Le Sang du dragon - extrait

L’heure est venue pour Stolon de rebâtir sa forteresse et son royaume. Hélas, Hurog attire les convoitises, à commencer par celle du roi des Cinq Royaumes, Jakoven. Or ce tyran dispose à présent d’une arme terrible ; une arme à laquelle il ne manque, pour accomplir son œuvre meurtrière, que du sang de dragon ! Et c’est justement le sang qui coule dans les veines de Stolon… Face à cette menace, le jeune Hurogmestre pourra-t-il encore longtemps hésiter à rejoindre la rébellion qui gronde contre le terrible despote ?

Du même auteur :

Traduit de l’anglais (États-Unis) par René Baldy Illustration de couverture : Magali Villeneuve ISBN : 978-2-8112-0947-6

9 782811 209476

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Du même auteur, aux éditions Bragelonne, en grand format : Mercy Thompson : 6. La Marque du fleuve 7. La Morsure du givre Chez Milady, en poche : Mercy Thompson : 1. L’Appel de la Lune 2. Les Liens du sang 3. Le Baiser du fer 4. La Croix d’ossements 5. Le Grimoire d’Argent 6. La Marque du fleuve

Corbeau : Corbeau – Intégrale Masques L’Épreuve du loup Le Voleur de dragon L’Empreinte du démon Les Chaînes du dragon Le Sang du dragon Chez Milady Graphics : Mercy Thompson : Retour aux sources

Alpha & Omega : Alpha & Omega : L’Origine 1. Le Cri du loup 2. Terrain de chasse 3. Jeu de piste

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Patricia Briggs

Le Sang du dragon Traduit de l’anglais (États-Unis) par René Baldy

L’Atalante Nantes

Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : Dragon Blood © 2003 by Patricia Briggs © Librairie L’Atalante, 2009, pour la traduction française ISBN : 978-2-8112-0947-6 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr

Pour Michael Enzweiler, Mary & Bob Kerns, Ann Peters alias Sparky et Kaye Robertson, mes compagnons de lecture, d’ écriture et d’ équitation.

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Tisala à Estian

Il faut des années de dur labeur et de persévérance pour former un tortionnaire digne de ce nom. Les jeunes d’aujourd’ hui ne veulent plus se donner le temps ni la peine d’apprendre le métier.

Teggen d’Edelbreck, bourreau du roi.

– R

egarde, fiston, dit Teggen. C’est pareil que d’écorcher un lapin.

Il avait une tête de vieillard mais sa poigne était encore vigoureuse. De son couteau effilé il enleva un lambeau de chair au doigt de Tisala qui était allongée, nue, ligotée à la table de torture.

Le jeune garçon semblait prêt à tourner de l’œil.

Comme une recrue qui a vu son premier mort, songea Tisala.

— J’ai jamais dépiauté un lapin vivant, grand-père.

Le vieil homme perdit patience.

— Maintenant tu vas me faire le plaisir de regarder !

Le mouvement de la lame ramena l’attention de Tisala à sa douleur. Bien sûr elle finirait par répondre aux questions de son bourreau mais il lui fallait tenir encore un peu, juste assez pour que ses aveux perdent toute crédibilité. Il la torturait depuis presque deux jours et, déjà, son corps n’était plus qu’un îlot de 9

douleur, tant et si bien que, par moments, son entendement commençait à vaciller.

— Que sais-tu d’Alizton et de sa bande de gueux, ma petite fille ? Dis-le-moi, que je puisse cesser de te faire du mal, ronronna-t-il tout en maniant expertement son couteau. Tu sais, je n’aime pas faire souffrir les petites filles, mais tu nous caches des informations dont nous avons besoin. C’est très mal ce que fait Alizton. On ne doit pas chercher à nuire à son frère. Dis-moi qui est de mèche avec lui. Tu n’as que quelques noms à me livrer et je te laisserai tranquille.

Elle n’avait pas peur de mourir, même sous la torture.

Compagne de tous les instants sur le champ de bataille, la mort était une amie autant qu’une ennemie. La seule véritable ennemie de Tisala, celle qu’elle redoutait par-dessus tout, c’était la trahison. Plutôt mourir que de dénoncer ceux qui comptaient pour elle. Elle attendait son heure. Tisala avait une alliée, la parole. Par la parole, elle se savait capable de déstabiliser le bourreau. Qui lui avait dit un jour que sa langue était sa meilleure arme ? Elle ne se le rappelait plus mais elle était bien décidée à lui donner raison.

— Comment peux-tu passer tes journées à faire ça, grandpère ? s’écria le garçon. Les mages n’ont-ils pas la faculté de délier les langues ?

— Les mages ? ricana Teggen d’Edelbreck. Parlons-en, des mages… La magie peut forcer les gens à dire ce que ces sorciers ont envie d’entendre, elle est impuissante à leur extorquer des informations dignes de ce nom. Les révélations utiles, seuls des hommes de l’art comme moi peuvent les obtenir. Et figure-toi, petit, que nous sauvons des vies car, grâce à nous, le roi peut remporter des tas de victoires sans avoir à livrer bataille.

— Et celle-là, dit l’enfant en désignant Tisala, pourquoi tu la travailles ici et pas dans le palais ?

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Il connaissait la réponse et c’est par pure bravade qu’il posait la question. Tisala aussi la connaissait.

— Pour le secret.

— Ah, je vois…, fit le garçon. Si les courtisans découvrent comment on traite une jeune fille de la haute noblesse, ils se rallieront aussitôt à la rébellion d’Alizton. C’est abominable de torturer comme ça une faible femme. Ce travail n’est pas digne du bourreau du roi. Mais… c’est la dernière fois que tu fais ça, grand-père, tu devrais t’en douter. Car il se débarrassera de toi dès que tu en auras fini de cette sale besogne. Ça, c’est bien vu, songea Tisala.

— Je suis au service du roi, fiston. J’exécute ses ordres, un point c’est tout.

Le vieux bourreau était maintenant si énervé qu’il fit un faux mouvement. Un flot de sang gicla sur sa main et sur le bras de Tisala. Son petit-fils grimaça, déglutit bruyamment et prit la fuite en claquant la porte derrière lui.

— Mauviette ! pesta le vieillard. On n’en serait sans doute pas là s’il n’avait pas passé sa vie dans les jupes de sa mère.

Il resta planté sur place, le bras ballant, à regarder stupi­ dement la porte de bois. Il était comme médusé et le couteau pendait dans sa main, sous le nez de Tisala. Elle avait peine à le croire. C’était la chance de sa vie et elle ne la laissa pas filer.

D’une vive torsion de l’avant-bras, elle échappa à la poigne inattentive du vieil homme puis elle le déséquilibra d’un coup d’épaule, agrippa la main qui tenait le couteau et la retourna pour lui enfoncer la lame dans la gorge.

Attachée comme elle l’était, elle ne parvint pas à ralentir la chute du vieillard. Elle ne put même pas s’écarter pour éviter le torrent de sang tiède qui jaillit de la blessure béante.

Sa liberté de mouvement, presque inexistante, et toutes les forces qui lui restaient étaient mobilisées par l’impérieuse obligation de ne pas lâcher la main qui tenait le couteau.

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Bien que lacérée, ensanglantée et dévastée de douleur, sa propre main resta crispée comme une serre d’oiseau de proie sur celle du vieux Teggen d’Edelbreck.

Elle attendit que le corps s’immobilise et se relâche, preuve qu’il avait cessé de vivre, pour laisser sa prise passer lentement de la main au manche du couteau.

Le poids du mort et le sang visqueux faisaient glisser sa peau sur celle du cadavre et, pendant un instant d’épouvante, elle crut que tout lui échappait, qu’elle allait rester ainsi, ligotée à la table de torture. Mais elle réussit à laisser filer sa victime sans perdre le couteau.

La lame, courte mais solide et bien affûtée, trancha ses liens aussi facilement qu’elle lui avait découpé la peau.

Engourdie par l’immobilité, éreintée par la tension nerveuse et les sévices qu’on lui avait infligés, elle eut grand mal à bouger. Concentrant toute son énergie pour dominer la douleur, elle se redressa tant bien que mal et trouva un bout de tissu dont elle enveloppa sa main blessée.

Elle attendit, cœur battant, tendant l’oreille. Un garde, alerté par le bruit, allait-il faire irruption dans la salle et mettre fin à sa tentative ?

Rien. Tisala se dit qu’elle avait ses chances.

Elle fit le point. Ils étaient hors du palais, avait dit le gamin. Mais si c’était faux ? S’il avait menti, pour une quelconque raison ? Elle pouvait aussi bien s’ouvrir la gorge dès maintenant. Elle n’était pas en état de traverser les couloirs et les salles royales sans se faire remarquer. Elle n’avait pas le choix ; il fallait bien ajouter foi aux paroles du petit-fils de Teggen. Maladroitement, elle resserra le bandage rudimentaire qui enveloppait sa main.

Où aller ? Elle n’avait pas de droit à l’erreur. Malheu­ reusement, elle avait l’impression qu’à peine née chacune de ses pensées s’enlisait dans la fange glauque de l’hébétude qui avait colonisé son cerveau.

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Elle avait des amis qui pourraient la cacher ici, à Estian, mais, si les autres retrouvaient sa piste, ce serait la mort assurée pour ses hôtes. Le risque était grand car seule, dans cet état, elle avait peu de chances de passer inaperçue.

Elle était encore moins capable de rejoindre Callis en pays d’Oranston. Même si par miracle elle y parvenait, son retour signerait l’arrêt de mort de Javernes, son père. Car si, à cette heure, Javernes n’était pas en train de croupir dans les geôles de Jakoven, c’était, pensait-elle, parce qu’ils étaient en froid, elle et lui : un désaccord de principe, essentiellement dû à l’obstination du vieux militaire qui s’entêtait, contre vents et marées, à respecter son serment de fidélité envers Jakoven, roi de Tallven et suzerain des Cinq Royaumes. Mais, dès que Javernes découvrirait quelles atrocités les sbires de Jakoven avaient infligées à sa fille, il prendrait les armes et, faisant fi de tout serment, s’élancerait tête baissée dans la guerre pour punir les bourreaux. Or, du point de vue de Tisala, il était encore un peu tôt pour s’engager dans un conflit ouvert contre le roi félon.

Cherche, se dit-elle. Réfléchis, ma fille. Il doit bien exister un asile pour toi dans les Cinq Royaumes soumis au pouvoir de Jakoven.

Tout le royaume de Tallven était sous la coupe du Grand Roi et de ses gens. C’était un pays de riches pâturages, sans montagnes pour se cacher. Faire route vers le sud pour gagner Oranston ? Elle ne pouvait s’y réfugier à cause de son père. À l’est, c’était Avinhelle. Mais, quatre ans auparavant, les seigneurs avinhelites avaient fomenté une conjuration contre les Cinq Royaumes. Vaincus, humiliés, punis par d’écrasantes sanctions pécuniaires et des pendaisons massives, ils avaient encore dans la bouche le goût amer de la défaite : ils la dénonceraient aussitôt pour prouver au suzerain la ferveur de leur fidélité retrouvée. Elle pouvait, bien sûr, opter pour l’ouest et la voie maritime mais il lui fallait pour cela traverser 13

le royaume de Valdemer où elle ne connaissait pratiquement personne. En outre, les Valdemarins étaient des navigateurs, explorateurs d’océans, ils ne s’intéressaient pas aux affaires politiques, qu’ils déléguaient aux terriens.

Restait le nord. Shavig. Une terre ingrate, peuplée de sauvages brutaux et sans cœur.

Tisala gardait au fin fond de sa mémoire une scène terri­­­fiante à laquelle elle avait assisté dans son enfance. Des guerriers shavigans sur leurs chevaux géants mettaient à sac une bourgade oranstonienne. Elle revoyait leurs longues chevelures blondes qui flottaient dans le vent tandis qu’ils chargeaient au galop. Elle avait encore dans les oreilles les clameurs épouvantées des villageois rebelles qui hurlaient : « Sauve qui peut ! Shavig attaque ! Shavig ! Shavig ! » Shavig. La jeune femme tressaillit. Puis un autre souvenir lui revint : « Des barbares, nous ? s’esclaffait Stolon d’Hurog en écartant de ses yeux une mèche d’une incroyable blondeur.

Nous sommes têtus, odieux et pas toujours polis, j’en conviens, Tisala. Mais vous y allez fort en nous traitant de barbares.

Sachez qu’il nous arrive de faire cuire nos aliments. À l’exception des crudités, bien sûr. » Stolon d’Hurog. Il était là, tel qu’elle l’avait vu pour la dernière fois à Vorsag, l’épée rougie par le sang de leurs ennemis.

Stolon était fort. Assez fort pour tenir tête au roi Jakoven. Et il ne s’était pas compromis dans la rébellion conduite par Alizton, le demi-frère du Grand Roi. Stolon habitait une forteresse non loin de la côte et de la frontière de Tallven. C’était une destination réaliste.

Elle détenait, par ailleurs, des informations susceptibles d’intéresser Stolon : une récompense de valeur pour l’aide que le seigneur d’Hurog ne manquerait pas de lui apporter.

Elle enfila les savates du vieux Teggen et lui emprunta sa cape pour envelopper sa nudité. Elle lui aurait bien emprunté ses autres vêtements mais ils étaient imbibés de sang et, 14

la mort ayant provoqué un relâchement musculaire chez sa victime, ils étaient aussi souillés d’autres matières moins ragoûtantes encore. Elle trouverait bien quelques fripes à chaparder en ville.

La porte donnait sur un escalier. Tisala le gravit jusqu’à une autre porte, qu’elle ouvrit. Elle s’attendait à déboucher dans un corridor ou dans une salle et fut tout étonnée de sentir sur son visage l’air frais du dehors. La nuit était tombée et la lune éclairait des marches de pierre qui menaient à un passage pavé.

La sentinelle qui montait la garde devant la porte surveil­ lait attentivement les toits. L’homme ne se retourna même pas.

— Il finira par s’y faire, maître Teggen. Les garçons grandissent, deviennent des hommes et alors ils acceptent d’agir en hommes, dit le soldat avec l’accent nasillard des natifs d’Estian.

Il ne vécut pas assez longtemps pour comprendre que l’arrivant n’était pas le bourreau du roi. Le couteau était bien affûté. Tisala s’empara du ceinturon et de l’étui du garde pour le ranger. Il avait un poignard plus grand mais mal aiguisé et tout juste bon pour couper le pain et le fromage.

Elle le laissa sans état d’âme près du cadavre. Il fut plus douloureux de laisser aussi l’épée. L’arme était belle, lourde, rassurante. Mais à Tallven seuls les soudards et les nobles avaient le droit de porter l’épée.

Sans épée, Tisala s’évapora dans le dédale des rues d’Estian.

À suivre...