Un nouveau locataire emménage à Netherfield…
Méprisée par sa famille, Octavia est envoyée aux Indes et se marie avec le capitaine Darcy. Malheureusement, celui-ci meurt prématurément et lui laisse pour seul legs l’honneur d’un grand nom. C’est alors qu’Octavia hérite d’une grande fortune et, pour la première fois de sa vie, peut enfin décider de son destin. De retour en Angleterre, elle rend visite à des cousins dans le Hertfordshire et fait la connaissance du nouveau locataire de Netherfield, aussi distant que fascinant…
INÉDIT Famille / Intrigues / Sentiments
« Telle une Jane Austen ou une Georgette Heyer, Elizabeth Aston décrit la régence anglaise avec affection, respect et esprit. » Good Book Guide Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Alix Paupy Photographies de couverture : © Shutterstock ISBN : 978-2-8112-1179-0
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8,70 €
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Du même auteur, chez Milady : Les Filles de Mr Darcy Les Aventures de Miss Alethea Darcy Darcy dans l’ âme L’Autre Mrs Darcy
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Elizabeth Aston
L ’A utre Mrs Darcy Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Alix Paupy
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Milady Romance
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Milady est un label des éditions Bragelonne
Titre original : The Second Mrs Darcy Copyright © 2007 by A.E. Books, Ltd. Tous droits réservés. © Bragelonne 2014, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-1179-0 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr
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Pour Jessica Buckman, affectueusement.
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Chapitre premier
– C’
est une vérité universellement reconnue qu’une femme célibataire pourvue d’une belle fortune doit avoir envie de se marier, déclara lady Brierley d’une voix retentissante qui n’aurait pas souffert la moindre contradiction. Bien sûr que vous allez vous remarier. Octavia sourit à son interlocutrice, une femme au nez proéminent, dont l’apparence romaine dissimulait un cœur d’or. Elles étaient installées sur la terrasse de la maison des Thurloe à Alipore, un faubourg de la ville de Calcutta, profitant de la légère brise qui froissait doucement les gigantesques feuilles des bananiers. Un serviteur s’approcha sans bruit sur ses pieds nus pour emplir leurs tasses d’un thé de Darjeeling aux arômes délicats. — Vous avez sûrement raison, dit Octavia, mais je ne suis pas pourvue d’une belle fortune. Pas même d’une petite, en vérité. — Pas de fortune ? Comment est-ce possible ? Votre défunt mari était pourtant fort riche : il touchait une rente confortable et possédait un vaste domaine,
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sans parler de la dot importante qu’il a touchée pour son premier mariage et des primes considérables qu’il a reçues pendant la guerre ; on disait dans toute la Marine que le capitaine Darcy était particulièrement chanceux en matière de primes. — Tout cela est vrai, mais il a investi énormément d’argent dans sa maison et son domaine, dont seul un parent mâle peut hériter. Lady Brierley plissa les yeux. — C’est ce que l’on m’a raconté, mais je n’ai pas voulu le croire. Cependant, il n’avait ni frère ni famille proche ! Qui donc va hériter ? — Un certain George Warren, un cousin éloigné. — George Warren ! J’en ai entendu parler, c’est le fils de lord Warren, qui… Eh bien, ma chère, voilà qui est fort irrégulier ! Je suis sincèrement navrée que l’on ne vous ait pas laissée dans la situation confortable que vous étiez en droit d’espérer. — Oh, je toucherai tout de même une petite rente qui me permettra de vivre, si je fais attention. — Ce n’est pas…, commença lady Brierley. — Ce n’est pas comme si j’avais été élevée dans la richesse, l’interrompit Octavia avec un sourire. J’ai l’habitude de me contenter de peu. — Mais avant votre mariage, vous étiez une Melbury ! Vos frères et sœurs ne font certes pas partie des plus riches, mais je doute fort qu’ils doivent prendre garde au moindre penny dépensé ! C’était vrai, mais ils avaient toujours été réticents à débourser le moindre penny pour Octavia. La jeune
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femme n’aimait pas ses frères et sœurs – ses demi-frères et sœurs, en vérité – et cette aversion était réciproque. Ils étaient cinq, deux frères et trois sœurs. L’une d’elles était partie, Dieu merci, vivre avec son époux dans le Yorkshire ; les deux autres, mariées également, étaient installées à Londres. Toutes avaient fait de bons mariages, selon les critères du beau monde, mais Octavia n’appréciait pas du tout lord Adderley et savait que Mr Cartland vivait entièrement sous la coupe autoritaire de son épouse. Son frère aîné, sir James, squire de Melbury, demeurait à la campagne, dans le manoir familial ; il quittait rarement ses terres et ses écuries pour se rendre à Londres et ne manifestait aucun intérêt pour sa jeune demi-sœur, « une personne sans fortune, sans importance et sans valeur », aurait-il affirmé si on lui avait posé la question. Son autre frère, Arthur, rusé et ambitieux, toujours prêt à souligner les faiblesses et les défaillances d’Octavia, passait la majeure partie de son temps dans la capitale. C’était un politicien prometteur, qui occupait le siège parlementaire de Melbury. Ses frères et sœurs n’avaient jamais pardonné à leur père, le défunt sir Clement Melbury, de s’être remarié à un âge avancé, quelques années à peine après la mort de sa première femme. Quel besoin avait-il eu de les déshonorer ainsi, envoûté par un visage bien fait et une cheville fine, en choisissant d’épouser la fille d’un simple commerçant sans envergure et d’une femme insipide et mal éduquée ? Certes, la fille était jolie, mais d’une beauté fade et ordinaire, et leur père
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s’était ridiculisé : quelle bêtise de se marier avec une moins-que-rien qui n’avait même pas la moitié de son âge ! Ils n’avaient pas dissimulé leur soulagement quand la deuxième lady Melbury était morte en couches, laissant à son époux une petite fille qu’il avait appelée Octavia. Le prénom les avait contrariés : il semblait suggérer que l’enfant était des leurs, ce qui, à leurs yeux, n’était évidemment pas le cas. Pendant ces réflexions, lady Brierley planifiait toujours activement l’avenir d’Octavia : — Eh bien, ma chère, nous devons songer à ce qu’il vous reste à faire. J’imagine que vous allez rentrer en Angleterre : vous avez des affaires juridiques à régler, et il faudra persuader ce Warren de vous accorder une rente annuelle. Il acceptera s’il ne veut pas paraître mesquin aux yeux du monde, d’autant plus que le capitaine Darcy jouissait d’une excellente réputation. Il était aimé de tous, charmant comme il l’était. Oui, c’est la meilleure option qui s’offre à vous : la traversée pour l’Angleterre durera plusieurs mois, et ainsi votre période de deuil sera presque achevée lors de votre arrivée. Et alors, voyez-vous… Octavia aurait pu finir la phrase à sa place : « Et alors, voyez-vous, peut-être aurez-vous la chance de vous trouver un nouvel époux. » Lady Brierley était intarissable quand il était question de mariage : — D’un autre côté, poursuivit-elle, ce sont des affaires que l’on peut laisser aux avocats, et avec le
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9e régiment qui doit être affecté ici… Bien sûr, les officiers n’épousent pas n’importe qui, mais… même avec une dot aussi mince, vous serez toujours une Melbury, c’est un nom qui a du poids. Vous avez eu de la chance une première fois : là où tant de jeunes filles rentrent en Angleterre sans mari, vous avez très vite trouvé un bon époux, alors je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas de nouveau le cas. Quelle loterie que le mariage, songea Octavia. Son père s’était remarié dix mois à peine après avoir perdu sa deuxième épouse, faisant cette fois un choix plus judicieux aux yeux de ses enfants : la troisième lady Melbury, elle-même veuve, était la fille calme et docile d’un respectable propriétaire terrien, et son premier mari avait été un homme riche et respecté. Elle s’était occupée d’Octavia sans enthousiasme ni grande douceur, mais son sens aigu du devoir l’avait poussée à accueillir la fillette dans son agréable maison du Dorset lorsque sir Clement avait été emporté par une bronchite et qu’on lui avait fait clairement comprendre que personne n’avait l’intention de prendre la responsabilité d’Octavia, alors âgée de huit ans. Les demi-frères et sœurs d’Octavia firent de leur mieux pour l’oublier durant les sept années suivantes, espérant vaguement qu’elle succomberait à une poussée de fièvre ou à une quelconque affection infantile. Octavia avait cependant survécu aux dangereuses années de la prime enfance et était devenue une grande jeune fille très semblable
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à sa mère, dotée d’un piètre savoir-vivre et d’une pénible tendance à dire tout haut ce qu’elle pensait. Puis, à l’âge de trente-neuf ans, la belle-mère d’Octavia annonça son intention d’épouser un médecin de Dublin. C’était très bien pour elle, avaient estimé les Melbury, surtout si cela signifiait qu’ils n’auraient plus à craindre de voir une ennuyeuse lady Melbury débarquer à Londres sans crier gare pour se faire présenter à leurs cercles. Mais même une simple demi-sœur ne pouvait être autorisée à partir vivre à Dublin dans une telle maison, pas alors qu’elle portait le nom de Melbury. Les demi-frères d’Octavia étant légalement ses tuteurs, ils avaient parfaitement le droit de lui imposer leur volonté. Lady Melbury aurait bien emmené sa belle-fille en Irlande, mais elle accepta sans discuter la décision de la famille et s’en alla seule à Dublin recommencer sa vie. Après tout, dit-elle à Octavia, on était presque adulte à quinze ans et il valait mieux qu’elle maintienne ses relations avec la famille de son père plutôt que de mourir d’ennui en Irlande. Octavia protesta, mais Arthur se montra catégorique. Elle dut donc rester dans le Dorset en compagnie d’une femme d’un âge indéterminé, qui n’avait pas l’éducation nécessaire pour se faire appeler « une gouvernante » et qui passait ses jours à errer dans la maison, enveloppée d’un brouillard de mélancolie, laissant entendre un reniflement perpétuel qui poussait Octavia à seller son cheval et à partir au galop pour de longues promenades solitaires.
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Lorsque son frère Arthur eut vent de ses escapades, il y mit un terme d’une manière simple et radicale : il vendit son cheval et lui laissa un vieux poney tout juste capable de tirer une voiture jusqu’au village voisin. — On attend d’une jeune femme qu’elle se marie, murmura Octavia en observant pensivement un mainate aux yeux jaunes sautiller sur l’herbe éparse à la recherche d’insectes. C’est censé être dans sa nature. Et pourtant, ai-je envie de me remarier ? Je n’en suis pas si sûre. Lady Brierley pinça les lèvres. — Vous venez de perdre votre époux, il est encore trop tôt pour former des projets précis. Mais il faut aller de l’avant. Vous allez sous peu sortir de votre période de deuil, et vous savez, une fois qu’une femme a été mariée, elle s’y accoutume très vite. Même celles qui ont eu un époux bien moins aimable que ce pauvre capitaine Darcy finissent par vouloir se remarier. — L’ennui, répliqua Octavia, c’est que ma taille ne m’avantage guère. Lady Brierley lui jeta un regard sévère ; avait-elle décelé une pointe de malice dans la voix de son amie ? — Quelle absurdité ! Vous êtes gracieuse, vous portez votre grande taille avec élégance, et il y a des hommes plus petits qui préfèrent… — Oh, je crois que je serais incapable d’aimer un homme sur lequel je ne pourrais pas lever les yeux, déclara gravement Octavia.
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Le jour de ses dix-huit ans, on lui avait ordonné de quitter le Dorset. Un Arthur impatient l’avait emmenée à Londres, où ses sœurs l’attendaient pour l’inspecter et estimer ses chances de se trouver un bon parti. Un seul regard sur elle avait suffi à les décourager : — Elle est plus grande que la plupart des hommes, c’est un terrible handicap ! avait soupiré Augusta. — Elle est bâtie comme un cheval de trait, avait renchéri Theodosia. — Vous allez devoir faire de votre mieux pour en tirer quelque chose, avait déclaré Arthur en haussant les épaules. Elle est aussi rustre que sa mère, et vous devrez la débarrasser de cette habitude de dire tout haut ce qui lui passe par la tête : une telle attitude ne passera pas en société. Elles avaient essayé, à leur manière impitoyable. Toute vêtue de mousseline, sans cesse pincée et réprimandée, Octavia dut apprendre à se conduire en société : elle devait se montrer docile, car les hommes n’aimaient pas l’effronterie chez une femme, surtout si celle-ci avait l’allure d’une tige de haricot ; elle devait rire à toutes les plaisanteries ou à tous les mots d’esprit de son partenaire, mais sans s’esclaffer bruyamment ; elle devait savoir écouter, mais en tenant sa langue, car personne ne s’intéressait à ce qu’elle avait à dire. Elle n’était qu’une épouse potentielle et mère éventuelle de futurs héritiers. — Au moins a-t-elle l’air d’être en bonne santé, avait dit son frère d’un air dédaigneux. Un homme
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de la campagne, venu en ville pour la Saison, pourrait s’enticher d’elle s’il ne répugne pas à avoir une Amazone pour femme. En privé, ses demi-sœurs avaient ri de ses chances de trouver un mari : — Si seulement elle était riche… Et quand bien même, elle est tellement rustique… Elles-mêmes ne possédaient pas de réelle fortune lorsqu’elles avaient fait leurs débuts en société, mais elles étaient alors si belles que chacune avait fait tourner la tête à plus d’un bon parti et avait naturellement épousé le plus riche et le plus influent de ses prétendants. Tout d’abord, Octavia avait eu de la peine pour leurs maris, du moins pour celui de Theodosia. L’époux d’Augusta, lord Adderley, était un individu sombre et déplaisant, qui regardait Octavia comme il aurait observé un insecte ; Augusta et lui se méritaient bien, en avait-elle conclu. En revanche, Henry Cartland, le mari de Theodosia, était un homme plus doux, et Octavia avait souvent surpris une lueur de compassion dans son regard quand elle se faisait sermonner par un membre de la famille. Cependant, il n’avait jamais tenté d’intervenir ni de prendre sa défense : il vivait avec Theodosia depuis assez longtemps pour savoir que tous ses efforts auraient été vains. La Saison londonienne était passée dans un tourbillon de bals et de fêtes, et Octavia en avait détesté chaque minute. Elle ne s’était fait aucune
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amie et n’avait attiré le regard d’aucun célibataire, bon parti ou non. — Nous aurions peut-être dû la laisser partir à Dublin, après tout, avait dit Theodosia d’un air irrité. Elle serait sans doute plus à sa place en Irlande. — En cette compagnie, dans la maison d’un simple médecin ? Alors que tout le monde sait qu’elle est notre demi-sœur ? Certainement pas ! avait répliqué Augusta. Je vais demander à Adderley de lui réserver une cabine dans un bateau en partance pour les Indes, et nous n’aurons plus qu’à espérer qu’elle prendra dans ses filets un employé de la Compagnie des Indes ou un officier. — Augusta a raison, c’est la seule chose à faire, avait affirmé Arthur. Cette fille est un boulet dont nous devons nous débarrasser au plus vite. Elle ne se trouvera jamais un mari en Angleterre, à moins qu’un quelconque vicaire ne se laisse persuader de la prendre pour l’aider dans les affaires de la paroisse. Son nom a beau être honorable, tout le monde sait que sa mère était une moins-que-rien. Sans beauté ni fortune, elle ne peut espérer faire un bon mariage : elle n’a rien pour la recommander et ne fait aucun effort. Son cas est sans espoir. — Et ce plan présente un bel avantage, avait ajouté Theodosia sans se douter qu’Octavia l’entendait, c’est qu’elle sera partie pour au moins deux ans, puisque le voyage prend plusieurs mois et que nous devrons l’obliger à y rester une année entière pour se donner toutes les chances de trouver un époux.
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— Sans compter que la traversée pourrait être périlleuse… Comme vous le savez, de nombreux navires sont chaque année perdus en mer par gros temps. — Et il y a des pirates, il me semble, dans certaines régions des mers lointaines. — En effet, bien que le voyage ne soit plus aussi risqué qu’en temps de guerre. Les sœurs avaient alors songé avec regret au temps où il n’était pas rare que les frégates ennemies, faisant tonner leurs canons, prennent d’assaut les navires britanniques et que les passagers soient emportés au loin pour toujours. La traversée fut en effet fort longue et souvent tempétueuse, mais le navire ne subit ni naufrage ni attaque de pirates, et ces quelques mois en mer furent une période heureuse pour la jeune Octavia. La routine maritime lui permit de redevenir elle-même après sa désastreuse Saison londonienne. Elle se fit une ou deux amies parmi « les filles de la flottille de pêche », comme les appelaient les moqueurs, mais son franc-parler lui valut la réprobation de la plupart des mères présentes sur le bateau. L’une des filles se fiança à bord avec un officier de marine, à qui elle fut ensuite mariée par un capitaine désapprobateur. Comme ils avaient visiblement consommé le mariage avant l’heure, on se demanda si le fruit de leurs amours viendrait ou non au monde avant que le navire jette l’ancre dans le port de Bombay. La question tint toutes les passagères en haleine, et certains hommes allèrent même jusqu’à
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ouvrir des paris malgré les sermons répétés d’un aristocrate clérical en route pour convertir les païens du Bengale. Octavia se rendit ensuite par voie terrestre à Calcutta, où un cousin éloigné avait accepté de la prendre en charge et de la présenter à la bonne société de cette ville surpeuplée, bruyante et animée. Sa femme et lui se révélèrent fort plaisants, et Octavia eut la joie de découvrir que Harriet Thurloe était une cavalière émérite avec qui elle pourrait partir en promenade tous les matins dans le Maidan, avant que la chaleur torride rende impossible toute activité à l’extérieur. Un jour, une frégate de la Royal Navy fit halte à Calcutta pour réparer en urgence ses espars brisés et ses mâts rompus par une tempête. On se hâta d’organiser un bal pour souhaiter la bienvenue aux officiers, et Octavia fut invitée à danser le quadrille par un bel homme d’une quarantaine d’années, un certain capitaine Darcy venu prendre à Calcutta un nouveau commandement. C’était un homme de haute taille, sérieux mais doté d’un sens de l’humour qui plaisait fort à Octavia. Une semaine après leur rencontre et avant son départ en mer, il la demanda en mariage. Octavia, qui l’appréciait beaucoup sans pour autant en être éperdument amoureuse, accepta aussitôt. La nouvelle fut bientôt sur toutes les lèvres, car les jeunes femmes de Calcutta, ainsi que leurs mères,
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tantes et cousines, suivaient toutes avec intérêt les moindres agissements du capitaine Darcy. — Il est issu d’une excellente famille, déclara Harriet. Les Darcy sont très riches ; son cousin, Fitzwilliam Darcy, est le Mr Darcy de Pemberley. — Christopher Darcy possède un très beau domaine dans le Wiltshire, ajouta Mr Thurloe. — Il est veuf, confia Harriet à Octavia. Sa première femme, dont on dit qu’elle était d’une grande beauté, était la petite-fille d’un comte. Il a eu le cœur brisé quand elle est morte. Je crois me rappeler qu’il s’agissait d’un accident… Son cheval s’est emballé et elle est tombée. À moins que son attelage ne se soit retourné, je ne me rappelle pas exactement. C’était il y a près de cinq ans, et tout le monde a prétendu que le capitaine était si accablé de chagrin qu’il ne voudrait jamais se remarier. Mais j’ai pu constater qu’une fois qu’un homme a goûté au mariage, il reste rarement seul bien longtemps, c’est pourquoi la nouvelle ne me surprend pas tant que ça. Même si… Elle n’acheva pas sa phrase, mais Octavia sut ce qu’elle pensait : pourquoi un homme riche et de bonne naissance, qui avait en premières noces épousé la descendante d’un comte, prendrait-il Octavia comme seconde femme ? Le capitaine Darcy lui donna lui-même la réponse : — Vous riez beaucoup, lui dit-il en l’embrassant affectueusement. Il y a toujours un sourire sur vos lèvres et une étincelle dans vos yeux. Nous autres, marins, n’avons pas la vie facile en mer, et ce sera une
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joie de rentrer à la maison pour y trouver un rire et un sourire chaleureux. Leur mariage fut heureux, du moins durant les brefs moments qu’ils purent passer ensemble. Le capitaine voulait un fils, il ne s’en cachait pas, mais il se montra compréhensif et prévenant lorsqu’elle perdit leur enfant, plus inquiet pour elle que pour ses propres espoirs de paternité : — Ce n’est pas facile par ce climat, déclara-t-il, car il avait décidé de laisser Octavia à Calcutta avec Harriet pour la durée de son commandement. Ne vous inquiétez pas, nous avons encore beaucoup de temps devant nous. Malheureusement, le temps leur était compté : botaniste amateur, il profita de son séjour suivant à Calcutta pour visiter la campagne environnante en compagnie d’un ami lieutenant. Il fut piqué par un insecte dont le venin le tua dans l’heure, comme le rapporta à son retour son ami affligé. Lady Brierley se leva pour prendre congé. — Prenez soin de vous, ma chère, et s’il y a quoi que ce soit que nous puissions faire… Comme vous le savez, l’amiral était un vieil ami du capitaine Darcy ; ils ont à plusieurs occasions servi ensemble lors de la guerre, et nous autres, dans la Marine, n’oublions pas les familles de nos officiers. Octavia fut aussi touchée par sa gentillesse qu’elle l’avait été par la bonté des Thurloe, ses cousins,
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qui l’avaient de nouveau accueillie chez eux et s’inquiétaient pour son avenir. — Tout le monde ne parle que de ça à Calcutta ! s’écria Harriet en rentrant de sa promenade en voiture. — De quoi donc ? demanda Octavia en aidant sa cousine à dénouer les rubans de son chapeau de paille. Au fait, vous avez manqué de peu lady Brierley. — Elle est sûrement venue découvrir si ce satané entail 1 vous a vraiment laissée sans le sou ! Rien qu’à la pensée que ce George Warren va hériter… — Je ne suis pas tout à fait sans le sou… — C’est tout comme ! Ce soir-là, au dîner, les Thurloe discutèrent encore de l’héritage d’Octavia. Celle-ci, qui avait très chaud dans sa robe noire bien qu’elle fût taillée dans la mousseline la plus légère, s’éventait avec vigueur. Elle aurait bien voulu que le punka wallah mette un peu plus de cœur à l’ouvrage : le domestique, installé dans un coin, s’acquittait lascivement de sa tâche au moyen d’une ficelle nouée à son gros orteil et reliée, via un système de poulies, au centre des ailes rotatives du punka, sorte de ventilateur suspendu au-dessus de leurs têtes. Mais après tout, pourquoi se serait-il tué à la tâche ? C’était l’un des plaisirs inattendus qu’Octavia avait découverts aux Indes : le contraste entre les matins frais, l’heure des exercices vivifiants, de l’équitation 1. Entail est un terme juridique anglais qui signifie que, à défaut d’héritier mâle, un domaine revient à une autre branche de la famille. (NdT )
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et de la pensée claire, et la chaleur languissante de la journée qui finissait par se dissiper doucement en soirée. Les jours commençaient à se faire moins suffocants en ce mois de septembre, dont la relative fraîcheur annonçait la fin de la saison chaude ; la mousson avait été tardive cette année-là, et la chaleur étouffante du début de l’été avait semblé devoir s’éterniser. Puis avait éclaté un prodigieux orage qui avait déversé des rideaux de pluie sur les routes poussiéreuses, instantanément transformées en torrents écumants et même en rivières, piégeant dans leurs maisons un grand nombre d’habitants jusqu’à ce que les eaux se retirent, laissant derrière elles des résidus boueux et fétides sous un ciel toujours charbonneux. Octavia adorait la beauté dramatique du climat, elle aimait l’énergie et la vitalité qui se dégageaient d’une ville où les gens affluaient, pour la plupart désespérément pauvres, mais toujours désireux de converser et débordants de couleurs et de vie. La lointaine Angleterre lui paraissait bien fade, mais elle savait que les Thurloe se languissaient souvent des champs verts et des haies, des villages et de leurs clochers, de la brume des matins d’automne quand la corne du chasseur résonne à l’horizon… — Et Londres ! Oh, comme je vous envie de retourner à Londres ! s’écria Harriet. Et vous aurez la joie de revoir vos frères et sœurs, ajouta-t-elle sans conviction, sachant pertinemment à quel point ceux-ci seraient ravis de la retrouver.
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— Quel dommage que l’héritier de Darcy se trouve être George Warren ! soupira de nouveau Robert Thurloe en finissant sa mangue avant de se laver les mains à l’aide du rince-doigts. Personne, en dehors de sa propre mère et du prince-régent, avec qui il a l’air d’être en très bons termes, n’a jamais rien dit de positif à son égard. Ce que je vous conseille, Octavia, si vous vous décidez à rentrer en Angleterre, c’est d’écrire à Mr Darcy – le Mr Darcy de Pemberley, dans le Derbyshire. Il ne fait pas partie de la famille proche de votre époux, mais c’est un homme d’une grande richesse et de forte influence. Il possède un superbe domaine dont les droits miniers, me semble-t-il, lui ont rapporté gros. Il devrait être à même de vous conseiller quant à la meilleure manière d’approcher George Warren. Octavia n’avait pas la moindre intention de contacter les Darcy, si riches et influents fussent-ils. Elle craignait que leur réaction à l’arrivée d’une veuve sans le sou, même portant leur nom, ne fût la même que celle de sa famille – sans compter qu’ils la compareraient immanquablement à ce parangon de savoir-vivre et de beauté, la riche et aristocratique première Mrs Darcy dont la mémoire avait hanté son mariage. Et puis, après tout ce qu’elle avait entendu dire de George Warren, les chances qu’il lui fournisse une rente annuelle lui semblaient de toute façon bien minces. L’avocat de Calcutta qui lui avait exposé l’état des affaires du capitaine Darcy avait exprimé en des
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termes sans équivoque ses propres doutes au sujet de Mr Warren. Mr Dyer était un petit homme aux joues rouges et rondes, qu’il avait gonflées d’un air désobligeant lorsqu’on avait évoqué le sujet : — Mr Warren a la réputation de ne jamais rien faire qui ne soit à son bénéfice immédiat, avait-il soupiré. Vous pouvez toujours essayer, je ne vous conseillerai pas le contraire, mais ne placez pas de grands espoirs dans sa réponse. Octavia refusait d’aller mendier aux pieds de ce George Warren. Elle demanderait aux avocats de Christopher de lui écrire, et si, comme elle s’y attendait, elle essuyait un refus catégorique, elle n’insisterait pas. — Avez-vous décidé de la date de votre retour à Londres ? s’enquit Harriet tandis qu’elles quittaient la table pour aller s’asseoir sur la terrasse. Sans répondre, Octavia tendit l’oreille aux échos de la nuit indienne : les jappements et les aboiements des chiens errants, les hurlements surnaturels des hyènes, les vagissements d’un bébé dans une maison voisine, le ululement d’une chouette… Les serviteurs indiens redoutaient cet oiseau, qu’ils jugeaient de mauvais augure, mais Octavia aimait ces grands rapaces nocturnes qui ne clignaient jamais des yeux. Elle ne craignait pas non plus les chauves-souris, qu’elle voyait voleter çà et là dans les derniers rayons du coucher de soleil tropical tandis que le chœur des grenouilles entonnait son refrain du soir.
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Comme tout cela allait lui manquer ! Comment allait-elle supporter la vie à Cheltenham ou à Bath, ou dans n’importe quelle ville d’Angleterre où son faible revenu lui permettrait d’habiter ? — Le Sir John Rokesby prend la mer le 25 du mois, poursuivit Harriet. Vous devriez pouvoir y réserver une cabine. Oh, comme je vous envie ! Comme je voudrais rentrer en Angleterre ! Voyant à quel point Harriet paraissait bouleversée, Octavia se pencha sur elle pour lui tapoter la main. — Allons, ma chère, vous rentrerez vous-même dans deux ans, n’est-ce pas ? — Deux ans, oui ! Encore deux ans de cette vie ! Comment vais-je le supporter ? — Vous pourriez revenir plus tôt. — Et laisser Robert seul ici ? Voilà qui ferait de moi une bien mauvaise personne et une bien piètre épouse ! Et de plus, ajouta-t-elle d’un air avisé, il n’est jamais bon de laisser son mari sans surveillance en un tel endroit. Il y a des tentations, j’en ai été trop souvent témoin : on agite le mouchoir au départ de sa femme, et quelques heures plus tard, l’époux affligé trouve le réconfort dans d’autres bras qui n’attendaient que ça. Il ne faut pas oublier que les femmes d’ici sont exceptionnellement belles et que Robert n’est pas différent de tous les autres hommes. Non, je dois rester. Mais vous… je ne comprends pas ce qui vous fait hésiter. Le temps a passé, vous savez, et je suis prête à parier que vous serez bientôt en meilleurs termes avec votre famille que vous ne l’imaginez : les relations
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changent une fois que l’on est une femme mariée. Bien sûr, vous êtes veuve, mais ce n’est plus comme si vous étiez une jeune fille. « En meilleurs termes » ? Elle pouvait toujours l’espérer, mais elle doutait fortement que sa famille soit heureuse de la revoir. Si elle avait été une riche veuve, la situation aurait été différente, mais elle savait que sa condition allait les contrarier.
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Chapitre 2
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ne visite à cette heure ? s’étonna Harriet. Octavia et elle, toujours en costume d’amazone, venaient de rentrer de leur promenade matinale. — Dites-lui de revenir plus tard, ordonna Harriet au portier. — C’est un sahib avocat, répliqua celui-ci d’un air grave. Pour Mrs Darcy. Une affaire urgente. — Oh, très bien, dans ce cas… — Mr Dyer ? demanda Octavia. Que peut-il bien vouloir d’aussi urgent ? Faites-le entrer, Chunilal. Ce ne fut pas Mr Dyer qui pénétra dans la pièce, mais un parfait inconnu, un jeune homme roux au visage écarlate, couvert de sueur et de taches de son. — Je vous demande pardon, madame, de vous rendre visite si tôt dans la matinée, s’excusa-t-il, mais la nouvelle vient tout juste de nous arriver. Elle nous est parvenue par voie terrestre, et Londres n’envoie ce genre de dépêche qu’en cas d’extrême urgence. Si ma présence vous indispose, je reviendrai plus tard, à l’heure qui vous conviendra, mais je crois que vous aurez envie d’entendre ce que j’ai à vous dire.
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Octavia était intriguée. Par voie terrestre depuis Londres ? — Je suppose qu’il s’agit du domaine de mon défunt époux, le capitaine Darcy ? — Défunt époux… ? Capitaine Darcy ? Oh, non, pas du tout, cela n’a rien à voir avec le capitaine Darcy. — Vous n’êtes pas un collègue de Mr Dyer, qui gérait les affaires de mon mari ici, à Calcutta ? — Non, pas du tout, cela n’a rien à voir avec Mr Dyer. Je le connais, bien sûr, mais il s’agit là d’une affaire totalement différente. — Eh bien dans ce cas, dit Octavia en désignant un siège au jeune homme harassé, de quoi s’agit-il, monsieur… ? — Oh mon Dieu, je ne me suis pas présenté et je ne crois pas que votre serviteur ait saisi mon nom. Je suis Mr Gurney, Josiah Gurney. Mr Gurney avait apporté une liasse de papiers, qu’il se mit à classer en hâte. — Voilà, reprit-il. Avant son mariage, votre mère se nommait Susannah Worthington, c’est bien cela ? — Ma mère ? Octavia était décontenancée. Sa mère ? Cette femme qu’elle n’avait jamais connue, qui était morte à sa naissance ? Quel rapport pouvait-elle bien avoir avec une missive urgente venue de Londres ? — Elle-même était la fille du défunt Mr Digby Worthington, du Yorkshire ? Votre grand-père ? — Oui, en effet.
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— Et vous avez des papiers pour le prouver, je suppose. — J’ai certains papiers… Mais qu’est-ce que cela signifie, Mr Gurney ? Vous faites beaucoup de mystères, et je ne vois pas ce que la famille de ma mère ou de mon grand-père vient faire ici, à Calcutta. — Vous allez comprendre, Mrs Darcy. Vous étiez bien l’enfant unique de feu lady Melbury, la deuxième Mrs Melbury ? — Oui. — Et elle-même était fille unique ? — Oui. — Parfait. C’est exactement ce qui est écrit là. Octavia se demanda si elle devait sonner la cloche pour le faire mettre à la porte ou se contenter de rire devant cet absurde étalage de paperasses et les airs importants que se donnait l’avocat. Elle opta pour un compromis : — Il fait de plus en plus chaud, et le trajet jusqu’ici semble vous avoir épuisé. Je vais demander des rafraîchissements. Le serviteur leur apporta de grands verres de nimbu pani, une boisson désaltérante à base de citron vert et de sucre. Mr Gurney sortit de sa poche un grand mouchoir à pois et s’épongea le front. — J’ai bien peur de ne pas être très clair, mais je suis tenu de vérifier les faits pour être certain que tout correspond à ce qui est écrit dans ces papiers. Cette affaire a déjà pris beaucoup trop de temps, mais puisqu’elle est morte aux Indes et que
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ses avocats résident à Londres, cela ne facilite pas la communication. — Quels papiers ? Qui est mort ? Mr Gurney sembla surpris. — Je ne vous l’ai pas dit ? Il s’agit de Mrs Anne Worthington, décédée il y a quelques mois à Darjeeling. Elle vivait en Angleterre depuis la mort de son époux, mais elle était venue aux Indes pour visiter ses plantations de thé. Il afficha soudain une expression très grave, puis son visage s’éclaira de nouveau. — Cela dit, reprit-il, c’était une très vieille dame, qui avait largement dépassé les quatre-vingts ans – un âge remarquable, vous en conviendrez. — Et ce devait être une femme redoutable pour faire la traversée à cet âge, mais il doit y avoir une erreur, poursuivit calmement Octavia. Je ne suis pas apparentée à cette Mrs Worthington. Il a dû y avoir confusion parce qu’elle portait le même nom que ma mère. Mon grand-père était bien Mr Digby Worthington, comme nous en avons convenu, mais sa femme, ma grand-mère, était une certaine Amelia Worthington, morte il y a très longtemps. Il n’y a pas d’autre Worthington dans ma famille. Mon grand-père était fils unique. — Ha ! s’écria Mr Gurney. Pas vraiment, Mrs Darcy, pas vraiment ! Mais si vous ignorez que votre grand-père avait un jeune frère, je comprends votre étonnement. — Un jeune frère ? demanda Octavia, réellement surprise. Vous vous trompez ! Je l’aurais su !
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— Vraiment ? Peut-être était-il une sorte de mouton noir, un bon à rien aux yeux de sa famille, qui a quitté les côtes anglaises pour ne jamais revenir… Ces gens-là se trouvent souvent balayés. En outre, votre grand-père est mort avant votre naissance, et votre mère, malheureusement, a perdu la vie en vous donnant le jour. N’ayant pas d’autres Worthington dans vos relations, comment auriez-vous pu connaître l’existence d’un grand-oncle ayant quitté l’Angleterre il y a tant d’années ? — Je l’ignore, mais je trouve toujours cette histoire improbable. — Vous avez du mal à y croire, Mrs Darcy, mais je vous assure que tous les papiers sont en ordre, il n’y a pas le moindre doute là-dessus. Je représente Wilkinson and Winter, un cabinet d’avocats londonien qui jouit d’une excellente réputation, n’importe qui pourra vous le garantir. S’ils affirment une chose, du moins en ce qui concerne les testaments, les ancêtres et les descendants, vous pouvez être sûre qu’ils ont raison. Et puisqu’il ne s’agit pas d’un petit legs insignifiant, ils auront été encore plus attentifs que d’ordinaire pour s’assurer… Enfin bref, il n’y a pas de doute possible : vous avez bien eu un grand-oncle, et sa veuve était Mrs Anne Worthington, de Leeds, qui a récemment quitté ce monde. — Bon, très bien, je vous crois, mais en quoi cela me concerne-t-il ? Je n’ai jamais connu Mrs Worthington ! Comment l’aurais-je pu, puisque j’ignorais même jusqu’à son existence ? Je suis navrée
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d’apprendre sa mort, mais cela ne me semble pas constituer une affaire urgente. N’y a-t-il pas d’autres membres de sa famille encore en vie ? J’imagine que son testament pose un problème et que vous pensiez pouvoir solliciter mon aide, mais vous ne vous tournez pas vers la bonne personne. Je ne peux rien pour vous. — Non, non, je ne suis pas là pour vous demander assistance ! Il me fallait seulement savoir si vous étiez bien celle que vous sembliez être. Non, j’ai l’honneur de vous apporter ce que vous ne pourrez considérer que comme une bonne nouvelle : Mrs Worthington vous a nommée dans son testament comme étant sa seule héritière. Vous allez entrer en possession de tous ses biens. — Mais nous ne sommes pas du même sang et elle ne m’a jamais rencontrée ! Comment est-ce possible ? — Elle n’avait pas de famille de son côté, et vous êtes la plus proche parente de son mari. Et puisque c’est de lui qu’elle tenait sa fortune, il est parfaitement juste et convenable que celle-ci vous revienne. Octavia avait la tête qui lui tournait. Elle ferma les yeux quelques secondes, puis les rouvrit. Non, elle ne rêvait pas. Elle était bel et bien assise en compagnie de cet étrange jeune homme dans le salon de Harriet Thurloe, dont les fenêtres à doubles battants ouvraient sur une terrasse où Ferdie, la mangouste qu’on laissait vivre dans le jardin pour qu’elle extermine
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les serpents, venait de passer comme une flèche… Octavia recouvra ses esprits : — Mais plus précisément, Mr Gurney, de quoi vais-je hériter de cette supposée grand-tante ? — Je ne puis vous le dire précisément, répondit Mr Gurney d’un air inquiet. Ce sont là des affaires confidentielles, et la voie terrestre, bien que très rapide, n’est pas des plus sûres. Je vous ai déjà confié la totalité des informations dont je disposais. Cependant, je crois pouvoir affirmer qu’il s’agira d’un héritage substantiel : Mrs Worthington possédait un domaine aux Indes, et… — Mais dites-moi, comment en est-elle arrivée à posséder des terres aux Indes ? — Je ne vous l’ai pas expliqué ? D’après mes informations, Mr Worthington y a fait fortune. Il est devenu nabab, comme on dit ici, et n’a jamais voulu revenir dans le pays qui l’a vu naître. Sa famille l’a envoyé aux Indes quand il avait tout juste vingt ans, et c’est là qu’il a rencontré sa femme. À sa mort, Mrs Worthington a quitté Darjeeling pour retourner en Angleterre. Elle aurait acquis une propriété au nord du pays, dans le Yorkshire, mais une fois encore, on ne m’a pas confié tous les détails. Octavia en croyait à peine ses oreilles. Une maison ? Sa demi-sœur Drusilla résidait elle aussi dans le Yorkshire, mais le comté était vaste : il était peu probable qu’elle ait été voisine de la défunte Mrs Worthington. Cela dit, sa grand-tante ne
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semblait pas être le genre de personne à qui Drusilla se serait donné la peine de rendre visite. — Étant donné les circonstances, reprit Mr Gurney en fronçant les sourcils, je vous suggère de rentrer en Angleterre au plus vite. J’ignore tout de vos projets, bien sûr, mais un vaisseau de la Compagnie des Indes, le Sir John Rokesby, doit prendre la mer dans quelques jours. Il ne sera peut-être pas aisé de vous trouver une cabine à bord, mais le cas échéant, je ne saurais trop vous conseiller de faire la traversée. Vous devez consulter notre cabinet à Londres, ce serait la meilleure chose à faire. — Je ne pense pas avoir de difficulté à obtenir une place à bord : Mr Thurloe, mon cousin, travaille pour la Compagnie. J’envisageais de toute manière de rentrer en Angleterre, mais le prix de la traversée… — Oh, Mrs Darcy, la dépense n’est pas un problème ! J’ai l’autorisation – l’instruction, devrais-je dire – de vous débloquer les sommes dont vous pourriez avoir besoin pour vous payer le voyage… ça ou toute autre dépense. Vous n’avez qu’à me donner le chiffre, et je vous garantis qu’il n’y aura pas le moindre souci. Octavia sourit. Mr Gurney cligna des yeux, étonné : Mrs Darcy semblait soudain rajeunie de plusieurs années, et ses joues se mirent à rosir. Il l’avait trouvée pâle en arrivant, mais elle était à présent transfigurée. — Dois-je comprendre que vous irez à Londres ? s’enquit-il après quelques minutes de silence.
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— Oui. Et si je pouvais avoir un peu d’argent, ce serait… Elle hésita, craignant d’en demander trop. — Peut-être cinquante livres. — Cinquante ? Disons cent ! Ou même plus, si vous le désirez. Vous pouvez nous demander bien plus, je vous assure ! — Non, non, je vous remercie mais je n’aurai pas besoin de grand-chose durant la traversée, et je n’aime pas porter sur moi autant d’argent. — C’est sage, c’est très sage. Je vous enverrai un clerc dans l’après-midi. Il se leva, suant à grosses gouttes. Comment survivrait-il aux heures les plus chaudes de la journée ? se demanda Octavia. — Il y a autre chose, Mr Gurney, que j’aimerais vous demander. Il l’interrogea du regard. — Pourriez-vous garder secrète la nouvelle de cet héritage ? Calcutta est une petite ville, et avant que je dispose de tous les détails… eh bien, je préférerais que personne ne l’apprenne. — Bien sûr, bien sûr. Je sais être aussi discret que n’importe qui, et même plus : un homme de ma profession a tout intérêt à savoir garder le silence, vous comprenez. Il n’y a aucun risque que la nouvelle se répande, je vous le garantis. Sur ces mots, il s’inclina et sortit. Le battant s’était à peine refermé derrière lui que Harriet entrait déjà
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par l’autre porte, soignée et fraîche dans une jolie robe vert pâle. — C’était Mr Dyer ? Que voulait-il ? — C’était un de ses collègues, pour régler quelques petits détails de succession. — Aurez-vous besoin des conseils de Robert ? — Oh, non, ce ne sera pas la peine ! Pourquoi ne voulait-elle pas annoncer à Harriet une bonne nouvelle qui, elle le savait, la ravirait ? Était-ce par méfiance, car après tout, seule la parole de Mr Gurney lui permettait de croire qu’elle allait toucher un substantiel héritage ? La maison du Yorkshire pouvait très bien n’être qu’un vieux cottage en ruine, et la fortune se limiter à quelques centaines de livres. Et puis, le testament pouvait être contesté si un enfant bâtard de son grand-oncle apparaissait pour réclamer sa part ; après tout, ce dernier avait dû être un jeune homme indomptable pour être ainsi envoyé aux Indes. — Avez-vous déjà entendu parler d’un certain Mr Worthington, Harriet ? demanda Octavia d’un air nonchalant. Il a vécu aux Indes, à Darjeeling, mais il est mort il y a quelques années. Sa femme lui a survécu. Harriet secoua la tête. — Nous ne sommes ici que depuis six ans, vous savez. Je me souviens en effet d’avoir entendu parler d’une Mrs Worthington, peut-être était-ce sa veuve. Il me semble qu’elle était très riche et qu’elle est rentrée en Angleterre. Pourquoi cette question ?
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— Oh, simplement parce que Mr Gurney voulait savoir si j’étais liée à l’un de ces Worthington. — Sa fortune lui venait des plantations de thé, si j’ai bonne mémoire. Ne laissant pas à Harriet le temps de lui poser d’autres questions, Octavia annonça qu’elle s’était décidée à repartir en Angleterre à bord du Sir John Rokesby. — À condition que Mr Thurloe puisse me trouver une cabine, précisa-t-elle. — Évidemment qu’il le peut, ma chère ! Comme vous allez me manquer ! Mais c’est la meilleure chose à faire, je le pense sincèrement ! Vous devez absolument rentrer avant de gâter votre teint sous cet affreux climat ! Et vous pourrez en profiter pour voir par vous-même s’il y a quelque chose à tirer de Mr Warren. Elle marqua une pause, puis ajouta : — Je sais que vous n’accepterez rien venant de nous, mais nous nous sommes demandé, Robert et moi, si le prix du voyage n’était pas un sujet de préoccupation pour vous. Nous serions heureux de… — Non, non, ne vous inquiétez pas, j’ai les moyens de payer la traversée et même un peu plus ; ce qui me rappelle que je vais avoir besoin de robes de demi-deuil pour mon retour en Angleterre. Pourriezvous envoyer un serviteur chez Mme Duhamel ? Mme Duhamel, une Française venue à Calcutta en compagnie de son mari, s’était très vite retrouvée veuve lorsque celui-ci avait été emporté par
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le choléra. Elle s’était alors mis en tête de gagner sa vie par elle-même et employait à présent plusieurs autochtones pour tailler les vêtements qu’elle concevait. Grâce à ses contacts parisiens, elle recevait les dernières gravures de mode quelques mois à peine après les couturiers de Londres, et Octavia savait qu’elle saurait l’habiller avec élégance. — Mme Duhamel ! s’écria Harriet. Elle est terriblement chère, vous savez. — Je le sais bien, mais je n’aurai pas besoin de beaucoup de vêtements, et je ne peux pas arriver à Londres dans une vieille robe noire inélégante. Mes sœurs sont toutes très attentives à la mode ; elles me traiteront de provinciale si je n’y prends pas garde. — Oh, ma chère, vous avez parfaitement raison ! Les premières impressions sont tellement importantes ! Eh bien, si vous pouvez vous le permettre, vous ne trouverez pas mieux que Mme Duhamel. Il n’y a pas de temps à perdre, je vais immédiatement envoyer quelqu’un à Ballygunge. D’ailleurs, je vais en profiter pour commander une nouvelle robe : j’ai trouvé mon ensemble bleu tristement élimé lorsque je l’ai porté chez les Lawrence l’autre soir. Ce soir-là, une fois qu’Octavia se fut retirée dans sa chambre et couchée sous la mousseline tendue entre les piliers de son lit pour repousser les insectes, elle ne put trouver le sommeil. En l’espace d’une journée, tout son monde avait été bouleversé, et un fol espoir frémissait en sa poitrine : si Mr Gurney avait dit vrai, cet héritage lui offrirait au moins
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une modeste indépendance. Et dans ce cas, elle ne serait plus une pauvre veuve désargentée, obligée de subir les attitudes condescendantes de ses sœurs. Peut-être aurait-elle même assez d’argent pour louer une maison dans un quartier calme de Londres, si elle pouvait vendre la demeure du Yorkshire, car elle n’avait pas la moindre envie d’y vivre. « Une fortune », avait dit Mr Gurney. À quel montant pouvait s’élever une fortune ? Une simple rente de quelques centaines de livres par an dépasserait déjà ses rêves les plus fous. Comme Christopher aurait été heureux pour elle ! Ce cher Christopher, avec toute sa gentillesse et son sens de l’humour ! Alors que des larmes roulaient sous ses paupières closes, elle trouva enfin le sommeil, le cœur empli de souvenirs de son mari en oubliant déjà presque l’héritage.
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Chapitre 3
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ctavia, étendue sur l’étroite couchette de la petite cabine qu’elle occupait à bord du Sir John Rokesby, ne dormait pas. Elle tendait l’oreille, écoutant tous les bruits devenus si familiers au cours des dix derniers mois : les craquements du navire battu par les vagues, le sifflement strident du maître d’équipage, le chant du vent dans le gréement, le claquement des drisses sur les trois mâts, les ordres que l’on aboyait, le battement des pieds nus qui couraient sur le pont et, plus souvent qu’elle ne l’aurait voulu, le piétinement des rats qui détalaient. Cette nuit-là, même durant les premières heures de la soirée, les plus calmes à bord, elle avait senti de l’attente dans l’air. La longue traversée touchait à sa fin. Le lendemain, si le vent leur était favorable – ce dont le capitaine l’avait assurée –, le navire remonterait la Tamise pour accoster aux docks de Tilbury, en plein cœur de Londres. Cela faisait plus de cinq ans qu’elle avait quitté la capitale anglaise, seule, par un beau jour de juin. Aucun de ses frères et sœurs n’avait pris la peine de venir lui dire au revoir (au moins n’étaient-ils
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que ses demi-frères et sœurs : elle avait donc quelque espoir de ne pas avoir hérité de leurs dispositions antipathiques). Elle changea de position dans sa couchette, trop courte pour ses longues jambes, et les revit en pensée, les yeux perdus dans l’obscurité. Elle entendit le quart du matin prendre son service, puis les bruits sourds et réguliers des matelots indiens qui lavaient et séchaient les ponts. Elle s’assit sur sa couchette, frémissante. La chaleur des Indes, à laquelle elle s’était habituée, lui manquait. La traversée, qui avait débuté sous un soleil brillant, se terminait sous une brise glaciale du mois de mars. Le Sir John Rokesby remontait la Tamise dans une brume opaque. Ils auraient pu se trouver n’importe où ; l’espace d’un instant, Octavia s’imagina qu’ils avaient pris une mauvaise route et qu’ils arrivaient en Amérique ou au Canada. N’importe où plutôt qu’à Londres, où ses frères et sœurs allaient l’accueillir sans le moindre enthousiasme, comme la brebis galeuse faisant un retour inopportun. Bien évidemment, personne ne l’attendait sur les quais. Octavia leva les yeux vers la forêt de mâts qui l’entourait. Un instant, elle regretta de ne pouvoir repartir et d’être contrainte de débarquer. Puis elle se raffermit et, s’enveloppant dans sa cape pour se protéger du vent, saisissant son chapeau, elle descendit la passerelle pour s’assurer que ses quelques malles étaient bien envoyées à la maison de Theodosia. Un aimable officier l’aida à monter dans un fiacre, et elle s’enfonça dans les rues grises de Londres.
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Je rentre à la maison, songea Octavia. Tous les autres passagers avaient parlé avec enthousiasme de leur retour, même les jeunes filles dépitées qui, après deux ou trois saisons aux Indes, n’étaient pas parvenues à trouver le mari souhaité. Elles devaient avoir une famille, des gens qui, malgré tout, seraient heureux de les revoir, tandis qu’elle… Mais elle ne devait pas se laisser aller à des pensées maussades. Son retour pourrait bien s’avérer très différent de ce qu’elle avait imaginé, si seulement il y avait au moins une part de vérité dans ce que Mr Gurney lui avait raconté à Calcutta. Elle longeait à présent les entrepôts, véritables fourmilières où étaient chargées et déchargées des marchandises provenant des innombrables navires qui jetaient l’ancre dans ce port débordant d’activité. Elle serra un peu plus sa cape autour d’elle. Harriet, la gentille Harriet, s’était assurée qu’elle avait assez de vêtements chauds pour son retour en Angleterre : « On a tendance à oublier à quel point il fait froid, chez nous », avait-elle affirmé. Fort heureusement, ses robes étaient celles d’une femme mariée, en velours et en soie ; malgré les sombres couleurs du deuil, elles lui allaient bien mieux que les tenues légères dont on l’avait affublée lorsqu’elle était jeune fille. Elle portait le deuil de son époux avec sincérité. Elle n’avait jamais été profondément ni passionnément amoureuse de lui, mais elle l’avait aimé : elle avait trouvé du réconfort, et même du plaisir, dans ses
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bras et dans son lit, et s’était plu en sa compagnie. Si la vie leur avait offert plus de temps, leur mariage aurait pu être très heureux. Qu’allait-elle devenir ? Quelle vie allait-elle bien pouvoir se construire ? Si elle avait de l’argent, les perspectives seraient plus gaies et les choix plus larges, même si prendre seule ses décisions n’allait pas être facile après la période d’attente du début de son veuvage et les quelques mois hors du temps passés à bord du Sir John Rokesby. Elle ne s’était pas ennuyée durant la traversée : étant bien plus sûre d’elle qu’à l’aller, elle avait eu moins de peine à se faire des amies et à jouer son rôle en société dans l’univers restreint du navire. Elle avait apporté ses carnets de croquis et ses peintures, et avait passé de nombreuses heures à bâtir des maisons de poupées. C’était une activité qui lui avait traversé l’esprit, lorsque la petite fille d’une autre passagère, agitée au sortir d’une maladie, avait réclamé un jouet. Octavia, qui s’était souvenue de toute la joie que lui avaient apportée les maisons de poupées qu’elle se fabriquait jadis avec l’aide d’un aimable menuisier, s’était procuré des planches de balsa auprès du charpentier du navire et s’était employée à la confection d’une majestueuse demeure pour la petite Emily. Le charpentier lui avait bien proposé de bâtir la maison lui-même en un tour de main, mais Octavia avait besoin d’occuper ses journées pour apaiser ses inquiétudes. Le travail manuel, comme elle l’avait découvert longtemps auparavant, était un
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bon remède pour les esprits troublés. Elle s’était donc attelée à la tâche, construisant une superbe maison palladienne qui avait suscité l’admiration des autres passagers. — Quelle habileté remarquable ! avait dit un officier. Venant d’une femme, je n’aurais pas cru cela possible ! L’affaire de la maison de poupées avait éveillé les soupçons de certains passagers parmi les moins aimables. S’imaginaient-ils donc qu’elle était sourde à leurs murmures ? — Elle a eu de la chance d’attirer l’attention du capitaine Darcy… Une bonne prise pour elle, mais pas pour lui… Le pauvre homme. — N’était-elle pas une Melbury avant son mariage ? — Oui, bien sûr, mais elle n’est que la demi-sœur du baronnet. Sa mère était une moins-que-rien, la fille d’un commerçant. — Imaginez seulement, quand on pense à la première Mrs Darcy… — Oh, la perfection incarnée ! Une telle beauté, une telle fortune… Mais, à ce qu’on raconte, le capitaine Darcy l’a dépensée en un rien de temps. — Tout le monde s’attendait qu’il se trouve une autre riche épouse de même réputation, mais il a préféré se laisser prendre dans les filets de cette Octavia Melbury ! Elle est dépourvue de grâce, est bien trop grande pour une femme et n’a aucune fortune !
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Alors si en plus vous dites qu’elle est de basse extraction… Eh bien ! Octavia ne pouvait s’empêcher de ressentir une pointe d’irritation dès qu’elle entendait chanter les louanges de la première Mrs Darcy. Christopher n’avait plus jamais évoqué le sujet après qu’Octavia lui eut demandé, hésitante, s’il avait, comme on le disait, enterré son cœur avec sa première femme. D’abord interloqué, il avait ensuite éclaté de rire : — Non, rien de tel ! N’écoutez pas tout ce que racontent les vieilles commères au sujet de ma première femme, cela ne les regarde en rien. Et d’ailleurs, avait-il ajouté plus sérieusement, cela ne vous regarde pas non plus. Octavia s’était sentie blessée : elle était habituée aux réprimandes de sa famille, mais ne s’était pas attendue à entendre un reproche dans la bouche de Christopher. — Je n’avais pas l’intention de vous froisser ! s’était-il empressé d’expliquer. Je voulais seulement signifier que tout cela appartient au passé. À vrai dire, je ne souhaite pas me souvenir de mon premier mariage. Je vous assure que je suis aussi heureux avec vous que je l’ai été avec elle, et même plus. Octavia avait apprécié ses efforts pour la rassurer, mais elle n’en avait pas cru un mot : comment pourrait-elle être comparable à la première Mrs Darcy, la riche, belle et aristocratique Mrs Darcy ? Des larmes lui montèrent aux yeux. Elle crut entendre la voix de son époux, comme s’il était encore
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à ses côtés. Il allait lui manquer. Elle aurait voulu qu’il soit là, se réjouissant de sa soudaine fortune, échafaudant avec elle des projets d’avenir. Le fiacre tourna dans Lothian Street, bien trop tôt à son goût, et s’arrêta devant la familière façade de briques rouges : elle était arrivée. Elle ouvrit sa bourse, en sortit quelques pièces pour payer le trajet et posa le pied sur les pavés. Elle marqua une pause, levant les yeux vers les fenêtres du premier étage, puis prit une grande inspiration, gravit les trois marches de l’étroit perron et souleva le heurtoir.
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