Damien - extrait

Ces démons vous feront chavirer le cœur…

Damien, le roi vampire, s’est lassé des plaisirs que le monde peut offrir. Il consacre donc toute son énergie à protéger son peuple. Lorsque Syreena, une princesse lycanthrope, est enlevée, il part sans hésiter à sa recherche. Mais alors qu’il la secourt, il est submergé par un désir incontrôlable. Une attirance qui ne sera pas sans conséquence, car la guerre fait rage entre Nocturnes et nécromanciens.

Prendre Syreena pour compagne pourrait avoir des répercussions désastreuses sur tous les clans, et rendre leurs ennemis plus dangereux que jamais… « Jacquelyn Frank dépeint un monde passionnant dans un style riche et lyrique. » Linda Howard Romance / Sexy Dans la même série :

Inédit Traduit de l’anglais (États-Unis) par Benoît Robert Illustration de couverture : © Stefan Hilden / w ww.hildendesign.de ISBN : 978-2-8112-0935-3

9 782811 209353

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Jacquelyn Frank écrit de la romance depuis l’âge de treize ans. Elle a une quinzaine de romans publiés à son actif, qui lui ont permis d’être classée dans la prestigieuse liste des auteurs à succès du New York Times.

Ex-enseignante, elle milite pour la maîtrise de la lecture et de l’écriture. Selon elle, rien n’est plus valorisant que l’imagination, et rien n’est plus tragique que l’illettrisme.

Jacquelyn Frank

Damien Le Clan des Nocturnes – 4 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Benoît Robert

Milady

Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : The Nightwalkers: Damien Copyright © 2008 by Jacquelyn Frank Suivi d’un extrait de : The Nightwalkers: Noah Copyright © 2008 by Jacquelyn Frank © Bragelonne 2013, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-0935-3 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr

Prologue

Angleterre, 1562

E

lizabeth riait à gorge déployée et, même si elle était manifestement à bout de souffle, son rire se répercutait sur les énormes plafonds voûtés de la salle de bal. Elle tenait une main appuyée sur la courbe de sa taille, à l’endroit exact où son corset avait toujours tendance à lui comprimer les poumons. Toutefois, seuls les membres de son cercle intime auraient conscience de ce détail futile et amusant. Aux yeux de toutes les autres personnes présentes à la cour, la jeune reine Bess ne faisait que danser en prenant une pose élégante.

Son partenaire se montrait impitoyable, il lui agrippait fermement les mains et l’entraînait dans les rondes de cette danse complexe. Peu de membres de la cour de la reine Elizabeth étaient en mesure de s’aligner sur la passion de cette dernière pour la danse et sur son endurance. Ce n’était apparemment pas le cas du prince roumain qui guidait Bess et semblait même capable de la pousser au-delà de ses incroyables limites.

Robert Dudley observait la débâcle d’un regard ténébreux et cupide, avec un tic à la mâchoire qui en 5

disait long. Cecil, lord Burghley, ne put résister à la tentation de taquiner le favori délaissé de la reine.

— Il semblerait, Dudley, que notre chère Bess soit assez conquise par le prince Damien. Je ne crois pas l’avoir jamais vue se prendre aussi rapidement d’amitié pour un dignitaire en visite.

Dudley ne répondit pas immédiatement. Il avait été le témoin forcé du manège de soupirants provenant de nombreux pays, venus courtiser sa Bess, et ce prince roumain n’aurait pas davantage de succès s’il envisageait de demander en mariage la reine d’Angleterre, dont les caprices étaient de notoriété publique.

Son cœur m’appartient, pensa-t-il farouchement.

Peu importait le nombre de beaux dignitaires que Cecil s’imaginait voir parader devant elle pour jouer les prétendants, Bess ne trahirait jamais son propre cœur… ni celui de Dudley.

Damien entraîna Elizabeth dans la dernière ronde de la danse, avec un sourire et une malice rayonnante dans ses incroyables yeux bleu nuit.

— Vous me surpassez ce soir ! déclara la reine d’Angleterre hors d’haleine, acceptant le bras offert et laissant son invité la raccompagner vers son trône.

Elle s’assit sans grande considération pour les manières seyant à une dame, envoyant valser d’un mouvement de jambes ses amples jupes tout en s’empa­ rant d’une coupe de vin qu’on lui présentait.

— Monseigneur, il faudra me dire comment vous avez appris à exécuter nos dernières danses avec tant de talent et d’endurance !

6

Le prince lui adressa un sourire enjôleur et espiègle, tout en caressant sa barbe soignée, comme s’il réfléchis­ sait intensément à la question.

— J’imagine que c’est parce que j’ai entendu dire qu’une des meilleures façons d’attirer l’attention de la reine d’Angleterre était de faire des rondes autour d’elle.

(Il laissa échapper un soupir théâtral.) Et maintenant que mes manœuvres ont été percées à jour, je crois que vous allez me chasser en me demandant de ne plus jamais remettre les pieds sur le sol de votre magnifique royaume.

— Tout dépend, répliqua-t-elle, rusée, de la raison pour laquelle on souhaite attirer notre attention.

— Je m’engage à imaginer ultérieurement un motif sournois si tel est votre désir. Sinon, il me faut confesser que j’ai seulement agi par pure curiosité.

Elizabeth rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Le charme et l’humour direct qu’il affichait étaient scanda­ leux pour les yeux soupçonneux de la cour d’Angleterre, mais il était manifeste que le prince Damien n’en avait cure. Elizabeth aimait cela. Elle était tombée sous son charme dès l’instant où il lui avait présenté ses hommages quatre jours auparavant. Il l’avait prévenue sur-le-champ, et de façon irrévérencieuse, qu’il n’était pas là pour la courtiser ni la séduire, qu’elle ne pouvait en aucun cas espérer la moindre demande en mariage de sa part, car il savait sans l’ombre d’un doute qu’il n’était pas digne d’elle et qu’elle se porterait nettement mieux de ne pas l’avoir à ses côtés.

Cette façon outrageuse de briser la glace avait immédiatement rassuré et intrigué la reine : son invité 7

n’était là que pour s’amuser, et non pour jouer une partie d’échecs matrimoniale avec elle, comme tant de visiteurs de principautés étrangères semblaient le faire. Depuis lors, ils s’entendaient comme larrons en foire. Elizabeth voyait en Damien un égal, peut-être un confident potentiel qui pouvait comprendre sa position unique dans les rouages du monde.

— Venez vous promener avec nous, Damien, déclarat-elle une fois qu’elle eut repris son souffle.

Elle se leva et s’empara du bras qu’il lui tendait.

Elizabeth mena Damien à travers les recoins de l’immense palais londonien. Bien entendu, le petit groupe de femmes qui servaient de dames de compagnie à Elizabeth les suivit, mais les deux souverains ignorèrent sans peine leur présence.

— En dehors des traits d’esprit et du charme, Damien, dit-elle d’un air détaché, quel est le but réel de votre visite ?

— Je n’en ai aucun. Je me contente pour l’instant de voyager et de découvrir le monde.

— Et qu’en est-il de votre peuple ? De votre patrie ?

N’ont-ils pas besoin de leur prince ?

— Si, bien entendu, répondit-il avec désinvolture.

Mais ma principauté est différente. Ma culture… est très dissemblable de la vôtre. On peut se passer de moi de temps à autre.

— Vous avez beaucoup de chance alors, fit-elle remarquer, essayant de ne pas trahir la jalousie qu’il savait qu’elle ressentait.

De haut de son imposante stature, Damien baissa les yeux sur la reine, un léger sourire au coin des lèvres. Il ne 8

se mêlait pas souvent aux affaires du monde, mais il lui arrivait d’entendre des bribes d’information intéressantes sur sa marche et il se sentait alors obligé d’enquêter par lui-même.

La jeune reine anglaise était unique en son genre.

Son avenir était porteur de promesses et d’un potentiel qui pourrait dépasser les attentes qu’elle entretenait elle-même. Il aurait été dommage de ne pas saisir l’opportunité d’avoir un aperçu rapproché de la dame.

Par ailleurs, il ne mentait pas en prétextant avoir besoin de s’amuser. L’ennui pouvait parfois survenir si facilement. Ce petit coin du monde possédait ses intrigants plaisirs. Les manigances politiques dans l’ombre de la cour d’Angleterre suffisaient à tenir en éveil. Suivre le fil de toutes ces couches de machinations et de complots constituait un réel exercice mental.

Damien avait toujours apprécié les bonnes intrigues, et essayer d’en déterminer l’issue probable le divertissait.

Parfois, le divertissement était encore meilleur quand il pouvait lui-même intervenir pour en modifier l’issue.

— Ma dame, je crains de devoir vous prier de m’excuser, annonça-t-il, un sourire magnétique aux lèvres.

Elizabeth devait admettre que cet homme ne manquait pas de charme. Tout comme on pouvait dire d’une femme qu’elle était belle, il était on ne peut plus superbe. Il était grand, au moins certainement plus d’un mètre quatre-vingts, il avait les cheveux noirs et un teint pâle, uniforme, qui n’avait besoin ni de maquillage ni de poudres pour parvenir à la quasi-transparence que 9

la mode rendait si désirable. Il n’apportait aucun soin particulier à sa barbe ni à sa moustache, de même qu’il ne les faisait pas pousser pour les tordre en pointes comme c’était en vogue. Cela dit, son bouc était aussi impeccable que ses cheveux réunis à la base du cou en une simple queue, attachée par un ruban bleu soyeux, assorti au lustre bleu-noir des mèches ainsi emprisonnées.

Quel que soit son rang dans le monde, ce monarque n’était manifestement pas du genre à paresser sur son trône. Il avait la morphologie affûtée d’un guerrier habitué à manier une lourde épée. La puissance du haut de son corps ne pouvait être innée, il semblait pouvoir tenir le monde en équilibre sur ses larges épaules qui surmontaient une taille étroite, dépourvue de la moindre once de graisse, et le luxueux tissu ajusté de son haut-dechausses dissimulait de toute évidence de longs muscles harmonieux. Il n’en fallait pas plus pour que même une reine le contemple d’un air appréciatif. Elizabeth rit à ses propres dépens, soulagée que l’homme à son côté ne puisse pas lire en elle.

— Je vous défends de me laisser, s’entendit-elle insister, guère disposée à se voir privée de la compagnie du seul homme dans toute l’Angleterre qui n’attendait rien d’autre d’elle que le plaisir de sa société.

C’était un caprice d’enfant gâtée, elle devait le reconnaître, mais en tant que reine, elle pouvait se permettre tous les caprices qu’elle souhaitait.

Malheureusement, elle n’était pas sa reine.

— En temps normal, ma douce dame, je m’inter­ dirais de partir. Toutefois, ce soir, je dois me priver de 10

la compagnie de Sa Majesté car le hasard a voulu que je doive veiller aux affaires d’état. Je vous présente mes plus humbles excuses.

— Non, Damien, nul besoin de vous excuser. Allez-y.

Mais je veux que vous me promettiez d’être de retour demain soir. Nous avons au programme un spectacle destiné à nous amuser qui, à notre avis, vous ravira.

— Sans aucun doute. Il est avéré que vos goûts en la matière sont sans faille.

D’un geste vif, Damien porta la main baguée de la reine à ses lèvres pour déposer un baiser sur la peau pâle à l’intérieur du poignet où battait son pouls rapide, tout en lui adressant un clin d’œil effronté. Il fit ensuite volte-face, et s’éloigna d’elle le sourire aux lèvres, faisant au passage une légère révérence devant les regards et les chuchotements appréciatifs des dames de compagnie de la reine.

— Damien.

Aurore le salua dès qu’il entra dans le château qui leur servait de repaire à une distance raisonnable de Londres. Étant donné l’acuité de leurs sens, les vampires détestaient vivre au cœur des villes. Les habitudes des humains en matière d’hygiène et de traitement des déchets ménagers étaient effarantes. Les rues sentaient l’égout, la Tamise dégageait une insupportable odeur de putréfaction, et nulle quantité de parfum français ne pouvait masquer le fait que la pratique des ablutions avait succombé aux superstitions des humains. Ces derniers 11

croyaient que cela les rendrait malades, alors que bien entendu, c’était l’inverse.

— Chérie, lui répondit Damien.

Un grondement de ravissement lui échappa lorsque la jeune vampire, dont les cheveux auburn étaient aussi flamboyants que les couleurs de son prénom, se blottit contre lui. Elle chercha à lui attraper le cou et il rit en sentant sa langue lui lécher la veine de façon suggestive.

— Mmm…, ronronna-t-elle d’un air espiègle sous son oreille.

— Petite coquine, l’accusa-t-il en esquivant sa morsure.

Il lui prit les épaules pour la faire pivoter, avant de la renvoyer d’une claque sur les fesses.

— J’ai des choses à régler avant de satisfaire tes appétits.

L’insolente rousse lui jeta un regard par-dessus l’épaule alors qu’elle était propulsée vers l’avant par sa fessée. Ses yeux avides indiquaient clairement qu’elle ne serait pas apaisée pour très longtemps. Cela dit, si elle avait à ce point besoin que l’on s’occupe d’elle, Aurore n’hésiterait pas à trouver un autre volontaire. En dehors de leurs appétits mutuels, il n’avait aucune emprise sur elle, et réciproquement.

Damien retira ses gants, ainsi que l’épée qu’il portait à la taille et la dague dissimulée dans sa botte. Il tendit celles-ci à Racine, qui se tenait prête comme d’habitude.

Il tira affectueusement sur l’une des longues mèches bouclées de ses cheveux couleur de cendre avant de la laisser ranger ses affaires.

12

Il traversa le vestibule, puis la grande salle commune, et arriva dans le salon principal. Là, affalés sur le mobilier disposé en un cercle confortable qui occupait toute la pièce, se trouvaient les membres de sa cour qui l’avaient suivi en Angleterre. Simone se prélassait dans un fauteuil juste en face d’un feu qu’elle avait certainement allumé, car elle était totalement accro à ce confort matériel.

— Damien, dit-elle avec irritation, ce qui annonçait une plainte imminente. C’est toujours d’un tel ennui ici… Quand allons-nous partir ?

— On vient juste d’arriver, mon chou, lui rappela-t-il.

— Eh bien, on s’embête, insista-t-elle en se redressant.

Ces gens sont tellement… odorants. Et terriblement ennuyeux. Nous ne pourrions pas retourner à Byzance ?

— Tu veux toujours retourner à Byzance, fit remar­ quer Lind.

Il leva sa tête blonde de la poitrine de Jessica et de ses charmes généreux dans lesquels il s’était un peu assoupi.

Damien fit la sourde oreille aux discussions et plaintes badines, le temps de balayer du regard les dix adultes qui se considéraient comme ses plus proches amis. Quitter la cour d’Elizabeth Tudor pour regagner ce repaire d’hommes et de femmes qui ne s’habillaient que s’ils y pensaient demandait toujours un temps d’adaptation. À la différence des humains de cette décennie qui se protégeaient sous des couches de corsets, de jupons et de vêtements inutiles, les vampires de son cercle rapproché s’habillaient le moins possible. Certaines femmes portaient un haut-de-chausses, certains hommes un kilt, 13

chacun affichant ses goûts anachroniques. Même si leur espèce possédait ses racines dans son berceau roumain, chacun était né en un siècle et un lieu spécifiques, et Damien collectionnait leurs amitiés comme d’autres le bon vin. Leur façon de s’habiller tendait à refléter l’époque de leur naissance, ou une combinaison simpliste de ce qu’ils trouvaient le plus confortable.

Damien ne se souciait pas de l’apparence des siens.

Il se souciait à peine de ce qu’ils faisaient, tant que ce n’était pas contraire à leurs lois et que cela ne les amenait pas à se faire tuer. Cependant, passer du monde des humains à celui des vampires constituait toujours un petit choc culturel.

Il porta le regard sur la seule personne qui n’était pas affalée dans un ennui mortel. Au contraire, Jasmine se tenait debout dans une posture attentive, regardant par la fenêtre, jambes écartées, muscles bandés, une stature accentuée par son haut-de-chausses et ses bottes ajustés.

Il la rejoignit en enjambant quelques vampires.

— Jas, la salua-t-il.

Il s’approcha d’elle par-derrière, et écarta la masse emmêlée de ses cheveux noirs pour suivre son regard. Il inspira le parfum d’aloès et de kaki de son shampooing.

— Monseigneur, dit-elle pour lui rendre son salut.

(Elle fronça le nez en inspirant à son tour son parfum.)

Tu as besoin d’un bain, ajouta-t-elle.

— Et si j’attendais la fin de la chasse de ce soir ? fit-il remarquer.

— C’est vrai, répondit-elle d’un air absent.

— Qu’y a-t-il à observer ce soir, Jasmine ?

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— En dehors de la paresse, de la luxure et de quelques autres péchés capitaux ? demanda-t-elle, haussant un sourcil amusé en direction des autres occupants de la pièce.

— Pour ça, tu regardes dans la mauvaise direction, railla-t-il, sachant très bien que Jasmine n’exprimait pas son ennui de la même façon que les autres membres de son peuple.

C’était une philosophe. Elle envisageait toujours des questions beaucoup plus profondes, qui dépassaient la simple satisfaction immédiate. À l’instar de son frère Horatio, qui l’avait élevée. Celui-ci avait décliné l’invitation à les accompagner en Angleterre. À vrai dire, Damien avait été surpris que Jasmine accepte de prendre sa place.

— Je scrute le futur, Damien, dit-elle doucement d’un ton qui, couplé à son regard perdu sur l’extérieur, le fit frissonner. Et il me semble que je sais pourquoi certains d’entre nous plongent dans le sommeil pendant plusieurs décennies.

— Pourquoi, Jasmine ? demanda-t-il, même si, après quelque quatre cents ans, il avait vécu assez longtemps pour découvrir la réponse par lui-même.

— Pour éviter de devenir fous, je crois. Soit d’ennui, soit parce que le tumulte de toutes ces espèces qui se mélangent sur cette planète peut se révéler si complexe.

Rien que d’y penser, cela m’épuise et me donne envie de dormir.

— Minou, tu n’as que cinquante-quatre ans. Sans vouloir t’insulter, tu n’es qu’une enfant. Tu es trop jeune 15

pour être aussi affamée de distractions, et beaucoup trop jeune pour t’inquiéter du sort de toutes les espèces entassées sur cette planète.

Il tendit la main pour repousser ses cheveux, embrassa tendrement sa joue de bébé et promena un doigt affectueux sur le côté de son visage à la peau jeune et parfaite. Comme tous les vampires, elle n’avait pas pris une ride depuis qu’elle avait atteint la maturité sexuelle dans sa vingtaine.

— Toutefois, si cela peut t’aider, je pense pouvoir t’offrir une bonne distraction au cas où tu en aurais besoin. Tu n’as qu’à demander.

— Observer cette affreuse femme pleine de taches de rousseur esquiver les hommes et les assassins ne corres­ pond pas à ma notion de l’amusement, répliqua-t-elle.

— Ah, mais j’ai de la suite dans les idées, chérie.

Damien sourit et se retourna vers les autres. Il s’éclaircit la voix pour attirer l’attention de tous. Certains d’entre eux se redressèrent même, pleins d’espoir.

— Mon passage à la cour a été plutôt fructueux. Il y a un peu d’agitation religieuse en France. Protestants et catholiques, et les idioties habituelles.

— Oh ! Est-ce qu’ils envoient des jeunes hommes ? demanda Jessica tout excitée.

— Il s’agit d’une armée ou juste d’une bande de rebelles ?

— Oui, Damien. Tu dois préciser ce que tu entends par « un peu », insista Lind.

— Disons simplement que ce peu est suffisant pour masquer notre arrivée et nos chasses pendant un bon 16

moment, répondit-il avec un petit rire. Nous partirons d’ici une semaine.

Le lendemain, en arrivant au palais, Damien apprit qu’Elizabeth était souffrante et qu’elle ne tiendrait pas cour ce soir-là. Le prince s’en inquiéta. Londres, même en hiver, était un terrain fertile pour de terribles fléaux et autres maladies traîtresses. Elizabeth Tudor ne lui avait pas paru d’une constitution fragile, ni même être disposée à s’aliter lorsqu’elle était malade. Elle était fougueuse et têtue ; c’était d’ailleurs la raison pour laquelle Damien l’appréciait autant.

Le prince prit l’initiative de s’introduire autrement dans les appartements de la reine après que Robert Dudley eut manifesté un peu trop d’empressement à le congédier. Damien aurait pu facilement l’influencer pour le faire changer d’avis, mais il s’était lassé de ce que Dudley croyait être un jeu de pouvoir.

Il progressa d’un pas assuré vers l’aile qui abritait les appartements privés d’Elizabeth. Il s’approcha suffisamment des murmures inquiets et des bruits de pas précipités autour de la chambre de la reine pour recueillir des informations ; il pourrait se faire une idée complète de la situation en percevant leurs paroles et en pénétrant leurs pensées. Une fois qu’il serait certain qu’Elizabeth souffrait d’une affection mineure et qu’elle se rétablirait rapidement, il partirait réunir son entourage pour rejoindre les champs de bataille en France, où un certain nombre de nouvelles distractions les attendaient.

17

Il ne lui fallut qu’un moment pour comprendre qu’Elizabeth n’allait pas se rétablir. En fait, elle allait probablement trépasser avant la fin de la nuit.

Elle avait contracté la terrible variole.

Fichue maladie mortelle, pensa Damien avec rage.

Il s’écarta du mur contre lequel il était appuyé et traversa rapidement la pièce. Personne ne l’arrêta car nul n’était même conscient de sa présence. Il entra dans la chambre de Bess et se dirigea vers son lit, écartant les rideaux d’un geste impatient. Il baissa les yeux sur elle et fronça les sourcils, furieux et dégoûté. Elle paraissait faible, si mortellement pâle… On aurait pu croire qu’il ne s’agissait pas de la femme qui avait ri, dansé et flirté avec lui la nuit précédente.

Deux femmes veillaient assises tout près du lit et Damien se tourna vers elles. Il les tint chacune à son tour par le menton pendant un court instant, rivant un regard dur dans leurs yeux jusqu’à ce qu’il ait suffi­ samment manipulé leurs pensées et leurs perceptions.

Puis il se tourna de nouveau vers Bess, s’appuya d’un genou sur le lit et la redressa contre son torse. Elle s’affala contre lui telle une poupée de porcelaine flasque et il repoussa l’enchevêtrement de boucles rousses qui recouvrait son cou.

Puis il rejeta brièvement la tête en arrière, le temps que ses crocs jaillissent de sa bouche avec une redoutable lueur aiguisée, et il les planta dans la gorge de la jeune reine d’Angleterre.

Le prince vampire sentit le sang, brûlant de fièvre, lui inonder la langue. Il n’avait pas encore chassé, 18

de telle sorte qu’il ressentit le plaisir immédiat lié à l’assouvissement de la faim qui accompagnait toujours la première gorgée de sang d’une proie.

En dépit de son état et de sa fièvre, Elizabeth réagit à son intrusion. Elle protesta doucement, tendant aveuglé­ ment la main pour agripper le bras qui lui enserrait les côtes sous la poitrine. Il ne put pas ignorer la caresse des doigts de la reine sur son bras, ni les contorsions de son corps contre son torse et ses cuisses. Cette stimulation accrut son plaisir, à la façon dont la sensualité de ses proies s’exprimait toujours lorsqu’il s’en nourrissait.

Seules la peur ou la colère – ou une autre de ces émotions qui accroissent le flux épicé d’adrénaline chez un humain – auraient pu rendre cela encore plus doux.

Puisqu’elle était déjà faible, il ne but pas à satiété.

Loin de là. Mais il garda la bouche sur la plaie qu’il avait causée. Le pouls de la carotide battait follement contre sa langue, le sang qui y circulait charriant les effets de sa deuxième morsure, ses crocs lui inoculant les agents coagulants qu’ils contenaient, tout comme les crocs d’un serpent libéraient le venin.

Mais à la différence du venin, ceci ne ferait pas le moindre mal à Elizabeth.

Au contraire. Quelque part, mélangé aux coagulants qui empêcheraient le sang de s’écouler de la blessure dès qu’il s’écarterait de son cou, se trouvait l’anticorps dont elle aurait besoin pour repousser l’envahisseur qui menaçait sa vie.

Peu de vampires étaient suffisamment âgés ou puissants pour aspirer une infection aussi grave et 19

complexe que la variole. Toutefois, ceux qui comme Damien étaient assez forts pour cela avaient la capacité de deviner et de localiser l’agent pathogène, de l’extraire des cellules ravagées par la maladie et de faire en sorte que leur système immunitaire produise l’anticorps nécessaire. Ce n’était pas chose aisée, et les vampires qui n’étaient pas de taille pouvaient facilement s’empoi­ sonner eux-mêmes avec la maladie. Heureusement, ils sentaient la présence de celle-ci dans leur proie avant d’en être affectés.

En récompense pour avoir pris le risque de soigner une maladie, ils acquéraient une mémoire pathologique qui s’ajoutait à des centaines d’autres et était incorporée dans le coagulant inoculé à la proie en fin de repas.

Damien s’était déjà nourri sur une victime de variole, ce qui avait permis à son organisme de créer l’anticorps dont Elizabeth allait à présent bénéficier. Il ne s’était pas nourri de cette dernière car il avait faim. Cela avait juste constitué un petit à-côté.

Il s’était nourri d’elle pour l’aider à guérir.

Damien s’écarta de la reine et la reposa délicatement au milieu d’une profusion d’oreillers en plumes. Il aperçut une goutte de sang solitaire sur son pouce, et s’arrêta le temps de lécher le précieux liquide.

Sa morsure ne constituait pas un remède miracle, mais elle allait fournir un atout considérable au système immunitaire d’Elizabeth. La reine était solide, c’était une battante. Elle allait se rétablir. Cela demanderait juste un peu de temps.

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Damien allait partir pour la France, festoyer avec les siens sur les champs de bataille et revenir plus tard, en espĂŠrant la retrouver vivante, en bonne santĂŠ et ravie de le revoir.

Chapitre premier

San José, Californie, de nos jours

D

amien releva soudain la tête, car il avait l’impression que quelqu’un se trouvait tout près de lui. Ce brusque mouvement envoya la tresse à la base de sa nuque fouetter sa gorge.

La lune n’était pas visible ce soir, et l’on aurait dit qu’une épaisse couverture de velours suffoquant recouvrait les alentours. De quoi donner aux plus faibles l’envie de prendre leurs jambes à leur cou. Même la lueur des quelques réverbères fortement espacés dans cette banlieue californienne semblait impuissante à pénétrer les ténèbres.

Cependant, la nuit ne dérangeait pas Damien. Bien au contraire. Elle constituait son habitat naturel, tous ses sens étant adaptés pour fonctionner au mieux dans les replis de l’obscurité. Malgré tout, il sentit le souffle d’un frisson étranger le long de sa nuque tandis que cette nouvelle présence se glissait dans le périmètre de sa perception.

Il recula un peu plus dans les ombres protectrices du feuillage, sachant que celui qui se dirigeait vers lui 23

de manière aussi rusée n’était pas un être humain. Les humains étaient incapables de défier ses sens au point de se rapprocher de lui sans qu’il décèle leur présence. Le prince vampire en était donc réduit à se demander qui, ou ce qui, le suivait aussi habilement.

Il devait d’abord déterminer s’il s’agissait d’une filature accidentelle ou intentionnelle. Il expira, plus par habitude que par nécessité, et secoua la tête, un instant perturbé.

Cette nuit, il avait juste eu l’intention de se lancer dans une bonne chasse avant de rentrer tranquillement chez lui. Néanmoins, pour profiter de cette sorte de quiétude, songea-t-il, il fallait ne pas avoir d’ennemis.

Malheureusement, les vampires en avaient beaucoup.

Et, en règle générale, le prince de tous les vampires en comptait dix fois plus que les autres. Indépendamment de la politique extérieure, et du nombre d’humains enquiquinants ou de Nocturnes fauteurs de troubles, les vampires avaient une affreuse tendance à se conformer à la loi du plus fort. Même si la plupart évitaient de se mesurer à Damien, il s’en trouvait toujours un pour surestimer sa capacité à déposséder le souverain vampire de son trône. La sélection naturelle était au centre des préoccupations de leur monde. Appliquée au trône, elle désignait celui qui dirigerait leur espèce.

Il était bien placé pour le savoir, pensa-t-il avec un demi-sourire qui fit luire ses crocs. Plusieurs siècles auparavant, il avait défait le précédent monarque pour accéder à la fonction princière.

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Mais son prédécesseur avait été un imbécile, songeat-il en se contentant d’attendre que son poursuivant le rattrape, et il avait plutôt mérité de se faire décapiter.

Il aiguisa ses sens, transformant le chasseur en proie, et détermina qu’il n’était pas suivi par un vampire. Il lui suffit pour cela de faire basculer les petites membranes dissimulées dans ses yeux. Celles-ci lui permettaient de visualiser une brillante aura fluorescente dont l’intensité variait avec la quantité de chaleur émise par un corps.

Même si les vampires n’avaient pas à proprement parler de circulation sanguine naturelle, ils conservaient entre les repas la chaleur du sang de leurs victimes ; ils étaient même en mesure de maintenir raisonnablement leur température, à condition qu’ils se nourrissent toutes les vingt-quatre heures. Ce système avait un inconvé­ nient : les extrémités, telles que les doigts et les orteils, perdaient plus rapidement cette chaleur artificielle. Par conséquent, à cette heure précoce de la nuit, un vampire qui n’aurait pas encore chassé aurait l’apparence d’une cible aux yeux de Damien. Le cœur et la poitrine seraient les zones les plus brûlantes, diffusant une chaleur incandescente, tandis que, par cercles concentriques, cette luminosité s’atténuerait pour devenir rouge, puis orange et rose, jusqu’à ce qu’il soit presque impossible de deviner l’emplacement des mains et des pieds avec la vision infrarouge, tant ils se confondraient avec la température ambiante.

Un vampire qui aurait déjà chassé serait d’un rouge uniforme, à la différence d’un humain, qui était une succession changeante de taches blanches, rouges et 25

écarlates. Le niveau de chaleur des humains variait sans cesse, en réponse aux mouvements, aux efforts, à la maladie ou à l’excitation, et le corps humain avait besoin d’un certain temps pour compenser ces modifi­ cations et les neutraliser partiellement. Néanmoins, ceux dont le regard et les aptitudes étaient les plus affûtés pouvaient facilement, après un ou deux siècles d’entraînement, faire la différence entre un vampire tout rouge et un mortel.

La silhouette qui le pistait n’était donc ni celle d’un humain, ni celle d’un vampire, conclut-il. Toutefois, cela pouvait être un Nocturne capable de simuler le niveau de température corporelle désiré, ou alors un démon. Il était notoire que les démons avaient une température corporelle inférieure de quelques degrés à celle de la plupart des espèces bipèdes qui arpentaient la planète. Ce qui était le cas du corps qui se tenait tapi dans l’ombre tout près de lui.

Les Nocturnes ne vivaient que la nuit, afin d’éviter une curieuse multiplicité d’effets néfastes causés par le soleil. Parmi ces espèces, les démons étaient, à une exception près, les moins susceptibles de chercher noise au prince vampire ou de constituer une menace pour lui.

Réputés pour leur moralité et leur discrétion, les démons se concentraient sur eux-mêmes et s’appliquaient à faire régner l’ordre chez eux ; ils étaient très peu enclins à s’aventurer ailleurs pour aller semer la discorde.

En temps normal.

Les troubles récents ouvraient la porte à toutes les éventualités.

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Bien entendu, il pouvait s’agir d’un membre du peuple des ombres. Ces escrocs sournois étaient les maîtres du camouflage. Ils étaient l’équivalent des caméléons chez les Nocturnes. Ils représentaient aussi une sacrée épine dans le pied, songea Damien. Ils n’avaient pour ainsi dire aucune organisation politique, et erraient en clans ou en groupes religieux, provoquant assez régulièrement plus que leur part de dégâts et de troubles. Ils se comportaient comme des enfants sauvages, harcelant les autres Nocturnes, se bagarrant entre eux et avec les étrangers, semant la pagaille parmi les mortels comme s’ils s’amusaient avec des jouets et des poupées.

Non pas que Damien ne voie pas l’intérêt de tout cela. Il avait suffisamment semé la pagaille chez les humains et les autres dans sa jeunesse.

En fait, peut-être que « jeunesse » était trop indulgent.

Pour être honnête, il était toujours assez facilement disposé à jouer avec les nerfs des espèces autour de lui, s’il en ressentait l’envie. Il gloussa intérieurement à cette pensée. Gideon, un de ses vieux amis démon, l’avait une fois accusé d’être un fouineur cosmique. Ce n’était pas tellement éloigné de la vérité.

Avant que Damien s’accorde le luxe de penser que le démon qui le suivait était un ami, il lui fallait inverser le sens de la chasse et surprendre son gibier. S’il traînassait davantage dans ces buissons, celui qui le filait allait comprendre que Damien se savait suivi.

Contre toute attente, l’ombre quitta soudain son abri et se dirigea droit sur lui.

L’approche frontale.

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Ce qui pouvait signifier deux choses. Soit une incroyable stupidité, soit une témérité sans bornes. En repassant à la vision normale, il distingua la silhouette qui s’approchait et comprit que la seconde option était la bonne.

— Noah, dit-il en quittant lui aussi les ténèbres pour s’avancer vers le roi démon.

Noah esquissa un léger sourire, et tendit la main pour aller vigoureusement secouer celle que Damien lui avait aussitôt offerte. Les pieds rivés au sol, les deux monarques se dévisagèrent ensuite d’un regard vif et expert.

— Qu’est-ce qui t’amène sur mes terres de chasse, si loin de chez toi ? demanda Damien, allant droit au but.

Les possessions de Noah en Angleterre se trouvaient loin de la Californie, le territoire que Damien considérait actuellement comme le sien. Le roi ne pouvait pas non plus prétendre qu’il ne faisait que passer, car les démons étaient rares aux États-Unis. Toutefois, ils n’étaient pas ennemis ; d’ailleurs, Damien avait posé la question avant, plutôt qu’après avoir essayé de le tuer.

Les vampires étaient aussi très territoriaux.

— On va dire que c’est pour les affaires, répondit Noah d’un ton agréable. Je m’excuse de débarquer à l’heure du repas.

Damien balaya ces propos d’un bref mouvement de ses longs doigts ; au passage, l’énorme rubis de la bague qu’il avait à son majeur adressa un clin d’œil au roi démon.

— C’est sans importance. Je n’avais pas encore trouvé de proie.

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— Il me semblait bien, répliqua Noah.

Le roi démon était un démon de feu. Chaque démon possédait un pouvoir et une affinité relatifs à certains éléments du monde naturel qui les entourait et les habitait. Le feu était évidemment le plus volatil et le plus impressionnant de ces éléments. En conséquence, Noah ressentait les schémas d’énergie et, après avoir vécu plus de sept siècles, avait suffisamment d’expérience pour savoir si Damien avait trouvé de quoi s’alimenter ce soir.

Noah avait acquis son trône sensiblement de la même façon que Damien, excepté qu’on l’avait élu en raison de sa puissance et de ses aptitudes évidentes à être le chef des démons. Il avait toutefois fallu attendre le décès du roi démon précédent. De mort naturelle qui plus est, car il était très mal vu que les démons se battent l’un contre l’autre ou s’entre-tuent. Même si, puisqu’ils étaient fondamentalement immortels, la mort d’un Nocturne était souvent très peu naturelle.

En fait, cela se terminait le plus souvent par une forme ou une autre d’homicide. Dans leur culture, cependant, il était improbable qu’un démon soit élu roi juste après avoir assassiné son prédécesseur. Les démons considéraient le meurtre de leurs monarques comme un affront terrible.

Noah ne pourrait jamais non plus être démis de ses fonctions. Même si le Grand Conseil l’avait élu, ses membres ne pouvaient pas changer d’avis. Seule la mort de Noah leur permettrait de le remplacer. En des temps moins civilisés, être roi démon constituait une occupation à risques. Surtout si le Grand Conseil 29

estimait s’être trompé et tentait d’assassiner le monarque en place.

Cela dit, aucune espèce de Nocturne ne pouvait prétendre être tout à fait civilisée. Damien en était persuadé.

— Alors quelles sont ces affaires qui t’amènent ici ? s’enquit Damien, en invitant de la même main baguée le roi démon à marcher à son côté.

Ils se trouvaient dans un petit quartier pittoresque de la banlieue de San José ; autour d’eux, les rangées de maisons étaient calmes et obscures, situées en retrait de pelouses parfaitement entretenues et de petits trottoirs proprets.

— La bibliothèque.

De nouveau, il n’y était pas allé par quatre chemins.

Damien appréciait ce trait de caractère des démons. Ils ne s’adonnaient pas aux jeux sociaux, sauf si cela servait un objectif hors du commun.

— Oui. La bibliothèque. Je n’ai pas oublié, dit le prince. Que veux-tu ?

— Certains de vos érudits, pour être franc. Nous n’avons aucune intention de garder pour nous les mystères de cette bibliothèque secrète des Nocturnes.

Il s’agit de toute évidence d’une collection universelle de nombreux récits historiques relatifs aux Nocturnes.

Nous n’y sommes pas retournés depuis que nous l’avons découverte dans ces cavernes sur le territoire lycanthrope. Pas plus qu’aucun membre du peuple de Siena, ajouta Noah.

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Il esquissa un léger sourire en mentionnant le nom de la reine lycanthrope qui venait d’épouser le commandant de ses propres forces armées. Elijah, le capitaine des guerriers démons, bénéficiait manifestement de la bienveillance de son souverain.

— Nous… c’est-à-dire Siena et moi, avons décidé, par loyauté, de vous inviter à vous joindre à nous quand nous enverrons nos érudits étudier la signification de cet endroit. Puisque aucun de nous n’a jamais rien vu de semblable auparavant et que toutes les langues de toutes les espèces de Nocturnes sont manifestement représen­ tées, tous les Nocturnes devraient avoir l’opportunité d’étudier cet endroit. À armes égales.

— C’est très honnête de votre part. Mais je ne t’apprends rien en te signalant que nous ne sommes pas vraiment des érudits. En dehors de notre structure politique rapprochée et de ma cour assez restreinte, nous sommes une nation de tribus. Nous voyageons en petites meutes indépendantes en nous préoccupant surtout de nous nourrir, d’éviter les chasseurs humains, et (Damien adressa un sourire carnassier à Noah) de rechercher les plaisirs sensuels. Tout ce que nous ne pouvons pas consommer, tuer ou utiliser pour nous divertir ne nous intéresse pas.

Noah éclata de rire. Cette description pouvait plus ou moins convenir à toutes les espèces de Nocturnes.

Toutefois, le roi démon n’ignorait pas que les vampires en étaient le stéréotype parfait. Il était effrayant d’être témoin de l’ennui d’un vampire. S’il ne se distrayait pas ou ne s’amusait pas, il avait tendance à provoquer pas mal 31

de remous. Cela dit, Damien savait s’y prendre pour faire régner l’ordre dans son espèce. Les débordements étaient à présent rares et limités, ce qui n’avait pas toujours été le cas par le passé. Évidemment, Damien avait aussi mûri et cessé de jeter son peuple dans la mêlée, ceci pouvant expliquer cela.

— Si je t’envoie quelqu’un qui est intéressé, déclara lentement Damien, il aura sans aucun doute des motiva­ tions personnelles par la suite. Il considérera peut-être cette étrange bibliothèque comme un moyen de s’emparer du pouvoir. Un vampire n’aime rien tant que prendre le pouvoir. Et si j’envoie quelqu’un qui n’est pas intéressé, cet endroit deviendra à coup sûr un repaire de vampires jusqu’à en perdre son charme. Ils ne feraient que vous gêner. Non, il vaut mieux que vous nous communiquiez toutes les informations pertinentes. Les érudits démons et lycanthropes sont plus indiqués pour ce genre de tâches.

— Je m’attendais à cette réponse, mais je préférais m’en assurer. Je m’étonne que tu ne témoignes aucun intérêt personnel.

— Au contraire, le détrompa Damien. Je suis dévoré de curiosité. Les implications d’une bibliothèque commune contenant des livres écrits dans une telle diversité de langues de Nocturnes sont fascinantes. Le plus surprenant est déjà que nos espèces aient réussi à rester assez longtemps dans la même pièce pour envisager de bâtir un tel lieu, sans parler de le doter aussi richement qu’il l’était quand nous l’avons découvert. Ça évoque d’étranges récits d’un passé si lointain que, même nous qui vivons depuis si longtemps, nous ne pouvons nous 32

souvenir de leurs origines. Ça pourrait même suggérer que nous autres Nocturnes avons peut-être plus en commun que nous ne l’aurions imaginé. Ça ouvre aussi la possibilité d’emmerder quelques-uns des puristes élitistes que chacune de nos espèces semble compter dans ses rangs, arrogants connards aux idées préconçues que nous sommes. Ça va semer la pagaille.

— Et je sais combien tu apprécies la pagaille, fit remarquer Noah d’un air ironique.

— Tout à fait, j’en conviens, gloussa Damien. Je suis certain que l’on me verra de temps en temps fouiner autour de vos spécialistes. Sinon, je demanderai à Horatio d’assister à vos réunions et à la communication de vos découvertes. Il me fera ses rapports.

— Horatio ? (Cette fois, Noah rit.) En voilà un étudiant improbable. Les diplomates font de piètres érudits. Parfois, l’histoire et les archives s’avèrent trop factuelles pour eux. Trop biaisées. Ils préfèrent laisser trop de bénéfice au doute. Tout serait propagande aux yeux d’Horatio.

— Il n’empêche qu’il fait déjà partie des meubles de ta cour. Cela facilitera les choses. Et puis il y a aussi Kelsey. Elle s’adonne aux délices de la cour de Siena pour l’instant. Entre ces deux vampires et mes apparitions occasionnelles, je suppose que je pourrai me faire une bonne idée de ce qui se passe réellement.

— Fort bien, concéda Noah. Mais préviens-moi si tu changes d’avis.

— Ça m’arrive rarement.

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— Je le sais, dit Noah. (Il s’arrêta et ils se serrèrent la main pour se dire au revoir.) Merci pour ton temps, Damien. J’espère que tu viendras à la cérémonie ?

— Quand ta sœur doit-elle accoucher ?

— Dans un mois ou deux. Normalement, une démone va jusqu’à un terme de treize mois, mais Gideon sent que son fils est pressé de montrer sa tête. De plus, Magdelegna attend avec impatience la fin de sa grossesse, alors je suis sûr que je serai bientôt de nouveau oncle.

— Transmets-lui mes meilleurs vœux. J’attendrai avec impatience que Horatio m’annonce la naissance.

Noah hocha la tête, recula et, en une seconde, se transforma en une colonne de fumée qui conserva quelques instants la forme du grand mâle aux larges épaules avant de s’étirer vers le ciel où elle disparut dans la nuit. À l’aide de ses autres sens, Damien suivit brièvement le départ du roi démon avant de reporter son attention sur la recherche de son dîner.

Syreena heurta le sol avec un grognement sourd, l’impact de son atterrissage et son expiration profonde firent voler un nuage de poussière qui, à son inspiration suivante, pénétra immédiatement dans ses poumons.

Elle toussa, cracha du sang, puis se redressa sur les mains afin de lancer un regard furieux à celui qui l’avait frappée.

En fait, à ceux.

La Triade.

Et elle les avait salement contrariés.

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— Levez-vous, mon enfant, lui ordonna l’une des silhouettes vêtues de robes, celle qui se tenait au milieu.

Elle obéit, ramenant ses fines jambes sous elle afin de pouvoir prendre appui sur le sol poussiéreux. Elle rejeta les cheveux en arrière, le gris métallique et le brun léger se mêlèrent un instant en un enchevêtrement bicolore avant de se répartir en pans uniformes de chaque côté de la tête. Ils se séparaient à la perfection, une coupe raide d’un côté, des plumes douces de l’autre. Ses yeux lançaient des éclairs de colère. Eux aussi étaient de deux couleurs différentes, l’un gris, l’autre brun ; cependant, et de façon déconcertante, ils se trouvaient à l’opposé des cheveux assortis à leur teinte. On aurait dit un arlequin, à la fois étrange et inquiétante, et littéralement troublante lorsqu’elle était indignée.

— Je ne suis pas une enfant, rétorqua-t-elle, bravant la peur de La Triade que l’on avait instillée en elle depuis son plus jeune âge. Je ne m’excuserai pas pour mes actes, ni maintenant, ni jamais, et ce même si vous me réduisez en bouillie. Vous feriez mieux de vous y faire.

— Votre insubordination est inexcusable, Syreena.

Elle est contraire à votre éducation.

— Je sais comment j’ai été éduquée, aboya-t-elle en retour, crachant de nouveau avant de se passer le dos de la main sur les lèvres. Je ne suis plus redevable envers La Fierté, Silas, et ce depuis quinze ans. Rappelez-vous, c’est vous qui m’avez rejetée, qui m’avez chassée pour m’envoyer au service de ma sœur à la cour des lycanthropes.

— Nous ne vous avons pas rejetée, Syreena, mais réaffectée. De tous temps et partout dans le monde, 35

les moines de La Fierté ont servi de deux côtés à la fois.

Pourquoi faut-il que ce soit l’un ou l’autre avec vous ?

Vous êtes moine et vous êtes la conseillère de la reine.

— Et je suis une princesse, leur rappela-t-elle. Un membre de la famille royale. Même si, à l’occasion, ma sœur s’en remet à votre sagesse et à vos protocoles, elle règne sur vous comme sur n’importe quel lycanthrope.

Ce pouvoir est aussi le mien désormais. Vous m’aviez dit qu’il était temps d’endosser mon manteau royal, et voilà que vous me punissez pour l’avoir fait !

— Nous vous punissons, répliqua la silhouette de gauche, parce que vous avez attaqué l’un de vos frères sans raison.

— Cet imbécile prétentieux a osé douter de la survie de ma sœur alors qu’elle était aux portes de la mort.

Elle souffrait d’un terrible empoisonnement au soleil, suffoquant comme si chaque souffle était son dernier, et il l’a insultée, en dénigrant ses efforts de paix, une paix pour laquelle elle aurait sacrifié sa vie ! Je serais prête à le refaire, et je le referai si quiconque…

— Personne ne pose la main sur un membre de La Fierté ! éructa Silas, dévoilant une première brèche dans le calme qu’il avait affiché depuis le début de l’incident.

— Oh, et qu’est-ce que vous venez de faire à l’instant ? contra-t-elle. « Faites ce que je dis, et pas ce que je fais ? » Cela marchait peut-être quand j’étais enfant, mais je suis adulte à présent. Une adulte expérimentée… merci, votre enseignement m’a été profitable. Je vous préviens, Silas, si vous levez encore une fois la main sur moi, vous allez faire connaissance avec ce que j’ai refréné tout au 36

long de ces années d’apprentissage, comme Konini et Hendor l’ont découvert après avoir manqué de respect à ma famille en la décriant. Vous avez dit ce que vous aviez à dire. Montrez-vous satisfait et passez votre chemin.

Vous ne me ferez pas plier cette fois. Cela n’arrivera plus. C’est terminé.

La princesse ne lançait pas de menace en l’air.

Silas était parfaitement conscient de ce dont elle était capable, et tout aussi conscient qu’il ne savait pas tout d’elle. Personne d’autre que Syreena elle-même ne le saurait jamais, et qu’elle ait passé le dernier siècle sous la tutelle des meilleurs esprits et membres de La Fierté n’y changeait rien.

Syreena était une anomalie pour les lycanthropes.

Après avoir guéri d’une maladie d’enfance, elle avait subi de profondes mutations. À la puberté, elle était devenue une lycanthrope sans pareille.

Chaque lycanthrope disposait de trois formes.

L’apparence humaine, l’apparence de l’animal qui courait dans ses veines, et une combinaison des deux appelée « le garou ».

Syreena avait reçu deux incarnations supplémentaires : un second animal, sous ses formes normale et garou.

Cela la plaçait dans une position particulière. Personne ne savait vraiment jusqu’où allaient ses aptitudes.

Personne d’autre qu’elle-même. Tous étaient intrigués, voire attirés, mais nul n’avait vraiment envie de la pousser jusque dans ses derniers retranchements.

Même si les moines de La Triade étaient les plus puissants et les plus redoutés de La Fierté, Syreena ne 37

fut pas étonnée de les voir céder. Silas tourna le dos dans un silence fâché et quitta la salle de discipline, les deux autres lui emboîtant le pas sans un mot.

Syreena expira, frustrée et furieuse. Elle n’était pas réputée pour son tempérament, mais cela ne voulait pas dire qu’elle en était dépourvue. En fait, elle venait d’une famille au caractère bien trempé. Seuls l’enseignement qu’elle avait reçu et la méditation lui avaient permis d’échapper aux infâmes tendances guerrières de sa lignée.

Pour être honnête, sa sœur y avait aussi échappé. Siena avait même une réputation de médiatrice. Naturellement, il y avait une nette différence entre la politique de Siena et sa personnalité. La meilleure preuve en était qu’elle avait choisi un authentique guerrier pour mari.

Syreena resta dans la salle souterraine du monastère, à faire les cent pas afin d’évacuer un peu son énergie émotionnelle. À vrai dire, cette tentative de la faire rentrer dans le rang n’était pas tout à fait inattendue. Puisqu’elle avait failli étrangler les deux moines qui avaient osé la contredire et contrecarrer la volonté de sa sœur, c’était couru d’avance. Quiconque menaçait un membre de La Fierté s’exposait au blâme, et cela valait même pour Siena.

Ce qui ne signifiait pas que cette dernière s’y pliait.

Elle n’aurait certainement pas permis à Silas de la frapper, s’il avait été assez fou pour oser le faire. Mais à leurs yeux Syreena n’était qu’une jeune princesse, héritière du trône jusqu’au jour où Siena mettrait son premier enfant au monde. Par conséquent, et cela l’exaspérait au plus haut point, ils ne la considéraient pas de la même façon, ni avec la même estime.

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Ils n’avaient même pas l’air de se soucier qu’elle possède les facultés pour un jour devenir membre de La Triade.

Elle ne l’avait jamais manifesté ouvertement, mais cela lui tapait réellement sur les nerfs.

Elle marmonna un juron dans sa langue maternelle, et ramena ses cheveux sur le dessus, de façon à ne laisser que la face brune apparente. Elle secoua la tête et en un clin d’œil, des plumes remplacèrent ses cheveux, et ses vêtements tombèrent au sol, abandonnés, tandis qu’un faucon pèlerin prenait son envol.

Syreena traversa à tire-d’aile les souterrains du monas­ tère pour rejoindre le rez-de-chaussée. De là, elle franchit rapidement une entrée, laissant en quelques minutes La Fierté derrière elle.

Siena tourna la tête en entendant un battement d’ailes.

Elle regarda du coin de l’œil le faucon familier fondre dans sa salle de prières et se transformer instantanément, atterrissant sur des pieds plutôt que des serres. La reine des lycanthropes se releva de sa méditation à genoux, marquant une courte pause pour secouer et remettre en place la robe légère qu’elle portait.

Syreena se tenait nue sous sa forme humaine, observant sa sœur, dont les longues boucles blondes dissimulaient bien mieux les attributs de son magni­ fique corps que le simple bout de tissu qui lui servait de vêtement. La nudité ne les gênait nullement, ni l’une ni l’autre, à l’instar de tous ceux de leur espèce. Un lycanthrope ne pouvait pas changer de forme dans des 39

vêtements étriqués, de sorte qu’ils étaient vêtus de trois fois rien. Ils pouvaient ainsi facilement se débarrasser de ce qu’ils portaient, juste avant, ou pendant, la transformation.

— Comment cela s’est-il passé ?

Syreena n’avait pas averti Siena que La Fierté l’avait sommée de venir, mais elle n’était pas surprise que sa sœur l’ait appris. Elle était reine après tout.

— Disons qu’ils ne sont pas près de m’inviter à prendre le thé, répondit Syreena avec désinvolture, adressant un demi-sourire entendu à sa sœur.

Les sœurs étaient aussi différentes que possible, du moins dans leur apparence physique. Là où Siena était grande et sculptée comme une voluptueuse amazone, Syreena était petite, mince et souvent considérée comme svelte. Là où Siena avait les cheveux blond platine, la peau dorée et une beauté attirante, Syreena avait davantage l’air d’un chat multicolore rusé avec ses cheveux à deux teintes et ses yeux vairons asymétriques. Siena avait vécu au milieu des intrigues de palais, libre de se mêler aux autres espèces de Nocturnes. Syreena avait grandi au monastère, recluse et éloignée du monde dès que l’on avait compris à quel point elle était différente.

Non pas qu’elle ait été rejetée ni bannie. Bien au contraire. Elle avait fait l’objet de toutes les attentions.

Les lycanthropes adoraient les mutations, en particulier lorsqu’elles étaient aussi puissantes que la sienne. On l’avait envoyée à La Fierté non seulement pour la former et l’éduquer, mais aussi pour la protéger de ceux qui auraient pu envisager de l’utiliser comme arme pour 40

s’emparer du pouvoir. Plus précisément du trône que son père avait occupé jusqu’à il y avait à peine quinze ans et auquel Siena avait accédé à sa mort. Siena avait demandé le jour même que Syreena revienne auprès d’elle, l’arrachant à son existence protégée afin qu’elle puisse tenir son rang d’héritière et mettre ses facultés au service d’une fonction de diplomate et de première conseillère de la reine.

Lorsque la princesse était revenue au château, elles étaient de véritables inconnues l’une pour l’autre, et ce malgré leurs continuels échanges de courrier tout au long du siècle qu’elles avaient passé séparées. Même si Syreena s’était de prime abord sentie comme une étrangère, on aurait dit qu’il avait suffi à Siena d’activer un interrupteur mental pour se transformer aussitôt en grande sœur aimante et maternelle.

Syreena n’avait eu aucune peine à l’aimer en retour, ce qui la déconcertait encore. Certes, les moines l’avaient accompagnée et avaient pris soin d’elle, mais ils n’étaient pas réputés pour leurs débordements d’affection ou d’émotion. Elle ne s’était pas aperçue qu’elle était capable d’amour jusqu’à ce que Siena lui ouvre si spontanément son cœur.

— J’espère qu’ils n’ont pas commis l’imprudence de se montrer trop durs avec toi, dit Siena songeuse, s’accroupissant un instant pour éteindre l’encens qu’elle avait fait brûler pour ses prières.

— Si tu fais allusion à ma lèvre tuméfiée, je ne m’inquiéterais pas pour ça. (Syreena toucha la zone enflée et haussa les épaules de façon prosaïque.) Le bec 41

est un peu trop souple lorsque je vire dans une forte brise ou dans une ascendance thermique, mais sinon ça n’est pas gênant.

— Je déteste savoir qu’on t’a frappée, répondit Siena, en se rapprochant pour inspecter brièvement le corps de sa sœur qui ne présentait pas d’autres séquelles. On devrait te témoigner le même respect qu’à moi.

— Je le leur ai rappelé. (Syreena gloussa, ses yeux vairons pétillant de malice.) Si les membres de La Triade avaient quelque chose sous leur robe, ça se saurait. À cette remarque, Siena éclata bruyamment de rire.

Syreena était une étudiante tellement rangée, si respec­ tueuse de l’éducation reçue et de toutes les leçons qu’elle avait apprises au monastère, qu’il s’agissait là d’une saillie exceptionnellement irrévérencieuse.

— Alors, je redoute de te demander une faveur.

Siena n’était pas du genre à tergiverser, et Syreena plissa ses yeux vairons en dévisageant sa sœur.

— Demande toujours, dit-elle.

— J’aimerais que tu fasses partie des érudits qui vont se rendre à la bibliothèque. La plupart d’entre eux seront, évidemment, des moines de La Fierté. Néanmoins, puisque tu as un pied au monastère et l’autre à la cour, tu constitues mon choix idéal pour combler le fossé entre ces deux intérêts opposés. Tu témoigneras du respect pour l’étude et la tradition religieuse qui plaît tant à La Fierté, tout en ne perdant pas de vue mes intérêts qui, je le sais, te tiennent à cœur.

— Rien de plus facile, répondit Syreena en levant les yeux au ciel d’un air théâtral.

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— À mon avis, tout ce qui touchera de près ou de loin à la bibliothèque des Nocturnes n’aura jamais rien de facile, fit remarquer la reine, en fronçant les sourcils.

Il y a une autre raison pour laquelle je souhaite t’envoyer là-bas.

— Une raison, j’imagine, qui n’est pas étrangère à mon aptitude à généralement prendre le dessus dans un combat, avança Syreena pleine d’espoir.

— Je sais que tous les moines de La Fierté sont capables de se battre, même si c’est normalement surtout pour se protéger, eux et leurs intérêts. Je ne m’inquiète pas pour leur sécurité, car ils sont tous en mesure d’en prendre soin. Je sais aussi que tu es plutôt de nature pacifiste que guerrière, je l’ai découvert au cours de ces quinze dernières années. Si l’on excepte, bien entendu, ce qui vient de se passer à cause de moi.

— Bien entendu, approuva Syreena, en adressant un sourire malicieux à sa sœur.

— Malgré tout, je ne dois pas oublier que nous avons été contraints de détruire un campement de nécromanciens, de chasseurs et de traîtres démons qui se trouvait à peine à un peu plus d’une trentaine de mètres de la caverne où se situe la bibliothèque. De plus, celle-ci se trouve sur notre territoire et nous accueillerons d’autres Nocturnes qui participeront à cette quête de la connaissance. J’ai besoin de quelqu’un qui les a déjà côtoyés, quelqu’un qui tiendra compte de leur sécurité et de leur bien-être. Je ne peux pas envisager d’y poster des militaires. Après autant de siècles de guerre, la paix entre les démons et les lycanthropes est bien trop récente, 43

et nous autres Nocturnes tendons à avoir la mémoire très longue. Même si les démons en question seront des érudits, les risques que dérape une situation aussi explosive sont loin d’être négligeables. » De plus, nous n’avons aucune idée du type d’infor­ mations que livrera la bibliothèque. Des questions pourraient être soulevées, qui transformeraient ce débat entre érudits en lutte mortelle. Il y a simplement trop d’inconnues, hors de notre contrôle. Selon moi, tu es la seule qui aura la force et, clairement, la témérité nécessaires pour tenir tête aux individus de tous bords.

Tu ne crains pas La Fierté, ce qui est rare. Je reconnais que même moi je ne peux me prévaloir entièrement d’un tel courage. Tu n’as pas d’a priori négatif sur les démons, et tu es pleinement consciente de mon désir de préserver la paix avec eux. Tu as toujours défendu et promu mes visées politiques. Et puis tu ne crains pas les démons. » Ce que je veux dire, poursuivit-elle après avoir pris une inspiration, c’est que tu es la personne tout indiquée pour me représenter là-bas. J’ai confiance en toi et je te demande d’accepter cette mission.

— Je comprends, répondit Syreena avec un petit sourire rusé. À cette cour, je suis une princesse, mais je suis la reine pour ménager la chèvre et le chou.

— Tu dis cela comme si ton habileté à tenir compte des différentes facettes d’un problème était une mauvaise chose, protesta Siena, tout en se rapprochant afin de mieux étudier les traits de Syreena. J’ai découvert que c’était ton don le plus précieux.

— Oui, je sais, approuva Syreena avec calme.

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Le problème, c’était que tout le monde partageait cet avis. Syreena était estimée et convoitée pour sa person­ nalité double et c’était réunir les deux qui constituait le vrai défi. Pas avec Siena, car Siena veillerait sur elle et la respecterait même s’il lui poussait vingt têtes, avec vingt personnalités correspondantes. En revanche, personne dans leur monde, pas même la reine, ne considérait Syreena comme un être à part entière. On la voyait toujours comme une bizarrerie à part entière.

On appréciait l’une ou l’autre de ses facettes, mais en dehors du caractère exceptionnel de cette combinaison, jamais les deux en même temps.

La cour se délectait de son caractère mystérieux. Les membres de La Fierté exploitaient le fait qu’ils avaient découvert ses nombreux talents incomparables en même temps qu’elle. Les moines voulaient la réduire en l’infantilisant, le peuple en la mariant pour qu’elle se reproduise.

Même Siena se rendait coupable de vouloir l’étiqueter et la ranger soigneusement dans une case bien définie de son étagère. La seule différence était que l’étagère de la reine était plus vaste que la plupart des autres, peut-être en mesure de s’adapter à l’inattendu. Le reste du monde lycanthrope admirait Syreena comme, par exemple, des humains admireraient un cheval sauvage qu’ils auraient capturé. Certes intelligent. Voire un peu dangereux. Un mélange de puissance et de beauté, destiné à être dompté afin que l’on puisse le monter et qu’il se reproduise pour prolonger sa lignée et sa supériorité génétique. Qu’il serve 45

scrupuleusement les causes des autres, sans jamais être autorisé à tout simplement choisir sa propre voie. À supposer qu’elle ait une voie personnelle. À vrai dire, Syreena ne savait même pas si elle en avait une à suivre. Elle ne savait pas si elle était un être à part entière, ou si elle était réduite à être deux moitiés plutôt qu’un tout.

— Syreena ?

— Hmm… ? (Elle leva les yeux, consciente qu’elle avait perdu le fil des paroles de sa sœur en suivant celui de ses propres pensées.) Je te demande pardon, tu disais ?

— Je te demandais si quelque chose te tracassait, répondit Siena, changeant de question au vol.

Elle avait repéré l’air renfrogné et la confusion sur les traits de sa sœur.

— Rien qui sorte de l’ordinaire, esquiva Syreena.

Elle rejeta la tête en arrière, comme si elle voulait secouer ses pensées en même temps que ses cheveux.

Siena ne fut pas dupe. La chevelure des lycanthropes était un appendice vivant, dans lequel le sang circulait, et qui était doté du sens du toucher et même de termi­ naisons nerveuses. Le mouvement de tête de Syreena était, pour les lycanthropes, l’équivalent culturel de se frotter ou se secouer la main, comme pour réprimer un frisson.

— Alors parle-moi de l’ordinaire, proposa Siena d’une voix douce.

Elle s’empara du bras de sa sœur pour l’entraîner dans les profondeurs des cavernes qui leur tenaient lieu de domicile royal.

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— Je me demandais juste si j’étais de taille à faire face à la tâche que tu veux me confier, répondit Syreena, ce qui était un demi-mensonge. Tu vas volontairement me placer dans des eaux potentiellement troubles. J’ai plutôt l’habitude d’éviter des situations conflictuelles aussi flagrantes. Je suis plus apte à te conseiller, et à t’envoyer, toi ou tes représentants, dans les querelles.

(Siena rit en réaction au gloussement triste de Syreena.)

Ce sera peut-être bénéfique, ajouta Syreena d’un ton un peu plus enjoué. Cela pourrait à l’avenir tempérer mes ardeurs à jeter les autres dans la gueule du loup.

— Voilà les paroles d’une vraie philosophe, toujours avide de nouvelles expériences pour apprendre. (Siena marqua une courte pause tandis qu’elles prenaient la direction des appartements de Syreena.) Es-tu heureuse ici, ma sœur ?

Syreena s’arrêta et se retourna, déconcertée, vers la reine.

— Bien entendu. Tu doutes de mon adaptation ?

— Non. Cela t’a pris un certain temps, mais tu t’es assez bien accoutumée à la vie et aux responsabilités d’une princesse. Mais je ne te demandais pas cela. Je veux savoir si tu es heureuse… personnellement. Dans ton cœur.

Syreena sourit à Siena, et l’entraîna par le bras.

— Je ne suis pas aussi heureuse que toi, la taquinat-elle. Je n’ai pas un époux magnifique qui me comble de bonheur chaque soir… (elle marqua une pause pour renforcer sa taquinerie) et chaque matin aussi, à ce qu’on me dit.

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Siena rit de bon cœur et rejeta la tête en arrière, tout en rougissant légèrement.

— Mince, comme je déteste parfois être reine. Je ne peux même pas aller aux toilettes sans que quelqu’un le remarque. (L’air gêné, elle se passa la main dans ses cheveux dorés.) Je pense que mes domestiques surveillent déjà mes cycles menstruels dans l’attente d’un héritier.

— Et devrais-je en faire autant ? s’enquit Syreena avec malice.

— Non, dit Siena avec un petit rire. Par pitié. Je garderai mes distances avec Elijah lors de mes périodes fertiles. Au moins pendant quelques années.

— Ha ! Je voudrais bien voir ça. Elijah ne m’a jamais semblé être disposé à renoncer pendant deux semaines à une récompense durement acquise, même si ce n’est que deux fois par an. Et tu n’as jamais connu de période fertile depuis que tu as un compagnon. Déjà que c’est difficile de rester loin du lit d’une personne du sexe opposé quand on n’a pas de compagnon, mais j’ai entendu dire que c’était quasiment impossible à supporter lorsqu’on en a un.

— Malgré tout, je suis déterminée à m’abstenir. Elijah et moi devons apprendre à vivre ensemble avant de songer à plonger des enfants dans la mêlée.

— Voilà bien mon épouse, à tout envisager comme une bataille.

Siena et Syreena s’arrêtèrent net lorsque le commen­ taire taquin les dépassa, porté par un courant d’air subit.

En un clin d’œil, le guerrier démon se fondit hors de son élément, se métamorphosa du vent à la chair, et apparut 48

devant elles dans toute sa puissance et son assurance.

Un géant, aux cheveux aussi blonds que ceux de Siena et à la musculature noueuse d’un combattant aguerri. Il portait un jean délavé et une chemise de soie à manches longues d’un turquoise profond. Cette teinte mettait en valeur le vert lumineux de ses yeux qui exploraient effrontément, et de manière appréciative, la silhouette de sa femme.

Syreena était nue, mais elle comprit qu’aux yeux d’Elijah, seule sa sœur se tenait dévêtue devant lui.

— Salut, dit-il à Siena d’un ton léger.

La douceur de sa voix délestait son allure imposante d’environ cinq kilos d’armure.

Siena lui rendit son salut, mais sans dire un mot : elle relâcha sa sœur pour aller se glisser dans les bras ouverts d’Elijah. Il serra la reine contre lui, avec tant de révérence que cela la rendit beaucoup plus petite et délicate. L’effet d’optique était saisissant. Syreena comprit alors que, aussi incroyable que cela puisse paraître quand on les connaissait, ils s’étaient d’une certaine façon apprivoisés l’un l’autre.

Ni l’un ni l’autre n’était cependant devenu docile.

Suggérer une telle chose à la reine ou au prince consort entraînerait sans aucun doute la preuve du contraire. Mais ils avaient rapidement trouvé ensemble un rythme qui permettait à l’un d’affluer pendant que l’autre refluait.

Une puissante marée, changeante et potentiellement dangereuse, mais un concerto de mouvements en soi. Leur couple correspondait parfaitement à ce que les démons appelaient une imprégnation, à ce que les 49

humains désignaient sous le terme d’âmes sœurs. Une combinaison parfaite. Une rencontre de forces vitales qui transcendait les limites du corps.

Syreena ne pouvait s’empêcher de les envier. Elle se réjouissait pour eux, mais elle était aussi jalouse, à son corps défendant. Siena n’avait jamais eu envie de se trouver un compagnon. Bien au contraire, puisque jusqu’au jour de ses noces elle avait juré qu’elle ne se marierait jamais, car elle refusait d’exposer son cœur et les responsabilités liées à son trône aux influences d’un homme. Syreena avait toujours su que l’attitude de sa sœur venait de son éducation par un père seigneur de guerre, irrationnel et sanguinaire. La reine n’avait pas voulu reproduire l’erreur de sa mère.

En fait, c’était Syreena qui avait toujours exprimé, dans les lettres que les sœurs s’étaient échangées au fil des décennies, son souhait d’un foyer accueillant, d’un compagnon aimant et d’une maison remplie d’enfants.

Chez les lycanthropes, les membres de la famille royale n’avaient droit qu’à un seul vrai compagnon, ils ne pouvaient prétendre à nulle autre âme que celle qui les attendait quelque part dans le monde. Une fois qu’ils avaient élu un amant, cela revenait à échanger des vœux à vie, établissant un lien unique qui devait durer pour l’éternité.

Et par moments Syreena désirait cela plus que tout.

— Bien… Même si vous partagez une connexion télépathique, je suis certaine que vous avez du temps à rattraper après le séjour d’Elijah à la cour de Noah ces dernières quarante-huit heures. Je vous laisse.

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Syreena s’inclina et s’empressa de les quitter, reconnaissante d’être si proche de ses appartements. Elle avait déjà disparu dans son enfilade de pièces avant que l’un ou l’autre ait eu le temps de protester.

— Mince, murmura Siena.

— Que se passe-t-il ? demanda Elijah, basculant le visage de son épouse vers l’arrière afin de pouvoir deviner ses pensées dans ses yeux.

— Oh, rien, lui assura-t-elle. Je viens juste de me rendre compte qu’elle n’a pas répondu à une question que je lui avais posée. Je vais l’y obliger… mais pas maintenant.

Elijah esquissa un large sourire, il lisait dans son esprit comment elle comptait passer le temps d’ici là.

— J’ai manqué à quelqu’un, la taquina-t-il.

— Moi, j’ai manqué à quelqu’un, répliqua-t-elle, tandis qu’il lui caressait le dos, la rapprochant encore de la chaleur de son cœur.

À suivre...