Ce que veulent les gentlemen - extrait

Ce que femme veut, Dieu le veut…

Marcus, duc d’Essex, a passé la majeure partie de sa vie à tirer son jumeau du pétrin. Mais cette fois, son frère a été trop loin : il a imité sa signature sur un certificat de mariage, confiant à ses bons soins une femme au caractère bien trempé qu’il n’a aucunement l’intention d’épouser. Quand Hannah découvre la supercherie, elle accepte de se faire passer pour l’épouse de Marcus, mais sa fureur est sans bornes… tout comme le désir inavouable qu’elle éprouve, malgré elle, pour son nouveau mari.

h is t ori qu e

ce que veulent les gentlemen

ce que veulent les gentlemen

caroline linden

Famille / Intrigues / Sexy

« Linden pimente délicieusement sa dernière romance : un mariage de pacotille, un époux tyrannique et une femme qui sait lui tenir tête. »

Booklist Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pauline Buscail Photographie de couverture : © Shutterstock ISBN : 978-2-8112-1274-2

9 782811 212742

7,60 €

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caroline linden

INÉDIT

romance 07/07/14 10:43

Après des études de mathématiques à l’université de Harvard, Caroline Linden entreprend une carrière dans la finance. Rapidement, son métier l’ennuie et il lui apparaît que la seule solution pour y échapper est de se jeter à corps perdu dans l’écriture de romans d’amour.

D’un coup, d’un seul et sans hésitation, elle jette tous ses livres actuariels et libère la diablesse qui sommeillait en elle sans l’ombre d’un regret. Elle vit désormais en Nouvelle-Angleterre avec sa famille.

Caroline Linden

Ce que veulent les gentlemen Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pauline Buscail

Milady Romance

Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : What a Gentleman Wants Copyright © 2006 by P.F. Belsley Tous droits réservés.

Publié avec l’accord de Kensington Publishing Corp. © Bragelonne 2014, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-1274-2 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr

À mes enfants, qui ne me laissent jamais aucun doute sur ce qu’ils veulent ; et à Eric, qui en fait autant.

Remerciements Écrire un premier livre est un vrai bonheur. On peut ajouter les phrases une par une, au gré de l’inspiration, disposer d’un temps infini pour relire et reprendre son texte, sans personne d’autre à satisfaire que soi-même.

En écrire un deuxième, en revanche, donne beaucoup plus de fil à retordre. Impossible d’attendre que l’inspiration se pointe quand ça lui chante ; il faut la traquer, lui extorquer une histoire pour respecter un délai. Merci du fond du cœur aux personnes suivantes pour leurs encouragements, leur soutien et leur indulgence à mon égard pendant la rédaction de ce roman : à Heidi Hermiller, sa toute première lectrice, pour ses remarques judicieuses qui m’ont permis d’améliorer la première partie ; à toutes mes amies passionnées de romance (Paula, Laura, Lori, Kristina, Flo, Sally, Sandy, Jackie, Sophia, Cynthia, Jessica, Eve, Teresa, Kate, Pamela, Kathy, Kathleen, Barbara et Irene) pour leurs nombreux témoignages d’amitié et de soutien ; à Stephanie Kip Rostan, mon merveilleux agent, grâce à qui je suis restée sur le droit chemin ; à John Scognamiglio, l’éditeur de rêve pour n’importe quel auteur ; et enfin, à mon mari et mes enfants, qui considèrent que ma manie d’écrire est plutôt cool, voire passionnante, même quand elle me rend dingue.

Prologue

P

ersonne ne remarqua le dernier venu. L’hôte et l’hôtesse s’étaient mêlés à leurs invités depuis longtemps. Encore une danse, et l’heure serait venue de souper.

Le retardataire ne se joignit pas à l’assemblée. À peine entré dans la salle de bal, il s’arrêta net, balayant du regard la foule élégante. Mais après un moment, il se tourna et monta l’escalier, s’éloignant des festivités.

D’un pas preste, il prit la direction de l’aile familiale, marquant un arrêt devant chaque porte, en ouvrant une par-ci par-là pendant une fraction de seconde, avant de la laisser se refermer et de poursuivre sa progression.

Enfin, ayant atteint le bout du couloir, il s’arrêta plus longuement, plaquant son oreille contre la porte en question. En jetant un coup d’œil furtif derrière lui, il l’ouvrit et se faufila à l’intérieur. N’importe qui d’autre aurait sans doute fait demi-tour en découvrant un couple sur de telles entrefaites. Marcus Reece, en revanche, n’était pas gêné le moins du monde, et au lieu de ressortir de la chambre, il referma la porte derrière lui.

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— Ici… Oh oui… oui…, gémissait la femme, son corps se cambrant de bas en haut, à l’abandon, la tête en arrière et les yeux fermés en pleine extase.

— Là ? Ah non, presque là, haletait l’homme en donnant une ruade entre ses cuisses.

Le pantalon aux chevilles, il avait les mains autour de ses hanches.

Le souffle court, la femme éclata de rire.

— Presque ? Attends-moi, mon amour.

— Impossible, grogna l’homme en s’appuyant sur un de ses coudes pour prendre son téton rose foncé dans sa bouche. Viens tout de suite.

— Oh… Oh… Oh… Oh !

Leurs cris devinrent stridents, alors qu’elle ouvrait enfin les yeux et s’apercevait qu’ils n’étaient pas seuls.

— Bonté divine ! s’exclama-t-elle tout en repoussant rapidement son amant et quittant sa posture à genoux, pour tenter vainement de se couvrir avec sa robe de chambre entrouverte. Que diable faites-vous ici ?

Marcus demeura de marbre.

— Je vous sauve la vie, apparemment.

L’homme installé sur la méridienne s’était suffi­­­ samment remis du choc pour se redresser et se tourner.

— Marcus, mon vieux, comme c’est aimable de te joindre à nous ! lança-t-il sur un ton sarcastique.

Qu’est-ce qui nous vaut l’honneur de ta présence ?

— Lord Barlow, répondit Marcus tandis que la femme, livide, émettait un curieux son étouffé. Il a beaucoup bu ce soir, et semble perdre patience quant 10

aux infidélités présumées de son épouse. Quelqu’un a fini par lui apprendre que, quand il va au club, lady Barlow accorde ses faveurs à d’autres gentlemen.

Il est déjà en chemin au moment où nous parlons, pour vérifier par lui-même la véracité de ces rumeurs.

La femme déglutit à grand-peine, et commença à se rhabiller frénétiquement. Marcus n’en tint pas compte et se retourna vers son frère.

— Barlow a l’intention de te tuer, David, reprit ce dernier à voix basse. Ton nom a été mentionné.

Lève-toi et habille-toi.

Se tournant vers la femme tout en remontant preste­ ment son pantalon, il rétorqua sur un ton accusateur : — Tu prétendais qu’il s’en moquait.

Les bras dans le dos tandis qu’elle s’efforçait de reboutonner sa robe, lady Barlow le foudroya du regard.

— Il s’en moque ! s’écria-t-elle. Sauf…

Elle jeta un coup d’œil à Marcus, qui avait mis la main sur la chemise de David et la remettait à l’endroit.

— Sauf quand il boit, reprit-elle d’une voix maussade.

— Ce type est un sale ivrogne ! rétorqua Marcus tout en jetant la chemise à son frère, qui l’enfila à la hâte. Tu m’as menti.

— Comme si tu t’en souciais ! riposta-t-elle.

Marcus les réduisit tous deux au silence : — Du calme ! Ça n’a plus d’importance. David, ma calèche attend près des écuries. Sors de la maison sans te faire repérer et rends-toi directement là-bas.

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Tiens, ajouta-t-il en tendant à David son gilet et sa veste.

— Pourquoi ? s’enquit ce dernier en enfilant sa veste.

Marcus sourit d’un air grave.

— Barlow m’a sans doute emboîté le pas et fera un scandale s’il te trouve. Ou s’il pense te trouver.

— Ah, concéda David en fourrant sa cravate défaite dans sa poche avant de se lever. D’accord, dans ce cas.

Près des écuries ?

Marcus, déjà tourné vers le miroir, hocha vigou­ reusement la tête. La porte s’ouvrit et se referma dou­­­­cement tandis que David quittait la pièce et que lady Barlow geignait : — Soit !

Marcus se passa la main dans les cheveux, les ébouriffant légèrement au passage.

— Que diable suis-je censée faire ? s’exclama-t-elle, voyant qu’il l’ignorait. J’imagine que vous n’avez pas de plan secret pour me permettre de me glisser dehors ?

— Vous, madame, vous venez avec moi.

Jocelyn Barlow afficha une moue boudeuse et croisa les bras sous sa poitrine.

— Je n’ai consenti à rien de tout ceci, gémit-elle.

Il lui jeta à peine un coup d’œil, et reprit : — Je n’ai pas souvenir de vous avoir demandé votre avis, mais vu l’humeur de votre mari, il vaudrait mieux le convaincre que vous étiez avec moi, plutôt qu’avec mon frère.

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— Votre frère m’a à peine touchée, marmonna-t-elle.

— Je m’en lave les mains que ça vous ait plu ou non, rétorqua-t-il sur un ton menaçant. Je m’en lave les mains, de vous.

Elle émit un grognement, et Marcus soutint son regard. L’espace d’un instant, il fut tenté de la laisser plantée là, encore débraillée. Il s’agissait d’une femme infidèle, apparemment d’une menteuse, et Marcus se moquait éperdument de son sort.

Mais s’il ne faisait rien, alors elle n’aurait aucune dette envers lui. Son époux était ivre de rage, il avait annoncé publiquement ses intentions, et Marcus ne pensait pas qu’elle lèverait le petit doigt pour le calmer ; il se pourrait même qu’elle apprécie d’être la cause d’un duel, et la notoriété qui allait avec. Marcus n’avait pas traversé la ville à la hâte pour les interrompre, juste pour que Barlow défie son frère avant le petit déjeuner du lendemain.

— Tournez-vous, la somma-t-il.

Bouche bée, elle regarda le visage inflexible de Marcus, et se retourna sans mot dire.

— Nous allons descendre nous mélanger aux convives, expliqua-t-il tout en rajustant correctement sa robe.

Dieu merci, il s’agissait d’une de ces femmes dévergondées qui ne portait pas de corset.

— Nous avons admiré les œuvres d’art dans la galerie, et David est parti depuis des heures. Inutile de mentionner quoi que ce soit de ce qui s’est passé 13

dans cette chambre, ajouta-t-il avant de la forcer à se retourner pour la dévisager d’un œil critique. Vos cheveux sont sens dessus dessous.

Elle rougit et se tourna vers le miroir pour se recoiffer.

Marcus attendait à la porte, s’efforçant de maîtriser son impatience. Il fallait qu’ils soient vus ensemble quelques minutes avant que Barlow débarque. Enfin, lady Barlow acheva sa toilette et prit le bras qu’il lui tendait, et ils quittèrent tous deux la pièce.

— Puis-je vous demander pourquoi vous faites ça ? s’enquit-elle.

— Non. Elle se tut un moment tandis qu’ils longeaient le couloir.

— Vous savez, quand vous avez surgi de nulle part… C’était assez surprenant, mais aussi, je dois l’avouer, plutôt excitant de vous voir là, en train de m’observer…

Elle afficha un air faussement effarouché et lui jeta un regard en coin agrémenté d’un battement de cils. Marcus, qui n’était pas facilement choqué, n’en croyait pas ses oreilles. Il se figea, attendant qu’elle lève les yeux vers lui.

— Vous faites une grossière erreur si vous pensez que vous avoir vue chevaucher mon frère comme une vulgaire catin avait quoi que ce soit d’excitant, lançat-il. Je vous conseille de faire une croix sur cette idée.

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Elle fit la moue de plus belle, et n’ajouta pas un mot jusqu’à ce qu’ils atteignent l’escalier et descendent dans la salle de bal.

D’habitude, Marcus ne parlait qu’aux gens qu’il connaissait et estimait, mais ce soir-là, il prit le parti de ralentir l’allure et de rouler un peu des mécaniques.

Lorsque quelqu’un l’interpellait, soit par son nom, soit en le prenant pour David, il faisait un signe de tête amical. Certains parurent surpris, mais il les ignora cordialement. Il n’y avait qu’une personne qu’il devait réellement duper, et Barlow avait bu.

— Vous, monsieur ! hurla une voix, tandis qu’un gentleman massif et ses comparses s’arrêtaient net juste derrière eux. Je réclame justice !

Après un ultime coup d’œil évocateur à lady Barlow, Marcus se retourna. Le reste de l’assemblée faisait déjà face à son détracteur, le souffle coupé par l’impatience.

Soit la rumeur courait encore plus vite que les chevaux de Marcus, soit cet imbécile avait fait part de ses intentions à la foule entière.

— Justice, Barlow ? Pourquoi donc, si je puis me permettre ?

En entendant le ton de sa voix, Barlow écarquilla les yeux et avala bruyamment la salive qui s’était accumulée dans sa bouche.

— Exeter. Oh. Je… J’ai cru…

Il s’éclaircit la gorge et jeta un coup d’œil nerveux à l’un de ses amis.

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— Exeter. Comment allez-vous, monsieur ? demanda-t-il en exécutant une courbette chancelante.

Marcus baissa les yeux vers lui.

— Je vais bien, répondit-il avant d’attendre que l’autre reprenne son souffle. Et vous-même ?

Barlow hoqueta en entendant son ton glacial.

— Très bien, monsieur, répondit-il avant de se taire de nouveau. Jocelyn, murmura-t-il.

— Bonsoir, mon époux, lança-t-elle en s’adonnant à une petite révérence, dissimulant son teint blême derrière son éventail.

Marcus ôta la main de lady Barlow de son coude.

— Maintenant que vous êtes là, Barlow, je vous rends votre épouse, en vous remerciant pour le plaisir de sa compagnie ce soir.

— Le plaisir de sa compagnie, répéta Barlow tout en prenant sa femme par la main. Oui. Enfin, hmm… oui.

Il semblait complètement déstabilisé, à deux doigts d’en perdre l’équilibre.

— Elle a eu la gentillesse de me montrer la galerie d’art de notre hôte, poursuivit Marcus. Plutôt impressionnant…

Lady Barlow était connue comme mécène. Marcus la soupçonnait de soutenir en particulier les jeunes et beaux artistes, mais la question n’était pas là.

— Plutôt.

Barlow semblait incapable de discuter. Il dévisageait tour à tour Marcus, puis sa femme, comme s’il ne 16

comprenait pas un mot de leurs propos. Mais il ne pouvait rien dire sans traiter son épouse de traînée et Marcus de menteur. Et même s’il avait peut-être assez bu pour céder à cette première impulsion, hors de question de se laisser aller à la suivante. Marcus décida qu’il en avait assez fait.

— Bonne soirée, Barlow. Lady Barlow.

Sur ce, il se retourna et s’éloigna, entendant lord Barlow se plaindre à l’un de ses compagnons : — Greaves, tu es un imbécile ! C’était Exeter, pas son bon à rien de frère.

Ce à quoi Greaves plaida : — Je n’ai jamais su les différencier !

Marcus sortit prestement de la salle de bal, ne tenant pas compte des murmures qui faisaient rage sur son passage. Sans donner l’impression de se presser, il quitta la demeure sans se retourner une seule fois. Sa calèche attendait devant le perron, le valet déjà sur le qui-vive à côté de la portière. Marcus tapa un coup sur le toit et ils démarrèrent presque immédiatement.

— Je suppose que je devrais te remercier, retentit la voix de David dans l’ombre, en face de lui. Je n’arrive pas à croire qu’elle m’ait menti…

— Si tu avais un tant soit peu de jugeote, tu aurais vérifié ses dires.

David émit un grognement.

— Eh bien, quand ai-je déjà fait preuve de finesse ?

Marcus était bien d’accord. David était totalement dépourvu de bon sens, à fréquenter la femme d’un 17

homme jaloux, puis à ébruiter l’affaire devant ses amis. L’un d’eux avait dû lancer la rumeur, faisant visiblement preuve d’aussi peu de discrétion que David.

— Je te conseille de partir en vacances le temps que le scandale retombe.

— Le scandale ? s’enquit David tout en se redres­­­ sant. Comment pourrait-il bien y avoir un scandale ?

Il ne nous a pas pris la main dans le sac, et même pas vus ensemble.

Marcus expira lentement.

— Barlow a entendu cet imbécile de Brixton épater la galerie avec cette histoire. Il était trop ivre pour comprendre pourquoi il avait trouvé sa femme avec moi, et non avec toi, mais il finira par le découvrir.

Trop de personnes raconteront qu’elle se trouvait avec toi auparavant.

David s’enfonça dans son siège en maugréant.

— Soit.

Marcus éprouva une pointe de soulagement en voyant David céder aussi facilement, et en profita pour enfoncer le clou.

— Demain.

— Allons bon, tu pousses le bouchon ! protesta David, mais Marcus demeurait silencieux. Ça aura sûrement l’air d’une fuite, tenta de nouveau David.

Marcus ne dit toujours pas un mot. Il se moquait de ce dont ça aurait l’air. Seules les conséquences lui importaient. Le silence régna dans la calèche jusqu’à ce qu’ils atteignent la maison de ville de David.

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Le véhicule pencha légèrement, lorsque le valet mit pied à terre pour atteindre la porte.

— Très bien, dans ce cas, j’irai…, cracha David.

Je te laisse le soin de récolter ces ragots à ma place.

Il bondit hors de la calèche sans dire au revoir, encore moins merci, et gravit l’escalier quatre à quatre.

Marcus s’avachit en soupirant. David serait parti avant que la migraine de Barlow ne s’estompe le lendemain, même s’il devait le jeter dans la calèche des postes ligoté et bâillonné. À vrai dire, Marcus cherchait un moyen d’éloigner David de Londres depuis longtemps, et même si celui-là n’était pas l’idéal – comment David osait-il mener une telle vie sans même penser une seconde à la réputation de sa famille, alors que leur sœur allait faire ses premiers pas dans le grand monde moins d’un an plus tard ? – cela ferait bien l’affaire. David dénicherait sans doute quelque chose, ou quelqu’un, de tout aussi peu recommandable à Brighton, mais la société londonienne serait plus accaparée par ses propres affaires. Sans duel, toute rumeur sur lady Barlow et David allait tomber dans l’oubli.

Soudain fatigué, Marcus fit signe au cocher de le ramener chez lui. Aucun intérêt de retourner au club.

Même si ça lui avait pris à peine une heure, voler à la rescousse de David l’avait épuisé et avait complètement ruiné sa soirée. Il savait qu’il était vain d’espérer toute manifestation de gratitude de sa part, mais il espérait que David ne lui en voulait pas pour autant. Un jour, se 19

dit Marcus, il ne ferait rien, et David se rendrait compte à quel point son comportement était cruel. Mais en attendant, il devait penser à Celia et à son avenir. Une fois que sa sœur serait heureuse et bien mariée, il se promit de laisser David livré à lui-même, libre d’agir – et de souffrir – à sa guise. Mais jusqu’alors, il serait son ange gardien. Marcus s’appuya la tête contre le coussin et récita une brève prière, pour que David ne fasse pas d’esclandre à Brighton.

Chapitre premier

L

a bourgade de Middleborough comprenait moins de deux cents âmes, et même si elle se targuait d’avoir à la fois un tailleur, une couturière, un cordonnier, et deux tavernes correctes, elle ne pouvait aucunement être considérée comme une ville.

Sa seule prétention à être connue, de même que sa principale source de revenus, était son emplacement. À vingt-cinq miles au nord se trouvait Londres, et Brighton se situait à la même distance au sud, de sorte que presque chaque voyageur entre ces deux villes traversait le village.

Ainsi, les habitants de Middleborough avaient l’habitude de voir de belles calèches et des attelages assortis débouler dans leur cité. La plupart faisaient halte dans l’une des tavernes, soit au Cygne Blanc, soit au Refuge du Roi ; mais la route principale, plate et en ligne droite, tentait plus d’un chauffeur – des gentlemen dans leurs plus beaux atours – à faire la course, à des vitesses qui faisaient de Middleborough un lointain souvenir.

Par une belle journée de printemps, deux de ces calèches apparurent à l’horizon. Marchant au bord de 21

la route, Hannah Preston, les bras chargés de paquets, poussa un soupir. Faisant passer son chargement sur un seul de ses bras, elle prit la main de sa fille et la tira sur le côté. Quelques instants plus tard, les calèches fusèrent dans un tonnerre de chevaux splendides et de roues aux peintures éclatantes.

— Imbéciles, murmura Hannah, en évitant de justesse une flaque de boue. Un de ces jours, on assistera à un accident spectaculaire.

Sa belle-sœur éclata de rire.

— Tu n’en manqueras pas une miette, à rester plantée sur le bord de la route.

— Alors autant que ça arrive sans tarder, rétorquat-elle. Le nouveau pasteur sera là d’ici un mois.

— Maman, voulez-vous qu’il y ait un accident ?

D’un air coupable, Hannah ne tint pas compte du ricanement de Sarah et s’empressa de répondre à sa fille.

— Non, Molly. Bien sûr que non.

— Ah, reprit Molly, suivant les calèches du regard.

Oncle Jamie a parié un shilling avec oncle Tom qu’il y en aurait un cette semaine.

— Tes oncles feraient mieux de ne pas aborder le sujet devant toi, répliqua Hannah, les sourcils froncés.

— Parier est un péché, maman ?

Hannah hésita. Son dernier mari aurait assuré que oui, mais comme les coupables étaient ses deux frères, elle pouvait difficilement les condamner.

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— Bon, Molly, intervint Sarah, tu dois savoir que oncle Jamie et oncle Tom adorent plaisanter.

Savaient-ils que tu étais là quand ils en ont parlé ?

Molly se mordilla les lèvres et baissa presque le menton jusqu’à sa poitrine.

— Je les ai écoutés alors qu’ils croyaient que je n’étais pas là. Ne vous fâchez pas, maman.

— Comment pourrais-je me fâcher ? Est-ce ta faute si Dieu t’a dotée de si bonnes oreilles ?

Un léger sourire parcourut le visage de Molly, et elle secoua la tête. Hannah fit une grimace pour encourager ce sourire.

— J’aperçois notre portail. On fait la course ?

Comme elle l’espérait, Molly se mit aussitôt à courir, hilare. Hannah pressa le pas, mais dut s’arrêter lorsqu’un caillou s’engouffra dans un trou de sa botte.

— Aïe ! gémit-elle, exaspérée.

— Il est temps d’acheter de nouvelles bottes ? demanda Sarah.

— Il est temps de chercher un emploi pour gagner de quoi m’acheter de nouvelles bottes, rectifia Hannah en soupirant.

Tandis qu’elles se traînaient sur le reste du chemin, Sarah ne dit pas un mot. Hannah ferma le portail que Molly avait laissé grand ouvert.

— Vous serez toujours les bienvenues chez nous, reprit Sarah d’une voix douce, mais Hannah secoua la tête.

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— Tu as déjà cinq enfants à toi, Sarah. D’autant que vivre avec Jamie pourrait bien me rendre folle.

Penaude, Sarah sourit. Hannah se força à lui rendre la pareille. Elle essayait seulement de l’aider. Ce n’était pas sa faute si elle n’avait pas de chambre à lui offrir.

— C’est bien suffisant que tu m’aies aidée à ramener tout ceci chez moi aujourd’hui, ajouta-t-elle.

— J’aimerais pouvoir changer les choses, Hannah.

Cette dernière évita de croiser le regard de sa belle-sœur.

— Moi aussi, mais c’est impossible, et on ne peut rien y faire.

Si seulement les choses étaient différentes. Si seulement le nouveau pasteur n’attendait pas de prendre possession du presbytère. Si seulement elle avait les moyens de s’acheter une autre maison. Si seulement son époux n’était pas mort en la laissant seule.

Molly était assise sur le perron, applaudissant de joie d’avoir gagné la course. Hannah fronça les sourcils, avant d’éclater de rire. Sarah amena les paquets dans la cuisine, Molly sur les talons, tandis que Hannah prenait le temps de gratter ses bottes.

Dans le couloir, des petites empreintes sombres indiquaient que Molly avait oublié de nettoyer ses souliers. Hannah poussa un soupir mêlé de douceur et d’amertume. C’était trop demander à une fillette de quatre ans de se souvenir de règles pareilles, visiblement, et tant que c’était la demeure de Hannah qui était parsemée d’empreintes, pas de 24

quoi fouetter un chat. D’ici quelques semaines, cela dit, tout serait différent. Comme cette petite maison allait lui manquer. Elle soupira de nouveau, attrapant le chiffon suspendu près de la porte pour nettoyer les traces de pas. Elle ne voulait pas élever sa fille comme une invitée dans la demeure d’un autre, pas plus qu’elle-même ne voulait vivre ainsi, même si la personne en question était son propre père ; mais elle n’avait d’autre choix. Elle n’avait nulle part où aller, et devrait se faire une raison.

Derrière elle, le portail grinça.

— Je vous demande pardon, m’dame, l’interpella une voix peu distincte. Vous savez où j’peux trouver un docteur ?

Hannah se retourna, plissant les yeux pour dévisager cet étranger à l’accent aristocratique. Grand, bien vêtu, et visiblement ivre, elle se décida à répondre, tandis qu’il bataillait contre une mouche insistante.

— Que vous est-il arrivé ? s’enquit-elle.

— Il y a eu…, commença-t-il avant de se racler la gorge, un genre d’accident, en fait.

— Quel genre d’accident, et où ?

Le docteur vivait à l’autre bout de Middleborough, à plus d’un demi-mile de là. Il valait mieux que personne ne soit gravement blessé. L’étranger leva un bras en direction de la ville.

— Par là, un énorme trou dans la route, vous le saviez ? J’ai eu beaucoup de chance d’y échapper moi-même.

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La vitesse à laquelle il avait levé le bras avait déstabilisé l’homme, et il tituba contre la boîte aux lettres.

— Que s’est-il passé ? demanda Hannah.

Ledit trou avait été comblé par une pierre à peine quelques jours auparavant, jusqu’à ce que des hommes venus de la ville la déterrent après avoir reçu un trop grand nombre de plaintes. Sans doute n’avaient-ils pas encore fini de le reboucher.

— Eh bien, il est rentré dedans, bien sûr. Éjecté directement de son siège.

Hannah hocha la tête. Elle avait l’habitude d’aider son prochain, et même si peu de gens étaient éjectés de leurs calèches en passant, ils n’en demeuraient pas moins des créatures de Dieu, et prétendaient à la charité chrétienne venant de la femme du pasteur.

La veuve du pasteur, se rappela-t-elle brutalement.

— Je vais venir voir ce que je peux faire, reprit-elle.

Sarah apparut au bout du couloir, sans doute attirée par la voix étrange.

— Il y a eu un accident de calèche ! lui cria Hannah.

Je vais voir si je peux aider. Pourrais-tu rester un peu plus longtemps et donner son thé à Molly ?

— Bien entendu, répondit Sarah.

Hannah descendit prestement l’allée jusqu’au portail, où l’homme vacillait dangereusement d’un côté.

— Est-il gravement blessé ? demanda-t-elle, tout en empruntant la direction qu’il lui avait indiquée.

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— Aucune idée, répondit-il, visiblement pas très inquiet. Devrais-je aller chercher le docteur ?

— Allons le voir d’abord. Je suis Mrs Preston, la femme du pasteur, et j’ai déjà vu toutes sortes de blessures.

Elle parvenait à sentir l’alcool imprégné sur lui, et soupçonnait son ami d’exhaler la même odeur. D’après l’expérience de Hannah, les ivrognes semblaient mener des existences heureuses. Avec un peu de chance, celui-là s’en tirerait aussi bien.

Même s’il était un peu plus grand qu’elle, le compagnon de route de Hannah semblait avoir du mal à tenir la cadence. Elle lui posa quelques questions supplémentaires, mais en dehors du fait que les calèches faisaient la course, il n’avait rien à offrir. Ils contournèrent le virage sur la route puis arrivèrent sur le lieu du drame.

Les chevaux semblaient ne pas avoir été blessés.

Ils tenaient toujours debout, tremblants, mais relativement calmes. La calèche, un phaéton jaune criard, n’avait plus qu’une roue, l’essieu à même le sol.

Une autre calèche était garée non loin de là, ses chevaux attachés à une branche d’arbre. Aucun signe de qui que ce soit d’autre.

— Où est-il ?

Son guide clignait des yeux, l’air incrédule.

— Par ici.

Il la conduisit de l’autre côté d’une petite pente, un peu à l’écart de la route, en direction des champs.

27

Deux jambes vêtues d’un pantalon bleu et de grandes bottes vernies dépassaient de sous un myrtillier.

— Il a roulé un moment, expliqua l’homme.

— Quel est son nom ? s’enquit Hannah tout en s’approchant.

— Reece. Oui, c’est ça. Lord David Reece.

Il n’avait rien d’un grand seigneur en l’état. Hannah s’agenouilla à côté de l’homme et dégagea les branches jusqu’à ce qu’elle aperçoive une tête pourvue de cheveux bruns.

— Lord David ? lança-t-elle à voix haute. Vous m’entendez, lord David ?

— Réveille-toi, Reece, hélait son compagnon en donnant un coup de pied dans l’une des bottes de l’homme étendu. J’ai ramené de l’aide.

— Ne le frappez pas, je vous prie, monsieur. Il s’est peut-être fracturé les jambes, poursuivit Hannah avant de se retourner vers la victime, tendant la main pour lui secouer doucement l’épaule. Lord David, vous… ?

Lorsqu’elle le toucha, il tressauta, puis surgit brusquement de sous le buisson en braillant.

— Bon sang, ça fait mal ! Laissez-moi tranquille !

Il traça un grand cercle avec son bras, poussant Hannah, le souffle coupé, en arrière. Il hurla de plus belle : — Nom de Dieu ! Que diable est-il arrivé à mon bras ?

— Monsieur ! s’exclama Hannah en s’agenouillant péniblement. Je suis venue pour vous aider.

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— Tu iras en enfer à coup sûr maintenant, Reece, reprit le premier homme, hilare. Tu jures devant la femme d’un pasteur.

— Mille excuses, grommela l’homme blessé, en plaquant son bras contre son corps. Bon sang, ça fait mal !

Hannah fit mine de ne pas avoir entendu ce juron.

— Où avez-vous mal ?

— Au bras, gémit-il, en se recroquevillant.

Elle avança la main de nouveau, et il recula.

— N’y touchez pas, je pense qu’il est cassé. Tout ça c’est ta faute, Percy !

— Bien fait pour toi ! s’exclama son ami. Tu as voulu faire la course… C’est pas moi qui t’ai fait buter contre le trou dans le sol.

— Va au diable, grogna David, en virant un peu au vert.

— Messieurs ! s’écria Hannah en les foudroyant tous deux du regard. Vous pourrez vous disputer plus tard, mais pour l’heure, ne devrions-nous pas quitter la route ? Ma maison est juste en bas, donc nous allons vous y conduire, et j’enverrai chercher quelqu’un au village.

Lord David acquiesça faiblement, et Hannah espéra qu’il n’allait pas lui vomir dessus.

— Parfait, reprit-elle. Monsieur Percy, voulez-vous bien l’aider à se lever ?

Ils mirent l’homme blessé debout, seulement pour le voir blêmir soudainement et trébucher sur 29

le sol, semblant tomber raide mort. Hannah soupira, ordonnant à Mr Percy de le soulever une nouvelle fois, en se calant en soutien sous l’aisselle de lord David.

Son long bras pendait sur l’épaule de Hannah, sa tête tombant en arrière, et Hannah chancela sous son poids. Aucune chance qu’ils parviennent à le hisser dans la calèche encore en état de marche, donc ils devraient marcher. Dieu merci, Percy était aussi grand que son ami, et parvenait à supporter le plus gros de la charge, mais il était encore ivre et ils avançaient lentement.

Enfin, ils atteignirent la maison et Hannah ouvrit le portail d’un coup de pied. Ils emmenèrent le corps flasque de lord David dans le jardin, et Hannah appela Sarah dès qu’ils atteignirent la porte.

— Par ici, lança-t-elle à Mr Percy en lui indiquant le petit salon.

Elle n’était pas sûre du tout que le sofa conviendrait à la taille de lord David, mais elle ne pouvait pas faire un pas de plus. Elle avait l’impression que son épaule avait été arrachée en deux. Lourdement, ils déposèrent lord David sur le canapé, et Hannah, soulagée, se laissa tomber sur une chaise.

— Bonté divine !

Sarah observait la scène depuis le seuil, les mains sur les hanches.

— Reste-t-il du thé ?

Hannah savait précisément à quoi Sarah pensait : elles l’avaient eu, leur accident spectaculaire !

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Sarah avait un sens de l’humour cinglant. À la question de Hannah, Sarah acquiesça, sans quitter des yeux l’homme étendu sur le canapé.

— Veux-tu bien en amener, s’il te plaît ? demanda Hannah avec une politesse exagérée.

Sarah lui jeta un coup d’œil, afficha un petit sourire, puis retourna dans la cuisine.

Hannah se tourna vers son visiteur.

— Monsieur Percy, asseyez-vous. Mrs Braden, ma belle-sœur, va ramener du thé. Je vais voir si je peux aider lord David.

Elle se leva et tira les rideaux pour mieux y voir.

La lumière tomba sur un homme étonnamment beau. Lord David Reece était grand et bien bâti, détail qui n’avait pas échappé à Hannah sur la route, mais il était aussi très attirant. Des cheveux bruns, presque noirs, portés longs et dégagés de son visage par un fin ruban en cuir. Des cils aussi noirs que de la suie, des sourcils imposants, des pommettes rebondies, de grandes lèvres fermes… Hannah ne put s’empêcher d’être impressionnée. Il s’agissait de l’un des hommes les plus beaux qu’elle ait jamais vus, même s’il empestait l’alcool.

Elle se concentra sur le bras de l’homme. Son manteau était extrêmement bien coupé et lui allait à merveille, ce qui le rendait presque impossible à enlever tant qu’il était inconscient. Elle s’arrangea pour sentir son bras à travers l’étoffe, et atteignit la bosse tordue au niveau de son épaule. Elle était sans 31

doute déboîtée, une blessure relativement bénigne, mais pas une que Hannah était en mesure de guérir.

Elle descendit jusqu’à sa jambe. Vu l’angle de son pied sur le sol, elle se dit qu’il était cassé, et la façon dont il s’était évanoui dès l’instant où il s’était appuyé dessus semblait confirmer cette théorie. Ses bottes, tout comme son manteau, lui allaient comme un gant, mais devaient être ôtées. Si sa jambe gonflait dans sa botte, découper la chaussure sans aggraver sa blessure deviendrait difficile. Elle se tourna vers Mr Percy.

— Je crois que sa jambe est blessée, ou peut-être sa cheville. Il vaudrait mieux lui retirer sa botte.

— Quoi ? Oh. D’accord…

Percy joignit les mains, s’approchant des pieds de son ami.

— Non ! s’écria Hannah, comprenant ce qu’il comptait faire. Sa cheville est peut-être cassée. Nous devrions la découper…

Mr Percy parut horrifié.

— Hors de question ! protesta-t-il, indigné. Ces bottes viennent de chez Hoby. Pour rien au monde Reece ne les découperait. Je vais la lui enlever, n’ayez crainte.

— Non, je vous en prie, monsieur Percy…

Hannah grimaça lorsqu’il saisit la botte et l’arracha.

— Argggh !

Lord David se réveilla en hurlant.

— Bougre d’idiot, Percy ! Que diable es-tu en train de faire ?

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— Je l’empêche de découper ta botte, Reece.

Mr Percy jeta la botte sur le sol, chancelant pour se laisser tomber sur une chaise. Agrippant sa jambe, lord David se tourna pour dévisager la femme.

— Il se peut que votre jambe soit cassée, avançat-elle d’une petite voix.

— On dirait bien ! Nom d’un chien, ça fait mal !

Hannah pinça les lèvres en entendant un tel langage.

— Qui êtes-vous, d’ailleurs ? reprit-il en la fou­­­ droyant du regard.

— Je suis Mrs Preston. Vous êtes dans ma maison.

Hannah croisa le regard de Sarah qui les observait, un plateau à thé dans les mains, les sourcils froncés.

— Merci Sarah. Voulez-vous du thé, lord David ?

Il émit un grognement et se plaqua le bras devant les yeux. Hannah se tourna vers son ami.

— Monsieur Percy, peut-être devriez-vous aller voir vos chevaux. Mr MacKenzie au Cygne Blanc ou Mr Edwards au Refuge du Roi pourront vous les garder dans une écurie.

Percy se leva d’un bond, visiblement soulagé. Il avait regardé le plateau à thé avec un mélange de dégoût et de résignation, et Hannah se demandait s’il avait encore de l’alcool dans sa calèche.

— D’accord. Mille mercis, m’dame. Reece…, poursuivit-il en traînant les pieds, je vais m’assurer que tes chevaux noirs sont bien gardés.

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— Sors de là, Percy ! marmonna lord David, encore camouflé sous son bras.

Hannah s’approcha de Sarah.

— Il lui faut un docteur, chuchota-t-elle.

Sarah regarda l’homme affalé sur le canapé.

— Je pourrais y aller, mais tu es sûre que je peux te laisser seule avec lui ?

— Eh bien, je pourrais toujours mettre un coup dans sa jambe cassée, répondit Hannah. Ça devrait le calmer s’il essaie de me violer.

Sarah étouffa un grognement, tout en attrapant son châle.

— Je ferai vite.

Hannah leva les yeux au ciel et retourna dans le petit salon.

— Vous êtes vraiment la femme du pasteur ?

Il semblait suspicieux. Hannah servit une tasse de thé et l’amena jusqu’au canapé.

— Je l’étais, répondit-elle. Mon époux est mort il y a six mois.

Il s’éclaircit la gorge.

— Profondément navré, répliqua-t-il avant de baisser les yeux vers le thé. Vous n’auriez pas un peu de cognac pour agrémenter ce thé, si ? Pour ses vertus curatives ?

— L’alcool vous a mis dans cette posture, lord David ; ce serait très malvenu de ma part de vous en donner davantage.

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— Appelez-moi Reece, reprit-il, en s’enfonçant dans le canapé et faisant mine de ne pas voir le thé qu’elle posait sur la table à côté de lui. C’est quoi ce village ?

— Middleborough. À moins d’un demi-mile d’ici.

— Logique. La bourgade à mi-chemin, lança-t-il avant de lui jeter un regard larmoyant. Juste une malheureuse petite goutte de cognac ? J’ai tellement mal au bras… La douleur est insoutenable.

Hannah hésita. Le docteur allait mettre un moment à arriver.

— J’ai du xérès.

— C’est parfait ! l’encouragea-t-il avec ferveur. Le xérès serait idéal.

Hannah restait sceptique, mais l’homme souffrait de toute évidence ; l’ivresse était le cadet de ses soucis pour l’instant. Elle alla chercher le xérès.

Quand elle revint, il avait les yeux fermés, et elle se contenta de laisser la bouteille et le verre à côté du thé. Elle ne pouvait pas faire grand-chose pour lui, et s’il pouvait se reposer avant l’arrivée du docteur, alors tant mieux. Elle retourna dans la cuisine, où Molly finissait tout juste son thé.

— Maman, pourquoi ce monsieur est-il ici ?

Hannah épousseta les miettes de pain sur la table dans ses mains et les jeta par la fenêtre.

— Sa calèche était abîmée et il s’est blessé. C’était la maison la plus proche, donc nous l’avons ramené ici.

— Il va rester longtemps ?

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— J’en doute, ma chérie. Tante Sarah est partie chercher le docteur March.

— Oh. Molly parut rassurée. Hannah lava les tasses et les mit à sécher sur l’égouttoir à vaisselle.

— Il boit le vin de papa, reprit la petite fille.

Les mains de Hannah se crispèrent autour de la théière. L’espace d’un instant, elle put entendre Stephen répondre lui-même aux questions de Molly, la faisant rebondir sur ses genoux, leurs têtes blondes appuyées l’une contre l’autre. Et à présent, quelqu’un d’autre buvait son xérès.

— Oui. La jambe de ce gentleman le fait beaucoup souffrir, et le vin l’aide à se sentir un peu mieux.

Après quelques instants de réflexion, Molly ajouta : — Ça n’a pas aidé papa.

La gorge de Hannah se serra, et elle ne trouva d’abord rien à répliquer. Comment expliquer à une enfant que son père, un homme robuste et en pleine santé, pouvait prendre froid sous la pluie et en mourir ?

Molly n’avait pas beaucoup parlé du décès de Stephen, et une fois que Hannah lui eut expliqué que son papa était parti rejoindre les anges dans le ciel, elle avait paru satisfaite, et sa curiosité assouvie. Hannah ignorait si c’était bon signe.

— Il va mourir, lui aussi, maman ?

Hannah tressaillit. Molly n’avait que quatre ans.

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— Non, Molly, je ne crois pas qu’il va mourir. Il n’est pas très malade, et nous allons bien prendre soin de lui avant qu’il ne rentre chez lui.

— Mieux que nous avons pris soin de papa ?

Molly leva des yeux remplis d’innocence, les bras posés sur la table, le menton appuyé sur ses mains, ses petites jambes ballantes. Une douleur comprima de nouveau la poitrine de Hannah, celle de n’avoir pu guérir son époux. Ce n’était qu’un rhume, pour l’amour du ciel…

— Oui, Molly. Nous allons prendre soin de lui au mieux, et ne le laisserons pas tomber malade.

Molly hocha la tête, visiblement soulagée.

— Je peux aller planter des fleurs ? Missy a envie de creuser.

Hannah acquiesça, et Molly se leva d’un bond de son siège et courut dans le jardin, sa poupée en chiffon à la main. Hannah débarrassa les assiettes et emballa les derniers petits gâteaux.

Elle retourna dans le petit salon pour prendre le plateau. Lord David avait toujours le bras posé sur son visage, mais la bouteille de xérès était vide. Hannah l’ajouta sur le plateau et ramena le tout dans la cuisine.

Elle mit la bouteille de côté et soupira. Les dernières traces de Stephen disparaissaient de jour en jour.

Elle avait donné ses vêtements aux pauvres, comme il le lui avait demandé, et ses livres resteraient dans la maison. Elle n’avait nul besoin de sermons ou de textes théologiques. Bientôt il ne resterait plus rien 37

de lui et de leur vie ensemble. Elle prépara une autre théière, pour elle cette fois-ci.

Au moment où Molly accourut dans la maison, criant que tante Sarah était arrivée accompagnée du docteur March et d’oncle Jamie, Hannah se sentit mieux. Ces moments d’angoisse se faisaient de plus en plus rares avec le temps. Le souvenir le plus important de Stephen, sa fille, déboula dans la cuisine, les yeux brillants.

— Oncle Jamie est là ! Je lui ai dit qu’il avait gagné son pari contre oncle Tom, et il m’a répondu que je pourrais avoir le shilling !

Hannah jeta un regard amer à son frère aîné.

— C’était un geste très noble, Jamie.

Il afficha un sourire éclatant.

— Assure-toi qu’elle s’achète quelque chose chez Mrs Kimble en ville, renchérit-il, en adressant un clin d’œil à sa nièce.

Molly poussa un cri perçant. Jamie ébouriffa ses cheveux bouclés.

— Va dans le jardin maintenant, petite. Il faut que je parle à ta mère.

Molly passa la porte en courant.

— Que s’est-il passé ?

— Où est le docteur March ?

— Dans le petit salon, avec Sarah.

— Une course en calèche, répondit Hannah en poussant un soupir. L’une d’elles a buté sur un relief et s’est renversée. Je pense qu’il a la jambe cassée, et il 38

se peut que son épaule soit déboîtée, poursuivit-elle tandis qu’un hurlement sourd résonnait depuis le salon. Son ami est venu demander de l’aide. Ils sont complètement ivres l’un et l’autre.

Jamie hocha la tête, et la suivit jusqu’au petit salon.

Le docteur March était penché sur le bras de l’homme blessé. Il leva les yeux lorsqu’ils entrèrent.

— Ah, monsieur Braden, je vais avoir besoin de votre aide. Ce bras est déboîté.

Hannah se précipita aux côtés de lord David. Il avait les yeux fermés, et un fin filet de transpiration gouttait sur son front.

— Comment vous sentez-vous ? s’enquit-elle, compatissante, tandis que Jamie retirait son manteau et que Sarah allait chercher des bandages.

— Foutrement bien, répondit-il les dents serrées, plissant ses yeux injectés de sang. Mais je vous remercie pour le xérès.

Hannah sourit, et recula pour que le docteur puisse remettre son épaule en place. Le visage de lord David se crispa instantanément, mais il n’émit pas le moindre son, même lorsque Jamie buta par accident contre sa jambe blessée.

— Et voilà, monsieur, annonça le docteur.

Gardez-la bandée et immobile pendant une semaine, et tout ira bien. Maintenant, montrez-moi votre jambe.

Hannah s’assit à côté de son patient et lui prit la main. Il la dévisagea, stupéfait.

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— Vous venez de Londres, monsieur ? demandat-elle, s’efforçant de le distraire de l’examen médical.

Il hocha la tête.

— J’en partais. Sur ordre familial.

— Vous avez de la famille dans les environs, j’imagine ?

Hannah observait tandis qu’un pli se creusait dans le visage du docteur March. Lord David émit un grognement.

— Une sœur et une belle-mère. Et un frère à Londres.

— Hm-hmm, fit Hannah d’un air absent, essayant de voir comment le médecin s’y prenait.

Il avait étendu la jambe indemne de lord David, et semblait mesurer les deux l’une par rapport à l’autre.

— C’est très grave, à votre avis ? s’enquit-il.

Hannah écarquilla les yeux.

— Je vous demande pardon ?

— Ma jambe, précisa-t-il, son teint blêmissant encore tandis que le docteur tirait sur sa jambe.

— Je suis certaine que tout ira bien, émit Hannah sur un ton hésitant. Le docteur March est un excellent praticien.

— Eh bien, monsieur, vous avez définitivement la jambe cassée, annonça alors le docteur. Ça va mettre un moment à guérir. Vous ne devez pas vous appuyer dessus pendant quatre semaines. Je vais vous mettre une attelle et un bandage, et la nature se chargera du reste.

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Lord David acquiesça, et sa main se détendit dans celle de Hannah. Elle n’avait pas remarqué qu’il l’agrippait plus fermement. Le médecin lui adressa un regard sans équivoque, et lorsqu’il sortit, elle le suivit jusqu’à la porte.

— Il ne faudrait pas le déplacer, madame Preston, reprit le docteur à voix basse. Serait-ce un si lourd fardeau de le garder ici ?

Hannah hésita.

— Bien sûr que non.

— Enfin, docteur March, il ne peut décemment pas rester ici ! s’exclama Jamie. Elle vit seule avec un enfant. Elle ne peut pas s’occuper d’un homme estropié.

Le docteur soupira.

— Dans ce cas, j’imagine que je pourrais lui administrer suffisamment de laudanum pour faire le voyage jusqu’en ville, mais personne à l’auberge ne pourra prendre soin de lui. Il sera incapable de faire quoi que ce soit pendant un moment.

— Jamie, reprit Hannah, en posant la main sur son bras. J’allais te demander si tu pourrais convaincre père d’envoyer Willy ici. Il pourrait aider lord David.

— Je n’ai pas donné mon accord, rétorqua sèchement Jamie. Je ne te laisse pas toute seule avec un inconnu, même si Willy est là. Ce pourrait être n’importe qui !

Il ne s’est pas vraiment montré sous un bon jour en attendant…

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— Jamie, il a la jambe cassée, l’interrompit doucement Sarah. Et c’est la maison de Hannah.

Il jeta un regard noir à sa femme.

— Je ne peux pas le mettre à la porte, plaida Hannah. Il souffre déjà assez comme ça.

— Je suis d’accord, monsieur Braden, dit le médecin. Cela pourrait faire encore plus de mal à cet homme, de l’emmener ne serait-ce qu’en ville.

Le frère de Hannah marmonna dans sa barbe au sujet d’imbéciles d’ivrognes qui se jetaient des calèches, mais cessa de protester. Le docteur alla bander la jambe de lord David, et Hannah et Sarah se retrouvèrent seules dans le couloir tandis que Jamie sortait s’occuper de ses chevaux.

— Eh bien, ça en fait de l’agitation à Middleborough, fit remarquer Sarah. Un seigneur ivre qui s’écrase sur le pas de ta porte.

Hannah soupira.

— Je m’en passerais volontiers. J’aurais largement préféré trouver un coffre rempli de pièces d’or devant ma porte, ajouta-t-elle en jetant un coup d’œil dans le petit salon. Mais je peux me débrouiller, tant que père laisse venir Willy.

Sarah pinça les lèvres.

— Nous lui dirons que ce gentleman a l’air riche. Ça devrait suffire.

Hannah réprima un éclat de rire. Son père consentirait à n’importe quoi qui puisse l’enrichir, 42

y compris se passer de son plus jeune fils pour aider un étranger.

— Merci.

Sarah afficha un large sourire tandis que Jamie l’appelait.

— Bonne chance.

Hannah la suivit jusqu’à la porte et leur fit un signe de la main lorsqu’ils se mirent en route.

La chance ne sera pas de trop.

Le temps commençait à manquer. Une fois le nouveau pasteur arrivé un mois plus tard, elle devrait retourner chez son père, à moins de trouver une autre solution. Chez son père, en compagnie de sa nouvelle épouse et de ses deux petits frères. Un mois semblait un délai bien court. Et désormais, elle devrait prendre soin d’un invalide pendant ce mois.

En soupirant et en priant silencieusement, Hannah retourna dans le petit salon pour aider le docteur.

À suivre...