Un Beau jour peut-être - extrait

« On ne naît pas star, on le devient. » C’est ce que s’est dit Franny Banks en débarquant à New York, avec la ferme intention de devenir célèbre. Un projet ambitieux qu’elle s’est accordé trois ans pour réaliser. Hélas, il ne lui reste plus que six mois pour réussir son pari, et sa carrière de comédienne ne décolle pas.

Sa plus grande réussite jusqu’à présent est une publicité vantant les mérites d’une marque de lessive. Dépitée, Franny se goinfre de feuilletés au fromage et se punit en s’infligeant d’interminables séances de jogging. Et voilà qu’un beau jour, la chance lui sourit : elle tient enfin l’occasion de jouer devant des pros. La célébrité, c’est maintenant ou jamais… à condition de ne pas se laisser déstabiliser par James Franklin, l’acteur le plus talentueux de son cours.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Marel Photographies de couverture : Claudio Marinesco (personnage) / Moey Hoque (pont) Design de couverture : Marietta Anastassatos ISBN : 978-2-8112-1211-7

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Lauren Graham est une actrice américaine connue pour ses rôles dans deux séries télévisées au succès retentissant : Gilmore Girls et Parenthood. Elle a également joué à Broadway et tourné dans Bad Santa, Evan Tout-Puissant, ou À la recherche de l’ homme parfait. Titulaire d’une maîtrise en arts dramatiques, elle partage sa vie entre New York et Los Angeles.

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Lauren Graham

Un beau jour peut-êtr e Traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Marel

Milady

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Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : Someday, Someday Maybe Copyright © 2013 by Lauren Graham Tous droits réservés.

Publié avec l’accord de Ballantine Books, une maison du groupe Random House Publishing, un département de Random House, LLC. L’extrait de « The Miller’s Son » tiré de A Little Night Music, écrit et composé par Stephen Sondheim, copyright © 1973 par Riltin Music, Inc., tous droits administrés par WB Music Corp., a été reproduit avec l’aimable autorisation de la Hal Leonard Corporation. © Bragelonne 2014, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-1211-7 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr

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Remerciements Jamais je n’aurais pu écrire ces mots, ni même pensé pouvoir le faire, sans Jennifer Smith, éditrice de génie. Jen, je me réjouis d’avoir pu bénéficier de tes conseils éclairés au cours de cette période. Merci d’avoir cru en moi, repoussé mes limites et accepté ma définition très personnelle du mot « délai ».

Merci à Esther Newburg. Intelligente, honnête, drôle et implacable, elle est l’agent littéraire idéal. Elle n’a jamais cessé de croire en moi, en fidèle acharnée des Boston Red Sox. Merci, Esther, d’avoir fait circuler ce manuscrit bien avant que je sois prête à le partager.

Quant à ma sœur, Shade Grant, ses encouragements infatigables et son amitié indéfectible ont largement contri­­ bué à la réalisation de ce livre. Shade, notre mère aurait été fière de ton ambition, de ta vivacité d’esprit, de ta gentillesse et de ton sens aigu de la mode.

Merci à Diane Keaton d’avoir su voir en mes histoires sans doute très ennuyeuses la possibilité d’un livre plutôt que celle d’une thérapie. Ton inspiration compte plus que tout.

Merci à mes inestimables premiers lecteurs, Allison Castillo, Hannah Elnan, Ellie Hannibal, Ratna Kamath et Mae Whitman, pour leur amitié et leurs précieux conseils.

Merci à Kathy Ebel, dont l’amitié à mon égard ne s’est pas démentie malgré cette affreuse combinaison-pantalon que je portais à une époque. Je te remercie pour tes encoura­­ gements et ton soutien littéraire.

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Je sais gré à l’équipe qui s’occupe de ma carrière d’actrice de savoir conjuguer humour et réalisme, amour et fermeté.

Merci à John Carrabino, Adam Kaller, Caryn Leeds, Gary Mantoosh, Leslie Sloane et Eddy Yablans.

Merci également à Sam Pancake, Oliver Platt, Gary Riotto, Jen et Pete, ainsi qu’à toute l’équipe de la série Parenthood, j’en profite pour rappeler la place déterminante qu’ils occupent dans ma vie.

Maman, merci d’avoir privilégié créativité, originalité et force d’âme en ouvrant pour moi le chemin des possibles. Ta beauté, ta sagesse et ton rire pétillant nous manquent à tous.

Papa, merci d’avoir encouragé ma boulimie des livres, et de m’avoir fait la lecture, chaque soir, avant que j’entre dans l’âge bête. Ce livre, sans parler de ma carrière d’actrice, est la conséquence directe de tous les personnages hilarants auxquels tu prêtais ta voix infatigable.

Merci à Karen, Chris, Maggie, aux Graham (le clan des cousins !), à Mama et à toute la famille Grant, à Roman et à la famille Krause, ainsi qu’à tous ceux qu’ils chérissent.

J’ai la chance d’avoir une famille haute en couleur, riche en histoires insolites et en conteurs émérites.

Merci à toi, Peter, d’avoir un jour monté tous ces étages avec ma commode sur le dos, de me tenir compagnie au bureau lorsque l’inspiration me fuyait, ainsi que pour toutes tes preuves de force et de gentillesse. Je t’aime tant.

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Le passage du temps nous révèle.

Meryl Streep

Être acteur, voilà une bienheureuse agonie.

Jean-Paul Sartre

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Chapitre premier

— Si vous êtes prête, c’est à vous, lance une voix surgie de derrière la maison.

Prête ? Et comment ! Ça fait des années que j’attends ce jour : le casting du siècle qui peut bouleverser le cours de ma vie. Maintenant que j’y suis, il faut que je leur en mette plein la vue, je suis à fond. Et, si ça se trouve, je vais le décrocher, ce rôle. Cette pensée me fait sourire. Je respire calmement, tête haute, sens en alerte, aucun stress. Je suis prête, c’est bon. Prête à dire ma première réplique.

— Psssshhhhhhhhhiiik !

Un nasillement grêle et haut perché sort de ma bouche, plainte stridente et chuintante, baudruche qui se dégonfle lentement, vieux chat asthmatique qui se noie.

Il faut que je réagisse. C’est la honte. Deuxième prise.

Je m’éclaircis la gorge.

— Haaaaaaaarrrrrblurp.

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Ma voix passe en tonalité grave et gutturale, son rauque d’une corne de brume qu’un rot étrange vient couronner. « Haarblurp ? » C’est pas possible, ça ne peut pas être ma réplique. C’est même pas un mot. Mince, j’espère qu’ils ne vont pas croire que j’ai vraiment roté. Un petit gargouillis, à la limite. En même temps, c’est pas mieux. J’imagine déjà la scène post-casting : « Cette actrice ? On lui donne sa chance, et c’est limite si elle vomit pas son texte. Si elle a du talent ? Eh ben, si on a un rôle de gargouille qui se présente, pourquoi pas ? » Rires cruels, téléphones raccrochés brusquement, photos de la star transformées en avions en papier, direction corbeille. Ou comment foutre en l’air sa carrière d’actrice avant même qu’elle n’ait commencé.

— Franny ?

Je ne vois pas qui me parle avec la lumière aveuglante du projecteur, mais, apparemment, il y a de l’exaspération dans l’air. J’ai le cœur qui s’emballe, les mains moites. Faut absolument que je retrouve ma voix, sinon je suis virée.

Ou, pire, on va me débarquer de scène avec ces crochets géants que l’on voit dans les vieux films en noir et blanc. À l’époque de Shakespeare, quand le public vous trouvait nul, il vous mitraillait d’œufs pourris. Ils ne vont quand même pas oser. On est à Broadway tout de même, enfin, j’espère.

Ils n’ose…

La tomate rebondit sur ma jambe et vient s’écraser sur le plancher nu de la scène.

Splash.

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— Franny ? Franny ?

J’essaie d’ouvrir les yeux. Par la fenêtre au-dessus de mon lit, j’entrevois une autre journée grise et brumeuse de janvier. Et si je peux voir tout ça, c’est parce que j’ai viré les rideaux le lendemain de Noël, suite à une résolution de fin d’année, celle de me lever tôt. Les actrices qui réussissent ne plaisantent pas avec la discipline, elles se lèvent aux aurores pour travailler leur art, c’est ce que je me dis, le fait que je gagne encore ma vie en tant que serveuse n’étant en rien une excuse. C’est pourquoi, depuis, je pose le réveil dans le couloir entre ma chambre et celle de Jane, histoire de me tirer du lit et d’oublier la touche qui me permet de retarder l’alarme de dix minutes. J’ai aussi décidé, pour la énième fois, d’arrêter de fumer, de ne plus perdre mon porte-monnaie, mes papiers ou mon parapluie. Quant aux feuilletés au fromage, c’est terminé, je le jure. Tout ça pour dire que, hier, j’ai déjà fumé deux clopes et que, à mon avis, l’heure de ma toute nouvelle résolution a sûrement sonné depuis un bout de temps, en dépit de la lumière blême et trompeuse du soleil. Les résolutions, c’est pas mon fort. En trois jours, ma seule victoire aura été de ne pas craquer sur les feuilletés au fromage et d’avoir toujours le même parapluie.

— Franny ? À moitié endormie, je roule sur le lit pour tenter de voir ce qui se passe sur le faux plancher de la chambre. Je distingue une Reebok montante en cuir noir avachie sur le sol. C’est bien la mienne, il n’y a pas de doute, je les porte 13

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pour bosser au restau. C’est bizarre, j’étais sûre de m’être déchaussée en dehors de… Tchac ! La seconde passe en trombe et vient finir sa route derrière le cache-sommier.

— Franny ? Désolé, mais j’ai frappé, et tu n’as pas répondu.

Derrière la porte de ma chambre, la voix de Dan semble étouffée, inquiète.

— Rassure-moi, je ne t’ai pas fait mal ?

Ouf, j’ai bien cru que c’était une tomate ! Je suis sauvée.

— J’ai rêvé qu’on me balançait des tomates ! crié-je en direction de la porte entrouverte.

— Si tu veux, je peux repasser plus tard, me répond Dan, toujours inquiet.

— Non, viens, entre !

Il faudrait que je me lève pour qu’il arrête d’angoisser, mais c’est le pôle Nord ici. Encore une minute sous la couette.

— Comment ? Désolé, Franny, mais je t’entends à peine.

C’est toi qui m’as demandé de te sortir du lit, tu n’as pas oublié ?

Ben, j’ai dû zapper, mais là, j’ai encore l’esprit trop embrumé pour gérer les détails. Normalement, c’est un truc que j’aurais demandé à mon autre coloc, Jane, ma meilleure amie, mais elle bosse comme assistante de production sur le nouveau film de Russell Blakely, et elle y passe ses nuits.

Depuis que Dan a pris la chambre du bas il y a quelques mois, je ne l’ai pas trop calculé, je sais juste qu’il est incroyablement grand, qu’il passe des heures à écrire à son ordi, et qu’il flippe dès qu’on est en petite tenue.

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— Dan ! Viens, entre !

— T’es habillée ?

Pour le coup, sa pudeur est sauve, aucun risque de le choquer avec mon bas de jogging et la doudoune que j’ai enfilée quand le radiateur s’est mis à crachoter de l’eau bouil­­lante en pleine nuit avant de rendre l’âme en un ultime et misérable chuintement. C’est le prix à payer lorsque l’on vit à Park Slope, Brooklyn, dans un appart à 500 dollars par mois.

Au début, Jane et moi, on partageait les deux étages supérieurs de cette brownstone croulante avec Bridget, notre copine de fac. C’était avant qu’elle pète un câble à son boulot. Un beau jour, debout sur son bureau, elle a envoyé balader sa banque d’investissement, être millionnaire avant trente ans, c’était plus son truc. « Vous êtes tous des mortsvivants ! », hurlait-elle. Ensuite, elle s’est évanouie, une ambulance est venue la chercher, et sa mère l’a rapatriée illico à Missoula. « New York, gloussait la mère-poule en mettant la der­­ nière main aux valises de sa fille, c’est pas une ville pour les jeunes filles. » Le frère de Jane avait connu Dan à Princeton et leur avait assuré que son ami était un vrai gentil. Un type tranquille et responsable qui devait épouser Everett, la fille qu’il avait rencontrée à l’université. D’après le frère de Jane, il avait fait prépa médecine avant de décider de devenir scénariste. Et, cerise sur le gâteau de la coloc, ses parents avaient de la thune.

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Un mec comme coloc, c’était une première pour Jane et moi.

— C’est cool, lui dis-je alors, ça sera moins ringard !

— Moins ringard ? Tu rigoles, répondit-elle en levant les yeux au plafond. On est en 1995, c’est rétro à mort. Un vrai remake de Vivre à trois !

— Sauf que nous, on n’est pas blondes, fis-je remarquer.

Même si Jane et moi, on est très différentes, nous sommes toutes les deux des bûcheuses, toutes les deux brunes et pas nées de la dernière pluie.

— Je ne te le fais pas dire, soupira-t-elle.

— Franny ? appelle Dan, voix toujours étouffée. Tu ne t’es pas rendormie, j’espère ? Tu m’as dit que ça risquait d’arriver, tu t’en souviens. J’ai promis de te tirer du…

Je prends une profonde inspiration avant de pousser un hurlement en mode shakespearien amateur, diaphragme au bord de la rupture.

— Daaaaan. Viens, je te diiiiiiis.

Le miracle se produit, la moitié du visage de Dan se profile dans l’embrasure de la porte. Avant de pénétrer complètement dans la chambre et d’appuyer son corps démesuré et maladroit contre la bibliothèque d’angle, il s’assure de la décence de ma tenue. Et là, comble de l’horreur, je me rends compte que j’ai zappé un truc primordial.

Mes cheveux.

Si mes sentiments envers Dan sont dénués de toute ambiguïté, mes cheveux en revanche, aux boucles indociles et extravagantes, sont une source d’angoisse incontrôlable.

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Hier soir, en sortant de la douche, je les ai domestiqués en une queue-de-cheval haute à l’aide d’un chouchou en velours vert, et je sais d’expérience que le passage de la nuit a dû donner naissance à un monstre capillaire vertical et frisé.

Histoire de constater le massacre, je simule la nonchalance en passant une main discrète sur le sommet de mon crâne tout en bâillant longuement. Malheureusement, ce mode opératoire déclenche une toux irrépressible.

— Est-ce que… il est vraiment tard ? dis-je en ponctuant mes paroles d’une quinte de toux.

— Eh bien, je reviens de l’épicerie, donc je ne sais pas trop depuis combien de temps ton réveil a arrêté de sonner, répond Dan. En tout cas, Frank est debout depuis au moins deux heures.

Merde. Je suis en retard. Frank est le locataire de l’appar­­ tement sur lequel donnent les fenêtres à l’arrière du nôtre.

Frank mène une vie mystérieuse et solitaire, réglée comme une horloge. Il se lève à 8 heures, se pose devant son ordi de 9 heures à 13 heures, sort s’acheter un sandwich et revient s’installer devant son écran entre 14 heures et 18 h 30.

Ensuite, il disparaît jusqu’à 20 heures avant de regarder la télé jusqu’à 23 heures et de filer au lit. Tous les jours, c’est la même routine. Personne ne lui rend jamais visite. Et, comme tous les New-Yorkais qui ont vue sur l’appartement de leur voisin, on lui a inventé un nom, inventé une vie. Par souci, un peu voyeuriste, de notre prochain, on irait même jusqu’à appeler les urgences en cas d’incident, sans pour autant oser lui adresser un regard quand on le croise dans le métro.

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— On caille ici, fait remarquer Dan en examinant ma chambre à l’abri de sa longue frange brune.

Dan évite les coiffeurs.

— Dan, dis-je, en m’asseyant contre les coussins, couver­­ tures jusqu’aux oreilles. Tu sais, avec ton flair légen­­daire, ton adresse au lancer de chaussures, tu devrais postuler pour un job de réceptionniste au Plaza Hotel et proposer un service de réveil personnalisé. Sans rire, New York n’attend plus que toi.

Dan fronce un instant les sourcils, comme s’il envi­­sageait sérieusement cette option, avant que son regard s’éclaire.

— Ah, dit-il, en pointant l’index et le pouce dans ma direction, tu me fais marcher.

— Euh… ben oui, dis-je, en sortant un bras de mon cocon pour lui rendre son geste. Je te fais marcher.

— J’ignore si tu le sais, Franny, entame-t-il d’une voix pontifiante – indice précurseur et inévitable d’ennui mortel –, mais la statue qui se trouve devant le Plaza est celle de Pomone, la déesse des fruits. Ou de l’abondance, si mes souvenirs sont bons.

Satisfait de ce cours d’histoire de l’art impromptu, Dan plisse légèrement les yeux et se balance d’avant en arrière.

Je réprime un bâillement.

— Non ! J’y crois pas, Dan… Abondance ? Tu es en train de me dire que c’est le nom de la sculpture en bronze de la meuf à moitié à poil au sommet de la fontaine ?

— Oui, absolument, Abondance. J’en suis sûr, Everett a écrit un papier détaillé là-dessus à l’époque de Princeton, 18

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De la pertinence historique des sculptures de nus à Manhattan.

Et, à l’époque, ajoute-t-il d’un ton de conspirateur, ses recherches avaient suscité pas mal de réactions.

Ses sourcils reprennent leur danse frénétique. Il n’en peut plus. Ça craint !

Dan et Everett, futurs mariés. Dan et Everett, qui prennent leur pied en étudiant la pertinence historique des sculptures de nus à Manhattan. Visiblement, ce genre de passion commune est la base d’un mariage solide. Cela dit, quand on les voit ensemble, ça n’est pas la passion qui semble les réunir, mais davantage un sentiment de respect mutuel pour leurs travaux de recherche respectifs.

— C’est fascinant, Dan. Faudra que j’en touche un mot à mon journal intime. Dis-moi, si ça ne te dérange pas trop, tu voudrais bien me dire l’heure exacte qu’indique le réveil qui doit se trouver dans le couloir ?

— Mais très certainement, acquiesce-t-il en s’inclinant légèrement, un peu guindé, à la manière des domestiques d’autrefois.

Il s’éclipse un instant de la chambre avant que sa tête réapparaisse à la porte.

— Il est exactement 10 h 30.

Sa réponse me fait sursauter, un mauvais pressentiment me noue la gorge, la sensation d’avoir zappé un rendezvous. Pourtant, mon service au restau du café-théâtre ne commence pas avant 15 h 30. Je voulais me lever tôt, mais je ne rate rien, même pas un rendez-vous. Ou alors ça m’est complètement sorti de la tête.

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— Tu sais, Franny, puisque j’y pense, reprend Dan d’un ton solennel, à l’avenir, si tu veux vraiment entendre ton réveil, je te suggère de le poser juste à côté de ton lit.

— Merci pour le tuyau, Dan, dis-je en réprimant un éclat de rire. J’y penserai demain.

Il fait mine de sortir, puis change d’avis, hésitant sur le seuil.

— Oui, tu voulais me dire autre chose, Dan ?

— Il ne te reste plus que six mois, c’est bien ça, à partir d’aujourd’hui ? dit-il avant de sourire. Je voudrais donc être le premier à te souhaiter bonne chance. Tu vas faire un carton, j’en suis sûr.

Il s’incline une nouvelle fois et traîne ses tongs pointure 48 fillette hors de ma vue.

Je m’affale sur mon oreiller, savourant béatement le vide provisoire de mes pensées.

C’est alors que ça me revient.

Le jour J, c’est aujourd’hui.

C’est précisément pour cela que j’ai demandé à Dan de me sortir du lit.

C’est aussi raison pour laquelle ma nuit fut peuplée d’angoisses de castings calamiteux.

Une vague de panique s’abat sur moi. Hier soir, en jetant un œil sur le calendrier de l’année dans mon agenda en cuir marron, je me suis rendu compte que l’échéance que je m’étais fixée en arrivant à New York – trois années pour percer dans le métier – se terminait dans six mois jour pour jour, à partir d’aujourd’hui. En cas d’échec, je suis 20

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censée renoncer définitivement à ma carrière d’actrice.

Voilà pourquoi, pas plus tard qu’hier, je me suis promis de me lever tôt et d’apprendre par cœur un sonnet tiré d’un film expérimental en VO. C’est bien le minimum syndical pour qui est prêt à tout pour progresser, surmonter les obstacles, triompher.

Je repousse les couvertures, décidée à affronter le froid.

Il faut que je me réveille, que je me lève, que je m’habille, pour… en fait, j’en sais rien encore. Je pourrais aller courir, un bon petit jogging, la voilà la solution ! J’ai assez de temps avant d’aller bosser, et puis, je suis déjà en tenue, c’est toujours ça de gagné. J’échange mes chaussons-chaussettes informes contre une paire de socquettes de sport camouflée au fond du tiroir du haut de ma commode, et j’enfile la Reebok abandonnée sur le sol. À partir d’aujourd’hui, c’est décidé, je cours tous les matins. C’est ce que je me dis, à plat ventre sur le sol, un bras sous le lit en quête de ma seconde basket. Je me rends compte qu’il n’y a aucun lien direct entre mon désir soudain de jogging et les six mois qu’il me reste pour révéler mon talent d’actrice au monde entier.

C’est comme si Meryl Streep attribuait son succès à son excellente santé vasculaire. De toute façon, comme je n’ai pas la moindre chance de décrocher un rôle aujourd’hui, ni demain d’ailleurs, autant ne pas rester là à attendre sans rien faire.

Trois ans, c’est trois ans. Je n’irai pas plus loin. Si je ne fais pas attention, et ça arrive souvent, dans cinq ans, j’aurai oublié pourquoi je suis venue à New York et j’enfilerai un 21

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uniforme de serveuse en polyester rose dans le vestiaire de la cafétéria de General Electric pour servir des lasagnes tiédasses à des hommes d’affaires qui ne savent même pas que j’existe.

Je ne suis plus une débutante, c’est clair, mais les choses n’avancent pas vite, impossible encore de savoir si j’ai fait le bon choix. La première année, j’ai tout donné pour décrocher le job de serveuse au restau de ce café-théâtre, Le Fendard. Avec les pourboires, j’ai pu payer mon loyer sans l’aide de mon père. Quant à l’année dernière, j’ai bien dû envoyer mes photos à toutes les agences de casting répertoriées à New York. J’ai même été signée par l’Agence Sensass. Mais bon, c’est pas très régulier, et on me propose surtout des pubs. Parfois, j’attends des semaines avant d’avoir une audition. Et, cette année, j’ai été acceptée dans le cours de John Stavros, le meilleur de la ville apparemment.

Pourtant, en arrivant à New York, je me voyais déjà arpenter les scènes de théâtre expérimental, ou indépendant, au moins, et pas du tout à me frotter les tempes en simulant une migraine liée au stress professionnel. Je suis tombée de haut, c’est clair.

Toujours à moitié coincée sous le lit, j’extirpe à grandpeine un roller oublié. Le mouvement d’essuie-glace de mes bras est entravé par toute la merde accumulée. J’en peux plus. Je pose mon visage contre le plancher, un peu de fraîcheur, je respire.

Tout le monde me dit qu’il y a peu d’élus, qu’il faut absolument que j’élabore un plan B, mais je refuse d’en 22

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tenir compte. J’ai toujours voulu être actrice. Point barre.

Au cas où, je me dis que je peux toujours devenir prof de lettres comme mon père et finir par épouser le mec avec qui je sortais à la fac, Clark. C’est pas hyper glamour comme scénario, même si mon père s’en sort plutôt pas mal dans son lycée, mais, en admettant que je me plante, il faudra bien que j’envisage une vie d’épouse modèle, qui occupe son temps comme elle le peut, coincée dans une banlieue chic, en attendant que son avocat de mari rentre à la maison.

Au lycée et à la fac, je cartonnais dans toutes les pièces de théâtre. Mais, ici, ça ne me sert pas à grand-chose. « Ohé, c’est moi, vous auriez dû me voir dans Hello Dolly ! » Peut-être que je devrais en parler avec les rares comédiens du cours qui ont une vie professionnelle digne de ce nom.

James Franklin, par exemple, il pourrait me filer quelques conseils. Il tourne avec Arturo DeNucci et il va bientôt jouer sur le film de Hugh McOliver. En même temps, ça veut dire trouver le courage de lui adresser la parole.

Le seul fait d’y penser me liquéfie littéralement. « Excusemoi, James. Je viens d’arriver et (souffle coupé), waouh, il fait chaud ici, tu ne trouves pas ? Je me demandais (rire hystérique, gorge sèche)… euh… comment quelqu’un d’aussi talentueux que toi pouvait être aussi canon !

Ahahahahaha, excuse-moi (rire frénétique, retraite honteuse). » Si je veux percer, il me faut un agent, un vrai impre­ sario qui me propose autre chose que de la pub, oui, c’est 23

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ça, un mec réglo qui me décroche des auditions sérieuses.

Un rôle parlant au minimum, ou un engagement régulier, ça serait le pied. Quelque chose qui justifie ces trois années d’effort, qui dans l’idéal aboutirait à une Rétrospective Frances Banks au 92 Street Y, cette institution culturelle de prestige que mon père adorait et où il m’emmenait souvent. Contrairement à d’autres, je ne rêve pas d’un Tony Award à Broadway ou d’un discours de remerciement aux oscars. Ce lieu de mon enfance est l’écrin que j’imagine à mon succès, même si je ne le connais qu’en tant que spectatrice.

Plus que six mois, c’est ce que je répète, l’estomac noué.

Lorsque je contemple le gouffre qui sépare la fraîcheur du sol de ma chambre et mon rêve de reconnais­­­­ sance, je suis tétanisée. Entre aujourd’hui et ma grande soirée rétrospective, c’est l’inconnu. Cela dit, ça pourrait être pire, au moins, j’ai un début et une fin, comme deux livres à chaque extrémité d’une étagère, séparés par l’espace vide de ceux qu’il me reste encore à écrire.

Enfin, mes doigts effleurent le rebord molletonné du haut de ma basket, j’essaie d’enfoncer davantage mon bras sous le lit, et, au prix d’étirements erratiques, je parviens à l’attraper. La chaussure émerge, suivie d’une boîte de vieilles cassettes datant du lycée, de mon Ours Paddington et d’une botte de pluie jaune disparue depuis des mois, sans oublier un chapeau de paille orné de fleurs 24

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artificielles, dont Jane voulait que je me débarrasse l’été dernier.

Je repousse ces fossiles sous le lit, enfile ma chaussure, et me prépare à la course.

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Chapitre 2

« Vous avez deux nouveaux messages. » BIIIP. « Allô, ceci est un message pour Frances Banks. J’appelle du cabinet du Dr Leslie Miles, votre nutritionniste. Nous sommes heureux de vous annoncer que la liste d’attente de notre liste d’attente a été actualisée et que vous faites désormais partie de cette dernière. Félicitations. Nous vous rappellerons dans un an. » BIIIP. « Salut, Franny, c’est Heather de l’agence. C’est bon pour le casting Niagara, OK ? Où est-ce que j’ai foutu ce… Désolée, je croule sous la paperasse ! Ah, voilà. Je voulais aussi savoir si… si tu n’avais rien contre la cigarette ? Je suis en train de remplir un dossier pour une campagne publicitaire sur le tabac, qui devrait 28

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être diffusée en France, ou, un autre truc en Europe, je sais plus.

Enfin bref. On te demandera pas vraiment de fumer, à ce qu’on m’a dit… Jenny, tu sais s’il faut vraiment qu’elle fume ?

Non ? OK, donc, il faut juste tenir une cigarette allumée. Et il y a une prime de risque. Appelle, si ça t’intéresse ! » BIIIP. Aujourd’hui, j’ai un vrai casting. C’est pour ça que je suis tombée du lit, à peine cinq minutes avant les 8 heures fatidiques. Mais cette victoire en appelle une autre. Face au miroir de la salle de bains, je travaille mon rôle, j’affronte mon image, l’œil menaçant. Reine de l’arène, je brave le plus furieux des taureaux, je suis invincible. Sèche-cheveux en bandoulière, doigts immergés dans le gel coiffant visqueux et parfumé à la sève de pin, je passe à l’attaque. Une masse verte gélatineuse, ne lésinons pas, je vais les scotcher, ces enfoirés de cheveux !

J’abandonne à regret séchage et coiffage de mèches pour me retrouver devant mon tout petit placard plein à craquer. Avec le temps, j’ai compris que les personnages de pub se répartissaient pour la plupart en trois catégories vestimentaires, que j’ai adoptées pour les castings : le coolchic d’entreprise, blazer noir, rembourré aux épaules, chemise à col ; le cool-femme au foyer, chemise en jean ou simple sweater, ambiance kaki ; et enfin la version pétasse, en mode pétasse. Je passe tellement de temps à choisir ma garde-robe en fonction de mes rôles que j’ai du mal à choisir mon look.

Je n’arrête pas d’en changer, sans pouvoir décider de celui qui 29

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me correspond vraiment. Il y a quinze jours, je pensais l’avoir trouvé : bohème je serai. Chemises brodées et jupes hippies, de la couleur mais pas trop. Sur ce, j’allai soumettre ma quête de fluidité seventies à l’approbation de Jane.

— T’as fait les soldes au magasin indien ? me fit-elle remarquer après une brève hésitation.

— C’est mon nouveau look, lui dis-je.

— De fan de Fleetwood Mac ?

— Jane, sérieux, si tu crois que ça m’aide !

Tête inclinée, elle m’observait avec attention.

— Honnêtement, Franny, tout ce que je peux dire, c’est que tu serais parfaite en boulangère du village.

Comme j’ai cours après le casting, je choisis l’option mère au foyer faisant du théâtre : sweat noir, collants noirs, courte jupe noire en laine, et mes Docs basses à lacets, pratiques pour marcher, bien que légèrement décalées en la circonstance. C’est une tenue tellement classique pour moi qu’aujourd’hui tout ce noir me paraît un peu tristounet, terne. Imaginant ce que Jane ferait à ma place, j’extirpe une large ceinture en cuir marron de l’étagère supérieure de mon placard et la passe autour de mes hanches, option taille basse.

Je donne la touche finale en composant une couette à la verticale sur le sommet de mon crâne.

Le téléphone se met à sonner, toujours posé entre la chambre de Jane et la mienne.

— Salut, papa.

— Allô ?

— Oui, « Salut, papa », tu ne m’as pas entendue ?

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— Franny, c’est ton père.

— J’ai compris, papa, merci.

— Comment tu as su que c’était moi ?

— Je te l’ai déjà dit, j’ai activé l’option présentation du numéro.

— Et ça se soigne ?

— Papa, c’est ce qui fait que le numéro s’affiche.

— Quelle horrible invention. À quoi ça sert ?

— À savoir qui t’appelle.

— Tu veux dire que le « qui est à l’appareil » est devenu ringard ?

— Papa, c’est bon ! Je suis pressée, j’ai un casting.

— Je vais faire bref, alors. Ta tante Mary Ellen voulait que je te rappelle de bien penser à réserver une chambre pour le mariage de Katie.

— Merde, euh…, mer-credi, ça m’est encore sorti de la tête.

— Le mariage n’est pas avant juin, il n’y a pas d’urgence, mais si tu veux descendre au Sands, près de la plage, il faut s’y prendre à l’avance.

— OK, merci.

— Franny, je me fais du souci pour toi.

— Pourquoi ?

— Eh bien, d’après mes calculs, ton nouveau système d’affichage de numéro pourrait te faire gagner au moins vingt-cinq secondes par jour. Et je me demandais comment tu allais gérer ce surplus de temps libre.

— Ha, ha. Très drôle.

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— Ah, et un de mes élèves m’a parlé d’une sitcom, Friends, ça s’appelle. Paraît que ça marche du tonnerre.

Peut-être que tu devrais postuler.

— Papa, ça ne marche pas comme ça… En plus, je ne suis pas assez maigre pour faire de la télé.

— Qui voudrait ressembler à ces filles décharnées ? Elles ont l’air malade. Toi, tu es en pleine forme.

— Je ne veux pas paraître en pleine forme. Je veux avoir l’air malade.

— Ça valait bien la peine d’étudier tous ces classiques de la littérature ! s’exclame-t-il en soupirant.

Mon père s’intéresse exclusivement à la littérature, la poésie, la musique classique et l’opéra. Il n’a qu’une petite télé en noir et blanc, avec du papier alu en guise d’antenne, et il l’allume seulement pour les infos. Il ne comprend pas vraiment ce que je fais, mais il essaie de me soutenir. L’année où je me suis installée à New York, il m’a offert mon agenda en cuir marron. « Pour noter tes rendez-vous, avait-il précisé.

Tu vas être débordée, je n’en doute pas une seconde. » Mon père et moi avons toujours été très proches, surtout depuis le jour où il est venu me récupérer en plein milieu de l’atelier poterie du cours de Mme Peterson, ma prof d’arts plastiques de sixième, pour m’annoncer, au volant de sa Volvo déglinguée garée sur le parking du lycée, que maman était morte. Sa voiture avait été percutée dans une rue à sens unique qu’elle avait accidentellement prise à contresens. Sur le moment, je m’étais dit : Il ment.

Mais, au fond de moi, je savais qu’il disait vrai.

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Je ne sais pas pourquoi, mais au lieu d’imaginer le visage de ma mère, ou de penser à la dernière chose qu’elle m’ait dite, tout ce que je voyais, c’était la couverture bordeaux de l’édition de poche de Franny et Zooey, le roman de J. D. Salinger, l’origine de mon prénom. Je devais être sous le choc, prendre à contresens une rue à sens unique, ça ne ressemblait pas du tout à ma mère, une femme intelligente et observatrice, qui remarquait toujours le moindre détail. « Regarde comme c’est beau, Franny, disait-elle en me montrant une tasse en porcelaine ébréchée, dénichée au marché aux puces. Tu vois ce minuscule point jaune sur les pétales roses ? Tu le vois ? » Ensuite, j’ai fait comme si ce n’était pas à moi que tout cela arrivait. J’imaginais que ça arrivait à quelqu’un d’autre.

Je ne sais pas si mon désir de devenir comédienne remonte à cette époque, mais c’est la première fois que je prenais conscience qu’il était plus facile de penser à ce que je ferais si j’étais quelqu’un d’autre. Faire semblant pour moins souffrir.

Enfin, si on veut.

Après avoir raccroché, j’entends Jane, en bas. Elle est rentrée de son tournage, ce qui veut dire que je vais sans doute pouvoir manger avant de filer prendre le train.

— Je suis sur la dernière liste d’attente ! lui crié-je en descendant l’escalier.

— Celle de la nutritionniste dont tout le monde parle ?

— Oui. Au fait, je voulais te demander, est-ce que j’ai un problème avec le tabac ?

— Tu t’en sors plutôt bien, me rassure Jane en balançant un grand sac en papier kraft sur le four inutilisé.

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Elle porte le trench-coat que nous avons dégoté au magasin Goodwill de Prospect Heights dont les bénéfices sont reversés à des associations, et ses énormes lunettes de soleil rouges, vintage authentique. Jane a grandi à Greenwich Village, au cœur de Manhattan, et, question style, elle assure.

Contrairement à moi, qui me prends la tête pour assortir un pantalon et une chemise de même couleur, il lui suffit d’enfiler un jean, un tee-shirt, et une dizaine de gros bracelets pour être totalement irrésistible. La coolitude absolue. Elle s’habille dans les magasins de prêt-à-porter et les friperies en donnant toujours l’impression de sortir d’une boutique de luxe.

— Attends… Jane Levine, ne me dis pas que tu viens juste de rentrer ! m’exclamé-je en zieutant l’intérieur des sacs en papier. Ils abusent carrément !

— Je n’ai pas le choix. Je ne suis pas syndiquée.

Jane s’appuie de manière théâtrale contre le chambranle de la porte entre la cuisine et la chambre de Dan et pose le dos de sa main sur son front dans un geste qui rappelle une actrice de film muet sur le point de s’évanouir.

— Ce film, soupire-t-elle. Ils vont finir par m’achever.

Russell m’a envoyée acheter un Big Tasty à 4 heures du mat. Le McDo de Times Square était fermé à cause d’une fusillade. Heureusement, j’ai réussi à en trouver un encore ouvert à Midtown, et maintenant, Russell ne me lâche plus la grappe. Après la fin du tournage, ce matin, on a traîné devant sa caravane, on était tout un groupe, et on a tourné au champagne ! s’exclame-t-elle en se marrant comme une tarée. Je suis carrément pompette !

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Jane veut devenir productrice. Je ne me fais aucun souci pour elle, elle est brillante et du genre à inspirer confiance en donnant l’impression d’avoir réponse à tout même si ça n’est pas toujours le cas. En attendant, elle est productrice assistante sur le nouveau film avec Russell Blakely, Tuer le temps. Et son boulot consiste pour l’essentiel à livrer la nourriture, remplir une ou deux paperasses et répondre aux caprices de la star du plateau. Chaque fois que Jane parle de Russell Blakely, me revient à l’esprit la fameuse réplique de son dernier film, Liaison d’acier, lorsqu’il débarque chez Cordelia Biscayne en criant, « Chérie, je suis rentré », suspendu par la main au train d’atterrissage d’un hélicoptère, torse nu.

— Ce soir, la production de Tuer le temps vous offre : un assortiment de bagels rescapés de notre repas du soir, un peu secs, donc, puisque privés de leur fromage frais en accompagnement, suivis de ce riz chinois, que Dan aime tant, qui aura pu échapper, espérons-le, aux miasmes et autres germes de cette journée de tournage.

— Pour moi, ça sera bagel, s’te plaît. Sans oublier ton avis sur ma tenue du jour, si bien sûr tu arrives à voir quelque chose à travers ces lunettes.

— Attention, tu t’adresses à une pro.

Jane fait glisser imperceptiblement ses lunettes sur son nez et m’examine avec la plus grande attention.

— Bon, c’est sûr, je t’ai déjà vue dans cette tenue, reprendelle. Mais, aujourd’hui, ça me parle vraiment, tu as cerné ton personnage à merveille : femme au foyer heureuse de son sort, dévouée à sa petite famille, reine de l’astiquage.

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— T’es pas loin. Obsessionnelle de la lessive.

— Ah, une pub de lessive ! C’est nickel. Tu respires la propreté, reprend-elle. Si tu ne me retiens pas, je file au lavo­­ matique sur-le-champ. Et ce visage ! Assez commun, certes, mais tellement frais… Tu as même réussi à dompter ta chevelure.

— Merci, Jane.

— Ah, un détail encore : si j’étais toi, je desserrerais un peu la ceinture.

Je raccroche ma tentative de mode à la rampe d’escalier et, sans raison, accorde à ma coloc une sortie de tragédienne pour passer de la cuisine-alcôve au salon où Dan travaille déjà. Je prends la pose, en mode blondasse du Juste Prix, faire-valoir de grosse cylindrée flambant neuve.

— Hey, Dan, dis-je, tu kiffes les meufs aseptisées ?

— Hein ? dit-il sans lever la tête.

Le bide total. Je décide de passer à la vitesse supérieure, le retour de Cléopâtre, poignets fléchis, paumes vers le ciel, option marche égyptienne.

— Dan, dis-je, immobile comme une momie, des crampes aux poignets. Jane est rentrée. Elle a apporté à manger.

— Mouais, marmonne-t-il, en gribouillant furieusement sur son carnet.

— Mayday, mayday ! T’as la braguette ouverte !

— Hein ? demande-t-il, en daignant lever les yeux, repoussant d’un souffle la frange qui lui couvre le visage.

Désolé, Franny, j’en chie avec mes créatures Photar.

Dan s’est lancé dans l’écriture d’un scénario de sciencefiction, c’est pour un concours. Je suis sûre qu’il va gagner.

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À Princeton, c’était une tronche, et les extraterrestres, c’est son truc. C’est le mec le plus passionné que je connaisse.

Quand il essaie de me raconter son histoire, je me retrouve invariablement à compter les lattes du plancher ou à comparer les mérites du fromage frais aux fines herbes avec ceux du fromage frais aux échalotes, enfin, je caricature – ce qu’il écrit est sûrement passionnant.

— Que pensez-vous de mes cheveux ? C’est pour un sondage !

Une nouvelle fois sans raison, j’accompagne ma question d’un étrange pas de danseuse de claquettes, histoire de vendre ma came.

Je me déteste. Je suis bonne à enfermer.

— Euh… volumineux ? hasarde-t-il.

— Hein ?

— Eh bien, c’est ce que tu cherches, non ? Du volume, avec effet fontaine au sommet !

Dans la cuisine, Jane s’étouffe de rire, comme si elle venait d’avaler son jus d’orange de travers. Comble de la honte, je m’aperçois que, pendant tout ce temps, je suis restée immobile, en position de mangouste. Pathétique. Dan ne m’a pas lâchée des yeux.

Je m’avoue vaincue et laisse retomber mes bras.

— Oui, oui, t’as raison. C’était bien l’effet recherché, l’« effet fontaine ». Merci infiniment, Dan. Sur le chemin de la ligne de métro Seventh Avenue, je jure de tout donner pour atteindre mon but et de ne plus 37

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chercher l’approbation des autres à n’importe quel prix.

Quand je dis « les autres », je veux dire – et la liste n’est pas exhaustive – toutes les personnes que je revois lorsque je rentre à la maison pour Thanksgiving, toutes celles qui ont un vrai boulot, peu importe lequel, surtout ceux avec tailleur et talons hauts de rigueur, y compris tous les gens qui fréquentent mon cours de théâtre, ceux qui bossent dans les magasins de haute couture, qui prennent le métro, ou les chauffeurs de taxi qui veulent m’arnaquer, les employés de l’épicerie sur la 8e Avenue à qui je demande parfois un supplément mayo, les mères en général, les profs de danse ou d’aérobic en particulier, et tous ceux qui s’habillent ou m’ont vue m’habiller en Lycra, et, bien sûr, les freaks démesurés qui bloquent sur les créatures Photar.

Ce besoin d’être constamment rassurée, ça craint. Une comédienne se doit d’être calme, posée et confiante. Comme Meryl Streep et Diane Keaton. C’est ce qui les rend uniques, authentiques. Il faut peut-être que j’envisage le look Annie Hall !

La femme derrière la vitre du guichet du métro me lance un regard méfiant. J’ai l’habitude de payer mon ticket en petite monnaie, en toute petite monnaie. J’ai un peu honte, à ralentir ainsi la file d’attente pendant qu’elle compte patiemment les pièces, mais, certains jours, je n’ai pas le choix. Aujourd’hui, en tout cas, j’ai des billets. Nous échangeons un signe de tête, comme si la chance avait tourné pour chacune d’entre nous.

Je glisse mon ticket dans la fente, et, en attendant la prochaine rame, je décide de profiter de ce laps de temps 38

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pour pratiquer la pensée positive, dans l’espoir que cela influence mon casting du jour. J’ai lu quelque part que c’était une méthode efficace, qu’il fallait entraîner son esprit à se concentrer plus souvent sur le positif, au lieu de le laisser s’égarer, ressasser les mêmes questions. Est-ce que mon jean n’est pas trop serré ? Est-ce que j’ai assez sur mon compte pour retirer vingt dollars ? Ma vie va-t-elle se mesurer éternellement en retraits de vingt dollars ?

Pensée positive. Pensée positive.

Facile à dire.

Euh… Peu importe, j’ai l’embarras du choix.

Tout ce que tu as réussi, par exemple.

Les choses positives de ta vie actuelle.

Euh… Je suis en vie.

Les évidences. Faut bien commencer quelque part.

J’ai passé de super vacances avec Clark.

Non que cela constitue une réussite en soi, mais bon, ça me met de bonne humeur.

Clark et moi, on s’est rencontrés en première année de fac, à une réunion d’orientation, et on est vite devenus inséparables. Tous ceux qui nous connaissaient nous voyaient déjà mariés. On n’en a jamais vraiment parlé, mais je suis certaine qu’on y a pensé tous les deux.

Ensuite, Clark a été accepté en droit à Chicago, mais pas à New York ou à Columbia, comme on l’avait prévu. Il m’a demandé de le suivre, il voulait qu’on s’installe ensemble. « Tu 39

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verras, disait-il, ils ont des super théâtres à Chicago. » Mais j’étais incapable de renoncer à New York sans même avoir tenté ma chance. Alors, d’un commun accord – un classique du genre –, nous avons opté pour une pause qui nous permettrait de faire le point le temps qu’il termine ses études. D’où les trois ans que je me suis fixés. Je me disais que s’il était capable d’obtenir son diplôme de droit en trois ans, je pouvais réussir à faire mes preuves dans les mêmes délais. Depuis, j’ai rencontré d’autres mecs, comme il a dû rencontrer d’autres filles, mais rien de sérieux. Et, quand on se voit, c’est comme au premier jour.

Chaque fois, il me dit qu’il est sûr que nous allons finir ensemble.

— Tu es sûre de ne pas vouloir rentrer avec moi ? m’a-t-il proposé la dernière fois, à l’aéroport, juste avant d’embarquer.

— C’est juste que… c’est trop tôt.

— OK, a-t-il répondu avant de m’adresser un clin d’œil, appelle-moi si tu changes d’avis.

Parfois, quand les pourboires se font rares et que j’ai les pieds en compote, je me demande pourquoi je repousse ainsi l’inéluctable, pourquoi je ne décroche pas le téléphone et ne file pas m’installer à Chicago, plutôt que de continuer à tenter l’impossible.

Mais, pour une raison qui m’échappe, je n’en fais rien.

Même si je me marre bien avec Clark, ça me perturbe de le voir. Il me manque tellement, parfois…

Merde.

Pas évident de rester concentrée sur des pensées positives.

Le mec qui vous échappe apparaît, et l’instant d’après c’est la grosse déprime. Il faut que je cible mes objectifs, que je me 40

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cantonne aux pensées positives de ma vie professionnelle.

La vie intime, c’est trop casse-gueule. Si je suis venue à New York, c’est pour être comédienne. Point barre. La réussite de ma vie amoureuse ne fait pas partie du programme.

Des pensées positives professionnelles, donc.

Bon. Le contrat que j’ai réussi à décrocher.

Avant Thanksgiving, juste après l’arrivée de Dan, j’ai décroché un boulot pour une pub régionale, une grande première. C’était pour un magasin de vêtements dégriffés, une promo de saison vantant les mérites de gros pulls en acrylique et ramie, un truc du genre. Affublée de mon gros pull jacquard gris et blanc à épaulettes, j’étais censée m’enlacer et me pâmer de bonheur. Le second spot me voyait faire des bonds et hurler mon amour pour Noël sous la neige avant de m’extasier niaisement sur des flocons artificiels.

On était allés fêter l’événement tous les trois dans ce restau chinois dont j’ai oublié le nom. Quant à la pub, elle avait été diffusée quelques semaines plus tard, alors qu’on délirait tous devant New York, police judiciaire. Ce qui avait déclenché des hurlements et un fou rire hallucinant de la part de Jane. Non pas qu’elle ait voulu se foutre de ma gueule, bien sûr, elle se demandait juste comment j’avais pu réussir à paraître aussi heureuse attifée de ce truc horrible. Ça m’avait traumatisée, de me voir à la télé. Tout était allé si vite, personne n’avait pensé à brancher le magnétoscope. Tout ce dont je me souviens, c’est d’avoir pensé que j’avais le visage rond et que je dépassais l’autre fille d’au moins une tête.

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— Je suis une géante ! dis-je, camouflée derrière une main protectrice.

— Mais non, t’es pas une géante, répondit Jane, toujours morte de rire, toussant et hoquetant. T’es une putain d’actrice, je confirme. Réussir à faire passer autant d’amour pour un pull fabriqué là où on massacre les angoras, t’es trop forte !

— Et ces flocons, c’est tellement cheap ! ajoutai-je, encore sous le choc.

— Arrête, t’étais magnifique, me rassura Jane. Vraiment au top.

Dan était lui aussi rentré dans le jeu, dans le genre j’enfonce des portes ouvertes.

— C’est donc une pub pour des pulls de Noël, c’est bien ça ?

— Euh… t’as tout compris, Dan, répondit Jane, en levant les yeux au ciel. Ces trente secondes mémorables n’auront échappé à personne.

Dan avait hoché la tête lentement, comme s’il prenait la décision du siècle, avant de me regarder en souriant.

— Eh bien, Franny, dit-il, c’était Noël dans toute sa splendeur. Et toi, Fran, Noël incarné.

Noël incarné ! Je t’en foutrais de l’incarnation, moi !

J’avais échangé un regard complice avec Jane, préparant déjà une réplique assassine, j’ai du mal avec les compliments.

Pourtant, une forme de sincérité dans les mots de Dan m’avait arrêtée et, pour la première fois de ma vie, j’ai fermé ma grande gueule, et je me suis contentée d’un simple signe de tête agrémenté d’un léger rougissement.

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Je me suis quand même fait sept cents dollars grâce à ce pull débile, j’avais jamais vu de chèque aussi gros. Depuis, c’est la lose. C’était probablement un coup de bol. Si ça se trouve, je ne vais plus jamais rebosser.

Pensée positive.

Alors…

Je l’ai décroché, ce contrat.

Et aujourd’ hui j’ai la chance de pouvoir en décrocher un deuxième.

Tu vois ? Quand tu veux…

Lorsque le train arrive, je trouve une place assise et respire profondément. La ligne D entre Brooklyn et Manhattan est l’une de mes préférées, la rame émerge un instant des profon­­ deurs et vient survoler le fleuve sur le pont de Manhattan.

Que j’écoute de la musique, m’attelle aux mots croisés du New York Times ou, plus rarement, que je réussisse à lire, j’essaie de ne jamais oublier de regarder par la fenêtre, au moins une seconde, avant de replonger sous la terre. Par superstition, sans doute. Le spectacle de l’East River, des bateaux et de l’énorme enseigne lumineuse de la Watchtower, emblème de Brooklyn, est un rituel qui me rappelle combien je suis insignifiante, que des milliers, des millions de gens ont regardé ce fleuve avant moi, de la fenêtre d’un bateau, d’une voiture ou d’une rame de métro, des rêves de New York plein la tête, plus ou moins irréalisables, peu importe, leur lutte ressemble à la mienne. Cela me permet de relativiser et, bizarrement, de garder espoir.

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À suivre...