Au Péril de la passion - extrait

Une enquête qui mène droit à l’amour…

Vienne, 1814. Les États européens se réunissent pour poser les jalons d’un nouvel ordre pacifique. Gavin, qui doit veiller au bon déroulement des événements, s’est amouraché d’une ravissante espionne russe. Pour le remettre sur le droit chemin, on ordonne au détective de faire équipe avec Laura, son amour de jeunesse.

La frêle adolescente a laissé place à une femme accomplie qui fait tourner les têtes. Habitué à faire cavalier seul, Gavin n’en est pas moins séduit par cette charmante partenaire. Ensemble, ils vont déjouer un complot qui menace de compromettre la paix en Europe… et leur duo ne va pas s’arrêter là.

INÉDIT Action / Intrigues / Sentiments

« Un roman qui ne manque pas de charme, une intrigue solide, une touche d’humour et juste ce qu’il faut de danger. »

Romantic Times

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Suzy Borello Couverture : © Victoria Davies / Arcangel Images ISBN : 978-2-8112-1209-4

9 782811 212094

8,20 €

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Du même auteur, chez Milady : En secondes noces Au péril de la passion

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Jane Ashford

Au péril de la passion Traduit de l’anglais (États-Unis) par Suzy Borello

Milady Romance

Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : Charmed and Dangerous Copyright © 1998 by Jane LeCompte © Bragelonne 2014, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-1209-4 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr

Chapitre premier

Vienne, 1814

L

e général Matthew Pryor se tenait raide comme un piquet à son bureau, soucieux de montrer à son visiteur qu’il savait parfaitement quelle était la conduite à adopter lors d’un entretien avec un supérieur du corps diplomatique de l’Empire britannique. Mais cette insinuation se révéla trop subtile pour l’homme vautré dans le fauteuil en face de lui ; affalé sur son siège, les jambes croisées avec nonchalance, celui-ci dévisageait l’officier les yeux mi-clos.

On ne peut franchement le qualifier d’ insolent, pensa le général ; du moins semble-t-il attentif.

Et pourtant, quelque chose dans sa contenance laissait clairement entendre qu’il n’attendait rien de leur conversation.

Les mâchoires du général Pryor se crispèrent.

Il avait pressenti les difficultés dès lors que Gavin Graham avait été affecté à la délégation de Sa Majesté pour le grand congrès diplomatique de Vienne.

Graham était un fauteur de troubles connu pour désobéir aux ordres qui ne lui plaisaient pas ; d’un naturel impulsif et arrogant, il avait également la 5

réputation de nouer des relations un peu trop intimes dans les pays où il exerçait ses fonctions, notamment avec la gent féminine. Effronté et méprisant, il était malheureusement aussi très, très habile pour recueillir des renseignements utiles aux intérêts britanniques et pour sceller des alliances conclues dans des bureaux à des milliers de kilomètres de là.

Habile, pour sûr, songea Pryor avec amertume.

Sans ce talent, jamais son insolence n’aurait été tolérée, et jamais il n’aurait pu se permettre de se prélasser ainsi dans un fauteuil en l’observant avec condescendance.

— Vous devez vous demander pourquoi je vous ai convoqué, dit brusquement l’officier.

Graham leva les paumes au ciel pour signifier son ignorance, ce qui acheva de hérisser le général Pryor.

Vous ne le savez que trop bien, pensa-t-il.

Graham n’était pas connu pour sa sottise.

— Sophie Krelov, précisa-t-il, ulcéré.

— Ah. — En effet.

Le général attendit une réaction supplémentaire de sa part, mais en vain.

— Cette femme est une espionne notoire, reprit-il abruptement. Chacun sait qu’elle a travaillé au service de Bonaparte jusqu’à son exil sur l’île d’Elbe. Elle entretient également des relations avec la Russie, par le biais de son mari, le soi-disant « comte ». Vous n’avez rien à faire avec elle, Graham.

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— Et pourtant, quelle beauté ! murmura son subalterne. Quelle crinière, quels…

— Vienne regorge de jolies femmes. Surtout en ce moment, avec ce congrès qui attire la moitié de l’Europe. Si vous ne parvenez pas à maîtriser vos… pulsions pour l’autre sexe, choisissez du moins un objet de convoitise plus convenable. Cessez de courtiser la comtesse Krelov.

Graham croisa son regard. Le général Pryor, qui avait mené des régiments entiers sur le champ de bataille et vu la mort de près, fut pris d’un curieux tremblement.

Cet homme va-t-il me défier ? Qu’a-t-il donc à me dévisager ainsi, presque à me toiser ?

— C’est un ordre, précisa-t-il avec dureté.

— Je vois.

Lorsque Gavin détourna enfin les yeux, le général éprouva un troublant sentiment de rage mêlée de soulagement.

Tout ce qu’on m’a dit sur Graham est donc vrai. On ne peut plus vrai.

Des collègues l’avaient averti qu’il aurait envie de l’étrangler au bout d’une journée ; en réalité, vingt minutes avaient suffi.

— Sophie dispose de nombreux renseignements, protesta Graham. Il pourrait être utile d’entretenir des… relations avec elle.

Le général émit un grognement, parfaitement conscient des « relations » auxquelles Graham faisait allusion.

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— C’est surtout une femme sans scrupule, indigne de confiance. Et je n’ai aucune envie de me demander quels renseignements elle a pu vous soutirer, à vous.

Graham lui décocha un regard glacial.

— Je peux vous assurer, mon général, que je…

— Oui, oui. On m’a tout raconté sur vos fameuses « méthodes ». Fricoter avec des truands. Établir des « relations » dans les quartiers les plus mal famés de la ville. Tant que vous serez sous mes ordres, ce comportement ne sera pas de mise ! Compris ? Nous accomplirons notre mission en officiers britanniques, en gentlemen. Nous défendrons les valeurs qui ont fait la grandeur de l’Angleterre. Nous ne nous abaisserons pas…

Prenant brusquement conscience qu’il divaguait, le général Pryor s’interrompit. Il était hors de question qu’il se laisse décontenancer par cet homme.

— Je suis responsable de cette section de notre délégation, reprit-il d’un ton plus mesuré. C’est à moi de juger comment elle sera menée, enchaîna-t-il en accrochant une nouvelle fois le regard glacial de Graham. Est-ce clair ?

— Très clair.

— Bien. Et vous me donnez votre parole que vous cesserez de courtiser Sophie Krelov ?

Graham fronça les sourcils.

Touché ! exulta le général Pryor.

Gavin Graham avait pour réputation de tenir parole… et de ne prendre que très peu d’engagements.

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— Si c’est ce que vous souhaitez, répondit le jeune homme d’une voix égale.

— Oui, c’est exactement ce que je souhaite.

Le général, gratifié d’un long regard fixe plus intimidant encore que le premier, s’efforça de ne pas détourner les yeux.

— Je vous donne ma parole. Je ne courtiserai plus Sophie Krelov.

Ce n’est qu’en expirant que Pryor se rendit compte qu’il avait retenu son souffle. Il avait gagné – si ce n’était la guerre, du moins la bataille. Car, bien sûr, connaissant Graham, il devait déjà songer au moyen d’agir comme bon lui semblait. Comme toujours.

Mais, cette fois, il avait rencontré son maître. Car Pryor ne comptait pas s’en tenir à ce premier assaut ; il avait une longueur d’avance sur son adversaire.

— J’ai eu des nouvelles de ma femme cette semaine.

Elle reviendra de Londres dans quelques jours.

Graham marmonna des paroles de félicitations.

— Elle sera accompagnée de Laura Devane, ajouta le général, espérant que ce serait le cas.

Son épouse n’avait pas accueilli cette idée avec grand enthousiasme, mais du moins lui avait-elle promis de faire son possible pour l’emmener.

Gavin le contempla en silence.

— Vous vous souvenez de Miss Devane, insista le général au bout d’un moment, constatant l’absence de réaction de Gavin avec le sentiment d’avoir lancé un pétard mouillé.

— Mm-mm.

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— Bon sang, tout de même ! Vous l’avez demandée en mariage. Je vois mal comment vous auriez pu l’oublier.

En effet, Gavin s’en souvenait ; cela remontait à dix ans, une autre vie en somme. Laura Devane, la seule femme au monde qui s’était refusée à lui depuis… eh bien, depuis qu’il était en culottes courtes et qu’il s’efforçait de dominer deux sœurs aînées déchaînées.

Gavin dévisagea une nouvelle fois le général. Où voulait-il en venir ?

— J’ai pensé que vous pourriez lui faire visiter Vienne, suggéra ce dernier.

— Je suis sûr que votre épouse sera de bien plus agréable compagnie que moi, objecta Gavin.

— Ma femme sera occupée à… eh bien… ses devoirs et ses obligations. Elle n’aura guère le temps de l’emmener faire un tour.

Gavin se retint de lui demander pourquoi diable, en ce cas, inviter Laura à Vienne.

— Miss Devane n’est-elle pas mariée ?

— Non, non. Elle n’a jamais pu se résoudre à prendre un époux.

Le général lui adressa une œillade censée être lourde de sens. Gavin manqua d’éclater de rire. Que devait-il donc en conclure ? Que Laura Devane se languissait d’amour pour lui ? Ce n’était pourtant pas ce qu’elle avait laissé entendre lorsque, cédant enfin aux harcèlements de son père, il lui avait demandé sa main, tant d’années plus tôt. C’est plutôt sa fortune que tu demandais, le railla sa conscience. Ni lui ni son 10

père ne s’étaient intéressés à elle d’une quelconque autre manière. Puis, brusquement, cette fortune avait disparu ; il ne savait plus trop comment. Il se trouvait en Inde à l’époque, jeune diplomate amer et peu enthousiaste.

— Qu’a-t-elle donc fait pendant toutes ces années ? se demanda-t-il à voix haute.

— Eh bien… des choses et d’autres, répondit le général en esquissant un geste vague.

Sans doute a-t-elle vécu aux crochets d’un quelconque parent, supposa Gavin, dont la curiosité passagère s’estompa.

Cela n’avait aucune espèce d’importance. Il refusait de servir de cavalier à une pucelle de vingt-neuf ans dans l’éblouissant tourbillon mondain qu’était devenu le congrès de Vienne. Il avait prévu des réjouissances bien plus importantes, et bien plus plaisantes.

— Je vous serais reconnaissant de me rendre ce service, insista Pryor.

Graham haussa un sourcil.

— Avec Miss Devane. De lui faire bon accueil.

Gavin ressentit une bouffée de colère familière, suivie du réflexe tout aussi familier de la réprimer, de la maîtriser. C’était un exercice auquel il avait fini par exceller au cours des dix dernières années, en homme qui détestait suivre les ordres tout en œuvrant au service du roi.

— Je vois, dit-il.

Le général Pryor espérait détourner son attention de Sophie Krelov avec l’aide de Laura Devane.

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Voilà pourquoi il la faisait venir ici – certainement non sans mal et en payant le prix fort. Les silhouettes des deux femmes se profilèrent dans son esprit : Sophie, blonde flamboyante et voluptueuse, l’une des femmes les plus sensuelles qu’il lui ait jamais été donné de rencontrer ; et Laura Devane, maigre et nerveuse, pâle comme un linge. Jamais il n’aurait pu imaginer stratagème plus grotesque. Il voulut faire part de cet avis, puis se ravisa. Si le général se croyait plus malin que lui, eh bien, qu’il continue de le penser ; au moins, il ne l’aurait pas sur le dos. Et se débarrasser de Laura Devane serait un jeu d’enfant.

— Fort bien, mon général, déclara Gavin. Je ferai visiter Vienne à Miss Devane.

— Non, pas rose pâle ! décréta Laura en écartant d’un geste l’élégante assistante de la modiste, ainsi que la robe qu’elle soumettait à son approbation. Je n’aime guère les tons pastel. Je préférerais un rose plus vif, ou alors du bronze, ou du vert sombre.

Catherine Pryor, l’épouse du général, scruta la jeune femme avec une stupéfaction voilée. Qu’était-il donc advenu de la petite gouvernante terne et presque invisible qu’elle avait rencontrée à peine deux semaines plus tôt ? La femme qui se tenait devant elle était la même, et pourtant elle était si différente – si radicalement différente.

— Marron ? Bien sûr que non ! s’offusqua Laura, presque avec aversion.

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Catherine avait trouvé le stratagème de Matthew parfaitement ridicule. Et elle ne s’était pas gênée pour le lui dire. Mais l’idée de détourner son indocile subalterne d’une liaison inconvenante semblait tant plaire à son époux qu’elle avait consenti à lui prêter main-forte.

Dix ans auparavant, elle avait proposé son aide à Laura lorsque ses prodigues de parents, risquant tout pour les écuries de course qui les obsédaient tant, avaient tout perdu. Mais la malheureuse, trop fière – ou trop têtue – pour accepter un acte de charité, avait préféré prendre un poste de gouvernante chez le comte de Leith pour s’occuper de ses filles jumelles.

Après un an, Catherine avait perdu contact avec elle – comme tout le monde.

Mais rien n’aurait pu la préparer à la jeune femme qui l’avait reçue chez les Leith deux semaines plus tôt. De son côté, l’épouse du général n’était pas venue l’esprit tranquille, bien sûr ; elle avait laissé entendre aux employeurs de Laura qu’elle comptait lui proposer un nouveau poste. Les jumelles venaient de souffler leurs dix-sept bougies et devaient faire leurs entrées dans le monde, ce qui signifiait qu’une gouvernante ne pouvait plus leur être d’aucune utilité. En voyant la jeune fille pénétrer dans le petit salon, Catherine s’était particulièrement réjouie de la confidentialité de sa mission, car Laura Devane avait bien changé. À dix-huit ans, elle avait été une demoiselle pleine d’entrain, aux yeux d’un vert étincelant, 13

au sourire éclatant. Malgré sa silhouette menue, sa chevelure de jais et son teint laiteux lui avaient conféré une indéniable distinction. Mais, dix ans plus tard, tout cela avait disparu. La jeune femme mince qui s’était tenue devant elle dans le salon des Leith, mains croisées, yeux baissés, semblait brisée.

C’était un être silencieux, pâle, presque transparent.

Gavin Graham ne lui accordera pas même un regard, avait songé l’épouse du général, non sans éprouver une pointe de culpabilité. Elle avait alors résolu de prétexter quelque raison pour sa visite et de s’éclipser rapidement.

Or, l’immobilité de cette jeune silhouette était trompeuse : la visiteuse était observée derrière une frange de cils noirs. Catherine se racla la gorge, gênée par le silence pesant.

— J’ai connu votre mère, il y a bien des années, finit-elle par annoncer.

Laura hocha la tête.

Catherine ne décela chez elle ni signe de nervosité ni trouble ; contrairement aux jeunes femmes de sa position, elle ne babillait ni ne minaudait.

— Vos parents se plaisent-ils en Inde ? enchaînat-elle, en proie à un inexplicable malaise.

— Oui, beaucoup. Mon père dirige le club de polo de Bombay, ce qui lui permet de posséder quelques chevaux.

La jeune gouvernante s’était exprimée d’un ton pince-sans-rire, teinté d’une ironie subtile. L’épouse du général ne sut que dire.

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— Il a toujours tenu à ses chevaux plus qu’à tout, ajouta la jeune femme. Il semblerait que vous ayez entendu parler d’un poste susceptible de me convenir ?

Elle parlait d’une voix distinguée et musicale mais comme assourdie, apaisante. Une voix qui cherchait à la fois à passer inaperçue et à ne rien laisser paraître.

Catherine eut la soudaine impression qu’elle venait de surgir sur une scène de théâtre pour s’adresser à une comédienne en pleine représentation. Elle secoua la tête ; voilà qu’elle devenait fantasque, ce qui ne lui ressemblait guère. Mieux valait garder sa promesse, puis s’esquiver.

— Plus ou moins.

Laura attendit la suite.

— Vous souvenez-vous de Gavin Graham ? demanda Catherine, se décidant à tenter le tout pour le tout.

Elle discerna – ou crut discerner – un semblant de réaction ; puis la jeune femme, reprenant son air impassible, se contenta de hocher la tête.

— Oui. Eh bien, il a été affecté à la section de mon mari pour le congrès de Vienne, où il s’est attiré quelques ennuis avec une espionne russe. Matthew a donc pensé que vous pourriez venir à Vienne pour détourner Mr Graham de cette créature et empêcher tout incident diplomatique.

Voilà, songea Catherine, c’est dit.

Exprimée à haute et intelligible voix, cette idée semblait aussi grotesque qu’en pensée. Laura lui 15

décréterait qu’elle était folle, et c’en serait fini de toute cette histoire.

— Un incident diplomatique ? répéta Laura.

Ce n’était pas la réaction à laquelle Catherine s’était attendue. Lorsque la jeune femme leva enfin les yeux, sa visiteuse s’aperçut qu’ils étaient toujours d’un vert aussi étincelant, mais qu’on y devinait une vigilance et une sagesse qu’elle n’y avait jamais décelées auparavant.

— C’est un peu compliqué, avoua-t-elle.

— La Russie veut la Pologne, affirma Laura. Et l’Angleterre n’a aucune envie de la lui donner.

Catherine resta bouche bée.

— J’imagine que chacun de ces pays cherche à rallier la Prusse et l’Autriche à sa cause.

L’épouse du général, se rendant compte qu’elle était encore bouche bée, dut reprendre contenance.

La jeune Devane lui lança un regard oblique.

— Le comte reçoit tous les journaux, que la famille se trouve à Londres ou non, expliqua-t-elle.

Oui, bien sûr, se dit Catherine ; mais, si Laura les lisait, alors elle faisait partie de l’infime minorité de femmes qui s’en donnait la peine.

— Je ne vois pas en quoi je pourrais vous aider, reprit Laura.

Moi non plus, approuva Catherine en pensée.

Le silence retomba sur le petit salon. Mrs Pryor détailla le visage de la jeune gouvernante ; de toute évidence, celle-ci était absorbée par un flot de pensées dont son aînée ne parvenait pas à deviner la nature.

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— Je n’ai pas de toilette convenable pour Vienne, finit par décréter Laura en tripotant la batiste gris perle de sa robe.

Encore sous le coup de la surprise, Catherine affirma : — Une garde-robe vous sera… fournie.

Cette nouvelle arracha un sourire à cette jeune femme décidément peu commune.

— Gavin Graham ne s’est jamais vraiment intéressé à moi, vous savez. Il ne voulait que ma fortune.

Elle est presque trop franche, songea Catherine. Il était difficile de converser avec elle.

— Toutefois…

L’épouse du général se figea, dans l’expectative.

— J’aimerais me rendre à Vienne.

Soudain, toute cette affaire apparut à Catherine sous un jour différent. Bien sûr, Gavin Graham ne s’intéresserait jamais à cette petite gouvernante triste et terne ; le bruit courait qu’il entretenait de scandaleuses liaisons avec une danseuse du temple indien, une dame de la cour royale de Siam, et Dieu sait quelles autres ravissantes beautés d’origine exotique. Mais peut-être Laura pourrait-elle attirer l’attention d’autres bons partis. D’après ce que Catherine avait entendu, le congrès prenait des allures de mondanités sans précédent. Laura ne manquerait pas d’opportunités pour rencontrer des maris potentiels, et d’échapper par là même à une existence qui devait être ennuyeuse à mourir. En outre, c’était l’occasion rêvée pour 17

Catherine de lui apporter l’aide qu’elle n’avait pu lui offrir tant d’années plus tôt.

— Mon mari est impatient de vous voir, insistat-elle.

— Je ne suis pas sûre que ma présence vous soit d’un grand secours, l’avertit Laura.

— Il vous demande seulement d’essayer.

Un nouveau silence s’installa.

— Le comte et son épouse s’attendent à mon départ, avoua Laura. Ils m’ont proposé de rester le temps que je trouve un autre poste, bien sûr, mais ils emmènent les jumelles à Londres la semaine prochaine et je… je ne suis pas censée les accompagner.

— Le moment est donc parfaitement choisi ! se réjouit Catherine.

Laura hésita. Elle scruta le parquet, comme pour y déceler une quelconque réponse.

— Je serais ravie de vous aider à obtenir un nouveau poste par la suite, enchaîna l’épouse du général, tout en se jurant que cela ne s’avérerait pas nécessaire.

Laura resta muette quelques instants, avant de sembler parvenir à une décision. Elle hocha la tête.

— Merveilleux !

Catherine s’était alors empressée de prendre toutes les dispositions nécessaires avant que sa protégée ne change d’avis. Et ces dispositions les avaient amenées jusqu’ici, dans la boutique d’une des couturières les 18

plus en vue de Londres, afin de trouver la tenue adéquate pour le nouveau rôle de Miss Devane.

Et je vais de surprise en surprise, songea Catherine en voyant Laura jeter un regard critique sur le rouleau d’une somptueuse étoffe rouge vermeil. L’épouse du général s’était attendue à ce qu’on lui demande son avis, peut-être même à choisir la garde-robe ; mais, dès le début, elle s’était retrouvée reléguée au second plan. La jeune femme avait des idées très arrêtées sur les tenues qu’elle souhaitait porter, et ses choix révélaient un goût exquis. Catherine en vint à se demander pourquoi toutes les robes qu’elle l’avait vue porter jusque-là étaient si ternes.

— Oui, affirma Laura à la couturière. Je voudrais le modèle que vous m’avez montré, dans cette étoffe-ci. Et l’autre, avec ce vert.

Catherine, se sentant en trop, songea que « ce vert » correspondait précisément à la couleur de ses yeux et qu’il les mettrait magnifiquement en valeur.

Leur séance chez la modiste se prolongea jusque tard dans l’après-midi, et elles prirent congé en laissant à la couturière une commande conséquente.

Dans la voiture qui les ramenait à leur hôtel, Mrs Pryor demanda : — Qu’aimeriez-vous faire en attendant la confection de vos robes ? Nous pourrions visiter la ville, voir une pièce de théâtre.

— Oui, approuva Laura, comme si elle s’éveillait d’un profond sommeil. Il faut que je m’habitue à… sortir.

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L’épouse du général se sentit émue. La jeune Devane semblait considérer cette occasion comme sa deuxième entrée dans le monde, une sorte de compensation pour la première, avortée par les circonstances.

— Nous ne serons pas invitées à des bals ni à des réceptions de la sorte à Londres, se sentit-elle contrainte de l’avertir.

Laura se tourna vers elle.

Elle n’a plus la même allure à présent, pensa Catherine. Son regard était franc, presque intimidant.

On avait parfois la troublante impression qu’elle lisait dans les pensées.

— Bien sûr que non.

Lorsque leur voiture s’immobilisa devant le petit hôtel respectable choisi par Mrs Pryor, elles descendirent et traversèrent la réception pour monter jusqu’à leur chambre.

— Nous pourrions présenter nos respects à quelques connaissances, proposa l’épouse du général tandis qu’elles se débarrassaient de leurs pèlerines. Si vous souhaitez vous rendre…

— Je n’ai aucune envie de croiser les Leith, l’interrompit Laura.

Non, songea sa compagne, frappée par cette idée.

Ce serait gênant. La comtesse était réputée pour son tempérament capricieux, lunatique. Comment réagirait-elle si elle rencontrait son ancienne gouvernante dans un salon ?

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— Je ne voulais pas dire que je m’attendais à recevoir des invitations, précisa Laura. Mais… Une gouvernante est tout au plus une domestique de qualité, vous savez, expliqua-t-elle après avoir marqué une pause. C’est un poste qui nécessite une bonne dose de… circonspection.

Catherine la contempla.

— Il m’a semblé préférable de ne me faire remarquer de personne excepté des jumelles. Et, éventuellement, de temps à autre, de la maîtresse de maison.

L’épouse du général afficha un air perplexe.

— Sans doute connaissez-vous le comte de Leith et ses penchants ?

Mais c’est bien sûr !

Leith avait une réputation de coureur de jupons, et il ne s’en cachait guère.

— Il n’a pas…

— Il ne m’a jamais remarquée, spécifia Laura.

Et ses amis non plus. Personne ne m’a jamais prêté attention, à moins que je ne le veuille, ce qui n’est presque jamais arrivé. On peut dire que j’ai mené une brillante carrière de gouvernante, déclara-t-elle avec un sourire.

Catherine faillit reculer sous l’effet de la surprise.

Laura n’avait rien perdu de son charme ni de sa vivacité ; elle les avait simplement laissés en sommeil.

— Et maintenant je dois me réaccoutumer à attirer l’attention, acheva la jeune femme.

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Peut-être Laura Devane saura-t-elle captiver Graham après tout, pensa Catherine. Lui, ou un autre, à coup sûr.