Salih Bozok raconte Atatürk et son grand père

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“SALİH BOZOK”, PETIT FILS DE L’AIDE DE CAMP D’ ATATÜRK DONT IL PORTE LE NOM A PARTAGE SES SOUVENIRS POUR LA FETE DE LA SOUVERAINETE NATIONALE ET DES ENFANTS DU 23 AVRIL Cüneyt AYRAL – France Quotidien YURT – Turquie

23 Avril 2012 Vous n’avez pas connu votre grand père. Vous avez écouté essentiellement les souvenirs de votre père. Que disait-il ? Ce que mon père Cemil Bozok m’a transmis à ce sujet figure essentiellement dans son livre publié à Istanbul en Mai 1985 « Hep


Atatürk’ün yanında » (Toujours aux côtés d’Atatürk) .Je peux citer ce que j’ai entendu depuis mon enfance, à savoir la tentative de suicide de mon grand père après la mort d’Atatürk, la fonction de chef de garde qu’exerçait mon grand père, d’abord à Salonique ensuite au palais de Beylerbeyi à Istanbul après le renversement du sultan Abdülhamid, l’amitié nouée à cette époque entre mon père et le prince-héritier du trône Abid Efendi, la cérémonie de circoncision de ce dernier au palais où son père, le Sultan déchu, était détenu sous le commandement de mon grand père Salih, le refus de mon grand père de faire circonscrire mon père en même temps que le prince-héritier, plus tard, l’incarcération de mon père, enfant à l’époque, dans la tristement célèbre prison Bekiraga à Istanbul, en compagnie de mon grand père arrêté à cause de ses activités contre l’occupation, les jours d’Ankara durant la Guerre de libération nationale, le voisinage avec Mustafa Kemal (Atatürk) à proximité de la gare ferroviaire d’Ankara, la liquidation de Lâz Osman (1), des récits concernant Lâtife Hanim(2), et les dernières années de mon grand père avec la mort dans l’âme. J’ai beaucoup entendu parler de l’instituteur de l’école du quartier à Salonique, le tristement célèbre Kaymak Hafiz connu par les bastonnades qu’il faisait subir aux élèves, et j’ai appris que Mustafa Kemal a quitté cette école, n’ayant plus supporté ces brimades. Il s’est inscrit à l’école militaire, suivi de mon grand père dans cette voie. Mes souvenirs ne se limitent pas aux récits de mon père. J’ai passé une partie de mon enfance auprès de ma tante Sabiha (Yenen). J’avais entendu d’elle que mon grand père, sachant que la maladie d’Atatürk était incurable, a demandé conseil aux médecins et marqué d’une croix à la teinture d’iode l’endroit de son cœur sur le torse, en projetant de mettre fin à ses jours, en se tirant une balle dans le cœur, car pour lui, il n’y avait pas de « sens à vivre dans un monde sans Atatürk »(3). Mon père m’avait aussi parlé d’un fait qui n’a jamais figuré dans les livres. Le comité « Union et Progrès » avait décidé d’exécuter le sultan qu’il tenait en captivité à Salonique. L’officier, membre du comité, chargé de l’exécuter allait être désigné par tirage au sort, et il devait se suicider après avoir rempli sa mission. Mon grand père était volontaire, en déclarant que le « tirage au sort était inutile ». Il a fait ses adieux à la famille mais un contre-ordre du comité a annulé la mission. A cette époque, quand j’en ai entendu parler, j’étais élève du lycée de Galatasaray. Les classiques russes, les nihilistes qui combattaient le pouvoir du Tsar en bravant la mort suscitaient mon intérêt. Ayant su que mon grand père était sans compromis sur le plan des principes, rude avec


soi-même et avec les autres, mais aussi quelqu’un de très gai, très attaché à la vie, j’en étais arrivé à la conclusion qu’il avait un caractère qui intériorisait pleinement le dilemme entre la joie de vivre et le courage d’affronter la mort pour ses convictions. De même, j’avais appris qu’il était fervent supporter du club de Galatasaray. C’est sûrement pour cette raison que la famille Bozok est entièrement acquise à la cause de Galatasaray. Mon père, jusqu’à sa mort, était membre du Conseil permanent du club. Mon oncle Muzaffer (fils cadet de Salih Bozok) était un personnage très connu dans ce milieu. Quelle était influence de votre grand-père sur votre père ? Et sa conception d’Atatürk ? Comment tout cela vous a-t-il été transmis ?

Sur la photo : Atatürk, en compagnie de ses proches, descendant les marches de la Gare Haydarpasa à Istanbul, dans les années 30. A gauche de la photo, Nuri Conker, mon grand oncle. Atatürk, entouré de Salih Bozok, député de Yozgat, et de Kiliç Ali, et derrière, Fethi Okyar, premier ministre.


Elargissons un peu le cercle à l’environnement familial. Comme l’écrit mon père dans son livre, Salih Bozok a des liens familiaux avec Atatürk à côté d’une relation d’amitié remontant à l’enfance. Hacı Salih et Hacı İslam sont leurs grands pères, à tous les deux. Mon grand oncle Nuri Conker est leur meilleur ami. Le leader de ce trio est sans conteste Mustafa Kemal (Atatürk). Les idéaux qu’ils partagent sont ceux qui m’ont été transmis dans la famille. Au risque d’utiliser la langue du bois, je dirai qu’il s’agit de créer une nouvelle Turquie souveraine, des ruines de l’Empire ottoman en déroute, sur la base d’égalité avec l’Occident, en prenant pour exemple les critères de la « civilisation contemporaine », c’est-à-dire les normes occidentales. Dans ce cadre, la philosophie des « lumières » joue le rôle primordial, de même que la conception de « l’Etat-Nation ». Ils sont originaires de Salonique où cohabitaient des populations de diverses origines ethniques et religieuses. La pierre de touche de cette philosophie est la laïcité. La séparation des affaires de l’Etat de la religion, le respect mutuel dans la diversité. J’ai toujours entendu de la famille qu’Atatürk avait pour habitude de demander conseil aux gens de conceptions différentes. Ces principes étaient également de mise dans notre famille, concernant les affaires quotidiennes. Quand il s’agissait d’une cause nationale, il fallait faire bloc, mais ceux qui apparaissaient à l’époque comme des minorités « non-musulmanes » étaient considérées comme des gens comme nous, c’est-à-dire des citoyens au même titre que les autres, sans aucune discrimination. Je me rappelle bien que, dans mon enfance, nous achetions la viande chez le boucher Tigrane, le lait chez Zlata la Bulgare, nos vêtements étaient taillés par maitre Vartkes, qui était par ailleurs, un fana de Galatasaray. Notre médecin de famille s’appelait Diamandopoulos. Je peux témoigner que dans ma famille, j’ai entendu, alors enfant en bas âge, que « l’impôt sur le patrimoine » qui avait frappé essentiellement ces minorités pendant la Deuxième Guerre, était inique et catastrophique(4). Les évènements des 6 et 7 Septembre (5) ont suscité la colère de la famille. Mais il ne faut pas en déduire que tout allait bien dans le meilleur des mondes… Au point où je suis, j’en arrive à la conclusion que ma famille- et je m’y inclus aussi- et leur proche entourage ont considéré que les acquis de la Turquie d’Atatürk étaient irrévocables, et qu’ils n’ont pas suffisamment saisi la portée de l’évolution démographique et sociologique, et qu’en conséquence, ils ne sont pas « intervenus » dans la situation, tombant ainsi dans la situation de rentiers en quelque sorte. Nous n’avons pas compris, saisi comme il fallait, la dimension sociale de la modernisation et du développement. Certains


s’indigneront de ce que je dis, mais peu importe. On dit bien : « la nature a horreur du vide ». En notre absence, d’autres remplissent le vide, profitant de notre carence. Vous avez eu une enfance remplie des souvenirs concernant Atatürk ? Quelle idée vous vous êtes fait de lui ? Que conseillez-vous aux enfants d’aujourd’hui ?

Sur la photo : Atatürk entouré de ses amis proches, Salih Bozok et Kiliç Ali, à Florya, villégiature d’été de la Présidence de la République, à Istanbul Nos maisons étaient remplies d’Atatürk. Des photos, buste en bronze d’Atatürk dans le salon. Des objets ayant appartenu à Atatürk, gardés dans une vitrine. Plus tard, la plupart de ces objets ont été légués par mon père au Musée militaire, en contrepartie d’un reçu délivré par le commandement militaire. Au cours des dernières années de mon père, certains documents de valeur historique ont été dérobés par des « marchands d’Ata » et utilisés à des fins mercantiles. Passons ! Pour moi, Atatürk a jeté, grâce à son charisme et avec ses amis partageant sa vision, les fondements d’un pays respectable, en phase avec son époque. Pour ma


part, la laïcité, les droits des femmes et l’esprit de citoyenneté constituent les principaux acquis. Revenons à « Kaymak Hafiz » pour ce qui est des enfants, c’est-à-dire à l’éducation. Il y a un livre pour enfants publié sur la base d’informations fournies par mon père. « Bir Güneş Doğuyor » (Fikret Arıt, Kelebek yayınevi, 1981), qui relate les années d’enfance d’Atatürk. Le petit Mustafa disait à ses camarades de classe : « un jour il n’y aura plus de bastonnade dans les écoles. Les enfants n’iront plus à l’école en chemise sans col et en pantalon bouffant. Les hommes ne marcheront plus devant les femmes ». Ce que je conseille aux enfants, c’est de ne jamais faire compromis sur l’éducation moderne dont Ata a jeté les bases, de s’approprier la science, la pensée positive, la philosophie des lumières. Il faut qu’ils tracent leur propre voie après avoir étudié et pesé les différentes conceptions du monde. Voulez-vous partager avec nous le meilleur souvenir que vous avez écouté sur votre grand père ? Deux souvenirs liés l’un à l’autre. Quand mon grand père Salih était jeune officier à Salonique, il traversait à cheval le hall d’entrée de la maison et montait à l’étage pour se regarder dans le miroir. Suite à une soirée un peu trop arrosée au raki, en présence de ses camarades, à une heure avancée, il est rentré à la maison sur le dos d’un ami, avec un orchestre, et ils ont poursuivie la beuverie avec la bande. C’est ma tante qui me l’avait raconté. Beaucoup plus tard, en voyant « Underground », film d’Emir Kusturica, il me semblait voir la même scène avec la bande à Bregovic. Je me suis dit : typiquement les Balkans et la « Roumélie »(6)….. A votre avis, Atatürk et ses réalisations sont-ils considérés à leur juste valeur, de nos jours ? Pendant de longues années, Atatürk a été présenté comme un géant blond aux yeux bleus, qui a jeté l’ennemi dans la mer. L’essence de ses réalisations ainsi que ses conceptions fondamentales ont été obnubilées. Je dirai plus : sa dimension humaine a été masquée. A titre d’exemple, le film « Mustafa » réalisé par Can Dündar a suscité des réactions à la fois des milieux laïques et anti-laïques. On y voit Atatürk déclarer au congrès du Parti Républicain du Peuple : « Nous ne nous n’inspirons pas des idées descendues du ciel, mais de la vie même, de la science »(7). C’est l’essentiel. Pour dire en toute simplicité, quelqu’un ayant marqué


l’Histoire d’un pays et du monde ne peut être bien compris tant que ses réalisations sont captées uniquement au niveau des sentiments et de la passion. Notes de Salih Bozok pour la traduction française : (1) Selon le récit de mon père dans son livre, Osman le Laze, originaire de la mère noire, joua un rôle actif dans la Guerre de la libération nationale. Peu de temps après la proclamation de la République (1923), il séquestra, tua et enterra discrètement un député d’opposition. Il était de caractère irascible. Le forfait fut découvert. Il fit éruption, entourés d’hommes armés à son service, dans la maison occupée par Salih Bozok sur une colline surplombant Ankara, au milieu de vergers. Un échange de feu s’engagea avec l’armée régulière, il fut tué. (2) Latife Hanim (Usakligil) était l’épouse d’Atatürk. Mon grand père fut le témoin de leur mariage qui fut tumultueux, et ils divorcèrent. Mon père relate également cet épisode et cite l’échange de correspondance entre Latife et Salih Bozok. (3) Un film récent « Veda » a pour thème l’amitié entre Atatürk et Salih Bozok. Il est centré sur la tentative de suicide de mon grand père immédiatement après la mort de son ami. Le film comporte aussi des séquences –controversées-sur les relations orageuses d’Atatürk avec son épouse, ainsi que sur le suicide de Fikriye, sa compagne pendant la Guerre. (4) Pendant la Deuxième Guerre, la Turquie sous la présidence d’Inönü fut neutre dans le conflit. Cependant, sous instigation des milieux favorables à l’Axe, le gouvernement Saracoglu édicta des mesures fiscales spoliant les minorités non-musulmanes, surtout les juifs. Paradoxalement, beaucoup de diplomates turcs risquèrent leur vie pour sauver les juifs d’Europe occidentale de déportation. (Cf « Dernier Train pour Istanbul » d’Ayse Kulin, publié chez Ramsay) (5) Suite aux événements à Chypre opposant les communautés grecque et turque, le pouvoir de l’époque organisait les 6 et 7 septembre 1955, à Istanbul, des manifestations qui dégénèrent en pogrom. Je fus, à l’âge de 7 ans témoin de ces événements. Des hordes incontrôlées attaquèrent et pillèrent les biens appartenant aux grecs, juifs et arméniens. Certains musulmans ne furent pas épargnés non plus. Plusieurs viols furent commis. Les rues jonchaient de marchandises dérobées aux magasins pillés et incendiés. L’armée appelée à la rescousse, eut du mal à contrôler


la situation. (6) Rouméli : partie de la Turquie située en Europe, et essentiellement dans les Balkans, dont est issue ma famille. (7) Le film « Mustafa » (prénom de naissance d’Atatürk) est très controversé en Turquie. Il a été reproché au réalisateur d’insister sur la passion d’Atatürk pour les femmes, sur son goût immodéré pour l’alcool et les soirées mondaines. Il y est montré comme un homme solitaire réalisant à la fin de sa vie, que ses réformes ne sont assimilées ni par le peuple, ni par son entourage. La séquence d’une intervention filmée d’Atatürk tournée lors du congrès du Parti suscita la colère des religieux. « Nous ne sommes pas guidés par des livres supposés descendre du ciel » disait-il. Salih Bozok (Salonique 1881-Istanbul 1941) Né à Salonique, d’une famille parente à Atatürk, dont il était ami d’enfance. Il fit l’école militaire et accompagna Mustafa Kemal, en tant qu’aide de camp, sur différents fronts de la Grande Guerre et durant la Guerre d’Indépendance. Auparavant, il faisait partie du comité « Union et Progrès » qui renversa le Sultan Abdülhamit et le tint en captivité, à Salonique, puis à Istanbul. Après la proclamation de la République, il démissionna de l’armée et fut élu successivement député de la province de Bozok (Yozgat) et de Bilecik. Il figura parmi les fondateurs de Türkiye Is Bankasi, première banque d’affaire du pays. Il tenta de mettre fin à ces jours après la mort d’Atatürk, le 10 novembre 1938. La balle étant enfoncée dans une couche de graisse après avoir frôlé le cœur, il fut sauvé. Se retira de la vie publique durant la présidence d’Inönü et rédigea ses « Mémoires ».


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