La Guerre des Mages - L'Intégrale - extrait

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U

n camp militaire, proche des lignes ennemies, aux premiers jours d’une guerre qui s’annonce épique… Magiciens, Empathes et Guérisseurs, tous combattent désespérément pour protéger leur pays. Et le plus admirable de tous est sans conteste Skandranon, le magnifique guerrier ailé, le Griffon Noir à la destinée hors du commun ! Laissez-vous transporter mille cinq cents ans avant les aventures contées dans Les Hérauts de Valdemar, en des temps où la magie était d’une puissance inégalée et où les griffons régnaient en maîtres…

Du même auteur : Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Virginie Tarall Illustration de couverture : Magali Villeneuve ISBN : 978-2-8112-1095-3

9 782811 210953

13,90 €

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Du même auteur, chez Milady, en poche : Valdemar : Les Hérauts de Valdemar – L’Intégrale de la trilogie La Guerre des Mages, écrit en collaboration avec Larry Dixon – L’Intégrale de la trilogie Les Serments et l’honneur : 1. Sœurs de sang 2. Les Parjures La Légende de Kerowyn : Par le fer Le Dernier Héraut-Mage : 1. La Proie de la magie 2. Les Promesses de la magie 3. Le Prix de la magie Aux éditions Bragelonne, en grand format : Valdemar : L’Exilé : 1. L’Honneur de l’exilé 2. La Vaillance de l’exilé

Ce livre est également disponible au format numérique

www.milady.fr


Mercedes Lackey & Larry Dixon

La Guerre des Mages L’Intégrale de la trilogie Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Virginie Tarall

Milady


Milady est un label des éditions Bragelonne

Le présent ouvrage est la réédition en un seul volume de la trilogie La Guerre des Mages parue en 2009 chez Milady. Titres originaux : The Black Gryphon Copyright © 1994 by Mercedes Lackey and Larry Dixon The White Gryphon Copyright © 1995 by Mercedes Lackey and Larry Dixon The Silver Gryphon Copyright © 1996 by Mercedes Lackey and Larry Dixon Tous droits réservés Publié avec l’accord des auteurs, c/o BAROR INTERNATIONAL, INC., Armonk, New York, U.S.A. © Bragelonne 2009, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-1095-3 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr


Sommaire Le Griffon Noir. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

Le Griffon Blanc.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 311

Le Griffon d’Argent. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 603




chronologie officielle Par Mercedes Lackey

0

1000 AF

750 PF

798 PF

Fondation de Valdemar

Préhistoire : Les Guerres Magiques Ère du Griffon Noir la guerre des mages :

1. Le Griffon Noir 2. Le Griffon Blanc 3. Le Griffon d’Argent

Règne d’Elspeth la Pacifique

Règne de Randale

AF : Antérieur à la Fondation PF : Postérieur à la Fondation


de la série de valdemar Le déroulement des événements selon la chronologie de Valdemar

1077 PF

1270 PF

1315 PF

1355 PF

1376 PF

Règne de Roald

Règne des co-consorts Arden et Leesa

Règne de Sendar Règne de Selenay Les Hérauts de Valdemar :

Règne de Theran

1. Les Flèches de la Reine 2. L’Envol de la Flèche 3. La Chute de la Flèche



Le Griffon Noir La Guerre des Mages – 1



Dédié à Mel, femme coyote blanche, légende dans le cœur de ceux qui la connaissent !



Chapitre premier

S

ilence. Les plumes de Skandranon étaient agitées par un vent aussi glacé que l’âme des créatures qu’il surplombait. Les cœurs de ces assassins pompaient un sang noir et épais réchauffé uniquement quand leurs commandants les envoyaient en mission. Ils avaient le sang froid, certes, mais Skandranon Rashkae le savait plus chaud que celui de leur créateur, un homme qu’il combattait depuis qu’il pouvait voler. Si les makaars étaient violents et rusés, leur cruauté n’était rien en comparaison de celle de leur maître. Silence. Reste immobile. Skandranon n’était pas seulement furtif. Le silence qui l’entourait devait tout aux pouvoirs de son maître et ami, Urtho. Il lui avait d’ailleurs valu son surnom : le Mage du Silence. Ainsi, le champion d’Urtho échappait à toute détection magique… Les ennemis d’Urtho ayant usé de leurs pouvoirs pour lui arracher ses terres – sans succès –, ils utilisaient désormais des méthodes plus directes. Skandranon gardait les ailes repliées et la tête baissée. Il impor­ ­tait, y compris à cette distance du campement, de rester discret. Le voyage avait été long et fatigant, même s’il était en forme. Alors mieux valait se reposer un peu. Il faisait froid pour la saison, mais cela avait un avantage car les makaars n’étaient pas très résistants aux frimas. 15


Mercedes Lackey Il les regarda s’agiter dans leur sommeil. Savaient-ils qu’ils n’étaient que des créatures éphémères ? Que leur maître les avait créés avec une espérance de vie très courte, pour que les générations se succèdent et que leur monstruosité se développe ? En dépit de leur horrible apparence et de leurs serres mortelles, ils étaient pitoyables. Leur reproduction étant forcée, jamais ils ne connaîtraient les caresses d’un compagnon attentionné. S’ils échouaient, ils étaient mis à la torture. Paresser au soleil avec un ami ou voler avec des frères d’aile… autant de choses qu’ils ne feraient pas ! L’idée de risquer leur vie pour une juste cause ne leur viendrait jamais à l’esprit. Voilà pourquoi ils étaient à plaindre : ils ne pouvaient pas être brisés parce qu’ils n’avaient ni volonté ni honneur. Les makaars et les griffons étaient très dissemblables, en dépit du désir de leur maître d’imiter le chef-d’œuvre d’Urtho. Les uns étaient aussi mal dégrossis que les autres étaient gracieux. Les griffons se montraient intelligents et habiles ; les makaars, conditionnés et serviles. Et si on demandait à Skandranon qui était le plus beau, il répon­ ­dait : « Moi. » Oiseau vaniteux ! Tu ferais une dépouille superbe sur le mur d’un commandant ennemi. La cachette de Skandranon surplombait le Col de Stelvi. L’ennemi l’avait conquis au prix de quelques centaines de vies, deux fois rien comparé aux milliers de pertes dans les rangs d’Urtho. Plus loin, dans la vallée, la petite ville de Laisfaar – autrefois prospère – servait de garnison à l’armée d’invasion. Ses habitants avaient été réduits en esclavage. Les makaars pouvaient dormir tranquilles. Les mages ennemis avaient protégé la vallée contre la vision à distance. Pour les espionner, il fallait venir sur place, une action risquée, voire suicidaire. Mais Skandranon s’était porté volontaire. Vole vers la mort en riant, oiseau vaniteux. Tu as plus de courage que de bon sens. Tes belles serres puissantes creuseront ta propre tombe… 16


Le Griffon Noir Son entretien avec Urtho avait été court. Le mage lui avait pro­­ posé une garde armée, ou une amélioration de ses sorts défensifs, mais Skan avait refusé. Il n’avait demandé qu’une chose : des sens magiques plus aiguisés, car sa mage-vision avait perdu de son acuité à force de n’être pas utilisée. Urtho s’était exécuté en souriant. Puis le griffon s’était envolé du haut de la Tour. C’était trente-six lieues et quatre repas plus tôt. L’armée alliée avait commis une grave erreur en permettant à l’ennemi d’approcher autant de la Tour d’Urtho. Car il n’allait pas s’arrêter là. Les makaars avaient été affectés dans deux des trois parties du campement. Au milieu se dressait la tente du maître d’armes, flanquée de deux chariots bâchés. Attends un peu. Il y a une ville de garnison tout près et le maître d’armes dormirait sous une tente ? Chaque camp avait des voyants et des devins susceptibles de faire tomber à l’eau les plans les mieux conçus. La nuit précédant la prise du Col de Stelvi, une voyante s’était réveillée, criant qu’une nouvelle arme écraserait la garnison. Une arme magique, manipulée par de simples soldats. Cet avertissement n’avait pas échappé au griffon, qui se montrait très prudent. Dans une guerre magique, le nombre limité de Maîtres et d’Adeptes simplifiait le travail des tacticiens. Nul besoin de savoir qui commandait pour estimer les ressources de l’ennemi, il suffisait d’étudier sa stratégie. Skandranon s’inquiétait de savoir des troupes entières équipées d’armes magiques. Un Maître pouvait invoquer la foudre et les éclairs. Mais il restait un homme et un seul ! Si un Adepte armait ses soldats ainsi et s’il avait découvert un moyen pour qu’ils puisent de l’énergie dans les nodes… Une perspective horrifiante ! Skandranon avait rencontré l’Adepte commandant en chef de l’armée ennemie, le Kiyamvir Ma’ar, voilà près de deux ans. Il était revenu brisé et avait eu des cauchemars pendant des mois. Les sorts de l’Adepte avaient écorché vifs ses 17


Mercedes Lackey compagnons d’aile, lambeaux par lambeaux, se jouant sans peine de ses contre-sorts. Skan ne cauchemardait plus, mais il se souvenait. Et il avait décidé de protéger les fidèles d’Urtho des cruautés du Kiyamvir. Il se concentra sur Laisfaar. La garnison d’Urtho n’était pas composée que d’humains. Il y avait des hertasis, des tervardis et trois familles de griffons. Il scruta les remparts et vit les repaires de ses semblables avec les nids des petits, les rampes d’accès… les plumes brûlées, les taches de sang et la cage thoracique à nu. Qu’ ils soient maudits ! La femelle griffon qui gisait sur le sol était morte peu de temps auparavant de la torture et de ses blessures précédentes. Les makaars haïssaient les griffons et leurs maîtres les récompensaient parfois en leur en livrant un vivant. Comme cette jeune femelle. Les autres avaient eu les ailes coupées, puis ils avaient été envoyés à Ma’ar. À moins que le mage soit occupé ailleurs, ils mourraient avant la nuit. Skandranon ne pouvait pas les sauver. Mutilés, ils seraient inca­­ pables de fuir. Mais il pouvait leur assurer une mort rapide. Le griffon se remit en mouvement, rampant ventre à terre, comme un chat. Pas une feuille ne bougea sur son passage. La tente du maître d’armes était bien gardée, mais le terrain accidenté lui donnait l’avantage. Les makaars surveillaient le ciel, au-dessus du camp, et les soldats avaient formé un périmètre de défense. Personne n’avait envisagé la possibilité qu’une créature volante atterrisse derrière les sentinelles et continue à pied… Sans doute parce qu’aucune créature ne le pouvait… sauf un griffon ! Ou qu’aucune n’aurait eu le cran d’effectuer une telle manœuvre… sauf Skandranon ! Il n’y avait pas de défense antigriffon, ce qui en disait long sur le commandant du camp. Mais Ma’ar était le seul, parmi leurs ennemis, à mesurer leurs capacités. La plupart de ses subordonnés les considéraient comme une variante de makaars. 18


Le Griffon Noir Voilà pourquoi Skandranon avançait furtivement, sans quitter les zones d’ombre – un comportement aussi éloigné que possible de celui d’un makaar. Le temps ne signifiait rien. Il était prêt à y passer la nuit. Même dans l’armée la plus organisée, la discipline se relâchait toujours après une victoire. Le sachant, Skan avait fait coïncider sa visite avec cette période. Pas de sentinelle à l’ intérieur du camp et les commandants, comme leurs hommes, sont invisibles. Skandranon enregistrait tout ce qu’il voyait. S’il mourait et si son corps était retrouvé par ses amis, Urtho pourrait lire dans son esprit du moins s’il avait eu une mort rapide, car les tortures détruisaient tout. Conséquence logique, les siens prenaient parfois des risques fous pour récupérer un cadavre. Les dépouilles des griffons étaient d’extraordinaires sources d’informations. Certains captifs étaient utilisés comme appât. L’ennemi ne reculait devant rien et les privait de leur résistance pour arracher à leur esprit toutes informations sur les Alliés. Mais Skandranon était armé d’un sort de mort afin de donner le coup de grâce aux prisonniers. Il espérait ne jamais plus avoir besoin de l’utiliser. À mi-chemin de son objectif, il se figea, entendant des pas appro­ ­cher des hautes herbes qui le dissimulaient. Sa cachette, qui avait semblé sûre un instant plus tôt, lui parut soudain bien dérisoire… Oiseau malin, qui se cache dans l’ herbe… Il ne te reste plus qu’ à espérer qu’ il n’y aura pas de coup de vent ! Les pas étaient mal assurés. Skan retint son souffle pour ne pas trahir sa présence, une de ses pattes avant en l’air. Pour voir l’humain, il aurait dû tourner la tête. Il se contenta d’attendre. 19


Mercedes Lackey L’homme s’arrêta. Le griffon l’entendit défaire ses vêtements, puis reconnut le bruit d’un filet de liquide arrosant le sol. Quand il eut fini, le soldat se reboutonna et s’éloigna en titubant. Skandranon reprit sa route. Il atteignit un bosquet et s’y cacha pour attendre l’aube. Des insectes grimpèrent sur lui. Malgré une envie folle de crier et de les écraser, il se tint tranquille. D’ailleurs, son irritation était une bénédiction, car elle le tenait éveillé. Son plan était simple : attendre la nuit pour explorer le camp. Certains guerriers pensaient que la magie d’Urtho lui avait conféré son agilité. Mais son créateur niait farouchement y être pour quelque chose, affirmant que l’obsession de Skan pour la danse en était à l’origine. Le mage avait souvent regardé le griffon imiter des mouvements de danses humains, tervardis et hertasis. Skandranon s’était entraîné rigoureusement, appliquant ses connaissances au vol, au combat et à l’art de faire l’amour. Grâce à cela, il était aussi silencieux qu’un souffle d’air. Le silence seul n’est pas tout. Urtho l’a appris à ses dépens. C’est seulement quand nos terres ont commencé à être grignotées peu à peu que nous avons pris les armes. Mais le Mage du Silence n’a jamais voulu devenir archimage. Il est plus doué pour créer que pour déployer des bataillons. Quel dommage qu’un homme si bon ait dû devenir un seigneur de la guerre… Mais mieux valait un combattant comme lui qu’un monstre sans cœur. Si j’avais le choix, je ferais des petits. Mais le monde n’était pas assez sûr pour y élever des enfants. Pour l’heure, Skan devait attendre… Un cri retentit. Le griffon lutta pour ne pas bouger. Il y en a une qui vit toujours. Tiens bon, mon amie. Ce ne sera plus très long. Attends… Mais je n’ai moi-même plus la patience d’attendre ! 20


Le Griffon Noir Skandranon se redressa et regarda autour de lui. Il avait trop souvent entendu ce genre de cris. Il prit son envol, le vent lui brûlant les narines. Ton plan, c’est d’attraper l’arme et de t’enfuir à tire-d’aile, n’est-ce pas, oiseau stupide ? Tu vas mourir en héros. Et pourquoi ? Parce que tu n’as pas pu supporter d’entendre hurler une de tes semblables ? Skan approchait de la tente. Il y avait des alarmes magiques. Y avait-il aussi des pièges ? Les armes qu’il cherchait étaient-elles un appât, ou était-ce la femelle griffon torturée ? Quelle importance ? Tu es bien trop prévisible, Skan, bien trop sensible. Elle va mourir, alors pourquoi risquer ta vie ? Il plongea vers la tente. Il faut bien mourir un jour. Autant mourir pour une bonne cause… Stupide griffon ! Il était trop tard pour reculer. Skan s’occupa des alarmes magiques, jetant un sort simple qui leur ferait surveiller un autre endroit. Puis il passa… sans déclencher de piège. Il resta néanmoins très vigilant : invisible à la magie, il n’en demeurait pas moins visible à l’œil nu. Si un soldat ou un makaar apercevait sa forme noire, il donnerait l’alerte. Peu importait qu’il fût découvert après avoir rempli sa mission. Mais être repéré entraînait certains inconvénients… comme les carreaux, les flèches et les éclairs magiques… Skan atterrit en projetant des cailloux dans toutes les directions. Il tourna la tête à droite, à gauche. Rien. Mais cela pouvait changer d’un instant à l’autre. Il pénétra sous la tente par l’arrière (personne ne garde jamais l’arrière) et, roulant sur le dos, commença à s’attaquer au plancher du chariot. Il n’avait pas osé découper la toile avec ses serres – qui luisaient faiblement – l’expérience lui ayant appris que les défenses les moins solides étaient truffées d’alarmes. Encore un effort et il pourrait arracher une planche en étouf­ ­fant tout bruit d’un sort de silence… Il commença à le réciter 21


Mercedes Lackey mentalement, puisant l’énergie en lui-même et prenant soin de ne pas toucher le véhicule avec. Skan espérait que les mages de Ma’ar ne surveillaient pas le camp. Jusqu’ici, tout allait si bien. Il enfonça ses serres dans les fentes qu’il avait pratiquées. Une partie du plancher tomba à terre… … en même temps qu’un maître d’armes réveillé en sursaut et de fort méchante humeur. L’homme sortit quelque chose – sans doute une arme – de sous son matelas. Dès qu’elle fut pointée vers le griffon, elle commença à luire. Skan saisit la tête du maître d’armes et enfonça sa serre droite dans une de ses orbites. À l’intérieur de la bulle de silence, un cri retentit, suivi par le bruit écœurant d’une serre se retirant d’un fourreau de chair et de matière grise. L’arme échappa au soldat mort. C’était une sorte de bâton poli, enroulé dans du cuir, avec une pointe luisante. Quand elle toucha le sol, la pointe disparut à l’intérieur du bâton. Sur le dos, coincé sous un chariot, tu tues un maître d’armes d’une seule main ? Personne ne voudra jamais te croire ! Bon sang, c’ était moins une, stupide griffon. Allez, prends ce truc et file ! Skan se glissa tant bien que mal à l’intérieur du chariot. Il y faisait sombre, mais il vit aussitôt les caisses ouvertes. Pleines d’armes comme celle qu’avait essayé d’utiliser l’humain. Elles n’étaient pas plus grandes que ses serres… mais bien plus mortelles. Pas besoin de sort pour savoir qu’elles étaient magiques. La puissance qu’elles contenaient lui hérissait les plumes. Il tendit la main et faillit en toucher une, mais une voix, dans son crâne, hurla : Non ! Le maître d’armes en avait une pour garder les autres… qui doivent être piégées. Un fil d’énergie rouge courait entre sa serre et la toile du chariot, confirmant ses soupçons. Une seule n’est pas piégée… 22


Le Griffon Noir Il se déplaça lentement, les ailes si près du corps que c’en était douloureux. Pour se retourner, il dut se dresser. Puis il retomba à quatre pattes pour fouiller les débris du plancher. Un maître d’armes ne songeait jamais à piéger son arme personnelle. Première… et dernière erreur de sa part ! Tais-toi, stupide griffon ! Tu fais le malin parce que tu as réussi à survivre jusque-là, mais ta chance pourrait tourner ! Il trouva le bâton. En dépit de l’épaisseur de sa « peau » de cuir, il était tiède. Le griffon recula, faisant attention à ne rien renverser ni toucher, puis il porta sa prise de guerre à son bec et se laissa tomber par l’ouverture. Bien. Que peut-il m’arriver de pire, à présent ? Vais-je libérer l’ énergie contenue dans les armes en touchant la toile ? Ce serait bien de Ma’ar ! S’ il ne peut pas avoir une chose, personne ne l’aura… Skandranon allait écarter la toile quand une silhouette se découpa dessus. L’homme jura. Maintenant ! Le griffon bondit au moment où l’ennemi entrait. Il s’en servit comme d’un tremplin pour s’élancer dans les airs, l’écrasant contre la paroi du chariot. Alors le dernier piège entra en action. Un cercle de feu se répandit autour du véhicule. Les makaars s’éveillèrent. Fini la belle vie, crétin de griffon ! Mais au moins, tu peux jeter ton sort avant de mourir… Trouve la femelle… Skan battait furieusement des ailes pour s’éloigner du camp. Mais il lui restait une chose à faire avant de partir la conscience tranquille. Son esprit sonda les environs… Il la trouva tandis qu’il survolait la corniche. On eût dit que le corps de la femelle avait été transpercé par des milliers d’aiguilles chauffées à blanc et découpé par une centaine de chirurgiens fous. Mais elle vivait toujours. Sa souffrance était telle que Skan faillit se laisser tomber comme un caillou. 23


Mercedes Lackey — Tue-moi ! hurla-t-elle mentalement. Arrête-les. Peu importe comment… — Ouvre-toi à moi et fais-moi confiance…, répondit-il. Au début, ce sera douloureux, puis tout deviendra noir. Tu voleras de nouveau, selon le désir d’Urtho… Elle cessa de crier, reconnaissant le code du sort de mort. Skan se retira en lui-même un instant, afin de stabiliser son vol, puis il jeta le sort, arrachant l’esprit de la femelle à son corps torturé. Le cœur de la malheureuse s’arrêta. Je suis désolé… Après la Longue Nuit, tu voleras de nouveau… Il abandonna au vent l’esprit lié au sien. Dans la ville occupée, le corps mutilé tressaillit, puis ne bougea plus. Skandranon s’enfuit à tire-d’aile. Les sept makaars lancés à sa poursuite lui interdisaient de s’abandonner à son chagrin. Le général s’était enfin endormi. Ambredragon voulut se lever, puis il se laissa retomber sur sa chaise. Corani s’était réveillé en sursaut. Sa peine était tangible. Pour un Empathe de la puissance d’Ambredragon, elle équivalait à un coup de poignard en plein cœur. En attendant que le général parle, Ambredragon lui transmit du réconfort. Des senteurs apaisantes flottaient dans la chambre : la camomille de l’huile de massage, le jasmin qui parfumait la potion soporifique… Il ignora sa migraine, les contractions douloureuses de son estomac et le sentiment de désastre imminent qui s’était abattu sur lui quand il avait été convoqué. Il était un kestra’chern et son client avait besoin de lui. Il devait être le roc sur lequel on pouvait s’appuyer. Corani et lui ne se connaissaient pas et c’était bien ainsi : un homme de pouvoir se confiait plus facilement à un étranger. La suite du général était située dans la Tour d’Urtho. Il n’était pas difficile, ici, de fermer les rideaux pour se couper des horreurs du monde. 24


Le Griffon Noir Corani ne l’avait pas convoqué personnellement. Chaque fois qu’il avait eu recours à un kestra’chern, le général avait fait appel à Riannon SilKedre. La jeune femme, moins douée qu’Ambredragon, était très respectée. Il était venu à la demande d’Urtho, qui lui avait envoyé un de ses aides dans le plus grand secret. Au moment de son arrivée à la Tour, le mage était toujours en grande conversation avec son général, qui n’avait pas semblé surpris de le voir. Sa détresse était visible. Ambredragon avait lutté pendant des heures avant de le convaincre de se confier à lui. Le kestra’chern savait pourquoi c’était lui qu’Urtho avait fait venir. Il s’avérait parfois plus facile pour un homme de se confier à un autre homme… Et Ambredragon était fiable. Il jouait bien des rôles auprès de beaucoup de gens. Ce soir, il avait été à la fois un Guérisseur, un prêtre et une oreille attentive. — Je vous déçois, n’est-ce pas ? murmura le général. Vous devez me prendre pour un faible… Ambredragon entendit ce que le militaire voulait dire : Je vous inspire du dégoût. Vous me trouvez méprisable, indigne de ma position. — Non, répondit-il d’une voix égale. Il préférait ne pas songer à ce que représentait pour lui l’effon­­ drement du général. Et il refusait de se souvenir des prémo­­nitions qui, la nuit précédente, avaient tiré les Guérisseurs et les kestra’chern les plus doués d’un cauchemar commun peuplé de sang et de feu. Si le fils de Corani s’était enrôlé dans l’armée alliée, sa femme et toute sa famille vivaient toujours à Laisfaar… Laisfaar où Skandranon s’était rendu sans un adieu. — Non, répéta Ambredragon, prenant la main tendue du général avant que celui-ci se ravise, et commençant à la masser. Je ne suis pas si stupide. Vous n’êtes qu’un homme ! Nous sommes le résultat de nos moments de force et de faiblesse. Tout le monde peut craquer. Il n’y a pas de honte à ça. Aujourd’hui, c’est votre tour. 25


Mercedes Lackey Au fond de lui, Ambredragon se demanda si ce n’était pas aussi le sien. La pression montait et il craignait de perdre toute maîtrise. Il n’était pas imbu de lui-même au point de croire qu’il n’avait besoin de l’aide de personne. Mais où en trouverait-il en ces temps troublés ? Les Guérisseurs et les kestra’chern étaient déjà bien trop sollicités… Alors, être sur le point de craquer ne faisait aucune différence… Beaucoup trop de ses patients étaient partis se battre et n’étaient jamais revenus. Et Skan… Le griffon aurait dû rentrer ce matin. Pour l’heure, il devait laisser de côté ses angoisses et ses problèmes et se consacrer à son client. Quelque chose avait mal tourné au Col de Stelvi, mais le général ne lui avait pas dit ce qui s’était passé. Le col et Laisfaar étaient tombés. Avec la famille de Corani ! Et il valait mieux pour ces gens être morts plutôt qu’entre les mains de Ma’ar. Corani, en général aguerri, l’acceptait, comme il avait accepté le réconfort d’Ambredragon. Pour le moment du moins. C’était un des talents du kestra’chern : gagner du temps pour guérir… — Mon fils…, souffla le général. — Urtho lui a envoyé de l’aide, répondit Ambredragon, sachant que c’était vrai. Skan… Il maîtrisa aussitôt son anxiété. Le thé soporifique commençait à faire effet. Corani luttait pour garder les yeux ouverts, comme il avait lutté contre les larmes. Mais Ambredragon avait fait pression sur lui jusqu’à ce qu’il s’y abandonne. Le kestra’chern savait se montrer extrêmement persuasif… — Il est temps de dormir, dit-il. Corani le regarda en clignant des yeux. — Quand je vous ai vu, j’ignorais à quoi m’attendre. Avec Riannon… — Riannon vous a donné ce qu’il vous fallait sur le moment, répondit Ambredragon d’une voix douce, lui posant une main sur le front. J’ai fait de même. C’est le travail du kestra’chern. 26


Le Griffon Noir — Donner à son patient ce qu’il lui faut et pas ce qu’il veut ? Ambredragon secoua la tête. — Non, général, ce qu’il croit vouloir. Votre cœur désire parfois une chose alors que votre tête en veut une autre. Le kestra’chern est là pour demander à votre cœur de s’exprimer. Corani acquiesça en soupirant. — Vous êtes un homme fort et un bon chef, général Corani, continua Ambredragon. Mais personne ne peut être à deux endroits à la fois. La guerre a ses propres lois. Vous avez fait ce que vous pouviez et vous avez bien agi. Corani lutta encore une fois contre les larmes. Il menaçait de s’effondrer. Cela ne devait pas arriver. Il fallait qu’il se repose. — Il est temps de dormir, répéta Ambredragon, profitant que son patient était réceptif pour ajouter un ordre mental aux effets du thé. Quand Corani fut endormi, le kestra’chern se leva. Gesten devait toujours attendre le retour de Skandranon aux abords de l’aire d’atterrissage. Ambredragon sortit du camp au coucher du soleil et décida de l’y rejoindre. Il se sentait déprimé et cela ne s’arrangea pas quand il vit que l’hertasi était seul. — Cette fois, murmura Ambredragon, il ne reviendra pas. Gesten leva ses yeux expressifs et soupira bruyamment. — Il reviendra. Il revient toujours. Ambredragon souhaitait de tout cœur que le petit hertasi eût raison. Le Col de Stelvi était à moins d’une journée de vol et le griffon manquait à l’appel depuis plus de quarante-huit heures. Or, il n’était jamais en retard… Gesten avait disposé des pots à fumée colorée sur l’aire pour que le griffon retrouve son chemin et il s’apprêtait à faire du feu. Ambredragon voulut l’aider, mais le gêna plus qu’autre chose. 27


Mercedes Lackey — Urtho a convoqué le Conseil. Deux griffons venant de Laisfaar sont arrivés à la Tour. Deux heures plus tard, Urtho m’a envoyé chercher pour aider le général. Gesten hocha la tête. Il comprenait. Depuis deux semaines, le général était un des résidents permanents de la Tour. Et il n’avait cessé de réclamer une protection pour le Col de Stelvi. C’était de notoriété publique. — Que peux-tu me dire ? demanda Gesten, sachant qu’Ambredragon était tenu par le secret professionnel. De quoi Corani avait-il besoin ? — De sympathie, Gesten. Il s’est passé quelque chose de terrible, j’en suis sûr. Il n’a pas arrêté de parler de lacunes. Il était prêt à s’effondrer, ce qui ne lui ressemble pas. » Et Skan qui ne revient pas… Il lissa la soie de son caftan. Les traits de son visage – que même ses ennemis ne pouvaient s’empêcher de trouver beau – reflétaient son angoisse. — Il ne reviendra pas, cette fois. Je le sens… Gesten ramassa une bûche et la pointa vers Ambredragon. — Il reviendra. Je le sais, Ambredragon, et je ne tolérerai pas que tu dises le contraire. Il revient toujours. Toujours ! Compris ? Et quand il atterrira, je serai là pour l’accueillir. Ambredragon recula, un peu surpris par tant de véhémence. Gesten le regarda sévèrement un moment, puis il jeta la bûche dans le feu. — Je suis désolé, Gesten, souffla-t-il. C’est juste que… Tu sais ce que je ressens pour lui. — Je sais. Tout le monde sait ! Tu sembles être le seul qui l’ignore. L’hertasi ouvrit une boîte et, avec des pincettes, en sortit un morceau de charbon ardent. — Si tu t’écoutais parler ! C’est le meilleur, mon ami ! Il revien­­dra… Dans le cas contraire, il sera mort comme il l’a toujours voulu. 28


Le Griffon Noir Ambredragon se mordit la lèvre. Comme d’habitude, Gesten pensait avoir raison et n’admettrait pas d’être contredit. Mais l’hertasi voyait juste sur un point. Skan était mort comme il l’avait toujours souhaité… — Très bien. Je garderai mon calme… jusqu’à ce que nous sachions. — Tu as intérêt ! Et maintenant, retourne chez toi. Je suis certain que tu peux t’occuper de tes clients sans mon aide. Ambredragon repartit vers les tentes installées au pied de la Tour. Il s’arrêta une seule fois, pour jeter un dernier regard à la silhouette solitaire de son ami. Gesten attendrait jusqu’à la fin des temps que le Griffon Noir revienne. Le cœur du kestra’chern était d’autant plus lourd qu’il se refusait à laisser éclater son chagrin. Non, pas maintenant ! Je n’avais pas besoin de ça… Skandranon luttait contre la gravité, serrant sa prise entre ses mâchoires. Son cœur battait si fort qu’il menaçait d’exploser. Pourtant la chasse ne faisait que commencer… Il avait à peine dépassé la corniche et les makaars gagnaient du terrain. Ils étaient plus rapides que les griffons et, comme si cela ne suffisait pas, ils les surpassaient en endurance. Il leur suffirait de lui couper la route et de le forcer à voler en cercle pour l’achever. Et c’est bien leur intention… Mais il avait un avantage : pouvoir gagner et perdre de l’altitude plus rapidement. Et s’il se montrait rusé, il les forcerait à réagir au lieu d’agir. On ne pouvait pas dire qu’ils étaient terriblement organisés… Si Kili était là, ce serait différent. Skandranon tourna la tête pour regarder ses adversaires… et aperçut la silhouette familière du vieux makaar. Celui-ci prit de l’altitude, criant des ordres à sa formation. 29


Mercedes Lackey Trois makaars plongèrent, gagnant en rapidité ce qu’ils avaient perdu en altitude. Quelques instants plus tard, ils l’eurent dépassé. Les trois autres les suivirent. Skan tourna la tête dans tous les sens pour ne pas les perdre de vue. Pourquoi font-ils ça ? Ils savent que l’altitude est essentielle pour battre un griffon… Cette pensée lui avait à peine traversé l’esprit quand il comprit. Repliant son aile droite, il roula sur lui-même… et le vieux makaar le rata d’un cheveu. Kili hurla de rage. Skan piqua vers le sol… et vers les six autres makaars. Le salaud ! Il a eu l’audace de m’ imiter ! Le griffon replia ses ailes et dispersa la formation de makaars qui suivaient Kili. Les chances de survivre à cette manœuvre étaient minimes, mais il avait compté sur sa vitesse et ils ne lui arrachèrent que quelques plumes. Kili était si près qu’il fut tenté de l’attaquer. Mais il ne devait pas oublier sa mission : survivre pour ramener l’arme à Urtho. Déjà, les deux formations de makaars regagnaient du terrain. Le griffon dépassa leur chef, qui essaya de lui porter un coup vicieux, lui faisant perdre de la vitesse. Le vieux makaar revenait à peine dans la course quand l’air déplacé par ses compagnons le déstabilisa de nouveau. Stupide griffon ! se morigéna Skandranon, approchant de Laisfaar. Tu dois t’ éloigner de cette ville, pas y aller ! La chaîne de montagnes était proche. Skandranon se concentra sur la paroi rocheuse, en face de lui, étudiant les rigoles qu’y avait creusées l’érosion. La respiration laborieuse, il luttait contre l’épuisement. À la limite de son champ de vision, il vit la formation de makaars plonger à sa suite dans le col. Essayons de leur faire croire que j’ai l’ intention de prendre de l’altitude… 30


Le Griffon Noir Continuant en ligne droite, Skan sentit la présence des makaars se faire de plus en plus insistante. La paroi se rapprochait de lui à une vitesse vertigineuse. Puis elle emplit totalement son champ de vision… C’est le moment… Le griffon exécuta une manœuvre désespérée. Il replia vivement les ailes, leurs bouts se touchant. Aussitôt, il partit en vrille, décrivit un arc… et tomba comme un caillou vers le sol. La gravité sembla s’inverser. Son corps malmené roulait sur lui-même. Sa tête fut projetée contre sa poitrine. Détaché, il s’avisa que la douleur cuisante qu’il ressentait avait pour source l’endroit où son bec avait pénétré sa chair. Désorienté, il put tout juste serrer les dents tandis que tout devenait noir. Il se demanda combien d’os brisés lui coûterait sa témérité. Allez oiseau stupide… Allez ! Il tendit les pattes arrière et déploya sa queue. Le vent s’engouffra dans ses plumes… Une fraction de seconde plus tard, il fut entouré de makaars, trois au-dessus de lui, trois en dessous, qui le regardaient fixement et ne semblaient plus faire attention à la paroi rocheuse… Ça va marcher… stupide griffon chanceux… Les makaars crièrent quand leurs corps percutèrent la paroi. Tou­­chant la roche du bout des pattes, Skandranon s’en servit comme d’un tremplin. L’étrange manœuvre le stabilisa et lui donna une chance de redéployer ses ailes pour ralentir sa chute et la transformer en piqué. Mais le sol était si proche… Redresse, oiseau stupide, redresse… Le cœur battant la chamade, les ailes douloureuses, il réussit à éviter le pire, effleurant la roche du bout des ailes. Alors il se servit de son élan pour bondir de nouveau vers le ciel. Tout ce qui restait de ses poursuivants, comme il put le constater en survolant le lieu de l’« accident », c’était des traces sanguinolentes. 31


Mercedes Lackey Et maintenant, file d’ ici, idiot ! Il fit demi-tour, tournant le dos au col. Puis il regarda en bas… … où des centaines d’arbalètes étaient pointées sur lui. Ses ennemis ne pouvaient pas le voir, mais ils savaient qu’il était là, quelque part. Donc, ils tireraient, espérant qu’un carreau – ou une pierre – ferait mouche. Un rapide coup d’œil à droite et à gauche lui apprit qu’il était pris en tenaille entre deux formations de makaars qui volaient au-dessus de lui. Kili ne devait pas être loin. Sa seule chance de s’en sortir, cette fois, c’était de prendre les makaars de vitesse avant que les archers tirent une première volée de… Trop tard. Des sifflements retentirent et l’air fut bientôt rempli d’une pluie de plus en plus dense de carreaux et de pierres. Le griffon vira sur l’aile afin d’offrir une cible aussi petite que possible. Il ne ressentit pas la douleur, seulement l’impact du projectile. Du coin de l’œil, il vit du sang gicler de son aile droite, qui se rabattit. Alors il eut mal. Très mal, même. Skan partit de nouveau en vrille, contrôlant à peine sa chute, et hurla sans desserrer le bec. Il avait à peine réussi à se redresser, quand deux autres projectiles le percutèrent. Déstabilisé, il fit un ou deux tonneaux. Cette fois, il n’y avait pas de corniche pour lui permettre de reprendre son élan. Il replia son aile gauche, cassant sa vrille. Mais il tombait tou­­ jours. Il n’osa pas essayer de freiner en écartant complètement les ailes. La droite, sérieusement endommagée, ne tiendrait pas le coup et il se retrouverait dans une situation pire encore… Le griffon se contenta de les déployer juste assez pour transformer sa chute en piqué serré, selon un angle qui le ramènerait en terri­­ toire ami. Une seconde après avoir exécuté cette manœuvre, il vit Kili fendre l’air à l’endroit où elle aurait dû l’amener. 32


Le Griffon Noir Un peu plus loin… Juste un peu plus loin… Le sol se rapprochait. Oui ! Il était au-dessus des terres d’Urtho, de l’autre côté des lignes ennemies. Pourtant, il ne voulut pas prendre le risque de déployer entièrement ses ailes. Son piqué était un rien trop rapide, mais c’était quand même un piqué, pas une chute. Le sol ne lui avait jamais paru aussi accueillant. Ni aussi dur. Ah, sketi, ça va faire mal…


Chapitre 2

É

puisé, Ambredragon savait qu’il n’aurait servi à rien qu’il reste étendu les yeux fermés mais l’esprit en éveil. Quand il arriva à la lisière du camp, il vit que la lune se couchait. Bientôt, l’aube viendrait. Gesten attendait toujours. Son dernier client parti, le kestra’chern avait décidé de rejoindre son ami, mais celui-ci n’était pas d’humeur à bavarder. Quand il était préoccupé, l’hertasi se taisait. Ambredragon avait tendance à faire de même, à cause de son entraînement. Il était de son devoir d’afficher une expression de sollicitude sereine. Ces temps-ci, ses clients étaient souvent mal en point et la sympathie fonctionnait mieux que l’empathie. Ils n’avaient pas besoin de savoir qu’il se débattait contre ses propres problèmes. Puisqu’il ne pouvait pas s’en débarrasser, il ne devait pas les montrer. Cela faisait partie du jeu. Il avait réussi à l’accepter et cela ne lui valait plus qu’une douleur diffuse, comme s’il ne souffrait pas vraiment. Comme si la douleur était celle d’un autre et que mon empathie me la fasse partager… Chaque rumeur aggravait sa dépression. Skan n’avait jamais eu autant de retard. Même Gesten devait se douter, désormais, qu’il ne reviendrait pas. Ils avaient souvent plaisanté de la rapidité du griffon à rentrer de mission, avide de recevoir les honneurs qui lui étaient dus. 34


Le Griffon Noir Les nouvelles les plus alarmantes circulaient sur le Col de Stelvi. Mais personne ne paniquait. Ambredragon se demanda si quelqu’un savait que la garnison avait été écrasée. La nuit se rafraîchissait et son cœur se glaça. Sa couverture n’y changea rien. Gesten n’avait toujours pas desserré les lèvres. Incapable de supporter plus longtemps son silence, Ambredragon se leva et s’éloigna. Il avait la gorge nouée par les larmes qu’il n’osait pas verser… de peur de ne plus pouvoir se contrôler ! Des larmes pour Gesten… et pour Skan. Attendre plus longtemps ne servirait à rien. Skan ne reviendrait pas. La guerre continuait, ignorant les morts et ceux qui les pleu­­ raient. Comme beaucoup de Kaled’a’in, Ambredragon la considérait désormais comme une entité vivante. Ceux qui lui obéissaient et ceux qu’elle entraînait sur son passage devaient continuer à vivre… Même s’ils avaient le sentiment d’être à bord d’un bateau qui coulait. Les dons d’Ambredragon étaient aussi précieux en temps de paix qu’en temps de guerre. La souffrance ne s’arrêtait pas à ce genre de considération. Il s’était résigné depuis longtemps à se sentir responsable de ceux qui avaient besoin de lui… Non, pas de lui, de ses talents. Et c’était cette idée qui, près du feu, lui avait glacé le cœur. Gesten ne servait que Skandranon et lui. Ambredragon pouvait se passer de son aide pour un temps. Mais personne ne se passerait de la sienne… Voilà ce qui arrive quand on tient à quelqu’un… et qu’ il meurt. N’ayant pas de lien magique avec le Griffon Noir, il n’avait pas senti sa fin. Mais ses déductions étaient hélas logiques. Il entra dans le camp. Aussitôt, il afficha un léger sourire et adopta une démarche confiante. Il connaissait bien son métier. Même si peu de soldats étaient déjà levés, il fallait les rassurer. Un Guérisseur soucieux la fichait mal. Tout comme un kestra’chern malheureux. On pouvait penser qu’un de ses clients 35


Mercedes Lackey lui avait confié un secret si terrible qu’il avait réussi à ébranler sa sérénité. Or Ambredragon, un kestra’chern, avait la réputation d’être d’une sérénité à toute épreuve. Peu importait que son visage lui semblât un masque de pierre. Urtho exigeait que le camp soit en ordre et bien éclairé. Tous ceux que le kestra’chern croiserait le verraient clairement. Il fallait donc donner l’impression que tout allait pour le mieux. Mais il devait faire face à ses peurs et à son chagrin. Sinon, il ne serait plus en mesure d’assumer sa charge. Il prit le chemin du quartier des Guérisseurs, ne titubant qu’une seule fois. Une infime partie de lui eut honte de ce faux pas. Mais n’avait-il pas dit à ses patients qu’il n’y avait pas de déshonneur à craquer ? L’aide dont il avait besoin n’était plus très loin. Il lui suffisait de demander. Même si une petite voix lui soufflait de serrer les dents, il n’était pas fier au point de refuser une main tendue. Surtout dans son état actuel ! Ç’aurait été suicidaire. Il savait reconnaître les signes avant-coureurs d’un effondrement psychologique et il ne pouvait pas se payer ce luxe. Les Guérisseurs étaient occupés à raccommoder des vêtements et à fabriquer du matériel chirurgical. Devant leurs tentes, des oiseauxmessagers dormaient sur leurs perches, la tête sous l’aile. À leurs pieds, des kyrees ronflaient doucement. Comme il était étrange que de tels moments de paix puissent exister au milieu du chaos… Le Guérisseur Tamsin et son épouse, dame Cinnabar, étaient de garde de nuit. Il les trouverait sans doute dans la tente de chirurgie de la « Colline des Guérisseurs ». En des temps meilleurs, certaines avaient accueilli les fêtes kaled’a’in. Aujourd’hui, les cris qui y retentissaient n’avaient plus rien de joyeux. Des ombres mouvantes apprirent à Ambredragon qu’il y avait quelqu’un. Il poussa le rabat de toile et entra. Tamsin et Cinnabar soignaient un mercenaire. Le kestra’chern vit une tête de loup sur son écusson. Un des Loups de Pedron. Urtho n’engageait pas de 36


Le Griffon Noir mercenaires à la légère et ceux-ci avaient bonne réputation. Même les griffons les appréciaient. Skan lui-même… Sketi, Ambredragon ! Tu es parti en vrille et il est temps de redresser… ou tu vas t’ écraser. Il s’appuya à un piquet et s’assura que son bouclier mental l’empêcherait de communiquer sa détresse aux autres. Mais Tamsin et Cinnabar étaient des collègues et ses meilleurs amis… … en dehors de Skan et de Gesten. Sans tourner la tête, Tamsin lança au mercenaire : — Tout ce dont vous avez besoin, maintenant, c’est de quelques jours de repos. Voilà votre carré vert. Le Guérisseur signa le rectangle en bois et le tendit à son patient. — Trois jours d’arrêt et six d’activité réduite. Puis Tamsin sembla remarquer la présence d’Ambredragon. — Un de mes amis paraît avoir besoin d’aide, souffla-t-il. Le mercenaire leva la tête à son tour. — Merci, maître Tamsin. Envoyez-moi la note ! L’intéressé rit de cette blague éculée tandis que le mercenaire quittait la tente en saluant de la tête le kestra’chern. Celui-ci alla prendre la place que l’homme venait d’abandonner, se fichant de froisser son caftan. Dès qu’il fut allongé, il se cacha le visage derrière les bras, serrant les poings. Les Guérisseurs considéraient qu’un poing ferme portait malheur, mais son esprit était loin de ces considérations. Il entendit ses amis se laver les mains, les essuyer, puis ranger leurs instruments. Quand ce fut fini, ils tirèrent le rideau autour d’eux. — Les rumeurs au sujet de Stelvi sont vraies… Et cette fois, Skandranon n’est pas rentré. Il sentit une main se poser sur sa joue et une autre prendre une des siennes. Cela suffit à libérer le chagrin qu’il avait réussi à contenir. — Ne pleure pas un être qui pourrait être encore en vie, fit gen­­ timent Tamsin. Attends de savoir si… 37


Mercedes Lackey Mais si Skandranon avait été encore en vie, il serait revenu depuis des heures. Ou il aurait envoyé un message. Tamsin déglutit bruyamment, comme pour ravaler des propos qu’il savait stupides. — Le pire, c’est de n’être pas sûr. Nous aussi nous l’aimons, Ambredragon… Mais nous avons vu revenir tant de personnes portées disparues. Skandranon… — N’a jamais failli à sa mission de sa vie ! cria Ambredragon, sa voix tremblant de colère et de chagrin. S’il n’a pas… s’il n’a pas pu… Le reste fut perdu dans un torrent de larmes. La paillasse crissa quand les deux Guérisseurs s’installèrent près de lui. L’un d’eux l’embrassa sur le front et l’autre le prit dans ses bras. — C’est trop ! Attendre ici en se demandant qui va revenir blessé… ou ne va pas revenir du tout. Ne pas être à leur côté quand ils souffrent et meurent ! — Nous savons ce que tu ressens, murmura Tamsin. Oui, nous le savons… — Mais le reste ? Savez-vous ce que c’est de réconforter ceux qui reviennent alors que je pleure ceux qui manquent à l’appel ? Ses amis ne trouvèrent rien à répondre. — J’en ai assez de faire comme si j’étais imperméable à tout ! Ils viennent me voir pour oublier leur peine, mais quand suis-je autorisé à exprimer la mienne ? Tamsin et Cinnabar se turent, se contentant de le serrer dans leurs bras tandis qu’il pleurait. Car ils étaient la réponse à sa question. Quand Ambredragon se ressaisit, ils purent parler plus calmement. — Tu le sais déjà, mais je vais te le répéter quand même, dit Cinnabar. Nous sommes là pour t’aider, tout comme tu es là pour aider les autres. Tu as tout encaissé, dans cette guerre, et bien mieux que quiconque. Personne ne t’a jamais vu craquer. Mais te montrer surhumain n’est pas une obligation. — Je sais. Dieux, c’est exactement ce que j’ai dit, il y a quelques heures à peine, à un de mes patients. 38


Le Griffon Noir » Mais cette fois, il s’agit de Skan… Il était ma seule constante. J’ai toujours cru que je pouvais l’aimer sans prendre les risques habituels, parce que je pensais qu’il serait toujours là. La pire chose qui lui est arrivée, c’était de perdre des plumes ! Cinnabar écarta les cheveux humides d’Ambredragon de son front avec le linge que son compagnon était allé chercher. — Et voilà que je l’ai perdu… Je ne pourrai pas le supporter. Ça fait trop mal ! Des sons leur parvenaient, étouffés par la toile de tente. N’était-il pas un peu tôt pour tout ce raffut ? Le temps avait peut-être passé plus vite qu’ils ne le pensaient… — Que pourrais-je te dire que tu ne saches déjà ? demanda Tamsin. Ta tâche est plus ardue que la nôtre… Nous rafistolons les corps ; toi, ce sont les cœurs et les esprits. Le seul réconfort que je puisse t’apporter, c’est de t’assurer que tu n’es pas seul. Nous aussi nous avons du chagrin. Skandranon était notre ami et il… Les bruits qu’ils entendaient n’avaient rien à voir avec le brouhaha normal d’un camp qui s’éveille. On aurait dit une foule en marche… Ambredragon enleva le linge humide posé sur ses yeux et s’assit. Au même moment, un cri de douleur retentit, déchirant l’air… et ses tympans. Les trois amis furent aussitôt en alerte. Tamsin bondit sur ses pieds, suivi par Cinnabar. Les rabats de toile s’écartèrent pour laisser passer des porteurs… chargés d’un griffon pris dans les branchages, le tout recouvert de boue. Ambredragon n’aurait pas identifié Skandranon s’il n’avait reconnu ses plumes noires et son vocabulaire imagé. Il se leva de la paillasse. Gesten fit installer le griffon sur une des tables. Puis il se retourna, cherchant des yeux un Guérisseur, et vit Tamsin, Cinnabar et Ambredragon. — Vous trois, vous ferez l’affaire ! ordonna-t-il. Dieux, s’ il commandait l’armée… 39


Mercedes Lackey Les trois compagnons s’étaient déjà mis au travail. Tamsin alla chercher le matériel chirurgical, Cinnabar appela leurs aides et Ambredragon écarta les porteurs pour approcher du griffon. Il le toucha et fut agressé par sa douleur. C’était le risque, quand on soignait un ami. Il abaissa un peu son bouclier mental, mais pas trop. La douleur était son alliée. Pendant que les assistants de Cinnabar lavaient la boue, Ambredragon leur signalait les endroits à ne pas malmener, afin de ne pas faire plus de dégâts. Sa respiration était devenue haletante. Ses pupilles dilatées indiquaient qu’il s’était ouvert à la double vision. Une éternité passa avant qu’ils aient réussi à débarrasser Skandranon des restes de l’arbre sur lequel il s’était écrasé. Il leur en fallut une autre pour nettoyer la boue et voir apparaître les blessures. Tamsin et Cinnabar laissèrent à Ambredragon le soin de s’occuper des ailes. Au camp, il était une des rares personnes à connaître parfaitement l’anatomie des griffons. L’aile droite avait été déchirée par un carreau et saignait tou­­ jours. La gauche était cassée en plusieurs endroits. Ambredragon demanda à Gesten d’appuyer sur la blessure pendant qu’il réduisait les fractures. Comme ceux des oiseaux, les os des griffons se ressou­­ daient aussitôt. Plus vite il s’en occuperait, moins il aurait d’os à briser de nouveau pour qu’ils le fassent correctement… Skandranon gémissait doucement. Un quatrième Guérisseur, les paupières encore lourdes de sommeil, s’approcha et le plongea dans un profond sommeil. Ambredragon rassemblait les petits bouts d’os, puis les main­­ tenait avec ses mains. Quand c’était fait, son esprit forçait ces fragments à reprendre leur place. Il ne restait plus alors qu’à poser une attelle. Entre deux fractures, il s’essuyait les mains, pour que le sang séché ne le gêne pas. — Ambredragon ? demanda Gesten. — Oui ? — Je crois que tu devrais te dépêcher. 40


Le Griffon Noir Le petit lézard n’eut pas besoin d’en dire plus. Ambredragon confia le soin de bander l’aile à un des assistants et fit le tour du patient. Un seul regard lui suffit pour comprendre. La blessure était terriblement proche de la grosse veine qui traversait l’aile, et celle-ci menaçait de se déchirer sous son propre poids, entraînant une fracture ouverte et une hémorragie massive… Il ordonna au hertasi de se placer sous l’aile blessée et rapprocha les bords de la plaie. Fermant les yeux, il examina la plaie avec sa double vision. Il ressouda les fibres musculaires et les vaisseaux sanguins déchirés, les aidant à guérir à une vitesse des milliers de fois supérieure à la normale. Une infection menaçait ; il l’élimina, fortifiant les muscles sains pour ménager les autres. Ensuite il trouva de minuscules fractures et des blessures auxquelles il n’avait pas fait attention. Il s’en occupa, sans oublier de vérifier qu’il n’y avait nulle part de caillots risquant de gêner la circulation du sang. Skandranon gémissait toujours et se raclait la gorge, comme si quelque chose y était coincé. Sa respiration redevint régulière un instant, quand le quatrième Guérisseur le replongea dans un profond sommeil. Puis il fut pris d’une telle quinte de toux qu’ils durent l’empêcher de tomber de la table. Du coin de l’œil, Ambredragon vit Tamsin enfoncer un bras dans le gosier du griffon pendant qu’un des assistants lui maintenait le bec ouvert. Quand il l’eut retiré, le blessé lâcha une sorte de sifflement, puis se rendormit. Pendant qu’Ambredragon réduisait les fractures des pattes antérieures, les assistants administrèrent au patient des potions fortifiantes. Quand tout fut terminé. Ambredragon s’écarta de la table d’opé­­ ration en titubant. Il vit Cinnabar donner des ordres aux porteurs de civière qui allaient emmener Skandranon. Tamsin n’était nulle part en vue. Les rayons du soleil levant pénétraient la toile épaisse de la tente. 41


Mercedes Lackey Le sol était couvert de sang, de plumes cassées, de feuilles et de morceaux d’écorce. Sur une table épargnée par le carnage, Ambredragon vit ce qui restait d’un carreau et une sorte de bâton recouvert de cuir. Ce doit être ce qu’ il avait en travers de la gorge. Mais comment est-ce arrivé là ? Il cligna des yeux puis chancela. — Non, pas question ! Gesten quitta le chevet de Skandranon et vint se glisser sous le bras du kestra’chern. — Au lit, Ambredragon ! Skan va bien maintenant… Toi, tu devrais t’allonger avant de t’évanouir. Ambredragon trouva la force de laisser échapper un petit gloussement. Skan va bien. Il est revenu. Le froid qui l’avait envahi disparut, en même temps que la sensation de vide. Skan est revenu ! Avec l’aide de Gesten, il descendit la colline et revint dans le quartier des kestra’chern, juste à côté de celui des Guérisseurs. Trop fatigué, il réalisa à peine qu’il était de retour chez lui. Mais l’odeur de l’encens et des parfums le lui rappela. Dans sa chambre, il s’écarta du petit hertasi, tituba jusqu’à son lit et se jeta dessus. Dès son réveil, Ambredragon capta la souffrance et la frustration de Skandranon. Même après des heures d’un sommeil mérité, il sentait toujours une douleur diffuse aux endroits qu’il avait traités sur le corps du griffon. Y compris sur ceux dont il n’avait pas d’équivalent, tels la queue et les ailes. C’était le « contrecoup » bien connu des Guérisseurs, qui apprenaient très vite à vivre avec. Mais il semblait quand même étrange d’avoir mal à des membres qu’on ne possédait pas. 42


Le Griffon Noir Les « ailes » d’Ambredragon, à savoir ses omoplates et ses bras, le faisaient atrocement souffrir. Un peu comme après une crampe, lorsque le muscle est toujours endolori. Ambredragon s’était réveillé avec l’impression d’avoir couru une semaine avec un sac sur le dos. Il n’aurait pas été plus mal en point s’il avait dû travailler deux jours entiers sans se reposer… … Bref, s’il avait dû s’occuper de sa clientèle habituelle le jour et rafistoler un griffon sérieusement blessé la nuit ! Gesten – ce cher Gesten – avait tiré les rideaux avant de sortir, pour que la lumière n’empêche pas le kestra’chern de se reposer. L’hertasi avait également dû prévenir les clients de son absence. Ambredragon repoussa les couvertures et se leva en s’aidant de l’anneau fixé dans le montant de son lit. Il se lava rapidement et avala son petit déjeuner. Puis il enfila le caftan que Gesten avait sorti pour lui. Enfin, il consulta la liste de ses rendez-vous de la journée. Tous étaient barrés, sauf un. Mais il lui restait encore deux heures avant de recevoir ce client. Ambredragon quitta sa tente, qui comportait plusieurs « pièces » et était protégée du bruit par la magie, un luxe nécessaire quand on pratiquait un travail comme le sien. Dehors, le soleil brillait. Des oiseaux-messagers multicolores voletaient en piaillant gaiement. De la fumée montait des feux et se dissipait dans l’air tiède. Trois enfants couraient en riant aux éclats. Un kyree les suivait. C’est comme ça que devrait être la vie… Ambredragon s’étira, puis se passa une main sur le menton et sur les joues. Il devrait se raser ! Dès qu’il se serait assuré que Skandranon allait bien, il rentrerait pour se préparer. Il ne pouvait pas recevoir un client dans une tenue aussi négligée ! Et il se sentait toujours mieux quand il était impeccable de la tête aux pieds. Il se fraya un chemin parmi la foule qui déambulait entre les pavillons et les abris et retourna à la grande tente où il avait laissé le 43


Mercedes Lackey griffon. À la lumière du jour, le camp semblait plus accueillant en dépit de la tension qui y régnait. Des assistants Guérisseurs et des aides faillirent bousculer Ambredragon quand il pénétra sous la tente. Tous s’affairaient. Ils devaient s’acquitter des tâches administratives et réunir le matériel nécessaire avant l’urgence suivante. Seuls les dieux savaient quand arriveraient les prochains blessés. La guerre laissait peu de répit aux Guérisseurs. Avec les membres des clergés et les fossoyeurs, ils étaient occupés à temps plein. Car la guerre dévorait les corps et les âmes. Et elle avait un appétit féroce. Mais elle avait aussi rapproché les individus et les espèces comme rien, en temps de paix, n’aurait réussi à le faire. Elle avait fait naître d’étranges amitiés et de curieuses amours. L’affection qu’Ambredragon portait à Gesten, et réciproquement, n’avait rien d’inhabituel. Les Kaled’a’in et les hertasis vivaient en harmonie depuis longtemps. S’il n’y avait pas eu la guerre, le kestra’chern aurait eu plusieurs représentants du peuple lézard à son service. Mais avec tous ces soldats, les petites créatures avaient trop à faire. Le lien qui existait entre le Griffon Noir et lui… Voilà une chose qui ne se serait jamais produite en temps de paix ! Les griffons n’étaient pas une espèce naturelle, mais une création d’Urtho, le Mage du Silence. Et ils n’avaient jamais approché des plaines des Kaled’a’in. Au moins, pas depuis sa naissance. Urtho avait prévu de les implanter dans les parties les plus sauvages des montagnes, créant ainsi une nouvelle population intel­­ ligente non humaine. Ses prédécesseurs avaient parfaitement réussi avec les hertasis et les kyrees. Mais la guerre entre les Grands Mages avait réduit en cendres ses projets. Urtho avait fait de son mieux pour rester à l’écart du conflit… Mais le mal était venu à lui. Ambredragon se demandait parfois si le mage regrettait d’avoir attendu. Au début de la carrière de Ma’ar, Urtho aurait pu lui infliger une défaite cuisante. 44


Le Griffon Noir Qui aurait pu prévoir que de telles atrocités germaient dans l’esprit du Kiyamvir ? Urtho n’était pas responsable. Au milieu du chaos et de la peine, on pouvait encore éprouver de la joie grâce au lien qui se formait entre deux êtres, comme une fleur sauvage pousse sur un champ de bataille… Ambredragon poussa un léger soupir. Il aimait Skan comme s’ils avaient été élevés dans le même nid ou dans le même foyer. Mais il ignorait si le griffon partageait ses sentiments. À cause des têtes de rapaces de ces créatures, il n’était pas facile de lire leurs expressions. Et puis Skan était… Skan. Peu démonstratif, il dissimulait ses sentiments sous des plaisanteries et des sarcasmes… ou des plaintes et des colères feintes. S’il avait de l’affection pour quelqu’un, il le cachait bien. Et il était tout aussi prompt à se moquer qu’à encenser. Oui, avoir de l’affection pour lui avait ses inconvénients. Ambredragon longea les rangées de tentes où étaient logés les blessés. Celles des griffons avaient une armature renforcée spécia­­ lement conçue pour permettre aux Guérisseurs de placer leurs membres blessés en extension. Il aperçut Gesten, qui sortait d’une des tentes. Le petit hertasi avait l’air de bonne humeur. Ses yeux brillaient de malice et il portait la queue haute. — Son Altesse Royale a une migraine atroce et prétend être trop malade pour manger, dit-il au kestra’chern. Cinnabar dit que c’est parce qu’il a eu une commotion cérébrale. Et sa gorge est irritée parce qu’il a fourré n’importe quoi dedans. Puisque je n’ai pas réussi à le convaincre d’avaler quelque chose, elle voudrait que tu essaies… — Qu’avait-il dans le bec ? demanda-t-il. Je n’ai pas arrêté de voir cet objet en rêve. — Une arme magique qu’Urtho l’avait envoyé chercher… Après ton départ, celle-ci a attiré pas mal de monde. La moitié des mages de la Tour sont venus la voir quand Urtho a découvert que notre ami était rentré. 45


Mercedes Lackey » L’un d’eux a réveillé Tamsin et a essayé de lui reprocher de ne pas avoir rapporté la nouvelle. L’emploi du verbe « essayer » n’échappa pas à Ambredragon. — Dois-je comprendre que Tamsin lui a dit sa façon de penser ? Gesten gloussa joyeusement. — J’étais aux premières loges ! Il s’est montré presque aussi bon que toi quand un imbécile t’ennuie. — C’est donc une arme magique. Je suppose que nous n’en saurons jamais davantage… Il lui vint à l’esprit que cette arme avait pu causer la perte de Laisfaar. Ou être déterminante dans la bataille. Dans ce cas, les magiciens d’Urtho l’examineraient soigneusement pour trouver une parade. Voilà pourquoi Skan avait été envoyé à sa recherche… Mais le griffon, même s’il savait quelque chose, resterait muet comme une tombe. Moins les gens en savaient, mieux ça valait. Il était tellement facile pour un espion de se glisser dans le camp d’Urtho – simplement parce que les troupes du Mage du Silence étaient moins barbares que leurs ennemis. Et, comme il avait pu le constater la nuit précédente, les cancans allaient bon train et faisaient le tour du camp en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire. Ambredragon s’était résigné depuis longtemps à entendre des centaines d’histoires qui, séparées de leur contexte, ne signifiaient rien. Ce genre de choses faisait partie de sa profession. — Donc, si tu peux convaincre messire Mauvaise Humeur de… — J’ai entendu, gronda une voix venant de la tente des patients. — … messire Contrariété de manger quelque chose, continua Gesten sans se démonter, je préparerai tout pour ton rendez-vous. — Je m’en charge. Et puisque sa gorge est irritée, je devrais pouvoir le soulager. — Ne te fatigue pas trop, l’avertit Gesten en entrant sous la tente. Ce n’est pas ton seul patient. Et en plus, il ne paie pas. Cette dernière remarque était adressée à Skandranon. 46


Le Griffon Noir Le griffon se contenta de lever la tête et de lâcher d’un ton plein de dignité et un rien maussade : — J’ose espérer que ce genre de traitement est considéré comme une « juste rétribution pour service rendu ». — Tout à fait, dit Ambredragon. Le kestra’chern utilisa ses pouvoirs et ne trouva rien de plus que des os et des blessures en train de guérir… et une commotion cérébrale elle aussi en voie de guérison. — Comment va ta tête ? demanda-t-il. Il « plongea » dans la gorge de son patient et soulagea l’inflam­­ mation causée par l’objet qu’il avait ingéré. — J’ai une migraine terrible, merci, répondit le griffon. J’ose espérer que tu vas faire quelque chose pour ça. — Désolé, Skan, répondit Ambredragon. J’aimerais pouvoir t’aider… Mais je ne suis pas spécialisé dans ce genre de douleur. Je pourrais te faire plus de mal que de bien en intervenant… Il dirigea sur son ami un fin rayon d’énergie, faisant bien atten­ ­tion à ne pas se surmener. Une fois déjà, il avait trop tiré sur la corde. Il ne voulait pas recommencer. Deux Guérisseurs étant nécessaires pour ranimer un confrère imprudent, il ne pouvait pas leur faire défaut en temps de guerre. Il lui fallut un court moment pour que la chaleur qui signifiait « irritation » disparaisse. — Je suppose que tu ne partiras pas d’ici tant que je n’aurai rien avalé, dit Skan sans une once de gratitude. Bien, puisque c’est le seul moyen de me débarrasser de toi… Ambredragon se contenta de tendre au griffon d’énormes bouchées de viande. Comme tous ceux de sa race, Skan l’aimait crue et très fraîche, même s’il pouvait s’accommoder d’autres nutriments – il avait notamment un faible pour le pain et les pâtisseries. Gesten lui avait laissé un grand bol de morceaux de viande. Skan ne s’arrêta que lorsqu’il fut vide, même semblant dire au jeune 47


Mercedes Lackey homme qui lui donnait la becquée : « Je te croquerais bien une main au passage. » Ambredragon lutta pour ne pas se sentir blessé par l’attitude du griffon. La plupart des hyperactifs devenaient grognons quand ils étaient obligés de rester immobiles. Skan ne pouvait pas utiliser ses pattes de devant et sa tête devait le faire beaucoup souffrir… Tout bien considéré, il se comportait convenablement… Mais Ambredragon était son ami et Skan le traitait plus mal qu’un esclave. Gesten revint au moment où Skan avalait sa dernière bouchée de viande et il lui suffit d’un regard pour évaluer la situation. Il entreprit aussitôt de sermonner le griffon. — On pourrait penser que le griffon le plus intelligent de l’armée d’Urtho aurait un soupçon de bon sens, non ? Et croire que ce même griffon se rappellerait que son ami Ambredragon a rafistolé ses ailes, dépensant son énergie sans compter, au risque de perdre conscience lui-même ! Et qu’il ressent encore des douleurs fantômes aux endroits qu’il a guéris. Mais tout ça demande du bon sens et de la courtoisie, deux choses dont notre griffon est dépourvu. Alors quand Ambredragon se précipite à son chevet, sans avoir pris le temps de se raser, tout ce que sait faire messire griffon, c’est bouder et se plaindre… Bref, jouer les enfants gâtés ! Skan se montra on ne peut plus contrit. Ses oreilles, déjà basses, s’étaient complètement aplaties sur son crâne. Il prit un air chagrin et repentant. Un silence pesant suivit le sermon de Gesten, qui adressa au griffon un regard courroucé qui disait : « ne fais pas l’imbécile. » — Je suis désolé, Ambredragon. Je me suis montré très gros­sier. Je… Skan était d’humeur à s’excuser pendant les deux prochaines heures, tout en s’irritant un peu plus à chaque mot. — Ce n’est pas grave, Skan, coupa Ambredragon. Après tout, tu ne t’es pas montré plus grossier que certains de mes clients. 48


Le Griffon Noir J’ai l’habitude. (Il réussit à émettre un petit rire.) Je suis moi-même un très mauvais patient. Demande à Gesten, si tu ne me crois pas. L’hertasi leva les yeux au ciel mais ne fit aucun commentaire. — Ne t’inquiète pas. Nous sommes contents que tu sois de retour. Ambredragon enfouit ses mains dans les plumes du cou du griffon et gratta les endroits que Skan ne pouvait pas atteindre – ou ne pourrait pas atteindre avant longtemps. Le griffon soupira d’aise. Il reposa la tête sur ses pattes avant et ferma les yeux. — Tu es beaucoup trop patient, Ambredragon. — En fait, si je ne l’oblige pas à sortir d’ici tout de suite, renchérit Gesten, il sera en retard. Un patient t’attend, kestra’chern. Il va falloir que tu te montres à la hauteur, histoire de faire oublier que tu as annulé tous tes rendez-vous de la matinée. — Tu as raison. Ambredragon se leva et lissa son caftan. — Et il faut que je me lave et que je me rase avant ce rendez-vous. Combien de temps me reste-t-il ? — Pas beaucoup, étant donné l’état dans lequel tu es… Aussi faudra-t-il te dépêcher. Un peu plus tard, Ambredragon se demanda pourquoi il s’était donné cette peine. Il n’était pas face à un client régulier et il aurait tout aussi bien pu être un bout de bois, tant l’homme lui portait peu d’attention. C’était un mage mercenaire, un de ceux qu’Urtho avait engagés quand ses alliés et ses Apprentis s’étaient révélés trop peu nombreux pour tenir tête aux sorciers que Ma’ar leur opposait. Sans doute était-il beau, mais cela ne se voyait pas en cet instant. Son expression semblait aussi figée que s’il avait porté un masque. Et ses besoins étaient pour le moins banals. 49


Mercedes Lackey En fait, s’il voulait vraiment ce qu’il prétendait vouloir, il n’aurait pas eu besoin de venir voir Ambredragon. Il aurait pu s’adresser à un de ses collègues de rang inférieur, ce qui lui aurait fait économiser de l’argent. Prendre rendez-vous chez un kestra’chern, c’était s’offrir un moment de luxe et de confort, entre les mains d’un expert de la relaxation et du plaisir… Ce qui poussait certains à croire, comme ce mage, que les kestra’chern étaient des partenaires sexuels à vendre. Si c’était tout ce qu’il voulait, il pouvait l’obtenir de différentes façons, y compris – mais cela semblait peu probable – en gagnant le respect de quelqu’un. Ambredragon fut tenté de le mettre à la porte. Il était aussi insultant de lui demander cela que d’exiger d’un maître queux qu’il prépare du porridge ! Mais comme il l’avait dit au général, ce que la tête d’un patient voulait n’était pas toujours ce que désirait son cœur. Or, ce qui faisait de lui un expert, c’était de savoir écouter ce dernier. Comme ses questions ne rencontraient qu’un « Contentez-vous de faire votre travail ! », il se leva et regarda l’homme de haut. — Je ne peux pas faire mon travail d’une manière qui nous satis­ fasse tous les deux si vous êtes tendu. (Il tapota la table de massage.) Venez vous installer. L’homme se leva de mauvaise grâce. Gesten apparut et le désha­­ billa, puis il sortit les huiles de massage. Ambredragon en choisit une parfumée à la camomille et aux herbes relaxantes. Ses talents de kestra’chern renforcés par ses dons de Guérisseur, il dénoua les muscles de son patient… ce qui eut pour effet de lui délier la langue. — C’est à cause de Bichehivernale ! Elle s’éloigne de moi et je ne sais pas pourquoi ! Je lui ai dit que si c’était comme ça, j’irais voir ailleurs ! Ambredragon devina que « Bichehivernale » était l’amante du mage. Bizarre. Ce genre de nom était kaled’a’in, un peuple qui s’associait rarement aux autres races. 50


Le Griffon Noir — Pourquoi êtes-vous venu ici ? demanda-t-il. Vous auriez pu trouver quelqu’un… de moins cher. L’homme grogna. — Parce que l’armée entière vous connaît. Tous ceux de ma section sauront que je suis allé vous voir et pourquoi. Cet homme avait l’esprit retors. Et ses motivations étaient complexes. Il désirait blesser sa compagne en se rendant chez un kestra’chern connu – voire célèbre, selon certains. Mais sous ce désir pervers se cachait une certaine dose de flatterie. Comme s’il voulait dire à la femme que seul cela pouvait la remplacer. En même temps, il la rabaissait au rang d’une amante qu’on paie. Une nouvelle insulte… Ambredragon n’était pas un prostitué, mais un kestra’chern, membre d’une profession qu’Urtho et les généraux de son armée tenaient en très haute estime. Dans son peuple, il incarnait ce qu’il y avait de plus sacré après une personne touchée par la Déesse. Le mot kestra’chern avait des connotations évoquant la guérison de l’âme et l’amitié. Ce qui supposait chez le mage un certain désir d’impressionner « Bichehivernale », qui qu’elle fût. — Vous devez savoir que le traitement est toujours adapté au cas de mon patient, dit Ambredragon pour éclaircir la situation. Si tout ce que le mage voulait était un certain « exercice », il devrait aller voir ailleurs. Ambredragon lui massa les pieds, modulant la pression et la chaleur afin que son client se détende sans qu’il ait besoin d’utiliser ses dons de guérison. Ses détracteurs prétendaient qu’il travaillait moins bien parce qu’il pouvait y recourir. Un kestra’chern n’avait généralement que son talent et ses sens pour bien faire. Ambredragon pouvait guérir, mais il ne le faisait qu’en cas d’urgence. Ou si le client le méritait. Ce n’était pas le cas du mage. Et il méritait encore moins qu’il s’abaisse à lui rendre les services d’un perchi. 51


Mercedes Lackey — C’est… ce que j’ai entendu dire, répondit le mage, comme s’il avait du mal à le croire. — Si cela ne vous convient pas, je peux vous suggérer le nom d’un ou deux perchi accoutumés à une clientèle de haut rang. Inutile qu’il vexe le mage. L’homme avait déboursé une belle somme pour ce rendez-vous, et s’il n’était pas content, il ferait des histoires. — Ce que vous faites… ah… n’a pas vraiment d’importance, répondit le mage. Tout ce qui compte, c’est ce que croira Bichehivernale… Et son imagination est débridée. Je crois savoir que vous êtes tenu au secret… Ambredragon fut pris de l’envie irrésistible de jeter ce mufle dehors. Son plan était terriblement cruel. Mais Bichehivernale méritait peut-être un tel traitement… Ambredragon soupira. Parce qu’il avait sa fierté, il en donna à l’homme pour son argent… en s’assurant de le surprendre le plus possible.


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