Au-delà de l'oubli - extrait

Quand l’amour tr averse les siècles…

Leo Alvarez est un mercenaire et doit faire face à l’une des plus grandes épreuves de sa vie : son meilleur ami, Jackson, abrite depuis peu l’âme d’un pharaon égyptien. Quand Jackson est blessé lors d’une attaque d’un dieu démon, Leo doit s’allier avec un ange de la nuit pour le sauver. Aussi mystérieuse que l’ombre et aussi belle que le jour, l’ange de la nuit éveille un désir ardent chez Leo même s’il refuse de l’admettre. Irrésistiblement attirés l’un par l’autre, tous deux vont devoir unir leurs forces afin d’abattre le mal suprême. « J’attends avec impatience les prochains livres de Jacquelyn Frank. » Sherrilyn K enyon Romance / Sexy Dans la même série :

Inédit Traduit de l’anglais (États-Unis) par Sébastien Baert Illustration de couverture : © Stefan Hilden / w ww.hildendesign.de ISBN : 978-2-8112-1233-9

9 782811 212339

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Du même auteur, chez Milady : Le Clan des Nocturnes : 1. Jacob 2. Gideon 3. Elijah 4. Damien 5. Noah 6. Adam Créatures des ténèbres : 1. Fruit défendu 2. Amour éternel 3. Au-delà de l’oubli Ce livre est également disponible au format numérique

www.milady.fr

Jacquelyn Frank

Au-delà de l’oubli Créatures des ténèbres – 3 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Sébastien Baert

Milady

Milady est un label des éditions Bragelonne Titre original : The World of Nightwalkers: Forsaken Copyright © 2014 by Jacquelyn Frank Publié en accord avec Ballantine Books, une maison d’édition de Random House, une division de Random House, LLC © Bragelonne 2014, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-1233-9 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr

À Darynda, ma copine d’ écriture.

Tu m’obliges à travailler dur pour garder le rythme.

Je t’aime, même quand tu me donnes des coups de karaté dans la gorge !

Glossaire et table de prononciation

Apophis : (A-pô-fiss) Asikri : (A-ci-kri) Chatha : (Tcha-ssa) Docia : (Dô-chia) Hatchepsout : (Rha-tchep-sout) Ka : (Kah) l’âme pour les Égyptiens Kamenwati : (Kah-mèn-wha-ti) Ménès : (Mé-nèss) Ouroboros : serpent ou dragon qui se mord la queue, symbole d’infini ou de vie éternelle.

Pharaon : roi ou reine d’Égypte. Le même terme est employé pour les deux sexes. Dans ce cas, les dirigeants des changecorps.

Tameri : (Tah-mè-ri)

Le Parchemin perdu des frères de sang

« … Ainsi dans un avenir lointain les nations des Nocturnes se verront-elles voler en éclats, se diviser, et cesser tout rapport entre elles. Séparées par mésaventure et à dessein, ces douze nations finiront par ne plus s’entendre et par s’éloigner les unes des autres. Dans un avenir lointain, ces nations devront lutter comme jamais, et ce ne sera qu’en se rassemblant de nouveau qu’elles pourront espérer faire face au mal qui s’abattra sur elles. Mais elles s’ignorent mutuellement et continueront à s’ignorer tant qu’elles ne seront pas venues à bout d’un ennemi puissant… et qu’un nouveau ne sera pas revenu à la vie… »

Chapitre premier

… P

ourquoi m’as-tu abandonné ?

Leo Alvarez n’était pas croyant. Autant qu’il s’en souvenait, il ne l’avait jamais été. De l’eau était passée sous les ponts depuis que sa mère l’avait obligé à se rendre à la messe dominicale et à suivre des cours de catéchisme.

Beaucoup d’eau.

Ce n’était pas vraiment « quelqu’un de bien ». Ce n’était pas un mauvais bougre pour autant, loin de là, même si c’était plutôt étonnant compte tenu de la dure réalité de son existence. Mais ce n’était certainement pas un ange.

Il n’était pas irréprochable et avait commis de nombreux péchés, dont certains difficilement pardonnables. Mais si l’on devait le juger un jour, Leo ne s’excuserait pas pour ses actes. Il avait un code, qu’il suivait de manière efficace, et avait le sentiment que cela suffirait à le dédouaner.

Mais, quelle que soit la gravité de ses péchés, il ne méritait pas le châtiment qu’on était en train de lui infliger. Personne ne méritait un traitement si atroce et cruel.

Leo alternait les périodes de conscience et d’inconscience, mais il savait qu’il reprendrait violemment connaissance lorsqu’on enfoncerait de nouveau la lame dans ses chairs et qu’on la ferait entrer en contact avec ses récepteurs nerveux devenus bien trop sensibles. Cela déclencherait en lui une explosion de douleur l’obligeant à contracter les mâchoires et à grincer des dents.

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Mais il ne crierait plus. Il avait presque perdu la voix à cause de tout ce qu’on lui avait fait subir avant ce nouvel assaut. Il se moquait de savoir si cela le faisait paraître faible ou non. Non. Rien de tout cela n’avait la moindre impor­ tance, pour le moment. Plus rien n’avait d’importance à ses yeux à l’exception d’un seul mot. D’un seul objectif. « Vivre ».

Vis, Alvarez, s’intima-t-il pour la millième fois. Même s’il lui semblait désormais évident que le démon qui orchestrait sa souffrance n’avait pas l’intention de le tuer.

Non. Voilà qui serait bien trop clément. Cet être maléfique – la créature qui l’avait enchaîné contre le sol en ciment grossier, alors qu’il avait les poignets en lambeaux dans ses menottes en métal – n’avait rien de miséricordieux. Mais ses blessures guériraient vite. Comme les incisions les plus récentes que ce monstre lui avait faites. Il ne guérirait qu’après que cette créature du nom de Chatha lui aurait ôté les organes du corps pour les lui présenter, juste avant de les disséquer sous ses yeux.

Cette fois, il enfonça profondément ses mains, et Leo le sentit tâtonner dans ses entrailles, descendant plus bas, ayant d’abord du mal à trouver prise avec ses doigts gras. Mais Chatha finit par découvrir l’un de ses reins et le lui arracha, le brandissant ensuite en gloussant, y enfonçant son doigt, le fait que Leo soit en train de mourir rapidement en raison de tout le sang qu’il avait perdu lui semblant complètement égal.

Peut-être… peut-être que cette fois je vais mourir avant qu’il puisse me soigner, songea-t-il. Mais il évita de se cramponner à cet espoir, sachant très bien que cela faisait partie du supplice infligé par ce monstre, et comprenant que c’était contraire à son objectif de rester en vie. Mais son bourreau aimait visiblement lui faire croire qu’il ne tarderait pas à trouver du 12

réconfort dans la mort. Qu’après plusieurs jours de torture, ses souffrances allaient finalement cesser. Et il se laissa aller.

Il chercha à atteindre quelque chose… au-delà de la vie.

Quelque chose qui l’attendait. Un sentiment merveilleux de paix infinie.

Puis Chatha laissa tomber son rein et se hissa sur lui à quatre pattes. Il s’approcha alors de son visage avec un air à la fois innocent et hystérique.

— Non, non, s’amusa-t-il en remuant un doigt couvert de sang sous le nez de Leo. Ce n’est pas juste !

Leo sentit alors les larmes lui monter aux yeux, son espoir le plus secret volant en éclats, le monstre posant les mains sur lui comme un pasteur évangélique touché par la grâce divine pour le soigner.

Leo se réveilla en poussant un cri féroce, avant de se lever de son lit en titubant, trébuchant et s’écroulant comme si ses muscles assoupis refusaient d’accomplir leur devoir. Il s’effondra par terre, parvenant tout juste à tendre les bras à temps pour éviter de tomber la tête la première sur l’épaisse moquette. En chutant, il projeta un peu partout les gouttes de sueur qui perlaient à la pointe de ses cheveux. Il était trempé, son torse nu ruisselant et son caleçon plaqué contre sa peau.

Il tenta de respirer moins vite, de se convaincre qu’il était réveillé et, pour le moment, sain et sauf. Il se trouvait chez son meilleur ami. L’ami qui avait veillé sur lui pendant qu’il guérissait et qui avait patiemment attendu qu’il s’ouvre et accepte de lui raconter l’horreur de ce qu’il avait vécu.

Mais il risquait d’attendre longtemps, parce que jamais Leo n’en parlerait à qui que ce soit. Il refusait de revivre ces moments. D’accabler quelqu’un avec cette atrocité dont il avait réchappé… sans trop savoir comment.

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Non. Il emporterait ce secret avec lui dans sa tombe. Il l’entraînerait dans l’au-delà, et, cette fois, ce ne serait pas lui qui crierait en se débattant.

Elle inclina la tête, écoutant le vent, le sentant souffler librement ou, mieux, s’engouffrer partout. Sa puissance et son sifflement lui faisaient office de sonar, lui indiquant l’emplacement de chaque chose. Quand il n’y avait pas d’air, elle avait l’impression d’être aveugle, et elle était aussi terrifiée par ces moments que les humains auraient pu l’être s’ils avaient su ce qui se passait. S’ils avaient su quelle créature avait été lâchée parmi eux à leur insu.

La connaissance. C’était l’élément primordial, et il était de son devoir de transmettre les informations. Ses semblables avaient la faculté de ressentir les choses qui les entouraient… comme elle avec le vent à ce moment précis. Mais, s’il était anodin de savoir qu’il y avait une vache à une vingtaine de mètres sur sa gauche et une église avec un clocher à une trentaine de kilomètres au sud, l’avenir semblait plus sombre.

Désormais, le vent du futur soufflait dans des directions contradictoires. S’il persistait dans l’une d’entre elles, il s’ouvrirait certainement une ère de tragédie et d’horreur. S’il s’orientait dans une autre, ce serait une période de tragédie et de survie. Dans une troisième, et il s’agirait de victoire et de joie. Il fallait à tout prix éviter la première éventualité. Quant aux autres… elles se mettraient en place comme prévu, et personne n’y pouvait rien.

— Souffle et siffle, souffle et siffle, murmura-t-elle comme s’il s’agissait d’une évidence, de la façon de son peuple de dire : « Advienne que pourra. » Elle écarta la branche d’un arbre, se laissant imprégner par le vent et lui permettant de la soulever. Son ruissellement contre sa peau lui procurait la sensation la plus réconfortante 14

qui soit. Il n’existait rien de tel au monde, rien de plus libérateur. Elle ne comprenait pas comment on pouvait considérer cela comme allant de soi, ni comment les mortels pouvaient supporter d’être à ce point assujettis à la terre.

Cela dit, ils tentaient de s’en affranchir, avec leurs machines volantes pataudes, non ? Les pauvres. Elle s’imaginait que c’était leur façon de faire, confortable et sûre. Mais le vent n’était pas sans danger, et, s’il permettait de léviter, c’étaient les soudaines rafales qui les rabattaient vers le sol qui leur rappelaient qu’ils étaient vivants. Ces humains qui se jetaient dans le vide avec leurs ailes de soie… oui, c’étaient bien eux les plus courageux. Le fait de savoir qu’un simple accroc pouvait mettre un terme à leur frêle existence… voilà qui était revigorant. C’étaient des humains dont elle avait très envie de faire la connaissance.

Mais c’était impossible. Tout contact avec eux leur était strictement défendu. Enfin… sous leur véritable apparence, du moins. Il était très difficile de trouver un endroit dépourvu de mortels, ces temps-ci. C’était la raison pour laquelle ses semblables vivaient si loin de leurs habitations.

Mais ce n’étaient pas les seuls à avoir eu cette idée, et la place commençait à manquer.

Cela n’aurait cependant bientôt plus d’importance si le vent continuait à souffler de cette manière. Elle se déplaçait rapidement au ras du sol, s’émerveillant devant les cactus et la végétation pour le moins particulière. C’était la première fois qu’elle se rendait dans cette région des États-Unis. Ce qui était étrange, vraiment. Elle adorait voyager et parcourir le monde, constater à quel point un endroit pouvait se révéler différent d’un autre. Et quand elle en avait assez d’un lieu, elle s’aventurait plus profondément dans les terres, se mêlant aux humains, cherchant à tout apprendre sur leurs différentes cultures et la beauté presque rythmique 15

de leurs langues. Et sur leurs spécialités culinaires. Mince, ce qu’elle aimait manger !

Elle s’efforça de penser à autre chose. Elle était en train de se laisser distraire. Elle avait du travail. Elle ferait du tourisme un autre jour, dans d’autres circonstances.

Marissa Anderson cessa de contempler le jardin pour jeter un coup d’œil à la maison, par-dessus son épaule. À quelques pas de l’endroit où elle s’était agenouillée, dans la terre, Leo se tenait adossé à un gros rocher, une jambe repliée.

Plus loin, derrière lui, se dressait la maison. Elle leva la main pour se protéger du puissant clair de lune et mieux voir son bien-aimé, assis un peu plus loin, observant attentivement son meilleur ami. Marissa savait à quel point Jackson était inquiet pour Leo. Même s’il le dissimulait plutôt bien pour le moment. Et il y avait de quoi se faire du souci. Leo était un humain que l’on avait jeté négligemment dans un monde peuplé de surhommes. Il avait pris connaissance à ses dépens de tous les dangers que cela comportait, et il avait appris que les deux personnes qui comptaient le plus à ses yeux faisaient aussi partie, désormais, de ce périlleux monde nocturne. En plus de la torture, cela faisait beaucoup à digérer d’un coup.

— Ce n’est pas en les regardant que ça changera quelque chose, gronda une voix caverneuse à l’accent écossais, à côté d’elle.

Elle se tourna vers Ahnvil, qui, comme elle, était agenouillé dans le jardin dans lequel elle travaillait. Malgré la force de changecorps dont profitait désormais la jeune femme, il avait insisté pour l’aider à soulever ce qu’il jugeait trop lourd pour elle, comme il le faisait souvent. Mais elle avait compris quelque temps auparavant que son vif désir de lui venir en aide dans ses tâches d’aménagement paysager était moins dû à sa prévenance qu’à son véritable attachement pour la terre et à sa 16

volonté de donner à la nature un caractère vivant et florissant.

Il était grand, et, à cet instant, semblait aussi humain qu’elle, même s’il était légèrement plus pâle. Mais Marissa savait que les gargouilles pouvaient également ajouter une peau de pierre à leur apparence de chair et de sang, comme une sorte d’armure intégrée. Enfin, ils avaient aussi la possibilité de ressembler à de véritables gargouilles grimaçantes aux traits effrayants et aux ailes incroyablement grandes capables de les faire voler malgré leur poids.

— Je le sais bien, répondit-elle en poussant un profond soupir et en reportant son attention sur le sol désertique du Nouveau-Mexique, à la rocaille et aux couleurs réconfor­ tantes. Elle plantait des pensées, une espèce de fleur qui ne poussait pas dans la région, mais qu’elle jugeait suffisamment robuste pour résister. Les pensées lui manquaient. Il y avait de si belles fleurs, à l’est, comme des tulipes, des hortensias et bien d’autres. C’était l’une des petites choses qui lui manquaient le plus.

Elle se tourna de nouveau vers celui qui était la raison pour laquelle elle était partie au Nouveau-Mexique. Pour laquelle elle avait choisi de mourir et de se réincarner en puissante reine changecorps.

— Nous sommes une reine, rectifia aussitôt Hatchepsout dans les profondeurs de son esprit. Tu es tout aussi reine que moi, désormais, ne l’oublie jamais.

Sa fusion était encore récente, et on lui avait fait remar­ quer qu’elle n’était pas totalement achevée. Quand ce serait le cas, elle deviendrait extraordinairement puissante. Elle avait du mal à l’appréhender, parce qu’elle se trouvait déjà terriblement puissante. Suffisamment pour être soulagée d’être quelqu’un d’équilibré. Ceux pour qui ce n’était pas le cas pouvaient aisément perdre la raison et mettre ce pouvoir au service des ténèbres.

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— L’humain va guérir. On guérit tous, avec le temps, lui rappela Ahnvil.

Il avait employé un ton plus grave et sombre qu’à l’accoutumée, ce qui la poussa à reporter toute son attention sur lui. Elle en savait très peu à son sujet. Mais ce qu’elle savait, c’était que, comme toutes les autres gargouilles, il avait été réduit en esclavage dès sa création. Elle ne comprenait pas par quel procédé, mais elles avaient toutes été esclaves des cruels thaumaturges, des changecorps qui s’étaient servis de leur magie noire pour se créer des serviteurs, et de piédestaux pour les emprisonner et les retenir auprès d’eux, car ceux qui détenaient ces piédestaux avaient l’existence des gargouilles entre leurs mains.

Mais il ne s’agissait là que d’informations d’ordre général.

Elle ne connaissait que très superficiellement les détails du passé de cette gargouille. Sa capacité à ressentir les émotions, quelle que soit leur importance, lui permettait toutefois de comprendre qu’il souffrait d’un grave traumatisme. Il avait du mal à en supporter les conséquences et l’endurait à chaque instant. Cela devait être épuisant, songea-t-elle en fronçant les sourcils. Elle reporta son attention sur le jardin et se mit à arracher les mauvaises herbes avec une ardeur redoublée pour tenter de dissimuler ses sentiments. Elle était certaine qu’il n’accepterait pas sa pitié.

En jetant un coup d’œil à Leo, elle comprit que c’était également valable pour lui. Seulement, le traumatisme de ce dernier semblait plus profond, plus récent en tout cas.

Et, même si celui qu’elle aimait souhaitait que son ami s’ouvre à lui pour mieux pouvoir tourner la page, elle savait pertinemment qu’il n’en serait pas capable de sitôt. Marissa ignorait ce qui pourrait le faire changer d’avis, mais elle gardait espoir. Par égard pour Jackson autant que pour Leo. Mais il fallait s’y attendre. Elle serait toujours plus sensible 18

aux émotions de Jackson. Ils étaient ensemble, et ce depuis un grand nombre d’incarnations. Chaque fois qu’ils renaissaient dans de nouveaux hôtes, ils se retrouvaient. Ils qualifiaient ce sentiment d’amour éternel, et ils avaient raison. Elle ne l’éprouvait que depuis peu de temps, mais, grâce au changecorps qu’elle hébergeait, elle avait l’impression de le ressentir depuis toujours.

Lorsqu’elle imagina l’avenir sans lui, cela lui laissa un goût amer dans la bouche, et elle se retint de cracher par terre. À cette simple idée, elle ressentit une boule d’effroi dans le ventre. Lors de sa précédente incarnation, elle avait tout juste eu le temps de vivre deux semaines avant de faire partie des victimes de cette fichue guerre contre les thaumaturges. On l’avait arrachée à son amour pour cent nouvelles années, et, même s’il l’avait rapidement suivie sur le plan éthéré, cela avait été beaucoup trop court. Était-ce égoïste de vouloir passer plus de temps sur ce plan physique ?

De vouloir le toucher et le serrer contre elle tous les soirs comme s’il s’agissait de la dernière fois ? De le presser de lui faire l’amour sans relâche pour qu’elle puisse se glorifier de sa précieuse existence ?

— Leo. L’intéressé se tourna vers Jackson Waverly. Il était très étrange de le voir assis sur le perron tandis que sa jolie petite rousse s’occupait du jardin comme s’il s’agissait d’une journée ensoleillée ordinaire au Nouveau-Mexique et non du milieu de la nuit. Ne leur manquait plus qu’un verre de citronnade glacée et la photo aurait été parfaite. Il n’avait pas l’habitude de vivre la nuit et se demandait s’il allait y parvenir. Même s’il avait toujours préféré l’obscurité. Caché.

Tapi dans l’ombre. Dangereux.

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Mais tout cela était bien loin, pour le moment. Il avait mal partout, était couvert de cicatrices et lardé de coups de scalpel encore loin d’être guéris. Il n’avait toutefois jamais été un bon patient : il était constamment en vadrouille, refusant de rester alité, sachant que la douleur finirait par s’estomper.

Que cette souffrance n’était rien par rapport à ce qu’il avait enduré. La souffrance de ses plaies en train de cicatriser était insignifiante par rapport à celle qu’il avait ressentie lorsqu’on l’avait incisé.

— Une minute, répondit-il à son ami.

Il retourna le terme « ami » dans tous les sens, dans son esprit. Sans doute Jackson était-il encore l’ami qu’il avait connu et aimé. À moins qu’il ne s’agisse désormais d’une nouvelle créature maléfique dissimulée sous les traits d’une personne de confiance. Il ne parvenait pas à penser à autre chose depuis que Jackson lui avait expliqué ce qu’était un changecorps : une âme de l’Égypte antique qui revenait à la vie dans le corps d’un hôte et qui cohabitait supposément en symbiose avec cet hôte. Ainsi, son meilleur ami était au mieux compromis. Au pire… Leo espérait vraiment ne pas se retrouver contraint de supprimer son frère pour pouvoir atteindre cette chose qui vivait en lui. Plutôt mourir que de rester sur la touche pendant qu’une créature comme Chatha s’emparerait de son meilleur ami.

Ce changecorps psychopathe avait profité du corps et de l’esprit d’un innocent trisomique, l’illustration ultime du loup déguisé en agneau. Mais, d’après Jackson, il y avait de bons changecorps, les légitimistes, comme ceux qu’hébergeaient Jackson et sa moitié, Marissa, et des mauvais, les thaumaturges, qui assujettissaient l’âme de leur hôte et se l’appropriaient entièrement.

De l’avis de Leo, cela ne faisait guère de différence. Et, pour couronner le tout, il avait reçu une sérieuse leçon : ne 20

jamais tourner le dos à qui que ce soit, quels que soient sa gentillesse apparente et son caractère inoffensif supposé. Et cela valait également pour Jackson et Marissa. Des pharaons changecorps.

Compromis.

Leo se redressa, frottant son jean pour le débarrasser de ce qui restait des brins d’herbe qu’il avait sauvagement mutilés.

Il se souvint un peu trop tard d’y aller doucement, mais une douleur fulgurante le lui rappela rapidement. Il demeura immobile un long moment, serrant les dents en attendant que cesse ce supplice. Il prit une profonde inspiration par le nez, puis souffla vigoureusement. Mieux. C’était mieux.

Il s’approcha des marches mais resta en bas du perron, préférant garder ses distances.

— Comment ça va ?

— C’est amusant, j’allais justement te poser la même question.

— Rien de neuf. Je me contente de rester assis et de guérir.

Je me sens un peu désœuvré. Je n’aime pas trop rester inactif.

Il décela une lueur de compréhension dans le regard de Jackson. Rien n’était plus ennuyeux que d’être contraint de rester inactif.

— De plus, je ne suis pas certain de pouvoir me retenir encore bien longtemps de donner un coup de crayon dans l’œil de ton colocataire.

Leo mima l’assaut sans manquer d’y ajouter une petite série de mouvements cruels censés illustrer sa façon de réduire son cerveau en bouillie.

Comment Jackson pouvait-il lui en vouloir ? Leur « colocataire » était Kamenwati, l’ancien bras droit d’Odjit – la souveraine des thaumaturges – et l’unique intermédiaire entre Leo et ce cinglé de Chatha. Kamen avait lâché ce dernier sur Leo comme un chien enragé afin de venger sa 21

maîtresse, que l’ami de Jackson avait failli tuer. Il l’avait égorgée, ignorant complètement son identité et son importance au sein des thaumaturges. Tout ce qu’il savait, à l’époque, c’était qu’elle avait tué Jackson.

Même s’il ne lui en restait pas le moindre souvenir. On avait complètement effacé cet événement de sa mémoire, afin de l’empêcher de prendre conscience de l’existence des différentes espèces de Nocturnes, ces créatures de la nuit douées de pouvoirs extraordinaires. Mais, en le privant de ses souvenirs, on lui avait ôté toute raison de se tenir sur ses gardes contre la vengeance fomentée par Kamenwati et Chatha.

Cela rendait Leo furieux.

Il prit une lente inspiration pour canaliser sa colère tout en gardant un air tranquille.

— Ce n’est pas un colocataire, Leo, lui fit remarquer Jackson en fronçant les sourcils. Difficile de considérer comme des invités des individus sous bonne garde soumis toutes les nuits à un interrogatoire poussé.

— Je me fous de savoir si tu lui arraches les ongles tous les soirs ! (Il s’en prit à Jackson avec une certaine virulence.) Il mérite de mourir, et je meurs d’envie de faire le sale boulot !

Si tu veux empêcher que ça se produise, il faut que je foute le camp d’ici. Et, franchement, tu devrais avoir hâte de me voir partir, parce que je ne suis pas certain que tu sois encore en vie dans vingt-quatre heures, toi non plus.

— Leo ! aboya Jackson en se levant. Je ne suis pas ton ennemi !

— Non, mais tu l’héberges ! À moins que tu sois toi aussi mon ennemi. Je n’ai aucune idée de ce qu’est cette chose qui se balade en toi. Tout ce que je sais, c’est qu’on ne peut faire confiance à personne dans cette maison. Il y a trop d’inconnues en jeu, et je ne pourrai pas dormir à poings 22

fermés ici tant que je n’aurai pas tout saisi. On ne m’y prendra plus, à accorder aveuglément ma confiance à n’importe qui. Dès demain matin, je m’en vais, et, d’après ce que j’ai compris, tu ne pourras pas me suivre, et ces gargouilles non plus. Ce qu’il y a de bien, c’est que moi, je peux me déplacer en plein jour. Quand le soleil sera couché, je serai à des milliers de kilomètres de cette maison de fous, et, fais-moi confiance, tu ne me retrouveras plus jamais.

— Ça, c’est ce que tu crois, lâcha Jackson. Je te retrouverai, Leo. Tu réfléchis en humain, mon pote. Ici, c’est le monde des Nocturnes. Je vis avec des gargouilles ailées pourvues d’un excellent flair. Sinon, je peux aussi demander à Docia ou à l’amie djinn de Ram de te ramener ici d’un claquement de doigts.

— Tu ne fais qu’apporter la preuve de ce que j’avance.

Jamais le Jackson que je connais n’essaierait de me forcer à faire quelque chose. Il me laisserait mener ma vie comme je l’entends. Mais, à présent, tu disposes de tout ce pouvoir (il pouffa de dégoût en lui lançant un regard acide), et personne ne peut t’empêcher de l’utiliser comme bon te semble.

— Le Jackson que tu connais se battrait pour toi, rétorqua Jackson en prenant un ton plus doux, sa colère se dissipant.

Il ferait en sorte que tu prennes soin de toi. Plutôt que de te laisser partir mal préparé, il voudrait que tu sois complète­ ment guéri pour que tu puisses montrer à tout le monde, et surtout à toi-même, quel emmerdeur tu peux être.

— Le Jackson que je connais ne parlerait jamais de lui à la troisième personne, lui répliqua sèchement Leo. — Vraiment ? C’est comme ça que tu souhaites justifier tout ça ? En te débarrassant de moi parce que tu ne comprends pas le monde dans lequel tu t’es retrouvé projeté ? Le Leo que je connais ne s’enfuirait pas comme une fillette affolée. Il affronterait ses peurs et le monde qui l’entoure. J’ai besoin 23

de toi, Leo. J’ai besoin de personnes que je connais et en qui je peux avoir confiance. (Quand il s’approcha, Leo ne put s’empêcher de battre aussitôt en retraite. Jackson fronça les sourcils.) Je dois faire face à un ennemi qui a les pouvoirs d’un dieu, Leo. Un dieu dont je ne sais pas grand-chose.

Les thaumaturges sont à nos portes, attendant simplement qu’un nouveau chef prenne la place laissée par Odjit. Et ils ne savent même pas que les joueurs ne sont plus les mêmes. Que la divinité Apophis s’est réincarnée dans le corps d’Odjit.

Ils ont l’impression de suivre leur chef, et pas cette créature que Kamenwati a réveillée !

— Raison de plus pour le tuer, lâcha Leo. Je vais te dire : donne-moi un stylo et laisse-moi cinq minutes seul avec lui.

Ensuite, je resterai.

— Tu sais très bien que c’est impossible, se défendit Jackson d’un air grave. Même si ce n’était pas devenu un puissant allié, maintenant qu’il a changé de camp, je n’en demeure pas moins autant Jackson Waverly que Ménès, le pharaon des changecorps. Jamais je ne pourrai condamner arbitrairement à mort qui que ce soit, bon ou mauvais.

— « Arbitrairement » ? Cet enfoiré m’a donné aux mains d’un psychopathe ! J’ai encore l’impression de sentir ce monstre en train de fouiller dans mes entrailles, cherchant lequel de mes organes il va me coller sous le nez ! Il mérite de mourir. De manière atroce, et douloureuse. Et sans tarder.

Parce que si tu crois que je vais laisser passer ça…

— Tu es humain, Leo. Tu es frêle et mortel, une petite chose fragile, comme tu as eu l’occasion de t’en rendre compte, face au pouvoir que lui et les siens sont en mesure d’exercer. Tu ne parviendrais même pas à t’approcher de lui.

(Il poussa un soupir et se passa la main dans le cou pour en dissiper la tension.) Tu crois vraiment qu’au fond de moi, je n’ai pas envie de te le laisser ? De m’en occuper moi-même ?

24

Mais les informations dont dispose Ménès sur la dernière fois que ce dieu démon a cherché à prendre le pouvoir sont terrifiantes. Je n’ai pas mieux dormi que toi depuis ton retour, lumière du jour ou pas.

Leo se calma. Jackson était resté éveillé ?

— Je croyais que…

— Que les rayons du soleil me paralysaient ? C’est le cas… s’ils me touchent directement. Les vitres de la maison sont polarisées. Si quelqu’un la prenait d’assaut, tu crois que ça nous plairait de rester impuissants ? Tu trouverais ça logique ?

Il décela une lueur d’angoisse dans le regard de Leo. — Et, oui, poursuivit-il, je t’ai entendu chaque fois que tu t’es réveillé en poussant des hurlements inhumains. Tu croyais vraiment que ça allait passer inaperçu ?

— Je ne sais pas, ricana Leo. Tu sembles assez doué pour rester indifférent aux autres choses inhumaines qui sont chez toi.

Jackson soupira. Il savait depuis le début de cette discussion qu’il lui serait impossible de faire entendre raison à son ami. Il n’était jamais vraiment parvenu à le faire changer d’avis, une fois son point de vue arrêté. En dépit de l’image qu’il souhaitait donner, Leo était émotif. Très émotif. Par le passé, tout ce que Jackson avait été capable de faire, c’était de lui rappeler qu’il était quelqu’un de bien. Mais s’il choisissait d’employer de nouveau cette tactique, il était fort probable que Leo se jetterait sur lui et lui enfoncerait ce fameux stylo dans l’œil.

— Je suis moi-même inhumain, dit-il doucement. Et rien n’y fera. Tant que je serai en vie et que je n’aurai pas quitté ce monde. Et si tu dois me détester jusqu’à la fin de mes jours, je t’assure que je vais énormément souffrir. Mais pas autant que Docia, que tu m’as aidé à élever depuis toute petite et qui t’aime comme un père, un frère et une mère.

25

Que fais-tu d’elle, Leo ? À elle aussi, tu vas lui enfoncer un stylo dans l’œil ?

Comme prévu, avec cette saillie, il prit Leo au dépourvu.

Il le mit également en colère, parce qu’il était manifestement en train de tenter de le manipuler en profitant d’un de ses points faibles. Et pourtant… le plus horripilant de tout… c’était que Jackson avait raison. Si les changecorps existaient vraiment, cela signifiait que Docia était encore la gamine qu’il avait toujours aimée. Seulement, elle était désormais plus que cela. Plus belle, plus puissante, plus sage… En fait, après l’avoir observée de près durant la semaine qui venait de s’écouler, il avait cru remarquer chez elle une force tranquille et une assurance dont elle ne disposait pas avant que Tameri, son changecorps, la choisisse pour hôte, séjournant en elle comme s’il s’agissait d’une sorte d’hôtel existentiel.

Comme elle avait dû mourir avant de pouvoir l’héberger – cela le rendait toujours aussi malade quand il y pensait –, sans Tameri, Docia ne serait plus qu’un cadavre gonflé et désarticulé sur la rive de l’Esopus, étant donné qu’on l’avait poussée du pont qui enjambait la rivière. Il avait failli la perdre. Il était obligé de reconnaître qu’il devait une fière chandelle à Tameri d’être intervenue.

Mais il avait du mal à accepter l’idée que le frère et la sœur ne soient plus les mêmes, désormais, et qu’il ne puisse plus leur faire confiance comme avant. Cela dit, il doutait de pouvoir faire de nouveau confiance à quelqu’un un jour.

En tout cas, certainement pas à un individu de ce monde secret dont les mortels normaux ignoraient tout.

Quant au changecorps dont Docia s’était éprise… en dépit du fait que Leo ne l’avait jamais vue si heureuse, rayonnante et pleine de vie… il était très opposé à cette union. À l’époque où Ram avait été un « original », comme ils disaient, il avait été l’un des pharaons d’Égypte les plus 26

notoirement cruels, l’impitoyable Ramsès II. Leo avait reçu une éducation catholique et était issu d’une famille de fervents pratiquants, et, même si tout cela lui semblait désormais bien loin, il se souvenait parfaitement de ses cours de catéchisme et des violentes histoires sur l’Exode. Était-il censé les croire sur parole lorsqu’ils prétendaient que Ram était dorénavant quelqu’un de bien ? À ce sujet, devait-il prendre pour argent comptant le fait qu’ils puissent être ces autorités éclairées de l’Égypte antique ? Vu comme ils semblaient empêtrés dans leur guerre civile, comment pouvait-il s’agir de dirigeants éclairés ? Comme s’il l’avait fait apparaître par la pensée, Ramsès II, que tout le monde appelait Ram, sortit sur le perron. Après avoir brièvement salué Leo, il prit place sur un fauteuil face à Jackson. Il s’assit sur le bord du siège, les coudes sur ses genoux. Jackson se rassit à son tour.

— Mon frère, il faut qu’on aborde certains sujets, annonçat-il à Jackson, comme si Leo n’était pas là.

Cela hérissa aussitôt ce dernier, qui s’emporta violemment.

— Tu es sûr de vouloir discuter en présence d’un simple humain, mon frère ? lâcha-t-il.

Ils n’avaient aucun lien de parenté, songea rageusement Leo. Cela n’avait jamais été le cas. Ils étaient tous deux issus de dynasties différentes. Ce n’était que bien plus tard qu’ils étaient devenus amis. Qu’ils étaient devenus frères. Et ce type n’avait aucune idée de ce que cela pouvait bien signifier d’être le frère d’un homme tel que Jackson Waverly.

Ram lui lança un regard calme et scrutateur, puis se tourna de nouveau vers Jackson.

— Tu n’es pas encore habitué à ton nouveau corps, lui fit-il remarquer. Si tu es incapable de maîtriser pleinement ton pouvoir, c’est parce que ton hôte a besoin d’entraînement.

— Son hôte a un nom, pendejo, l’interrompit sèche­ ment Leo. 27

Ram se tourna de nouveau vers lui, une lueur d’exaspération dans le regard. Vraiment ? se demanda Leo. Ce type ressemble à une figurine des Navy Seals. Il était blond, avait les yeux dorés et le teint hâlé, et portait un tatouage d’ouroboros sur son avant-bras.

Putain, comment un type incapable de supporter la lumière du jour fait-il pour être si bronzé ?

— Il s’agit d’une simple référence, de la même manière que « ton frère » ou « ta sœur ». Mais si ça vous dérange, je m’en tiendrai à son prénom. (Il reporta son attention sur Jackson.) Jackson peut faire appel à ton pouvoir pour réagir émotionnellement à certaines situations. Il ne bénéficie pas de ta discipline mentale.

— Jackson a probablement plus de discipline dans son petit doigt que vous deux réunis, se moqua Leo. C’est un flic. Il risque sa peau chaque fois qu’il fait la circulation. Il a tenu tête à un camé sous méthamphétamine qui faisait un si mauvais trip qu’il a abattu son chien de service. Malgré ça, Jackson a réussi à viser l’enfoiré dans le genou et à la main. Avez-vous la moindre idée de ce qu’il faut pour rester suffisamment calme pour pouvoir réaliser ces deux tirs aussi vite ? De l’effort qu’il lui a fallu pour se retenir de tuer ce salaud ? À l’exception de Docia et moi, il aimait ce chien plus que tout. Alors, évitez de faire comme s’il s’agissait d’un gamin turbulent dans vos pattes.

— Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire, se défendit doucement Ram. Je sais très bien que c’est quelqu’un de discipliné. Je sais qu’il est capable de garder son sang-froid et d’agir de manière décisive dans des circonstances extrêmes.

Mais il s’est entraîné avec son arme pendant très longtemps et a appris à s’en servir au mieux de ses capacités. Il serait complètement irresponsable de notre part de ne pas le former 28

à cette nouvelle arme, qui a le potentiel de réduire en poussière tout un pâté de maisons.

Bon, merde.

— Quoi qu’il en soit, poursuivit Ram en s’adressant à son supérieur, il va falloir que tu t’entraînes, et c’est l’endroit idéal.

Il désigna le vaste désert qui s’étendait derrière le domaine. Une seule route menait à la maison, qui se dressait au centre de la propriété, entourée de kilomètres de terres dans toutes les directions. Même assis sur le perron, on avait l’impression de se trouver dans une oasis au milieu du désert.

— À part les coyotes, personne ne nous verra.

— Très bien. Quand veux-tu qu’on s’y mette ?

— Demain soir. Marissa est encore en train de s’habituer à sa nouvelle vie. Sa fusion avec Hatchepsout se déroule parfaitement. Elle semble sincèrement heureuse.

Les trois hommes se tournèrent vers la femme qui se trouvait dans le jardin. Elle était en train de s’amuser dans la terre, érigeant de petits monticules de terreau noir qu’elle piochait dans un sac. Elle souriait, passant manifestement un moment très agréable. Leo fronça les sourcils. Il ne pouvait pas dire qu’il connaissait bien Marissa Anderson, mais, d’après ce qu’il avait pu constater, c’était une femme aussi coincée et raffinée que pouvait l’être une psy. Elle aurait sans doute préféré mourir plutôt que de se montrer en jean et pieds nus, comme c’était le cas actuellement.

Oh. Eh. Cela ne l’amusa pas vraiment de se rappeler que c’était exactement ce qui s’était passé, en fait. Elle s’était tuée.

Enfin, presque. Les détails sur la manière dont on pouvait devenir un changecorps lui semblaient encore un peu confus, et, franchement, cela ne l’intéressait pas du tout. Cela n’aurait rien changé à ce qu’il ressentait. Cela ne l’aurait pas rassuré.

— Je me tire, déclara-t-il avec une profonde dérision.

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Il se faufila entre les deux hommes et pénétra dans la bâtisse.

Ram regarda s’éloigner celui que Jackson considérait aussi comme son meilleur ami et attendit qu’il referme la porte derrière lui avant de reprendre la parole.

— Il va nous poser des problèmes.

— Tu te trompes, riposta Jackson. Il risque d’être difficile à manier, mais il ne fera rien qui puisse nous mettre en danger, Docia et moi.

— Je fais surveiller Kamenwati vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais il est risqué de les garder tous les deux sous le même toit.

— Je ne crois pas qu’on ait beaucoup le choix, lui fit remarquer Jackson en fronçant les sourcils. Contrairement à ce qu’il peut prétendre, Leo est loin d’être prêt à partir, et Kamen a besoin d’être surveillé de près. Il s’est peut-être servi de Leo comme d’un rameau d’olivier pour nous approcher, mais ça ne signifie pas que je lui fais entièrement confiance.

— Moi non plus, reconnut Ram. Attendons d’abord que tu aies récupéré toute ta force et tes compétences. Il faudra aussi que Docia s’entraîne. Sans parler de Marissa.

Je suis le seul à avoir fusionné avec mon hôte depuis plus d’un mois. Franchement, on est beaucoup plus faibles et vulnérables que je l’aurais souhaité. Surtout si l’on considère ce nouveau danger qui risque de s’abattre sur nous, à entendre Kamenwati. Si tant est qu’on puisse se fier à lui.

— Je suis d’accord. Tu ne le crois pas ? demanda Jackson.

— Non. Malheureusement non.

— Il faudrait quelque chose d’important pour le faire changer de camp, pour le convaincre de quitter Odjit après avoir été si souvent son fidèle lieutenant. Je me suis toujours demandé s’ils s’aimaient, s’ils étaient liés de la même façon 30

que Hatchepsout et moi. J’imagine que ça m’exonère d’une telle idée.

— Jamais je n’aurais cru qu’il pourrait un jour la quitter et rejoindre notre camp, reconnut Ram. — Moi, si.

Ram haussa un sourcil et poussa un bref éclat de rire incrédule.

— Je t’assure, insista Jackson. Il cherchait toujours à se battre avec nous d’une manière… effrénée. Assez différente de l’obstination fanatique d’Odjit. Il y avait un peu de ça, mais j’ai toujours eu l’impression qu’ils poursuivaient des objectifs différents. Odjit ressemblait plus à un gourou charismatique, cherchant à séduire et promettant un avenir radieux… prétendant que c’était à cause de nous, ses ennemis, que nous étions tous privés de la lumière du jour en attendant le réveil d’Amon. Mais, en fin de compte, elle était simplement avide de pouvoir, comme tant d’autres. Quant à Kamen… (Jackson se mit à tapoter l’accoudoir de son fauteuil en bois d’un air songeur.) Kamen était à la recherche de quelque chose. Même si j’ai du mal à comprendre de quoi il s’agit. Mais je me suis toujours dit que si je parvenais un jour ne serait-ce qu’à m’entretenir avec lui seul à seul dans une pièce, il pourrait peut-être décider d’écouter la voix de la raison.

— Alors, tu avais une plus haute estime de lui que moi. À mon avis, l’unique raison pour laquelle il est là, c’est parce qu’il est terrifié par cette créature qu’il a réveillée. L’ennemi de mon ennemi est mon ami, en quelque sorte.

— Peut-être. Mais je suis persuadé qu’il ne s’agit pas que d’un homme fuyant la défaite. Au moins, on peut en déduire qu’il est convaincu qu’Odjit a véritablement quitté son enveloppe charnelle… ou qu’elle ne la maîtrise plus. Ce serait cette divinité maléfique qui se serait emparée d’elle…

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et je crains vraiment que ce ne soit pas à notre avantage. Au moins, on savait à quoi s’attendre, de la part d’Odjit. Tout ce que l’on sait d’Apophis, on le tient de lointains souvenirs de vagues histoires d’une version oubliée depuis longtemps de nos anciennes croyances religieuses. Il va falloir que des esprits nettement plus au fait que nous de ces sujets se penchent sérieusement sur la question.

— Et j’imagine que tu as déjà une idée…

— En effet. (Jackson esquissa un sourire diaboliquement arrogant auquel Ram répondit avec un air dont il avait le secret. Cela correspondait tout à fait à Ménès. Certaines choses chez lui étaient immuables, quels que soient le nombre de ses incarnations et l’identité de son hôte. Il aurait ainsi toujours ce sourire désinvolte plein d’assurance.) Je pensais faire appel à SingSing, ta nouvelle amie djinn.

— SingSing ? répéta Ram d’un ton incrédule. C’est une vraie gamine déguisée en djinn. Si tu la mêles à cette histoire, ne te plains pas si tout le monde finit par devenir fou. Et, entre nous, rien chez elle ne me fera croire que c’est une érudite.

— Peut-être pas, lui accorda Jackson avec un hochement de tête. Mais je suis prêt à parier que, si ce n’est pas son cas, elle connaît d’autres djinns dont certains pourraient avoir plusieurs milliers d’années et être au courant d’événements qui se sont produits il y a des millénaires.

— Même si elle était au courant, j’aurais l’impression de tenter de soutirer des informations à un enfant de six ans, marmonna Ram. — Il ne fait aucun doute qu’elle dit ce qui lui passe par la tête. C’est l’apanage des très anciens et des très jeunes.

Les jeunes sont trop innocents pour y prendre garde, et les anciens ne se soucient plus guère de leur image.

— Sans doute. Tu souhaites la faire venir ici, elle aussi ?

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Ils ne manquaient pas de place avec la dizaine de suites que proposait la gigantesque demeure, ce qui aurait suffi à loger une petite armée. Mais Ram comprit ce que Jackson était en train de faire, et, cette fois, il haussa les deux sourcils.

— Tu veux la faire venir. Elle, et tous les Nocturnes un tant soit peu puissants sur lesquels tu parviendras à mettre la main. Putain, Jackson. (Il se passa une main agitée dans les cheveux.) Dis-moi que tu n’as pas l’intention d’inviter des spectres.

— Je suis peut-être désespéré, mais pas complètement idiot.

Les deux hommes se débarrassèrent du sentiment de peur qui les avait brusquement envahis. Un sentiment compré­ hensible. Il suffisait de croiser leur regard blanchâtre pour comprendre que l’on se trouvait face à une créature impie.

— Le jour où je me verrai contraint d’aller demander de l’aide aux spectres, la situation sera vraiment grave. J’espère ne jamais devoir en arriver à de telles extrémités.

— Moi non plus. À cette simple idée, Ram fronça les sourcils et prit un air sinistre.

— Qu’est-ce que vous êtes sérieux ! s’exclama Docia en franchissant la moustiquaire de l’entrée.

Ram perdit aussitôt son air grave et lui adressa un sourire.

— Il est très probable que c’est parce que tu me manquais, lui déclara-t-il avec un charme évident.

— Dragueur, l’accusa-t-elle.

Mais elle se réjouit du compliment. Elle ne s’était pas encore habituée à l’idée de se faire idolâtrer à chaque instant.

Avant, cela agaçait Jackson de voir que Ram avait plus d’estime pour sa sœur qu’elle-même, et il était désormais ravi de constater que ce n’était plus le cas. Elle avait beaucoup 33

changé depuis sa fusion, pendant le mois qu’ils avaient passé éloignés l’un de l’autre.

Une sorte de cliquetis se fit entendre, le bruit de griffes de chien sur le plancher du perron, et Sargent, un ancien membre de l’unité cynophile de la police de Saugerties, s’assit aux pieds de la femme qu’il avait suivie. Docia se mit à lui gratter distraitement les oreilles.

Il aurait vraiment dû s’en tenir à sa première idée et renvoyer Sargent à Saugerties, se dit Jackson en fronçant les sourcils. Le chien s’était révélé tout aussi brave et fidèle que Chico, son ancien partenaire canin. À vrai dire, il était obligé de reconnaître que depuis que Sargent avait cessé de faire l’andouille, son dressage s’était déroulé bien plus rapidement qu’avec n’importe quel chien de la brigade. Naturellement, il avait été très appréciable que Ménès dispose d’une sorte de sixième sens avec les animaux. Jackson avait mis du temps à obliger Sargent à l’écouter et à bien se tenir, même si c’étaient deux qualités qu’on lui avait reconnues étant chiot. Mais, dès que Ménès s’était intéressé à lui, l’animal s’était mis à l’écouter et à s’efforcer de le satisfaire. Jackson aurait pu en prendre ombrage s’il n’avait été ravi que Sargent soit enfin sortable.

Mais cela ne changeait rien au fait qu’il avait quitté la police avec un investissement de plusieurs milliers de dollars, privant son service d’un chien alors qu’il n’en disposait que de deux. Et il ne fallait pas s’imaginer qu’il leur suffirait de faire appel à un chenil pour obtenir un remplaçant sur l’instant. Le dressage de ces animaux demandait un temps fou. Et même les deux chiots que Jackson leur avait fait parvenir en guise de dédommagement ne seraient pas prêts avant au moins un an.

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— Rappelle-moi que je dois faire un don aux œuvres de la police de Saugerties, dit-il d’un air absent sans s’adresser à quelqu’un en particulier.

— Combien ? Je m’en occuperai, répondit aussitôt Ram. — J’aimerais bien que tu fasses autre chose que de la comptabilité, lui fit remarquer Jackson en fronçant les sourcils. On a un comptable ?

— Pas sur place, mais une petite femme changecorps à la voix calme et posée du nom de Nailah fait le plus gros du travail quand c’est nécessaire. Ce n’est toutefois pas un as de la finance, donc je ne sais pas si tu voudras la garder au cœur du dispositif.

— On a tous un rôle à jouer, répondit Jackson. Et notre mollesse pourrait nous surprendre, un jour. En l’état actuel des choses…

Il s’interrompit et prit un air que Docia voyait pour la première fois. Il se leva brusquement de son siège, si maladroi­ tement qu’il fit tomber sa bouteille de bière. Elle ricocha sur le plancher en tournoyant sur elle-même, projetant son contenu sur les pieds de sa sœur.

— Eh ! s’écria-t-elle en s’éloignant de la bouteille alors que celle-ci s’était immobilisée et que le mal était déjà fait.

Elle aurait pu se plaindre, mais l’air mystérieux de Jackson avait fait place à un mélange de peur absolue et de courage.

— Rentre, Docia, lui intima-t-il en la saisissant par le bras et en la faisant pivoter avant de la pousser sans ménagement vers l’intérieur de la demeure. Et prends Sargent avec toi.

Marissa !

Il bondit du perron sans toucher la moindre marche.

Ram, comprenant alors que quelque chose ne tournait pas rond, se leva en saisissant à son tour Docia par le bras.

— Oh ! Eh ! Pourquoi tout le monde me prend-il par le bras ? Je sais marcher toute…

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— Docia, la fit-il taire d’un ton féroce.

— Marissa !

La façon dont son frère avait appelé la jeune femme lui donna des frissons dans le dos. Visiblement terrifié, Jackson s’était lancé dans un sprint.