L'Héritage du Conquérant - extrait

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« Corvis est délicieusement fourbe. » Publishers Weekly ★★★★★

Corvis Rebaine n’a plus soif de sang. Il a quitté sa

Ari Marmell vit à Austin (Texas) dans un appartement, presque aussi encombré que son inconscient, qu’il partage (l’appartement, pas l’inconscient) avec sa femme et deux chats, qui auraient fortement besoin d’un contrôle de volume intégré. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nolwenn Guilloud ISBN : 978-2-35294-567-3

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Illustration de couverture : Paul Mafayon

famille et vit sous un faux nom dans une cité lointaine. Membre de l’une de ces guildes qu’il méprise tant, il tente d’amorcer le changement de manière non violente. Mais les choses se compliquent : Imphallion est envahie, les guildes sont incapables de faire face, et quelqu’un commet des crimes en portant son armure, le faisant accuser ! Pour couronner le tout, Corvis est traqué par son ennemi juré, le baron Jassion de Braetlyn, assisté d’un mage du nom de Kaleb. Pire encore, ils sont accompagnés d’une jeune femme qui hait profondément Corvis Rebaine : sa fille, Mellorin. Pour laver son nom, protéger son pays et se réconcilier avec sa famille, Rebaine doit-il une fois de plus redevenir la Terreur de l’Est ?


Du même auteur, aux éditions Bragelonne : Corvis Rebaine : 1. L’Ombre du conquérant 2. L’Héritage du conquérant

www.bragelonne.fr


Ari Marmell

L’Héritage du conquérant Corvis Rebaine – tome 2 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nolwenn Guilloud

Bragelonne


Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

Titre original : The Warlord’s Legacy Copyright © 2011 by Ari Marmell © Bragelonne 2012, pour la présente traduction Illustration de couverture : Paul Mafayon Carte : D’après la carte originale ISBN : 978-2-35294-567-3 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr


À ma mère, Carole, qui possède sans doute plus d’exemplaires de mes œuvres que moi. Et un grand merci à George, Naomi et David, sans qui ce livre ne serait pas… ce livre.





Chapitre premier

L

a fumée noire et grasse s’épaississait à vue d’œil, plus oppressante encore que le pesant plafond de roche. Exhalée par des torches blafardes et crachotantes, elle montait en spirale et s’amoncelait, menaçant d’occulter le peu de lumière produite par les flammes et de transformer de nouveau les tunnels en un royaume d’aveugles. Les pierres anciennes et sombres étaient davantage noircies par la suie des flambeaux, et liées par un mortier si vétuste qu’il tombait en poussière. Artère tortueuse tapissée de briques encrassées, le couloir empestait le moisi – ou du moins aurait dû, si l’air n’avait pas été saturé de fumée. Le long des murs, des soldats portant les couleurs, tabards et emblèmes divers d’une demidouzaine de guildes et d’au moins autant de maisons nobles se tenaient au garde-à-vous, les doigts crispés sur les hampes et les poignées de leurs armes, et faisaient de leur mieux pour se toiser mutuellement d’un air menaçant. L’effet recherché était quelque peu gâché par les clignements incessants des yeux rougis et les violentes quintes de toux qui secouaient parfois les rangs. Tout au bout du passage, une antique porte de bois s’affaissait dans son cadre comme un vieillard fatigué. Les fissures entre les planches ainsi que les interstices là où le battant ne touchait plus le chambranle laissaient filtrer les sons. Pourtant, quelque chose dans cette pièce semblait tenir l’épais brouillard à distance.

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Peut-être était-ce la foule des corps, si étroitement pressés les uns contre les autres qu’il y avait longtemps que la salle, habi­ tuellement fraîche, s’était transformée en véritable four. Peut-être était-ce l’haleine brûlante de toutes ces voix qui s’égosillaient en même temps, lancées dans de virulentes diatribes accusatrices. Ou peut-être était-ce la tension qui pesait sur la pièce, plus lourdement que la fumée et le plafond de roche combinés. On aurait sans doute pu, comme le suggère l’aphorisme, la couper au couteau, mais cela n’aurait pas été très sage. Il y avait de grandes chances pour que cette tension-là ne se laisse pas faire. À l’intérieur étaient rassemblés les hommes et les femmes à qui les soldats du couloir avaient prêté allégeance, et les maîtres se débrouillaient nettement mieux que leurs subordonnés pour se décocher des regards haineux. Parés de vêtements somptueux et de bijoux scintillants, les dirigeants de guildes parmi les plus influentes d’Imphallion soutenaient avec hauteur, dédain même, la pluie d’insultes – occasionnellement ponctuée de postillons – que déversaient sur eux leurs adversaires. À l’opposé, de l’autre côté d’une fragile table en bois dont les planches affaissées semblaient accablées par l’atmosphère orageuse, se tenaient un nombre à peu près égal de nobles – hommes ou femmes – du royaume. Des nobles dont la colère était plus que justifiée. — … misérables traîtres ! Vous devriez vous balancer au bout d’une corde, espèces d’odieux… — … infects et vils personnages ! Vous n’avez aucune idée des dégâts que vous… — … scélérats ! Vous n’êtes qu’une bande de chiens galeux ! Renvoyez vos gardes, je vous défie… ! Et ce n’étaient là que les plus polies des invectives qu’essuyaient sans broncher les maîtres de guilde. Ils avaient prévu de laisser la fureur initiale retomber avant d’aborder le sujet pour lequel ils avaient convoqué cette assemblée des plus étranges, ici, dans des sous-sols impersonnels plutôt que dans la Salle du Conseil de Mecepheum. Toutefois, le flot d’imprécations

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ne paraissait pas vouloir se tarir. Bien au contraire, il avait l’air d’empirer, et la présence des gardes dans le couloir ne semblait plus suffisante pour empêcher ces rivaux politiques de toujours d’en venir aux mains. Sentant peut-être que l’affrontement était proche, un aristocrate s’avança jusqu’à la table et leva la main. L’une après l’autre, les voix s’éteignirent lentement, jusqu’à ce que ne résonne plus dans la pièce que le bruit des respirations laborieuses et courroucées. Le duc Halmon, un homme d’âge mûr aux cheveux roux, n’était plus le régent d’Imphallion – par la faute de ces « vils personnages », Imphallion n’avait plus de régent –, mais la noblesse respectait encore le titre qu’il avait un jour porté. Penché en avant dans son habit immaculé, les deux poings sur la table, il s’adressa à ses pairs. Ces derniers se tenaient dans son dos, mais le duc ne quitta pas pour autant des yeux les maîtres de guilde. — Mes amis, déclara-t‑il d’une voix grave, je partage votre sentiment, vous le savez. Mais cette réunion est des plus extra­ordinaires, et j’aimerais beaucoup connaître les raisons qui ont poussé les guildes à l’organiser. — Elles ont intérêt à être bonnes, cracha la duchesse Anneth d’Orthessis. Un murmure d’approbation s’éleva derrière elle, et face aux aristocrates, les airs supérieurs firent place à des expressions hési­ tantes. À présent que le moment était venu, personne ne voulait être le premier à prendre la parole. Halmon se racla la gorge avec humeur, et Tovin Annaras, maître de la Guilde des Cartographes, s’approcha d’un pas traînant bien éloigné de son habituelle démarche athlétique. Un sourire pâle – presque nerveux – sur les lèvres, il prit un instant pour épousseter son pourpoint couleur perle, qui n’en avait nul besoin. — Ah, vos seigneuries, dit-il, j’ai conscience qu’un certain nombre de différends nous ont opposés ces derniers temps. Je tiens à vous remercier d’avoir bien voulu… — Oh, pour l’amour des dieux, assez !

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Il s’agissait d’Edmund, un homme voûté à la chevelure argentée qui supportait mal sa récente défaite face à la vieillesse. Duc de Lutrinthus, il était un héros populaire de la Guerre du Serpent. — Nos provinces sont affamées, et ce, en grande partie à cause des guildes, et de leurs taxes ! Les troupes de Cephira se massent à la frontière, et nous sommes nombreux à venir de loin. Auriez-vous l’obligeance de nous épargner les fausses politesses et d’en venir aux faits ? Un nouveau grondement d’assentiment se fit entendre parmi la moitié sang bleu de l’assistance. Un éclair de rage balaya la consternation du visage de Tovin, et seule une parole apaisante dans son dos l’empêcha de laisser éclater sa colère envers le duc en des termes qui auraient sûrement viré à l’obscénité. — Calmez-vous, mon ami. (Dans ce murmure, Tovin reconnut la voix de Brilliss, gracile maîtresse de la corporation baptisée au sens très large : Guilde des Marchands.) Il n’est plus temps de reculer. Il acquiesça d’un hochement de tête. — Rien de tout cela n’a d’importance aujourd’hui, mes seigneurs, reprit-il d’un ton ferme tandis qu’il posait le regard sur le duc Halmon. Ce qui nous préoccupe actuellement est beaucoup plus grave – ou tout du moins beaucoup plus urgent. Les railleries fusèrent du côté des nobles, mais Halmon plissa les yeux, à l’écoute. — Et qu’est-ce qui, je vous prie, pourrait être plus… ? — Les mensonges, l’interrompit Tovin. Les promesses brisées. Le meurtre. La trahison. La véritable trahison ! ajouta-t‑il en gratifiant d’une œillade noire ceux qui, quelques minutes auparavant, jetaient encore ce même mot au visage des maîtres de guilde. Une traîtrise qui nous menace tous, guildes comme maisons nobles. Cela suffit à faire taire les huées incrédules, même si le doute qui se lisait sur les traits de plus d’un aristocrate était presque aussi criant.

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— Très bien, concéda Halmon après un rapide coup d’œil en direction d’Edmund et d’Anneth, qui hochèrent tous deux la tête avec réticence. Le moins que nous puissions faire est de vous écouter. Parlez. Visiblement soulagé, Tovin se tourna vers Brilliss, qui vint prendre place près de lui. Elle inspira profondément, peut-être dans l’espoir de se détendre… Mais l’écho qui retentit dans la salle ne fut pas celui de sa voix légèrement nasillarde ; un hurlement en provenance du couloir éclata, un cri porteur d’une telle détresse que la tempé­ rature chuta brutalement dans la pièce, et que même les profanes de l’assemblée se prirent à considérer l’inéluctable sort réservé à leur âme. D’autres cris suivirent, poussés par des personnes diffé­ rentes. Le raclement de l’acier contre le cuir, des armes dégainées prêtes à verser le sang, résonnait dans tout le passage. Pourtant, cela ne suffisait pas à étouffer le bruit des cadavres déjà froids qui s’effondraient sur les dalles de pierre plus froides encore. Edmund, qui s’était tenu aux côtés du grand Nathaniel Espa alors qu’il menait les troupes de Lutrinthus au combat, qui avait été présent lorsque Audriss, le seigneur de guerre dément, avait failli détruire Mecepheum, fut le premier à retrouver ses esprits. — Reculez ! Que tout le monde s’écarte de la porte ! Halmon ! Tovin ! Mettez cette table en travers ! Ce n’était pas terrible comme barricade, mais ils n’avaient rien d’autre sous la main. Plus important encore, ses ordres avaient tiré les nobles de leur hébétude. Parmi les hommes et les femmes rassemblés en ce lieu, aucun ne portait d’armure, car en dépit de l’animosité entre les deux forces en présence, pas un ne s’était attendu à une agression de la part de l’autre camp… de plus, les soldats dans le couloir étaient là pour parer à cette éventualité. Plusieurs arboraient toutefois une épée ou une dague, ne serait-ce que pour épater la galerie, et ils prirent position entre leurs compatriotes

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désarmés et la soudaine violence qui se déchaînait à l’extérieur. Halmon et Tovin s’éloignèrent de la table, tirant chacun leur lame – un glaive pour le duc, un redoutable poignard pour le maître de guilde –, puis ils se postèrent côte à côte, mettant temporairement leurs antagonismes de côté, sans pour autant les oublier. Derrière la porte, la clameur de la bataille se muait en cris d’agonie, et la cacophonie de voix s’affaiblissait à une rapidité terrifiante. Tel le carillonnement de vieilles cloches fendues, l’acier tintait en rebondissant contre les cuirasses. Un rugissement effroyable fit trembler les murs au point que de la poussière de mortier s’échappa du plafond. La fumée qui s’infiltrait par les interstices du battant s’épaississait horriblement, chargée d’une odeur de chair rôtie. — Dieux tout-puissants, murmura la duchesse Anneth, sa dague dans une main, les dés d’ivoire, symboles de Panaré la Bonne Fortune dans l’autre. Que se passe-t‑il ? Alors la réponse lui parvint, bien qu’elle n’ait été mani­ festement envoyée ni par Panaré, ni par aucun dieu connu du panthéon d’Imphallion. Un ensemble de lignes apparurent sur la porte en piteux état, gravées dans le bois comme si celui-ci se consumait de l’intérieur. Le temps d’une fraction de seconde, le battant se divisa en huit sections distinctes qui s’ouvrirent en partant du centre, comme une fleur, puis le bois céda et se désintégra en un millier de braises incandescentes. En l’absence d’appui, la table bascula avec fracas dans le couloir, s’effondrant sur les corps… et les morceaux de cadavres. Pas loin de cinquante soldats avaient monté la garde dans le tunnel, issus des différentes guildes et maisons nobles de ceux qui s’étaient rassemblés dans ce sous-sol. Seule une silhouette se tenait à présent dans le passage, vision tout droit sortie de l’enfer se découpant dans l’embrasure rougeoyante ; une silhouette qui ne devait allégeance à aucun des hommes et femmes tétanisés par la peur dans la pièce.

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Des gémissements s’élevèrent des quelques gorges qui n’étaient pas nouées de terreur, et plus d’une lame claqua sur le sol, échappant à des doigts inertes. Chacun avait en effet reconnu l’homme – la chose – qui se dressait de toute sa hauteur devant eux. Des plates d’acier noires comme l’intérieur d’un cercueil l’enveloppaient des pieds à la tête, dévoilant aux jointures quelques millimètres d’une cotte de mailles tout aussi sombre. Le plastron, les épaulières et les jambières de l’armure étaient recouverts de plates d’os laiteux. Deux pointes saillaient des spallières, retenant une cape pourpre usée. Néanmoins, c’était le heaume, un crâne cerclé de fer aux mâchoires béantes, qui attirait tous les regards. Ils faisaient face à un personnage de cauchemar : le cau­ chemar d’une nation entière, apparu dans les songes plus de vingt ans auparavant, puis de nouveau six ans plus tôt. Un cauchemar qui n’aurait jamais dû revenir hanter les nuits de quiconque. — Vous nous aviez promis… D’abord chuchotement entre les lèvres du duc Edmund, ces mots enflèrent en un véritable hurlement, empreint d’une indicible terreur : — Vous aviez promis ! Dissimulé derrière son masque, son interlocuteur éclata de rire et s’avança pour tuer. Un violent fracas, un cliquetis mauvais, et l’homme à l’armure grotesque franchit une porte très différente de celle des sous-sols pour pénétrer dans une pièce lambrissée, à quelques rues de la cave transformée en abattoir. Des taches de suie et de sang maculaient sa cuirasse, qui était également éraflée en quelques endroits, là où l’épée d’un soldat s’était abattue en vain. Il alla droit à l’unique fauteuil et s’y laissa tomber, sans prêter attention aux dégradations qu’il infligeait aux meubles.

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Là, il attendit, si immobile dans son cocon d’os et de métal qu’on aurait pu croire l’armure vide. Le soleil dérivait vers l’ouest et ses derniers rayons se faufilaient entre les lames des volets, glissant le long des murs avant de disparaître dans la nuit. La pièce devint aussi noire que la cuirasse elle-même, et pourtant, l’homme ne bougeait toujours pas. Un loquet qui cliquette, des gonds qui grincent, la porte s’ouvrit et se referma prestement. Suivit un léger bruit sourd dans l’obscurité, accompagné d’un juron étouffé lâché par le nouveau venu, ainsi que d’un bref ricanement de la part de l’homme en armure. — Par tous les dieux de l’enfer ! éructa l’arrivant d’une voix que l’âge avait rendu grêle. Peut-on savoir pourquoi tu n’as pas jugé utile de faire de la lumière ? — J’avais un peu espéré vous voir trébucher et vous casser quelque chose, résonna la voix à l’intérieur du casque. Si je me fie au bruit, j’imagine que je vais devoir me contenter d’un orteil cogné. — Allume. Tout de suite. — À vos ordres, ô fossile. Le gantelet remua, et les doigts frémissants grincèrent les uns contre les autres. Un faible halo éclaira le centre de la pièce. La lueur révéla un homme grand et efflanqué, aux vêtements bleu nuit, une cape de même couleur jetée sur ses épaules osseuses. Son crâne chauve était constellé de plus de taches que la face de la lune, sa barbe si fine qu’on aurait cru qu’il avait bavé des toiles d’araignée, sa peau si fragile qu’elle menaçait de craquer et de se détacher au niveau de ses articulations. — C’est mieux ? Le vieil homme fronça les sourcils. — C’est mieux, qui ? grinça-t‑il. Le soupir qui lui répondit semblait provenir des tréfonds de l’armure. — C’est mieux, maître Nenavar ? — Oui, admit le vieillard en souriant de toutes ses dents. Beaucoup mieux.

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Du regard, il chercha un autre siège mais n’en vit aucun. Il n’ordonna pourtant pas à son serviteur de bouger, apparemment décidé à ne pas lui accorder cette satisfaction. — Je suppose que c’est fait ? demanda-t‑il plutôt. Tu sens comme quelqu’un qui aurait mis le feu à une boucherie. — Non, ce n’est pas fait. Je leur ai exposé votre plan dans ses grandes largeurs avant de les ramener ici. Il est tout à vous, messieurs. Nenavar se retourna avec un hoquet, les bras levés dans une vaine tentative de résistance… pour ne trouver derrière lui rien de plus menaçant que la peinture écaillée sur les murs. — J’imagine que tu te crois drôle ? gronda-t‑il, les bras croisés pour dissimuler le léger tremblement de ses mains. L’homme en armure était trop occupé à glousser pour répondre – ce qui suffit à éclairer son maître. — Bien sûr que c’est fait, dit-il lorsqu’il parvint enfin à retrouver son souffle. Ils sont tous morts. — « Tous » ? s’enquit Nenavar, le front soudain soucieux. Un autre soupir résonna, et, étonnamment, le heaume réussit à retranscrire le roulement d’yeux de son propriétaire. — Presque tous. Quelques gardes ont survécu. Je sais parfaitement suivre un plan, maître Nenavar. — Tu aurais pu me berner. — Très probablement. Le vieil homme lui jeta un regard noir. — Tu empestes. Enlève ça. Le crâne s’inclina en arrière, comme si son porteur était perdu dans ses pensées, puis se volatilisa, ainsi que la cuirasse. Tout homme, femme et enfant d’Imphallion avait entendu la description de cette armure, et les histoires terribles racontées au sujet du seigneur de guerre et sorcier Corvis Rebaine, qui avait été à deux doigts de s’emparer du royaume entier. Mais l’homme qui siégeait désormais à visage découvert dans le fauteuil – habillé de vêtements de cuir usuels et d’une cape bordeaux élimée, les traits soulignés par les jeux d’ombre et de

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lumière – paraissait beaucoup trop jeune pour être le conquérant de sinistre réputation. — Tu te rappelles ce que tu as à faire ensuite, Kaleb ? insista Nenavar. — Euh, non, maître… (Le jeune homme prit un air confus, réussissant même à laisser échapper un filet de bave de sa bouche grande ouverte.) Pourriez-vous me le répéter ? — Ce n’est pas possible ! Nous avons revu cela dix fois ! Pourquoi ne peux-tu… ? Il serra les poings, se rendant compte qu’on se moquait de lui. Encore. — Eh bien, on dirait que vous aviez raison, railla Kaleb. J’aurais pu vous berner. Nenavar grogna et sortit d’un pas lourd. C’est du moins l’impression qu’eut son serviteur, car le vieil homme était si frêle qu’il était impossible d’en être sûr. Il se leva et s’étira langoureusement avant de se diriger vers la fenêtre. Ouvrant les volets d’une main, il contempla la ville ; la lueur clignotante des étoiles lui suffisait amplement pour voir. Oui, il savait en quoi consistait sa prochaine mission. Et il savait aussi qu’il n’était pas censé agir avant l’aube, ce qui lui laissait tout le temps pour une petite course dont Nenavar n’avait pas besoin d’être au courant. Sifflotant un air juste assez fort et détestable pour réveiller tous les occupants des chambres voisines, Kaleb descendit l’escalier branlant de l’auberge et sortit dans la nuit de Mecepheum. La chaleur de la journée avait commencé à se dissiper, vaincue par le coucher du soleil, mais aussi par une fine bruine d’été. Le jeune homme releva son capuchon, davantage parce que c’était l’attitude à adopter que parce qu’un peu de pluie le dérangeait. Il traversa le centre-ville, qui abritait les rues les mieux entretenues de la cité. Des lanternes de verre brillaient à la plupart des intersections et diffusaient des huiles parfumées bon marché destinées à repousser les pires odeurs de Mecepheum. La capitale d’Imphallion était un mélange détonnant de vieille pierre et de

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bois neuf, mais ce quartier présentait une majorité de façades en granit. Les routes étaient revêtues de pavés réguliers, les galets arrondis favorisant l’écoulement de l’eau dans les interstices pour éviter qu’elle s’accumule le long des ruelles. De chaque côté de la chaussée, de larges escaliers et des colonnes ouvragées – certaines dans un style déjà antique lors de la fondation de Mecepheum – encadraient l’entrée des édifices qui servaient de demeure et de lieu de travail aux riches et puissants… ou à ceux dont la richesse leur permettait de passer pour des personnages puissants. En dépit de l’heure tardive, Kaleb était loin d’être seul dehors. Les nombreuses lanternes éclairaient partout, à l’exception des ruelles les plus étroites et des porches les plus profonds. Avec en plus les patrouilles de mercenaires engagés pour surveiller les rues et maintenir l’ordre, le plus craintif des citoyens se sentait suffisamment en confiance pour braver la nuit. Il en allait ainsi depuis quelques années déjà, depuis que les guildes avaient réellement repris la ville en main. Elles étaient certes avares, mais prolonger l’ouverture des boutiques et le fonc­ tionnement des commerces dans la soirée valait bien cette dépense. Kaleb gardait la tête baissée, adressant parfois un signe du menton aux personnes qu’il bousculait ou aux gardes qu’il croisait. Mis à part cela, il ne prêtait aucune attention aux courants changeants de la foule. Petit à petit, les passants se firent plus rares, les lanternes s’espacèrent, jusqu’à être finalement remplacées par de simples torches montées sur des poteaux, crachant et crépitant sous la bruine. Des trous apparurent entre les pavés, telles des dents manquantes dans le sourire de la cité, et les grandes bâtisses de pierre laissèrent place à de plus petits bâtiments en bois. À la frontière entre ces deux mondes distincts, Kaleb jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule. Là, l’imposante Salle du Conseil dominait de toute sa hauteur le centre de Mecepheum. Vue de l’endroit où il se tenait et à cette heure tardive, elle était splendide et semblait inaltérée par le temps ou les conflits. Les récentes réparations n’étaient visibles qu’en plein jour. Malgré tous les efforts déployés par les meilleurs artisans de Mecepheum

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pendant les six dernières années, les nouveaux blocs de granit ne se fondaient pas parfaitement dans l’ancien ouvrage, donnant à la façade de l’édifice un aspect légèrement tacheté qui n’était pas sans rappeler les premiers stades de la lèpre. Kaleb esquissa un petit sourire dédaigneux, puis poursuivit son chemin. Six ans… Six ans depuis que les armées d’Audriss le Serpent et de Corvis Rebaine, la Terreur de l’Est, s’étaient affrontées au pied des remparts. Six ans depuis qu’Audriss, rendu fou par le pouvoir qu’il avait dérobé, avait déchaîné ses monstres d’Apocalypse sur Mecepheum, dévastant les pâtés de maisons par dizaines. Six ans… Bien assez de temps pour que les guildes pansent les plaies de la ville, peut-être même pour qu’elles les guérissent tout à fait. Oh, les habitants avaient d’abord évité ces quartiers mutilés, tenus à distance à la fois par des souvenirs douloureux et une crainte superstitieuse. Néanmoins, l’existence de propriétés abordables près du cœur de la capitale d’Imphallion avait largement suffi à éveiller l’intérêt du reste du pays, poussant les marchands et les aristocrates de la capitale à faire des offres sur les terrains saccagés afin d’empêcher les étrangers de se les appro­ prier. Bien qu’elle ait mis du temps à démarrer, la reconstruction était achevée depuis un moment. Une personne ignorant tout de l’histoire de la région se serait sûrement étonnée de l’abrupte transition entre la pierre ancienne et le bois, entre l’opulence et la simplicité, mais rien d’autre ne lui aurait indiqué qu’il s’était un jour produit quoi que ce soit de fâcheux en ces lieux. Le pas confiant de ceux qui habitaient les quartiers plus riches – et plus sûrs – fut remplacé par les rapides enjambées des passants qui espéraient rentrer chez eux avant que les problèmes les trouvent, ou par l’allure furtive de ceux qui cherchaient justement des problèmes. Les rires gras d’ivrognes chancelants s’échappaient par bribes à travers les portes et les fenêtres des diverses tavernes, des éclats de disputes retentissaient derrière

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les volets fermés, les filles de joie et les mignons hélaient les passants et roucoulaient dans les étroites ruelles. Mais Kaleb ne prêtait pas attention à tout cela. Par deux fois, des hommes aux vêtements grossiers et aux mines patibulaires émergèrent de l’ombre d’un porche, comme pour lui bloquer le passage, et par deux fois, ils cillèrent brusquement, leurs traits s’affaissant sous le coup d’une soudaine confusion, puis poursuivirent leur route tandis qu’il les dépassait. Le temps que Kaleb arrive à destination, la pluie s’était intensifiée, menaçant de tourner à l’orage. Il ne s’agissait que d’un autre bâtiment, grand, inesthétique ; le jeune homme n’était même pas certain de savoir ce qu’il abritait. Un entrepôt, peut-être ? Cela n’avait aucune importance. Ce n’était pas la fonction présente de l’édifice qui l’attirait, mais son passé. Sans faire cas des intempéries, Kaleb abaissa sa capuche et scruta les alentours, sa magie permettant à son regard de percer les ténèbres et la tempête mieux que quiconque. Même en plein jour, personne n’aurait vu ce qu’il avait fait, mais le résultat était là : à la terre noire se mélangeaient cendres et bois calciné, vestiges de la construction qui avait jusqu’alors occupé la parcelle. À genoux derrière l’imposante structure, il creusa à mains nues, s’enfonçant jusqu’aux coudes dans la terre – de la boue collante d’abord, puis un sol plus sec, que les eaux de pluie n’avaient pas encore atteint. Il s’en dégageait une odeur de jeunes pousses et d’immondices, de vie et de mort. Semblable à celle qu’exhalait Mecepheum, en fait. Kaleb se concentra, se coupa du monde. Comme s’il avait fondu sous l’averse, il sentit son être – l’essence même de ce qu’il était – ruisseler de ses yeux telles des larmes, rouler le long de sa peau et se mêler à la terre meuble. Il entreprit ses recherches ; en aveugle, mais pleinement conscient de ce qui l’entourait, il ratissait, retournait… Là. Il se redressa, les poignets dégoulinants de boue. Il se décala de quelques mètres sur la gauche et s’agenouilla de nouveau, mais,

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cette fois, lorsqu’il plongea les bras dans le sol, il n’en ressortit pas les mains vides. Il examina sa prise avec attention : un crâne, fendu, brisé et rempli de terre. Sans une hésitation, sans un soupçon de dégoût, Kaleb le porta à ses lèvres et enfonça sa langue à l’intérieur de l’orbite, fouillant l’humus pour déceler l’essence que celui-ci renfermait. Son « maître » Nenavar n’aurait pas reconnu cette technique. En dépit de tout le talent du vieux magicien, il y avait des secrets que lui-même ignorait. Malgré les six années écoulées, il en restait juste assez. Juste assez pour que Kaleb y goûte, et se rende compte qu’il ne s’agissait pas de la bonne personne. Cela n’avait rien de surprenant. Éparpillées parmi les ruines carbonisées et les bâtiments effondrés, eux-mêmes enterrés par la nature, le temps et la reconstruction, les victimes du massacre d’Audriss se comptaient par centaines, si ce n’est plus. Kaleb n’avait aucunement l’intention de toutes les ausculter. Avec un grognement, il posa le crâne devant lui et commença à tracer des symboles dans la boue. Ces circonvolutions tortueuses, complexes, et même dérangeantes, évoquaient le souvenir de secrets jamais pénétrés. Il psalmodiait à présent, entonnant des paroles non moins abjectes que les glyphes qu’elles accompagnaient. Un voile de sueur poisseuse lui collait au visage malgré le déluge. Alors, inaudible pour tout autre que lui, un gémissement à glacer le sang s’échappa du crâne. — Parle-moi, ordonna Kaleb d’une voix presque assez froide pour figer la tempête alentour. Dis-moi ce que je veux savoir et je te laisserai reposer en paix. Si tu refuses… je ferai en sorte que tu restes attaché à tes ossements jusqu’à ce qu’ils tombent en poussière. La plainte ne cessa pas immédiatement, comme si l’esprit qu’il avait réveillé ne l’avait pas entendu, ou n’était pas certain d’avoir compris. Le silence qui suivit fut la seule réponse que reçut Kaleb, et la seule dont il eût besoin.

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— Tu n’as pas péri seul, reprit le jeune homme en s’adressant au crâne. Des centaines d’autres ont été emportés avec toi, réduits en cendres par les flammes de Maukra, noyés dans les poisons de Mimgol, ou encore écrasés sous les décombres. Ton esprit s’est ensuite dirigé vers la Cité des Morts, dans le domaine de Vantares. Tu as forcément rencontré ceux qui ont succombé à tes côtés, et c’est l’un d’eux que je recherche. — Un nom… Ce n’était pas un véritable son, tout juste le spectre d’une voix, uniquement destiné à Kaleb. — Son nom… Quand le magicien le lui murmura, l’esprit se mit à hurler comme si les tortures infernales de Vantares l’avaient poursuivi jusque dans le royaume des vivants. Mais le nécromancien n’avait pas l’intention de céder et, enfin, le crâne lui révéla où il devait creuser. Et il creusa, dans une parcelle à quelques rues de là. De nouveau, il sonda le sol, ses sens lui dévoilant quantité d’os brisés. De nouveau, il en retira un crâne et le goûta de la pointe de la langue afin de déterminer à qui il avait appartenu. Mais cette fois, il ne dessina aucun signe cabalistique dans la boue. Nul besoin de contacter l’esprit désormais descendu en enfer. Tout ce que voulait Kaleb, c’étaient les connaissances que celui-ci avait eues de son vivant, et non ce qu’il avait découvert derrière le voile de la mort. Il resta assis là durant des heures, explorant l’intérieur du crâne de ses doigts et de sa langue. Il cherchait jusqu’aux moindres traces de pensée ou de rêve, jusqu’aux dernières bribes de ce qui avait été l’essence vitale d’un être humain. Il furetait éperdument, désespérément… Ce ne fut que lorsque le ciel commença à s’éclaircir à l’est et que l’aube transforma chaque goutte de pluie en un joyau scintillant que Kaleb projeta le crâne avec violence contre un mur, hurlant sa frustration à la nuit mourante tandis que la relique éclatait en mille morceaux.


À suivre...


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