédie humaine. Comment arrive-t-on à marcher en quelque sorte ? Et lorsque l’on voit effectivement le nombre d’opérations que comporte le programme l’on est en droit de se poser la question. La marche est décomposée, la morphologie osseuse est connue par cœur des logiciels d’analyse tridimensionnelle. Tout cet arsenal de machines mesurant nos performances et nos gestes quotidiens est mis en place pour mieux connaître notre propre fonctionnement. On cherche à évaluer la performance de ce mode de locomotion, performance technique puisque basée sur une architecture osseuse et musculaire. La machine bipède apparaît dès lors comme extrêmement complexe. Le contrôle postural par le système nerveux apparaît comme une extraordinaire machine. Peut-on en tirer des conclusions épistémologiques ? Que doit-on comprendre de cette complexité démontrée, chiffrée ? N’y a t-il pas là une volonté inconsciente de valoriser cette caractéristique humaine ? La bipédie se trouve magnifiée par l’attention qu’on lui porte. Les approches telles que les études ontogénétiques ou le développement psychomoteur démontrent la réelle difficulté de mise en œuvre et d’apprentissage de ce mode locomoteur. Ce qui pourrait apparaître comme un bémol dans ce vaste programme est l’ensemble des études de pathologie liées à la station verticale. En dehors des applications médicales et des buts philanthropiques pour soulager les maux, il existe dans la littérature une manière d’utiliser cet argument comme faire valoir. La bipédie, ce mode de locomotion (presque) unique dans le monde a pu être acquis au prix de longs efforts, et l’homme devra en supporter les conséquences, une sorte de damnation aux reflets mythologiques prométhéens. C'est le prix à payer pour ce trésor qu'on nous a confié. A côté de ces tentatives technologiques de définition de la bipédie actuelle, en quelque sorte ses développements spatiaux, la paléontologie tente une approche temporelle. Le phénomène bipède existe tel qu’il est depuis quand ? Et qui le pratiquait alors ? Depuis les premières recherches du chaînon manquant jusqu’aux plus récents bouleversements tchadiens, les scientifiques traquent les plus anciens bipèdes. Et les dates reculent toujours plus dans le temps. La découverte de la bipédie chez nos cousins australopithèques a fait sortir cette caractéristique d’une définition strictement humaine. Grandes conséquences qui font de ces êtres des presque humains puisqu’ils en portent l’une des caractéristiques les plus fondamentales mais qui font également partager cette caractéristique. D’où les nombreuses discussions pour tenter d’intégrer les australopithèques ou pas dans notre propre lignée. Il se pourrait qu’il n’en fasse pas absolument partie directement cependant, la bipédie nous échappe … C’est maintenant la lignée humaine qu’il faut redéfinir puisque l’homme est un cadre trop restreint. Si la bipédie n’est plus strictement humaine c’est que la définition de l'homme n’est pas assez large et que nous devons considérer nos lointains cousins comme de véritables membres de notre famille proche. D’où un mouvement de rapprochement avec ces êtres et des présentations de Lucy comme notre aïeule, respectable, vénérable. L'iconographie suit ces courants, ces modes de pensée. On nous présente des ancêtres de plus en plus humains, il faut bien qu'ils le soient puisqu'ils sont bipèdes... Malgré l’acceptation, du moins dans les paroles, du buissonnement évolutif, un fond idéologique traditionaliste semble persister. Sur le plan adaptationniste, dans une recherche de la meilleure adaptation possible, cela se traduit par une quête de l’efficacité, de l’optimalité. Il existe toute une cohorte d’études sur ces problèmes visant à démontrer si oui ou non la bipédie humaine est efficace. Le fond idéologique peu scientifique est qu’un caractère efficace est forcément sélectionné au cours de l’évolution. Si la bipédie est efficace, alors cette efficacité est à l’origine de la bipédie. La recherche de l’optimisation des processus au cours du temps possède des accents très industriels, ou de l’économie de marché plus que des phénomènes naturels de l’évolution. Il y a là un point clef de la recherche épistémologique sur la manière d’envisager

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l’évolution. Par ailleurs ces recherches chiffrées sur l’accroissement de l’efficacité portent également leur regard sur le modèle des grands singes. Aussi heuristiques soient-elles, ces réflexions flirtent toujours avec la limite, désormais infranchissable conceptuellement, de la comparaison ancêtre descendant. L'efficacité de la bipédie chez les chimpanzés nous renseigne-t-elle réellement ? Cela paraît évident qu'elle est moins efficace que la nôtre. Ils ne sont pas bipèdes ! Mais le fait de montrer cette différence entre eux et nous, eux en tant que « modèles » de notre ancêtre, accroît notre prestige d'humains. Il existe peut-être là ce que Bachelard désigne par obstacle épistémologique, comme il le dit lui-même : « Parfois une idée dominante polarise un esprit dans sa totalité ». En cela le buissonnement évolutif ne serait pas véritablement intégré puisqu’il nécessiterait que l’on considère les grands singes comme des systèmes différents tout aussi actuels que nous et ne pouvant en aucun cas rentrer dans les comparaisons de type ancêtre descendant. L’argument est bien connu et souvent mis en avant, mais il semble n’avoir qu’une valeur d’étiquette du genre « oui nous savons bien mais quand même… » Le degré de parenté entre les grands singes et l’homme autorise-t-il ces comparaisons qui véhiculent toujours les archétypes de l’évolutionnisme du XIXe siècle ? Là encore la valeur heuristique du problème est mise en avant comme pour se prémunir de toute critique de ce point de vue, mais le mode de raisonnement établi un lien implicite de linéarité évolutive, ce que par ailleurs les plus récents développements de la théorie générale de l’évolution s’efforcent de combattre… La notion même, relativement récente, d’évolution mosaïque a parfois des accents de réminiscence du chaînon manquant. Cela permet d’aborder la question des dangers du raisonnement analogique, non pas pour l’impact qu’il peut avoir sur la société dans ses interprétations simplistes, mais pour l’impact qu’il a sur les idées scientifiques elles-mêmes. Dans cette recherche d’efficacité, de bipédie optimale, la paléoanthropologie force l’analogie mieux l’intégrer dans un évolutionnisme progressiste sous-jacent, continuant de proposer des modèles d’interprétation empreints de notions telles que l’accroissement de la complexité comme marque de progrès, l’accroissement de l’efficacité. Elle n’est pas non plus à l’abri des nouvelles formes de l’adaptationnisme déguisé en « Intelligent design » que des modèles numériques rendent plus crédibles. Puisqu’il n’est pas possible d’élargir trop la définition de l’homme, les découvertes fossiles s’accumulant, force est de constater que la bipédie est pratiquée ailleurs par d’autres depuis longtemps. Que font alors les scientifiques, en réaction ? Ils inventent plusieurs bipédies. L’accumulation des restes fossiles a conduit à la reconnaissance de différentes espèces d’hominidés et les comparaisons avec d’autres primates actuels ont mis en évidence des modes de bipédie quelque peu différents. Ainsi ces lointains cousins, qui pour le coup sont beaucoup plus lointains que tout à l’heure, pratiquent également une bipédie mais qui est franchement différente de la nôtre. Le caractère caricatural de notre description est volontaire. L’épistémologie s’attache à baliser ces chemins de la pensée paléoanthropologique. Par un mouvement inverse cette fois, la généalogie humaine est vue dans la distanciation, toujours par rapport à ce problème des apanages humains, inconsciemment. Entre temps Lucy a perdu son rang de vénérable ancêtre pour une place de vague cousin éloigné, probablement étranger. Question de perspective… tout cela n’a rien de très rigoureux ! L’on peut à bon droit se demander s’il s’agit encore véritablement de science… Mais du point de vue épistémologique va se poser la question épineuse de la possibilité du « passage » évolutif d’un système intégré à un autre. Si chaque espèce hominidés possède sa propre bipédie particulière comment peut-on envisager de passer à la nôtre ? Il y aurait une solution de continuité mais la communauté scientifique est allergique aux changements brusques. Aucune base biologique dans l’état actuel des connaissances n’apporte de réponse à ce problème majeur. Abandonner le mode de réflexion linéaire qui est au fondement de la paléoanthropologie apparaît comme une perte de repères. Soit ce mode de raisonnement possède un principe d’inertie qui n’a d’égal que la puissance de la théorie qui l’a fait naître, soit la communauté ne sait pas réfléchir autrement ? A moins qu'elle ne le souhaite pas… L’abandon impliquerait l’acceptation de visions plus systémiques et plus « justes »

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scientifiquement mais qui poseraient un nombre considérable de questions quant aux mécanismes évolutifs permettant le passage d’un système à un autre. Les choses ne sont jamais envisagées sous cet angle en paléoanthropologie. Certains questionnements scientifiques sont totalement éludés. C’est le cas des problèmes ontogénétiques mais c’est également le cas des bases biologiques et notamment génétiques des problèmes. Plus encore lorsqu’on parle d’évolution. Les rares tentatives ont échoué, rapidement éteintes. Marks posait la question de l’assimilation génétique de la bipédie en 1989. La communauté scientifique n’a pas eu de réaction. Certes il présentait des conceptions qui ne sont pas en odeur de sainteté dans l’orthodoxie cependant il mettait en avant des problèmes scientifiques majeurs ayant des implications épistémologiques improtantes. La communauté n’a peut-être pas de réponse à fournir, est-ce là la raison de son mutisme ? Quels sont les cadres de réflexion de la paléoanthropologie ? En accord avec la distinction de Gould entre les écoles fonctionnalistes et les écoles structuralistes, l’explication scientifique se scinde entre partisans des mécanismes externes et partisans des mécanismes internes aux organismes. Les premiers mettent en avant le rôle essentiel de la sélection naturelle, les seconds le rôle des contraintes structurales. Le débat est bien connu des évolutionnistes et il a lieu également en ce qui concerne le problème bipède. Les sélectionnistes ont développé une cohorte de scénarii permettant d’expliquer, selon eux, la sélection naturelle du mode de locomotion bipède à un moment donné de l’histoire de la lignée. Cette école fonctionnaliste s’attache à trouver les pressions de sélection qui ont conduit à la bipédie. Une troisième approche, un peu différente, s’intéresse à la morphologie fonctionnelle, toute une partie du débat portant sur les comportements et les modes locomoteurs à l’origine de la bipédie, c'est-à-dire les « précurseurs » : knuckle-walking, brachiation, arboricolisme…sont des hypothèses actuelles âprement débattues par les scientifiques plus particulièrement anatomistes. En réalité l’explication scientifique peine à s’éclaircir dans ce débat dont les tenants ne semblent pas discuter des fondements de leurs théories respectivement, au profit d’une querelle sur l’importance relative que l’on doit accorder à l’une ou l’autre. « Pour beaucoup d’évolutionnistes, ces idées se situent bien trop près du noyau fondamental des notions qu’ils ont profondément assimilées et qui leur sont à présent largement inconscientes, pour qu’il puissent les remettre en question ou même les reconnaître expressément comme des propositions pouvant être discutées » dit Gould dans la Structure de la Théorie de l’Evolution. D’où la réaction d’incompréhension des fonctionnalistes vis-à-vis des structuralistes, voire le rejet pur et simple, argumenté par des raisons idéologiques qui closent immédiatement le débat avant même qu’il ait commencé. Ces discussions permettent de mettre en évidence les ressorts de l’explication scientifique de l’évolution des structures. Le glissement s’opère progressivement du « comment » au « pourquoi » dans toutes ces tentatives explicatives. En cela le problème bipède est un nœud gordien sur le plan épistémologique. Y. Tattersall (« L'émergence de l'homme »)nous dit « Si le changement postural n’a pas été le facteur primordial de l’apparition de notre lignage, nous n’avons guère d’autre explication envisageable. » L’hominisation est le mythe de notre modernité. Ce qui ne revient pas à dire que l’évolution humaine est un mythe, tout dépend de la manière de la présenter. Misia Landau dans les années 80’ avait étudié la structure narrative des scénarii évolutifs selon le protocole de Propp dans sa Morphologie du conte. Elle y distingue une structure narrative qui en fait plus que de simples histoires, mais de véritables mythes parce qu’elles se conforment à la structure des légendes sur les héros. Le héros est un grand singe vivant dans la forêt, destiné à devenir un homme. Le climat change, la forêt régresse et le héros est lancé dans la savane où il doit faire face à de terribles dangers d’un type nouveau. Il lutte pour les surmonter, en développant son intelligence, en fabriquant des outils et finit par sortir victorieux. Un long périple menant à la civilisation.

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Reprenons ici à notre compte le terme de fabula d’Umberto Eco pour comprendre la structure narrative des théories de la bipédie. Les scénarii jouent le rôle de pré requis dans ces schémas narratifs et nous pouvons alors faire le lien avec les obstacles épistémologiques qui empêchent de penser l’évolution humaine autrement. Parce que ces fabulae ont une réelle puissance et un impact fort sur le public en général, qu’il soit scientifique ou pas, dans un cas confortant agréablement les chercheurs dans leur imaginaire disciplinaire et de l’autre jouant le rôle de mythologie moderne en donnant une réponse satisfaisante à la question « d’où venons nous ? ». Inversement nous pouvons interroger la littérature pour comprendre l’impact des idées populaires sur la structuration de la théorie scientifique sur ce problème bipède en particulier. Certains romans ont-ils joué un rôle particulier dans l’élaboration de ces théories, comme d’autres l’ont fait pour envisager un futur, un avenir à l’humanité et à la culture ? Parce que la science se dit souvent être totalement à l’abri derrière le rempart de l’objectivité, une épistémologie complète se doit d’interroger tous les domaines de connaissance pour comprendre quelles sont leurs interactions, leurs échanges, leurs transferts, sur un mode constructiviste. La paléoanthropologie lorsqu’elle entre sur ce terrain interprétatif en dehors des strictes données matérielles, a-t-elle toujours valeur de science ? La question est légitime. Pourquoi les manuels scolaires continuent-ils de fournir des schémas caricaturaux en guise d’explication scientifique, faisant ainsi perdurer les vieilles théories ? Est-il nécessaire sur le plan éducatif de démontrer aux enfants le triomphe de la culture et de la raison pour les inciter à travailler ? N’est-ce pas là encore, dans la formation de tous ces potentiels futurs chercheurs, insérer dans leurs têtes neuves des cadres qui joueront le rôle d’obstacles épistémologiques plus tard ?… 9. L’épopée Humaine Reprenons l’idée de séparation de l’humain d’avec le monde animal. C’est une idée typiquement occidentale. On la trimbale depuis la Grèce Antique. L’homme se retrouve placé à mi-chemin entre la sauvagerie et la divinité. Il est d’autres cultures où ce rapport n’existe pas, où le concept même de nature n’existe pas indépendamment. C’est le cas des indiens d’Amazonie (travaux de Ph. Descola) : on envisage des liens de parenté entre animaux et humains, des possibilités de transformations mutuelles. Nos mythes les plus anciens racontent qu’après un âge d’or où nous vivions en harmonie avec les animaux et la nature, est venu le temps de la séparation. Un nouvel ordre est apparu dans lequel l’humanité s’est distinguée de l’animalité et s’est entretenue dans le maintien constant de sa supériorité. Quelle belle image que celle que décrit Rousseau, d’un homme théâtralement mis en scène dans son Discours sur l’origine de l’inégalité : « Je le supposerai conformé de tous temps, comme je le vois aujourd’hui, marchant à deux pieds, se servant de ses mains comme nous faisons des nôtres, portant ses regards sur toute la nature, et mesurant des yeux la vaste étendue du ciel (…) En dépouillant cet être, ainsi constitué, de tous les dons surnaturels qu’il a pu recevoir, et de toutes les facultés artificielles qu’il n’a pu acquérir que par de longs progrès, en le considérant, en un mot, tel qu’il a dû sortir des mains de la nature, je vois un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais, à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous. » Comme on le trouvait également chez Ovide dans ses Métamorphoses : « tandis que tous les autres animaux courbent la tête et regardent vers la terre, le créateur a donné à l’homme un visage qui se tient vers le haut : il a voulu qu’il puisse contempler le ciel et lever les yeux vers les astres. » Sous le cautionnement scientifique actuel, l’épopée humaine nous est racontée par les paléoanthropologues. Les données s’accumulent au fil des fouilles qui se succèdent d’années en années, les pièces osseuses s’amoncèlent dans les tiroirs de nos musées et de nos laboratoires. Nous comprenons comment s’opèrent les changements, nous décrivons, mesurons, comparons. Mais les hypothèses qui en découlent continuent de se remplacer les unes les autres. Aucune ne résiste bien longtemps aux assauts du temps. Des modes intellectuelles donnent la faveur à telle ou telle hypothèse en fonction de l’époque, de l’esprit du temps. Mais

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le scénario reste le même. Inchangé depuis au moins Lucrèce dans son De la nature : « Et l’homme ne savait pas encore travailler le fer, utiliser les dépouilles des bêtes sauvages, couvrir son corps de leur peaux ; habitant des bois, des cavernes de la montagne et des forêts, ils blottissaient leurs membres rudes et sales dans les broussailles, trouvant là un refuge contre les assauts cinglant du vent ou de la pluie. » Voilà le mythe de nos origines inchangé depuis 2000 ans d’histoire de la pensée. Voilà la seule histoire que l’on est capable d’imaginer, parce qu’il suffit simplement d’imaginer quelle pouvait être la vie des hommes à cette époque. Et cela semble être une évidence. Toutes les découvertes archéologiques ne font qu’apporter des éléments concrets, qui entérinent les hypothèses que l’on a forgées. La science utilise ces données recueillies pour s’approprier le mythe et en faire une histoire scientifique, objectivée. Il est toutefois probable que cela se soit réellement passé ainsi dans la préhistoire de l’humanité mais il ne faut pas se leurrer sur notre potentiel moderne à découvrir la vérité. Pour ne pas rouvrir la querelle des anciens et des modernes, je dirais simplement comme Fénelon dans sa Lettre à l’académie (Ch.X 1714) que je souhaite aux modernes de surpasser les anciens qui garderont toujours la gloire d’avoir commencé : « Les anciens ne seraient pas moins excellents qu’ils l’ont toujours été, et les modernes donneraient un nouvel ornement au genre humain. » L’image de l’homme préhistorique au début du XXe était celle du monstre à figure humaine, menant une existence misérable, sans âme, cruel, brutal, stupide et arriéré. Ces caractéristiques ont également été attribuées aux sauvages lorsqu’ils étaient considérés par les anti-rousseauistes. Aujourd’hui cette " animalité " humaine a reculé dans le passé. On la situe plutôt vers les australopithèques autour de 3 millions d’années. Nous savons que nous sommes tels que nous sommes depuis l’apparition de sapiens sapiens, notre espèce, et que rien sur le plan morphologique n’a changé depuis 50000 ans au moins. Néanderthal était probablement assez semblable à nous de ce point de vue et il faut envisager une séparation humanité/animalité bien antérieure à ces périodes. Dans une certaine mesure, cela nous arrange d’éloigner dans le temps cette transition étonnante, voire miraculeuse et salvatrice. Henri Fairfield Osborn, directeur du Museum américain d’histoire naturelle au début du XXe disait : « Pourquoi donc le destin évolutif a-t-il été si différent pour l’homme et le grand singe ? L’un est resté dans l’obscurité de sa jungle originelle, tandis que l’autre a connu un exode glorieux l’ayant conduit à la domination de la terre, de la mer et du ciel. » L’occidental pose ainsi l’altérité dans un temps éloigné ou dans un ailleurs, toujours le temps et l’espace, pour mieux se regarder lui-même à travers ces images.

Le mode généalogique de rapport au passé Dans la seconde moitié du VIe siècle av. JC, Hécatée de Milet racontait les premières généalogies, réunissant les dieux et les hommes. Hérodote d’Halicarnasse, deux générations plus tard, fera une généalogie qui sert à éloigner les dieux des hommes. Comme le dit Pierre Vidal Naquet, il a fallu pour cela que la cité classique s’affirme comme un espace et un temps dépassant ceux du lignage. Ainsi la généalogie est intimement liée à l’histoire. Dans le discours des anciens la généalogie incarne la verticalité à l’état pur. Le mode généalogique est donc une manière d’envisager l’histoire à la fois dans la continuité et la recherche des origines (mythiques) mais également dans la distanciation pour mettre en évidence les caractères du produit de la lignée. Il est également présent dans l’histoire naturelle, notamment sous la forme de l’échelle des êtres, dans toute sa verticalité. Distanciation d’Hérodote vis-à-vis des Dieux, distanciation de l’échelle des êtres vis-à-vis des « fondements » de la nature, distanciation ou émancipation vis-à-vis des « protocultures » ou des pré

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humains. Sur un plan scientifique, les choses sont en train de changer quelque peu. Un certain nombre d’entre eux sont conscients de ces écueils mais pas tous. Il faudra encore un peu de temps. Cela fait une petite quinzaine d’année seulement que les choses évoluent mais il existe un effet d’inertie énorme, que nous traînons de notre histoire de la pensée occidentale comme nous l’avons rapidement balayée. Cette inertie est d’autant plus grande qu’elle est ancrée dans l’imagerie populaire, s’auto alimentant. Il existe à ce niveau un problème de société intéressant, celui du rôle de la communauté scientifique dans la diffusion des idées auprès du public.

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