« Cette série a tout le potentiel pour devenir mythique. » Sffworld.com ★★★★★
Gavin Guile se meurt. Il croyait encore avoir cinq ans de répit avant de succomber au sort de tous les Prismes. En vérité, il lui reste à peine une année… À travers le monde, la magie des couleurs devient incontrôlable et menace de destruction les sept satrapies. Les anciens dieux reviennent à la vie, levant une implacable armée de spirites. L’unique salut pourrait se trouver du côté du frère renégat de Gavin. Celui dont il a volé la liberté il y a seize ans…
chaque lumièr e dissimule un secr et. chaque secr et porte en lui une r évélation.
Brent Weeks, né dans le Montana, passa quelque temps à parcourir le monde comme Caine, le héros de Kung Fu, à s’occuper d’un bar et à corrompre la jeunesse (mais pas en même temps), avant de commencer à écrire sur des serviettes en papier de restaurants. Enfin, un jour, quelqu’un décida de le payer pour ça. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle Casse-Castric ISBN : 978-2-35294-624-3
9 782352 946243
Illustration de couverture : Miguel Coimbra
Après le succès fulgurant de L’Ange de la Nuit, voici la nouvelle série du prodige de la Fantasy.
Du même auteur, aux éditions Bragelonne : L’Ange de la Nuit : 1. La Voie des ombres 2. Le Choix des ombres 3. Au-delà des ombres Le Porteur de lumière : 1. Le Prisme noir 2. Le Couteau aveuglant Chez Milady, en poche : L’Ange de la Nuit : 1. La Voie des ombres 2. Le Choix des ombres 3. Au-delà des ombres
www.bragelonne.fr
Brent Weeks
Le Couteau aveuglant Le Porteur de lumière – tome 2 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle Casse-Castric
Bragelonne
Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant
Titre original : The Blinding Knife Copyright © 2012 by Brent Weeks © Bragelonne 2013, pour la présente traduction Carte : © 2010 Jeffrey L. Ward ISBN : 978-2-35294-624-3 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr
Pour ma femme Kristi, et pour tous ceux qui gardent espoir alors que l’ heure du renoncement semble avoir depuis longtemps sonnÊ.
Chapitre premier
G
avin Guile était allongé sur le dos dans un étroit raseur d’eau qui flottait en pleine mer. C’était une coquille de noix aux flancs bas. Autrefois, lorsqu’il était dans cette position, il en arrivait presque à croire qu’il ne faisait qu’un avec la mer. Désormais la voûte céleste était un couvercle, et lui un crabe dans une marmite quand la température monte. Deux heures avant midi, à trente lieues de l’île des Prophètes, la mer Céruléenne devait être d’un incroyable et profond bleu-vert. Au-dessus, le ciel sans nuage, duquel toute brume s’était évaporée, devait avoir pris une teinte saphir, sereine et éclatante. Mais il ne pouvait pas le voir de ses yeux. Depuis sa défaite à la bataille de Garriston quatre jours plus tôt, il ne distinguait que du gris à la place du bleu. Et encore, seulement au prix d’un effort de concentration. Privée de son bleu, la mer n’était plus qu’un bouillon maigre de couleur vert-de-gris. Sa flotte l’attendait. Il est difficile de se détendre lorsque des milliers de gens n’attendent que vous. Mais cette parenthèse de quiétude lui était nécessaire. Il regardait les cieux, les bras en croix, touchant les vagues du bout des doigts. Lucidonius, es-tu venu ici ? As-tu réellement existé ? Cela t’est-il arrivé à toi aussi ? Un sifflement fusa de la mer, comme le bruit d’un navire fendant la houle. Gavin s’assit dans son esquif. Puis se mit debout. À cinquante mètres derrière lui, quelque chose finissait de disparaître dans les vagues. Quelque chose d’assez imposant pour créer des remous. Peut-être une baleine. Si ce n’était que les baleines remontent à la surface pour respirer, et qu’il n’y avait pas de gouttelettes dans l’air, pas de panache d’expiration. Et pour que Gavin entende le sifflement d’un animal marin sous l’eau à cinquante mètres de distance, la bête devait être colossale. Il sentit son cœur bondir dans sa poitrine. 9
Il se mit à absorber de la lumière pour se munir de son nécessaire à ramer… et s’immobilisa. Quelque chose passait juste sous lui. C’était comme regarder le paysage défiler depuis une calèche en marche, mais Gavin n’avançait pas. Ce corps en mouvement était immense ; il faisait plusieurs fois la largeur de l’embarcation, et ondulait de plus en plus près de la surface, de plus en plus près du petit bateau. Un démon des mers. Et il miroitait. C’était une lueur chaude et paisible, comme le soleil de ce matin frais. Gavin n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille. Les démons des mers étaient des monstres ; c’était la forme de fureur la plus pure et la plus folle du monde connu des hommes. Ils étaient rouges et brûlants, mettaient les océans en ébullition et laissaient derrière eux un sillage de feu. D’après les conjectures émises dans les livres anciens, ils n’étaient pas carnivores, mais défendaient avec férocité leur territoire, et anéantissaient le moindre intrus qui osait troubler leurs eaux. Des intrus… comme les bateaux. Mais cette lumière n’avait rien de commun avec la rage. C’était une luminescence paisible, et le démon des mers, loin d’être un destructeur vicieux, n’était qu’un géant qui sillonnait les eaux en ridant à peine la surface à son passage. Ses couleurs irisées scintillaient entre les vagues, et gagnaient en intensité à mesure que l’animal se rapprochait en ondulant. Sans réfléchir, Gavin s’agenouilla lorsque le dos de la créature émergea, juste sous son bateau. Avant que l’embarcation ne glisse, emportée par la houle, il tendit la main et toucha la peau du démon. Il s’attendait à ce qu’un animal évoluant dans les vagues soit visqueux mais, à sa grande surprise, il découvrit un épiderme rêche, musculeux et tiède. Pendant un instant béni, Gavin n’exista plus. Il n’y avait plus de Gavin Guile, ni de Dazen Guile, plus de luxeigneur Prisme, ni de dignitaires pleur nicheurs cherchant à se faire mousser sans aucune dignité, plus de mensonges, plus de satrapes à intimider, plus de conseillers du Spectre à manipuler, plus d’amantes ni de bâtards, plus de pouvoir autre que celui qu’il avait sous les yeux. En contemplant cette immensité incompréhensible, il se sentit minuscule. Rafraîchi par la douce brise du matin, baigné dans la tiédeur de ces soleils jumeaux – l’un dans le ciel, l’autre sous les vagues –, Gavin était en paix. De tout ce qu’il avait connu, c’était ce qui se rapprochait le plus d’une expérience mystique. C’est alors qu’il comprit que le démon des mers nageait vers sa flotte.
Chapitre 2
C
et enfer vert l’entraînait vers la folie. Auréolé de lumière, le mort était de retour dans le mur réfléchissant, et adressait un sourire à Dazen, ses traits resserrés comme ceux d’un squelette par les murs incurvés de cette prison verte. Le secret, c’était de ne pas créer. Après avoir créé uniquement du bleu pendant seize ans, modifiant les esprits et abîmant les corps avec cette horrible sérénité céruléenne, Dazen avait à présent réussi à échapper à la prison bleue, et il n’aspirait qu’à se gorger d’une autre couleur. C’était comme s’il avait avalé du gruau matin, midi et soir pendant six mille jours, et que tout à coup quelqu’un lui proposait une tranche de bacon. Du temps où il était libre, il n’aimait même pas le bacon. À présent, cela lui semblait délicieux. Il se demanda si c’était la fièvre qui transformait ses pensées en un magma d’émotions. C’était bizarre qu’il ait pensé cela : « Du temps où il était libre. » Et non : « Du temps où il était le Prisme. » Il ne savait pas trop si c’était parce qu’il se considérait toujours comme le Prisme, qu’il soit en tenue royale ou en haillons malodorants, ou si cela n’avait tout simplement plus aucune espèce d’importance. Dazen s’efforça de détourner le regard, mais tout était vert. Avoir les yeux ouverts revenait à plonger les pieds dans le vert. Non, il était dans l’eau jusqu’au cou et essayait de se sécher. Aucun espoir. Il devait en prendre conscience et l’accepter. La seule question n’était pas de savoir s’il allait se mouiller les cheveux, mais s’il allait se noyer. Le vert, c’était la sauvagerie et la liberté. L’esprit logique de Dazen, qui avait baigné dans le bleu bien ordonné, savait que s’abreuver de pure sauvagerie tout en étant enfermé dans cette cage en luxine le conduirait à la folie. En quelques jours, il en viendrait à s’égorger avec ses propres ongles. La sauvagerie pure, en cet endroit, signerait sa mort. Et il accomplirait finalement le destin que son frère lui avait réservé. 11
Il lui fallait être patient. Il devait réfléchir, ce qui, pour l’heure, n’était pas aisé. Il examina lentement son corps, avec minutie. La traversée à quatre pattes du tunnel en pierre de l’enfer avait laissé ses mains et ses genoux tout éraflés. Il n’avait pas besoin de s’inquiéter pour les bleus et les bosses causés par sa chute dans la trappe qui l’avait mené dans cette cellule. Ces blessures étaient douloureuses, mais sans gravité. La coupure infectée qui lui barrait la poitrine était plus inquiétante. Rien qu’à la regarder, il avait la nausée : elle suintait de pus et de promesses de mort. Le pire était la fièvre qui lui empoisonnait le sang, qui le rendait stupide, irrationnel, et lui enlevait toute volonté. Mais Dazen s’était enfui de la prison bleue, et cet endroit l’avait trans formé. Son frère avait créé ces prisons à la va-vite, et avait dû concentrer ses efforts sur la première, la bleue. N’importe quelle cellule a une faille. La prison bleue avait fait de lui l’être idéal pour découvrir cela. La mort ou la liberté. De son mur vert réfléchissant, le mort s’adressa à lui : — Tu prends des paris ?
Chapitre 3
G
avin aspira la lumière pour façonner ses avirons. Sans réfléchir, il essaya de créer du bleu. Bien que fragile, la structure raide, lisse et douce du bleu en faisait un choix idéal pour les parties qui n’étaient pas soumises à la friction sur les côtés. Dans une tentative futile, Gavin essaya un moment de forcer de nouveau. Il était un Prisme fait homme ; de tous les créateurs, lui seul pouvait décomposer la lumière en lui-même. Le bleu était là, il le savait, et cette certitude suffisait peut-être, même s’il ne pouvait pas le voir. Par Orholam, quand on trouve son pot de chambre au beau milieu de la nuit, et même si on ne peut pas le voir, la foutue cuvette est quand même là ! Pourquoi n’était-ce pas pareil ? Rien. Pas d’afflux de logique harmonieuse, pas de froideur rationnelle, pas de peau teintée de bleu, pas la moindre création. Pour la première fois depuis qu’il n’était plus un petit garçon, il se sentit démuni. Comme un homme commun. Comme un paysan. Son impuissance lui arracha un cri. Il était trop tard pour les rames de toute façon. Cette pourriture nageait bien trop vite. Il créa les écopes et les roseaux. Le bleu fonctionnait mieux pour construire les tuyaux d’un raseur d’eau, mais la nature flexible du vert pouvait convenir s’il les faisait assez épais. La luxine peu subtile du vert était plus lourde et opposait plus de résistance à l’eau, aussi était-il plus lent, mais il n’avait pas le temps ni l’attention nécessaire pour utiliser le jaune. De précieuses secondes s’écoulèrent. Puis il eut les écopes entre les mains et il commença à emplir les tuyaux de luxine, projetant un mélange d’eau et d’air à l’arrière de sa petite embarcation, qui s’élança en avant. Il se pencha, les épaules crispées par l’effort, puis, à mesure qu’il gagnait de la vitesse, la difficulté diminua. Bientôt son esquif fendait les flots avec un sifflement. Au loin, sa flotte appareillait, à commencer par les voiles de ses bateaux les plus grands. Mais, à une telle vitesse, Gavin ne tarda pas à les voir tous. Ils étaient des centaines à présent : du dériveur aux galéasses en passant par 13
le trois-mâts à voiles carrées avec quarante-huit canons que Gavin avait pris au gouverneur ruthgarien pour en faire son vaisseau amiral. Ils avaient quitté Garriston avec plus de cent bâtiments, mais des centaines d’autres, partis plus tôt, les avaient rejoints par la suite afin de les protéger des pirates qui grouillaient dans ces eaux. Enfin, il vit les grandes barques en luxine. Il avait créé lui-même ces quatre bateaux ouverts, peu adaptés à la navigation en mer, mais assez grands pour accueillir le plus de réfugiés possible. S’il ne l’avait pas fait, des milliers de personnes seraient mortes. Et à présent, elles risquaient de nouveau de subir ce sort si Gavin ne chassait pas le démon des mers. Tandis qu’il se rapprochait à vive allure, il aperçut de nouveau la créature : sa bosse sortait de l’eau, haute de presque deux mètres. Sa peau avait toujours cette luminosité placide et, par un heureux coup du sort, l’animal ne se dirigeait pas droit sur la flotte. Sa route le mènerait à environ mille mètres de la proue du bateau de tête. Bien sûr, les navires aussi taillaient leur route, couvrant une partie de la distance, cependant le démon des mers progressait si vite que Gavin osait espérer que cela n’y changerait rien. Il n’avait pas la moindre idée de la subtilité des sens de la créature mais, si elle poursuivait ainsi, ils pourraient peut-être s’en sortir indemnes. Gavin ne pouvait pas libérer ses mains sans perdre une vitesse qui lui était précieuse, et puis, de toute façon, comment donner le signal « Ne faites rien d’inconsidéré ! » à toute sa flotte ? Il était juste derrière le démon, plus proche à présent. Il s’était trompé. La route de la créature allait passer à cinq cents pas du bateau de tête. Mauvaise estimation de sa part ou l’animal se tournait-il vers la flotte ? Gavin voyait les vigies dans les nids-de-pie qui agitaient vivement les bras à l’intention des hommes sur les ponts. Ils devaient crier, aussi, mais Gavin était trop loin pour les entendre. Il se rapprocha encore, et vit les marins qui couraient sur les passerelles. Cette urgence leur tombait dessus avec bien plus de célérité que ce à quoi ils pouvaient s’attendre. Dans l’ordre des choses, l’ennemi apparaissait à l’horizon et les prenait en chasse. Des tempêtes se levaient brusquement en l’espace d’une demi-heure. Mais là, c’était arrivé en quelques minutes, et certains bateaux venaient tout juste d’apercevoir ces deux visions incroyables : une embarcation se déplaçant plus vite que tout ce qu’ils avaient vu dans leur vie, et l’immense forme sombre la précédant, qui ne pouvait être qu’un démon des mers. De la jugeote, ou qu’Orholam vous maudisse ! Soyez malins, ou trop terrifiés pour faire quoi que ce soit. Par pitié ! 14
Les canons étaient longs à charger et on ne pouvait pas les laisser armés, à cause du risque de perdre la poudre. Un idiot pouvait se risquer à tirer sur la silhouette en mouvement, mais une vétille pareille ne suffirait pas à attirer l’attention du monstre. Le démon des mers fendit les eaux à quatre cents pas de la flotte et continua tout droit. À présent Gavin entendait les cris provenant des bateaux. L’homme dans le nid-de-pie du vaisseau amiral se tenait la tête à deux mains, n’en croyant pas ses yeux. Mais personne n’avait perdu son sang-froid. Orholam, encore une petite minute. Juste… Un coup de semonce déchira l’air matinal, et les espoirs de Gavin s’écroulèrent dans l’océan. Il aurait juré que sur tous les bateaux les cris cessèrent d’un coup. Ils reprirent de plus belle un instant plus tard, tandis que les marins expérimentés exprimaient leur incrédulité devant la bêtise du capitaine effrayé qui avait à coup sûr signé leur perte. Gavin n’avait d’yeux que pour le démon des mers. Son sillage restait rectiligne, accompagné d’un crépitement de bulles et de grandes ondulations. Il continua sur cent mètres. Puis cent autres. Peut-être n’avait-il rien entendu. Puis Gavin dépassa soudain la bête, qui venait de faire brusquement demi-tour, plus vite qu’il l’aurait cru possible. Alors que le monstre finissait de se tourner, sa queue fendit la surface. Le mouvement fut si rapide que Gavin ne put en distinguer les détails. Il remarqua seulement sa couleur rouge ardente, comme l’acier irrité par le forgeron, et, lorsqu’elle frappa l’eau de toute sa longueur, le fracas fit paraître le recul du mortier minuscule et négligeable en comparaison. Des remous géants s’élevèrent à l’endroit où la queue avait fendu les flots. Gavin s’était arrêté net, et parvint tout juste à faire demi-tour avant que les vagues l’atteignent. Il s’enfonça dans le premier rouleau et s’empressa de projeter de la luxine verte pour agrandir et allonger l’avant de son embarcation. La vague suivante le souleva et le projeta dans les airs. La proue du raseur d’eau rencontra le mur d’eau suivant à un angle trop obtus et plongea droit dedans. Gavin fut éjecté de l’esquif et sombra dans les vagues. La mer Céruléenne était une bouche humide et chaude. Elle engloutit Gavin tout entier, avala son souffle, le fit rouler sur sa langue pour le désorienter, fit mine de l’absorber, puis, devant sa résistance, finit par le laisser partir. Gavin émergea et repéra rapidement la flotte. Il n’avait pas le temps de créer un nouveau raseur d’eau, alors il arrangea des écopes plus petites sur ses bras, aspira autant de lumière qu’il pouvait, rabattit ses bras sur les côtés et dirigea sa tête vers le démon des mers. Il projeta de la luxine vers le bas pour se propulser en avant. 15
La pression de l’eau était incroyable. Elle oblitérait la vue et étouffait les sons, mais Gavin ne ralentit pas pour autant. Fort de ce corps endurci par des années de navigation sur un raseur d’eau, et de sa volonté rendue inflexible par son statut de Prisme habitué à faire plier le monde à ses désirs, il donna une poussée. Il sentit qu’il se glissait dans le sillage du démon : la pression s’effaça brusquement et sa vitesse s’en trouva décuplée. Se servant de ses jambes pour se diriger, Gavin s’enfonça plus profondément dans l’eau, puis fusa vers la surface. Il fut propulsé dans les airs. Et à point nommé. Il n’aurait pas dû être capable de voir grand-chose, occupé à aspirer l’air et la lumière tandis que l’eau ruisselait sur tout son corps. Mais la scène se figea, et il en discerna les moindres détails. La tête du monstre était à demi sortie de l’eau, et sa bouche cruciforme était fermée afin que sa tête de requin-marteau s’abatte sur le vaisseau amiral et le réduise en miettes. Son corps était large de vingt mètres au moins, et il n’était plus qu’à cinquante mètres du bateau. Des hommes se tenaient au bastingage, leur fusil à mèche en main. Une épaisse fumée noire s’élevait de certaines armes. D’autres jetèrent des éclairs lorsque la mèche alluma la poudre dans le tambour juste avant le coup de feu. Le commandant Poing-de-fer et Karris se tenaient prêts, intrépides, tandis que la luxine brillait entre leurs mains, formant des projectiles. Sur les ponts du canon, Gavin vit les hommes charger la poudre dans les bouches à feu – ils ne seraient jamais prêts à tirer à temps. Les autres bateaux de la flotte s’amassaient comme des gamins assistant à une bagarre, les hommes perchés sur les plats-bords observant la scène, bouche bée, tandis que seuls quelques-uns chargeaient leur fusil. Des dizaines d’entre eux se détournaient du monstre pour voir quelle nouvelle horrible apparition fendait l’air. Et, les yeux écarquillés, ils le contem plaient d’un air perplexe. Dans un nid-de-pie, une vigie le désignait en criant. Gavin était suspendu en l’air, à quelques secondes du désastre qui menaçait ses compatriotes. Il jeta tout ce qu’il avait sur le démon des mers. Un rideau scintillant de lumière multicolore s’échappa de Gavin et tomba sur le monstre. Il ne vit pas ce qui se passa lorsqu’il toucha le démon des mers, ni même s’il avait atteint sa cible. Un dicton parien auquel Gavin n’avait guère prêté attention jusque-là disait : « Si tu lances une montagne, la montagne te lance en retour. » Le temps reprit son cours, avec une promptitude désagréable. Gavin eut l’impression d’avoir été frappé par une massue plus grosse que lui. Il fut renvoyé en arrière tandis que des étoiles explosaient devant ses yeux. Comme un chat, il donnait des coups de griffes et essayait de se retourner… et finit par faire un plat dans une grande gerbe d’écume, vingt mètres plus loin. 16
La vie est lumière. Toutes ces années de guerre avaient appris à Gavin à ne jamais se laisser surprendre désarmé : la vulnérabilité est le prélude de la mort. Gavin gagna la surface et se mit aussitôt à créer. À force d’échouer des milliers de fois en perfectionnant son raseur d’eau, Gavin avait au fil des ans mis au point des méthodes pour sortir de l’eau et créer un bateau, ce qui n’était pas chose aisée. Les créateurs avaient toujours une peur panique de tomber à l’eau et de ne pas réussir à en ressortir. En quelques secondes, Gavin se tenait sur un nouveau raseur d’eau, et s’activait à créer les écopes, tout en tâchant de comprendre ce qui s’était passé. Le bateau amiral était toujours à flot. Un des garde-fous était arraché et le bois du bâbord présentait d’énormes traces de griffes. Le démon des mers avait dû faire demi-tour en jetant à peine un coup d’œil au bateau. Il avait sans doute encore une fois fait claquer sa queue, car quelques-uns des petits dériveurs avaient été submergés et leurs occupants sautaient à l’eau, tandis que d’autres embarcations se dirigeaient vers eux pour les arracher à la mer. Mais où diable était ce démon ? Sur les ponts, des cris s’élevaient. Ce n’étaient pas des manifestations d’adulation, mais des appels alarmés. Ils montraient… Oh, merde ! Gavin s’employa à jeter de la lumière dans les tuyaux aussi vite que possible. Mais un raseur d’eau était toujours long à lancer. L’immense tête de requin-marteau rouge et fumante émergea à moins de vingt mètres, fonçant à toute allure. Les remous atteignirent Gavin en pleine accélération, causés par ce corps massif et carré qui fendait les flots. Le devant de sa tête était un véritable mur. Un mur couvert de bosses et hérissé de piques. Aidé par les remous, Gavin commença à s’éloigner. C’est alors que la bouche cruciforme s’ouvrit, fendant largement ce museau plat en quatre directions. Lorsque le démon des mers se mit à aspirer l’eau au lieu de la pousser devant lui, les remous disparurent brusquement. Et l’embarcation de Gavin dériva en direction de la gueule béante. Droit dessus. Cette bouche ouverte était large comme deux ou trois fois la taille de Gavin. Les démons des mers pouvaient avaler des mers entières. Son corps était agité de convulsions rythmiques, comme un cercle se réduisant puis s’ouvrant largement, rejetant de l’eau par les ouïes et dans le dos presque exactement comme le raseur d’eau. Les bras de Gavin tremblaient, ses épaules le brûlaient après l’effort musculaire qu’il avait dû fournir pour hisser son corps et son bateau à travers les vagues. Plus fort. Bon sang, plus fort ! Le démon des mers se cabra juste au moment où le raseur d’eau de Gavin se propulsait hors de sa gueule, et l’animal fit un bond dans les airs. Gavin ferma les yeux et hurla en poussant de toutes ses forces. 17
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit l’impossible : le démon des mers avait entièrement sauté hors de l’eau. Son corps massif retomba comme les sept tours de la Chromerie s’effondrant en même temps dans la mer. Cependant, Gavin était à présent plus rapide, il avait atteint sa vitesse maximale. Enivré par la violente liberté du vol et la légèreté lumineuse de la vie, il rit. Il éclata réellement de rire. Furieux, le démon se lança à sa poursuite, toujours d’un rouge ardent, et plus rapide que jamais. Mais, lancé à pleine vitesse, Gavin était hors de danger. Il décrivit une courbe vers le large tandis que, sur chaque navire de la flotte, les silhouettes indistinctes des hommes laissaient éclater leur joie, voyant que la créature le suivait. Gavin le promena des heures durant en pleine mer, puis, en décrivant un large détour pour ne pas tomber par mégarde sur l’animal là où il l’avait aperçu pour la dernière fois, il s’éloigna en le laissant derrière lui. Au coucher du soleil, exténué et vidé, Gavin regagna sa flotte. Ils avaient perdu deux dériveurs, mais pas une seule vie. Ses gens – car s’ils n’avaient pas été totalement siens avant, il les possédait à présent corps et âme – l’accueillirent comme un dieu. Il accepta leur adulation avec un faible sourire, mais son sentiment de liberté l’avait quitté. Il aurait aimé pouvoir se réjouir. Il aurait aimé s’enivrer, danser et coucher avec la plus belle fille qu’il croiserait. Il aurait aimé trouver Karris au milieu de la flotte, pour se disputer ou s’envoyer en l’air, ou l’un puis l’autre. Il aurait aimé raconter son histoire et l’entendre répétée par des centaines de lèvres, aurait aimé rire d’être passé si proche du trépas. Mais à la place, tandis que ses hommes célébraient l’événement, il se rendit sous le pont. Seul. Il chassa Corvan d’un geste. Secoua la tête à l’intention de son fils qui le regardait de ses yeux écarquillés. Et enfin, dans sa cabine plongée dans l’ombre, il pleura. Pas pour ce qu’il avait été, mais pour ce qu’il savait qu’il devait devenir.
Chapitre 4
K
arris ne s’était pas jointe aux fêtards célébrant leur survie après cet accrochage avec le démon des mers. Réveillée avant l’aube, elle avait procédé à ses ablutions et brossé ses longs cheveux noirs pour se donner le temps de réfléchir. Sans résultat. Le poids du secret la tourmentait comme une tique logée sous la sousventrière d’un cheval. Comme d’habitude, elle rassembla en une queue-de-cheval sa chevelure aussi noire que son humeur. Elle avait passé les cinq derniers jours à rassembler les morceaux du puzzle : Gavin qui « tombait malade » après la dernière bataille contre son frère Dazen ; Gavin qui rompait leurs fiançailles ; Gavin stupéfait d’apprendre l’existence de son fils bâtard, Kip : Gavin n’était plus lui-même. Puis elle avait perdu son temps à se demander comment elle avait pu se montrer si bête. Tout le monde, y compris elle-même, avait attribué les changements au traumatisme de la guerre, et du fratricide. Son œil prismatique avait été la preuve, irréfutable, que Gavin était Gavin. Il était brillant, et bon menteur, mais il n’aurait pas dû être capable de la tromper. Elle le connaissait trop bien. Plus précisément, elle connaissait trop bien Dazen. C’était fini. Elle s’était rendue sur le gaillard avant comme tous les matins et avait commencé à s’étirer. Elle devenait folle si elle ne faisait pas un peu de gymnastique tous les jours. Son supérieur, le commandant Poing-de-fer, avait eu la présence d’esprit de lui apporter deux tenues noires, et le coton de la tunique et du pantalon était imprégné de luxine : l’ensemble était ajusté par endroits, extensible, d’abord conçu pour l’aisance des mouvements, et en second lieu pour mettre en valeur le physique musculeux des Gardes noirs. Mais les grognements et la sueur avaient beau faire partie intégrante de sa vie, elle n’avait pas forcément envie de partager cela avec tous les nababs de l’équipage. — Puis-je ? demanda Poing-de-fer en arrivant sur le pont. Le commandant de la Garde noire était un colosse. Un bon chef. Intelligent, solide et sacrément intimidant. Lorsque Karris hocha la tête, il retira 19
le foulard qui couvrait son crâne et le plia soigneusement. C’était une coutume religieuse parienne : les hommes se couvraient la tête, par respect envers Orholam. Mais il y avait des exceptions et, comme de nombreux Pariens, Poing-de-fer pensait que l’injonction ne s’appliquait que lorsque le soleil était bien visible au-dessus de l’horizon. Autrefois, il tressait sa chevelure noire broussailleuse mais, après la bataille de Garriston qui avait causé la mort de nombreux Gardes noirs, il s’était entièrement rasé la tête en signe de deuil. Encore une coutume parienne. Et le foulard qui autrefois couvrait sa gloire cachait à présent son chagrin. Orholam. Tous ces Gardes noirs morts, la plupart tués par l’explosion d’un seul obus, un tir chanceux qui se moquait de leurs talents d’élite de créateurs et de guerriers. Ils étaient ses collègues. Ses amis. C’était une fosse béante qui dévorait tout, hormis ses larmes. Poing-de-fer vint se placer en parallèle à Karris et joignit les mains, puis les écarta afin d’avoir une garde à mi-hauteur. C’était le début du marsh ka. Un début approprié pour les muscles pas encore échauffés : le ka avait une portée réduite, si bien que leurs mouvements pouvaient se contenter de l’espace réduit du gaillard avant. Fléchissement jusqu’au sol, retournement, coup de pied en arrière, tour complet, rétablissement sur l’autre pied, équilibre… l’enchaînement était plus difficile que d’habitude sur ce pont instable. Poing-de-fer menait et Karris lui laissait volontiers ce rôle. Les marins assignés au troisième quart coulaient vers eux des regards en coin, mais Karris et Poing-de-fer n’étaient guère visibles dans la grisaille précédant l’aube, et ces spectateurs n’étaient pas dérangeants. Ces mouvements venaient aux combattants comme une seconde nature. Karris se concentra sur son corps. Ses muscles endoloris par les nuits passées sur un pont en bois s’assouplirent, tandis que les douleurs plus anciennes s’accrochaient : une blessure reçue au cours d’un entraînement lui tiraillait toujours la hanche, et une raideur dans sa cheville gauche persistait depuis qu’elle s’était fait une entorse lors d’une bataille contre un spirite vert avec Gavin. Non, pas Gavin. Dazen. Qu’Orholam le maudisse ! Poing-de-fer passa au ka de Korick, augmentant rapidement l’intensité de l’exercice. Encore une fois, c’était un bon choix pour un tel espace confiné. Bientôt Karris se prépara à déployer un peu plus de force pour son coup de pied tournant, puis s’étira au maximum en déployant sa jambe pour le coup en arrière. Elle n’était pas tout à fait aussi grande que Poing-de-fer, qui mouvait ses longs membres à une vitesse incroyable pour décocher des coups de pied et des frappes tranchantes avec les mains. Elle devait faire de gros efforts pour tenir le rythme qu’il leur imposait. Le soleil se leva, et ils s’arrêtèrent seulement lorsqu’il eut presque quitté l’horizon. Apparemment, Poing-de-fer souhaitait lui aussi une séance 20
d’entraînement à la dure. Tandis qu’elle haletait, penchée en avant, les mains sur les cuisses, il se tamponna le front, fit le signe du sept en direction du soleil levant, prononça une prière rapide à mi-voix, puis plaça sa ghotra sur son crâne rasé. — Tu veux quelque chose, affirma-t-il. Il ramassa un autre tissu et le lui lança. Bien sûr, il en avait apporté deux. Il était du genre consciencieux. Ce détail lui apprit également qu’il ne s’était pas joint à sa séance d’exercices par hasard. Il était venu pour parler. Du pur Poing-de-fer. Il vient parler et lâche cinq mots à l’ heure. Malgré tout, il avait raison. — Le seigneur Prisme va quitter la flotte, le prévint Karris. Soit il le fera à ton insu, soit il essaiera de te convaincre de ne pas le faire escorter par des Gardes noirs. Je veux que tu m’affectes à sa protection. — Il te l’a dit ? — Ce n’est pas nécessaire. Il est lâche. Il fuit toujours. Karris avait cru que l’effort aurait étanché sa rage, mais elle était toujours bien là, brûlante et à vif, prête à la faire exploser d’un instant à l’autre. — Lâche ? (Poing-de-fer s’appuya contre le bastingage, qu’il fixa du regard.) Hum. À un pas de là, la rambarde était brisée. Elle avait été arrachée par un démon des mers déchaîné. Un démon des mers déchaîné que Gavin avait maîtrisé. Elle grogna. — Ce commentaire-là m’a échappé. Cela ne faisait pas rire Poing-de-fer. — Viens ici. Tes yeux. Il prit son visage dans ses grandes mains et contempla ses yeux à la lumière croissante. Concentré, il mesurait. — Karris, déclara-t-il, tu es la créatrice la plus rapide que j’aie, mais tu es aussi la plus prompte à créer. Des accès de rage incontrôlables ? Des paroles qui échappent à la volonté ? Ce sont les signes d’un rouge ou d’un vert qui est en train de mourir. La moitié de ma Garde noire a péri et, si tu continues à créer comme tu le fais, tu vas briser le halo… — J’espère que je ne vous dérange pas, les interrompit une voix. Gavin. Poing-de-fer avait toujours le visage de Karris entre les mains, le regard plongé dans ses yeux. Tous les deux sur le pont, baignés dans la douce lumière de l’aube… ils comprirent au même moment l’image qu’ils devaient renvoyer. Le commandant Poing-de-fer laissa retomber ses bras et s’éclaircit la gorge. Karris se dit que c’était la première fois qu’elle le voyait gêné. — Seigneur Prisme, dit-il. Que l’œil d’Orholam vous bénisse. 21
— Bonjour à vous, commandant. Karris. Commandant, j’aimerais avoir un entretien avec vous dans une heure. Et faites venir Kip, aussi. J’aurai besoin de le voir après notre conversation. Je crois qu’il est sur la première barque. La tunique blanche de Gavin, rehaussée de broderies dorées, était miraculeusement propre. Sur un bateau, en pleine fuite après une bataille, quelqu’un s’était donné la peine de laver son linge. Les gens le tenaient à ce point en haute estime. Toutes les difficultés s’aplanissaient devant lui sans que Gavin ait à lever le petit doigt. C’était rageant. Au moins, il avait les traits tirés. Il dormait toujours mal. Poing-de-fer sembla vouloir ajouter quelque chose, puis il se contenta de hocher la tête et de s’éloigner. Et ainsi Karris se retrouva seule avec Gavin, pour la première fois depuis qu’elle avait piqué une crise en apprenant qu’il avait engendré un bâtard alors qu’ils étaient encore fiancés. Elle avait sauté hors du bateau. C’était la première fois qu’ils étaient face à face depuis qu’elle avait giflé son visage souriant en pleine bataille de Garriston, devant toute son armée. Peut-être avait-elle créé trop de rouge et de vert, en effet. La colère et l’impulsivité ne devaient pas faire partie des caractéristiques dominantes d’un Garde noir. Ni d’une dame. — Seigneur Prisme, le salua-t-elle, décidée à se montrer polie. Il la regarda en silence, la jaugeant de ses yeux perpétuellement débordants d’intelligence, toujours calculateurs. Il la contemplait avec ce qui semblait presque être du regret, effleurant ses cheveux du regard, puis ses yeux, s’arrêtant sur ses lèvres et parcourant rapidement ses courbes pour revenir à ses yeux, jetant peut-être un bref coup d’œil à ses tempes, où des pattes d’oie commençaient à se former. Il lui parla d’une voix douce : — Karris, même suante et défaite, tu as plus d’allure que la plupart des femmes apprêtées pour le Jour du Soleil. Gavin était beau, charmant, et opiniâtre dans tous les sens du terme, mais les gens oubliaient souvent qu’il était malin, aussi. Il ne voulait pas discuter. Il gagnait du temps. Il cherchait à la dérouter et à la mettre sur la défensive à propos de quelque chose qui n’avait rien à voir avec leurs histoires. Salaud ! Elle était suante, collante et puante, comment pouvait-il lui faire des compliments à un moment pareil ? Comment osait-il se montrer gentil après qu’elle l’avait giflé ? Comment son petit stratagème à la manque réussissait-il à fonctionner alors même qu’elle savait ce qu’il faisait ? — Va te faire voir, lâcha-t-elle avant de s’éloigner. Bien joué, Karris. Très pro. Digne d’une grande dame. Bienséant. Salaud !
Chapitre 5
C
omment une femme parvenait-elle à vous donner envie de la balancer à la flotte et de la dévorer de baisers en même temps ? Karris s’éloigna et Gavin ne put s’empêcher d’admirer sa silhouette. Foutue femme. Gavin remarqua que, sur le pont, des marins profitaient eux aussi du spectacle. Il toussota pour attirer leur attention et haussa un sourcil. Ils s’empres sèrent de se trouver quelque chose à faire. — Est-ce tout à fait nécessaire, seigneur Prisme ? s’enquit une voix derrière lui. C’était le nouveau général de Gavin, l’homme qui avait travaillé avec lui seize ans plus tôt, lorsqu’il était le général le plus efficace de Dazen : Corvan Danavis. Ils avaient dû se soumettre à des tractations alambiquées pour faire croire à tous que l’ancien « ennemi » de Gavin acceptait à présent d’être sous ses ordres. — Tu veux parler de ça ? demanda Gavin en montrant l’échelle de corde montant au nid-de-pie. — En effet. Le général Danavis était du genre à prier avant la bataille, au cas où, puis faisait son boulot comme s’il ne craignait pas la mort le moins du monde. Gavin était d’avis qu’il ne connaissait pas la peur dont le commun des mortels faisait l’expérience. Mais il avait un sacré vertige. — Oui, répondit Gavin. Il passa le premier. Alors qu’il se hissait dans la cabine d’observation, il fut frappé par une pensée qui lui revenait souvent : sa vie entière reposait sur la magie. Il avait grimpé si haut, car il savait que, s’il tombait, il pouvait créer assez rapidement pour se rattraper. Bien qu’il pût sembler n’avoir peur de rien, ce n’était pas le cas. Simplement, il était rarement en danger – contrairement à la plupart des gens. On le voyait accomplir des choses incroyables, et on en concluait qu’il était incroyable. C’était un grand malentendu. 23
La peur le poignarda si soudainement qu’il crut un instant avoir réellement reçu un coup au ventre. Il prit une grande inspiration. Corvan arriva à son tour, les yeux rivés au nid-de-pie, les mains cram ponnées aux barreaux de l’échelle. Gavin détestait imposer une chose pareille à un ami, mais ne pouvait pas prendre le risque que certaines conversations soient entendues. Il l’aida à grimper dans la cabine, puis le laissa reprendre son souffle. Au moins les garde-fous étaient hauts et solides à cet endroit. En dessous, les marins vaquaient à leurs occupations. Le vent matinal se levait, et le premier quart avait pris la relève, passant en revue les nœuds et les bouts. Le capitaine était à la poupe, vérifiant leur position à l’aide d’un sextant. — J’ai perdu le bleu, annonça Gavin. Il fallait que ça sorte, puis il s’occuperait des conséquences. D’après l’expression de Corvan Danavis, Gavin devina qu’il n’avait pas la moindre idée de ce dont il parlait. Il caressa sa moustache rousse qui repoussait. Il était connu pour accrocher des perles à cette moustache du temps de la guerre. — Le bleu de quoi ? — Je ne vois plus le bleu, Corvan. Voilà un matin ensoleillé, je regarde le ciel, la mer Céruléenne… et je ne vois pas le bleu. Je suis en train de mourir, et j’ai besoin de ton aide pour décider de la marche à suivre. Corvan était l’un des hommes les plus intelligents que Gavin connaisse, mais il semblait perdu. — Seigneur Prisme, une telle chose n’est pas… Attends, une seule chose à la fois. Est-ce que c’est arrivé pendant ton combat avec le démon des mers ? — Non. Le regard de Gavin se perdit dans les vagues lointaines. Le roulis du bateau était apaisant, parfaitement complémentaire aux harmonies de bleus du ciel et de la mer. Il se souvenait de ces couleurs si clairement qu’il aurait juré qu’il les voyait presque. Il était un superchromate, quelqu’un capable de distinguer les couleurs avec bien plus de finesse que les autres. Il connaissait le bleu de sa nuance la plus claire à la plus foncée, des teintes violettes jusqu’aux vertes, du bleu de toutes les saturations, de tous les mélanges. — Après la bataille, dit Gavin. Lorsque nous naviguions avec tous les réfugiés. Le lendemain, à mon réveil, je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. C’est comme si tu regardais le visage d’une amie et que soudain tu t’apercevais que tu ne connaissais pas son nom, Corvan. Le bleu est là, tout proche. C’est comme si j’avais cette couleur au coin des yeux. Si je ne me concentre pas, je ne le remarque même pas, sauf que le monde semble délavé, plat. Mais, si je fais un effort, je vois du gris là où il devrait y avoir du bleu. Exactement le ton qui convient, la bonne saturation et la luminosité adéquate… mais en gris. 24
Corvan garda le silence une longue minute, plissant ses yeux bordés de rouge. — Le timing est fâcheux, finit-il par dire. Les Prismes sont censés vivre un nombre d’années multiple de sept. Il devrait te rester cinq ans. — Je crois que ce qui m’arrive n’est pas normal. Je n’ai jamais été ordonné Prisme. Peut-être que c’est ce qui arrive lorsqu’un polychrome naturel ne subit pas la cérémonie du Spectre. — Je ne crois pas que… — As-tu déjà entendu parler d’un Prisme perdant la vue, Corvan ? Jamais, n’est-ce pas ? Le dernier Prisme avant Gavin – le véritable Gavin – s’appelait Alexander Chêne-Majestueux. Il s’était montré faible en tant que Prisme, vivant reclus dans ses appartements la plupart du temps, probablement dépendant au pavot. Avant lui, il y avait eu la matriarche Eirene Malargos. Elle avait duré quatorze ans. Gavin se souvenait à peine d’elle aux cérémonies rituelles du Jour du Soleil, du temps où il était un garçonnet. — Gavin, la plupart des Prismes ne tiennent pas seize ans. La céré monie du Spectre t’aurait peut-être conduit à un trépas plus précoce. Si tu étais mort après sept ou quatorze ans, tu n’aurais jamais connu cela. Impossible de savoir. Voilà le problème quand on était un imposteur. On ne pouvait guère obtenir des informations sur un grand secret que l’on était déjà censé connaître. Le véritable Gavin avait été initié en tant que Prisme élu quand il avait treize ans. Il avait juré de ne jamais en parler, pas même à celui qui avait été son meilleur ami, et son frère, Dazen. C’était un serment que, pour ce que Gavin en savait, tous les membres du Spectre avaient honoré. Car, au cours des seize ans où il avait joué le rôle de son frère, personne n’en avait soufflé mot. À moins que des références n’aient été faites qu’à demi-mot, qu’il ne les ait pas repérées, et n’y avait donc pas répondu, leur faisant comprendre qu’il respectait profondément le secret de cette cérémonie, et qu’ils devaient agir de même. Autrement dit, il s’était pris à son propre piège. Encore une fois. — Corvan, je ne sais pas ce qui se passe. Il se peut que demain à mon réveil je ne sache plus créer le vert, et le jour suivant le jaune. Ou alors j’ai juste perdu le bleu, c’est tout. Mais je l’ai perdu. Dans le meilleur des cas, si je m’arrange pour rester à l’écart de la Chromerie et que je suis absent lors de tous les rituels du bleu, j’ai un an de sursis : jusqu’au prochain Jour du Soleil. Je ne pourrai pas simuler lors de ces cérémonies, ni les éviter. Si d’ici là je ne peux toujours pas créer de bleu, je suis mort. Gavin observait Corvan tandis qu’il calculait toutes les conséquences que cela impliquait. 25
— Han, alors que tout allait si bien. (Il gloussa.) Nous avons cinquante mille réfugiés dont personne ne voudra. Nos réserves de vivres diminuent. Le Prince des couleurs vient de remporter une nouvelle victoire et va immanquablement rassembler des milliers de nouveaux hérétiques sous sa bannière. Et voilà que nous perdons notre plus grand atout. — Je ne suis pas encore mort, dit Gavin en souriant. Corvan lui sourit tristement en retour, mais il avait l’air mal en point. — Ne t’inquiète pas, seigneur Prisme, je serais bien le dernier à t’écarter. Et Gavin savait qu’il disait vrai. Corvan avait accepté la disgrâce et l’exil pour rendre la défaite de Dazen plausible. Il avait passé les seize dernières années dans un coin perdu, teinturier anonyme et sans le sou, surveillant discrètement Kip, le bâtard du vrai Gavin. Encore un problème. Corvan baissa les yeux, blêmit, et agrippa la rambarde plus fermement. — Qu’est-ce que tu comptes faire ? — Plus je passe de temps en compagnie de créateurs, plus il y a de chance que quelqu’un remarque qu’un truc cloche. Et, si je reste à la Chromerie trop longtemps, le Blanc me demandera d’équilibrer. Si le bleu reflue devant le rouge, je ne serai même pas forcément capable de le voir, et encore moins de réparer ce déséquilibre. Ils se débarrasseront de moi. — Alors… — Alors je vais aller à Azulay voir la Nuqaba, finit Gavin. — Bon, voilà un bon moyen d’empêcher Poing-de-fer de t’accompagner, mais pourquoi veux-tu la voir ? — Parce que, outre le fait que leur capitale possède la plus grande bibliothèque du monde, où je peux étudier sans que le Spectre tout entier soit mis au courant de ce que j’ai consulté en moins d’une heure, les Pariens ont aussi gardé une tradition orale, avec beaucoup d’histoires secrètes, dont certaines sont très certainement hérétiques. — Et qu’est-ce que tu cherches ? — Si j’ai perdu le contrôle du bleu, Corvan, cela signifie que le bleu est hors de contrôle. Son compagnon sembla brièvement dérouté, puis effaré. — Tu veux rire. Je n’ai jamais lu un érudit sérieux qui pensait que les bane étaient autre chose que des croque-mitaines inventés par la Chromerie pour justifier les actions de certains des premiers fanatiques et des luxors. Les bane. Corvan utilisait correctement l’ancien terme ptarsu. Ce mot pouvait être singulier ou pluriel. Il avait dû signifier « temple » ou « lieu sacré », mais les Pariens de Lucidonius pensaient qu’il s’agissait d’abominations. Ils s’étaient approprié le mot comme ils l’avaient fait avec le monde. — Et s’ils se trompent ? 26
Corvan resta silencieux un long moment. — Alors tu vas te présenter chez la Nuqaba, dit-il enfin, et lui ordonner : « En qualité d’instance suprême de votre doctrine, montrez-moi vos textes hérétiques et racontez-moi des histoires que j’ai toutes les chances de juger comme méritant la mort. » ? Et tu t’attends à voir tes vœux exaucés ? J’imagine qu’on peut appeler ça un plan. Mais pas un bon plan. — Je peux me montrer extrêmement charmant, argumenta Gavin. Corvan sourit mais se détourna. — Tu sais, dit-il, ce que tu as fait hier avec ce démon des mers était… époustouflant. Ce que tu as accompli à Garriston était époustouflant, et je ne parle pas seulement de la construction du mur d’eau-vive. Gavin, ces gens te suivraient jusqu’aux confins de la Terre. Ils raconteront tes hauts faits à tous ceux qu’ils rencontreront. Si on en arrivait à un combat entre le Spectre et toi… — Le Spectre a déjà une palanquée de candidats plus influençables prêts à devenir Prisme, Corvan. Si j’affronte le Spectre maintenant, je serai en aussi mauvaise posture que Dazen il y a dix-sept ans. Je n’infligerai pas de nouveau une chose pareille au monde. Le peuple a beau m’apprécier, si tous leurs dirigeants se liguent contre moi, je n’y gagnerai rien, à part la mort de tous mes amis et alliés. J’ai déjà fait ça une fois. — Bon, alors ? Tu vas juste nous laisser ? Et Kip ? Il est solide, mais c’est un gamin meurtri, et je crois que tu es la seule chose à laquelle il se raccroche. S’il apprend que tu n’es pas celui que tu prétends être, il risque de s’effondrer. Et qui sait comment il va tourner ? N’inflige pas ça à ton âme, Gavin. Ni au monde. Les sept satrapies n’ont vraiment pas besoin d’un autre jeune Guile polychrome, fou de rage et de chagrin. Et qu’est-ce qu’on est censés faire, nous ? Où va-t-on caser tous ces gens ? — Corvan, Corvan, Corvan. J’ai un plan. Plus ou moins. — Quelque part, c’est bien ce que je craignais, mon ami. Une fausse lame heurta le bateau, faisant osciller dangereusement le nidde-pie. Corvan jeta un regard en direction du pont tout en bas, et déglutit. — J’imagine que dans ton plan tu n’as pas prévu un moyen aisé pour que je descende d’ici ? grogna-t-il.
À suivre...