L'Esprit Darcy - extrait

Telle marraine, telle filleule !

Mr Collins,

le pasteur ridicule d’Orgueil et Préjugés, est devenu évêque et vit avec son épouse et ses deux filles. L’aînée, Charlotte, est d’une grande beauté alors que sa sœur Eliza, moins jolie, est dotée d’une vive intelligence et ressemble beaucoup à sa marraine, Mrs Elizabeth Darcy.

Après avoir avoué ses sentiments envers Anthony Diggory, un voisin, Eliza est envoyée à Londres avec sa sœur pour oublier cette alliance. Alors que Charlotte est entourée de nombreux soupirants, Eliza tente par tous les moyens de retrouver Anthony jusqu’à ce qu’elle rencontre un jeune homme qui, captivé par son charme, semble prêt à tout pour entrer dans ses bonnes grâces…

INÉDIT Famille / Intrigues / Sentiments

« Jane Austen serait fière ! »

Historical Novels Review Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Suzy Borello Photographies de couverture : © Shutterstock ISBN : 978-2-8112-1244-5

9 782811 212445

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8,20 €

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Du même auteur, chez Milady : Les Filles de Mr Darcy Les Aventures de Miss Alethea Darcy Darcy dans l’ âme L’Autre Mrs Darcy L’Esprit Darcy

Ce livre est également disponible au format numérique

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Elizabeth Aston

L ’Esprit Darcy Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Suzy Borello

Milady Romance

Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : The Darcy Connection Copyright © 2008 by Elizabeth Edmondson. © Bragelonne 2014, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-1244-5 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr

Ă€ Naomi Harries.

Merci !

Chapitre premier

– I

ls ne se marieront pas ! C’est impos­­ sible. Hors de question ! Je m’y oppose formellement.

Face aux paroles véhémentes de sir Diggory, l’évêque se trouva pour une fois réduit au silence.

Il dévisageait son hôte, partagé entre l’angoisse de perdre la générosité d’un homme d’influence et la contrariété inspirée par la sottise de sa cadette.

Sir Roger Diggory et son voisin, l’évêque de Ripon, étaient installés dans les profonds fauteuils de cuir de la bibliothèque de Diggory Hall, vaste et somptueux manoir construit à l’époque de la reine Elizabeth et restauré avec un semblant de modernité grâce à l’ajout d’une noble façade classique et, dans la pièce où ils se trouvaient, à un remaniement dans le style Adam.

Ces améliorations étaient l’œuvre de la mère de sir Diggory et de son épouse ; quant au maître des lieux, il se contentait parfaitement de conserver sa demeure et ses biens tels qu’ils avaient été depuis des générations, ses aïeuls reposant à présent par rangées ordonnées dans les caveaux familiaux de 7

l’église voisine. Et il n’était pas question que celleci, comme le soulignait sir Roger en frappant du poing sur les bras de son fauteuil, accueille un jour la cérémonie nuptiale de son héritier et de la fille de l’évêque Collins.

Enfin, l’ecclésiastique recouvra sa voix : — Non, non, c’est absolument impensable.

Une telle union ne saurait être encouragée !

Toutefois, se pouvait-il que sir Roger attache trop d’importance à une simple amitié ? Anthony Diggory et Eliza, sa fille, se côtoyaient depuis des années et avaient pour coutume de se fréquenter. Pour sa part, il n’avait pas connaissance d’une affection plus profonde que celle qui lie un frère et une sœur.

— C’est parce que vous n’êtes qu’un idiot, monsieur l’évêque.

Certes, sir Roger lui vouait le respect attendu envers les membres du clergé, mais certaines choses passaient en premier ; sa famille et les ambitions qu’il nourrissait pour ses enfants l’emportaient de loin sur la courtoisie de mise avec un homme simplement parce qu’il portait une soutane et des guêtres. Évêque ou non, il allait devoir se montrer plus compréhensif.

— Bon, peut-être Miss Eliza ne faisait-elle pas encore les yeux doux à Anthony lorsqu’il est parti pour Oxford. Cela n’a aucune espèce d’importance ; c’est le comportement qu’elle a adopté depuis son retour qui m’inquiète ainsi que mon épouse. Et vous devriez vous en soucier de même.

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Collins changea de position sur son siège, qui craqua sous son poids. Allongé devant la cheminée, le chien leva la tête à ce bruit et regarda l’évêque d’un œil noir. « Les yeux doux ! » Qu’avait donc manigancé Eliza derrière son dos ? Jamais il n’aurait cru qu’on qualifierait un jour une de ses filles d’aguicheuse.

— Je n’ai aucune intention de défendre le comportement de ma fille, si ce fut effectivement le sien…

— Bien entendu, sinon j’aurais gardé le silence.

— Toutefois, Anthony ne peut être entièrement…

Il est plus âgé qu’elle, et…

— Bah ! Plus âgé de dix-huit mois, et alors ?

— Il connaît mieux le monde qu’elle, et assurément…

— Insinueriez-vous que mon fils a cherché délibérément à gagner les faveurs de votre fille ? Le traiteriez-vous de séducteur, monsieur ? Peut-être même de coureur de jupons ?

Sir Roger était un homme corpulent, et son visage habituellement rougeaud prit une teinte plus inquiétante encore. Craignant qu’il succombe à une attaque d’apoplexie, l’évêque s’empressa de protester qu’il n’avait rien voulu signifier de la sorte.

— Eliza est jeune et manque de maturité. Elle a un tempérament impulsif…

— Tempérament qui aurait dû être dompté à coups de fouet dès l’enfance.

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— Ce que je veux dire, c’est que nous ne devrions pas commettre l’erreur de confondre innocence et vivacité d’esprit avec quelque pulsion répréhensible.

Sir Roger le fusilla du regard sous ses sourcils broussailleux.

— Je n’ai pas pour habitude de me tromper !

Non, l’erreur, monsieur, provient de votre fille, qui a cru bon de jeter son dévolu sur mon fils, et elle est également la vôtre, car vous n’avez pas su voir ses manigances et y mettre un terme sur-le-champ.

— Je m’entretiendrai avec elle dès mon retour.

Je puis vous assurer qu’elle connaîtra la colère et la déception qui peuvent animer un père.

Le châtelain poussa un soupir excédé.

— Oui, c’est très bien, mais l’affaire la plus pressante reste de les séparer.

— Pensez-vous qu’Anthony devrait s’éloigner un temps ?

— Anthony ? Certes non. Pourquoi serait-il chassé de chez lui au moment même où je souhaite lui apprendre la gestion du domaine ? Non, ce n’est pas du tout ce que j’entendais par là. C’est Eliza qui doit s’en aller. Envoyez-la au loin, dans le Derbyshire, vivre chez vos parents fortunés, les Darcy.

L’envoyer à Pemberley ? L’idée était tentante, une solution facile pour se tirer d’un mauvais pas.

Seulement, comment le justifier auprès de sa fille et de son épouse ? Les filles de Mr Darcy avaient toutes quitté la maison, contractant des mariages de toutes sortes – Mr Collins s’arrangeait pour connaître 10

tous les secrets de la famille Darcy. Mais Mr et Mrs Darcy ne se trouvaient pas dans le Derbyshire pour le moment, se rappela-t-il. Ils étaient repartis à l’étranger pour des affaires diplomatiques, en Autriche. Eliza n’aurait pas la moindre envie de se rendre dans le Derbyshire auprès de ses deux jeunes cousins, aucun doute là-dessus.

Sir Roger se leva, remonta son pantalon sur son ventre bedonnant et donna un coup de pied dans une bûche pour la projeter dans le feu.

— Occupez-vous en, Collins. Parlez-en à votre épouse, elle ne manque pas de bon sens. Et à présent, retrouvons les autres, qui vont se demander ce que nous complotons ici, dans la bibliothèque. Des affaires d’ordre ecclésiastique, leur dirons-nous ; voilà qui devrait mettre fin à tout interrogatoire. Ha !

Les convives étaient venus nombreux pour dîner ce soir-là à Diggory Hall, car sir Roger et sa femme aimaient recevoir et vivaient en bonne entente avec la plupart de leurs proches voisins. La pleine lune facilitait les trajets en calèche, la cuisinière des Diggory mitonnait à la perfection les mets consistants qui étaient appréciés des habitants du Yorkshire, la cave de sir Roger était réputée et une invitation à dîner chez les Diggory ne se refusait pas.

La voiture de l’évêque avait fait le trajet depuis Ripon. Outre son épouse, Collins était accompagné de ses deux filles : Charlotte, qui avait vingt et un ans et Eliza, qui venait de souffler ses vingt bougies. Or, la petite famille avait dû se serrer dans le véhicule, car 11

lady Grandpoint, la tante de Mrs Collins, les avait honorés de sa formidable présence, leur rendant visite après une cure thermale à Harrogate. L’évêque avait quitté sa demeure d’excellente humeur, empli d’un sentiment d’importance à l’idée qu’une noble faisait partie de son entourage ; or, à présent qu’il était sur le chemin du retour, il semblait sombre et silencieux.

La calèche passa bruyamment entre les grilles majestueuses de l’évêché pour longer l’allée et s’immobiliser devant les portes de l’édifice.

Habituellement, à cet instant, Collins laissait échapper un soupir de satisfaction. Homme de peu d’intellect et d’encore moins de discernement, il était généralement fort content de son sort. Sa progression au sein de l’Église avait été plus rapide et l’avait emmené plus loin qu’il ne l’aurait jamais espéré et, jusqu’à la semaine précédente, il aurait mis n’importe quel ecclésiastique du pays au défi d’être plus heureux de son existence.

Or, ce soir-là, il n’accorda nul soupir dévot, nul gonflement de sa poitrine parée de pourpre, nul hochement courtois de la tête au cocher ou au majordome qui patientait.

— Le vieux corbeau est de mauvaise humeur ce soir, fit remarquer le cocher au valet d’écurie en descendant de son poste.

Le valet, ayant détaché l’attelage d’une main rapide et experte, interrompit son brossage des chevaux.

— Y rentrent tout juste de dîner à Diggory Hall, c’est bien ça ? Le seigneur est sacrément en rogne 12

à cause de Mr Anthony qui s’est entiché de notre Miss Eliza. Je parierais qu’ils ont eu quelques mots à ce sujet.

Comme pour souligner ses dires, il administra une grande claque sur la large croupe du cheval.

— Ce serait un beau parti pour elle, car elle deviendrait lady Diggory un jour.

— Cela n’arrivera jamais, la châtelaine a d’autres projets pour Mr Anthony, tu peux me croire.

Aucune des filles ne prêta attention à la morosité de leur père. Si Eliza y avait songé ne serait-ce qu’un instant, elle se serait sûrement demandé pourquoi, après une soirée conviviale arrosée d’excellent vin, son père se montrait si taciturne, son teint animé reflétant l’amertume plutôt que la jovialité. Seulement, elle se moquait éperdument des visages et de l’humeur de ceux qui l’entouraient : ses pensées étaient toutes tournées vers Anthony.

Elle avait attendu ce dîner avec une vive impatience, se délectant par avance des heures délicieuses qu’elle passerait en compagnie du fils Diggory. Il s’arrangerait pour s’asseoir à côté d’elle au souper et, plus tard, ils danseraient ; sir Roger aimait tant voir les jeunes gens s’amuser, et la gouvernante de Miss Diggory était douée pour interpréter les valses et les quadrilles au piano.

Il ne lui était pas venu à l’esprit qu’Anthony puisse être absent jusqu’à ce qu’elle pénètre dans la grande salle à manger de Diggory Hall, où se trouvaient les 13

invités. Tout en faisant sa révérence à lady Diggory et saluant les nombreux convives, qu’elle connaissait tous, elle balaya la pièce des yeux, comme si son bien-aimé avait pu se tapir dans l’ombre.

Mais il n’y était pas. Anthony, comme sir Roger en informa platement Mrs Collins, était parti quelques jours à Udall Farm, où il devait gérer des affaires au nom de son père. Malgré ses protestations, c’était trop loin pour qu’il puisse chevaucher jusque-là pour le dîner.

— Non, non, lui ai-je dit. Il n’y a personne ici ce soir qu’il ne pourra revoir tant que le beau temps se maintiendra, et il n’a pas à parcourir vingt miles aller et retour pour venir dîner chez son père. Je suis sûr qu’il se sera trouvé quelques jeunes hommes de même sensibilité pour passer une soirée agréable, nul besoin pour lui de rester seul une fois sa journée de travail terminée.

Si ces paroles avaient été exprimées d’un ton enjoué, Eliza savait que des petits yeux de fouine la considéraient sans grande sympathie. Elle se détourna et s’aperçut que Charlotte se tenait à son côté.

— Tu pensais passer la soirée à badiner, lança sa sœur. Et à présent, on dirait que tu ne pourrais te trouver en plus mauvaise compagnie !

L’aveuglement de Charlotte était ahurissant. Si Eliza ne l’avait pas mieux connue, elle aurait pu croire que sa sœur faisait preuve de malveillance ; or, ce n’était jamais le cas. Elle savait que Charlotte ne prêtait guère attention aux autres et soupçonnait 14

même que, absorbée par son propre monde, elle se préoccupait trop peu de ses semblables pour éprouver le besoin ou la volonté de leur nuire. De toute évidence, Charlotte ne se doutait pas qu’il pouvait y avoir quelque chose entre Eliza et Anthony ; et tant mieux à vrai dire, car elle se serait sentie contrainte de le mentionner à Mère, ce qui aurait pu leur attirer des ennuis… sûrement, même. Les deux jeunes gens avaient fait preuve d’une telle prudence, d’une telle circonspection, avaient déployé tant d’efforts pour garder le secret de leur plaisir grandissant à se côtoyer qu’il aurait été épouvantable que leur relation éclate au grand jour de cette manière.

Dès l’instant où, quelques semaines plus tôt, elle avait levé ses yeux rieurs vers Anthony pour lui dire, d’une voix curieusement grave, « Vous avez bien grandi depuis votre départ pour Oxford, Mr Diggory ! », et que lui, sur le point de protester avec vigueur, s’était contenté de la contempler longuement avant de la prendre dans ses bras et de capturer ses lèvres en un baiser qui n’avait rien de fraternel, le monde d’Eliza avait chaviré.

Le soleil s’était alors levé dans une splendeur dorée qu’elle n’avait jamais eu le loisir d’admirer, et la campagne verdoyante, pleine de la promesse du printemps, avait rayonné de vie. Désormais, sa mère ne lui semblait plus que gentillesse et Eliza se sentait même plus tolérante envers son père ; habituellement, elle devait se sermonner au quotidien 15

afin de l’aimer pour ce qu’il était et de ne pas le juger trop sévèrement.

Le ressentiment qui couvait en elle depuis que l’enfance avait laissé place à l’âge adulte, celui né de la conviction qu’elle n’était la favorite d’aucun de ses deux parents, s’estompa et, comme autant de petites blessures, s’effaça complètement. Les manières insipides de son grand frère cessèrent de l’importuner et elle s’acquittait désormais de ses tâches de bonne grâce, dispersant le grain dans la basse-cour, ramassant les œufs, riant des pitreries des volatiles qui se battaient et se poussaient au milieu des gloussements, passant des heures silencieuses dans le jardin d’herbes aromatiques et s’appliquant même à ses travaux d’aiguille, qui n’était plus une tâche ingrate à présent qu’elle rêvait à Anthony tout en piquant ses points.

C’était la première fois qu’elle était amoureuse, outre une première passion absurde pour le prince Léopold, aperçu de loin lors d’une visite à Londres dans son enfance. Anthony, lui aussi, affirmait n’avoir jamais aimé une autre femme qu’elle, même si la raison dictait à Eliza qu’après trois années passées à l’université, ponctuées de voyages à Londres, c’était fort peu probable.

— C’est sans nulle comparaison ! protestait-il lorsqu’elle lui faisait part de ses réflexions. Je n’ai jamais aimé, jamais rien ressenti de tel. Votre présence suffit à rendre chaque jour éblouissant !

Quelque chose m’échappe. Comment avez-vous pu 16

devenir si belle, m’être si chère ? Comment ai-je fait pour ne pas le remarquer avant ?

Seul l’amour pouvait lui faire dire qu’elle était belle ; Eliza ne se faisait aucune illusion sur son apparence. Certes, elle avait un visage passable, était plutôt bien faite de sa personne mais, à côté de Charlotte, dont la beauté était de plus en plus éclatante de jour en jour, elle passait inaperçue.

— Charlotte ne possède pas des yeux aussi charmants que les vôtres, décrétait Anthony, déposant un baiser sur ses paupières en guise de preuve.

Sottises ! Charlotte avait des yeux magnifiques, immenses et brillants.

— Oui, peut-être plairaient-ils à un peintre, concéda le jeune homme. Mais pas à moi ; ils ne sont pas aussi étincelants que les vôtres, et ne se plissent pas quand elle sourit. Enfin, ajouta-t-il, de toute façon elle ne se déride guère.

— Charlotte a un sourire ravissant.

— Je n’en doute pas, mais a-t-elle du cœur ? Bref, elle épousera sûrement quelque jeune ecclésiastique et toute cette perfection sera gâchée.

C’était sûrement vrai. Car qui d’autre la prendrait pour épouse ? Dotée d’une fortune très modeste et n’étant pas particulièrement bien née, Charlotte pourrait s’estimer chanceuse si elle parvenait à s’attirer les faveurs d’un jeune homme d’Église, sans pour autant espérer qu’il soit beau. Les bons partis étaient rares dans les environs, et l’horizon s’annonçait sombre… pour elle comme pour Eliza, 17

d’ailleurs ; chaque fois que celle-ci se réunissait avec ses meilleures amies pour évoquer les éphèbes du quartier, les demoiselles avaient pour coutume de se lamenter de leur sort en soupirant. Car, à moins que leurs mères respectives ne les emmènent à des réceptions à York ou à Harrogate ou, mieux encore, à Londres pour une Saison, comment diable s’y prendraient-elles pour se trouver de bons maris ?

Or, pour Charlotte et Eliza, il n’était pas question de bals ni de soirées à York ou à Harrogate.

Mr Collins désapprouvait la frivolité sous quelque forme qu’elle fût ; Eliza savait que leur mère avait tenté de le persuader que les filles avaient besoin de déployer leurs ailes si elles voulaient se trouver de jeunes époux convenables, mais il ne l’avait jamais entendu de cette oreille. Ses filles trouveraient des maris chez eux, ici même, à Ripon, parmi les hommes d’Église célibataires qui leur rendaient visite ou qui étaient affectés dans le diocèse.

Et voici que le miracle avait eu lieu : Eliza s’était éprise d’Anthony qui, à son tour, était tombé éperdument amoureux d’elle. Et tante Grandpoint était apparue telle la fée marraine des contes, demandant – non, exigeant – que Charlotte l’accompagne à Londres.

Eliza ne souhaitait que le meilleur pour sa sœur, pour tout le monde d’ailleurs. Pourquoi Charlotte n’auraitelle pas le droit de trouver le même bonheur que celui qu’elle vivait actuellement avec Anthony ?

Lady Grandpoint était de loin leur parente la plus éminente. Sœur de la mère de Mrs Collins, 18

lady Lucas, elle avait initialement pris pour époux un jeune homme respectable, sans situation ni fortune particulières. Plus tard, une fois veuve et devenue d’une beauté remarquable – « Je ressemblais beaucoup à Charlotte à son âge », les informait-elle avec une certaine suffisance –, elle avait contracté un second mariage fort heureux et des plus inattendus, au-delà de tout ce qu’elle aurait pu espérer, lorsqu’un aristocrate distingué rencontré en visite à Bath s’était énamouré d’elle. Aucun enfant n’était né de leur union ; Charlotte, la plus jeune, était sa filleule, et ce passage fortuit par le Yorkshire avait permis de concrétiser un projet ébauché dans l’esprit de lady Grandpoint.

— Je ne savais trop si l’idée serait bonne tant que je n’avais pas revu Charlotte, affirma-t-elle à Mrs Collins. Pour une jeune fille qui n’a rien en sa faveur : ni famille, ni fortune, ni attraits, une Saison à Londres peut se révéler particulièrement cruelle. Mais Dieu tout-puissant, cette fille est un vrai diamant, d’une beauté à couper le souffle ! Une telle Vénus attirerait tous les regards. Et, au sein de la haute société qui est la nôtre, elle aura toutes les chances de briller en excellente compagnie.

C’était sans compter l’évêque. Il n’était pas question de laisser sa Charlotte adorée partir à Londres, où elle serait la proie de toutes sortes d’aventuriers.

— Des aventuriers ? Pas sous mon toit, je vous assure ! s’indigna lady Grandpoint, haussant les sourcils avec dédain.

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Mais l’évêque Collins n’y consentirait jamais. Il avait élevé ses filles de manière qu’elles soient calmes et pondérées, aptes à devenir de bonnes épouses pour des ecclésiastiques respectables et travailleurs, à l’exemple de leur mère. Charlotte était une demoiselle sérieuse, qui ne se préoccupait guère des bals, réceptions et autres frivolités de mise à Londres, ville dangereuse pour toute jeune femme. Certes, elle jouissait d’une dot restreinte, ce qui signifiait qu’il faudrait déployer tous les efforts possibles pour lui trouver un mari convenable ; mais, une fois que Collins hériterait de sa propriété de Longbourn, il serait plus à même de pourvoir aux besoins de ses filles.

— Quant à cela, Eliza pourra bien épouser un homme d’Église laborieux si elle en trouve un qui veut d’elle, affirma lady Grandpoint. Je détecte une certaine espièglerie chez cette enfant, Collins. Or, la beauté de Charlotte est une chance, non seulement pour elle mais pour toute sa famille.

L’évêque Collins ne partageait pas cet avis, et affirmait avec insistance mieux savoir que quiconque ce qui convenait aux femmes de sa famille.

Son fils, Charles, le soutint de tout son cœur.

— Ce genre d’excursion occasionnera des frais, madame, déclara-t-il à sa grand-tante. Une Saison londonienne, de quelque ampleur qu’elle soit, reste impensable pour une fille dans la situation de Charlotte.

— Cette situation pourrait bien changer, affirma lady Grandpoint avec un dédain glacial.

Chapitre 2

aurait pu s’en tenir là si l’évêque L ’ affaire Collins n’avait reçu d’alarmantes nouvelles

en provenance de Longbourn. Celles-ci n’étaient pas du genre dont on pouvait se réjouir, comme si par exemple Mr Bennet, son cousin, dont les biens inaliénables reviendraient à Mr Collins le jour de sa mort, avait été victime d’une attaque ou d’un accident. Non, ces nouvelles étaient de nature fort différente. Une veuve avait récemment élu domicile dans le voisinage de Meryton et, de toute évidence, s’entendait à merveille avec Mr Bennet. Les rumeurs allaient bon train, d’après le correspondant de Mr Collins ; car l’évêque veillait toujours à se tenir informé des moindres détails de la vie de son cousin.

— La situation ne pourrait être pire, se lamentat-il en tendant la missive à son épouse.

— Je n’ai jamais rien entendu de tel, mon cher ! s’écria Mrs Collins. Mais à quoi pense-t-il donc ? À la soixantaine passée, il est veuf depuis bientôt dix ans et bien trop âgé pour s’adonner à de telles fantaisies.

— Il est déjà arrivé que des hommes se marient à soixante ou soixante-dix ans.

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— En effet, mais la dame en question ne doit pas être si jeune que cela. Une veuve, dites-vous ?

— Lisez la lettre jusqu’au bout, vous y verrez mentionné son âge ; Harold a bien pris soin de tout préciser. Elle ne doit pas avoir plus de trente-cinq ans.

— Trente-cinq ! Mais il pourrait être son père, c’est scandaleux ! Toutefois, elle est sans enfants, ajouta-t-elle en baissant les yeux sur la missive. Elle n’en a pas eu lors de son premier mariage.

— Mais il arrive souvent que les secondes noces d’une femme se révèlent plus fécondes que les premières, et on peut encore procréer à trente-cinq ans.

— C’est néanmoins risqué, précisa Mrs Collins.

Avoir un premier enfant à cet âge-là, eh bien…

D’horribles visions d’un fils en bonne santé, qui les dépouillerait de leur héritage et les priverait d’une belle maison ainsi que de deux mille livres de rente annuelle, legs qui leur revenait de droit, s’imposèrent à eux en silence.

La tante Grandpoint ne tarda pas à prendre connaissance de cette lettre et, comme elle le fit comprendre d’une voix sonore, cette nouvelle ne l’enchantait guère.

— Vous pouvez être sûrs que cette dévergondée fera tout ce qui est en son pouvoir pour séduire Mr Bennet, cela ne fait aucun doute. Non, à moins que votre cousin ne rende l’âme dans très peu de temps, je crains que vous ne deviez dire adieu à vos deux mille livres de rente.

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L’évêque Collins donna libre cours à quelques paroles très peu chrétiennes auxquelles son épouse et sa tante ne prêtèrent guère attention, anéanties devant l’effondrement de ces espoirs qui avaient semblé si vifs pendant tant d’années.

— Nul besoin de se lamenter, déclara lady Grandpoint avec la brusquerie qui la caractérisait.

Il ne s’agit pas seulement d’argent, mais de situation.

Un petit évêque doté d’un bon héritage est vu bien différemment par la société et, si je puis me permettre, par les responsables des affectations cléricales, que s’il ne jouit que des bénéfices de son diocèse et d’une ou deux cures. Ripon, nous le savons, n’est guère rentable. Mon cher Collins, vous devrez chercher de l’avancement et une meilleure rétribution de la seule manière qui s’offrira à vous : obtenir un diocèse plus profitable, susceptible de vous procurer des revenus plus conséquents. Salisbury, Wells, Gloucester.

L’évêque Collins ferma les yeux pour masquer son air peiné. Lady Grandpoint avait touché un point sensible car, si heureux qu’il fût à Ripon, le traitement relativement modeste qu’il y percevait avait toujours constitué un inconvénient. En outre, en son for intérieur, il avait espéré que, une fois en possession de l’héritage de Longbourn, il pourrait enfin apprécier les privilèges que pouvait offrir l’Église.

Les diocèses importants étaient habituellement accordés aux hommes cultivant d’excellentes relations ou dotés de bons revenus ; peut-être pourrait-il alors, 23

en temps voulu, s’installer à l’ombre d’une des grandes cathédrales.

Ses manières prudentes et l’habile économie ménagère de Mrs Collins leur avaient permis de tirer le meilleur parti de leurs revenus modestes et, à présent que leur situation était plus aisée, la famille Collins ne manquait de rien ou presque. Mais en quoi cela pouvait-il inciter les hauts responsables de l’Église à s’intéresser à son cas ? Ses talents seuls ne suffisaient pas à parler en sa faveur et, s’il continuait assidûment à cultiver des amitiés avec quiconque pouvait l’aider à avancer dans sa carrière cléricale, en vérité les cercles qu’il fréquentait n’étaient pas assez importants pour que ces efforts lui fussent profitables. Certes, il avait eu la chance de trouver des protecteurs, mais leur appui avait fini par atteindre ses limites.

Il laissa échapper un soupir exaspéré, et son épouse lui donna une tape affectueuse sur le bras d’un air préoccupé.

— Reprenez-vous, le somma lady Grandpoint.

Voilà qui règle l’affaire, en tout cas. Votre seul espoir réside en Charlotte. Si elle pouvait s’unir à un homme de condition, un homme dont la voix compte dans la haute société, l’optimisme pourrait renaître. Car son mari préférera sûrement que son beau-père officie en tant qu’évêque à Lincoln, Bath, Wells ou quelque autre diocèse de la sorte, et qu’il parle avec autorité à la Chambre des lords, plutôt qu’il se morfonde dans le Yorkshire, avec des revenus trop modestes 24

pour pouvoir assister régulièrement aux sessions de la Chambre.

Elle ne précisa pas que, pour sa part, elle aussi préférerait que l’époux de sa nièce compte parmi les grands du pays.

C’était donc réglé : Charlotte se rendrait à Londres.

Il y eut bien un moment difficile où Mrs Collins crut qu’il était de son devoir d’accompagner sa fille, mais cette idée fut rapidement écartée par sa tante, son mari et son fils.

— Subvenir aux besoins de Charlotte sera déjà bien assez ardu, affirma Charles, les sourcils froncés.

Si vous vous y rendiez en sa compagnie, il faudrait prévoir des toilettes et tout ce qui s’ensuit pour que vous…

— Quant à cela…, l’interrompit lady Grandpoint, estimant avec mépris que le jeune homme était presque aussi ennuyeux et pontifiant que son père, je m’engage à veiller au nécessaire pour Charlotte.

Non, ne me remerciez pas, c’est ma filleule et je tiens à lui offrir cette opportunité, dont je suis sûre qu’elle saura tirer le meilleur parti possible.

Charlotte, prenant connaissance de sa bonne fortune, avait souri avec plus de vivacité que de coutume et n’en avait semblé que plus ravissante.

— Avec ce minois, ma jolie, et de beaux atours, vous ferez tourner la tête de tous les hommes de la bonne société.

Eliza était ravie pour sa sœur. Bien sûr, elle éprouvait de l’affection pour Charlotte, même si elle 25

se demandait toujours comment on pouvait traverser l’existence avec un tel calme, au point de paraître éteinte. Mais ce n’était que justice que sa beauté puisse être admirée dans le grand monde. Non, assura-t-elle à sa mère, elle ne ressentait nulle jalousie ; personne n’aurait remarqué Eliza si elle s’était rendue à Londres et, de toute manière, elle était parfaitement heureuse ici même, dans le Yorkshire.

Elle ne disait rien de plus que la vérité. Les sœurs, qui avaient presque le même âge, n’étaient ni meilleures amies ni pires ennemies comme certaines peuvent l’être. Elles avaient des personnalités si différentes et si peu de choses en commun, outre leur vie familiale, que leur relation n’était guère surprenante. Eliza était vive, autant d’esprit que dans sa manière de se mouvoir. Elle aimait rire et se passionnait pour ses pairs, ainsi que pour les idées et opinions dépassant celles de son cercle immédiat. Par contraste, Charlotte était mesurée, impassible, possédant une douce voix et un caractère facile. Eliza avait parfois le sentiment que sa sœur attendait… mais quoi ? Un prince ? Une révélation ?

Son sang-froid et sa retenue irritaient parfois Eliza qui, plus fougueuse qu’elle, détestait tout semblant d’attitude moralisatrice.

Toutefois, les liens familiaux demeurant puissants, Eliza se réjouissait réellement pour Charlotte. Elle savait aussi que, si son affection pour Anthony avait été respectable aux yeux des parents, s’ils avaient pu se fiancer avec l’accord des deux familles, alors Charlotte 26

aurait été heureuse pour elle, quoique avec sa froideur habituelle.

— Vous êtes une brave fille, lui affirma Mrs Collins.

Et nous vous chercherons un mari à vous aussi, même si vous êtes jeune encore, vingt ans à peine. Je ne me suis pas établie en ménage avant presque trente ans !

Vous avez tout le temps devant vous pour trouver un époux convenable. Et lorsque votre marraine sera de retour en Angleterre, vous pourrez sûrement séjourner chez elle quelques semaines.

Mrs Collins éprouvait parfois le sentiment d’avoir été bien malavisée le jour où elle avait prié sa chère amie Elizabeth, qui avait eu l’heureuse fortune de conquérir le cœur du riche Mr Darcy et de l’épouser, de devenir la marraine de sa fille cadette. On aurait cru qu’une fée malicieuse s’était penchée sur le berceau de l’enfant pour lui insuffler un peu de l’esprit et de l’entrain d’Elizabeth Darcy car, assurément, dès l’instant où Eliza avait ouvert les yeux et souri, il avait été évident qu’elle ne tenait ni de son père, ni de sa mère.

Ce n’était pas la première fois que Mrs Collins considérait sa fille avec un certain malaise. Celle-ci resplendissait d’un éclat suspect et avait fait preuve ces dernières semaines d’une douceur qui ne lui ressemblait guère, elle qui s’emportait souvent facilement. Il était vrai qu’elle gagnait en maturité, délaissant les impatiences et caprices de son enfance.

S’il y avait effectivement un jeune homme… mais non voyons, qui cela pourrait-il être ? Eliza n’avait 27

fait aucune nouvelle rencontre dans le voisinage, où personne n’était venu s’installer depuis bien longtemps. La population masculine se réduisait à celle qu’elle côtoyait depuis ces cinq dernières années.

Non, Mrs Collins devait se sentir soulagée que sa fille la plus jeune et la moins amène devienne plus sensée, plus calme.

— Ne le répétez pas à âme qui vive, mais la bonne fortune de Charlotte est encore plus grande qu’on ne pourrait le croire, chuchota Mrs Collins. L’héritage de lord Grandpoint reviendra bien sûr à sa famille, mais ma tante a gardé un certain pécule de son premier mari, sans oublier sa dot, et a laissé sous-entendre qu’elle léguerait cette somme à Charlotte. Avec ces perspectives, si modestes soient-elles, ainsi que le visage d’ange de Charlotte, j’ai bon espoir qu’elle se trouve un beau parti.

— Oh, « un beau parti » ! s’exclama Eliza. Je me moque éperdument de ce que le monde considère comme tel. J’espère seulement que ma sœur rencontrera un homme à son goût.

Mrs Collins lui jeta un regard perçant, mais la jeune femme se penchait consciencieusement sur son ouvrage.

— Je souhaite à Charlotte d’aimer son mari, quel que soit son nom, car elle le mérite.

Eliza aida aux préparatifs du voyage de sa sœur avec ardeur. Leur grand-tante annonça son intention de prolonger son séjour dans le Yorkshire, afin que Charlotte puisse la raccompagner à Londres.

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— Je vais écrire à lord Grandpoint, déclara-t-elle, et l’avertir que je rentrerai plus tard que prévu. Il est inutile de gaspiller de l’argent en apprêtant une autre voiture pour Charlotte alors qu’elle peut revenir avec moi. Et il est hors de question qu’elle ne voyage pas en poste ; une telle beauté ne saurait se déplacer en vulgaire diligence.

Eliza, encore ignorante de l’orage qui avait éclaté dans l’esprit de son père, se retira dans sa chambre, se consolant à l’idée qu’Anthony ne pourrait demeurer trop longtemps à Udall ; il serait sûrement de retour dès le lendemain et, si elle allait se promener dans la forêt à l’ouest et que par hasard il chevauchait dans les parages… Elle rit de ses propres songes. Il traverserait certainement les bois sur le chemin du retour. Ils avaient un lieu de rendez-vous, à l’ombre d’un vieux chêne, à deux pas de la piste cavalière ; assis sur le manteau d’Anthony, ils y bavardaient les yeux dans les yeux et se volaient des baisers, tout en restant constamment aux aguets au cas où quelque marcheur, cavalier ou forestier emprunterait ce sentier. À l’étage, l’évêque Collins, de sa voix pesante et solennelle, relatait l’affreuse nouvelle à son épouse horrifiée tandis que, dans la chambre voisine, Charlotte dormait du sommeil du juste, forte de la certitude que son comportement s’était vu récompensé par l’heureuse surprise d’une Saison londonienne. À Diggory Hall, sir Roger s’entretenait également avec sa femme. Après avoir congédié les domestiques, 29

les époux s’étaient retirés pour la nuit dans leur chambre lambrissée, pièce qu’il avait refusé de restaurer en style moderne. Lady Diggory se trouvait déjà dans leur lit à baldaquin, où des générations de Diggory avaient été engendrées et enfantées avant d’y rendre leur dernier soupir. Sir Roger enroula sa longue chemise de nuit autour de ses jambes encore bien musclées, enfonça fermement son bonnet de nuit sur la tête et s’installa à côté de son épouse.

— C’est chose faite, déclara-t-il. J’en ai parlé à l’évêque sans ambages. Il ne nous causera plus d’ennuis, il sait reconnaître ses intérêts. Je lui ai demandé d’éloigner sa fille ; elle doit se rendre dans le Derbyshire, à Pemberley il me semble.

Lady Diggory pinça les lèvres. Le Derbyshire !

C’était encore trop près ; un jeune homme vigoureux n’hésiterait pas à tenter le trajet. Les Cornouailles conviendraient mieux, ou alors la pointe nord de l’Écosse, une de ces îles lointaines des Hébrides, par exemple.

— Une des filles Darcy ne vit-elle pas à Rome ?

Peut-être Eliza pourrait-elle se rendre à l’étranger ?

En vérité, l’idéal serait qu’Anthony et elle se trouvent sur des continents différents.

— L’évêque Collins ne le permettra jamais.

Laisser sa fille errer parmi les papistes ? Non, nous ne pouvons espérer davantage que le Derbyshire, où elle pourra profiter du décor champêtre et où ses cousines fortunées réussiront peut-être à lui trouver un mari.

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Il émit ce soupir bruyant indiquant qu’il s’apprêtait à dormir.

— Nous devons nous débarrasser d’elle avant le retour d’Anthony. J’enverrai un mot à Collins dès demain matin, afin de le presser à expédier sa fille.

— Mrs Collins ne verra sans doute pas son départ pour le Derbyshire d’un bon œil ; vous parlez de la marier, mais les chances pour qu’elle rencontre un jeune homme convenable à Pemberley en l’absence de la famille sont faibles.

— Rien ne nous dit qu’ils sont absents.

— Mr et Mrs Darcy se trouvent à l’étranger, je le tiens de Mrs Collins qui me l’a confié la semaine dernière. Et elle s’inquiète avec raison, car cette enfant a besoin d’un époux.

— Ce ne sera pas Anthony.

— J’espère que cette affaire ne l’attristera pas trop, s’inquiéta lady Diggory. S’il s’imagine amoureux…

— Balivernes ! Loin des yeux, loin du cœur.

Gamineries que tout cela, il a passé l’âge.

— C’est une demoiselle séduisante, cette Eliza.

— Hein ?

— Et charmeuse, avec cela. Elle plaît aux hommes.

— Eh bien, pas à moi, déclara sir Roger, se hissant sur les coudes pour souffler la bougie.

Chapitre 3

M

aria Diggory surgit bruyamment dans les écuries de l’évêché, au milieu d’un tourbillon de jupes rouges qui incita le valet et le cocher à échanger un regard. Étant la jeune sœur d’Anthony et une amie proche d’Eliza, elle venait assez souvent. Décrochant la jambe du pommeau de la selle, elle glissa au sol avant que le valet n’ait eu le temps de l’aider.

— Occupez-vous de Plum en mon absence, je vais en avoir pour un petit moment, indiqua-t-elle, lui confiant les rênes.

Puis elle rassembla les jupes de sa tenue d’amazone et quitta la cour presque au pas de course.

— Je me demande ce qu’elle va faire, lâcha le valet d’écurie tout en caressant les naseaux de la jument.

Elle chevauchait à bride abattue ; regarde ce cheval, il est couvert d’écume.

— Et elle se promène sans palefrenier, en plus ; sa mère serait sacrément contrariée si elle le savait.

Maria, en habituée des lieux, connaissait le moindre recoin de ce vénérable édifice. Dédaignant l’entrée usuelle qui se faisait par la porte principale, 32

où le majordome l’aurait nécessairement saluée et annoncée, elle emprunta un passage latéral et gravit un petit escalier menant vers le salon qui tenait lieu de pièce à vivre à Charlotte et Eliza. Les murs de ce séjour haut de plafond situé au premier étage étaient garnis de boiseries, comme la plupart des murs à l’évêché. Les fenêtres à meneaux ne laissaient filtrer qu’une faible lumière, excepté les jours de grand soleil ; toutefois, les bibliothèques chargées de volumes, la vieille épinette croulant sous diverses partitions et la table soigneusement rangée pour accueillir les broderies de Charlotte laissaient entendre que l’obscurité ne décourageait en rien les deux sœurs.

— Dieu merci, vous êtes ici Eliza, et seule ! s’écria Maria en se précipitant vers elle.

La jeune Collins, assise dans l’embrasure de la fenêtre, un livre posé sur ses genoux repliés, leva des yeux surpris.

— Ciel, Maria, mais vous êtes rouge comme une pivoine ! Quelque chose ne va pas ? Que faites-vous ici ? Il n’est rien arrivé à Anthony ? s’empressa-t-elle d’ajouter, anxieuse.

— Non, non. Enfin, pas exactement, mais je suis porteuse de bien mauvaises nouvelles !

Eliza avait l’habitude du ton mélodramatique de son amie, qui dévorait les romans populaires menés par de fougueuses héroïnes.

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— Quelles mauvaises nouvelles ? Enlevez votre chapeau, asseyez-vous, je vais demander à vous faire servir de la citronnade.

— Non, non, il n’y a pas une seconde à perdre ! Et nul ne doit être mis au courant de ma présence ici.

— Soit, mais je constate que vous êtes venue à cheval ; votre monture doit donc se trouver dans les écuries et votre arrivée ne peut être restée secrète, lui fit remarquer Eliza tout en tirant sur le cordon de sonnette effiloché. Ici, les nouvelles courent plus vite que vous ne galopez.

Lorsqu’une bonne passa la tête par la porte avec un regard interrogateur, la jeune femme lui demanda de leur servir une carafe de citronnade.

— Bien sûr, mademoiselle ; et je gage que Miss Diggory aura envie de faire un brin de toilette, ajouta la domestique tout en examinant la chevelure en désordre de Maria et en reniflant avec ostentation, car la visiteuse dégageait une forte odeur de cheval.

— De l’eau et une serviette, alors, approuva Eliza, faisant mine de ne pas remarquer l’expression exaspérée de son amie.

Une fois propre et sa soif étanchée, Maria put enfin divulguer ses informations.

— On ne pourrait imaginer pire ! s’écria-t-elle.

Père est résolu à vous séparer, Anthonyet vous. Il s’est rendu compte de votre affection mutuelle…

— Mais nous avons pris toutes les précautions possibles ! s’inquiéta Eliza. Anthony a toujours dit que nous devions faire preuve de circonspection, 34

que nous finirions par convaincre son père et que votre mère, qui l’aime tant, se rangerait de notre côté…

— Anthony s’est trompé, elle est furieuse ! Et son amour maternel ne vous rend que plus antipathique à ses yeux ; elle souhaite qu’il épouse une héritière. Oh, je ne la comprends pas ! Comment peut-on se soucier d’argent alors que le bonheur de son fils est en jeu ?

— Elle s’inquiète pour lui.

— Elle s’inquiète surtout pour son compte en banque, et songe déjà aux sommes qu’elle va devoir verser pour soumettre la maison à quelque atroce restauration ainsi qu’au plaisir qu’elle prendra à traiter les voisins de haut en leur relatant le mariage avantageux de son fils adoré.

— Si c’est ce qu’elle souhaite, alors elle ne pourra approuver notre union. En aucun cas je ne constitue un apport financier, nul ne prétendrait le contraire.

Toutefois, sachant que nous sommes si attachés l’un à l’autre, peut-être finira-t-elle par comprendre qu’Anthony ne pourrait vivre heureux sans moi.

Mais tout en prononçant ces paroles, Eliza se rendit compte qu’elle se berçait d’illusions. Elle n’était pas une adolescente de seize ans à l’esprit romantique qui, à l’instar de Maria et de son monde clairement défini, restait persuadée que l’amour surmontait tout et que rien d’autre ne comptait. Eliza s’était éprise d’Anthony sans penser aux avantages matériels.

Le jeune Diggory était considéré, selon les critères locaux, comme une belle prise en langage vulgaire ; 35

or, les sentiments qu’elle lui portait étaient tout autres. Elle n’avait nullement cherché à le séduire, n’avait pas jeté son dévolu sur lui. Telle une flèche lui transperçant le cœur, le coup de foudre qui l’avait terrassée lui avait brusquement fait prendre conscience, à elle qui avait toujours tiré fierté de son esprit rationnel et qui n’avait jamais éprouvé plus qu’un simple plaisir lors de ses brèves badineries, de l’aveuglement dans lequel elle avait été plongée quant au vrai pouvoir de l’amour.

Anthony lui était… indiciblement cher. Il hantait chacune de ses pensées, chaque battement de son cœur, et le bonheur qu’elle ressentait à l’aimer et à savoir qu’il l’aimait en retour était plus intense que tout ce qu’elle avait pu connaître jusqu’à présent.

Mais rien de cela n’importerait à lady Diggory qui, quoique polie avec Eliza, ne l’avait jamais beaucoup appréciée. Pour l’aristocrate, elle n’était rien d’autre que la cadette de l’évêque, une jolie frimousse à table ou au bal mais jamais, dut s’avouer Eliza, une épouse envisageable pour son fils.

— Si seulement nous pouvions la persuader du contraire. Peut-être que si Anthony lui confiait ses sentiments…, murmura-t-elle sans conviction.

— Ce serait peine perdue, déclara Maria. Père reste intraitable sur ce point, et c’est l’homme le plus têtu que je connaisse. Il me semble que Mère vous a observés ; si c’est elle qui lui a confié ses soupçons, elle aura fait en sorte de vous présenter sous votre plus mauvais jour. Père croit que c’est lui qui fait la loi, 36

mais il se trompe ; il est sous l’emprise de Mère, même s’il ne le reconnaîtra jamais. Et elle est bien décidée à vous éloigner d’Anthony.

— Est-ce pour cette raison qu’il s’en est allé ? demanda Eliza, brusquement saisie de peur. Était-il au courant ? Est-il parti sur les ordres de sa mère, a-t-il accepté cette séparation ?

— Bien sûr que non ! s’indigna Maria, les joues de nouveau cramoisies. Comment pouvez-vous suggérer une chose pareille ? Il maugréait contre ce départ à Udall, n’avait aucune envie d’y aller ; mais Père a insisté.

— Je n’ai reçu aucun message de sa part, aucun mot me prévenant de son absence.

— Il n’a jamais aimé prendre la plume. Il m’a demandé de vous avertir mais, à votre arrivée, Mère m’avait envoyée à l’étage pour que j’aille me changer car ma robe ne lui plaisait pas. Elle peut être si guindée parfois ! Le temps que je redescende, vous étiez déjà au courant.

Eliza considérait son amie plus attentivement.

— Maria, comment avez-vous réussi à apprendre tout cela ? Comment avez-vous su ce que pensaient vos parents de notre relation ?

— Je les ai entendus en discuter.

— Vous avez encore écouté aux portes sans qu’ils le sachent !

— Comment auraient-ils pu s’en rendre compte ?

J’avais l’oreille collée à la porte de leur chambre, qui est en chêne massif. Heureusement, elle comporte 37

une grosse serrure, dont la clef a disparu. J’avais déjà compris que quelque chose se tramait : mon père est resté longuement enfermé avec le vôtre dans la bibliothèque. Des affaires ecclésiastiques, mais de qui se moque-t-on ! Je ne suis pas assez sotte pour croire à ces âneries. Lorsque Père est ressorti en compagnie de l’évêque, vous auriez dû voir les regards qu’il jetait à Mère ! Il ne fait preuve d’aucune discrétion, on lit en lui comme dans un livre ouvert.

— Maria, vous n’auriez pas dû écouter aux portes.

Et je ne devrais pas prêter l’oreille à vos indiscrétions, se réprimanda Eliza. Mais sa curiosité et sa situation désespérée eurent raison de ses scrupules.

— Bon, souhaitez-vous entendre ce que j’ai appris ou non ? reprit Maria.

— Dites toujours.

— C’est vous qui devrez partir, pas Anthony. C’est ce que Père a demandé à l’évêque. Il prétend que les années passées à l’université ont déjà suffisamment éloigné son fils de la maison ; à présent, il veut lui apprendre à gérer le domaine, lui en montrer les rouages. L’évêque a accepté. Père doit lui écrire aujourd’hui, ce matin même, pour le sommer de vous expédier sur-le-champ, car il faut que vous soyez partie avant qu’Anthony ne rentre d’Udall.

— Grand Dieu ! s’exclama Eliza. M’expédier ?

Où donc ?

— Dans le Derbyshire.

— Le Derbyshire ! J’aurais dû le savoir. À Pemberley, sans doute.

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— Vous y avez déjà séjourné, et l’endroit vous avait plu ; mais bien entendu, cette situation-ci est toute différente.

— Oui, car toutes mes cousines sont à Londres, à Paris ou je ne sais où, et Mr et Mrs Darcy sont partis à l’étranger. Il ne reste que les deux garçons.

— Quel âge ont-ils ?

— Oh, ils sont encore très jeunes, et demeurent à la maison sous la houlette d’une gouvernante, d’un précepteur ou que sais-je. Je refuse de m’y rendre ; on ne peut m’y traîner contre mon gré.

Derrière toute sa ferveur romantique, Maria était dotée d’un vrai sens pratique.

— Si, on en est capable, rectifia-t-elle. Enfin, on ne vous y traînera pas, mais on vous obligera à vous soumettre. Vous ne l’ignorez pas.

— Et mon père a donné son consentement, sans même protester, j’en suis sûre ! Il doit tenir à rester dans les bonnes grâces de sir Roger.

Eliza ne cachait pas son amertume ; elle savait pertinemment que son père tenterait l’impossible pour éviter d’offenser toute personne de rang, de fortune ou de condition. Sir Roger, influent dans le comté et estimé de la hiérarchie ecclésiastique, était le genre d’homme que l’évêque Collins s’échinait à ne pas froisser. Cela étant, il aurait pu se réjouir de ce que sa fille contracte une si belle union ; comment pouvait-il ne pas souhaiter la voir épouser un homme tel qu’Anthony ?

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La simple évocation de ce prénom, même en pensée, lui fit fondre le cœur. Comment parviendraitelle à supporter cette séparation ?

— Combien de temps faut-il pour chevaucher jusqu’au Derbyshire ?

— Trop pour qu’Anthony puisse vous y rejoindre ; surtout si mon père le garde à l’œil et veille à ce qu’il soit toujours occupé, ce qui sera sûrement le cas.

Enfin, du moins pour un temps, car mes parents sont persuadés qu’il ne s’agit que d’une passade et que, dès lors que vous serez partie, Anthony commencera à vous oublier. Qui plus est, ils s’efforceront de lui présenter d’autres filles, des demoiselles qui trouvent grâce à leurs yeux. Harriet Woolcombe, par exemple ; avec ses trente-cinq mille livres de rente, elle doit hériter d’un lopin de terre.

— Harriet ! Mais jamais Anthony n’épousera Harriet !

— Oui, il ne lui accordera pas même un regard, elle est toute falote et sa fortune est son seul attrait.

— Elle deviendra une vieille rombière, tout comme sa mère. Oh, mais que m’arrive-t-il ?

Eliza s’aperçut que, dans sa consternation, elle éprouvait une pointe de jalousie en pensant à Harriet ; qui l’eût cru ? Harriet, si terne, si ennuyeuse. Or, le cœur d’Anthony ne battait pas pour elle, mais pour Eliza. N’avait-elle pas confiance en lui ? Bien sûr que si, et c’était même en cela qu’elle estimait mieux le connaître que ses propres parents. Car il était constant en amour, et ne l’oublierait pas si facilement.

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Ce qui se traduisait en obstination chez le père n’était qu’honneur et loyauté chez le fils.

— Que ferai-je si on m’envoie dans le Derbyshire avant son retour ? Quand est-il censé revenir ?

— Ah, quant à cela, j’ai œuvré pour vous deux. Je suis partie ce matin avec le palefrenier mais, dès que nous avons été hors de vue du manoir, je l’ai expédié à Udall avec un mot pour Anthony l’informant des manigances de nos parents et lui donnant rendezvous avec vous dans les bois cet après-midi.

— Maria, c’est une plaisanterie !

— Non. — Vous êtes venue seule jusqu’ici ?

Eliza n’ignorait pas que lady Diggory avait insisté pour que sa fille, qui était une cavalière des plus téméraires, ne sorte jamais à cheval sans être accompagnée. Maria s’était insurgée contre cette contrainte mais, sous la menace de se voir interdire l’accès aux écuries, avait fini par obtempérer.

Toutefois, elle parvenait souvent à corrompre le valet d’écurie grâce à son charme ; car, jeune et facilement impressionnable, il tenait son intrépide maîtresse en haute estime.

— Vous finirez par lui attirer des ennuis, protesta Eliza. Si jamais votre mère ou votre père apprend ce qu’il a manigancé, il sera congédié.

— Cela lui importe peu. Je lui écrirai une lettre de recommandation, car j’imite fort bien la signature de mon père, et de toute manière il souhaite partir travailler dans une maison londonienne.

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La campagne ne lui plaît guère, décréta Maria en se versant un autre verre de citronnade. Où est Charlotte ?

— Elle s’entraîne au piano ; vous savez bien qu’elle occupe toujours ainsi ses matinées.

Maria fit la grimace.

— C’est ce que Mère souhaiterait pour moi : une heure au piano, une heure de grammaire italienne – quel intérêt y a-t-il à apprendre l’italien si je ne me rends jamais dans ce pays ? Ensuite un peu de broderie, et puis je l’aiderais dans l’office. Mais je suppose que Charlotte, elle, n’a nul besoin qu’on l’y encourage.

— Non, bien entendu ; et elle n’a plus à étudier la grammaire italienne, car elle a déjà appris cette langue avec notre gouvernante.

— Bon, elle sera bientôt à Londres, où elle pourra faire profiter à son entourage de ses talents et de sa beauté. Croyez-vous que, si elle se trouve un beau parti, mes parents seront plus enclins à vous laisser épouser Anthony ?

— Seulement si celui-ci décide de léguer une dot conséquente à sa nouvelle belle-sœur, répliqua Eliza.

— Ce n’est pas impossible. Dans Le duc prend sa revanche, vous souvenez-vous, Sophronia réussit à…

— Sous la couverture marbrée d’un roman, peut-être ; mais pas dans le monde réel, je puis vous l’assurer. Et je ne veux pas que Charlotte se trouve un beau parti ; n’oubliez pas non plus que, malgré sa beauté, elle ne possède aucune fortune. Je souhaite 42

seulement qu’elle ressente autant d’affection pour un homme que j’en éprouve pour Anthony, et qu’elle vive heureuse.

— Elle ne connaîtra jamais l’amour que vous vouez à mon frère, affirma Maria. Ce n’est pas dans sa nature. Je me demande si le message de père a été transmis ; peut-être vos parents discutent-ils de votre sort en ce moment même ?

— Père a rendez-vous avec l’archidiacre ce matin ; ses discussions doivent donc concerner le chanoine Hawthorn et son intention de publier un traité sur le second avènement du Christ ce qui, d’après père, est une hérésie.

— Une « hérésie » ! Que c’est palpitant.

— Oui, mais vous songez aux terreurs de l’Inqui­ sition, aux donjons et aux tortures ; or, les idées hérétiques de l’Église d’Angleterre ne sont pas de celles-là.

Quant à Eliza, elle ne pensait guère aux affaires ecclésiastiques, ni au chanoine Hawthorn. Obnubilée par ses propres difficultés, elle se mit à arpenter la pièce avec cette énergie indomptable qui inquiétait et déconcertait tant ses parents. Combien d’heures devrait-elle endurer avant de revoir Anthony ? Elle aurait aimé qu’il se trouve là, en ce moment même, qu’elle n’ait pas à maîtriser son émoi pour s’armer de patience.

Cela étant, elle tâcherait d’occuper ce temps de manière utile ; du moins pourrait-elle interroger sa mère afin d’avoir confirmation de tout cela. Son amie 43

avait tendance à exagérer, et ce qu’elle avait entendu à travers une lourde porte en chêne pouvait très bien être le seul fruit de son imagination.

Il était désormais 10 heures passées. Sa mère, qui se levait toujours tôt, avait sûrement terminé ses tâches ménagères depuis longtemps. Elle consacrait une heure par jour à sa correspondance ; sans doute se trouvait-elle dans sa chambre, assise à son bureau.

Mais comment aborder le sujet ? Comment ne pas éveiller ses soupçons, ni révéler ce qu’elle n’avait pu apprendre que par quelque fourberie ? Elle devrait y réfléchir avant de lui rendre visite…

Le cours de ses pensées fut interrompu par le retour de la bonne.

— Mrs Collins souhaiterait vous voir dans le salon, tout de suite, annonça la domestique.

Puis elle ajouta, avec moins d’urgence dans la voix : — Elle s’y trouve en compagnie de lady Grandpoint et de votre sœur, et elles sont dans tous leurs états ! Si vous voulez mon conseil, hâtez-vous !