Sans attendre - extrait

Quand Leah est aux commandes d’un avion, elle oublie tout : le lycée, les problèmes familiaux, les histoires avec les garçons… Elle vient d’obtenir sa licence de pilote d’entreprise et l’ été s’annonce radieux.

Mais c’était sans compter l’arrivée d’Alec et Grayson, les fils jumeaux du propriétaire. Lorsque Grayson découvre le terrible secret de Leah et menace de tout révéler, la jeune fille se voit contrainte d’obéir à un étrange chantage, le cœur tiraill é entre méfiance et attirance pour ces deux jeunes hommes.

Un été sous tension sur le tarmac !

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marianne Durand Photographies de couverture : © Vanesa Munoz / Trevillion Images ISBN : 978-2-36231-130-7

9 782362 311307

16,90 €

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19/09/2014 17:03

Jennifer Echols est née à Atlanta et a grandi dans une petite ville près d’un lac magnifique en Alabama – un décor qui l’a beaucoup inspirée. Quand elle était au lycée, elle faisait partie de la fanfare et se consacrait à la pratique de plusieurs instruments (douée au saxophone, honorable aux percussions, médiocre à la trompette et franchement mauvaise au hautbois) avant de se tourner sérieusement vers la littérature et l’écriture. Ses comédies romantiques pour adolescents et jeunes adultes ont été publiées dans sept langues à travers le monde et ont remporté de nombreux prix.

Sans attendre est son premier roman publié en France.

Sans attendre

Ce livre est ĂŠgalement disponible au format numĂŠrique

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Jennifer Echols

Sa ns attendr e Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marianne Durand

Collection dirigée par Barbara Bessat-Lelarge

Titre original : Such a Rush Copyright © 2012 by Jennifer Echols Tous droits réservés © Bragelonne 2014, pour la présente traduction Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse ISBN : 978-2-36231-130-7 C a st el mor e 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@castelmore.fr Site Internet : www.castelmore.fr

Remerciements Je remercie du fond du cœur ma brillante éditrice, Lauren McKenna, pour son enthousiasme, ainsi que mon incroyable agent, Laura Bradford, pour avoir permis à ce livre de voir le jour ; mon père et mon frère, pilotes tous les deux, qui avec beaucoup de patience m’ont appris à faire voler (et s’écraser) un avion ; ma complice, Erin Downing, pour avoir lu et compris ; et, comme toujours, mes critiques avisées, Catherine Chant et Victoria Dahl, pour leur soutien indéfectible.

Pour mon père et mon fils, dont la passion pour les avions a inspirÊ ce livre.

Chapitre premier

Septembre

D

ans chacune des villes de Caroline du Sud où j’ai vécu (et il y en a eu beaucoup), le terrain de caravaning se trouvait à côté de l’aérodrome. L’année de mes quatorze ans, après un énième déménagement, j’ai pris une décision. Si je devais être condamnée à habiter dans un mobil-home toute ma vie, j’avais le droit de me plaindre de l’odeur du kérosène, comme ma mère, je pouvais boire jusqu’à finir ivre morte pour oublier le bruit, comme tous nos voisins, ou je pouvais apprendre à piloter.

Plus facile à dire qu’à faire. La première étape, c’était de tra­­ verser le terrain de caravaning, de me faufiler à travers le grillage qui entourait l’aérodrome, et de présenter ma candidature pour un boulot. Pour une fois, j’ai eu de la chance. La ville de Heaven Beach cherchait à embaucher quelqu’un pour s’occuper des tâches administratives et remplir les réservoirs des avions, un poste difficile à pourvoir. Les hommes qui désiraient travailler sur le tarmac étaient incapables de taper à la machine. Les femmes qui savaient taper à la machine refusaient de se mettre de l’essence sur les mains.

Une gamine de quatorze ans à l’air affamé ferait très bien l’affaire.

Je répondais au téléphone, je mettais des cales sous les roues des avions de passage, je remplissais à ras bord les réservoirs des 11

petits jets d’entreprise… J’accomplissais toutes les tâches qui ne demandaient aucune compétence particulière. En d’autres termes, c’était moi qui faisais tourner l’aérodrome. Il n’y avait pas grandchose de plus à faire dans un petit aérodrome de province comme celui-ci. Pas besoin de personnel à plein-temps. Pas de tour. Pas de contrôleur aérien, quelle blague ! Rien pour empêcher les avions de se rentrer dedans, si ce n’était leurs pilotes.

Mon bureau faisait face à l’entrée aux murs vitrés, qui donnait sur la piste. La plupart du temps, j’allais m’asseoir sur le porche en emportant le téléphone portable de fonction, au cas improbable où quelqu’un appelle, et je regardais les avions décoller et atterrir.

Derrière le bâtiment de l’accueil se trouvaient des hangars réservés aux pilotes civils. Certains garaient leur avion en plein air, devant mon bureau. Une fois arrimés, ils ne risquaient rien, à moins d’être frappés par un ouragan ou une tornade. À ma gauche, entre le terrain de caravaning et moi, se trouvait toute une série de grands hangars pour les entreprises. À ma droite, il y avait le mât et la manche à air, les pompes à essence, et encore d’autres hangars en tôle. Le plus proche était recouvert d’inscriptions en rouge et blanc, qui se décollaient et s’effaçaient en raison des tempêtes soufflées par l’océan : Hall Aviation Traction de bannières : faites découvrir votre entreprise aux vacanciers !

Balades en avion, magnifiques paysages maritimes Dispersion de cendres au-dessus de l’Atlantique École de pilotage Au mois d’août, j’avais regardé les petits appareils de Hall Aviation raser l’herbe près de la piste et emporter des bannières qui se déroulaient derrière eux, dix fois plus longues que les avions eux-mêmes. En écoutant les hommes qui buvaient du café et 12

glandaient sur le porche avec M. Hall, j’avais compris que son fils aîné était l’un des pilotes tracteurs de bannières. Ses fils jumeaux, qui avaient mon âge, venaient parfois aider le samedi, assemblant les lettres pour les bannières. Alec était souriant, blond, et il avait l’air d’être le gentil garçon équilibré pour lequel le prenait M. Hall, alors que Grayson s’attirait constamment des ennuis. Il était un peu plus grand que son frère, et cachait ses cheveux sous un chapeau de cow-boy en paille, et ses yeux derrière des lunettes de pilote aux verres miroirs. Je n’aurais pas su dire s’il me regardait depuis l’autre bout du tarmac, quand j’allais fumer ma clope sur le porche toute seule, mais j’imaginais que oui. Tout à coup, j’avais l’impression d’avoir pris un coup de soleil sur tout le corps, alors que j’étais à l’ombre.

Ils étaient partis, désormais : les jumeaux chez leur mère, à Wilmington, à une heure et demie de route, et l’aîné était de retour à la fac. La plage s’était vidée de ses touristes. La saison des bannières était terminée. C’était le moment idéal pour aller demander un cours de pilotage à M. Hall. Les brochures de Hall Aviation remplissaient des porte-documents dans tout mon bureau, à disposition des visiteurs. Je connaissais le prix fort à payer pour un cours, et je n’aurais pas à me rendre ridicule en allant le demander à M. Hall.

Toutefois, rassembler l’argent nécessaire, et le courage de me lancer, m’a pris un mois entier. Je suis enfin allée jusqu’à Hall Aviation et j’ai frappé à la petite porte latérale du hangar, où s’étalaient les lettres « O » et le « L » de « École ». Quand M. Hall m’a crié d’entrer, j’ai louvoyé entre les avions et les outils pour rejoindre le petit bureau calé dans un coin. Je me suis assise sur la chaise face à lui et je lui ai demandé de me prendre comme élève. Il m’a fait la pire réponse possible en me tendant un formulaire d’autorisation à faire signer à ma mère.

Elle n’était pas à la maison quand je suis rentrée de l’aérodrome ce soir-là. Je suis restée allongée sur mon lit, incapable de dormir, me demandant comment lui présenter le document. Elle n’était 13

toujours pas là quand je suis partie au collège le lendemain matin.

Toute la journée, je me suis inquiétée de ce que j’allais lui dire.

Je pouvais lui faire remarquer que piloter pouvait un jour déboucher sur une carrière. Elle me disait cela de temps en temps, que je ferais quelque chose de ma vie. Je craignais qu’elle cesse de m’encourager quand elle découvrirait que j’avais économisé de l’argent pour un cours frivole au lieu de le lui donner.

La forêt côtière remplie de broussailles que je voyais par la fenêtre du bus me paraissait toujours aussi étrange, même après un mois passé à Heaven Beach. On approchait du terrain de caravaning, et j’espérais que, contre toute attente, ma mère serait là et que je pourrais en finir avec ça. Elle allait peut-être dire non, mais au moins, j’arrêterais de me torturer l’esprit.

J’ai glissé ma main dans la poche de mon jean pour effleurer le formulaire plié qui s’y trouvait, avec l’argent destiné à payer mon cours de pilotage. J’aurais été dans la mouise si j’avais perdu l’argent au collège, mais je ne voulais pas prendre le risque de laisser le formulaire ou les billets dans ma chambre, où ma mère pouvait tomber dessus si elle se retrouvait désespérément à court d’argent, comme c’était parfois le cas, et qu’elle se mettait à fouiller partout.

J’ai retiré ma main, et j’ai vu que Mark Simon m’observait depuis le siège opposé. Il devait savoir, pour l’argent. Il avait deviné ce que j’avais dans ma poche à la façon dont je l’avais touché, et il allait me le prendre. C’était toujours ma première hypothèse. On m’avait volé beaucoup de choses dans beaucoup de bus.

Je me suis forcée à prendre une profonde inspiration et à me détendre, laissant passer ma réaction instinctive. Mark n’était pas si pauvre que cela. Il prenait ce bus parce qu’il travaillait pour son oncle à l’aérodrome après l’école, pas parce qu’il vivait dans un mobil-home. Je lui ai jeté un coup d’œil, et je me suis aperçue qu’il avait un air plus lubrique que calculateur. Il croyait m’avoir surprise en train de me caresser.

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Je provoquais ce genre de réaction de plus en plus souvent, et ça me surprenait toujours autant. Avant, quand ma mère et moi vivions plus à l’intérieur des terres, près de la base de l’Air Force, je ne me faisais pas remarquer. Je portais les vêtements qu’elle me trouvait, quels qu’ils soient. J’avais toujours détesté mes cheveux bouclés, d’un brun si foncé qu’ils en paraissaient noirs, sauf en plein soleil. Ils s’emmêlaient tout le temps. J’y avais déjà cassé un peigne. Puis, un jour béni de l’été passé, j’avais vu une émission de relookage à la télévision, qui disait que les filles aux cheveux bouclés devaient faire la paix avec eux, s’offrir une bonne coupe, utiliser des produits adaptés, et les laisser sécher naturellement. J’avais fait de mon mieux avec un salon de coiffure pas cher et des produits de seconde marque. Le résultat était bien plus satisfaisant, et je m’étais complètement transformée au cours des semaines précédant notre déménagement.

Dans ma nouvelle école, ces changements avaient eu l’effet voulu. Plus personne n’avait pitié de moi parce que ma mère ne s’occupait pas de moi et que je ne savais pas me débrouiller toute seule. Je m’en sortais très bien dorénavant, et ça se voyait. Le côté négatif, c’était que je me faisais reluquer par des mecs comme Mark, et que du coup les filles me collaient une étiquette de salope et m’évitaient. Mais je savais qui j’étais. Je marchais la tête haute.

Perdre la compassion pour gagner la fierté était un compromis acceptable.

Du moins, jusqu’à ce que je doive faire face aux avances d’un garçon. Mark s’est levé, se retenant au dossier d’un siège comme le bus prenait un virage, et il a traversé l’allée. Il m’a donné un petit coup de hanche pour que je lui fasse une place, avant de baisser les yeux sur ma main, toujours posée sur ma poche.

— Je peux t’aider ? a-t-il proposé.

S’il m’avait posé la question quelques mois plus tôt, j’aurais pu dire oui. Il n’avait rien du côté solide et séduisant des mecs plus vieux qui gagnaient du muscle pour aller avec leur pic de croissance.

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Mais pour un adolescent de quinze ans maladroit, il était plutôt mignon ; il avait des yeux au regard fixe et endormi qui étudiaient mon corps sans la moindre gêne, et des cheveux bruns ébouriffés sur la tête, comme s’il ne se douchait pas tous les jours parce qu’il passait la nuit à boire et qu’il attrapait le bus de justesse le matin.

C’était le genre de mec avec lequel je finissais toujours, l’accro à l’adrénaline qui réussissait à me convaincre de faire des trucs que je n’aurais jamais faits seule.

Il me rappelait mon copain du terrain de caravaning à côté de la base de l’Air Force, qui semblait se moquer du fait que j’aie les cheveux en bataille du moment qu’il pouvait coucher avec moi. Il m’avait convaincue de le faire avec lui dans les bois, au bord de la piste d’atterrissage, avec les avions qui nous rasaient pour décoller, à l’endroit exact où ils s’écraseraient s’ils avaient un problème. Entre le sexe, l’adrénaline, et le spectacle des ventres aérodynamiques des avions, j’avais ressenti quelque chose. Et j’en voulais encore.

Mais quand je lui avais dit que je déménageais à Heaven Beach, le jour même il avait sauté sur ma meilleure amie. J’en avais assez des garçons qui voulaient « m’aider », du moins pour le moment.

J’ai jeté un regard noir à Mark en me levant dans l’espace étroit entre les deux sièges.

— Pousse-toi. Je ne veux pas devoir te passer dessus.

— Oh, mais ça ne me dérangerait pas, a-t-il répondu avec un sourire moqueur.

Là, j’étais en colère. Un gentil garçon de bonne famille, ou même un garçon pas si gentil que ça, comme Grayson, le fils compliqué et canon de M. Hall, ne ferait pas une réponse aux sous-entendus salaces à une gentille fille de bonne famille. Si je descendais du bus dans le quartier riche à l’autre bout de la ville, et non au terrain de caravaning, je n’aurais pas à faire attention à chacun de mes mots pour éviter qu’on y voie des sous-entendus sexuels. Seigneur ! J’ai essayé de me faufiler devant lui.

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— Allez, quoi, Leah… pourquoi tu t’arrêtes ici ? Pourquoi tu ne restes pas avec moi dans le bus jusqu’à l’aérodrome ?

C’était un défi mais, malgré toute son arrogance, je voyais bien qu’il était vexé. Je devais faire attention, ne pas lui laisser croire que je l’évitais. Si je le blessais dans sa fierté, il ferait tout pour aggraver les choses en cours.

— Ma mère veut me voir entre les cours et le boulot, ai-je répondu, mentant sans ciller.

Hors de question de lui dire la vérité. Il essaierait de me faire péter les plombs. Les fois où j’avais fait l’erreur d’aller jusqu’à l’aérodrome avec lui, il m’avait suivie à mon bureau et il était resté un moment, me demandant des dépliants, des cartes, menaçant de mettre le feu à la réserve avec son briquet si je ne lui accordais pas mon attention, avant d’être obligé de se traîner jusqu’au hangar des avions d’épandage s’il ne voulait pas que son oncle lui tombe dessus.

Le bus s’est arrêté sur la deux-voies dans un grincement de freins et a ouvert ses portes devant la route de gravier qui menait au terrain de caravaning. Ben Reynolds et Aaron Traynor ont descendu les marches à pas lourds. Si je n’atteignais pas les portes dans les prochaines secondes, j’allais rater l’arrêt. Je devrais traverser l’aérodrome avec Mark et rebrousser chemin pour rejoindre mon mobil-home. Ce serait la merde si, en arrivant enfin chez moi, je me rendais compte que j’avais raté ma mère.

J’ai donné un nouveau coup à Mark.

— Pousse-toi, ai-je dit aussi fermement que possible, pas assez fort toutefois pour que les cinq derniers occupants du bus se retournent pour nous regarder.

Les yeux lourds emplis de ressentiment, il a décalé ses jambes dans l’allée, me laissant la place de me faufiler.

— À demain, Leah-qui-pue ! a-t-il lancé comme je me dépêchais de remonter l’allée.

Deux filles se sont mises à glousser.

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Je me suis sentie devenir écarlate. Je ne puais pas. J’étais certaine que lui oui, vu l’état de ses cheveux aujourd’hui. Mais les gens s’attendaient à ce que je sente mauvais. Il suffisait qu’il le dise au collège, et tout le monde le croirait. J’ai aussitôt commencé à réfléchir à ce que j’allais mettre le lendemain, passant mes vêtements en revue pour trouver ce qui pourrait être aussi tendance et élégant que possible étant donné mon absence totale de budget.

J’ai posé les pieds sur le gravier et plissé les yeux sous la lumière vive du soleil comme le bus s’éloignait pesamment. Ben m’a coupé la route dans le terrain de caravaning. Il a formé un V avec ses doigts devant sa bouche, et agité la langue dans ma direction. Aaron a éclaté de rire derrière lui.

J’ai rivé mon regard sur la laverie automatique au milieu des mobil-homes, et je me suis mise à marcher. À la télévision, ils disent que, si vous ignorez les petites brutes, elles finissent par se lasser.

Dans le monde réel, ça marche une fois sur deux. Quand ça ne marche pas, vous vous retrouvez avec deux grands mecs qui vous suivent pas à pas tandis que vous traversez le terrain de caravaning, tiraillant vos vêtements, comme des chiens. Mais ce jour-là, ça a marché. Aaron a ramassé une poignée de gravier et l’a jetée en direction de l’entrejambe de Ben, avant de s’enfuir à toute allure, poursuivi par son pote. Ils ont disparu entre les mobil-homes.

Je me suis sentie soulagée, jusqu’à ce que je touche le formulaire dans ma poche. Je t’en prie, sois à la maison. La confrontation avec ma mère était imminente, et j’ai senti mon cœur se serrer. Tout à coup, je n’étais plus si pressée. De toute façon, si par hasard elle était là, elle ne pourrait pas m’échapper. Il n’y avait qu’une seule route pour entrer et sortir du terrain de caravaning. J’ai contourné la laverie automatique en traînant les pieds pour rejoindre l’emplacement des boîtes aux lettres, encastrées dans le mur pour qu’il soit plus difficile de les braquer. J’ai ouvert la nôtre en serrant les dents. Depuis mes dix ans, je relevais le courrier parce que ma mère ne le faisait jamais.

C’était moi qui avais annoncé la mauvaise nouvelle pour nos trois 18

dernières expulsions, et je m’attendais chaque jour à découvrir une enveloppe de ce genre. Ce n’était pas le cas aujourd’hui : il n’y avait que des trucs inutiles, que j’ai balancés à la poubelle. Dans les coins les plus classes de Heaven Beach, il y avait des poubelles à papier à côté des autres. Au terrain de caravaning, on ne recyclait pas.

Je t’en prie, sois à la maison. J’ai farfouillé dans mon sac pour trouver mes cigarettes et j’en ai allumé une, sentant la première bouffée de nicotine m’aider à me détendre. Dans notre ancienne ville, mon copain me filait des cigarettes en douce. Maintenant que je devais me les acheter toute seule, ça faisait un gros trou dans mon budget. J’avais essayé d’arrêter, mais c’était le seul point positif de mes journées, ça, et regarder les avions. Je t’en prie, sois à la maison. J’ai pénétré dans l’espace sombre entre les arbres. Le gravier crissait sous mes pas. De la musique country retentissait depuis une caravane, bien que toutes les fenêtres soient fermées. Au moins, je savais que quelqu’un était là. Si Ben ou Aaron revenaient, je pourrais appeler à l’aide en cas de besoin. Bien sûr, ma mère avait souvent appelé à l’aide au milieu des mobil-homes, sans que personne ne vienne. Je t’en prie, sois à la maison.

Je suis arrivée devant notre emplacement, j’ai contourné les palmiers nains, et je me suis arrêtée net. Une voiture, plus vieille que moi, d’un rouge passé avec une portière passager bleue, était garée sur le terrain poussiéreux. Ma mère n’avait pas de voiture. Un homme, torse nu, avec une longue queue-de-cheval grise, est sorti du mobil-home et a posé le pied sur les blocs de ciment branlants, tenant l’un des côtés de la télévision qui était apparue chez nous peu de temps après notre arrivée. On se faisait encore cambrioler. La nicotine se répandait dans mon corps, et j’avais presque la tête qui tournait comme je me retournais pour m’élancer vers la caravane à la musique country.

Puis l’homme a commencé à descendre les marches, et ma mère est apparue dans l’embrasure de la porte, portant l’autre bout de la télévision. Je ne l’ai pas immédiatement reconnue. La dernière fois 19

que je l’avais vue, quelques jours plus tôt, elle était blonde décolorée.

Là, ses cheveux étaient d’un roux flamboyant. J’ai su que c’était elle grâce à sa démarche.

J’ai relâché de la fumée de cigarette. Ce type devait être le copain de ma mère. Elle m’avait dit qu’on déménageait à Heaven Beach parce qu’il allait lui trouver du boulot dans le restaurant où il travaillait. Mais elle n’avait toujours rien, et il n’était jamais venu quand j’étais là. Je commençais à croire qu’elle l’avait inventé. Parfois, on déménageait parce qu’un de ses copains disait qu’il allait lui donner un job. Parfois, c’était ce qu’elle me disait, mais je découvrais ensuite qu’on était parties parce qu’elle devait de l’argent à quelqu’un.

Elle avait dû me dire la vérité, cette fois-ci. Elle demandait toujours une télévision en premier à ses copains, parce qu’elle savait que j’adorais la regarder. La télévision me tenait compagnie. C’était aussi la première chose à être mise en gage, parce que ça valait beaucoup d’argent et que c’était facile à transporter. Le réfrigérateur n’avait été mis en gage qu’une seule fois.

— Bonjour, ma puce ! m’a lancé ma mère. Tu veux bien ouvrir la portière pour Billy ?

J’ai ouvert la portière côté conducteur et j’ai rabattu le siège pour qu’ils puissent caler la télévision sur la banquette arrière. Ils ont eu beaucoup de mal, et se sont balancé des bordées de jurons.

La télévision était presque aussi grande que la banquette arrière. Ils ont réussi à faire entrer l’un des côtés. Ma mère l’a maintenue en place tandis que Bill contournait lentement la voiture. Lorsqu’elle se penchait comme ça, on remarquait bien que son short était trop court, mais elle était encore bien fichue pour une mère. Heureusement, vu qu’elle n’avait que trente ans.

Elle a fini par se redresser, laissant la portière ouverte pour que Billy puisse s’installer derrière le volant, et s’est tournée vers moi.

— Tu es tellement jolie aujourd’hui ! Viens dans mes bras !

J’ai obéi, et j’ai aussitôt senti mon corps tout entier se détendre, comme après une première bouffée de cigarette. J’ai pris bien soin 20

de tenir mon mégot loin de ses cheveux, afin de ne pas y mettre le feu. Je ne craignais plus qu’elle me voie fumer. Au début, je croyais qu’elle se fâcherait, mais elle m’avait surprise une ou deux fois, et n’avait jamais rien dit.

Elle m’a serrée contre elle, avant de me lâcher.

— Je suis désolée de devoir prendre la télévision. Billy a besoin d’argent pour sa voiture.

Soit elle me mentait, soit elle était vraiment débile. Qui paierait pour acheter une voiture pareille ?

— Ce n’est que pour deux ou trois semaines, a-t-elle ajouté. Le temps qu’on le rembourse.

Encore une fois, soit elle me mentait, soit elle était débile. Les prêteurs sur gages ne fonctionnaient pas comme ça. Ils allaient donner des clopinettes à Billy, et lui soutirer tellement d’intérêts pour pouvoir récupérer la télévision que je ne la reverrai jamais.

En plus, s’il n’avait déjà pas assez d’argent pour se débrouiller maintenant, ce serait la même chose quand il recevrait son chèque.

J’avais vu jouer ce scénario entre ma mère et ses copains assez souvent pour être capable d’en prédire la fin. Je ne savais pas si elle ignorait ce qui allait se passer, si elle s’en fichait, ou si elle ne savait tout simplement pas comment faire autrement.

Elle a tressailli et a brusquement levé la tête lorsqu’un avion est passé en rugissant au-dessus de nous. Le terrain de caravaning se trouvait au bout de la piste d’atterrissage. La forêt d’épineux protégeait les mobil-homes du bruit, et c’était comme ça qu’on se faisait surprendre. L’ensemble mécanique improbable est soudain apparu au-dessus de nous et s’est élancé dans le ciel comme par magie, assez lent pour donner l’impression qu’il allait tomber, assez bruyant pour faire vibrer les tôles métalliques des mobil-homes. J’ai senti l’adrénaline envahir mes veines, semblable à de la nicotine, mais en mieux.

— Seigneur, je déteste ces foutus avions, a lancé ma mère. Billy va bientôt m’obtenir ce job, et on partira dans un endroit sympa, je te le promets.

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— OK, ai-je répondu d’un ton neutre.

Elle disait tout le temps ça. Il lui arrivait d’avoir du boulot mais, le plus long qu’elle ait tenu, c’était un mois. J’ai observé l’avion jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière une rangée de pins.

J’entendais encore son moteur, et j’ai reporté mon attention sur la piste d’atterrissage.

— Attends une minute, a dit ma mère. Toi, tu as de l’argent que tu pourrais donner à Billy.

Ma cigarette s’était consumée jusqu’au filtre. J’ai quand même tiré dessus en me tournant vers ma mère, m’obligeant à ne pas regarder ma poche, où se trouvait tout mon argent.

— L’argent de l’aérodrome ? ai-je demandé calmement en recrachant ma fumée. Je ne gagne pas grand-chose. Ils retirent les taxes. Et je paie déjà l’électricité et l’eau.

La lumière de fin d’après-midi faisait ressortir de façon étrange ses rides sous la couche d’ombre à paupières bleue qu’elle avait appliquée sur ses yeux.

— Tu y travailles tous les jours après les cours, et tout le weekend, a-t-elle dit en me regardant d’un air sceptique.

— En fait…, ai-je répondu, horrifiée de voir comme le mensonge me venait facilement. Je ne travaille que pendant la moitié du temps.

Ils ne me donnent pas assez d’heures à faire. Mon copain travaille là-bas, et je passe du temps avec lui.

— Vraiment ? a fait ma mère en haussant ses sourcils fins.

Comment s’appelle-t-il ?

Mark. La réponse la plus évidente aurait été « Mark », mais je n’arrivais pas à sortir une telle connerie. Avant même de savoir ce que je faisais, j’ai pris une autre option.

— Grayson Hall. Son père est le propriétaire des avions qui tractent les bannières au-dessus de la plage.

— Je déteste ces trucs, a-t-elle lâché. Mais un garçon comme ce Grayson, c’est le genre à rester à l’école et à peut-être faire quelque chose de sa vie.

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— Peut-être.

Je me suis sentie prête à vomir.

— Sheryl ! a appelé Billy depuis sa voiture. On va pas attendre le déluge.

— À plus, ma chérie, a dit ma mère.

Elle a fait mine d’embrasser le bout de ses doigts et de m’envoyer un baiser, avant de traîner les pieds jusqu’à la voiture, soulevant un nuage de poussière, et de monter du côté passager.

J’ai agité la main jusqu’à ce que la voiture disparaisse dans la forêt, et je me suis rendu compte que je tenais toujours mon mégot.

En temps normal, je l’aurais rapporté à l’intérieur, j’aurais bien vérifié qu’il était éteint, et je l’aurais mis à la poubelle. Ce jour-là, je l’ai balancé dans la poussière au milieu des centaines d’autres mégots abandonnés par ma mère et tous ceux qui avaient vécu là avant nous, puis je suis entrée dans notre mobil-home.

Sans la télévision, le mur avait l’air vide, même s’il ne l’était pas.

Avant l’arrivée de notre écran, ma mère y avait accroché des cadres contenant mes photos de classe de première, deuxième et troisième années d’école primaire. En quatrième année, elle avait commencé à dire que l’école lui bouffait tous ses sous, et que ces photos étaient tellement chères que c’était du vol. Mes visages souriants, nouvellement révélés, m’ont regardé traverser notre salon-cuisine.

Je me suis enfuie dans le couloir pour rejoindre ma chambre, où j’ai ouvert le tiroir de ma commode pour en sortir le contrat de location de notre mobil-home. Ma mère jetait constamment ce genre de trucs. J’essayais de mettre la main dessus avant elle. Parfois, pouvoir ressortir toute la paperasse pouvait se révéler utile quand un propriétaire cherchait à nous mettre dehors. Cette fois-ci, ça me permettrait d’imiter sa signature.

J’ai pris le formulaire d’autorisation dans ma poche et je l’ai déplié. Cherchant de quoi faire presse-papiers, j’ai récupéré le magazine posé sur ma commode : le numéro du mois passé d’Avion & Aviateur, que j’avais emprunté au bureau de l’aéroport.

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Je n’avais pas vraiment réfléchi en le prenant. J’aimais bien lire des articles le soir, avant de dormir. Ils me tenaient compagnie. J’avais toujours eu l’intention de le rendre. Tout à coup, j’ai eu l’impression d’être une voleuse.

Et ce n’était pas fini. J’ai bien observé la signature de ma mère sur le contrat de location, et j’ai recopié le « S » de « Sheryl » sur le formulaire d’autorisation. Ce n’était pas très réussi. J’avais la main qui tremblait. Mais contrairement à l’école, M. Hall n’avait pas d’autre exemple de sa signature dans ses dossiers. J’ai continué avec « heryl ». J’allais avoir des emmerdes. J’allais m’en vouloir plus tard, je le savais. J’ai recopié le « J » de « Jones ». L’autre option, c’était de rester coincée au sol et de ne jamais piloter un avion. J’ai écrit le « ones ».

Filer tout mon argent à ma mère pour qu’elle et Billy, ou son copain du mois, puissent se faire une méga teuf, qu’il s’offre une nouvelle canne à pêche et un flingue, qu’ils mettraient en gage pour se payer de la bière, ou du crack si c’était ce genre de mec, pour ensuite essayer de regagner l’argent en jouant au casino indien de Caroline du Nord.

J’ai souligné « Sheryl Jones » exactement comme elle, comme une gamine de quatorze ans encore amoureuse de sa propre signature.

J’ai rangé le formulaire dans ma poche. Le magazine sous le bras, j’ai fermé le mobil-home à clé en sortant et je suis partie bosser.

Je suis passée juste hors de portée du pit-bull enchaîné de notre voisin, qui m’a aboyé dessus et a essayé de se jeter sur moi comme un fou. Quand je suis sortie de la forêt pour arriver dans la grande clairière, ses aboiements ont été noyés par le bruit du moteur d’un avion. Le biplan Stearman datant de la Seconde Guerre mondiale que l’oncle de Mark utilisait autrefois pour répandre des pesticides était sur le point d’atterrir.

Mark m’avait dit que son oncle, M. Simon, venait d’acheter trois Air Tractor. C’étaient les avions les plus moches que j’avais jamais vus à l’aéroport, tout en longs nez ridicules et angles durs, peints en jaune criard. Depuis que M. Simon se servait de ces monstruosités pour faire de l’épandage, il avait redonné au biplan son usage de 24

transport de passagers, afin que l’un de ses pilotes puisse emmener des touristes faire une virée.

Le biplan était magnifique : l’énorme hélice qu’il avait sur le nez était contrebalancée par ses longues ailes au-dessus et en dessous.

Il donnait l’impression de surgir d’une machine à remonter le temps.

Je l’ai regardé descendre et j’ai retenu mon souffle, attendant qu’il s’écrase. J’avais toujours l’impression que les avions allaient s’écraser.

Pourtant, je n’avais encore jamais été témoin d’un accident. Le biplan a rasé le sol, s’est posé tout en délicatesse, et a ralenti. J’ai trébuché, et je me suis rendu compte que j’avais quitté les hautes herbes pour poser le pied sur le tarmac.

Au loin, je voyais les hommes de l’aérodrome occupés à se prélasser sur les sièges à bascule du porche de mon bureau. M. Hall ; l’Amiral, un véritable amiral, à la retraite, qui n’en avait pas du tout l’air avec son bermuda et sa chemise hawaïenne ; M. Simon, qui avait tout du chef d’une entreprise d’épandage, avec sa salopette et sa casquette au logo d’une usine aéronautique ; un autre ancien de la Navy – ils étaient nombreux, à Heaven Beach – et le pilote du jet d’une des entreprises locales. Plusieurs d’entre eux ont tourné la tête pour me regarder approcher.

Quand je suis arrivée à portée de voix, ils me regardaient tous, et ils avaient cessé de parler. J’étais certaine qu’ils avaient les yeux rivés sur le numéro d’Avion & Aviateur sous mon bras. J’espérais que mon coude couvrait bien l’étiquette portant l’adresse de l’aéroport.

Je suis passée sous l’auvent.

— Bonjour, Leah, a dit M. Hall.

— Salut, Leah. Bonjour, Leah, ont ajouté les hommes en chœur.

J’ai souri sans émotion, sans les regarder, observant plutôt la piste d’atterrissage tandis que je passais la porte vitrée.

La ville envoyait l’un de ses chargés de maintenance, Léon, pour s’occuper de l’aérodrome quand je n’étais pas là. Il se débrouillait très bien pour mettre des cales sous les roues des avions, mais il n’était pas très doué pour répondre au téléphone, et je lui avais fait 25

promettre de ne pas toucher aux dossiers, parce que je n’étais pas certaine qu’il sache lire. Il m’a rendu les clés et le portable. Après son départ, j’ai écouté les messages qu’il avait laissés partir sur boîte vocale. Alors que je rappelais un homme qui voulait louer un hangar, discutant du contrat de bail avec lui, j’ai soudain eu la peau en feu. Si on découvrait que j’avais imité la signature de ma mère sur le formulaire de M. Hall, j’aurais du mal à prétendre que je n’étais qu’une gamine de quatorze ans qui ne savait pas ce qui était légal ou non en matière de papiers.

J’ai essayé de repousser cette pensée et de jouer mon rôle d’hôtesse sympa en accueillant un millionnaire qui venait d’atterrir avec sa famille pour un week-end de vacances. J’ai appelé le service de limousines de la ville pour qu’on vienne les chercher. J’ai fait du café dans la salle de repos. J’ai balayé dans tout le bureau, même dans les pièces vides. Après que les hommes sont partis, une fois certaine que personne ne pourrait me voir, j’ai remis le numéro d’Avion & Aviateur sur une table dans l’entrée.

Pendant ma dernière heure et demie de boulot, je me suis installée sur une chaise à bascule sur le porche, profitant de la chaleur de l’après-midi et observant les quelques avions qui passaient. Le bureau se trouvait juste un peu en avant de la longue rangée de hangars. Je ne voyais pas toujours qui préparait un avion à partir, de l’autre côté du bâtiment en briques. J’adorais entendre un moteur se mettre soudain à rugir, me faisant sursauter, alors que l’avion se dirigeait vers le bout de la piste. Il faisait vrombir son moteur, puis il s’élançait vers moi et s’élevait sans faire plus de bruit, telle une voiture escaladant une colline, à part qu’il n’y avait plus rien en dessous que la piste, puis de l’herbe, puis des arbres, puis… je ne voyais plus où il était parti.

Deux minutes avant l’heure de fermeture, je me suis allumé une cigarette. Le fourgon de M. Hall était toujours devant son hangar, mais il pouvait décider à tout moment de fermer boutique et de partir. Du coup, j’allais encore perdre une nuit de sommeil et j’allais 26

devoir me taper la même épreuve le lendemain. Je lui avais dit que je reviendrais avec le formulaire signé, mais peut-être qu’il croyait que je n’arriverais pas à convaincre ma mère. Et il avait raison. Je vous en prie, ne partez pas ! À l’heure pile de fermeture, j’ai enfoncé mon mégot dans le tas de sable près de la porte, et je me suis dirigée vers le hangar de Hall Aviation. La veille, j’avais appris à mes dépens qu’il valait mieux éviter de toquer à la porte, parce que ça énervait M. Hall. Le grincement du battant qui s’ouvrait lui suffisait comme annonce.

Je suis entrée. Au-delà des ombres projetées par les avions, il a levé la tête de sa table dans son bureau vitré calé dans un coin, et il m’a désigné la chaise vide.

J’ai fouillé dans ma poche pour en sortir mon argent et le formulaire d’autorisation, les dépliant pour les lui tendre comme je m’asseyais.

Il les a mis de côté sans même les regarder.

— Tu es revenue.

— Oui, monsieur.

Pourquoi avait-il mis mon argent et le formulaire de côté ?

Avait-il déjà deviné que la signature était fausse ? Je me suis obligée à me calmer et à me concentrer sur son visage, comme si j’avais véritablement envie de discuter avec lui.

Il approchait de la cinquantaine, comme tous les parents normaux de gamins de quatorze ans. Je devinais qu’il avait dû avoir les cheveux blonds et bouclés comme Grayson, mais l’âge les avait rendus blancs, et il les avait coupés si court qu’ils semblaient presque raides. Je devinais également qu’il avait dû être aussi canon que Grayson. On voyait encore son menton volontaire et ses pommettes hautes dans son visage marqué, mais il semblait avoir pris beaucoup de poids en très peu de temps. Du coup, il avait le visage tout déformé, et des bourrelets au niveau de la ceinture.

— Je me doutais bien que tu allais revenir, a-t-il dit. Ton boulot au bureau te plaît ?

27

J’adorais mon boulot. C’était le meilleur que j’avais jamais eu.

Mais je savais que si je disais ça j’aurais l’air bizarre et trop lèchebottes. Je passais l’essentiel de mon temps les fesses posées sur une chaise.

— Ça se passe bien, ai-je dit.

— Les gars de l’aéroport racontent une blague à ton sujet.

Il parlait des hommes qui discutaient sur le porche. Je me suis raidie, me préparant à ce qu’on se moque de moi, même ici, à l’aérodrome, où je me sentais un minimum en sécurité.

— On discutait d’un truc qui s’est passé il y a quinze ans, a-t-il repris, et l’un d’entre eux a dit : « Demandez à Leah. » Tu comprends ?

Tu fais du très bon boulot, et tu es au courant de tout ce qui se passe, ici. C’est la première fois qu’on a quelqu’un comme toi.

— Oh… Ha-ha-ha.

Cette blague n’avait rien de drôle, mais il essayait de me faire un compliment. Ce qui était ridicule, parce que n’importe qui aurait pu faire mon boulot en s’y intéressant un peu. En même temps, peut-être que c’était l’intérêt, la clé.

— Pourquoi veux-tu devenir pilote ?

J’ai ouvert la bouche. C’était un test, et je ne devais pas hésiter à répondre. En vérité, je ne comprenais pas sa question. J’étais là pour un seul cours. Un seul. Même si, au cours du mois passé, je m’étais laissée aller à m’imaginer travaillant comme pilote de ligne, avec un uniforme bleu marine, les cheveux coiffés et laqués bien sagement sous un béret impeccable, accueillant les passagers depuis l’embrasure de la porte de mon cockpit comme ils montaient à bord. Tous me détaillaient des pieds à la tête, doutant de ce petit bout de femme, mais décidaient de m’accorder leur confiance grâce à l’uniforme et à l’immense avion qui s’envolerait sous mon commandement. Du moins, c’était comme ça que j’imaginais le départ d’un avion de grande ligne. Je n’avais encore jamais pris l’avion. Je l’avais seulement vu à la télévision. Peut-être que mon rêve était débile.

— J’aime bien les avions, ai-je dit en soupirant.

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Il a haussé ses sourcils blonds presque blancs, sans m’aider, attendant que je poursuive. J’ai dégluti difficilement.

— J’ai toujours vécu près d’un aéroport.

— Vraiment ? a-t-il demandé en fronçant les sourcils, interloqué.

— Pas celui-ci, ai-je expliqué. D’autres aéroports. Je déménage beaucoup. Le dernier, c’était la base de l’Air Force, et c’est là que je me suis approchée le plus près d’un avion. Je n’arrête pas d’y penser.

Là, il a compris, et il a lentement hoché la tête.

— Quand je suis arrivée ici, j’ai décroché le boulot au bureau.

Maintenant, je peux faire plus que juste entendre les avions et les voir me passer au-dessus à travers les arbres. Je les vois décoller et atterrir. Ils donnent l’impression qu’ils ne devraient pas être capables de voler.

Il a éclaté de rire. Il s’est repris assez rapidement, pinçant les lèvres, et je voyais bien qu’il luttait pour ne pas sourire.

— Je vais te dire un truc, Leah. Il y a quelques années, cet endroit grouillait de gamins qui voulaient devenir pilotes. Il y avait quatre personnes pour faire ton boulot, deux au bureau et deux sur la piste. Ce labyrinthe de pièces vides dont tu dois t’occuper était toujours en pleine activité. Mais, depuis les événements du 11-Septembre, toute la mauvaise presse sur les aéroports et quelques crises, il n’y a plus grand monde qui soit intéressé par des cours.

J’ai hoché la tête. Avec ses beaux meubles et son absence de personnel, le bureau témoignait de jours glorieux passés.

— Nous, les anciens, pas seulement ici mais dans tout le pays, on parle d’intéresser de nouveau les jeunes pour leur apprendre à piloter. Voilà ce qu’on se dit : la plupart des gens entendent un avion qui passe dans le ciel et ils pensent « C’est un avion », puis ils retournent à ce qu’ils faisaient. Quelques-uns le cherchent des yeux, essaient de deviner quel type d’avion c’est, et le regardent du moment où ils le trouvent jusqu’à celui où il disparaît à l’horizon, parfois plus longtemps encore. Ce sont ces gamins-là qui seront des 29

pilotes. (Il m’a pointée du doigt.) J’ai toujours su que tu viendrais.

J’attendais juste que tu te décides.

Il a attrapé mon formulaire.

Il était en train de me dire que j’étais une sorte d’élue. En même temps, il l’avait dit avec un air satisfait et arrogant qui m’agaçait.

Tout à coup, j’ai compris pourquoi, quand il avait crié sur Grayson parce qu’il avait mal géré les bannières le mois dernier, Grayson avait répondu sur le même ton.

M. Hall m’a observée par-dessus le papier, avant de baisser les yeux sur le formulaire de nouveau. J’ai aussitôt oublié mon agacement, remplacé par de la panique quand je me suis rendu compte qu’il regardait mon travail de faussaire.

Il a failli le reposer sur le bureau mais, au lieu de ça, il l’a mis sur une pile de paperasse.

— Je vais te donner un cours, à une condition, a-t-il dit.

Que je revienne avec le formulaire véritablement signé par ma mère, cette fois-ci ? Ce serait mieux que de me dénoncer aux flics, mais ce n’était pas non plus la réponse que je désirais. J’ai senti mon cœur se serrer comme j’attendais qu’il termine.

— Arrête de fumer.

J’ai été surprise de voir qu’il s’intéressait au fait que je fume, et même qu’il le sache. En même temps, je devais puer la fumée.

C’était le cas de ma mère dès qu’elle s’en grillait une.

J’ai ensuite été soulagée qu’il n’ait pas parlé de la signature de ma mère. Puis agacée qu’il se mêle de mes affaires.

— C’est moi qui vous paie, lui ai-je fait remarquer. Vous ne pouvez pas me forcer à arrêter de fumer.

— Tu ne peux pas me forcer à te faire voler, a-t-il répliqué en m’adressant un sourire moqueur, avant de se pencher vers moi comme s’il me confiait un secret. Je te rends service. Il m’a fallu trente ans pour arrêter. D’accord ?

J’ai hoché la tête. Je n’avais pas le choix.

— Alors on y va.

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Il a bondi de sa chaise comme un gamin. Peut-être qu’il avait vraiment attendu mon arrivée avec impatience.

Je l’ai suivi tandis qu’il se faufilait entre les avions garés dans le hangar comme des pièces de Tetris. On s’est arrêtés devant un avion blanc, plus grand que les autres, qui pouvait emporter quatre personnes. On en a fait le tour, et il m’a expliqué tout ce qui pouvait poser un problème, tout ce que je devais vérifier avant de décoller. Il m’a fait monter sur un escabeau pour que je mette une tige en verre dans l’aile afin de mesurer le niveau de carburant.

— Ça m’a l’air sacrément archaïque, ai-je dit, réticente à accomplir ces corvées, tout comme à bosser mes cours qui ne m’enverraient certainement pas à l’université. Il y a bien une jauge de carburant dans le cockpit, non ?

— Si, a-t-il répondu. Je vais te montrer ce qui peut casser sur un avion. Tu ne crois pas qu’une jauge de carburant peut casser ?

— Si, j’imagine.

— Alors j’imagine que tu pourrais en mourir.

J’ai reconnu ce ton, c’était celui qu’il utilisait pour gronder Grayson. Il n’avait pas à l’utiliser avec moi. Je me suis retournée sur mon escabeau pour le regarder.

Il a dû se rendre compte qu’il m’avait reprise comme il l’aurait fait avec quelqu’un de sa famille, parce qu’il a levé les deux mains, avant de s’expliquer.

— Si la jauge d’essence de ta voiture casse et que, tout à coup, tu n’as plus d’essence, que fais-tu ?

— Je m’arrête.

Je ne savais pas vraiment quoi dire. Je ne pourrais apprendre à conduire qu’un mois et demi plus tard, quand je fêterais mes quinze ans. Mais vu que ma mère n’était jamais là, je ne pensais pas avoir un jour l’occasion d’apprendre.

— Tout à fait, a-t-il dit. Et si la jauge d’essence de ton avion casse et que, tout à coup, tu n’as plus de carburant, que fais-tu ?

— Je m’écrase ?

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J’avais sorti ça comme une blague sarcastique mais, lorsqu’il a croisé les bras, j’ai pris conscience que c’était exactement ce qui se passerait. À partir de là, j’ai exécuté ce qu’il m’a dit de faire sans me plaindre, et en essayant de me souvenir de tout. Il y avait trop de choses à retenir, surtout depuis que j’avais compris que ma vie en dépendrait, ainsi que celle de beaucoup d’autres gens, si je devenais pilote. Mon petit rêve où j’accueillais les passagers qui montaient à bord me paraissait soudain bien naïf. J’allais cacher mes appréhensions à M. Hall, terminer ce cours, et ne jamais revenir.

Il m’a montré comment tirer les énormes portes du hangar pour les ouvrir sur l’air frais de l’après-midi. Puis il m’a dit de l’aider à pousser l’avion pour le sortir. Là, j’ai cru que c’était lui qui faisait une blague : on allait déplacer cet énorme avion à deux ? Toutefois, j’avais déjà vu des hommes pousser de petits avions sur le tarmac.

Ils devaient être plus légers qu’ils n’en avaient l’air. J’ai poussé par-derrière, il a tiré sur un machin servant à diriger la roue avant, et l’avion a roulé tout seul sur la piste. On est montés dedans, et ce n’était pas aussi luxueux que je l’imaginais : le cuir était aussi fin que dans une voiture bon marché. On a branché de gros casques sur le tableau de bord pour pouvoir s’entendre l’un l’autre quand on parlerait au micro.

— Paré au décollage ! a-t-il hurlé, la voix rauque.

Il a appuyé sur un bouton. L’hélice s’est mise à tourner tellement vite qu’elle est devenue invisible. Les vibrations étaient si fortes qu’elles faisaient vibrer mon siège. Il a conduit l’avion jusqu’au bout de la piste, au-delà des hangars, puis il a fait demi-tour. Le terrain de caravaning se trouvait juste derrière nous. Le bout opposé de la piste était loin à l’horizon. Mon cœur s’est mis à battre la chamade.

— Maintenant, on vérifie les commandes, a-t-il dit d’une voix aux accents métalliques dans mon casque. Ne te contente pas de regarder les boutons. Ton cerveau resterait endormi. Touche-les tous, assure-toi que tout fonctionne.

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Il m’a fait toucher tous les cercles noirs du haut tableau de bord qui s’incurvait devant nous. Puis il m’a montré comment utiliser le volant – quand il bougeait le sien, le mien suivait –, et les pédales de pied. On a regardé par les hublots pour vérifier que les parties de l’avion faisaient bien ce que leur ordonnaient les commandes. Je me suis sentie mal, et soudain mon casque a été envahi de grésillements statiques. Un truc horrible venait de se produire.

M. Hall a tendu la main. De ses doigts calleux, il a écarté mon micro de mes lèvres de quelques millimètres. Les grésillements statiques étaient dus à ma propre respiration hystérique.

— Tu as déjà lu L’Étoffe des héros ? a-t-il demandé. Entendu parler de Chuck Yeager ?

— Non. J’ai essayé de lâcher ce petit mot d’un ton neutre, mais je donnais plutôt l’impression d’être en train de m’étrangler.

— Chuck Yeager était un pilote d’essai de l’Air Force. Il a été le premier à franchir le mur du son, en 1947. Les autres pilotes étaient abasourdis de voir les risques qu’il était prêt à prendre, et plus abasourdis encore par le calme que sa voix affichait. Les pilotes de compagnies aériennes adoptent le ton de Yeager pour parler aux passagers, pas vrai ?

— Oui. Je n’en avais pas la moindre idée.

— Et on utilise aussi le ton de Yeager pour parler à la radio, peu importe le genre de problème qu’on doit affronter. Faire une crise de nerfs que tout le monde peut entendre serait mauvais pour les affaires. Maintenant, prends le ton de Yeager et répète après moi.

J’ai repris ses mots, des informations au sujet de l’aéroport et de notre avion afin que les autres pilotes ne nous rentrent pas dedans lorsqu’on décollerait. En m’entendant dans mon casque, j’ai eu l’impression d’avoir une voix de gamine de six ans. Dans une seconde, des pilotes et des mécanos allaient surgir des hangars telle une nuée de fourmis pour arracher le bébé cinglé du cockpit.

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— Très bien, a repris M. Hall. Tu m’as dit que tu aimais bien observer les avions, et qu’ils donnaient l’impression qu’ils ne devraient pas être capables de voler.

— Oui. Et c’était avant même de savoir tout ce que je sais maintenant.

Du coin de l’œil, je l’ai vu se tourner vers moi. Je lui ai fait face moi aussi, pour la première fois depuis qu’on s’était serrés comme des sardines dans ce cockpit. Il a penché la tête sur le côté pour m’observer, sans que je puisse déchiffrer l’expression de son visage tanné.

— On peut faire beaucoup d’erreurs, a-t-il dit d’une voix douce.

Certains pilotes les font, et ces pilotes meurent. Les obstacles peuvent te tuer. La météo peut te tuer. Mais, comme je vais te le montrer, l’avion est ton allié. L’avion a envie de voler.

— S’il a du carburant, ai-je corrigé d’un ton sec.

— Le carburant va faire monter le moteur à cinquante-cinq nœuds, c’est-à-dire cent kilomètres heure, mais nous n’avons pas besoin de plus. Quand l’air passe sur les ailes et en dessous à une telle vitesse, leur forme engendre la force de traction. L’avion est une invention merveilleuse. Regarde.

Il s’est remis droit. Le moteur a gémi. On s’est retrouvés à remonter la piste à toute allure avant même que je ne me rende compte qu’il était trop tard pour reculer.

— Je ne fais rien du tout, a-t-il dit.

Effectivement, il avait retiré ses mains du volant, les doigts écartés, tandis qu’on se retrouvait parallèles au hangar de Simon Air Agriculture et qu’on décollait.

— La force de traction. Le secret, c’est la façon dont cette fantastique machine a été conçue.

On a survolé les arbres au bout de la piste et on a continué à monter. Je ne m’étais pas aperçue que la forêt était aussi grande, s’étendant aussi loin que portait mon regard. L’avion a viré lentement, et on a décrit un cercle au-dessus de l’aéroport. Je n’avais 34

jamais eu conscience que je marchais une grande distance entre le bureau de l’aérodrome et le terrain de caravaning. Je croyais que c’était plutôt court, parce qu’il n’y avait pas d’arbres ni de bâtiments entre mon chez-moi et le dernier hangar, mais l’herbe rase était trompeuse. C’était une longue distance.

Ensuite, on a survolé le terrain de caravaning. Les routes et les espaces étroits entre les mobil-homes me paraissaient différents depuis le ciel. Je me suis alors rendu compte que ce point de vue aérien offrait une vraie vision des choses. C’était la vision que j’avais eue toute ma vie, au niveau des caravanes et des mobil-homes, qui était déformée. J’ai réussi à distinguer mon propre mobil-home grâce à la position du long toit de métal par rapport au palmier noir à côté de la fenêtre de ma chambre, plus haut que les autres.

Et l’instant d’après, lorsque l’avion a gagné de l’altitude, j’ai pu voir l’océan.

— Oh, mon Dieu !

Ma propre voix a résonné assez fort dans mon casque pour me faire mal aux oreilles. J’avais complètement oublié ce Chuck Yeager qui parlait toujours calmement. J’ai cru que M. Hall allait me faire la leçon, mais il a ri tandis que je regardais par la fenêtre.

Après tout, Heaven Beach était située au bord de l’océan. Les autres habitants allaient à la plage tous les jours. Je savais que l’océan était là. C’était juste que j’avais rarement l’occasion de le voir. Il aurait tout aussi bien pu être à trois mille kilomètres de mon mobilhome au lieu de trois. Et voilà qu’il montait pour rejoindre le ciel, d’un bleu sombre strié d’écume blanche. Je distinguais des vagues entières, qui s’écrasaient lentement sur la plage.

— Maintenant, prends le manche à balai, a dit M. Hall.

Le manche à balai. Pas le volant. J’ai quitté la fenêtre des yeux, posé les mains sur les poignées, et j’ai serré. J’avais les doigts qui tremblaient.

— Tu ne risques pas de nous tuer, m’a-t-il rassurée. Mes com­­ mandes prennent le pas sur les tiennes, tu te souviens ? Si tu fais une 35

erreur, je la rattraperai. Fais ce que je te dis, et tu vas piloter. Pour commencer, par mesure de sécurité, nous allons nous assurer qu’un seul d’entre nous essaie de piloter à la fois. Je te passe les commandes.

Je dis : « Ton avion. » Tu dis : « Mon avion. » — Mon avion, ai-je murmuré.

— Appuie sur la pédale avec ton pied droit, tout doucement d’abord, pour apprendre à ressentir. Ça va nous faire tourner.

J’ai obéi. L’avion s’est détourné de la plage. Je volais. Je voyais tout cela pour la première fois, et peut-être la dernière. Tout ça d’un coup, c’était trop. J’ai jeté un coup d’œil en arrière pour regarder l’océan, fascinée par ce petit bout de la planète Terre que tous les autres pouvaient admirer, et qui était si proche de chez moi, et complètement hors de ma portée.

On a survolé, j’ai survolé le lycée, et le magasin de seconde main sur l’autoroute. Ils étaient identiques, deux gros rectangles avec de petits carrés ici et là pour le gymnase ou la section jardinage, avec un toit noir et plat, et les cubes argentés des climatiseurs au-dessus.

J’aurais été incapable de les différencier sans leurs énormes devantures, qui paraissaient minuscules depuis le ciel.

Comme M. Hall m’avait dit de repartir vers les terres, je craignais que le vol soit bientôt terminé. Mais il m’a dit de diriger l’avion vers l’est de nouveau, vers l’océan, puis vers le nord. On a remonté la côte jusqu’à de petites villes où je n’étais jamais allée.

La civilisation a fini par disparaître et la nature a repris le dessus, avec d’immenses rivières qui serpentaient au milieu des marécages pour rejoindre la mer. On a volé jusqu’à Cape Fear, en Caroline du Nord. C’était la toute première fois que je sortais de Caroline du Sud. On commençait à apercevoir les bâtiments du sud de la ville de Wilmington, lorsque M. Hall a repris la parole.

— Nous pourrions toujours atterrir et aller voir mes fils, mais je ne pense pas que cela leur ferait très plaisir. Nous devrions rentrer.

Je sais piloter de nuit, mais toi non. C’est une leçon qui va devoir attendre encore un peu.

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J’ai suivi ses instructions et fait faire demi-tour à l’avion, décrivant probablement la courbe la plus large possible pour un si petit avion. Je volais de nouveau le long de la côte, et j’ai relâché mon étreinte de fer sur le manche à balai.

— Pourquoi vous ne voyez pas vos fils plus souvent ? ai-je demandé.

— Je plaisantais, a-t-il grommelé. Alec et Grayson vivent chez leur mère, et Jake est à l’université.

Le rugissement du moteur a envahi le cockpit tandis que je réfléchissais à ce que je voulais véritablement lui demander.

— Ils devraient pourtant être à Heaven Beach dès que possible, ai-je fini par dire, pour pouvoir voler avec vous.

— C’est ma faute, a répondu M. Hall d’un ton sec. J’ai fait une erreur.

Je n’aurais pas dû lui poser la question, et voilà qu’il y avait de la gêne entre nous. J’ai désespérément essayé de trouver quelque chose à dire, une question à poser sur le pilotage, l’aérodrome, n’importe quoi en dehors de ses fils.

— Une terrible, terrible erreur, a-t-il ajouté. J’essaie de me rattraper, mais parfois c’est impossible.

Il s’est agité sur son siège et a tendu les bras au-dessus de sa tête, ce qui pour lui signifiait peut-être qu’il essayait de fuir les mauvais souvenirs revenus le hanter, mais qui pour moi signifiait qu’il n’était pas du tout en position de nous sauver si je poussais le manche à balai dans le mauvais sens, et qu’il valait mieux que je garde l’avion bien droit.

— Eh bé ! s’est-il exclamé. Quelle belle journée pour voler !

Je nous ai ramenés jusqu’à Heaven Beach. Puis il m’a fait dire « Votre avion », et il a repris les commandes. Mais il m’a parlé pendant l’atterrissage, m’expliquant tout ce qu’il faisait, et pourquoi il le faisait. L’avion s’est posé tellement en douceur que c’est en entendant un nouveau bruit, celui des roues sur la piste, que j’ai su qu’on avait touché le sol. Il m’a laissée conduire l’avion jusqu’au hangar de Hall Aviation, ou plutôt le guider, et 37

m’a montré comment arrêter le moteur. On l’a poussé pour le ramener à sa place.

— Tiens, bonsoir, l’ai-je entendu dire comme je tirai sur la lourde porte de métal pour la refermer.

Une femme d’âge moyen s’est glissée par la porte latérale. Elle portait une veste ajustée, avait les cheveux soigneusement coiffés, était lourdement maquillée et portait un parfum fleuri, comme si elle sortait tout juste du boulot. Il l’a embrassée sur la joue, et l’a prise par la main pour l’emmener jusqu’à moi.

— Je te présente Sofie, m’a-t-il dit. Sofie, voici ma nouvelle élève, Leah.

— Salut, Leah, a dit Sofie en me tendant sa main aux ongles rouges et brillants.

Je ne savais pas trop quoi faire. La seule expérience que j’avais eue avec des adultes polis, c’était en travaillant pour eux au cours du mois passé, et ils ne me tendaient pas la main. Je me suis dit que j’étais censée lui serrer la main, alors c’est ce que j’ai fait.

Elle m’a relâchée et m’a souri.

— Regardez-moi ce grand sourire ! Tu t’es bien amusée, là-haut.

— Oui, m’dame.

Amusant. On faisait constamment des commentaires sur mon visage. Apparemment, j’étais jolie. Je pouvais aussi avoir une expression de « va te faire foutre » très convaincante. Mais personne n’avait jamais rien dit sur mon sourire.

— Même heure la semaine prochaine ? m’a demandé M. Hall.

J’ai senti mon sourire s’effacer.

— Euh… J’avais tellement envie de voler de nouveau la semaine suivante.

S’il me le permettait, je volerais même dès le lendemain. Ou mieux encore, immédiatement ! Mais pour rassembler l’argent nécessaire à un deuxième cours, il me faudrait plus d’une semaine.

— Nous sommes hors saison, a-t-il repris presque aussitôt, et il ne se passe pas grand-chose en ce moment. Je fais une offre spéciale 38

de « deux pour le prix d’un ». Le cours de la semaine prochaine est gratuit.

— Super.

C’était de la charité, je le savais. J’ai accepté sans même protester.

— Nous allons aller dîner, a-t-il dit. Tu veux te joindre à nous ?

J’ai jeté un coup d’œil à Sofie, qui me souriait toujours. Ça ne la dérangeait pas que je vienne m’ajouter à leur dîner en amoureux.

Mais ça me dérangeait, moi. J’avais dépensé presque tout mon argent pour ce cours, je n’allais pas les laisser payer mon repas. C’était trop de charité d’un coup.

— C’est très gentil, ai-je répondu, mais ma mère a dû préparer le dîner, et je suis sûre qu’elle m’attend pour manger.

J’ai failli éclater de rire en racontant ce mensonge, le plus gros de ma journée, plus éloigné de la vérité encore que de prétendre que Grayson était mon copain, plus terrible encore que d’imiter une signature, et je me suis dépêchée de sortir par la porte latérale.

Je suis rentrée alors que le soleil se couchait, m’arrêtant pour déverrouiller la porte du bureau et récupérer ma bouteille d’eau sur mon bureau. Je n’avais jamais compris pourquoi quelqu’un paierait le prix d’un soda pour de l’eau. Ou même pour un soda, d’ailleurs. J’achetais une bouteille d’eau, je la rapporterais avec moi chaque soir, je la lavais et je la remplissais de nouveau, jusqu’à ce que l’étiquette qui partait en morceaux ne menace de révéler mon secret.

Mais pas ce jour-là. J’ai acheté un paquet de crackers au distributeur automatique de la salle de repos. Parfois, quand ma mère faisait un passage au mobil-home, elle me remplissait le réfrigérateur. Je ne pensais pas qu’elle l’avait fait ce jour-là, vu qu’elle n’avait plus d’argent et qu’elle se préoccupait surtout de la télévision. Mon estomac s’est mis à gronder comme je songeais au vrai dîner que j’avais refusé de partager avec M. Hall.

En revenant vers le hangar de Simon Air Agriculture, j’ai mangé le premier cracker. Je mourais d’envie de fumer une cigarette. Mais j’étais devenue une pilote, et j’avais mieux à attendre de mes journées.

À suivre...