À la poursuite du Comte - extrait

Le mariage de convenance n’est pas toujours un pari perdu d’avance…

Désireux d’agrandir son domaine, Simon Saint-James, comte de Trask, se résigne à épouser Sophie Stanton, jeune femme riche et capricieuse, incapable de se tenir en société. Mais Simon tient à sa réputation et ne peut tolérer son comportement exubérant ailleurs que dans l’intimité de la chambre à coucher.

Il est bien décidé à dompter cette épouse un brin extravagante.

Hélas, Sophie a beau être éprise de lui depuis toujours, elle n’entend pas se laisser dicter sa conduite !

INÉDIT Famille / Intrigues / Sexy

« Un talent remarquable qui saura gagner le cœur de toutes les passionnées de romance. » Julianne MacLean, auteure de la série Le Highlander, acclamée par USA Today.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Perrier Couverture : © Shutterstock ISBN : 978-2-8112-1243-8

9 782811 212438

8,20 €

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Du même auteur, chez Milady : À la conquête du marquis À la poursuite du comte

Ce livre est également disponible au format numérique

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Vanessa Kelly

À la poursuite du comte Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Perrier

Milady Romance

Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : Sex And The Single Earl Copyright © 2010 by Vanessa Kelly Tous droits réservés.

Publié avec l’accord de Kensington Publishing Corp. © Bragelonne 2014, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-1243-8 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr

Remerciements Je dédie ce livre à mon amie, Beryl CoteJohnson, et à ma partenaire et critique, Teresa Wilde.

Du plus profond de mon cœur, j’adresse tous mes remerciements, mon amour et ma gratitude à mon mari, Randy.

Merci à Liz Sykes pour son soutien et son amitié au cours de l’année passée.

Merci à mes amies de la communauté des auteurs de romance, Debbie Mazzuca, Manda Collins et Kris Kennedy, pour leurs commentaires éclairés et leur soutien sans faille. Qu’est-ce qu’on s’amuse avec vous, les filles !

Je tiens particulièrement à exprimer ma gratitude à Janga, pour sa clairvoyance et sa sensibilité à la lecture de ce livre, ce dont j’avais cruellement besoin.

Pour finir, j’aimerais remercier mon éditeur, John Scognamiglio, pour sa générosité et son soutien.

Prologue

Yorkshire, août 1815

S

ophie l’écorcherait vif si elle venait à avoir vent de ses projets. Mais le jeu en valait la chandelle, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute.

Simon Saint-James, cinquième comte de Trask, se pencha sur l’encolure de son cheval pour examiner les douces collines du Yorkshire, couvertes d’ajoncs, qui s’étendaient devant ses yeux. Puis il se redressa dans un élan de satisfaction et tous ses muscles se contractèrent, comme chaque fois qu’il était sur le point de relever un nouveau défi.

Henry Soames, le secrétaire de Simon, était juché d’un air malheureux sur une jument docile qui contrastait avec le fougueux étalon bai du comte.

Soames jeta un regard en coin à ce dernier avant de reporter son attention sur l’horizon balayé par les vents.

— Apparemment, le prospecteur disait vrai, milord.

Une violente bourrasque emporta ces mots. L’air était étonnamment froid même pour les vallées du Yorkshire à l’approche de l’automne. D’une pression 7

des genoux, Simon aiguilla Romulus pour qu’il se rapproche de la jument afin de ne pas avoir à crier s’il voulait couvrir le hurlement des rafales.

— Vous vous êtes chargé personnellement d’interroger cet homme.

C’était un constat, pas une question. Soames n’aurait jamais laissé une affaire d’une pareille importance au hasard. Il connaissait trop bien Simon pour prendre un tel risque.

— Oui, milord. Mr Bedford m’a été chaudement recommandé par la Royal Society of Engineers. Ces collines renferment au moins trois importants filons de charbon, ainsi que d’autres riches gisements de minerais.

Simon hocha la tête avec approbation.

— C’est parfait. Cette terre devrait suffire à approvisionner en charbon les nouvelles manufactures de Leeds.

Il étira ses doigts gantés de cuir souple, sans plus chercher à étouffer le sentiment de triomphe qui l’envahissait. C’était certain à présent : il avait eu raison. Il pouvait maintenant mettre en place la dernière pierre de l’édifice, l’engrenage final qui assurerait le succès de ses plans pour dominer toute l’industrie de la laine en Grande-Bretagne. Bientôt, il exercerait une influence écrasante sur tous les aspects du marché, de la production des matières premières jusqu’aux ventes des produits finis dans les boutiques de toutes les villes du pays.

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Bien sûr, encore faudrait-il ne pas relâcher sa poigne de fer tout au long des dernières étapes du processus, et s’assurer que la propension presque surnaturelle de Sophie à attirer les scandales ne réduise pas les fruits de son labeur à néant.

— Le général Stanton acceptera-t-il de vous vendre ou de vous louer ces terres ? s’enquit Soames.

— Il l’aurait sans doute fait il y a quelques mois, mais il a récemment promis d’adjoindre ce domaine à la dot de sa petite-fille, répondit Simon, un sourire cynique aux lèvres. Pour rendre une union avec elle plus alléchante, si vous voulez mon avis.

Sur le visage oblong de Soames s’afficha un air perplexe qui n’était pas sans rappeler celui d’un basset.

— Mais alors, comment comptez-vous acquérir… oh ! Des félicitations seraient-elles de rigueur, milord ?

— Bientôt, soupira Simon.

Il se tortilla sur sa selle, exaspéré par la pitié toute masculine que son interlocuteur ne dissimulait qu’à peine. Romulus fit un pas de côté, et Simon tendit la main pour flatter l’encolure du fougueux étalon bai et l’inciter au calme.

Soames considéra de nouveau les collines où affleurait la craie en contrebas.

— Je m’en vais sur-le-champ prendre contact avec Mr Russell pour entamer les négociations.

Comme toujours, Soames avait su déchiffrer son humeur et changer de sujet en conséquence. À cet instant précis, Simon n’avait aucune envie de parler de Sophie, ni même de songer aux bouleversements 9

qui les attendaient l’un et l’autre – pas avant de s’être éclairci les idées quant à la façon dont ses sentiments à l’égard de la jeune femme avaient évolué.

Et puis il y avait Bathsheba… Une autre situation compliquée qui l’attendait à Londres.

Un problème à la fois.

Simon hocha sèchement la tête pour signifier son accord à Soames. Jedediah Russell était à la tête des manufactures textiles les plus florissantes de Bristol.

L’industrie se déplaçait au Nord désormais, pour se rapprocher des gisements de charbon, et Russell avait l’intention de suivre le mouvement. Simon comptait bien devenir son associé pour construire une série d’usines textiles à Leeds, même si une foule d’autres investisseurs courtisaient d’ores et déjà Russell.

— Faites donc, Soames. Je pourrai rencontrer Russell à Bath avant de poursuivre ma route jusqu’au Somerset. Autant que je rende visite à mes tantes tant que je suis dans la région.

Une semaine plus tard, Simon devait assister au mariage de son meilleur ami, le marquis de Silverton. À vol d’oiseau, le domaine des jeunes mariés ne se trouvait qu’à douze miles de Bath où demeuraient sa tante, lady Eleanor Saint‑James, et la sœur cadette de cette dernière, lady Jane. Il ne les avait pas vues depuis la Saint-Michel, et la courtoisie lui commandait de leur rendre visite ; pourtant, il aurait plus volontiers traversé à pied, seul et en chemise de nuit le quartier le plus malfamé de Londres, Whitechapel, que de passer ne serait-ce qu’une journée dans la ville la plus 10

ennuyeuse de toute l’Angleterre. Mais s’il pouvait profiter de ce détour pour rencontrer Russell, au moins ne serait-il pas inutile.

— Je vais lui écrire immédiatement, milord.

Simon laissa une dernière fois son regard s’attarder sur les collines vallonnées qui lui appartiendraient bientôt, puis il fit volte-face pour s’en retourner en direction du petit pavillon de chasse sur le domaine qui jouxtait celui des Stanton. Les terres des SaintJames et celles des Stanton s’étendaient côte à côte depuis des générations, et les deux familles avaient toujours agi de concert, en temps de guerre comme en temps de paix.

La jument de Soames vint au petit galop se placer à la hauteur du cheval bai de Simon.

— Lord Trask ?

Simon jeta un coup d’œil à son secrétaire. Le visage austère de l’homme avait l’air encore plus tendu que d’habitude.

— Oui ?

— Mr Russell voudra des garanties qui prouvent que vous êtes en mesure de fournir les ressources nécessaires à cette entreprise. Le charbon du domaine des Stanton est essentiel pour mener votre projet à bien. Comment comptez-vous… ?

La question resta en suspens dans un silence gêné.

Simon éclata d’un rire tonitruant et sa cravache s’abattit sur les flancs de sa monture. Romulus s’élança à toute allure sur le sol boueux en projetant derrière lui d’énormes mottes de terre.

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— Je ferai tout ce qu’il faudra, Soames, quoi qu’il m’en coûte ! s’exclama Simon par-dessus son épaule.

Londres Les femmes qui peuplaient sa vie finiraient certainement par le rendre bon pour l’asile, à commencer par sa future ex-maîtresse. Simon songea qu’il aurait dû ressentir au moins une once de culpabilité à l’idée de devoir mettre un terme à leur liaison mais, étrangement, il n’en était rien. Les choses n’avaient pas très bien tourné, ces derniers mois, et de toute façon ils n’avaient pas couché ensemble depuis… Du moins, il ne se souvenait même plus de la dernière fois où c’était arrivé.

De toute façon, Bathsheba n’était pas le genre de femme à susciter de la pitié.

Cette riche veuve, plus connue dans le beau monde comme la comtesse de Randolph, était une femme superbe d’un peu moins de trente ans, petite et menue mais dotée d’une poitrine généreuse et d’une chute de reins étourdissante. Elle avait impitoyablement soumis à la dernière mode la crinière de cheveux auburn qui encadrait son visage, dont la beauté sereine rappelait celle d’un ange échappé d’une toile de quelque peintre de la Renaissance dont Simon ne parvenait jamais à se rappeler le nom.

Cependant, contrairement à ceux d’un ange, les yeux de Bathsheba étincelaient comme des éclats de glace, et les contours de ses lèvres charnues, 12

qui auraient dû être attrayantes, avaient quelque chose de tranchant qui ne présageait rien de bon pour ceux qui la faisaient sortir de ses gonds. Bathsheba était très au fait de son rang, et depuis que son mari avait trouvé la mort dans une course hippique deux ans auparavant, elle s’assurait que pas une de ses connaissances ne l’ignore.

Elle se tenait face à lui au milieu de son boudoir à la française, ses petits poings posés sur ses hanches que n’habillait que l’ombre d’une robe d’intérieur en soie. Elle le dévisageait de ses prunelles vertes, plus dures que les émeraudes qu’il lui avait offertes un mois plus tôt.

De son côté, Simon était confortablement installé sur une méridienne et arborait la mine grave d’un homme certain d’avoir pris la bonne décision.

— C’est donc ainsi que tout s’achève.

La voix mélodieuse de Bathsheba n’était qu’un filet haut perché, comme si les muscles de sa gorge étaient noués.

— J’aimerais savoir, Simon, pourquoi vous avez décidé de me rejeter si soudainement, alors que je n’ai rien fait pour mériter pareille insulte. Quelle incidence tout ceci aura-t-il sur ma réputation, à votre avis, après que vous m’avez poursuivie de vos ardeurs avec tant d’assiduité ? Au nom du ciel, que vont penser tous nos amis ?

Simon réprima un rire étonné. Poursuivie de ses ardeurs ? Bathsheba savait pertinemment ce qui s’était passé entre eux. Ils s’étaient servis l’un de l’autre 13

sans vergogne, et qui plus est avec brio. Il était absurde de prétendre quoi que ce soit d’autre. Elle le savait, et tous leurs amis aussi. Bathsheba Randolph n’avait rien d’une jeune fille blessée.

Certaines choses lui manqueraient, bien évidem­ ment : les nuits torrides et passionnées, agrémentées de conversations où fusaient les traits d’esprit comme autant de flèches mortelles tandis qu’ils disséquaient les petites manies du beau monde. Mais Bathsheba était devenue possessive, étouffante, comme si elle espérait plus que ce qu’il avait à lui offrir. Même sans les changements inévitables qu’impliquerait l’arrivée de Sophie dans sa vie, il fallait se rendre à l’évidence : il était temps de dire « adieu » à la voluptueuse comtesse.

Il quitta la méridienne et traversa nonchalamment la pièce, foulant des tapis luxueux dignes de Versailles pour venir se planter face à elle. Le cuir rutilant de ses bottes touchait presque le bout des ongles de pied vernis de la jeune femme. Elle fut contrainte de lever la tête pour continuer à soutenir son regard.

— Allons, Bathsheba. N’en faites pas un drame.

Vous saviez que, tôt ou tard, nous devrions mettre un terme à cette histoire.

Il sourit en baissant les yeux sur son visage ensorcelant. Étrange… Il n’avait jamais remarqué que les os de son crâne semblaient devenir plus tranchants que des lames de couteau, dès lors qu’on l’avait mise en colère.

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— Je ne vois pas pourquoi, répliqua-t-elle. Ai-je fait quoi que ce soit pour vous déplaire ? Vous ai-je embarrassé de quelque manière ?

— Ma chère, voilà que vous faites exprès de ne pas comprendre. En fait, je mesure à votre réaction que rester amants mettrait certainement en péril ce qui fut jusqu’à présent – et demeurera, je l’espère – la plus plaisante des amitiés.

Elle eut un mouvement de recul comme s’il venait de la gifler. Une hideuse teinte cramoisie s’empara de sa gorge et envahit ses joues, du plus mauvais effet à côté de ses cheveux blond vénitien. Elle plissa les paupières et le dévisagea avec une fureur ombrageuse.

— Vous qualifiez ce qui s’est passé entre nous d’« amitié » ? Comment osez-vous ! Moi qui vous ai donné tant de ma personne… sans rien attendre en retour, sauf…

Elle hoqueta et se mordit la lèvre, peut-être en réaction à la stupéfaction évidente qui s’était peinte sur les traits de Simon.

— Très chère comtesse Randolph, commençat-il en usant délibérément de son titre de noblesse dans l’espoir que cela la pousserait à préserver ce qui lui restait de dignité. Je me suis toujours montré parfaitement honnête avec vous. Nous étions convenus dès le départ qu’aucun avenir ne se profilait pour nous au-delà des limites de l’amitié, que nous nous en tiendrions au plaisir que nous pouvions retirer l’un de l’autre. Je suis fort marri de découvrir que vous étiez d’une autre opinion.

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Elle lui jeta un regard noir, mais la colère commençait à s’estomper dans ses yeux pour faire place à une lassitude boudeuse. Il attendit qu’elle revienne à la raison. Après tout, Bathsheba n’était pas de ces femmes qui se laissent aller à une sensibilité excessive.

Après un court instant, elle finit par hocher la tête à contrecœur.

— Parfait, approuva-t-il en souriant. Vous savez que vous pourrez toujours compter sur mon amitié.

Continuez à venir me trouver quand vous aurez besoin de conseils financiers, ou quand vous désirerez discuter de vos investissements. À mes yeux, vos intérêts seront toujours les miens.

Bonté divine, voilà qu’il parlait comme un homme politique, et non comme un amant. Pas même comme un ancien amant.

— Merci, milord, articula Bathsheba avec une politesse affectée.

Son visage était redevenu le superbe masque d’albâtre qu’il avait toujours été.

Simon congédia sans ménagement le petit démon de la culpabilité qui venait finalement chuchoter à l’orée de son esprit. Bathsheba avait tiré toute satisfaction de lui, tant par les cadeaux généreux dont il l’avait couverte que par les conseils financiers qu’il lui avait prodigués et qui lui avaient permis de doubler sa fortune au cours des deux années qu’avait duré leur relation. Elle n’avait aucune raison de se plaindre ni d’avoir des regrets.

— Il n’y a pas de quoi, ma chère.

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Intérieurement, il fit la grimace devant l’inanité de sa réplique. Il tira un petit sac de velours de la poche de sa veste et en recueillit le contenu au creux de sa paume. Un bracelet d’émeraudes étincelantes vint s’entortiller autour de ses doigts.

— Bathsheba, je vous serais reconnaissant de bien vouloir accepter ceci, en gage de mon estime et de ma gratitude. Je veux que vous sachiez à quel point je suis sincère quand j’affirme que votre amitié me sera éternellement chère.

Toute expression quitta la figure de la jeune femme, si bien qu’on eût dit une toile vierge qu’un peintre n’aurait pas encore touchée. Elle tendit la main, prit avec précaution le bracelet d’entre ses doigts, et ramena son bras le long de son corps, le bijou précieux et délicat serré dans son poing.

— Merci, milord.

Il resta un long moment à s’abîmer dans son regard impénétrable, puis tourna les talons et alla d’un pas vif vers la porte de son boudoir.

— Vous reverrai-je en ville, milord ?

Sa voix de velours traversa la pièce pour s’enrouler comme une froide écharpe de soie autour de sa nuque.

Il se retint de rentrer la tête dans les épaules. À la place, il jeta un coup d’œil derrière lui et sourit.

— Non. Je pars pour Bath cet après-midi, puis je me rendrai dans le Somerset.

Les yeux de la jeune femme flamboyèrent soudain, sa curiosité piquée au vif.

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— Bath ? Vous n’y allez jamais à cette époque de l’année. D’ailleurs, si vous le pouviez, vous préféreriez ne jamais avoir à y mettre les pieds tout court.

— Et pourtant c’est bien à Bath que je vais, répliqua Simon d’une voix délibérément glaciale.

Il fallait qu’elle comprenne que tout était fini entre eux.

Elle fit un pas vers lui, puis un autre. Il tendit la main et saisit la poignée de la porte.

— C’est de vos affaires qu’il s’agit, n’est-ce pas ?

Je vous connais, Simon, mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Vous mijotez quelque chose, et vous ne voulez pas me voir impliquée. Vous craignez que je ne vous mette des bâtons dans les roues.

La main de Simon se figea sur la poignée. S’était-il donc dévoilé à ce point à Bathsheba, dans les affres de la passion ? Ils n’avaient que rarement parlé de ses entreprises, mais elle avait un don pour extorquer aux hommes toutes les informations qu’elle désirait, surtout lorsqu’il était question d’argent.

Il tourna la tête pour la dévisager par-dessus son épaule ; elle était à la fois tellement belle et d’un naturel si possessif qu’il en avait le cœur meurtri.

Une froide exaspération – dirigée en partie contre elle, mais surtout contre lui-même – lui serra la poitrine.

— Je regrette, Bathsheba, mais mes affaires ne vous concernent plus. Vous feriez bien de vous en souvenir, dit-il doucement en essayant de ne pas la brusquer outre mesure.

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Elle se contenta de soupirer entre ses dents serrées sans répondre, mais l’incendie qui faisait rage dans ses prunelles fut assez éloquent pour ébranler Simon comme s’il venait d’accuser un coup. Il se détourna, referma la porte derrière lui et traversa à grands pas le couloir pour quitter la demeure de son ancienne maîtresse.

Aucun regret.

Après tout, les affaires passaient toujours en premier.

Chapitre premier

Bath, octobre 1815

S

ophie Stanton sentit qu’on tirait violemment sur son poignet, et la chaîne de perles de son petit sac s’enfonça douloureusement dans sa chair avant de se rompre d’un coup sec. La jeune fille fit volte-face pour essayer d’empoigner l’odieux petit gamin des rues qui lui glissa promptement entre les doigts.

— Arrête ! Au voleur ! s’écria-t-elle.

Des têtes se tournèrent dans sa direction. Les gens à la mode qui faisaient les boutiques sur Milsom Street tendirent le cou pour mieux voir tandis que Sophie retroussait ses jupes et se lançait à la poursuite du galopin aussi vite qu’elle le pouvait.

Enfer et damnation !

Elle descendit la rue en courant et en esquivant les piétons médusés tout en essayant de ne pas perdre le voleur de vue. Le gamin était rapide comme le vent.

Mais elle aussi ! Elle ne pouvait le laisser s’échapper, sans quoi elle ne reverrait jamais son bracelet en or. Elle l’avait soigneusement rangé au fond de son réticule pour le porter chez le bijoutier qui devait le nettoyer et réparer un petit accroc. Mais au lieu de se 21

rendre directement à la boutique, elle s’était attardée devant la vitrine de la librairie Barratt’s – une cible parfaite pour un détrousseur audacieux.

Sophie remonta la longue avenue en courant, traversant le centre de Bath sans prêter attention aux exclamations d’étonnement de trois matrones à la mise austère lorsqu’elle les croisa à pleine vitesse.

Si elle n’avait dû économiser son souffle, elle aurait pesté : l’une des trois femmes était lady Connaught, qui ne manquerait certainement pas de rapporter sa dernière mésaventure à lady Eleanor avant la fin de la journée.

Mais la panique lui procurait une certaine énergie.

Tout en évitant les obstacles pour remonter la rue, elle accéléra pour rattraper le chenapan. Son cœur, qui battait déjà à tout rompre sous le coup de l’effort, s’emballa de plus belle à l’idée qu’elle risquait de le perdre de vue – et avec lui disparaîtrait tout espoir de retrouver le précieux bracelet que sa mère bien-aimée lui avait laissé en héritage.

Droit devant elle, le garnement se glissa dans une ruelle derrière un café. Elle accéléra encore, tourna au coin de l’échoppe… et ralentit brutalement en manquant de perdre l’équilibre devant un tas d’ordures qui bloquait en partie l’accès à la venelle.

Le garçon s’était arrêté face à une haute paroi qui séparait l’endroit de la rue de l’autre côté. Il examinait attentivement la paroi, manifestement à la recherche de prises pour escalader le mur de brique, quand Sophie surgit dans son dos.

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— Ça suffit, petit ! haleta-t-elle en se pliant en deux pour reprendre son souffle.

Sa voix n’était guère plus qu’un couinement plaintif, aussi ne s’attendait-elle pas à ce qu’il lui prête la moindre attention. Mais le gamin se pétrifia sur place, avant de se retourner lentement comme pour affronter le diable en personne.

Ils se jaugèrent du regard, au fond de la ruelle miteuse. L’odeur des ordures qui émanait d’immon­ dices dégoûtantes entassées contre le mur fit regretter à Sophie d’avoir mangé de si bon cœur au petit déjeuner. L’humidité rendait glissants les pavés sous ses pieds, maculés çà et là d’une substance brune collante qui l’avait éclaboussée jusqu’aux chevilles.

Elle ne voulait pas savoir ce que pouvait bien être cette substance, mais il y avait fort à parier que ses nouvelles bottines en peau de chevreau, qui avaient coûté une fortune, seraient irrécupérables.

Sophie remit à plus tard la colère que lui inspirait la destruction irrémédiable de ses chaussures et, se redressant de toute sa hauteur – ce qui n’avait rien de très impressionnant –, se campa fermement dans la fange face au gamin pour…

Elle s’arrêta tout net : sa petite figure blême n’était qu’un masque de terreur à l’état brut.

Stupéfaite, elle reprit sa respiration et s’efforça de rester immobile tout en examinant le gamin des rues qui lui faisait face.

Il était petit, de la taille d’un enfant de cinq ou six ans, mais son visage trahissait un âge plus avancé 23

– celui qu’elle avait quand son père était mort. Une chemise au tissu grossier et bien trop grande pour lui béait sur sa poitrine efflanquée. Les jambes de son pantalon de grosse toile se terminaient par des lambeaux élimés qui lui battaient autour des chevilles, et une telle croûte de crasse s’était formée sur ses pieds nus qu’ils avaient l’air à peine humains.

Sophie sentit la sollicitude l’envahir tandis qu’elle observait ses membres émaciés. Puis elle leva les yeux vers sa petite tête terrifiée et ne put réprimer un hoquet de stupeur.

Il était superbe : ses traits étaient si délicats et d’une symétrie si parfaite qu’elle s’imagina être tombée nez à nez avec un ange.

Un ange, abandonné par son créateur au plus profond de l’enfer.

Il cligna des yeux pour refouler ses larmes.

— N’aie pas peur, mon garçon, dit-elle d’une voix douce. Je ne te ferai pas de mal.

Elle se fit violence pour lui sourire en dépit de la terreur sans nom qui se lisait sur le visage de l’enfant et lui fendait le cœur.

— Tu peux garder l’argent et le sac, mais il y a à l’intérieur un bracelet que mon père a offert à ma mère il y a longtemps. Je serais très triste de le perdre.

Penses-tu que tu pourrais me le rendre ?

Les joues spectrales du garçon reprirent quelques couleurs et sa terreur sembla s’estomper au son de sa voix rassurante. Il jeta un rapide coup d’œil derrière elle, comme s’il essayait d’évaluer ses chances de se 24

glisser à côté d’elle pour s’enfuir dans la rue. Sophie se replaça légèrement au milieu de la ruelle pour lui signifier clairement qu’elle s’opposerait à toute tentative d’évasion. Le gamin se recroquevilla contre le mur, de nouveau pris de panique.

Sophie fronça les sourcils. Pour un voleur des rues, l’enfant lui paraissait remarquablement craintif, mais la jeune femme avait passé assez de temps dans les jupes de sa mère lorsque celle-ci faisait œuvre de bienfaisance dans les bas-fonds de Londres pour savoir que la plupart des gamins de ce genre dissimulaient leur peur derrière toutes sortes de fanfaronnades.

— Je ne te ferai aucun mal, c’est promis, répétat-elle. Et je n’appellerai pas le constable.

Elle lui sourit et esquissa un petit pas vers lui en tendant la main, paume vers le ciel, pour le rassurer.

— En fait, j’aimerais t’aider. Si tu veux bien.

Le gamin se recroquevilla contre le mur, pas loin de disparaître dans les méandres de ses fripes trop grandes. Sophie sentit son cœur chavirer ; elle fit un autre pas en avant, bien décidée désormais à venir en aide à ce garçon désemparé.

— Je m’appelle Sophie Stanton. Et toi ?

Il hésita tout en la dévisageant d’un air grave.

Ce qu’il lut dans ses yeux dut l’encourager, car il se redressa et ouvrit la bouche pour parler.

— Je m-m’appelle T… Ce bégaiement prometteur fut interrompu par un fracas retentissant lorsqu’une porte non loin d’eux s’ouvrit à la volée et vint s’écraser contre le mur 25

de brique. Une fille de cuisine – manifestement celle du café – jaillit soudain sur le seuil pour vider le contenu d’un grand seau dans la ruelle.

Sophie sursauta et se mordit la lèvre pour réprimer un cri de stupeur quand les vestiges rances et liquides échappés du seau éclaboussèrent le devant de sa robe. En même temps, le petit garçon bondit. Elle se précipita en avant et attrapa le bord de sa manche au moment où, mettant le pied dans une aspérité du mur, il se hissait vers la liberté. L’espace d’un instant, elle le tint, mais le tissu de sa chemise s’effilocha entre ses doigts. Le gamin se dégagea d’un coup sec, atteignit tant bien que mal le sommet du mur, et le temps qu’elle cligne des yeux, il avait disparu.

— Bonté divine, mademoiselle, vous m’avez fait une de ces peurs ! s’écria la fille de cuisine. Qu’est-ce que vous faites donc dans cette ruelle dégoûtante ?

— Enfer et damnation !

Cette fois-ci, Sophie ne prit même pas la peine de retenir le juron. Le gamin apeuré avait commencé à lui faire confiance, et voilà qu’il était très improbable qu’elle le revoie jamais !

Lui, ainsi que le bracelet inestimable qui s’était transmis dans sa famille de génération en génération et qu’elle avait porté presque tous les jours depuis que sa mère le lui avait offert pour son dix-septième anniversaire. À cet instant, l’amertume qu’elle s’était efforcée de réprimer à chaque instant depuis le mariage de son frère eut raison d’elle et l’enveloppa comme un 26

brouillard londonien humide. Comment avait-elle pu laisser une telle catastrophe se produire ? Sa mère serait anéantie, et le reste de la famille n’y verrait qu’un exemple de plus de sa propension à négliger les choses les plus importantes. Ces derniers temps et bien malgré elle, Sophie ne manquait pas une occasion de semer la pagaille et de décevoir sa famille.

Les siens souhaitaient simplement faire d’elle une jeune fille rangée et heureuse, mais, sans qu’elle pût se l’expliquer, elle se trouvait incapable de s’y résoudre. Et elle ne savait pas comment se dépêtrer de cette situation.

— Miséricorde, laissez-moi vous aider, mademoiselle !

La fille de cuisine attrapa un torchon sale qui pendait à son tablier et entreprit de frotter vigoureu­ sement l’avant de la jupe de Sophie. Elle ne réussit qu’à étaler davantage les taches de graisse nauséabondes sur le tissu vert pomme qui ne fut bientôt plus qu’un immonde désastre.

— Merci, mais ce ne sera pas nécessaire, s’étrangla Sophie. C’est une très vieille robe. Je ne la porte que pour faire les commissions.

Elle recula tout en se demandant pourquoi elle se sentait obligée de se justifier devant cette domestique édentée.

En réalité, la robe – tout comme ses bottines – était neuve, tout juste arrivée de l’échoppe de sa modiste favorite à Londres. Même la faire longuement tremper 27

dans du vinaigre ne suffirait sans doute pas à enlever la souillure écœurante qui maculait la batiste délicate.

D’un geste vague, Sophie salua la femme et tourna les talons pour quitter la venelle à la hâte. Dans sa précipitation, elle surgit dans la rue sans prendre la peine de regarder à droite ni à gauche…

Et vint proprement s’écraser contre une silhouette masculine aux épaules larges et au torse puissant.

— Que diable… ? gronda une voix grave quelque part au-dessus d’elle.

Sophie sursauta, ses nerfs se ramassant soudain en une boule presque douloureuse. Puis elle entendit un grognement exaspéré qu’elle ne connaissait que trop bien.

— Il me semblait bien t’avoir reconnue ! Sophie, tu portes pourtant tes lunettes. On s’attendrait à ce que cela t’empêche de te cogner partout comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Au nom du ciel, que faisais-tu dans cette ruelle ?

Même si, avec le choc, les lunettes de Sophie se retrouvaient de guingois sur son nez, elle aurait reconnu cette voix rauque et cette odeur de tabac hors de prix les yeux fermés.

Simon, comte de Trask.

L’homme dont elle était éperdument amoureuse depuis qu’elle avait douze ans. L’homme qui l’agaçait parfois si prodigieusement qu’elle en perdait presque la tête. Le ton désapprobateur qu’il affectait en ce moment même la faisait toujours grincer des dents, aussi lui fallut-il un moment pour refréner son 28

envie de lui donner un coup dans le bras. Elle avait découvert depuis fort longtemps que frapper le comte était comme s’en prendre à un roc.

En rajustant ses lunettes, Sophie se redressa de toute sa hauteur. Elle lui arrivait juste sous le menton.

Une ribambelle de petits noms lui avaient déjà été donnés par une clique d’admirateurs dévoués : ange tombé du ciel, fée, esprit des bois… Mais il n’y avait que Simon pour la comparer à un éléphant dans un magasin de porcelaine.

— Un voleur s’est enfui avec mon sac. J’essayais seulement de le récupérer, rétorqua-t-elle avec autant de dignité qu’elle put en rassembler.

Il plissa les paupières, soudain inquiet.

— Es-tu blessée ? s’enquit-il en lui prenant le bras et en l’attirant vers lui pour l’examiner de plus près.

Es-tu tombée ?

Elle secoua la tête.

— Non, je vais bien. Le voleur n’était qu’un petit garçon.

Une expression étrange passa sur son visage quand il se mit à renifler avec attention. On dirait un golden retriever, songea Sophie, agacée.

— Quelle est cette odeur ?

Elle se hérissa, sur la défensive face à ses yeux noirs inquisiteurs, mais elle finit par soupirer, résignée.

— C’est moi. Une fille de cuisine est sortie dans la ruelle, et m’a jeté un seau d’eau de vaisselle à la figure.

Il s’esclaffa.

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— C’est tout toi. Quoi qu’il en soit, tu ne peux pas te promener dans les rues de Bath avec cette puanteur à tes trousses. Je dois te ramener chez toi avant que quelqu’un te voie.

Ce qui était absolument impossible, car plusieurs des connaissances de Sophie les avaient déjà croisés au cours des dernières minutes en la dévisageant avec une curiosité insatiable. Elle n’avait aucune envie de parler à Simon de toutes les autres personnes qui l’avaient aperçue courant dans la ville comme une démente.

— Oui, lord Trask.

Simon héla un fiacre qui approchait de l’autre côté de la rue.

— Allons, ne fais pas tant de manières, Sophie.

Tu sais que ta mère ne supporterait pas que tu ailles parader dans un état pareil.

Bon sang ! Il était inutile d’essayer de rester digne avec ce diable d’homme. Il la connaissait trop bien.

— Très bien, Simon, céda-t-elle en s’efforçant de ne pas laisser transparaître son irritation dans sa voix.

Il lui fit traverser la rue jusqu’au véhicule qui les attendait. Elle le vit lancer un rapide coup d’œil aux alentours, et tiquer quand Nigel Dash, l’un de ses plus vieux amis, les salua poliment d’un signe de la main depuis le seuil de l’échoppe d’un drapier. Simon la jeta presque dans la voiture. Il avait horreur des ragots et des scandales, et l’escapade de la jeune fille susciterait les uns et les autres.

Après quelques indications sommaires au cocher, il monta à la suite de Sophie. Il s’installa aussi loin 30

d’elle que possible, tassé contre la portière du fiacre ; ce fut tout juste s’il n’alla pas jusqu’à passer la tête par la fenêtre. Certes, l’odeur était forte, mais elle se sentit agacée par la façon dont il en faisait tout un plat.

Elle était hélas coutumière de ce genre d’incidents.

Simon la connaissait depuis qu’elle était enfant, et il la considérait visiblement toujours comme une sale gamine de douze ans prompte à se cacher dans les buissons et à tomber au fond des lacs. Ces derniers temps, il ne lui adressait plus la parole que pour la réprimander ou lui faire des reproches. Il semblait incapable de comprendre qu’elle était une femme, désormais. Après tout, cela ferait bientôt quatre ans qu’elle avait accompli ses débuts en société.

Non pas que tout ceci eût une quelconque importance, puisqu’il ne la considérerait jamais comme autre chose qu’une embarrassante connaissance.

Une sœur, tout au plus. Les inclinations de Simon allaient aux jeunes matrones voluptueuses, aux veuves sophistiquées du beau monde. Il n’avait que faire d’une demoiselle maigrelette à lunettes qui ignorait tout des arcanes de la bonne conduite. Elle n’avait qu’un point commun avec celles à qui il contait fleurette : elle éprouvait pour lui une véritable adoration.

Mais contrairement à elles, elle pouvait s’enorgueillir de savoir le cacher. À la dérobée, elle observa cet homme qui avait le don d’embraser tous ses sens. Simon n’était qu’un peu plus grand que la moyenne, mais son corps musculeux était celui d’un athlète accompli. Le tissu de sa veste 31

superbement coupée était tendu sur ses larges épaules et ses bras puissants. Ses jambes musclées, engoncées dans ses hauts-de-chausses et ses bottes d’équitation, prenaient presque toute la place dans la cabine exiguë du fiacre.

Ceux qui, aigris, jalousaient les prouesses du comte, tant sur le terrain de sport que, soupçonnait-elle, dans la chambre à coucher, prétendaient qu’il avait tout l’air d’un forgeron, avec ses cheveux noirs comme le charbon, ses yeux noirs perçants et son physique bien charpenté. Mais de l’avis de Sophie, il était tout bonnement parfait, et s’il n’avait eu ce don de lui mettre les nerfs en pelote, elle aurait volontiers passé tout son temps libre en sa compagnie, à minauder comme une écolière follement amoureuse.

— Sophie.

Elle sursauta.

— Oui ?

— Pourquoi as-tu poursuivi ce garçon ? Tu aurais pu être blessée, sans parler des commérages que pourraient entraîner de tels actes. Une jeune femme bien élevée ne court pas après les voleurs.

Sophie se pétrifia en se creusant désespérément les méninges à la recherche d’une excuse qui justifierait son imprudence. Elle ne pouvait se résoudre à avouer qu’elle avait perdu son bracelet en or, du moins pas tout de suite. Et surtout pas à lui.

Elle écarquilla les yeux en priant pour avoir l’air d’une innocente éperdue.

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— Je sais, Simon. Mais mon… mon bracelet de corail était dans mon sac. Celui que m’a offert Robert à la mort de papa.

Pitié, Seigneur, faites que je ne sois pas foudroyée sur-le-champ pour avoir raconté un tel mensonge !

Il se retourna sur son siège pour la regarder, les traits de son beau visage s’adoucirent sous le coup de la compassion. Voilà qui était encore pire.

— Je suis désolé, Puck. C’est une bien triste affaire.

Il lui prit la main et essuya avec douceur une tache de saleté qui s’attardait sur son poignet. Au contact rugueux de ses doigts, elle sentit son pouls s’emballer.

— Cesse de m’appeler Puck, répliqua-t-elle machinalement.

Il avait pris l’habitude de lui donner ce nom des années plus tôt, pour la comparer au lutin malicieux du Songe d’une nuit d’été, la pièce de Shakespeare que Sophie appréciait le moins.

— Je suis sûr que Robert saura te dégotter un autre bracelet pareil à celui-là, lui assura-t-il d’un ton épouvantablement prévenant.

— Je n’en veux pas un autre ! C’est celui-là que je veux.

Il serra les mâchoires, comme si sa patience était mise à rude épreuve.

— Puck, tu ne peux pas te permettre de courir après la lune dans les rues de Bath comme une enfant dans les bois du domaine familial. Je sais que nous ne sommes pas à Londres, mais cette ville compte elle aussi son lot de tristes sires qui n’hésiteraient 33

pas un instant à s’en prendre à une demoiselle élevée dans un cocon. Il faut que tu apprennes à maîtriser tes impulsions.

Sophie se réfugia dans un silence de marbre, consciente de se comporter comme une gamine mais incapable de se corriger. La dernière chose dont elle avait besoin ce jour-là, c’était bien d’un autre sermon de Simon.

Celui-ci tourna la tête pour regarder par la fenêtre, visiblement peu ému par l’obstination de la jeune fille à ne pas lui répondre. Au bout de plusieurs minutes à essayer en vain de restaurer sa dignité, Sophie comprit qu’elle ferait aussi bien de descendre de ses grands chevaux. Rien ne pouvait transpercer la réserve implacable de Simon.

— Quand es-tu arrivé en ville ? lui demanda-t-elle.

— Ce matin. Je venais de quitter mes appartements sur Milsom Street quand je t’ai vue descendre la rue en courant comme si tu avais perdu la raison.

Sophie choisit de ne pas faire cas de cette dernière remarque.

— Tu ne loges donc pas chez tes tantes ?

D’habitude, lorsque Simon séjournait à Bath, il profitait de l’hospitalité de ses vieilles tantes, lady Eleanor et lady Jane, qui possédaient une élégante maison de ville à St. James’s Square. Les deux femmes étaient par ailleurs les marraines de Sophie. Après le mariage de Robert et Annabel, elles avaient invité leur filleule à prolonger son séjour à Bath. Sophie avait sauté sur l’occasion en espérant que ce changement 34

de décor parviendrait à apaiser l’agitation à laquelle elle était en proie.

— Non, répondit Simon. J’ai préféré me loger par mes propres moyens, sachant que tu habiterais sous leur toit tout le mois à venir. Je ne souhaite pas empiéter sur ton intimité.

L’humeur de Sophie s’assombrit encore. S’il désirait disposer d’appartements personnels, c’était pour pouvoir y inviter sa dernière maîtresse en date tant qu’il serait en ville, cela ne faisait aucun doute.

Ou alors, c’était qu’elle l’agaçait si prodigieusement qu’il n’avait aucune envie de se trouver sous le même toit qu’elle.

Le fiacre s’arrêta sur St. James’s Square. Simon lui tendit la main pour l’aider à descendre et l’escorta jusqu’au perron aux marches couleur de miel qui menaient à la porte d’entrée de la demeure de ses tantes. Sans grand enthousiasme, Sophie fit mine de défroisser le devant de sa jupe maculée tandis qu’il frappait à la porte.

— Je suppose que tu vas au moins entrer pour saluer tes tantes, avança-t-elle.

— Pas aujourd’hui. Sois gentille et dis à tante Eleanor que je passerai à la première heure demain. Des affaires urgentes m’appellent en ville. Je m’y rendais quand tu m’as accosté.

— Quand je t’ai accosté ? répéta-t-elle d’un ton sec, piquée au vif par cette réflexion déplacée.

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Elle reprit son souffle, prête à le gratifier de son sermon habituel sur son absence de dévouement familial, quand la porte s’ouvrit à la volée derrière eux.

— Bien le bonjour, milord. Miss Stanton.

Souhaiteriez-vous entrer ? demanda le majordome de lady Eleanor.

— Non, merci, Yates, lui répondit Simon. Je m’en allais.

— Milord, vos tantes sont impatientes de vous voir, insista Sophie. Cela fait une éternité que vous n’êtes pas venu à Bath. Puisque vous êtes là, pourquoi n’entrez-vous pas quelques minutes ?

Simon fronça les sourcils d’un air sévère, comme chaque fois qu’elle le réprimandait, et tout particuliè­ rement devant des domestiques. Il considérait cela comme une autre manifestation de son manque cruel de manières.

— Comme je l’expliquais il y a un instant, j’ai un rendez-vous important, déclara-t-il de la même voix glaciale. Rentre, Sophie, et va faire un brin de toilette.

On jurerait que quelqu’un t’a traînée par les cheveux dans des buissons.

Cette fois-ci, elle était à bout de patience.

— Oh, va au diable, espèce de bourrique ampoulée !

Elle fit volte-face et rentra en trombe sous les yeux d’un Yates médusé. Une incroyable satisfaction s’empara d’elle quand, jetant un regard par-dessus son épaule, elle constata l’air scandalisé de Simon.

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Peu importait ; il avait amplement mérité de subir sa colère. Et au moins cette fois-ci avait-elle véritablement eu le dernier mot.

Simon s’enorgueillissait de toujours savoir exactement ce qu’il voulait, et à ce moment précis, il n’avait qu’une envie : traîner Sophie dans le salon de sa tante, la mettre en travers de ses genoux et gratifier sa petite croupe rebondie d’une bonne fessée. Mais naturellement, il était suffisamment maître de lui pour réprimer ce genre d’impulsion.

Après un hochement de tête contrarié à l’intention de Yates, Simon retourna vivement vers le fiacre qui patientait et ordonna au cocher de le déposer à sa banque, sur High Street. Peut-être aurait-il pu prendre quelques minutes pour saluer ses tantes, mais il n’avait aucune envie de leur faire face – ni à Sophie, d’ailleurs – tant que son humeur ne serait pas revenue à la normale.

Il marmonna dans sa barbe en se remémorant la fureur avec laquelle elle l’avait regardé, son petit nez dressé et ses lunettes de guingois au-dessus de ses joues empourprées. Par quel miracle cette minuscule créature horripilante arrivait-elle toujours à lui faire perdre son sang-froid ? Cela faisait des années que ça durait, et il n’avait toujours pas l’ombre d’une réponse.

Il fallait qu’il ait perdu la raison pour oser seulement envisager de mettre son plan à exécution.

Mais il revit alors ses jolis yeux et la tristesse qui les avait envahis quand elle lui avait parlé de son bracelet ; 37

soudain, un désir familier reprit possession de lui : la protéger.

Sophie avait de merveilleux yeux couleur d’ambre, émaillés de paillettes vertes qui se mettaient à étinceler dès qu’elle se trouvait sous le coup d’une émotion trop vive. Ses lunettes dissimulaient souvent ces puits insondables, mais il y avait longtemps que Simon avait appris à ne plus voir les montures dorées perchées sur son nez.

Les quelques hommes qui l’avaient courtisée l’avaient comparée à un ange ou, pour les plus extravagants, à une reine des fées. Et pourtant, pour un ange, Sophie pouvait avoir très mauvais caractère, un défaut dont il avait pris conscience le jour où il l’avait sauvée de la noyade dans le lac du domaine du général Stanton.

Elle avait douze ans à l’époque. Partie explorer les berges du lac en barque avec son frère Robert, elle gloussait et poussait de petits cris suraigus, avec la fougue et l’enthousiasme insupportables propres aux jeunes filles de cet âge. Simon était tout juste de retour d’une chevauchée éprouvante dans les collines et longeait le lac pour rentrer chez lui. Quand Sophie s’était levée pour l’apostropher, la barque s’était retournée ; la jeune fille et son frère s’étaient retrouvés à l’eau. Robert était remonté immédiatement, mais Sophie avait disparu sous la surface.

Le cœur de Simon avait failli s’arrêter sous le coup de la panique quand le jeune homme avait vu sa masse de cheveux auburn disparaître dans les profondeurs.

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Il s’était alors jeté dans le lac et l’avait trouvée sans tarder avant de rejoindre la berge à la nage, en serrant son petit corps inanimé contre lui.

Lorsqu’elle avait repris connaissance, Sophie avait été mortifiée. Il avait bien tenté de lui remonter le moral en lui disant qu’elle ressemblait à un rat noyé, mais elle s’était contentée de le dévisager de ses yeux rougis. Puis l’orage avait éclaté, au point qu’elle avait fini par lui assener un coup de pied dans les tibias.

Rien que ça ! Et bien sûr, elle lui avait fait un mal de chien, car il avait pris le temps d’ôter ses bottes avant de plonger ; or les solides bottines de la demoiselle étaient, elles, lourdes et pleines d’eau. Elle s’était arrachée à son étreinte avant de rentrer en trombe vers la maison, sa petite silhouette nerveuse frémissant de rage.

Assurément, Sophie tenait plus d’un farfadet malicieux que d’un ange, et Simon avait écopé de suffisamment de contusions au fil des années pour le prouver.

Le fiacre s’immobilisa devant sa banque. Il paya distraitement le cocher tandis que son esprit revenait au problème de Sophie et la perte de son bracelet. Contrairement à ce qu’elle pouvait bien penser, il comprenait sans peine ce que représentait la disparition de sa babiole. Après tout, il avait lui-même aidé Robert à choisir ce maudit bijou, moins d’un mois après la mort du père de la jeune fille. Mais il était hors de question qu’il la laisse mettre en péril sa sécurité ou sa réputation, quelle que soit la 39

raison invoquée. Cette dernière mésaventure prouvait tout simplement une fois de plus qu’elle était incapable de s’occuper d’elle-même.

Le courroux de Sophie ne se ferait pas attendre s’il contrariait ses choix, mais elle allait devoir s’y habituer. Il avait parcouru tout le chemin jusqu’à Bath avec la ferme intention de l’épouser, et même si ce qu’il voulait – non, ce dont il avait un besoin vital – c’étaient ses terres, cela ne signifiait pas forcément que leur mariage ne pourrait pas se révéler des plus plaisants. Il ferait d’elle une épouse convenable et satisfaite, quoi qu’il lui en coûte. Dans l’intérêt de Sophie autant que dans le sien.