L'Amour en embuscade - extrait

L’argent ne fait pas le bonheur, mais il y contribue…

Clare Greenough est une héritière fortunée. Seulement, elle ne pourra disposer de son argent que lorsqu’elle aura trouvé un mari. Elle conclut donc un marché avec l’impétueux James, baron Trehearth, qui a désespérément besoin de fonds pour assurer la gestion de ses terres. Grâce à cette union de pacotille, Clare pourra profiter de son héritage, et Jamie entretenir sa propriété qui tombe en ruine. Mais le baron acceptera-t-il que Clare détienne les cordons de la bourse ? Et l’héritière se contentera-t-elle d’un mariage tranquille et sans désir ?

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l’amour en embuscade

l’amour en embuscade

jane ashford

INÉDIT

« L’humour est au rendez-vous et les personnages de cette romance divertissante à souhait sont pleins de charme. »

Publishers Weekly Traduit de l’anglais (États-Unis) par Agnès Jaubert Photographies de couverture : © Shutterstock ISBN : 978-2-8112-1316-9

7,60 €

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jane ashford

Famille / Intrigues / Sentiments

romance 05/09/14 13:20

Du même auteur, chez Milady : En secondes noces Au péril de la passion L’Amour en embuscade Scandaleuses Fiançailles

Ce livre est également disponible au format numérique

www.milady.fr

Jane Ashford

L ’A mour en embuscade Traduit de l’anglais (États-Unis) par Agnès Jaubert

Milady Romance

Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : The Bride Insists Copyright © 2014 by Jane LeCompte Tous droits réservés.

Originellement publié par Sourcebooks, Inc. (États-Unis) © Bragelonne 2014, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-1316-9 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr

Chapitre premier

L

e feu qui crépitait dans l’âtre faisait régner une chaleur si agréable dans la salle d’étude des Benson que, malgré la neige fondue qui frappait les carreaux, on parvenait presque à oublier la rigueur de l’hiver londonien. Dans un coin de la pièce, de confortables fauteuils invitaient à la lecture de l’un des nombreux livres tapissant les étagères. À l’opposé, se dressait une mappemonde de grande valeur, presque aussi haute que le plus jeune des petits élèves. Sur la grande table de chêne, idéale pour faire cours, étaient posés un boulier usé, des stylos, des crayons et d’autres fournitures scolaires.

Affalée dans le canapé, sous la lucarne, Bella Benson, dix-sept ans, déclara : — Je m’ennuie à mourir. Je déteste l’hiver. La Saison va-t-elle enfin commencer ?

La jeune femme assise non loin d’elle suggéra : — Vous pourriez terminer cet ouvrage de broderie pour…

— Vous n’êtes plus ma gouvernante, l’interrompit vivement la jeune fille en secouant la tête. Je ne suis plus tenue de vous obéir. J’ai quitté la salle d’étude.

Et pourtant, vous êtes ici, pensa Clare Greenough.

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Mais, comme souvent quand il s’agissait d’une opinion personnelle, elle se garda bien de l’exprimer.

Toute la maisonnée semblait contaminée par l’attitude grincheuse de sa patronne, Mrs Benson, la maîtresse des lieux.

Les trois enfants avaient hérité de l’éternelle insatisfaction de leur mère, ce qui n’incitait pas Clare à les réprimander.

— Il est vrai que vous n’avez plus besoin d’être dans la salle d’étude, répondit-elle d’une voix égale.

Elle tria une pile d’étiquettes portant les noms des capitales du monde. L’enfant qui pourrait en localiser le plus grand nombre sur la mappemonde gagnerait un gâteau à la crème pour le thé. Clare avait un arrangement avec la cuisinière qui lui fournissait ces douceurs. Transformer la leçon en jeu était toujours plus facile que de faire le gendarme, tout particulièrement dans cette maison.

— Moi non plus, je ne vous obéirai pas, intervint Susan Benson qui, du haut de ses douze ans, imitait sa sœur.

— Pas moi non plus, renchérit Charles, un petit garçon de dix ans.

Clare réprima un soupir. Inutile de se fatiguer à corriger la grammaire du jeune garçon. Il partirait en pension au printemps. Seule une toux persistante expliquait sa présence à la maison cet hiver. Il n’était quasiment plus sous sa responsabilité. Dans quelques semaines, Bella ferait en effet son entrée dans le monde et disparaîtrait de la salle d’étude. Clare se retrouverait donc seule avec Susan, une adolescente 6

particulièrement antipathique. Malgré la culpabilité qu’elle éprouvait à cette pensée, elle ne pouvait ignorer que cette année d’enseignement en était la preuve accablante. Susan était dépourvue de toute curiosité, de toute imagination. Irritable, jamais contente, des trois enfants, elle était celle qui ressemblait le plus à sa mère. Elle traitait Clare comme sa propriété, une sorte de ménestrel destiné à la distraire, mais refusait systématiquement ces distractions. La perspective de l’avoir comme unique compagnie pendant les quatre années à venir était particulièrement sinistre. Ne lui serait-il pas possible de trouver une meilleure place ?

Cependant, il était toujours risqué de donner sa démission sans une vraie bonne raison. Elle serait soumise à des questions auxquelles elle ne pourrait pas répondre par la simple vérité : « Mon élève est ennuyeuse et intraitable. Je ne peux pas supporter un instant de plus sa compagnie. » Contrariée, Mrs Benson pourrait refuser de recommander ses services, ce qui réduirait considérablement ses chances de trouver un nouveau poste. À moins qu’elle n’essaie de pousser Susan à demander une nouvelle gouvernante. Si elle se montrait aussi habile que rusée, sans laisser deviner un instant que c’était son vœu le plus cher, peut-être y parviendrait-elle. Peut-être qu’une fois seule, Susan aurait un comportement moins exécrable. N’était-ce pas son devoir de faire en sorte que ce soit le cas ? Elle considéra l’expression pincée et la moue habituelles de la fillette. La tâche lui semblait désespérée. Mrs Benson n’avait-elle pas sapé tous les efforts entrepris jusqu’ici ?

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Elle se concentra alors sur la nouvelle apparence de Bella, sur ses cheveux bruns coupés et coiffés à la dernière mode, sa jolie robe à volants en mousseline.

Elle aussi, à l’âge de l’aînée des Benson, avait été sur le point de faire son entrée dans le monde. Pleine de joyeuse impatience, elle avait relevé ses cheveux, commandé des robes neuves. Puis Waterloo était passé par là, son frère adoré avait été terrassé sur le champ de bataille, et sa vie anéantie. Loin du tourbillon et des ors de la haute société, elle s’était trouvée reléguée à l’arrière-plan, condamnée à voir une succession de femmes plus jeunes qu’elle s’épanouir et prendre leur envol dans le monde.

Elle se ressaisit. Il était temps de mettre un terme à ces sombres pensées. Elle détestait s’apitoyer sur son sort. Cela ne faisait qu’empirer la situation, et elle ne pouvait pas se permettre de se laisser aller. Sa priorité immédiate était de reprendre le contrôle de la salle d’étude. Elle battit sa pile d’étiquettes.

— Je suppose que je vais être obligée de faire un sort à tous les gâteaux à la crème, plaisanta-t-elle.

Susan et Charles protestèrent. Au moment où elle était sur le point de les convaincre de jouer au jeu de la mappemonde, la porte s’ouvrit sur Edwina Benson.

Ses visites à la salle d’étude étaient si rares que tous les quatre la dévisagèrent avec surprise.

Bella se leva d’un bond et secoua les plis de sa robe neuve.

— Vous me cherchiez, maman ?

— Pas pour le moment. Même si je ne comprends pas ce que vous faites dans la salle d’étude, Bella.

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Je vous croyais en train de vous exercer au piano.

Avez-vous déjà appris votre morceau ?

— Hum… Le regard évasif, la jeune fille sortit de la pièce sans refermer la porte derrière elle. Clare était sûre qu’elle allait écouter à la porte depuis le couloir.

De sa bouche aux lèvres minces, Mrs Benson déclara d’un ton pincé : — Vous avez de la visite, Miss Greenough.

C’était un événement encore plus exceptionnel que l’apparition de Mrs Benson dans la salle d’étude.

En fait, c’était sans précédent.

— Je ne me rappelle rien dans notre arrangement suggérant que vous puissiez recevoir des visiteurs, ajouta la maîtresse des lieux avec humeur.

Il valait mieux faire profil bas avec Mrs Benson.

Elle était insensible à la raison. Aussi Clare réponditelle avec circonspection : — Non, madame, je n’imagine pas qui…

— Dans ce cas, je ne comprends pas pourquoi vous avez invité quelqu’un.

— Je n’ai invité personne. Je vous assure que je n’ai pas la moindre idée de qui il s’agit.

Mrs Benson la dévisagea d’un air soupçonneux.

Ses traits commençaient à trahir son insatisfaction constante, ses réactions maussades. Dans quelques années, son visage serait marqué par des rides dues à son caractère chagrin.

— Il s’est montré très insistant, ajouta Mrs Benson.

Je dirais presque insolent.

Si vous le dites, répondit Clare intérieurement.

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— Il… ? s’étonna-t-elle.

Mrs Benson esquissa un sourire destiné à anéantir tout espoir.

— Un homme d’affaires, je suppose. Vous ne vous êtes pas endettée, j’espère ? demanda-t-elle, le regard scrutateur.

Poser ce genre de question devant ses enfants qui ne perdaient pas une miette de la conversation était typique de sa part. Non seulement elle était grincheuse, prétentieuse et possessive, mais en plus elle était indiscrète.

— Bien sûr que non ! s’insurgea Clare.

Même si elle avait eu de l’argent, quand aurait-elle trouvé le temps de le dépenser ? Pinçant encore les lèvres, Mrs Benson reprit : — Je suppose que vous devez le voir. Mais cela ne doit pas se reproduire. Vous m’avez bien comprise ?

Si vous avez des rendez-vous, je souhaite que vous les honoriez pendant vos jours de congé.

Clare réprima un sourire ironique. Sa journée de congé mensuelle ? Quand Mrs Benson lui demandait invariablement de s’acquitter d’emplettes pour elle ou d’emmener les enfants en promenade ? À quoi bon protester ? Pendant ses six longues années comme gouvernante, elle avait appris à tenir sa langue.

— Merci, madame Benson, dit-elle, d’un ton faussement reconnaissant.

Son hypocrisie ne lui laissait plus d’arrière-goût amer. Mrs Benson s’attendait à être remerciée, elle adorait ça. Même s’il n’y avait pas lieu qu’elle le soit.

Dans cette maison, comme dans d’autres auparavant, 10

manifester sa gratitude à tout bout de champ lui facilitait l’existence.

Elle suivit la maîtresse de maison jusqu’au salon.

La pièce offrait un cadre formel, voire même glacial.

Aucun visiteur n’étant attendu, le feu n’avait pas été allumé dans la cheminée devant laquelle se tenait un homme qui, visiblement, ne se verrait pas non plus offrir de rafraîchissements. De petite taille, mince, il portait la sobre tenue des hommes d’affaires. À ses cheveux gris et à son visage ridé, Clare devina qu’il avait plus de cinquante ans. En les voyant entrer, il avança d’un pas et attendit un instant avant de déclarer : — Je dois m’entretenir avec Miss Greenough seule.

Edwina Benson se rebiffa, ses yeux bleu pâle exorbités.

— Je vous demande pardon ? Vous avez l’intention de me bannir de mon propre salon ?

— Il s’agit d’une affaire juridique strictement confidentielle, ajouta l’homme, de sa voix calme de baryton.

L’air outragé de Mrs Benson ne provoqua aucune réaction chez le visiteur. Placide, il attendit qu’elle obtempère et quitte les lieux. Son attitude sembla agir comme un déclic. Elle marmonna quelque chose, le foudroya du regard, mais se dirigea vers la porte qu’elle laissa entrebâillée. Elle comptait sans aucun doute écouter depuis le vestibule. Mais l’homme, qui l’avait suivie, referma le battant avec un claquement sec, sans appel. Clare se sentit impressionnée. La force tranquille qui émanait de son visiteur inspirait 11

confiance. Bien sûr, cette entrevue allait lui valoir des reproches cuisants et de petites humiliations. Mais rien que pour l’avoir vu exercer quelque autorité sur Edwina Benson, cela en valait la peine.

— Je m’appelle Everett Billingsley, se présenta-t-il alors. Pensez-vous que nous puissions nous asseoir ?

Clare retint un sourire. Ainsi, l’attitude de Mrs Benson n’avait pas échappé à l’homme de loi.

Tandis qu’elle prenait place dans un fauteuil, il s’assit sur le canapé et elle attendit, curieuse de connaître la raison de sa venue.

Billingsley observa un moment la jeune femme silencieuse qui lui faisait face. Son arrivée inopinée ne semblait provoquer aucune question. Immobile, les mains croisées sur ses genoux, sa tête légèrement penchée en avant l’empêchait de voir la couleur de ses yeux. Elle donnait l’impression vouloir se fondre dans le brocart du fauteuil.

Malgré sa jeunesse, elle portait un bonnet de dentelle dont s’échappaient quelques mèches de cheveux d’un blond très clair qui évoquait la couleur du champagne. Sa robe beige était ample, destinée apparemment à dissimuler sa silhouette gracile plus qu’à la mettre en valeur. Elle était un peu trop mince, et son visage ovale aux traits agréables et réguliers un peu trop pâle. Il en conclut qu’il avait devant lui une femme qui faisait son possible pour passer inaperçue.

Elle semblait même surveiller sa façon de respirer.

Certes, il comprenait la position précaire de ces jeunes femmes de bonne famille contraintes à travailler pour gagner leur vie. Il lui était aisé d’imaginer pourquoi 12

Miss Greenough favorisait une attitude effacée plutôt que de jouer de son charme et de son esprit. Elle évoquait une statue d’ivoire, ce qui rendait sa mission encore plus gratifiante.

— J’ai de bonnes nouvelles pour vous, commençat-il. Je représente la fortune de Sebastian Greenough, votre grand-oncle.

Pour toute réaction, sa déclaration fut saluée par un léger froncement de sourcils.

Clare essaya de rassembler ses souvenirs. Sebastian Greenough était le frère de son grand-père, un grandoncle parti aux Indes des années avant sa naissance.

Elle ne l’avait jamais rencontré.

— Mr Greenough est mort en septembre. Il a fallu un certain temps pour recevoir tous les documents, mais ils sont maintenant en ordre. Il vous a légué tout ce qu’il possédait.

Elle ne put retenir un sursaut de surprise.

— À moi ?

Billingsley acquiesça d’un signe de tête.

— Son dernier testament a été rédigé l’année de la mort de votre frère. Il y exprimait le souhait d’« atténuer votre chagrin ».

Pétrifiée, Clare ne put faire un geste. Sept années s’étaient écoulées. Pourtant, l’allusion à la disparition de son frère suscitait toujours la même douleur déchirante. Depuis, les malheurs semblaient s’être enchaînés : la peine du deuil, l’éviction si pénible de la maison dans laquelle elle avait vécu toute sa vie, le rapide déclin de la santé de sa mère, dû à leurs 13

nouvelles conditions de vie si restreintes. Comment pouvait-on « atténuer » une catastrophe ?

Un peu désorienté par son silence persistant, Billingsley ajouta : — En effet, le droit d’aînesse faisait de votre cousin son seul héritier. Votre grand-oncle a souhaité remédier à cela.

Malgré son visage impassible, Clare s’étonna.

Sebastian Greenough n’avait pas manifesté le moindre intérêt pour elle alors qu’elle luttait pour survivre à ses pertes. Maintenant qu’il était mort, lui apporter son aide ne devait plus l’incommoder beaucoup.

— C’est une fortune relativement importante, enchaîna Billingsley. Il y a encore quelques biens immobiliers à liquider aux Indes. Mais les fonds ont déjà été transférés et investis en bonne et due forme, ils rapporteront un revenu de plus de cinq mille livres par an.

Quand, enfin, elle leva les yeux, il remarqua leur étonnante couleur vert pâle. Son visage exprimait la stupéfaction. Et pour cause ! Il s’agissait d’une fortune.

— Cinq mille livres par an, murmura-t-elle.

Cela représentait plus de cinquante fois son salaire habituel. Elle peinait à y croire. Au bout de quelques minutes, elle s’enquit : — S’agit-il d’une espèce de… d’escroquerie ?

— Pas le moins du monde, répondit Everett Billingsley avec un sourire rassurant. Je ne me suis pas muni de tous les documents. J’aimerais que vous vous présentiez à mon étude pour les consulter.

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Néanmoins, je vous ai apporté ceci comme preuve de votre changement de condition.

Tirant une large enveloppe de la poche intérieure de son pardessus, il la lui tendit. Elle la prit et l’ouvrit.

La lourde pochette de papier crème était remplie de billets de banque.

— Voici cinq cents livres. Pour vos frais, jusqu’à ce que tout soit réglé, ajouta Billingsley.

Lorsqu’elle releva les yeux vers lui, l’expression soudain animée de son visage le réjouit.

Elle va pouvoir quitter cette maison à l’atmosphère si oppressante et s’offrir quelques jolies robes, songea-t-il.

— Je dois vous expliquer l’arrangement, précisa-t-il alors. L’héritage est passé en fidéicommis. Il doit être géré par votre cousin Simon Greenough, des tuteurs et moi-même jusqu’à…

Surpris par sa soudaine pâleur, il s’interrompit.

— Simon, répéta-t-elle.

Clare savait que jamais son cousin ne la laisserait avoir accès à l’argent qu’il contrôlait.

Billingsley toussota.

— Mr Simon Greenough aurait écrit à votre grand-oncle pour lui dire qu’il vous protégeait. Pour l’assurer que vous ne manquiez de rien dans le sillage de son propre héritage.

— Il ne m’a jamais donné un penny, siffla-t-elle entre ses dents serrées.

Le frère cadet de son père, qui s’était marié jeune et sans réfléchir, avait eu un fils unique, Simon. Ce dernier avait été élevé dans le ressentiment de Clare et de son frère. Il n’avait vécu que dans l’idée de se 15

venger de leur existence. Sa cupidité était sans bornes.

Lors de la maladie de sa mère, il avait même refusé de lui prêter l’argent pour se procurer de quoi acheter les remèdes indispensables à sa guérison. Clare tenait Simon Greenough pour responsable de sa mort.

— C’est ce que j’ai appris, répondit Billingsley d’un ton sec. Je crois qu’il a aussi insisté, dans leur correspondance, pour que l’argent de votre grandoncle lui revienne.

— Je n’en doute pas.

— Mais cela n’a pas été le cas. Et vous pouvez être convaincue qu’il n’y touchera pas. J’y veillerai personnellement.

Clare ne mit pas en doute sa parole. Quelque chose chez cet homme lui inspirait confiance.

— Mais Simon aura un droit de regard sur la façon dont je disposerai de mon argent ?

— Partiellement. Avec moi.

Elle agrippa l’enveloppe que Billingsley lui avait remise. Son cousin remuerait ciel et terre pour s’assurer qu’elle n’ait pas plus accès à l’héritage que lui.

— À moins que vous ne soyez mariée, bien sûr, ajouta son visiteur.

— Pardon ?

— Quand vous vous marierez, le fidéicommis sera automatiquement dissous. Ainsi, votre cousin n’aura plus aucun contrôle sur votre fortune.

— Parce que mon mari en sera responsable.

Elle savait que c’était la loi. Les femmes mariées ne pouvaient rien posséder. Les serments du mariage 16

à peine prononcés, tous leurs biens revenaient à leur mari.

— En effet, acquiesça Billingsley.

Pour la première fois, elle croisa son regard et le soutint. Il s’étonna du brasier qui brûlait au fond de ses prunelles vert pâle. Son visage aussi avait changé. Un visage qu’il avait catalogué comme simplement plaisant était soudain éclatant de beauté, d’une intelligence lumineuse. Il comprit que Miss Greenough avait fait en sorte d’être totalement sous-estimée, comme un acteur joue le rôle d’un personnage opposé à sa personnalité. Cette jeune personne avait beaucoup plus de ressources que ce qu’elle lui avait laissé entrevoir au premier abord.

Clare, pour sa part, avait l’impression que, après des années de somnolence, un pan entier d’elle-même revenait à la vie, comme des pièces longtemps laissées à l’abandon dont on tire soudain les doubles-rideaux pour laisser entrer le soleil à flots.

Son esprit échafaudait mille scénarios. Son cousin Simon était prêt à tout pour lui mettre des bâtons dans les roues. Everett Billingsley ne soupçonnait pas l’animosité de cet homme. Tant que son cousin ferait partie de l’équation, elle n’aurait aucun contrôle sur l’incroyable aubaine que représentait cette manne tombée du ciel. Elle ne serait pas maîtresse de sa vie.

Un bref instant, elle se demanda si, en y mettant le prix, elle ne pourrait pas faire appel à un tueur à gages.

Elle s’empressa de repousser cette pensée absurde.

Jamais elle n’aurait recours à une telle solution. D’un point de vue moral, c’était abject. Et ça ne mènerait 17

sans doute à rien. Elle allait devoir envisager des solutions plus conventionnelles. Néanmoins, elle se jurait de ne pas se laisser escroquer par Simon. Il ne la réduirait pas une fois de plus à la pauvreté.

Chapitre 2

A

ffalé dans un fauteuil doré à la feuille, James Boleigh, neuvième baron Trehearth, regardait ses amis jouer au whist. Il but une gorgée de sa quatrième coupe de champagne. Ou était-ce la cinquième ? Il en avait perdu le compte, comme souvent, dans l’humiliation de savoir qu’il ne pouvait même pas parier pour la bouteille suivante, et encore moins s’associer aux mises qui s’échangeaient à la table de jeu. Andrew et Harry ne parleraient pas de cette défaillance. En fait, ils n’y penseraient même pas. C’était ce qu’il y avait d’étonnant avec eux.

C’était des amis si loyaux qu’il ne se sentait pas digne d’eux. Depuis leur première année ensemble à Eton, ils l’avaient toujours soutenu dans les catastrophes qui l’avaient frappé. Pas comme ces prétendus amis qui feignaient la compassion simplement pour lui soutirer des détails croustillants. Ou, pire, ceux qui venaient à lui pleins d’une insupportable pitié.

Andrew et Harry n’étaient pas indifférents à ce qui lui était arrivé. Loin de là. Ils étaient simplement… de vrais amis. Il ne savait pas comment les décrire autrement. Il comprenait, même s’il ne l’admettrait jamais ouvertement, que, sans eux, il serait perdu.

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D’un autre côté… Maintenant… Maintenant, il l’était de toute façon. Qu’allait-il bien pouvoir faire ?

Il but une longue gorgée. Allons ! se rabroua-t-il.

Il devenait sentimental. Il n’était pas question de se laisser aller. Au moins, il n’avait pas parié, ce soir.

Il n’était pas assez stupide, il ne l’était plus, plus exactement, pour imaginer qu’il pouvait sauver sa peau aux tables de jeu.

Le brouhaha du club où se pressait une foule joyeuse l’enveloppait, une cacophonie de voix d’hommes énonçant leurs enchères, se lançant des défis, appelant pour se faire servir du vin. L’air était enfumé par une bonne centaine de bougies et de cigares. Il flottait une odeur, mélange de cire, de tabac et de la sueur aigre de ceux qui éprouvent le besoin désespéré de gagner. Un sentiment qui lui revenait un peu trop aisément. Les mains tremblantes qu’il fallait cacher, les yeux brûlants, la gorge nouée à chaque lancer de dés. Le sombre désespoir de se voir perdre. La déception à peine moins grande de gagner, car un petit gain n’était jamais assez. Puis, inévitablement, la chance vous abandonnait et tout s’écroulait. Ici, certains des joueurs étaient dans cet état ; il reconnaissait les signes.

Le regard de Jamie se posa sur un miroir, sur le mur adjacent, qui lui renvoya le reflet de ses amis.

Harry Simpson, l’officier du régiment des gardes, costaud, bourru, avec ses cheveux roux coupés en brosse. À première vue, il pouvait sembler un peu lent, mais ses yeux bleus, pétillants, trahissaient une grande vivacité d’esprit. De l’autre côté de la table, 20

Andrew Tate, plus petit, était un blond sec au regard gris teinté d’ironie. Nombre d’imbéciles craignaient sa langue acerbe. Rares étaient ceux qui savaient que ses railleries dissimulaient une bonté sans limite.

Et, un peu à l’écart, il pouvait distinguer son propre reflet, comme s’il avait été le fantôme de la fête. Des cheveux et des yeux d’un noir de jais, la peau hâlée parce qu’il préférait vivre au grand air. De sa mère disparue qui lui manquait tant, il avait hérité son teint de gitan. De son père, décédé lui aussi, son grand corps longiligne, ses pommettes saillantes, sa bouche à la moue triste. Tout comme lui, il était sujet aux accès de mélancolie. Adossé à son fauteuil, regardant ses amis étaler leurs cartes, l’homme qui se reflétait dans le miroir avait l’air parfaitement insouciant. Il leva son verre avant de boire, se félicitant de si bien cacher son jeu. L’alcool anesthésiait la pression d’une multitude de maux.

— Jamie ? lança Andrew avec un sourire en coin.

Il avait remarqué sa coupe levée. Jamie la baissa.

La partie de cartes était finie.

— Encore du champagne ? demanda l’un des joueurs en faisant signe au serveur. Trehearth offre sa tournée.

La plaisanterie mit Jamie en rage. Il se leva d’un bond et tituba. Il avait dû boire cinq coupes, en fin de compte.

— Je vais le chercher.

— C’était une plaisanterie…, commença Harry.

— Je vais le chercher, répéta-t-il d’un ton sans appel.

21

Tournant le dos à la tablée, il s’éloigna d’un pas furieux. Il allait commander deux bouteilles. Non, trois, et qu’ils aillent au diable ! Quelle importance ?

Bientôt, sa vie serait finie, il aurait tout perdu. Il avait évité la ruine aussi longtemps que possible.

Maintenant, ses créanciers étaient à bout de patience.

La maison, qu’il aimait à tel point qu’il ne supportait plus d’y aller, lui serait retirée. Le prix de quelques bouteilles de champagne ne ferait pas une grande différence, mais, au moins, cela mettrait un terme aux railleries de cet idiot. Il pouvait encore se permettre ça.

Bonté divine !

Il allait en commander une tournée d’une dizaine !

La soirée se poursuivit comme presque toutes les autres. Andrew et Harry, partenaires de toujours au whist, gagnèrent modérément. Jamie continua de boire. Il était presque 2 heures du matin quand le trio regagna l’appartement d’Andrew sur Duke Street.

Aucun des trois amis ne semblait pressé d’aller se coucher. Harry, qui bénéficiait d’une permission le lendemain, n’était pas obligé de rentrer à la caserne.

Andrew était un oiseau de nuit et Jamie, son invité, ruminait ses sombres pensées. Malgré la quantité de vin qu’il buvait, il était sujet aux insomnies.

Après avoir débouché une bouteille de cognac, ils s’installèrent dans le confortable salon d’Andrew et se réchauffèrent au feu qui crépitait dans la cheminée.

— Pourquoi cette mine lugubre, Jamie ? s’enquit Andrew. Tu te prends pour Byron, maintenant qu’il est en Grèce ?

22

Sourcils froncés, il regarda son verre. Avec ses vieux amis, il avait besoin de dire enfin la vérité.

— Tout est fini pour moi. Je suis ruiné.

Andrew et Harry échangèrent un coup d’œil. Ils connaissaient les crises de spleen de Jamie, mais, ce soir, il semblait plus accablé que d’habitude. D’un ton qu’il voulait jovial, Harry lança : — Tu sais ce que j’ai toujours dit : trouve-toi une héritière. Quand la Saison démarrera…

— Ce sera trop tard, l’interrompit Jamie.

Il but une longue gorgée.

— Et même si cela ne l’était pas, tu sais très bien que je ne peux pas approcher d’une héritière. Leurs mères m’ont catalogué comme un très mauvais parti.

Te souviens-tu de la Saison dernière ? Le bal des Laramy ? Quand j’ai voulu inviter Annie Fitzgerald à danser, sa mère est arrivée et m’a signifié mon congé sur-le-champ.

— Tu étais à moitié ivre, fit remarquer Harry. Je doute que tu aies pu tenir debout sur la piste de danse.

— Je n’étais pas ivre du tout, riposta Jamie en buvant une nouvelle gorgée.

— Ah bon ? Tu as pourtant traité sa mère de vieille mégère à tête de vipère. Ce qui n’a pas arrangé ta réputation.

Il vida son verre et rétorqua : — Je ne l’aurais pas fait si elle ne m’avait pas insulté.

Le souvenir de la manière dont il avait traversé la salle de bal, après avoir été renvoyé, était toujours 23

aussi cuisant. Il entendait encore les chuchotements, les ricanements.

— Elle est aussi mauvaise qu’une vipère et elle en a la tête, ajouta-t-il en remplissant de nouveau son verre.

Il préférait ne pas penser à l’état dans lequel allait le plonger le cognac après le champagne. Mais tant pis. Il se sentait déjà atrocement mal. Quand l’alcool engourdirait-il enfin les pensées qui tournoyaient dans son esprit ?

— J’ai entendu dire qu’il était plus facile de ren­­contrer une héritière à Bath, commença Harry.

— Je te le répète, je n’ai plus le temps, l’interrompit Jamie. Pas le temps pour une autre Saison. Pas même pour un mois de plus. Les banques vont saisir Trehearth.

Un riche inconnu allait devenir le propriétaire de sa maison, du domaine auquel il devait son nom.

L’argent allait acheter son héritage. Il allait devenir l’un de ces parasites usés, s’agrippant aux franges de la société, rappelant aux gens qu’il avait perdu ses terres mais pas son titre. Non, il n’en était pas question !

Jamais il ne tomberait aussi bas.

— Peut-on vraiment dire qu’on aime une femme quand seule sa fortune nous intéresse ? demanda Andrew.

Harry s’affala dans son fauteuil, ses longues jambes allongées sur le tapis ottoman. Le cognac le rendait souvent philosophe. Un doigt levé, il commença : — Eh bien, serait-ce aussi extrême que ça ? Nous voulons tous nous marier, n’est-ce pas ? Le devoir dû à notre lignée, et tout le reste.

24

Sans attendre que ses amis acquiescent, il ajouta : — Et nous préférerions ne pas décevoir nos mèr… nos familles en nous laissant séduire par une femme inacceptable.

Cette fois, ce fut lui qui hocha la tête.

— Alors…

Il leva un troisième doigt.

— Nous avons un certain…

Un rot interrompit ses considérations.

— … champ d’opération, poursuivit-il. Pourquoi ne pas viser des cibles riches ? Rien ne dit que nous ne pourrons pas en dénicher une qui nous plaira suffisamment.

— Ne faire la cour qu’à des femmes fortunées ? intervint Andrew. C’est ridicule. Si j’avais suivi ce conseil, jamais je n’aurais rencontré Alice.

— Eh oui, et cela aurait été une tragédie, ironisa Harry.

Jamie lui jeta un regard noir. Tous deux avaient souffert de l’engouement d’Andrew pour Alice Whitsett tout au long de la Saison dernière. Ils avaient fait l’expérience effarante de voir leur ami si intelligent, si plein d’esprit, ne plus avoir qu’un seul sujet de conversation : son amour idéal. Un sourire de la gamine le plongeait dans des transports vraiment embarrassants. Le plus minime des affronts le rendait si morose qu’il vous sautait à la gorge. Il avait même écrit un effroyable poème à la « princesse de son cœur ». « Des cheveux de la couleur d’une aile de corbeau », ou ce genre de balivernes, se rappela Jamie 25

avec une grimace. Puis Alice en avait épousé un autre, et les deux mois suivants avaient été insupportables.

Quand le nouvel époux s’était plaint du mauvais caractère et de l’extravagance d’Alice, les regrets d’Andrew avaient paru s’estomper. Le vent avait définitivement tourné le soir où le mari avait annoncé, au club, qu’Alice était exactement comme sa mère.

Quand Jamie et Harry avaient vu les yeux de leur ami sortir de leurs orbites, un frisson d’effroi le secouer, ils avaient compris qu’ils étaient presque tirés d’affaire.

Mais le mystère subsistait car Alice leur avait toujours fait l’effet d’une fille affreusement ordinaire. Assez jolie, selon Jamie, mais loin d’être une beauté fatale.

De plus, elle n’avait aucune conversation. Pensant qu’elle allait peut-être devenir l’épouse de son ami, il avait essayé de s’entretenir avec elle. Il n’avait jamais compris comment elle avait pu faire perdre ses moyens à un homme aussi brillant. Ce qu’Andrew persistait à appeler de l’amour semblait à Jamie de la pure folie.

— Il doit bien y avoir une solution. Tu pourrais épouser Lily, suggéra Harry.

— Arrête tout de suite le cognac, mon vieux ! s’exclama Andrew.

— Tu veux dire que je n’ai plus toute ma tête ?

Quel est le problème avec ma sœur ?

— Elle est encore à l’école.

— Elle va faire ses débuts cette année, fit remar­­ quer Harry.

Malgré l’importance de la dot de la jeune fille, Jamie savait que, même s’il envisageait cette alliance, elle ne serait pas suffisante. Harry n’avait pas la moindre 26

idée des fonds nécessaires pour restaurer Trehearth.

Et pourquoi l’aurait-il su ? Le domaine n’était pas son fardeau. De toute façon, même si Lily avait pu contribuer au sauvetage de la propriété familiale, jamais il n’aurait profité de la situation. Quoique…

— Merci, Harry, mais Lily mérite mieux. Je dois affronter la réalité maintenant. J’ai des personnes dont je suis responsable. Je ne peux plus remettre l’inévitable.

— Que vas-tu faire ? demanda Andrew.

— Finir de régler les questions juridiques. Couper les liens. Et chercher un travail, quel qu’il soit, ajoutat-il, une flèche de regret lui transperçant le cœur.

— Un travail ? répéta Harry en le scrutant du regard. Quel genre de travail…

Il se tut avant de finir une phrase qui pourrait se révéler insultante.

— J’ai pensé me proposer comme régisseur d’une grande propriété.

— Régisseur ?

— Aujourd’hui, certains font l’acquisition d’un domaine sans avoir la moindre idée de la façon dont le gérer.

Des hommes d’affaires qui avaient réussi, des nababs cupides. À la pensée de se soumettre à ce genre d’individu, il sentit se nouer son estomac imbibé de cognac.

— Tu serais l’intendant d’un gros bonnet de la ville ? s’étonna Harry.

— Je ne sais rien faire d’autre.

27

La tristesse dans sa voix réduisit ses amis au silence.

Sans pour autant masquer le mélange d’incrédulité et de compassion qui se lisait sur leur visage. Jamie prit la bouteille et se versa un nouveau cognac.

Dans les bureaux immaculés de l’agence qui lui avait procuré ses deux derniers postes de gouvernante, Clare Greenough attendait dans une petite pièce réservée aux entretiens. La maison Farnham et Hicks était considérée comme la référence la plus prestigieuse en matière de gouvernantes haut de gamme, de dames de compagnie et d’habilleuses que leur rang beaucoup plus élevé qu’une simple femme de chambre rendait souvent hautaines. Mrs Hicks, qui l’avait toujours traitée de façon remarquable, était l’une des rares personnes à qui Clare faisait une confiance aveugle.

Elle avait exposé ses critères avec une grande clarté, et s’était déjà entretenue avec deux femmes qui, manifestement, satisfaisaient à la plupart. Pourtant, elles ne correspondaient pas tout à fait à ses désirs.

Sans pouvoir vraiment l’expliquer, elle savait qu’elle voulait faire le choix idéal. Aussi, tout en s’exhortant à la patience, elle attendait la troisième candidate, alors qu’elle brûlait d’envie de passer à l’action au plus vite.

Au cours des deux dernières semaines, elle s’était rendue au cabinet d’Everett Billingsley et avait signé tous les papiers officialisant son héritage. Là, en lisant les pages de jargon local frappées des sceaux alambiqués des officiels des Indes lointaines, elle avait vraiment pris conscience de la réalité. Elle avait 28

alors donné sa démission et quitté son poste chez les Benson, une démarche qui, comme elle s’y était attendue, avait été très mal accueillie. Edwina Benson, qui avait semblé prendre le nouveau statut financier de sa gouvernante comme un affront personnel, s’était montrée fort vindicative, mettant tout en œuvre pour la rabaisser et la contrarier. « Inutile de compter sur moi si vous avez un jour besoin d’une référence… », lui avait-elle signifié.

Elle inspira profondément. Elle n’en aurait pas besoin. Plus jamais. Elle avait pris une suite à l’hôtel Mivart sur Brook Street et, ce jour-là, elle était à l’agence, prête à passer à l’étape suivante de son plan.

La porte de la pièce aménagée en boudoir pour faciliter ce type d’entretien s’ouvrit sur Mrs Hicks, le regard interrogateur. Clare lui adressa un petit signe de tête : elle était prête à s’entretenir avec la candidate suivante.

— Je vous présente Mrs Selina Newton, annonçat-elle. Madame Newton, Miss Clare Greenough.

Souriant à la nouvelle venue, Clare lui indiqua le fauteuil qui lui faisait face.

— Bonjour, la salua-t-elle. Asseyez-vous, je vous en prie.

Mrs Hicks se retira, les laissant seules.

Clare garda un moment le silence. D’après les informations que Mrs Hicks lui avait fournies, Selina Newton avait quarante-sept ans. Elle ne les paraissait pas. Pas un soupçon de gris ne se mêlait au brun de ses cheveux et son visage rond était à peine marqué.

Ses rares rides semblaient dues à de trop nombreux 29

sourires plutôt qu’à des froncements de sourcils, ce qui était bon signe. Ses yeux noisette brillaient d’un éclat prometteur. Séduisante, élégamment vêtue, la candidate au poste de gouvernante était plus à la mode que celle qui la recevait en entretien.

— Pouvez-vous me parler un peu de vous ? demanda-t-elle.

Clare voulait entendre l’histoire de cette femme de sa bouche, et non la lire sur une feuille de papier.

La candidate détailla Miss Greenough, surprise de la voir si mal fagotée. Ses doigts la démangeaient de reprendre cette robe terne et informe et de la transformer pour flatter la silhouette mince de cette jolie jeune femme. Mrs Hicks s’étant montrée vague sur la nature de la position, précisant simplement qu’elle pensait que cela lui conviendrait, l’entretien lui parut plus difficile que d’habitude. Elle opta pour le mélange habituel de franchise et d’omission : elle devait parler suffisamment de son passé pour s’assurer le poste tout en gardant pour elle des détails plus personnels que personne n’avait besoin de connaître.

— Naturellement, commença-t-elle. Je me suis mariée jeune, avec un officier de marine, et me suis trouvée veuve après huit ans de mariage.

Il n’était pas utile de raconter qu’après un mois de mariage elle avait compris que Ronald ne l’avait épousée que dans le but d’avoir une garde-malade pour sa mère invalide. Ni qu’il avait été en mer presque tout le temps de leur union et que, lors de ses permissions, il s’était montré tout aussi absent.

Quand il avait péri dans un naufrage au large de 30

l’Australie, elle avait soigné sa belle-mère pendant un an, et s’était retrouvée sans un sou lorsque celle-ci avait rendu l’âme.

— Ni lui ni moi ne venions d’une famille fortunée, expliqua-t-elle, sans préciser qu’elle était fille de pasteur. Aussi ai-je dû chercher du travail. Une tante m’a trouvé une place de dame de compagnie chez une parente plus âgée. Je suis restée avec elle jusqu’à sa mort, puis j’ai pris une place similaire, puis une autre.

Ma toute dernière était chez lady Harriet Vernley, qui a été emportée par une affection pulmonaire voilà quelques semaines. Elle avait quatre-vingt-un ans et elle était souffrante depuis plusieurs mois.

Elle mit une certaine emphase dans sa dernière phrase. Il n’était pas question qu’elle donne l’impres­­ sion de s’être montrée négligente en soignant la vieille dame qui l’employait.

Clare l’écoutait avec attention. Elle aimait sa voix basse et plaisante, ses manières directes et pleines d’assurance, son naturel dépourvu de toute nervosité.

C’était important.

— Ainsi, vous avez toujours été employée chez des dames plus âgées ?

Selina Newton fit un signe d’assentiment. En fait, elle avait passé presque toute sa vie à satisfaire les caprices de femmes d’un certain âge, assez riches pour s’offrir ce type de services. Miss Greenough faisait sans nul doute des recherches pour une parente correspondant à ce profil. Elle ne comprenait pas, néanmoins, pourquoi personne n’y avait encore fait allusion. D’un autre côté, Mrs Hicks, qui ne l’avait 31

jamais déçue, lui avait laissé entendre qu’elle serait tout particulièrement intéressée par ce poste.

— J’ai un certain nombre de recommandations, répondit Selina avec un sourire poli.

La regardant droit dans les yeux, Clare lui posa les questions qu’elle avait préparées et qui détermineraient son choix.

— Vous avez des projets pour votre avenir ?

— Vous voulez dire mon… ?

— Pour l’époque où vous ne pourrez plus travailler comme dame de compagnie ? ajouta Clare. À cause de votre âge ou pour toute autre raison.

Selina la regarda fixement. En dépit de sa silhouette frêle, de sa pâleur, de sa réserve, Miss Greenough avait un regard d’un vert très pâle plein de détermination.

Elle attendait une réponse comme si elle avait posé une question parfaitement anodine. Pourtant, elle venait de décrire la terreur de toutes les femmes qui passaient la porte de l’agence en quête de travail.

La crainte inavouée de passer ses dernières années dans une pension de famille miteuse, en tolérant tous les compagnons que le hasard leur imposerait, en comptant le moindre penny et en espérant que leurs maigres économies durent assez longtemps. Personne n’en parlait jamais. Ou bien en chuchotant, comme si le seul fait de faire référence à ce morne avenir allait les condamner à l’indigence la plus extrême.

Clare savait que sa question serait révélatrice. Il était intéressant de voir comment les gens réagissaient face à leurs angoisses. Elle ne savait que trop bien ce qu’était se réveiller la nuit et rester allongée, 32

rigide, l’anxiété anéantissant tout espoir de sommeil réparateur.

Sous ce regard grave et serein, Selina répondit la vérité : — Chacune des dames au service desquelles j’ai travaillé m’a légué un petit pécule dans son testament.

C’est une coutume réservée aux dames de compagnie.

J’ai mis cet argent de côté et j’ai l’intention de continuer à travailler afin d’épargner pour mes vieux jours.

Inutile d’ajouter que la somme qu’elle était parvenue à mettre de côté était dérisoire.

Clare hocha la tête. C’était une réponse intelligente, réaliste. Elle commençait à penser qu’elle avait trouvé la personne qu’elle cherchait.

— Je cherche une dame de compagnie, annonça-t-elle.

Pour quelle autre raison serait-elle ici, si tel n’était pas le cas ? songea Selina.

— Pour votre grand-mère ou…

— Pour moi.

Surprise, Selina battit des paupières.

— Je suis sur le point de faire mon entrée dans le monde et je n’ai ni famille ni relations sur lesquelles m’appuyer.

— Ainsi, vous avez besoin d’un chaperon ?

Selina était perplexe. Pourquoi Mrs Hicks l’avaitelle convoquée pour cet entretien ? Cette position ne correspondait en rien à ses compétences. Les jeunes femmes qui voulaient se faire connaître dans la bonne société londonienne souhaitaient se faire aider de 33

bienfaitrices qui pouvaient les introduire dans les cercles en vogue. C’était même indispensable. Selina avait observé la haute société de l’extérieur. Invisible, elle se tenait toujours dans les coulisses. Elle n’avait ni influence ni relations. Elle ne pouvait pas aider Miss Greenough.

Clare ne voyait pas les choses du même œil.

— Je recherche plutôt une conseillère. Quelqu’un à consulter, qui me guiderait, alors que je ferai mes premiers pas dans la bonne société. Une dame de compagnie, comme vous l’avez été.

Il fallait bien admettre qu’elle redoutait par ailleurs la perspective de vivre seule.

— Je vois, répondit Selina du bout des lèvres.

Malgré les recommandations de Mrs Hicks, la place ne lui paraissait pas très attrayante. Pour commencer, elle craignait de ne pas être capable de répondre aux attentes de Clare. De plus, une jeune femme séduisante comme Miss Greenough, ayant les moyens d’engager une dame de compagnie plus âgée, ne tarderait pas à se marier. Et elle ne tenait pas à se remettre à chercher du travail dans peu de temps.

— Je ne pense pas être qualifiée…

Devant la réticence de la candidate, Clare se sentit confortée dans son choix. Elle décida de faire un pas de plus qu’avec les autres candidates et de raconter sa propre histoire.

— Depuis que j’ai quitté le pensionnat, j’ai été moi-même employée comme gouvernante pendant six ans.

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Devant la stupéfaction qu’elle lut sur le visage de son interlocutrice, elle esquissa un sourire. Certes, il n’était pas commun pour une gouvernante d’engager une dame de compagnie.

— Et maintenant, poursuivit-elle, je viens d’hériter d’une fortune parfaitement inattendue. Je voudrais que quelqu’un m’aide à poser les jalons de ma nouvelle vie.

Selina se sentit envahie d’un mélange d’envie et de regret. Avoir les rênes de sa propre vie était le rêve de n’importe quelle personne dépendant des autres pour vivre. Cela arrivait si rarement.

— C’est… merveilleux pour vous.

Elle maudit l’amertume qu’elle perçut dans sa voix.

Se ressaisissant, elle réprima ses émotions, comme elle savait si bien le faire.

— Je dois vous dire que je n’ai pas beaucoup de relations. Et je ne connais rien aux arrangements financiers. Vous avez sûrement besoin d’un avoué ou…

Elle ne savait même pas qui serait la personne appropriée.

La décision de Clare était prise. En l’entendant évoquer une fortune, Selina Newton n’avait pas changé de ton. Ses yeux noisette n’avaient exprimé aucune cupidité. Cette femme allait lui apporter son aide et son soutien pour l’aider à mener à bien ses plans. Le moment était venu de tout avouer.

— Les termes de l’héritage m’obligent à me marier dès que possible.

Elle ferait tout pour remplir cette obligation. Elle ne resterait pas sous la tutelle de Simon une seconde de 35

plus que nécessaire. Elle prit une profonde inspiration et, pour la première fois, annonça à haute voix : — Aussi ai-je l’intention d’acheter un mari.

— Je vous demande pardon ? s’exclama Selina.

Elle n’était pas sûre d’avoir bien entendu.

— Les gens parlent de la Saison de Londres comme d’une sorte de foire au mariage. Je vais en profiter. J’ai l’argent.

Tout au moins, la promesse de l’argent, ajouta-t-elle intérieurement.

Elle se tordit les mains. Formulé de façon aussi abrupte, cela semblait outrageant.

Selina dévisagea Clare. Avec ses cheveux blonds et sa robe terne, la jeune femme n’avait rien d’une déséquilibrée – elle avait même eu l’air parfaitement raisonnable, jusqu’à cet instant.

— Ma chère mademoiselle Greenough, c’est une façon de parler, voilà tout.

— Cependant, les expressions comme celle-ci sont souvent fondées sur la réalité.

— Mais…

Selina était incapable de trouver une phrase polie pour exprimer sa véritable opinion. Sans lui en laisser le temps, Clare poursuivit : — Je veux quelqu’un pour me seconder dans cette entreprise, plutôt étrange, je le conçois. Manifes­­ tement, je vais devoir faire preuve de la plus grande circonspection dans mes jugements. À m’entretenir ainsi avec vous, je conclus que vous pourriez me donner de précieux conseils. Aussi, j’espère que vous allez consentir à m’aider.

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Fascinée par ce regard couleur jade, Selina se sentait prise au piège. Pourquoi n’avait-elle pas encore remarqué toute l’énergie qu’il recelait ? Habituée aux vieilles dames dodelinant du chef, elle était troublée par l’intensité de la détermination dans l’erreur de Miss Greenough. Elle secoua la tête.

Sans lui laisser le temps de refuser, Clare reprit : — Dès que je serai mariée comme je souhaite l’être, je m’engagerai par écrit à vous garantir une annuité de deux cents livres. Ce ne sera qu’un début.

Selina la dévisagea, bouche bée. Un revenu garanti, à vie, de deux cents livres par an ! C’était plus que le double de ce qu’elle avait gagné dans ses postes précédents, et elle savait très bien comment faire bon usage d’une telle somme pour s’assurer une vie confortable. C’était un rêve devenu réalité.

Un miracle.

— C’est une plaisanterie ? Est-ce que Mrs Hicks… ?

Ses paroles restèrent en suspens. La très sérieuse directrice de cette agence si respectée serait la dernière personne au monde à prendre part à un canular.

Consciente et heureuse de la générosité de son don, Clare répondit : — Pas le moins du monde ! Je vais signer un contrat dressé par l’avoué de votre choix, afin de vous garantir les fonds.

L’offre était ahurissante. Selina peinait à la croire.

Elle était synonyme d’indépendance, signifiait la fin des soucis financiers qui la minaient. Elle n’aurait jamais plus à se plier aux caprices de vieilles dames.

Comment résister ? Elle se sentait fléchir. Même 37

si cela se soldait par un échec, elle se retrouverait simplement où elle était aujourd’hui, en quête d’une nouvelle place. Mais ce n’était pas tout. Voir cette jeune femme se lancer dans le monde avec un plan aussi audacieux l’inquiétait. Elle voulait l’aider.

— C’est entendu, dit-elle.

Comme un homme concluant un marché, Clare combla l’espace entre elles et lui tendit la main. Un peu étourdie, Selina la lui serra.