Darcy dans l'âme - extrait

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Aventures et péripéties d’une Darcy dans le Londres bohème.

Après avoir été désavouée par sa famille,

Cassandra Darcy lutte pour vivre de sa peinture à Londres. Pourtant, se faire un nom devient rapidement le cadet de ses soucis, car elle se retrouve en possession de lettres compromettantes pour l’épouse du prince régent. Ce dernier, prêt à tout pour récupérer ces missives, requiert les services du cousin de Cassandra, Horatio Darcy. Lorsque les recherches de Horatio le mènent tout droit à Cassandra, il désapprouve son style de vie puis, peu à peu, en apprécie les charmes… Mais, cette idylle naissante se heurte aux préjugés et à un certain lord Usborne, qui désire obtenir les faveurs de la jeune femme.

INÉDIT Famille / Intrigues / Sentiments

« L’œuvre d’Elizabeth Aston séduira autant les inconditionnels de Jane Austen que les lecteurs de romans historiques en quête d’intrigues passionnantes. » Library Journal Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Emmanuelle Ghez Photographies de couverture : © Shutterstock ISBN : 978-2-8112-0996-4

9 782811 209964

8,70 €

romance


Passionnée par l’œuvre de Jane Austen, Elizabeth Aston a étudié à Oxford avec lord David Cecil, le biographe de la célèbre auteure. Elle vit en Angleterre et en Italie.


Elizabeth Aston

Darcy dans l’âme Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Emmanuelle Ghez

Milady Romance


Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : The True Darcy Spirit Copyright © 2006 by A.E. Books Ltd. © Bragelonne 2013, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-0996-4 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr


Ă€ Paul, avec amour.



Chapitre premier

P

ar une chaude matinée de mai 1819, deux individus étaient en route vers la même destination : l’Inner Temple. Presque étrangers l’un à l’autre malgré leur lien de sang, ils se trouvaient dans des situations extrêmement différentes. Cassandra Darcy avait choisi de marcher pour économiser le coût d’un fiacre, car elle ne pouvait se permettre de gaspiller le moindre sou. De plus, bien que jeune et bien née, elle se déplaçait seule, sans servante ni valet pour l’accompagner. La nature l’ayant dotée d’une beauté certaine, elle attirait sur elle une attention considérable dont elle se serait bien passée. Cependant, son regard franc marqué de sourcils droits lui permit de tenir à distance les plus grossiers des Londoniens. Elle était à l’heure ; elle serait même en avance à son rendez-vous. La perspective de cette rencontre ne la réjouissait guère. Elle n’avait nulle antipathie à l’égard de Mr Horatio Darcy – pas plus qu’il ne lui inspirait de l’affection –, mais c’était l’avocat de son beau-père, et les sentiments de Cassandra envers Mr Partington, étaient, eux, plus que manifestes. Elle devait pourtant admettre que son beau-père n’était pas à blâmer 7


dans l’épreuve qu’elle traversait. Elle avait commis une imprudence, une terrible imprudence, et devait assumer la responsabilité de ses actes et en accepter les conséquences, même si, déplorait-elle, toute conséquence impliquant son déplaisant beau-père ne pouvait être que détestable. Elle pressa le pas, comme pour fuir les pensées qui encombraient son esprit. Il était primordial qu’elle recouvre son discernement ; le temps était à la rationalité, en pensée comme en action. Et pourtant, les sentiments s’insinuaient en elle, chassant les idées claires qui auraient pu l’aider à formuler ses problèmes pour en trouver l’issue. Si seulement la raison avait joué un plus grand rôle dans ses agissements ces dernières semaines… Malheureusement, dans des cas comme le sien, il était fréquent que cette faculté se volatilise sans crier gare. Cassandra avait beau le savoir – pour en avoir si souvent entendu parler –, elle n’avait jamais imaginé que cela s’appliquerait un jour à elle. Elle, qui tirait tant de fierté de son sang-froid, avait balayé de son chemin toute retenue et tout sens commun. Sa maîtrise avait été son arme contre les contrariétés quotidiennes dont elle faisait les frais à Rosings, et lorsqu’elle en avait eu le plus besoin, cette qualité lui avait fait défaut. Elle soupira intérieurement. Ce qui était fait ne pouvait être défait. S’accommoder de la situation était son dernier recours. Elle baissa les yeux sur le plan de Londres que Mrs Dodd lui avait prêté. Elle le trouva confus, et n’étant pas habituée à lire les plans, elle 8


dut interroger un cocher, aimable malgré son allure rustre, qui lui indiqua la bonne direction. Elle quitta le Strand et se dirigea vers le fleuve. Une rue étroite menait à la porte majestueuse de l’Inner Temple, l’une des quatre écoles de droit de Londres, où les avocats qui y avaient fait leurs études possédaient leurs cabinets. Dans ce lieu charmant et tranquille, s’étirant jusqu’aux rives de la Tamise, l’agitation et le chaos de la capitale n’étaient plus qu’un lointain murmure. Cassandra hésita, parcourant du regard l’étendue de verdure et les bâtiments alentour. Des hommes en robe noire marchaient d’un pas pressé, des commis, tenant sous le bras des dossiers noués par un ruban, se hâtaient également ; des garçons de course, sifflant comme sifflent toujours les garçons de course, se dépêchaient d’aller délivrer leurs messages et remettre leurs colis. Arrivée à l’étage où Mr Darcy avait son cabinet – comme le lui indiqua un panneau de bois –, elle fut accueillie par un commis méfiant, qui lui demanda son nom et l’affaire qui l’amenait avant de regarder derrière elle, pensant sans doute y trouver un père, un frère, un valet ou une bonne. Le commis avait un long nez fin à la pointe rougie, le genre de nez qui goutte dès les premiers frimas de l’automne. Cassandra le prit en grippe. De toute façon, ce n’était pas Josiah Henty, commis de bureau, qui l’intéressait ; elle était venue voir Horatio Darcy, avocat. 9


Et cousin. Cousin éloigné, se rappela-t-elle. Ils avaient à peine plus que leur nom en commun, leur lien était infime. Pourtant, cette parenté existait bel et bien et Horatio Darcy, supposa-t-elle, ne devait guère s’en réjouir au moment présent. Lorsqu’ils s’étaient vus pour la première fois, Cassandra était une petite fille en chemise, les cheveux en bataille, le visage maculé. Comparé à elle, Horatio était un grand garçon : ayant huit ans de plus qu’elle, dégingandé et distant, il venait d’entrer à l’école publique. Troisième fils d’un frère cadet, il était traité avec un certain mépris par la grandmère de Cassandra, la redoutable lady Catherine de Bourgh. Cependant, Cassandra, dotée d’un regard particulièrement affûté pour son jeune âge, avait détecté une étincelle dans l’œil de Horatio, et avait eu le sentiment que les jugements de lady Catherine laissaient son cousin de marbre. Ils s’étaient croisés une deuxième fois. Ce jour-là, elle l’avait bombardé de pommes. Elle avait alors douze ans, et, en garçon manqué, s’amusait à grimper aux arbres dans le domaine de ses cousins, à Pemberley, où lui aussi était de passage. Il avait levé les yeux, s’était moqué de ses manières masculines et avait poursuivi son chemin, grand et toujours distant. Comme l’avait fait remarquer la mère de Cassandra, il était presque aussi fier que Fitzwilliam Darcy, sauf que, dans le cas du jeune garçon, cette attitude n’était pas justifiée. — Horatio Darcy n’a même pas un revenu de dix mille livres par an. En fait, il n’a pas de revenu 10


du tout, si l’on exclut ce que son père lui donne et ce qu’il gagne par ses propres efforts. Il ne possède pas même un cottage, encore moins un grand domaine comme Pemberley. On dit qu’il est intelligent. Certes, il aura besoin de cette qualité pour se faire une place dans le monde, car même si son père est un Darcy, lui reste un fils cadet, et les fils cadets, tu sais…, avait-elle conclu avec un soupir affecté. Ton cher père en était un, bien entendu. Confier ses affaires à l’examen approfondi de Horatio Darcy, ou de quelque autre membre du clan Darcy, était loin d’enchanter Cassandra. Elle considérait comme un mauvais coup du sort le fait d’être doublement liée aux Darcy : par sa mère et par son père. Si elle avait adopté le nom de son beau-père, comme sa mère l’avait souhaité, les Darcy n’auraient eu aucune implication dans sa situation actuelle, et elle ne serait pas assise là, à attendre son cousin, qui, remarqua-t‑elle en levant les yeux vers l’horloge accrochée au-dessus de l’étagère en face d’elle, était en retard. Si tel avait été le cas, les Darcy n’auraient eu cure de ses problèmes, ils se seraient contentés de hausser les épaules et de dire : « Elle a toujours été une tête de mule. Anne aurait dû l’éduquer avec plus de sévérité. » Cette pensée fit naître un sourire ironique sur ses lèvres ; elle avait reçu, par bien des aspects, l’éducation la plus stricte que l’on pût imaginer, sous l’autorité d’un beau-père ecclésiastique, à la moralité sans faille et au caractère naturellement tyrannique, et d’une mère ayant à cœur de ne jamais contredire son mari 11


sur la façon d’élever ses enfants – tous ses enfants, aussi bien Cassandra que les deux filles et le fils issus de ses secondes noces. Horatio lui, n’était pas à pied. Il voyageait dans un élégant véhicule, assis à côté de la belle lady Usborne. Leur voiture avançait à faible allure, telle une marche lente dans les rues bondées de Londres. Du pas rapide et décidé qui était le sien, il aurait couvert la distance entre Mount Street, où se trouvait la maison des Usborne, et son cabinet de l’Inner Temple en beaucoup moins de temps. C’était un homme actif, vigoureux, un jeune homme toujours pressé, disaient ses ennemis, et certainement pas le genre d’individu à tuer le temps à ne rien faire. Pourtant, voilà qu’il venait de passer la moitié de sa matinée à s’adonner à des activités paresseuses, sinon dissolues, dans lesquelles il n’était question ni de gagner de l’argent ni de conclure des affaires. Des heures passées dans les jolis bras de lady Usborne représentaient, professionnellement parlant, du temps perdu – même s’il devait admettre que cette association pourrait bien un jour se révéler fructueuse, les Usborne étant des gens riches et influents. Ils avaient débuté par un très agréable intermède amoureux sur la méridienne du salon privé de madame, après s’être assurés d’en verrouiller la porte pour éviter les intrusions des domestiques, supposés croire que leur maîtresse avait une fois de plus besoin d’une longue entrevue avec son jeune et séduisant avocat. Ils avaient poursuivi avec un déjeuner frugal, 12


puis lady Usborne avait annoncé qu’elle devait prendre un fiacre pour rendre visite à sa modiste, et que Horatio serait grossier de ne pas accepter de l’accompagner au moins pour une partie du chemin. Il s’était ensuivi une rencontre un peu gênante avec lord Usborne dans le hall de la maison. Plus âgé que Darcy, l’homme était également plus grand et mieux vêtu que le jeune avocat. D’un haussement de sourcil et d’un frémissement cynique de la lèvre, il avait plongé Horatio dans l’embarras, de sorte que le jeune homme avait hâte de quitter lady Usborne pour retrouver le calme de son cabinet. — Arrêtez-vous ici, ordonna-t-il au cocher. Un dernier baiser furtif puis il bondit sur le trottoir, enfin libéré, même s’il emportait avec lui un peu du parfum persistant de sa maîtresse. Il était en retard à son rendez-vous avec Miss Darcy, et n’aimait pas être en retard. Cependant, patienter un peu ne ferait pas de mal à cette cliente-là. En effet, l’attente avait tendance à déstabiliser les clients en fâcheuse situation et à les rendre plus accommodants. Non pas qu’elle fût, à proprement parler, une cliente. C’était un cas des plus pénibles, auquel il aurait préféré ne pas être mêlé, mais il trouvait tout de même plus convenable de traiter les affaires de famille, surtout celles de cette teneur, à l’intérieur du cercle familial, le plus rapidement possible et loin des regards indiscrets. Elle était là, assise dans le bureau de son employé ; pourquoi diable Henty ne l’avait-il pas laissée entrer dans son cabinet ? Avait-il craint qu’elle fourre son nez dans ses boîtes et ses dossiers ? Bon sang, 13


n’était-elle pas une Darcy ? Cela dit, sa conduite laissait penser… Lorsqu’elle se leva et lui tendit la main, il en eut le souffle coupé. Cette jeune femme posée, sûre d’elle, avec son regard franc et son indéniable beauté, était bien différente de ce qu’il s’était imaginé. Il aurait été moins étonné de découvrir une jeune femme nerveuse, rongée par la culpabilité, ou une pauvre créature, pâle et mélancolique, avide de soutien et de conseils masculins. Nul doute, la jeune femme n’avait rien hérité de sa mère, du moins en apparence. C’était une véritable Darcy, et cela l’irrita. Comment osait-elle se comporter d’une façon si scandaleuse et ensuite afficher un tel aplomb, une telle maîtrise d’elle-même ? Quand l’avait-il vue pour la dernière fois ? Neuf ans, dix ans plus tôt ? À Pemberley, si sa mémoire ne le trompait pas. Elle était perchée en haut d’un arbre et lui balançait des pommes au visage, ce qui n’avait rien de féminin. Il étudiait à Westminster en ce temps-là, et n’était en aucun cas disposé à accorder de l’attention à sa jeune cousine, heureusement éloignée, aux manières de garçon manqué. Horatio Darcy conduisit sa cousine dans une grande et magnifique pièce dont les fenêtres donnaient sur la Tamise. Cassandra regarda autour d’elle, oubliant l’espace d’un instant ses problèmes pour explorer cet environnement inconnu. Les murs étaient chargés d’étagères remplies d’ouvrages poussiéreux et de piles de documents attachés par des 14


rubans élimés. Plusieurs dizaines de boîtes étaient posées sur les étagères les plus hautes ; sur chacune était inscrit un nom, en microscopiques pattes de mouche à peine lisibles. Un imposant bureau trônait au milieu de la pièce. Mr Darcy lui indiqua une chaise avant de s’installer à son poste, les mains jointes comme en prière. Son cousin était à présent un homme extrêmement séduisant, à la silhouette élégante et élancée. Cependant, il ne lui sembla guère plus amène qu’au cours de leur dernière rencontre. — Vous êtes venue seule ? s’enquit-il. Mr Eyre n’est pas avec vous ? Il prononça ce nom sur un ton glacial qui fit tressaillir Cassandra intérieurement, comme si la simple mention de James Eyre ne suffisait pas à lui retourner le cœur. Elle prit une profonde inspiration. Elle ne devait en aucun cas laisser sa voix ou l’expression de son visage trahir ses émotions. — Mr Eyre est actuellement à l’étranger, réponditelle. Et cela n’a rien à voir avec lui. Mr Darcy haussa les sourcils. — Ah non ? J’aurais pensé que sa présence était primordiale dans cette affaire. — Si vous m’avez convoquée pour me parler de Mr Eyre, je préfère vous le dire sans ambages : je ne vous écouterai pas, ajouta-t-elle en se levant de sa chaise. — Rasseyez-vous, dit-il. Pour être tout à fait exact, je ne vous ai pas convoquée, je vous ai simplement 15


proposé un rendez-vous. C’est Mr Partington, votre père… — Beau-père, rectifia-t-elle. — Parfaitement, votre beau-père, qui m’a demandé d’avoir cet entretien avec vous. Je me demande seulement s’il était bien sage de venir ici toute seule, je veux dire sans Mr Eyre, car il a sûrement son mot à dire dans les arrangements à venir. — Mr Eyre n’aura nullement besoin d’être impliqué dans les arrangements à venir, dit-elle avec un pincement au cœur même si c’était la stricte vérité. — Votre mariage avec Mr Eyre ne représente que l’un des problèmes dont nous devons nous entretenir ici, mais puisque c’est la clé de tout le reste, commençons par là. — Il n’y a rien à dire concernant un quelconque mariage entre Mr Eyre et moi. J’ai tout exposé à Mr Partington. S’il préfère mettre ma parole en doute, c’est son problème. (Elle prit de nouveau une profonde inspiration, soucieuse de garder son sang-froid, aussi fragile fût-il.) J’ai reçu un message de votre part m’invitant à venir dans votre cabinet pour parler affaires. J’ignorais qu’il serait question de passer au crible mes histoires personnelles. — Je suis avocat, j’agis au nom de votre père. — Beau-père. — J’ai aussi l’honneur d’être un membre de la famille à laquelle vous-même appartenez. Vous portez un nom illustre et honorable, et comme vous semblez déterminée à le traîner dans la boue, il est du devoir de tous les membres masculins de votre famille de 16


vous faire remarquer quelle erreur vous commettez en refusant obstinément d’épouser Mr Eyre. — Comme c’est étrange, avança Cassandra sur le ton de la conversation, tout le monde est à présent si impatient de me voir épouser Mr Eyre, alors qu’il y a tout juste quelques semaines, c’était le dénouement que ma famille redoutait le plus. — C’était avant que vous ne preniez la fuite avec le gentleman en question, répliqua froidement Mr Darcy. — C’était une fugue amoureuse, précisa Cassandra. — Les fugues amoureuses se finissent habituel­ lement par un mariage, et non par un concubinage dans un meublé de Londres. Cassandra s’enflamma ; elle détestait entendre parler de sa relation avec James en ces termes, même si, Dieu en était témoin, Mr Darcy disait vrai. — Quand j’ai quitté Bath en compagnie de Mr Eyre, je pensais que nous allions prendre le chemin de Gretna Green, pour nous marier sous la loi écossaise, ajouta-t-elle, ressentant le besoin de se défendre. — Cependant il en a été autrement, et peut-être avez-vous péché par excès de naïveté. Mais en acceptant de suivre un homme tel que Mr Eyre, pouviez-vous vraiment ignorer les dangers auxquels vous vous exposiez ? — Vous ne le connaissez pas, je crois. Par conséquent, je vous prie de ne pas parler de lui en ces termes. Mr Eyre et moi, nous nous sommes… 17


(Sa voix faiblit malgré elle.) Nous nous sommes séparés, et quand bien même… Elle s’interrompit et fronça les sourcils, les yeux rivés au sol. Puis elle leva la tête et plongea son regard dans celui de son cousin. — Avez-vous déjà été amoureux, Mr Darcy ? Horatio Darcy fut abasourdi. — Je vous demande pardon ? — Je le répète : avez-vous déjà été amoureux, Mr Darcy ? Si la réponse est « non », alors il vous est sans doute difficile de comprendre ce qui a pu se passer entre Mr Eyre et moi. Je croyais pouvoir accorder mon entière confiance à cet homme. — Si votre relation était si passionnée et si débor­ dante de confiance que vous semblez le sous-entendre, son issue n’en a été que plus malheureuse. — Lorsqu’on est amoureux… — L’amour, Cassandra, n’a pas sa place dans le bureau d’un avocat. — Nous y voilà. J’étais persuadée que vous n’étiez jamais tombé éperdument amoureux, autrement vous ne porteriez pas un jugement aussi sévère sur mes agissements. — Ma vie personnelle n’a aucun rapport avec cette affaire. Le cas est simple : vous avez fui le cercle familial, vous étiez sous la protection de votre tante… — De la sœur de mon beau-père, plus exactement. — Parfaitement, de Mrs… (il baissa les yeux sur le papier posé devant lui) Cathcart, qui vous tient lieu de tutrice, votre mère et votre beau-père vous ayant placée sous sa protection. Comme je l’ai dit, vous vous 18


êtes échappée pour suivre un homme célibataire. Avec lequel vous avez vécu une relation intime… — Comme mari et femme, en réalité. — … une relation intime, sans, de toute évidence, vous soucier du caractère illégitime de cette union. À ces mots, Cassandra sentit la colère monter en elle au point de balayer la vague de tristesse qui la submergeait chaque fois qu’elle pensait à James ou parlait de lui, de ce qu’il avait représenté pour elle, de la façon dont leur histoire s’était terminée. « Le caractère illégitime de cette union. » Quels mots froids et insensibles ! Certes, leur union n’avait pas été approuvée par l’Église ni par l’État, mais ils étaient tombés amoureux, avaient choisi de partager leur vie – du moins l’avait-elle cru. Que pouvaient bien changer, même au regard de Dieu, quelques jours ou quelques semaines ? Bien entendu, une telle issue aurait dû lui sembler prévisible. Dès l’instant où leur véhicule avait quitté Bath, dans la précipitation, et pris la route de Londres au lieu de les conduire vers le nord, elle aurait dû deviner que les projets de Mr Eyre n’étaient pas ceux escomptés. À aucun moment elle n’avait douté de son amour pour elle, pas plus qu’elle n’avait douté de ses propres sentiments pour lui. Mais contre toute attente, James avait privilégié la prudence, une prudence et une circonspection qu’elle n’aurait jamais cru voir chez le galant officier qui lui avait fait perdre la tête. — Nous nous marierons une fois les accords passés avec votre famille, ce sera mieux ainsi, lui avait-il 19


annoncé dans la voiture en se penchant en avant pour qu’elle ne voie pas son visage. Des accords. Des accords financiers, évidemment. C’était pour des questions d’argent qu’il avait renoncé à un mariage précipité. Cette prudence, cependant, ne l’avait pas éloigné du lit de Cassandra. — De cette façon, avait-il dit, succombant avec elle à la passion, il sera encore plus difficile pour votre famille de me rejeter. Il ne connaissait pas son beau-père. Les choses s’étaient donc terminées, non pas devant l’autel, mais dans le bureau de cet avocat. Les mots de son cousin la ramenèrent au présent. — Je vous serais reconnaissant de m’accorder toute votre attention, lui dit sèchement Horatio. Selon les termes du testament de votre regrettée grand-mère… — Je connais les termes de son testament. Rosings, les terres et la propriété reviennent naturellement à mon frère. Mes sœurs et moi recevrons, à notre mariage, une somme que maman et mon beau-père jugeront appropriée. Cent cinquante mille livres ont été mises de côté pour notre dot. — Cette dot… — Cette dot, je ne devais pas en voir le moindre penny, mon beau-père n’ayant jamais eu l’intention de me la laisser, raison pour laquelle Mr Eyre a déclaré qu’il ne m’épouserait pas. À l’heure actuelle, il affirme qu’il me prendra avec vingt mille livres, et la famille, à laquelle vous avez l’honneur d’appartenir, a fait fortement pression sur mon beau-père pour qu’il 20


accepte cet arrangement. L’accord est passé. Les noces peuvent avoir lieu. Horatio posa sur Cassandra un regard froid et méprisant. — Je vois que vous n’êtes pas du genre à tergiverser. — En effet. — Et pourtant, après vous être jetée dans les bras de cet homme, que vous déclarez aimer, vous vous refusez à l’épouser. — Je suppose que ce n’est pas la seule condition. Horatio Darcy baissa de nouveau les yeux sur ses documents, les consulta rapidement puis en sortit un. — En effet. Premièrement, le mariage doit avoir lieu dans la discrétion, à Londres. Deuxièmement, Mr Eyre devra abandonner ses fonctions dans la Marine. Troisièmement, dès que vous aurez échangé vos vœux, vous devrez quitter le pays et passer au moins les douze prochains mois à l’étranger, en Suisse, où une demeure sera mise à votre disposition. À votre retour en Angleterre, vous vivrez en dehors de Londres, et à une certaine distance du Kent et du Derbyshire. Du Derbyshire ? — L’éminent Mr Darcy de Pemberley craint-il réellement que ma présence sur ses terres ne pollue son voisinage ? osa-t-elle. — Cette condition vient de votre mère. Elle s’oppose à ce que vous fréquentiez, de près ou de loin, tout membre de votre famille après votre mariage. Vous ne serez pas autorisée à vous rendre à Rosings, ni à communiquer avec votre frère et vos sœurs. 21


— Mon demi-frère et mes demi-sœurs. — Vous trouvez sans doute ces conditions pénibles… — Scandaleuses, plutôt. Mais peu importe le qualificatif, puisque je n’épouserai pas Mr Eyre. Tout le reste est accessoire. — Permettez-moi de poursuivre. Si vous persistez dans votre refus obstiné d’épouser Mr Eyre, deux choix s’offrent à vous. Je vous en informe, puisque j’ai été chargé de le faire ; cependant, je suis sûr que votre bon sens et la conscience du devoir familial vous mèneront à prendre la seule décision appropriée, à savoir consentir au mariage. Si tel n’était pas le cas, votre mère et votre p… beau-père exigeront que vous viviez à l’étranger. Vous êtes ruinée, et avez sali votre nom. Pour votre propre protection, et pour le bien de ceux auxquels vous êtes liée, vous devez mener une vie tranquille, loin des regards, et le plus loin possible de votre famille proche. Ainsi, l’erreur fatale que vous avez commise sera peut-être, un jour, oubliée. — Quel serait mon lieu de retraite ? L’Irlande ? Une région perdue des Highlands ? Ou peut-être une ville étrangère ? Calais, je crois, est la destination la plus courante pour les Anglais ruinés. — Pour ceux qui sont ruinés financièrement. — N’est-ce pas mon cas ? Le ton de Horatio Darcy se faisait de plus en plus cinglant, et Cassandra se réjouit de constater que ses propres piques faisaient effet. — Permettez-moi de vous dire que votre légèreté, Miss Darcy, est inappropriée dans une telle situation. 22


Je vous conseille de faire preuve de retenue et de me laisser finir. Vos parents ont prévu que vous viviez sous la protection d’une certaine Mrs Norris – ah, je vois que ce nom ne vous est pas étranger – qui réside actuellement à Cheltenham, en compagnie de la pauvre Mrs Rushworth, anciennement Maria Bertram, qui, comme vous, a commis un acte déshonorant qui l’a éloignée de façon irrévocable de l’entourage et de la société que son nom et son éducation lui permettaient de fréquenter. Rien, jusqu’à présent, dans les paroles de cet homme, n’avait provoqué chez elle un tel frisson d’horreur. Quelle punition, en effet ! Elle en avait beaucoup appris sur Mrs Norris par son beau-père : elle savait que cette femme avait un cœur de pierre, un caractère méchant et un esprit étroit. Cassandra ne pouvait imaginer un sort plus abominable. — Vivre avec Mrs Norris ! Vous n’êtes pas sérieux ! — Je suis tout à fait sérieux. — Eh bien, quoi qu’il en soit, cela n’arrivera pas. Vous avez parlé de deux choix. Quel est le second, je vous prie ? — Si vous refusez de vous marier et de vivre avec Mrs Norris, alors votre famille, votre mère et votre beau-père se libéreront de toute obligation envers vous. Vous disposez, je crois, d’un modeste revenu qui vous vient de votre regrettée tante, environ quatrevingt-dix livres par an. Il vous sera versé tous les trois mois, et vos parents ne vous reverront plus jamais et n’entendront plus jamais parler de vous. 23


Cassandra ne put retenir ses larmes. Elle plongea la main dans son petit sac et en sortit un mouchoir en dentelle, avec lequel elle se moucha. — Permettez-moi, dit Horatio, qui se leva et lui tendit un mouchoir propre et bien plus grand. Elle le refusa d’un geste de la main, incapable de parler. — S’il vous plaît. Prenez-le. Il est normal que vous soyez bouleversée. C’est un cas de figure très cruel. Cependant, considérant vos agissements, d’autres parents se seraient contentés de bannir leur fille, sans lui proposer ce que j’estime être des accords très généreux. Cassandra sentit une vague de désolation balayer son cœur. Elle s’efforça de garder son sang-froid, à tel point que ses mots semblèrent, même à ses propres oreilles, glacials et insensibles. — Je ne peux pas épouser Mr Eyre. Je ne peux pas épouser un homme qui ne m’aime pas assez pour s’unir à moi sans une promesse d’argent ni l’approbation de ma famille. Et je n’accepterai jamais de mener une existence malheureuse, ce qui serait inévitable si je venais à vivre sous le même le toit que Mrs Norris. — Dans ce cas, vous devez vous résigner à une vie solitaire, hantée par la conscience d’avoir provoqué la désapprobation sans réserve de tous les membres de votre famille, proches ou éloignés, en étant privée de tout ce que vous avez connu jusqu’à présent : un foyer, l’affection et la sollicitude de tous ceux qui vous sont chers, ainsi que le train de vie d’une jeune femme fortunée et de bonne famille. Il y a des endroits où 24


l’on peut vivre avec quatre-vingt-dix livres par an, mais Londres n’en fait pas partie, sachez-le. — Il faudra donc que je gagne ma vie, tout comme vous. Il prit un air offensé. — Je ne vois pas quelle activité vous pourriez exercer pour compléter votre revenu qui soit comparable à ma profession. De plus, avec une réputation entachée et sans aucune référence, il vous sera très difficile de trouver un quelconque emploi. Pardonnez ma brutalité, mais je me dois d’être franc avec vous : l’activité à laquelle vous me semblez destinée, selon toute vraisemblance, est celle de courtisane. — Vous avez une piètre opinion de ma moralité si vous pensez que je pourrais un jour devenir une telle femme. — Je suis réaliste. Je connais Londres, voilà tout, et le destin de la plupart des femmes dans votre situation. Si vous choisissez de mener une existence indépendante, je vous conseille de vous installer dans une ville de province où vous pourrez vivre modestement et en toute quiétude. — Ne pourriez-vous pas me fournir des références, pour m’aider à trouver un emploi respectable ? — Certainement pas. — J’ai cru, à notre première rencontre, que vous étiez gentil. Je me souviens que vous m’aviez aidée à me relever quand j’étais tombée de mon poney, et que vous aviez pris ma défense contre la colère de ma gouvernante. Je m’étais trompée, visiblement. Cassandra se leva. 25


— Je n’attends pas de vous une réponse immédiate, dit Horatio. On m’a chargé de vous donner une semaine pour… — Revenir à la raison, c’est cela ? C’est ce que mon beau-père vous a dit ? Croyez-moi, Mr Darcy, trois minutes me suffisent pour prendre ma décision. Le jeune homme hésita. — Je ne vais plus vous parler en avocat, mais en cousin, Cassandra, et en homme qui vit à Londres depuis suffisamment longtemps pour savoir quel endroit terrifiant cette ville peut être pour les êtres à la dérive : je vous implore de réfléchir de façon approfondie aux risques que vous encourez. — Vous craignez que l’on dise qu’une Miss Darcy a rejoint le camp des impurs, n’est-ce pas ? — Vraiment, je pense… Cassandra, vous n’avez pas idée de la dépravation que cette vie représente ! — Vous pouvez vous tranquilliser. Je n’userai plus du nom de Darcy à compter d’aujourd’hui. Ma famille me rejette ; très bien, je ferai de même avec elle. Cassandra sortit du cabinet de Mr Darcy et descendit lentement les marches du bâtiment. Elle cligna des yeux en quittant le sombre intérieur pour retrouver la lumière aveuglante du jour. Elle se sentait engourdie, comme si toute force et toute sensation avaient déserté son corps. Son esprit, cependant, restait plus alerte que jamais ; le monde extérieur – l’herbe, les trottoirs, les arbres, les silhouettes – lui apparut même avec une clarté particulière, comme dessiné avec une extrême précision. 26


Au cours de cette brève demi-heure dans le bureau de Mr Darcy, sa vie avait changé. Une porte s’était fermée derrière elle, l’écartant à tout jamais de sa vie passée. Pourquoi fallait-il qu’elle ressente cela à ce moment précis ? Pourquoi n’avait-elle pas compris à un autre moment critique de son existence qu’une page s’était tournée de façon irrémédiable ? Par exemple, quand elle avait quitté Rosings ? Pour toujours, elle le savait à présent. Ou bien quand elle était arrivée à Bath, ou s’en était enfuie avec James ? Ou alors une fois à Londres, après une nuit passée dans ses bras ? La raison en était simple : c’était dans ce bureau qu’elle avait pris sa décision. Ce n’étaient ni les circonstances, ni le hasard, ni l’autorité, ni le conseil d’un parent ou d’un amant – ou même d’un avocat – qui lui avaient ouvert les yeux sur son avenir. Elle ne devait d’avoir pris sa décision à personne d’autre qu’à elle-même. Elle traversa la pelouse jusqu’à la large allée de gravier qui longeait le fleuve. C’était une magnifique journée, et quelques promeneurs flânaient sur les bords de la Tamise. Le commis lui avait appris à contrecœur que ce quartier était très couru par les Londoniens. Elle regarda un couple d’un certain âge qui marchait, l’homme portant un chapeau brun et sa femme une ombrelle inclinée avec grâce pour protéger son teint du soleil. Deux jeunes femmes déambulaient bras dessus, bras dessous, parlant, riant, les plumes de leurs chapeaux s’agitant dans la brise légère, leurs jupes de mousseline ondulant autour de 27


leurs chevilles. L’une d’elles tenait en laisse un chiot qui cabriolait sur ses petites pattes, tout excité d’être de sortie et de renifler les odeurs du fleuve. N’étant pas une Londonienne, et n’ayant jamais passé plus que quelques heures dans la capitale au cours de sa vie avant d’y venir avec James Eyre, Cassandra n’avait jamais vu la Tamise. James, en l’apprenant, s’était moqué d’elle et l’avait traitée de petite provinciale. Il l’avait emmenée voir le fleuve dès leur premier matin à Londres, et elle avait été fascinée par ses eaux agitées. — La Tamise n’est jamais deux fois la même, lui avait-il dit. Elle l’avait vue sombre sous un ciel gris avec lui, elle la voyait à présent scintillante et miroitante sous un ciel bleu et un magnifique soleil. Elle s’arrêta pour contempler une file de péniches à voile glissant sur le fleuve, et les marins qui transportaient leurs cargaisons en s’interpellant. Les bateaux se frayaient un chemin à travers une forêt de mâts, plus de trois mille, lui avait expliqué James, s’amusant de l’émerveillement de Cassandra, lui promettant qu’ils prendraient une journée pour faire une balade sur la Tamise, qu’ils iraient jusqu’à Kew visiter les jardins botaniques, ou jusqu’à Richmond. Ils ne feraient jamais d’excursion, pensa-t-elle avec tristesse. Mais elle n’allait pas s’abandonner au désespoir, ni laisser les regrets obscurcir son cœur, décida-t-elle en reprenant sa marche, le gravier crissant légèrement sous ses pieds. Elle n’allait pas s’offrir le luxe des rêveries et des souvenirs. 28


Horatio se tenait devant la fenêtre. On frappa à la porte et Thomas Bailey, un collègue, entra et se dirigea vers lui. Ensemble, ils suivirent des yeux la silhouette fine et élancée qui allait et venait sur le gravier. — Une bien jolie femme, dit Bailey. Horatio se tourna vers lui. — Il se trouve que c’est ma cousine, Miss Darcy. Bailey fit un pas en arrière. — Elle n’en est pas moins une très belle jeune femme. N’est-ce pas celle qui s’est enfuie avec un officier de la Marine, provoquant un véritable cataclysme dans votre famille ? Une héritière, sans aucun doute, vous autres Darcy êtes riches comme Crésus. Gâcher sa réputation pour un simple lieutenant ! Quelle idée saugrenue ! — Vous êtes vulgaire, Thomas, répliqua froi­­ dement Darcy. Et quant à ma fortune, vous savez bien que je n’ai que la part d’un fils cadet. (Il resta silencieux un moment.) C’est une cousine très éloignée, ajouta-t-il d’une voix plus dure encore. — Que fait-elle ici, dans l’Inner Temple ? demanda Bailey. Oh, elle est sûrement venue vous voir. Son père vous a-t-il demandé de faire claquer le fouet ? Et qui est l’heureux élu ? Cela ne me dérangerait pas… Il vit la colère crisper le visage de Horatio et s’arrêta à temps, remplaçant la fin de sa phrase par un raclement de gorge. 29


D’ordinaire, Horatio appréciait beaucoup Bailey, mais ce jour-là, la simple vision de cet individu l’agaçait au plus haut point. — N’avez-vous pas du travail ? lui demanda-t-il. — J’ai compris le message, répondit Bailey plutôt gentiment. Il sortit avec Henty, auquel il demanda d’aller chercher le dossier concernant le domaine de lady Ludlow. Horatio, toujours à la fenêtre, vit Cassandra s’arrêter puis redresser les épaules comme si elle portait un lourd fardeau avant de se diriger vers la sortie de l’Inner Temple. L’entêtement de cette jeune femme, son refus d’entendre raison, de se conformer aux règles et aux convenances de la société dans laquelle elle était née le plongèrent soudain dans une colère noire. Son beau-père irait-il vraiment jusqu’à la bannir ? Sa mère – sa chair et son sang – le laisserait-elle faire ? Il connaissait mal Mrs Partington, mais le bref aperçu qu’il avait eu de cette femme ne lui avait guère plu. Il avait eu le sentiment qu’elle était entièrement sous la coupe de son second mari, un individu médiocre comparé à feu Thaddeus Darcy, un homme gentil et intelligent. Quoi qu’il en soit, il n’y pouvait rien. Il n’avait d’autre choix que d’attendre et d’espérer que sa cousine retrouve son bon sens dans les jours à venir. Peut-être Eyre reviendrait-il d’Irlande et alors son affection pour lui, qui devait être profonde – après tout, elle avait choisi de le suivre –, suffirait à la 30


persuader qu’un mariage avec son lieutenant de la Marine constituait sa seule véritable chance de mener une vie acceptable. Soudain, il se mit à détester James Eyre. Avait-il eu l’intention de dépouiller Cassandra ? Non, c’était peu probable. Aux dires de tous, il avait quitté Bath dans la précipitation, car il était accablé de dettes. Et il n’était pas homme à se priver d’une agréable compagnie, surtout si elle allait de pair avec une belle fortune. Comment Cassandra avait-elle pu se leurrer au point de ne pas voir que Eyre était uniquement intéressé par son argent ? Certes, l’homme devait bien avoir quelque sentiment pour elle, pour la personne qu’elle était. Cassandra était assez jolie, même si, personnellement, Horatio ne choisirait jamais de vivre avec une fille au regard aussi franc et inquiétant et au caractère aussi obstiné. Elle lui faisait penser – et cela l’embarrassait – à Mr Fitzwilliam Darcy, un autre de ses cousins, et un homme remarquable. Bon sang, où Henty était-il passé ? La moitié de la journée s’était déjà écoulée, et rien n’avait avancé, aucune tâche n’avait été accomplie. Il ouvrit grand la porte donnant sur le bureau attenant et ordonna sèchement à son commis d’entrer : ils avaient beaucoup à faire. Il commença à lui dicter une lettre, à l’intention de Mr Partington, dans le Kent. Puis il se ravisa. C’était une affaire de famille. Il écrirait lui-même à Partington le soir même, et lui exposerait un bref compte-rendu de son entretien avec Cassandra. Il lui 31


expliquerait qu’il avait scrupuleusement transmis son message et fait part de ses conditions à sa belle-fille. Dès qu’il aurait une réponse de Cassandra – en faveur du mariage, il en était persuadé –, il ne manquerait pas de le recontacter. Il n’en dit pas plus à Henty sur Miss Darcy, et s’efforça au fil des heures de ne plus songer à sa cousine. S’il devait penser à une femme, il préférait penser à lady Usborne, avec ses manières gracieuses et flatteuses ; elle, elle ne le regardait pas avec des yeux gris pétillants de colère, voire – et cela l’irritait plus encore – de sarcasme. Cassandra trouva que le fleuve, les promeneurs respirant à pleins poumons, profitant du soleil et de la chaleur du jour, juraient avec son humeur. Il y avait trop d’indolence et de douceur de vivre dans ces lieux. Elle voulait être en mouvement, elle avait besoin d’agir, et non de rêvasser ou de déprimer. Alors, elle quitta l’Inner Temple, son calme, ses siècles de savoir et de lois, et franchit la magnifique porte conçue par l’architecte Inigo Jones. Elle rejoignit le Strand, où la circulation était dense comme à son habitude. Le brouhaha de la capitale résonna à ses oreilles : les sabots des chevaux cognant contre le pavé, le crissement des roues de charrettes, le bruit de ferraille des voitures se mêlaient aux rires, aux disputes, aux cris des commerçants ventant leurs marchandises, aux éclats de voix d’une mère grondant son enfant, aux rires de petits garçons s’amusant à 32


faire ricocher une pierre sur le pavé dans le but de faire tomber un cheval. De nombreuses boutiques, aux vitrines remplies de merveilles, longeaient le Strand. Mais rien de tout cela n’attira l’attention de Cassandra. Passé la surprise de découvrir ce décor plein de vie et d’agitation, elle remarquait à peine ce qui l’entourait et où ses pas la menaient. Elle réfléchissait aux dernières paroles de Mr Darcy, à son dernier avertissement. Selon lui, même une jeune fille comme elle, bien née et correctement éduquée, pouvait rapidement, si elle tenait tête aux siens et s’opposait à leurs désirs, tomber dans la débauche. Cassandra savait ce que ces mots impliquaient. Malgré l’éducation stricte qu’elle avait reçue sous l’étroit contrôle de son beau-père – et Mr Partington ne plaisantait pas avec la moralité –, elle n’était pas prude. Elle avait peut-être une réputation de naïve, mais elle n’était certainement pas ignorante. Son amitié de longue date avec Emily Croscombe, une jeune femme vive du même âge qu’elle, avait eu raison de ses lacunes. En effet, Emily avait une mère un peu particulière, une femme instruite – un bas-bleu, incontestablement –, qui pensait que les filles modernes ne devaient pas être maintenues dans une ignorance passive. Ainsi, ce qu’Emily savait, son amie et confidente, Cassandra, le savait aussi. Le village avait connu une sombre histoire, quand la fille de l’avocat, âgée de quinze ans, s’était enfuie avec un membre de la milice. Emily avait dit à Cassandra que la jeune femme, abandonnée par 33


son amant, avait fini par se prostituer pour subvenir à ses besoins ; elle lui avait également soufflé que Sarah appréciait sa nouvelle vie, ce qui scandalisait les villageois. Mrs Croscombe avait fait remarquer aux deux filles, d’une façon plus détachée que moralisatrice, que Sarah pouvait bien trouver sa vie agréable tant qu’elle était jeune, jolie et en bonne santé. Mais les années passant, une fille perdait de sa fraîcheur. Sans famille, sans source de revenus, ses charmes fanés, une femme seule confrontée à cette situation était vouée à un avenir sordide. Cassandra sortit de sa rêverie. L’échoppe devant laquelle elle se trouvait attira son attention quand un client en sortit, laissant s’échapper par la porte ouverte une odeur familière qui la troubla. C’était le magasin d’un coloriste, et l’odeur, reconnaissable entre toutes, était un mélange d’huile de lin et de pigment qui la replongea brusquement dans son studio, au grenier de Rosings, où elle avait passé tant d’heures, enfant puis jeune fille, à sa table de dessin ou à son chevalet, heureuse d’être toute à sa tâche. Rosings ! Une image de sa maison se dessina sous ses yeux, sous la forme d’un tableau peint par un artiste au début du printemps, avec quelques touches de vert pour les arbres, et la famille posant devant la façade. Rosings ne faisait pas partie des grandes maisons d’Angleterre, ce n’était pas un domaine comparable à celui des Chatsworth ou des Wilton, mais c’était quand même une superbe demeure, aux dimensions imposantes. C’était l’endroit où 34


Cassandra avait passé les dix-neuf dernières années de sa vie, avant de s’en échapper, sans même un regard en arrière, quelques semaines plus tôt. Quel changement ces courtes semaines avaient apporté ! Quel retournement radical de sa situation, en si peu de temps ! Elle contempla, le regard absent, les petites piles de couleurs disposées sur des plateaux derrière les minuscules carreaux de la vitrine, se demandant s’il y avait un moment ou un lieu qu’elle pourrait désigner comme le tournant décisif de son existence : un jour ou un incident qui l’avait propulsée sur ce chemin et avait modifié à jamais le cours de sa vie.


Chapitre 2

U

n matin, au début du mois d’avril, Cassandra avait pris son cheval pour se rendre à Croscombe House avec une bonne nouvelle. Croscombe House était à deux miles du village de Hunsford, où était situé Rosings, et Cassandra aurait pu trouver son chemin les yeux fermés, tant elle y avait passé de moments en compagnie d’Emily au fil des ans. La mode voulait que les propriétaires de belles et grandes demeures en fassent peindre un tableau : on y représentait la maison, le parc, et, en général, les membres de la famille alignés devant le bâtiment. Mr Partington, qui n’était jamais en reste par rapport à ses voisins, avait suivi les recommandations de Herr Winter, un peintre vivant à Hunsford, en invitant à Rosings un jeune artiste au talent prometteur pour qu’il peigne maison et famille. — Rends-toi bien compte, raconta Cassandra à Emily, il n’a que vingt-quatre ans, mais d’après Herr Winter, sa réputation d’artiste est déjà faite à Londres. — Est-il anglais ? — Non, c’est un compatriote de Herr Winter, qui fréquentait son père à l’époque où il vivait en 36


Allemagne. Mais il parle parfaitement l’anglais. Mr Partington y mettait un point d’honneur, évi­­­­ demment ; sinon, comment lui expliquer ce que l’on attend de lui pour le tableau ? Oh, j’ai tellement hâte qu’il arrive, c’est une chance fabuleuse pour moi de pouvoir observer un grand artiste au travail. — Tu n’y verras pas grand-chose, fit remarquer Emily. Pas en restant immobile sous le portique, comme une petite fille modèle, pendant des heures. — C’était ce que je craignais, mais tout va bien, puisque ce sera un portrait de la famille Partington, et moi, je suis une Darcy. Mrs Croscombe fut tellement choquée qu’elle en resta sans voix. — Veux-tu dire que tu ne seras pas représentée sur le tableau, aux côtés de ta mère, de tes sœurs et de ton frère ? dit-elle finalement. — Demi-sœurs et demi-frère, précisa Cassandra. Mr Partington ne manque pas une occasion de me le rappeler. Non, je n’y serai pas, et n’en soyez pas outrée, je n’ai que faire d’être représentée. Je préfère de loin observer l’artiste, je vous assure. — Quel est le nom de ce peintre ? intervint Emily, devinant que sa mère avait encore beaucoup à dire sur cet épineux sujet. Quand doit-il venir ? — Il s’appelle Henry Lisser, et doit arriver jeudi soir. Dans l’intervalle, nous aurons une autre visite, j’avais oublié d’en parler, la venue de Mr Lisser est tellement plus réjouissante. — Pas un autre homme d’Église ? demanda Emily. 37


— Non, pas du tout. Nous attendons ma cousine Isabelle Darcy. Je n’ai aucun souvenir d’elle, bien que nous nous soyons déjà vues enfants, lors d’une de mes visites à Pemberley. — Cette cousine est donc l’une des filles de Mr Darcy, dit Mrs Croscombe. Elles sont cinq, n’est-ce pas ? Isabelle doit être l’une des plus jeunes, car je suis certaine que les deux aînées sont mariées. — Oui, et sa sœur jumelle Georgina est mariée depuis peu et s’est installée à Paris. Quant à Belle, même si maman ne veut rien avouer et que Mr Partington se montre agacé et prend des airs graves, j’ai comme l’impression qu’elle s’est mise dans une fâcheuse situation, et qu’elle vient à Rosings pour se faire oublier et se tenir loin des ennuis. Je vous dis ça dans la plus stricte confidence. — Pemberley n’est-il pas l’endroit idéal pour se tenir loin des ennuis ? avança Mrs Croscombe. — Oh, je crois que ses parents sont à l’étranger ou quelque chose comme ça, et qu’ils ne veulent pas qu’elle passe son été à Londres. — Cela vous fera une compagnie. Quel âge a-t-elle ? — Elle a dix-huit ans. — Comment est-elle ? demanda Emily. Est-elle jolie ? — Je n’en ai aucune idée, mais vous jugerez par vous-même, car elle arrive demain, donc à moins qu’on lui interdise toute sortie, ou qu’elle ne sache pas monter à cheval, je l’amènerai ici pour que vous fassiez connaissance. 38


Belle ne montait pas à cheval, mais elles rendirent visite à Emily malgré tout, Cassandra ayant été autorisée à sortir en voiture avec sa cousine. — Cela prouve, dit-elle à Emily en sautant du véhicule devant Croscombe House, à quel point le père de Belle est riche et important, car tu sais combien Mr Partington déteste que l’on sorte la voiture pour moi. Belle fit son apparition, révélant une blondeur angélique et un joli visage éclairé de deux grands yeux violets où perçait une pointe d’ennui. Elle expliqua aux deux jeunes filles, sans la moindre gêne, les raisons de son exil forcé à Rosings. — Il se trouve que je suis tombée amoureuse du plus séduisant, du plus beau des hommes, mon Ferdie chéri, mais ma famille trouve que je suis trop jeune et trop inconstante en amour pour m’engager. Mrs Croscombe avait pu, grâce à un réseau complexe d’amis et de connaissances, en apprendre davantage sur le sujet. Le lendemain matin, à la table du petit déjeuner, quand Emily lui raconta les confidences de Belle tout en s’indignant des pratiques médiévales d’une famille qui s’interposait entre une jeune fille et l’objet de son affection – « un parti très respectable, un fils aîné, avec des relations » –, sa mère trouva sage de l’informer que c’était déjà le troisième jeune homme dont Belle, âgée d’à peine dix-huit ans, était tombée amoureuse dans l’année et qu’elle désirait épouser. 39


Emily fut stupéfaite par cette révélation. Elle en fit part à Cassandra en lui conseillant de ne pas dire à Belle que Mrs Croscombe, qui entretenait une foisonnante correspondance et se tenait au courant des ragots de la capitale, en savait autant à son propos. Cette histoire amusa beaucoup Cassandra. — Peut-être qu’ensuite, elle jettera son dévolu sur un des ecclésiastiques de Mr Partington, un de ses petits protégés, ou alors sur un de tes prétendants déçus. — Peu m’importe sur qui elle jette son dévolu, tant qu’elle ne pose pas les yeux sur mon Charles, répliqua Emily. Cela avait fort peu de chances de se produire. Charles Egerton, bien qu’appréciant l’indéniable beauté de Belle – tout en étant assez sage pour ne pas en faire la remarque à Emily –, n’avait guère de considération pour cet être volage. — C’est une idiote, affirma-t-il sévèrement. Elle détournerait tout homme sensé du droit chemin. Son père et sa mère ont été bien avisés de l’éloigner de Londres, elle aurait grandement besoin de gagner en maturité et en bon sens avant d’épouser qui que ce soit. De la même façon, aucun des hommes de la région ne sembla s’intéresser à Belle. — En fait, confia Belle à Cassandra avec un énorme bâillement, j’aurais préféré qu’ils me laissent aller voir ma sœur à Paris. Je ne me suis jamais autant ennuyée de toute ma vie. C’est encore pire que Pemberley. Comment peux-tu supporter cet endroit ? 40


— J’ai de nombreuses occupations. Tu pourrais dessiner, ou jouer du pianoforte ; il est accordé et n’attend que ça. — Oh, je ne joue jamais du piano à moins d’y être forcée. Je laisse cela à ma petite sœur, Alethea, qui est une musicienne hors pair. Je joue de la harpe, et ma sœur Georgina m’accompagne au chant d’habitude, mais elle est à Paris maintenant, et je n’ai pas apporté mon instrument ; et de toute façon, à quoi bon jouer de la musique s’il n’y a aucun jeune homme pour m’écouter et m’applaudir ? Quant au dessin, je n’ai aucun talent dans ce domaine. — Tu pourrais lire. La bibliothèque est bien fournie. — J’y ai jeté un coup d’œil, il n’y a que des ouvrages poussiéreux. Rien de moderne. Ta mère n’achète-t-elle jamais de romans ? — Mon beau-père n’approuve pas les romans. — Veux-tu dire que tu n’en lis jamais ? demanda Belle, les yeux écarquillés. — Si, en me passant de sa permission. Emily me prête tout ce que je veux, sa mère et elle sont de grandes lectrices. — Mrs Croscombe est très cultivée, n’est-ce pas ? Ses lectures doivent être assommantes. — Certaines le sont, mais elle apprécie les romans autant qu’Emily. La prochaine fois que nous irons les voir, pourquoi ne pas demander à en emprunter un ? Belle bâilla une nouvelle fois. — Et si tu peignais mon portrait ? suggéra-t-elle. (Son visage s’éclaira à cette idée.) J’aimerais beaucoup 41


avoir un portrait de moi, toute seule. Jusqu’à présent, j’ai toujours posé à côté de ma sœur. Si tu peins mon portrait, je pourrais l’envoyer en secret à mon Ferdie chéri. Ce serait fantastique, tu ne crois pas ? Cassandra était toujours ravie d’avoir un nouveau modèle. Ainsi, Belle passa sa plus jolie robe, agrémenta sa tenue d’un bonnet tout neuf, tandis que Cassandra sonna Petifer et monta dans son studio, qu’elle avait installé dans le grenier, c’est-à-dire le plus loin possible des pièces communes et des chambres familiales. Petifer avait été désignée pour s’occuper de Miss Darcy dès que celle-ci avait atteint l’âge d’avoir sa propre domestique. Sa femme de chambre était gentille, d’une loyauté sans faille, entièrement dévouée à Cassandra. Prenant parti pour elle contre Mr Partington, qu’elle méprisait, Petifer aidait et encourageait Cassandra dans sa peinture, même si elle trouvait que c’était une bien étrange occupation pour une dame. Devenue une assistante très habile, elle rendait également un autre service à sa maîtresse, dont cette dernière n’avait pas conscience, en empêchant les domestiques de se répandre en commérages à propos des heures passées par Miss Darcy dans le grenier parmi toutes ses odeurs de peinture. Cassandra n’avait jamais eu de modèle aussi bavard. Belle était intarissable. — Ma sœur Camilla est mariée depuis peu, à un homme très agréable. Il a fait peindre son portrait, qui est considéré comme très ressemblant. Elle a choisi de poser en robe jaune, c’est sa couleur préférée, et elle a l’air presque jolie dans cette tenue. C’est la moins belle 42


d’entre nous, mais Wytton – c’est son époux – n’a pas l’air de s’en soucier. Ou peut-être qu’il n’a rien remarqué, vu qu’il est obnubilé par les antiquités et l’Égypte ancienne et ce genre de choses. N’as-tu pas dit que Mr Partington avait engagé un artiste pour vous peindre tous ensemble ? Peut-être pourrait-il faire mon portrait également ? Quand arrive-t-il ? Cela nous fera une distraction, à moins qu’il ne soit relégué aux quartiers des domestiques ? — Il séjournera chez Herr Winter, un vieil ami de sa famille. Je crois que le temps où l’on traitait les artistes comme des serviteurs est révolu. Mr Lawrence dîne avec le roi, tu sais, et un peintre à la mode, ce qu’est certainement ce Mr Lisser, est reçu dans les plus grandes maisons. Cassandra s’abstint d’ajouter qu’il avait fallu se montrer persuasif et débourser une somme considérable pour que Mr Lisser quitte Londres et vienne à Rosings. Un artiste dont les services valaient si cher avait peu de chances de se retrouver à dîner avec les domestiques. Lorsque Henry Lisser arriva de Londres pour s’installer chez Herr Winter, la nouvelle fit le tour de Hunsford. Le lendemain, il se rendit à Rosings, et sortit de la voiture que Mr Partington lui avait fait envoyer, talonné par son valet, un jeune homme mince, rachitique même, qui déchargea un nombre surprenant de boîtes et de caisses ainsi que plusieurs toiles, en suivant les instructions de son maître. Mr Partington, plus condescendant que jamais, vint accueillir le jeune artiste. Il fut sidéré, constata 43


Cassandra, de voir que Henry Lisser n’avait pas l’air impressionné par le domaine et ceux qui y vivaient : nulle courbette ni révérence devant l’écrasante grandeur de Rosings. Le jeune homme balaya rapidement la maison du regard, toisa le propriétaire des lieux, et, Cassandra en était persuadée, son jugement était fait. Belle regardait la scène depuis une fenêtre de l’étage. — Ne trouves-tu pas que c’est un jeune homme extrêmement séduisant ? dit-elle à Cassandra dès que celle-ci se trouva dans la pièce. — Je n’ai pas remarqué, répondit Cassandra. Il a l’air plutôt agréable. J’en apprendrai davantage sur lui s’il m’autorise à le regarder travailler. Certains artistes n’aiment pas être observés, mais Herr Winter m’a promis de lui en toucher un mot. — Oh, tu accorderas plus d’intérêt à sa palette, à ses pinceaux et à sa façon de mélanger les couleurs qu’à ses charmes, dit Belle avec un mouvement de la tête. Je vais demander à l’observer moi aussi. Cela inquiéta beaucoup Cassandra. Si elle savait se faire discrète, Belle, au contraire, s’arrangeait toujours pour être au centre de l’attention. — Ce sera un spectacle très ennuyeux, tu sais, à moins de t’intéresser à sa technique autant que moi. De plus, tu risques de déconcentrer Sally et de lui donner le fou rire, et cela va fâcher Mr Partington, qui la grondera. — Il n’est pas très grand, et j’aime les hommes grands, mais il a une belle allure. Et ses yeux, ils 44


sont très beaux, ses yeux. Ne crois-tu pas qu’il serait fabuleux sur un cheval ? — Je pense que tu ferais mieux de retourner à ton roman, tu as dit qu’il était passionnant, bien plus passionnant j’imagine qu’un quelconque peintre.


À suivre...


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