Protection rapprochée - extrait

Quand le tueur à gages s’éprend de sa cible…

Témoin d’un meurtre perpétré par la mafia, Jack Francisco, chirurgien, est devenu l’homme à abattre. Mais, D, le tueur à gages chargé de l’éliminer, ne peut se résoudre à presser la détente lorsqu’il retrouve sa trace. Il décide même de le protéger.

Les deux hommes sont désormais les cibles d’une traque sans pitié. Forcés de s’entraider pour survivre, ils vont découvrir qu’ils ont davantage à partager qu’ils l’imaginaient et forger un lien bien plus fort qu’ils s’y attendaient…

INÉDIT Action / Sentiments / Slash

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marianne Feraud Photographies de couverture : © Shutterstock ISBN : 978-2-8112-1321-3

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7,90 €

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romance 08/09/14 16:29

Propriétaire d’une librairie et d’une maison trop grande pour elle, Jane Seville vit à Colombus, dans l’Ohio, avec un terre-neuve et une meute d’amis turbulents qui viennent la voir tous les jours. C’est une lectrice insatiable et elle collectionne les livres de cuisine, dont elle possède plus de cinq cents exemplaires. Elle visite souvent le quartier de Colombus où vivent Jack et D, et elle leur a même choisi une maison. Elle attend d’y être invitée à dîner.

Jane Seville

Protection rapprochée Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marianne Feraud

Milady Romance

Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : Zero at the Bone Copyright © 2009 by Jane Seville © Bragelonne 2014, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-1321-3 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr

Dédié à tous les lecteurs qui m’ont un jour adressé leurs louanges, critiques et remerciements. Vous vous reconnaî­­ trez. Grâce à vous, j’ai pu continuer à écrire pendant de nombreuses années ; sans vous, je ne serais pas l’ écrivaine que je suis à présent, et je ne pourrais jamais être l’ écrivaine que j’espère un jour devenir.

Quelqu’un de mince dans l’herbe Passe au hasard ; Tu l’as sans doute rencontré, On le remarque tout à coup.

L’herbe se divise comme avec un peigne, On voit une flèche tachetée ; Puis à tes pieds l’herbe se referme Et s’entrouvre un peu plus loin.

La bête aime un champ marécageux, Un parquet trop frais pour le maïs.

Pourtant dans mon enfance, étant pieds nus, Plus d’une fois le matin J’ai passé, à ce que je croyais, près d’une lanière de fouet Qui se déroulait au soleil ; Et me baissant pour m’en emparer Elle se recoquillait et avait disparu.

Je connais plusieurs personnes dans la nature Et elles me connaissent ; Je ressens pour elles un transport De cordialité ; Mais, accompagnée ou toute seule, Je n’ai jamais rencontré cette bête Sans avoir l’haleine oppressée Et un froid glacial dans les os.

Emily Dickinson

Chapitre premier

L’odeur des chambres de motel bon marché le réconfortait, comme le plus vieux, le plus miteux de ses tee-shirts. Le détergent, les pieds sales, cette saveur âcre de crasse et de désespoir que les draps lavés s’efforçaient de masquer sous un parfum agréable, ces dessus-de-lit qui vous égratignaient les fesses, le degré zéro de l’art sur les murs, et ces barres enveloppées de papier qui n’étaient pas tant du savon qu’une suggestion de ce à quoi il pourrait ressembler.

Des foules d’anonymes s’étaient succédé dans ce genre de piaules, mais il se demandait s’il était le premier à s’y rendre par choix. Il signa le registre sous un faux nom et paya en espèces. Bien qu’il eût les moyens de s’offrir un hôtel de catégorie supérieure, il aurait été obligé de piocher dans son arsenal de fausses identités et ne les utilisait qu’en cas de nécessité absolue. Quand il s’en servait, elles laissaient une légère empreinte dans les dunes de sable mouvant de son existence, qu’il préférait garder vierges et immaculées.

Et même sans tenir compte de cette considération, il aurait choisi une chambre de ce style. Il se sentait comme dans un cocon, protégé par la sécurité de l’anonymat. Chaque fois qu’il avait séjourné dans des endroits plus luxueux, il avait eu l’impression d’être aussi discret qu’un éléphant dans un couloir, rien ne lui permettant d’échapper aux regards, alors que là, il pouvait flotter dans l’air sans laisser de trace, invisible aux yeux du monde.

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Il retira sa veste et sentit la puanteur de tabac et de bière qui l’enveloppait après avoir passé la soirée dans un bar. Il ignorait pourquoi il persistait à s’y rendre. À l’instar des chambres de motel, il choisissait toujours les mêmes, méprisant les enseignes lumineuses tarabiscotées et les cocktails sophistiqués. Il aimait les parkings en gravier et des toits affaissés, les pancartes peintes à la main avec le nom du propriétaire. Les hommes les fréquentaient pour deux raisons : se soûler au point d’oublier leur misérable existence ou choper une gonzesse. Rien de tout cela ne l’intéressait. Il n’irait pas jusqu’à prétendre que sa vie ne méritait pas d’être oubliée, mais, à ce jour, il n’existait aucun alcool qui le lui aurait permis, et il n’avait aucune intention de draguer une nana.

Il lui arrivait de se dire qu’il devrait le faire, ne serait-ce que pour maintenir l’illusion de faire partie du genre humain.

Cela n’aurait pas été difficile. Les roulures qui traînaient dans ce genre d’endroits se ruaient sur lui dès qu’il franchissait le seuil en le mesurant du regard pour voir s’il était le bon candidat pour baiser ou se faire offrir un repas, voire emménager dans une mobil-home et payer les factures. Alors, elles se trémoussaient sur la piste de danse, s’exhibant tels des singes dans un zoo, et se penchaient trop près quand elles se tenaient à côté de lui au bar en exhalant un mélange désagréable de parfum de supermarché et de transpiration.

L’idée qu’il ne devrait pas dormir seul toutes les nuits de son existence n’était pas suffisamment ancrée dans son esprit pour l’inciter à briser cette routine. Cela faisait bien longtemps que personne n’avait été aussi proche de lui. Dans son métier, il devait se montrer prudent. Se rapprocher d’une nana, c’était s’exposer à un coup de couteau caché dans les plis de son short en jean. La partie de lui qui se rappelait la civilisation savait qu’il n’était pas normal d’être paranoïaque 10

à ce point. Mais il ne pouvait pas s’en empêcher ; il était trop tard pour changer.

Alors il entrait dans un rade, s’envoyait une bière ou deux, restait tranquille à regarder les gens et s’en allait. S’il restait plus longtemps, il ne supportait pas les regards posés sur lui.

Toujours ces yeux, qui le lorgnaient comme s’ils savaient la vérité. Que pouvaient-ils savoir d’un inconnu occupé à boire une bière ? Que dalle. Et pourtant, ces yeux étaient sans cesse rivés sur lui, et même si le risque était faible, ils suffisaient à le pousser systématiquement vers la sortie.

Il s’allongea sur le dessus-de-lit et alluma une cigarette, en contemplant le plafond. Il pouvait affirmer à Josey qu’il s’agissait d’une simple précaution, il pouvait se persuader que c’était de la paranoïa, mais là, allongé sur le dessus-de-lit en papier de verre, avec pour seule compagnie les croûtes accrochées au mur, il ne pouvait pas nier que la simple raison pour laquelle il était toujours seul dans ces maudites chambres de motel était que les nichons et les culs qui s’offraient à lui ne l’intéressaient pas. Il n’aimait pas prendre conscience qu’il avait sombré si bas que même la luxure, ce désir pourtant si humain, lui était devenue étrangère.

Au moins, il sentait encore la faim, le froid et le besoin de nicotine. Combien de temps avant que ces sensations animales ne le quittent, avant qu’il ne reste plus rien de lui hormis un éventail de compétences qui ne le destinaient qu’à une seule profession, et un cerveau saturé d’informations qu’il aurait préféré ignorer ? Peut-être se déconnecterait-il au point de ne plus transpirer, pisser ou avoir de stupides chansons dans la tête. On lui avait répété comme une litanie qu’il devrait devenir une machine, mais il n’avait pas vraiment cru que cela lui arriverait. À présent, il ne pouvait plus se voiler la face.

Il écrasa son mégot et éteignit la lampe de chevet en se demandant s’il ne devrait pas essayer de se masturber. Ce 11

serait bien s’il lui restait au moins cette once d’amour-propre, mais il n’y était plus parvenu depuis longtemps. Des mois ?

Des années ? Il ne s’en souvenait pas. Le désert lui faisait perdre la trace des dates et des saisons. Tout était toujours brûlant, sec et lumineux.

Il régla le réveil. Il ne pouvait pas arriver en retard à son rendez-vous avec Josey le lendemain, et il lui restait un long trajet à parcourir jusqu’au Nevada.

Jack voulait juste enlever le sang de ses manches. Il était incrusté dans les plis de ses phalanges et coagulé dans les poils de ses poignets. Tous les jours, il baignait dans le sang, mais toujours avec la protection d’une blouse, de gants, d’un environnement stérilisé… sain. Il n’arrivait pas à détourner le regard des rebords carmin qui imprégnaient la blancheur de sa chemise, des taches plus sombres sur ses mains. Il voulait juste qu’on lui donne l’autorisation de se lever, de quitter la salle d’interrogatoire et de se laver. Ou de changer de chemise.

Ou de rentrer chez lui et de pleurer.

Les chances pour qu’il soit exaucé étaient minces.

— Reprenons encore une fois.

Il ne prit pas la peine de regarder lequel des costards lui parlait. Ils étaient tous pareils. Ils se fondaient en une entité anonyme de « costards inquisiteurs » qui l’entouraient d’un mélange de polymères bleu marine, le harcelaient sans cesse et refusaient de le laisser rentrer chez lui.

— Je vous ai déjà tout dit.

— Racontez-nous encore une fois.

— Je regagnais ma voiture…

— Au parking souterrain ?

— Oui. — Quel niveau ?

— Le neuvième.

— Pourquoi étiez-vous garé là ?

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— Je suis arrivé en retard au boulot, aujourd’hui ; c’est la première place que j’ai trouvée. (Il entendait sa propre voix, basse et monocorde. Voilà où il en était arrivé : à réciter par cœur les pires jours de sa vie.) J’ai vu trois personnes campées sur la place vide à côté de la voiture.

— Quel genre de voiture ?

— Un SUV noir. Je ne sais pas de quelle année. Un modèle récent. Je n’ai pas retenu la plaque d’immatriculation.

La femme était plaquée contre le côté. J’ai jeté un coup d’œil pour voir si elle avait besoin d’aide, et là, j’ai vu le couteau.

(Il sentit la honte surgir de nouveau dans sa poitrine pour tenter d’étouffer ses paroles.) J’aurais dû l’aider.

— Vous avez eu le bon réflexe, sinon vous seriez mort. Et après, que s’est-il passé ?

— Je me suis tapi derrière un véhicule. Le plus grand l’a poignardée. Elle n’a pas crié. J’ai entendu ce bruit de succion, puis un hoquet, et la femme qui tombait. Les deux hommes sont montés dans le SUV et sont partis. (Il déglutit.) Ils ne m’ont pas vu.

— Et vous les avez vus très clairement ? (Jack acquiesça.)

Et ensuite, qu’avez-vous fait ?

— J’ai couru pour essayer d’aider cette femme. J’ai essayé de comprimer la blessure pendant que j’appelais les secours.

(Il se frotta les yeux d’un revers de la main.) Elle est morte avant l’arrivée de l’ambulance.

Un silence. Jack leva les yeux. Les flics étaient soucieux.

Il balaya la pièce du regard. Ils attendaient quelque chose. Il ne prit pas la peine de demander de quoi il s’agissait.

La porte s’ouvrit et un autre costard entra, muni d’un dossier. Il se contenta de s’asseoir à côté de Jack en s’abstenant de se présenter ou de saluer les autres.

— Docteur Francisco, dit le nouvel arrivant, la victime s’appelait Maria Dominguez. Elle devait témoigner sur les activités de trafic de drogue de son mari.

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— Alors… ces hommes étaient…

— Oui. (Il croisa son regard.) Je ne vais pas vous raconter de salades, docteur Francisco. Vous êtes notre ticket gagnant.

On n’a jamais eu de témoin qui puisse identifier l’un des membres de la famille Dominguez en flagrant délit.

— Vous voulez dire que vous n’en avez jamais eu un qui ait vécu assez longtemps pour témoigner ?

Le costard poussa un soupir.

— Vous vivrez. Je vous le promets.

Josey attendait au drive-in où ils avaient convenu de se rejoindre, un lieu tout droit sorti de la quatrième dimension.

On aurait dit qu’il était abandonné depuis des années ; tout était blanchi par le soleil du désert. Des touffes de mauvaises herbes brunes s’amassaient mollement au pied des poteaux auxquels étaient autrefois suspendues les enceintes, plantés à intervalles réguliers comme des pierres tombales. Il n’aurait pas été surpris que certains en soient.

Chouette endroit pour enterrer des cadavres, songea-t-il.

Pas de témoins hormis le gros œil vide d’un écran de cinéma.

Elle était assise sur le capot de sa voiture.

— Tu es retard, D, dit-elle lorsqu’il approcha.

— La prochaine fois, donne-moi rendez-vous ailleurs que dans le trou du cul du monde. T’as quoi pour moi ?

— Rien qui t’intéressera, je pense.

— Si tu m’as appelé, c’est que tu dois avoir quelque chose.

— Je ne comprends vraiment pas pourquoi je fais appel à toi. T’es si difficile.

— Les règles sont les règles.

Elle soupira et ouvrit son attaché-case.

— Et voici notre gagnant du jour, dit-elle lui passant le dossier.

Il y jeta un coup d’œil et sut en un clin d’œil qu’il ne le prendrait pas.

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— D, c’est 100 000 dollars, l’implora Josey alors qu’il lui rendait la chemise.

Elle essayait toujours de lui en refourguer quelques-uns, même s’il n’arrivait pas à imaginer qu’après tout ce temps, elle croyait encore qu’il finirait par céder et accepter, juste pour cette fois.

— Je vais pas refroidir une nana juste parce que son enfoiré de mari a la haine qu’elle se soit tapé le jardinier.

Suivant.

— Celui-là ?

Il n’eut qu’à lire deux lignes pour rendre le dossier.

— Je bute pas les flics.

— D’accord, monsieur « j’ai une morale », et celui-là ?

Il commença à lire et poursuivit. Celui-là était… envisageable.

— Hmpf.

— Oh, alors tu vas vraiment y réfléchir ? Je pourrais en pisser de joie.

— J’ai jamais buté de marchand d’art.

— Ça devrait être du gâteau. Ce genre de type se croit intouchable.

Il soupira.

— Combien ?

— Cinquante.

Il fourra le dossier dans sa veste.

— Trois jours.

Il tourna les talons.

— Tu sais, lança Josey, tous les autres que tu refuses, je les refile à un autre. Quelqu’un s’en charge de toute façon.

D s’arrêta sans se retourner.

— Ah ouais ?

— Alors pourquoi tu ne t’en occupes pas ?

Il secoua la tête.

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— S’il faut vraiment que tu te poses la question, ça mérite même pas que je te réponde.

Jack attendait dans la pénombre de son salon. Enfin pas dans son salon à proprement parler. Il appartenait à un certain Jack Macintosh. Il avait un permis de conduire au nom de Jack Macintosh et le courrier dans le couloir était adressé à ce personnage mythique, surgi d’on ne sait où. Qui était-il ? Que faisait-il dans la vie ? Une chose était sûre, cet homme était très doué pour attendre. Attendre qu’il soit l’heure de prêter serment et dire au jury ce qu’il avait vu. Cependant, pour le moment, Jack Macintosh feuilletait le guide des chaînes à la recherche d’une émission intéressante. Le docteur Jack Francisco était aux abonnés absents. Mais Jack Macintosh avait tout le temps de réfléchir aux événements qui l’avaient conduit dans ce meublé impersonnel de Henderson, État du Nevada.

Il a fallu que tu manges ce cookie.

C’était à cause d’un cookie qu’il avait atterri là, à des milliers de kilomètres de son ancienne vie. Il avait été sur le point de sortir de son bureau quand une des infirmières l’avait hélé.

— Prenez un cookie, docteur Francisco !

Il avait hésité en se demandant s’il s’agissait du dernier assaut en date dans la campagne livrée par les infirmières et les médecins pour le séduire via des sucreries.

Il n’avait pas très faim. Mais miam… des cookies. Alors il avait cédé. De toute façon, il n’avait pas été pressé de rentrer dans cet appartement lugubre où la compagne de ses soirées serait un film diffusé sur TCM. Sans ce satané cookie, il n’aurait pas assisté au meurtre de Maria Dominguez et il serait toujours dans cet appartement sombre avec ses propres meubles, ses propres livres, en train de regarder Robert Osborne présenter un film avec Bette Davis ou Gregory Peck. Humphrey Bogart s’il avait de la chance.

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Bah, il me reste toujours Robert, songea Jack en changeant de chaîne. S’il y avait une chose sur laquelle on pouvait compter dans ce bas monde, c’est qu’à n’importe quel moment, Robert Osborne serait en train de discuter d’un film depuis son faux salon des studios de TCM. Les frères Dominguez savaient que le procureur avait un témoin. « Jack la déveine » avait vu Tommy Dominguez et Carlos Alvarez tuer Maria. Voilà pourquoi il se trouvait à Las Vegas avec un permis de conduire au nom d’un inconnu.

— Personne n’est de Las Vegas, lui avait assuré son contact. C’est une bonne planque.

Il se cachait en attendant son tour de témoigner. Et après, il devrait de nouveau disparaître. Il essayait de ne pas trop penser à la carrière qu’il abandonnait. L’idée de ne plus être chirurgien, de ne plus être en mesure d’effectuer ce à quoi il avait consacré la majeure partie de sa vie d’adulte, lui brisait le cœur. Mais avait-il le choix ? Il devait aider la police à coffrer ces types. Cela lui demanderait peut-être de renoncer à tout ce qu’il connaissait, mais il serait toujours en vie, alors qu’on ne pouvait pas en dire autant de Maria Dominguez ou des dizaines d’autres que ces hommes avaient tués ou tueraient un jour si Jack n’offrait pas son aide pour les arrêter. C’était ce qu’il se répétait sans cesse.

Parfois, cela fonctionnait. C’était un piètre réconfort quand il était allongé seul au milieu de la nuit à s’apitoyer sur son sort, mais c’était tout ce qu’il avait et il s’y cramponnait.

Il posa la télécommande et se cala sur les oreillers. Eve était sur le point de commencer. Jack esquissa un sourire. Au moins une chose qui allait dans son sens ce soir.

Josey avait raison. Cette mission était un jeu d’enfant.

Il attendait dans la chambre de sa victime, et il serait le dernier homme à lui rendre visite. Il s’assit sur le lit, le souffle régulier. C’était une pièce très agréable. Il se demanda si cet escroc y avait jamais baisé, ou s’il se contentait de se branler 17

sur ses livres d’art. Il se demanda si ses invités étaient du genre masculin ou féminin.

Le contrat était simple : obtenir des preuves photo­­ graphiques des crimes de ce type, puis le supprimer. Il avait déjà trouvé l’atelier et tout noté. L’homme se livrait à une petite arnaque impitoyable et implacable. Il n’était pas sûr des détails, mais d’après ce qu’il savait, ce type se procurait des tableaux accompagnés d’une documentation très louche, des œuvres dont la plupart avaient été pillées par les nazis, et blanchissait leur passé afin que les collectionneurs et les marchands d’art les revendent à prix d’or au nez et à la barbe des familles des survivants.

C’est dégueulasse.

C’était ce qu’il lui fallait pour se donner bonne conscience, et cela suffisait… à peine.

Il entendit la porte d’entrée s’ouvrir et se refermer. Il attendit. La patience était un de ses points forts. Il fallut près d’une heure au petit homme pour entrer dans la chambre. À peine avait-il franchi le seuil que D planta l’aiguille dans son cou. Il le traîna jusqu’au lit et l’étendit sur le matelas.

— Tu ne pourras plus bouger, dit-il, mais tu vas parler, ça c’est sûr.

Il sortit son iPod, alluma le micro, et l’homme parla. Ils parlaient toujours. Ils ne savaient jamais que D se fichait de ce qu’ils avaient à dire. Ils ne savaient jamais que cela ne les aiderait pas.

L’homme avait les yeux révulsés. D se souvint d’un cerf auquel il avait dû porter le coup de grâce après que le premier coup de feu l’avait laissé agonisant. Son père s’était avancé à ses côtés en lui disant « tu dois finir ce que tu as commencé ».

Il l’avait poignardé en plein cœur. « Achève-le, fiston. Jusqu’à ce qu’il se vide de son sang. » Parfois il se demandait si cette scène avait joué un rôle dans le choix de sa profession. Parfois aussi, il en cauchemardait.

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L’escroc essaya de négocier avec lui, comme ils le faisaient souvent. Il lui proposa le double de ses honoraires, et s’excusa de ce qu’il avait bien pu faire pour le foutre en rogne. D ne prit pas la peine de lui répondre. Il ne lui ferait pas l’honneur de l’informer que ce n’était pas lui qu’il avait offusqué.

Deux balles dans le cœur. D ne visait jamais la tête. Trop salissant.

Il se rendit au Starbucks au coin de la rue ; il détestait leur café, mais adorait le Wi-Fi. Il envoya un e-mail vide à Josey via un service de réexpédition anonyme avec comme sujet « des seins plus gros en 15 jours chrono ! » Cela signifiait que la mission était remplie. Quand le sujet était « faites grossir votre pénis », cela voulait dire qu’elle était avortée, et quand il s’agissait de « bombasses asiatiques en chaleur », c’était qu’elle était retardée. Il transféra les photos et le fichier MP3 de la confession du marchand d’art, puis sauvegarda le tout sur une clé USB. Il la glissa dans une enveloppe que Josey lui avait fournie avec le contrat, puis effaça le disque dur de l’ordinateur. Il sortit, jeta l’enveloppe dans une boîte aux lettres, puis l’ordinateur dans une benne à ordures. L’appareil photo et l’iPod lui appartenaient ; il les rangea dans ses poches.

Un jeu d’enfant.

Josey ne se présenta pas au rendez-vous suivant. Il attendit une heure en vain. D sentit son estomac noué par une bouffée d’angoisse qui ne lui ressemblait pas. L’entraînement était censé lui avoir ôté ce genre d’émotions, mais, bien que rouillé, son cœur envoyait encore des signaux de temps à autre. On ne pouvait pas dire qu’ils exerçaient un métier sans risques, et la liste des drames auxquels aurait pu succomber son unique compatriote était longue.

Il rentra chez lui et trouva un e-mail de la part de Josey.

Le sujet était « VIAGRA à prix discount !!! » Cela signifiait que quelque chose clochait.

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Il chargea son arme et monta dans sa voiture avant de se diriger vers le repère. En cas de souci, Josey l’y rejoindrait.

Effectivement, un souci l’attendait, sous la forme de trois malabars semblant tout droit sortis d’un magazine pour culturistes. À peine D avait-il franchi la porte qu’ils se ruèrent sur lui. Il eut une demi-seconde pour se demander comment ils avaient repéré la planque avant d’être neutralisé et traîné à l’intérieur. D projeta la tête en arrière, et entendit un nez craquer dans un bruit sec. Il s’appuya contre celui qui le maintenait toujours et assena un coup de pied dans la mâchoire de celui qui se trouvait devant lui. De toute évidence, ils ne s’étaient pas attendus à ce qu’il oppose une telle résistance.

Malheureusement, l’élément de surprise fut de courte durée, et, en l’espace de quelques secondes, ils l’avaient jeté sur le canapé du salon. Quand il leva les yeux vers deux canons de pistolet, il fut contraint de reconsidérer ses idées de révolte. Josey était attachée à une chaise voisine, couverte de bleus et de sang.

— Tu vas bien ? demanda-t-il.

Elle hocha la tête.

— Je suis désolée, D, s’excusa-t-elle. (Elle avait la voix éraillée, comme étranglée.) Je ne sais pas comment ils m’ont retrouvée.

— Ne dis rien, lui rappela-t-il.

Sans doute était-ce inutile. Même tabassée et ligotée comme elle l’était, Josey était sûrement en train d’anticiper la suite.

Le plus petit de leurs nouveaux amis, probablement le cerveau du groupe, s’approcha de lui.

— On a nouveau boulot pour toi, déclara-t-il.

— C’est moi qui choisis mes missions, connard, rétorqua D. Le type lui lança un dossier.

— Elle dit que tu le refuserais si tu avais le choix. Alors on ne te donne pas le choix. Tu le prends. (D ouvrit la chemise.)

Inutile de l’ouvrir. Tout ce que tu as besoin de savoir, c’est que c’est ton prochain job.

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— Sinon quoi ? demanda D. Cela n’avait presque pas d’importance. Ils avaient désormais toutes les cartes en main pour le faire chanter : sa vie, celle de Josey, son identité, la mort lente et douloureuse du type sous contrat comparée à celle, rapide, que D lui aurait infligée.

Ils n’étaient décidément pas venus les mains vides.

Le cerveau lui lança un autre dossier en lui faisant signe d’examiner le contenu. D l’ouvrit.

— Putain, lâcha-t-il en réprimant l’horreur sourde qui s’élevait dans sa gorge.

La chemise contenait toute une série de photos. De lui.

Entrant et sortant de toutes les scènes de crime qu’il avait commis au cours des six derniers mois. Toutes datées. Il jeta un coup d’œil à Josey avec l’idée qu’elle aurait pu le balancer, mais l’expression sur son visage chassa ses doutes.

— Tu vas accepter le contrat. On a des preuves de ton implication dans une dizaine de meurtres commandités rien que pour cette année. Ça te vaudra la chaise électrique. (Le cerveau sourit et D songea de nouveau au cerf qu’il avait tué.)

Tu as une semaine. Le délai passé, j’envoie le tout au FBI. — Et ensuite ? Je serai pas votre pantin pour l’éternité, marmonna-t-il.

— Mon employeur ne s’intéresse pas à toi. Tu pourras reprendre tes… activités normales. Quand c’est fini, c’est fini.

Il haussa un sourcil ; D comprit que ce type était de ceux qui s’imaginaient toujours dans un film de Tarantino. D connaissait le genre. Le même qui pensait que c’était cool de tenir leurs revolvers de travers, ce que personne ne faisait en réalité.

Le cerveau et ses sbires s’en allèrent. D s’avança vers Josey et la libéra.

— Je suis désolée, répéta-t-elle. Ils m’ont forcée à les conduire ici et à t’envoyer le message.

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— Pas grave, répondit-il, son attention déjà tournée vers le contrat qu’ils avaient jeté sur ses genoux.

Il ouvrit le dossier et commença à lire en sachant qu’il n’aimerait pas ce qu’il y trouverait, et il avait raison.

Josey étudia son visage.

— Je ne te l’aurais même pas montré.

— Un putain de témoin ? lâcha D. Alors maintenant, je dois buter des passants innocents sur ordre d’un baron de la drogue ? (Il jeta la chemise sur le côté et passa une main en travers de ses cheveux coupés ras.) Comment ils ont fait pour me pister, ces enflures ?

— Je n’en sais rien. Ils ont dû pirater mes archives.

— Je croyais que c’était impossible.

— C’est ce que je pensais aussi.

Il se leva et gagna la fenêtre en sentant le regard de Josey dans son dos.

— Tu dois le faire, déclara-t-elle.

— Je sais.

— Non, je veux dire tu dois le faire.

— J’ai dit que je savais, bordel.

— D… c’est ton boulot.

— Je sais ce qu’est mon boulot, et ça, ça l’est pas.

— Tu es payé pour tuer des gens.

D grinça des dents.

— Quand ils le méritent.

Un silence.

— C’est quoi déjà, le nom du type ?

Il n’eut pas à consulter le dossier. Un seul coup d’œil et il était gravé dans sa mémoire.

— Il est répertorié sous le nom de Jack Macintosh. Son vrai nom est Jack Francisco. (Il secoua la tête.) Un putain de docteur. Il a vu un truc qu’il aurait pas dû voir et il a les couilles de pas céder à la menace. Et maintenant, je dois lui coller une balle dans le buffet.

Chapitre 2

Encore une rude et longue journée passée à ne rien faire, et Jack était lessivé.

Sa vie, même si elle présentait l’avantage de ne plus être empoisonnée par les responsabilités et les obligations, commençait à perdre tout intérêt. Il n’était vivant que pour procurer de l’oxygène aux cellules grises qui se rappelaient le meurtre de Maria Dominguez. Une fois qu’il aurait craché ses souvenirs et qu’un greffier les aurait pris en note, archivés dans les papiers de l’administration et gravés dans le marbre des tablettes du système judiciaire, il pourrait tout aussi bien disparaître à jamais. Il s’efforça de rester concentré sur les jours qui suivraient le témoignage, mais ces derniers commençaient à devenir aussi impalpables que les mirages qui émaillaient le désert comme des taches d’huile, changeant de couleur et leurrant le regard. Après tout, quelle raison avait-il de vivre ? Ce n’était pas comme s’il pouvait reprendre son boulot, ce qui constituait sa seule motivation.

La plupart du temps, il passait ses jours à errer en voiture.

Les attractions touristiques et les casinos de Las Vegas ne l’intéressaient pas. Il était attiré par les plaines de sable interminables entourant cette oasis de chrome et d’acier, par le spectacle époustouflant de la nature que les gens ne remarquaient même pas, trop pressés qu’ils étaient d’arriver à ce fichu Cirque du Soleil. Il avait visité le barrage Hoover, le lac Mead, exploré le désert à l’intérieur et à l’extérieur de la banlieue de Henderson. De temps en temps, il garait 23

sa voiture sur le bas-côté d’une route déserte et partait en randonnée sans autre but que d’écouter le silence et sentir sa peau cuire. Ce jour-là, il avait roulé jusqu’à l’extrémité sud du Las Vegas strip et avait été choqué par son aspect en pleine journée. Ce qui la nuit offrait un spectacle magnifique et éblouissant semblait déformé et étrangement kitsch sous la lumière implacable du soleil. C’était comme se rendre dans un night-club à midi, quand ce qui paraissait glamour la nuit ne s’avérait qu’une simple boîte noire et crasseuse où vos chaussures collaient au sol.

Il entra dans sa maison et poussa un soupir de soulagement en sentant la brise fraîche de la climatisation – le thermostat était constamment réglé sur « chambre froide » – et jeta ses clés sur la table de l’entrée. Son soulagement fut de courte durée.

Un homme était assis dans le salon, les yeux rivés sur lui.

Jack se figea, la main suspendue à mi-parcours des cheveux ébouriffés qu’il avait voulu lisser. Sa gorge devint sèche.

L’homme avait l’air détendu, mais Jack savait qu’il ne l’était pas. Il portait un jean, un tee-shirt blanc et un blouson de sport noir. Ses cheveux ne formaient qu’une ombre sur l’ensemble de son crâne, et ses yeux étaient cachés derrière des lunettes de soleil. Un pistolet muni d’un silencieux était posé en travers de ses genoux.

Il se leva, dépliant sa carcasse dégingandée dans une foule de craquements et de froissements presque audibles. Jack se demanda depuis combien de temps il attendait.

La mâchoire de Jack était raide quand il s’efforça de parler ; son visage était engourdi d’une manière qui lui rappelait ces jours de janvier où il déneigeait l’allée.

— Qui êtes-vous ? croassa-t-il.

L’homme ne répondit pas. Il traversa le salon d’un pas régulier et déterminé, puis agrippa Jack par l’avant-bras et le força à s’asseoir dans son fauteuil. L’homme recula pour se camper devant Jack, menaçant, silencieux, une intention 24

funeste se lisant sur ses traits. Jack le dévisagea, l’esprit vide.

Son cerveau avait disjoncté et endigué le flux des émotions.

— Comment m’avez-vous trouvé ? demanda-t-il, non pas tant pour temporiser que par curiosité légitime.

Jack s’était plus ou moins douté que les frères Dominguez trouveraient un moyen d’arriver jusqu’à lui, mais son déména­­ gement avait été opéré avec une telle minutie qu’il ignorait comment on aurait pu le retrouver.

Pour autant, il n’était pas vraiment surpris que quelqu’un y soit parvenu.

Jack se mit à respirer lentement, de manière régulière.

Je vais mourir d’une seconde à l’autre.

Curieusement, cette pensée ne l’ébranlait pas. L’idée de la mort n’avait pas beaucoup de poids comparée au fait qu’elle était inéluctable. L’affaire était réglée d’avance. Inutile d’en avoir peur. C’était presque un soulagement de ne plus avoir à la craindre.

L’homme qui était venu pour le tuer se tenait simplement là, le regard rivé sur un point au-dessus de la tête de Jack, son pistolet pendant négligemment sur le côté. Il leva sa main libre et se frotta le front, puis se mit à arpenter la pièce devant le siège de Jack. Ce dernier le suivit des yeux, cloué à son fauteuil comme si on l’y avait ligoté. Quelque chose dans la posture du type, dans son langage corporel… une infime lueur d’espoir s’immisça dans l’esprit de Jack.

Il ne veut pas me tuer.

Jack retint son souffle en regardant l’assassin faire les cent pas.

Ne sois pas stupide. Il va t’exécuter, qu’il le veuille ou non.

L’homme ne le regardait pas. Il marchait, ses lunettes noires pivotant d’avant en arrière comme l’œil impassible d’une caméra de surveillance. Un rapprochement s’opéra dans son esprit et Jack songea soudain à 2001 : l’odyssée de l’espace. « Ouvre les portes du sas, Hal. » Voilà ce que lui évoquait le 25

regard voilé de cet homme. Le regard cyclopéen, omniscient de Hal. « Je suis désolé, Dave, j’ai peur de ne pouvoir réaliser ce que vous me demandez. » Ne reste pas là les bras croisés. Agis, bordel ! Et si tu ne peux pas, alors au moins dis quelque chose !

Jack déglutit avec force et entendit un craquement dans sa gorge sèche.

— Ne faites pas ça, dit-il.

Bien joué, connard. Comme s’il n’avait pas l’ habitude qu’on le supplie. Jack carra légèrement les épaules. Je ne vais pas le supplier. Quoi qu’il advienne je ne le supplierai pas.

— Vous n’êtes pas obligé de faire ça, reprit-il.

L’homme s’interrompit, puis s’assit sur le canapé en face de Jack. Il braqua les yeux sur le pistolet dans sa main.

Jack l’observa en essayant de lire sur ses traits, ce qui était extrêmement difficile car son cœur battait si fort que sa vision vacillait. Les disjoncteurs se réarmaient. Un sentiment de terreur s’insinua dans le corps de Jack, lui ôtant tout courage.

Seigneur, je ne veux pas mourir. Pas comme ça. Pas comme ça.

L’homme avait baissé la tête et serrait le flingue entre ses deux mains. Jack sentit son sang-froid lui échapper. Il tremblait de manière incontrôlable.

Je vous en prie, ne me laissez pas me pisser dessus. Je sais que c’est ce qui arrivera quand la balle me traversera le crâne de toute façon, mais pas quand je suis encore vivant. Accordez-moi ça, au moins.

L’homme se leva et esquissa deux pas en direction de Jack, transi de peur dans son fauteuil préféré. Il leva l’arme et la braqua sur la tête de Jack. Jack aspira une grande goulée d’air et ferma les yeux, sa bouche se tordant en un rictus de terreur. À travers ses dents serrées, il haletait comme s’il venait de courir trois kilomètres. Il attendit.

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Ça fait quel effet ? Est-ce que j’aurai mal ? D’un instant à l’autre… Est-ce que je le sentirai ou est-ce que je serai simplement mort ? J’espère que ça ne fait pas mal. D’un instant à l’autre…

Cinq secondes s’écoulèrent. Dix. Quinze. Jack entrouvrit un œil. Son assassin se tenait toujours devant lui, le pistolet pointé sur la tête de Jack, mais il n’avait pas tiré. Au prix d’un grand effort, Jack glissa un regard de l’autre côté du canon qui semblait remplir tout le paysage, et vit l’homme serrer les dents, ses lèvres réduites à une fine ligne blanche.

Il ne veut pas le faire, songea-t-il de nouveau, plus fort cette fois. Jack contempla la bouche du canon, ce cercle noir et mortel, et une paix s’empara soudain de lui. Tout à coup, un plan lui apparut clairement.

Parle-lui. Manipule-le. Fais-le parler. Dis-lui ton nom.

Deviens une personne.

— Vous ne me tuerez pas, déclara-t-il, éberlué par sa voix calme.

Il s’était arrêté de trembler.

Le tueur en puissance tourna légèrement la tête et la dressa d’un air interrogateur. Il ne parlait toujours pas.

Jack secoua la tête.

— Vous l’auriez déjà fait. (Il leva une main, la paume en avant, l’air de dire « tout va bien, je ne suis pas une menace ».)

Comment vous appelez-vous ?

Génial. Maintenant, on dirait un enfant de cinq ans dans la cour de récré qui essaie d’ être ami avec le gamin le plus cool de la classe en espérant qu’il ne se fera pas tabasser pour sa peine.

L’homme n’eut aucune réaction. Il n’avait même pas l’air de l’avoir entendu.

— Je m’appelle Jack Francisco. Mais, euh… j’imagine que vous le savez déjà. Je suis médecin. Est-ce qu’ils vous l’ont dit ? Chirurgie maxillo-faciale.

L’homme recula d’un pas. Un petit frisson de triomphe courut le long des nerfs trop éprouvés de Jack.

27

C’est bon, il m’ écoute.

— Je suis de Baltimore. (L’homme leva les deux mains devant son visage, le pistolet toujours serré dans la droite.)

Hé… tout va bien. Vous n’êtes pas obligé de faire ça.

Est-ce que vous savez au moins pourquoi vous êtes là ? Ou pourquoi je suis là ? J’ai assisté au meurtre d’une femme, et maintenant…

— Je sais, répondit le tueur avec un rictus.

Il avait écarté les mains de son visage et tourné ses lunettes de soleil droit vers Jack, telles des lampes à matière noire. Il sentait presque leurs rayons sur lui, comme un trou noir qui aspirait sa chaleur au lieu de lui en procurer.

— Je sais très bien ce que t’as vu, répéta-t-il.

Jack déglutit avec force.

Ne flanche pas maintenant. Il commence à parler.

— Écoutez, je ne sais pas ce que vos patrons vous ont raconté…

— C’est pas mes patrons, rétorqua le tueur, la lèvre toujours ourlée en un demi-rictus, sa voix comme le grondement d’un animal acculé. Enfoirés de barons de la drogue. (Il secoua la tête.) J’ai pas d’ordre à recevoir de ces gus. (Il se remit à arpenter la pièce.) Je leur dois rien à ces fils de pute. Je suis pas à leur botte.

Jack l’observa. L’homme n’avait plus vraiment l’air de s’adresser à lui.

Le cerveau de Jack tournait trop vite ; ses pensées valdinguaient dans tous les sens, comme des gamins qui auraient oublié de se cramponner sur un manège. Il parvint à en saisir une de ses doigts engourdis.

Il ne veut pas le faire, et il se plaint d’y être forcé. Sers-t’en.

Gratte sous la croûte. Jack s’agita sur son siège. Mais ne le fous pas en rogne.

D’accord.

28

— Alors, vous travaillez pour les frères Dominguez ? s’enquit-il. Ils vous paient bien pour ce sale boulot ?

Le tueur s’interrompit et, contre toute attente, se mit à glousser.

— T’essaies de me manipuler, Francisco ? demanda-t-il.

En entendant son nom prononcé par l’homme envoyé pour le graver sur une pierre tombale, Jack fut parcouru d’un désagréable frisson. Amateur, se morigéna-t-il.

— Je veux juste savoir si vous comptez me tuer.

L’assassin – Jack commençait à l’envisager en tant que Hal – se retourna, son arme se levant pour viser de nouveau la tête de Jack.

— Je pourrais te buter tout de suite, dit-il. Je voudrais pas te faire perdre ton temps.

Jack eut un mouvement de recul.

— Je ne suis pas pressé.

Hal acquiesça, puis se remit à marcher.

Parle-lui. Plus tu parleras, plus il aura du mal à aller jusqu’au bout. Plus tu temporises, moins il y a de risques pour qu’il appuie sur cette détente.

— Sûrement pas.

— Alors que faites-vous là ?

— C’est pas tes oignons.

— Vous allez me tuer ? demanda Jack.

Hal poussa un soupir.

— J’en sais rien.

— Vous pourriez partir. Je… je ne dirai à personne que vous étiez là. Je n’appellerai pas la police. Je vous le jure.

Hal renifla.

— Je me fous de qui t’appelles. Pas ça, le problème.

— Oh, répondit Jack en se sentant soudain dépassé par les événements. (Cet homme n’avait pas peur de la police.)

Les Dominguez ? J’imagine qu’ils seraient furax si vous ne me tuez pas.

29

Hal secoua la tête et se rassit sur le canapé.

— T’as pas idée, doc, grommela-t-il.

D devait bien admettre que ce type avait du cran. Assis sur ce fauteuil tarabiscoté à essayer de le manipuler. À le titiller en le faisant passer pour le pantin des Dominguez, à lui balancer des mots à la figure pour voir sa réaction. Il s’était attendu à une mauviette. Docteur dans une grande ville, un genre de spécialiste, d’après le dossier. Il aurait cru qu’il se pisserait dessus et se mettrait à chialer dès qu’il verrait le flingue. Mais non. Il avait eu ce regard hébété qu’il avait vu sur des milliers d’autres gus, celui qui disait qu’ils avaient trop tiré sur la corde, que la mort était là, et qu’ils n’avaient plus qu’à attendre le coup de faux. En avoir conscience obligeait le cerveau à griller un fusible, pour éviter que les sentiments ne fassent sauter tout le système.

Mais ce type s’était très vite repris, avait essayé de l’amener à parler, lui avait demandé son nom, lui avait dit le sien, l’avait engagé dans une putain de conversation. D avait entendu des tas de gars le supplier, jurer ou tenter de marchander, mais il n’avait jamais eu droit à un cours de psychologie.

D en venait à se demander ce qui l’avait poussé à croire que Francisco se conduirait comme un lâche. Ce type avait les couilles de témoigner contre les Dominguez. Il devait avoir un minimum de cran pour faire ça en sachant ce que cela lui vaudrait : un aller simple pour le programme de protection des témoins et une vie entière à regarder par-dessus son épaule.

D s’était préparé à cette scène. Il avait passé deux jours à cogiter pour éviter d’y penser une fois sur place. « Force-le à s’asseoir, colle-lui deux balles dans le buffet, ferme-lui les yeux si tu le dois, et barre-toi. » Il l’avait fait des dizaines de fois. Des centaines, peut-être. Ce ne serait pas différent.

30

Mais c’était différent, et il ne pouvait pas se voiler la face.

Il avait l’habitude de tuer des gens qui avaient mérité leur sort.

Il en était même venu à le considérer comme sa contribution à la société. Nettoyage des ordures. Des enflures qui avaient tué, violé, blessé, volé. Des gens malsains. Mais Francisco n’avait rien de malsain.

Si tu le fais pas, tu sais ce qui t’attend. Ils prendront même pas la peine d’envoyer ces photos au FBI. Ils se contenteront de te traquer, et Francisco aussi. Y’en a déjà sûrement quelques-uns qui te collent au cul, juste pour s’assurer que tu fais bien le boulot, parce qu’ils savent que t’en as pas envie.

Alors pourquoi t’avoir choisi ?

C’était la question qu’il n’arrivait pas à s’ôter de la tête. Les Dominguez avaient déployé des efforts considérables pour qu’il entreprenne cette mission, jusqu’à le pister pendant des mois. Des dizaines de tueurs à gages auraient buté Francisco sans sourciller ou perdre une minute de sommeil. Ils savaient que D n’était pas de ce genre. Alors pourquoi lui ?

P’têt qu’ils voulaient te faire perdre ta virginité et t’obliger à tuer un innocent pour que ce soit plus facile la prochaine fois ?

P’têt qu’ils essaient de te dresser, comme on débourre un cheval.

Cette pensée ressuscita l’idée cauchemardesque que Josey était peut-être à l’origine de toute cette histoire. Elle n’avait jamais caché que le refus de D de se charger de certains dossiers était un fardeau pour elle. P’têt qu’elle veut juste m’obliger à le faire. P’têt qu’elle en a ras le cul de mes conneries.

P’têt qu’elle sait…

Mais il ne voulait pas aborder ce sujet.

Impossible. Si elle savait, je serais déjà mort.

Et voilà que Francisco pensait qu’il y comprenait quelque chose. « J’ imagine qu’ ils seraient furax si vous ne me tuez pas », avait-il dit, comme s’il avait découvert l’information du siècle.

31

Il avait sorti ça comme si les Dominguez allaient taper du pied en s’exclamant « Mince, on s’est encore fait rouler ! » avant de lever les mains en l’air. « On ne pourra pas empêcher Francisco de nous envoyer en taule », diraient-ils avant de s’asseoir bien sagement en attendant qu’on vienne les chercher.

Non. Ils seraient furax comme un nid de frelons qu’on vient d’écraser. Furax comme un putain d’ouragan, et ils le traqueraient avec la même énergie. Et pas juste lui… eux.

Parce que s’il décidait de ne pas buter Francisco, il ne pouvait pas l’abandonner. Ils se contenteraient d’envoyer quelqu’un d’autre à sa place.

C’est ce qu’ ils font toujours, lui souffla une voix douce et familière. Si tu refuses de tuer un innocent, un autre s’en chargera. Ça ne t’a jamais gêné auparavant ?

Ce n’était pas vrai. Loin de là. Mais là, c’était différent.

Il n’avait jamais braqué un flingue sur quelqu’un et décidé de l’épargner. S’il l’épargnait, c’était pour le garder en vie, et donc s’il ne le butait pas lui-même, il ne pouvait pas le laisser à la merci d’un autre.

Si tu ne le tues pas, tu vas devoir fuir. Et tu vas devoir l’emmener avec toi, parce qu’il durera pas deux jours une fois que les Dominguez auront découvert qu’il est toujours en vie et que t’as mis les voiles.

Enfoiré de Francisco. Tout aurait été si simple s’il avait été un casse-couilles plein de morve qui l’aurait supplié à genoux d’épargner sa misérable vie. Une enflure qui étranglait des chatons en secret. Dans ce cas, D aurait peut-être appuyé sur la détente.

Fais-le, bordel ! Tu peux vivre avec. Mais tu pourras pas vivre avec ce qui passera si tu le fais pas. Et c’est pas une façon de parler. Ça ne prendra qu’une seconde. Deux balles. Ferme les yeux pendant qu’il te transperce du regard. Enfoiré. Pourquoi est-ce qu’il arrête pas de me mater comme ça ? D’ habitude, ils détournent les yeux. Regardent le plafond, le sol, leurs mains, 32

ce qu’ils veulent, mais pas moi. Jamais vu des yeux aussi gros, et plus bleus que le ciel au-dessus de Bryce Canyon. Assez gros pour contenir toute sa vie et que je la voie, cette vie qu’ils veulent que je prenne, cette vie que je vais devoir regarder partir. Sales fils de pute. Ils font leurs saloperies, et c’est moi qui dois nettoyer derrière comme si j’ étais leur bonne.

D poussa un soupir. Il n’avait aucune envie de ce qui allait suivre, mais il n’avait pas le choix.

— T’as pas idée, doc, marmonna Hal. Puis, à la plus grande surprise de Jack, il leva les mains et retira ses lunettes de soleil en prenant garde de fermer les yeux avant que Jack n’ait pu voir de quelle couleur ils étaient, les sourcils froncés. Puis, de sa main libre, il se pinça la base du nez, semblant avoir une migraine. Il resta dans cette posture pendant un long moment. Jack avait l’impression que ses sens étaient aiguisés, devenus hypersensibles à cause du pistolet que gardait Hal dans sa main droite. Il percevait le vrombissement de la climatisation, la moiteur de sa peau à l’endroit où elle appuyait contre le cuir du fauteuil, le bruissement des habits de Hal contre les coussins du canapé, et le murmure des voitures qui passaient et des enfants qui jouaient.

Les gens continuent à vivre. Comment font-ils ? Je suis là, braqué par un tueur à gages, et pendant ce temps-là, les gens font leurs courses, baisent, préparent à manger, et regardent des émissions à la con.

Hal baissa la main et se leva. Pour la première fois, Jack parvint à ne pas broncher quand il croisa le regard de son assassin en puissance. Sans les lunettes de soleil, il n’avait plus l’air d’une machine ; il avait l’air… d’un homme. Un homme aux pommettes hautes et saillantes, avec des yeux noisette qui auraient pu être chaleureux s’ils ne trahissaient pas une détermination aussi glaciale.

33

Il soupira, le soupir d’un homme sur le point de soulever un lourd fardeau.

— Lève-toi, Francisco.

Sans trop savoir comment, Jack se décolla de son siège et se leva. Il avait les jambes en coton.

— Vous voulez me regarder dans les yeux pendant que vous me tirez dessus ? demanda-t-il.

Le tueur secoua légèrement la tête l’air de dire : « Seigneur, ces crétins que je dois me farcir ».

— Fais ta valise.

Jack le regarda, éberlué.

— Quoi ?

— Tu viens avec moi.

— Jamais de la vie !

Hal leva de nouveau son arme.

— C’est moi le boss.

— Écoutez, si vous ne voulez pas me tuer, sortez de chez moi et on oublie tout ça.

L’homme secoua une nouvelle fois la tête comme s’il n’arrivait pas à croire que Jack soit aussi stupide.

— Tu crois que les Dominguez oublieront, eux ? Si je te bute pas, ils enverront quelqu’un d’autre à ma place, sûrement quelqu’un qui le fera bien plus lentement et plus salement.

— Les flics me transféreront ailleurs. Ils ne me trouveront pas.

— Ils t’ont trouvé ici. Ils te retrouveront n’importe où.

— Je n’irai nulle part avec vous.

— Putain, mais t’as perdu goût à la vie ou quoi ? lança Hal. Ces enfoirés vont vouloir nous zigouiller parce que t’es pas mort, et personne ne peut te protéger ! Personne, t’entends ?

Ni les flics ni les fédéraux ni cette putain de surveillance de quartier ! Ta seule chance, c’est de rester avec moi !

Jack cligna des yeux ; il n’en croyait pas ses oreilles.

— Vous voulez dire que… maintenant, vous voulez me protéger ?

34

— Tu veux vivre ? Alors, viens avec moi. C’est tout ce que je dis.

— Vous devez avoir perdu la boule si vous pensez que je vais vous faire confiance ! cria Jack.

Hal saisit Jack par sa chemise et l’attira vers lui jusqu’au moment où ils furent nez à nez, le canon du pistolet plaqué sous le menton de Jack. Jack se raidit, mais ne détourna pas le regard.

— Je te demande pas de me faire confiance, juste d’obéir.

Maintenant, fais ta valise.

Une cigarette au bec, D faisait les cent pas dans le salon de Francisco. Ce type était cinglé. Ouvrir sa gueule au lieu de sauter sur l’occasion, persuadé que le programme de protection des témoins allait lui sauver les miches. Il se demanda comment Francisco réagirait s’il lui disait que les Dominguez avaient sûrement trouvé sa planque en achetant un des employés du FBI. Prends la voiture de Francisco. La baraque est sûrement surveillée. Ils doivent pas savoir que je suis là, je suis passé par l’arrière. On se barre dans sa bagnole, je me baisse pour pas être repéré, et avec un peu de bol, ils se diront qu’il est parti faire des courses. Ce serait bien d’avoir de l’avance.

Mais pour aller où ? D n’en avait aucune idée. Aucune de ses planques habituelles ne lui paraissait sûre. Les Dominguez devaient les connaître s’ils l’avaient pisté, ou ils pourraient soutirer cette info à Josey à grands coups de poing. Il songea à celles qu’il n’avait pas utilisées depuis longtemps, dont personne ne connaissait l’existence, et se mit à comparer leurs mérites.

Il entendait Francisco s’activer à l’étage. Un objet tomba et se brisa. « Putain ! » s’exclama Francisco avec colère.

T’es maboul de le laisser seul. Il pourrait cacher un flingue ou un couteau dans son sac, te zigouiller pendant ton sommeil.

35

D’une certaine manière, D caressait l’espoir que Francisco essaierait un truc dans le genre. Au moins, il saurait à quel genre d’homme il avait affaire. Un agneau ou un loup ?

Francisco manqua de tomber en descendant l’escalier avec son sac à dos sur l’épaule. Il avait l’air lessivé.

— Voilà. J’ai fait mes affaires. Heureux ?

D écrasa son mégot sur le tapis.

— Je le serai quand on aura cinq heures d’avance sur eux.

On y va. On prend ta caisse.

Jack recula dans l’allée tandis que D était recroquevillé sur la banquette arrière pour échapper aux regards.

— Quelle direction ? demanda-t-il.

— Banlieue nord.

— À vos ordres.

Il conduisait doucement en prenant garde de ne pas dépasser la vitesse autorisée ou de brûler un feu. Un instant, il fut tenté d’attirer l’attention d’un flic ou de faire des signes pour appeler au secours… mais à quelle fin ? Qui pourrait l’aider ? Et était-ce vraiment nécessaire ? Il n’était pas kidnappé, à proprement parler.

Je suis en cavale, songea-t-il bizarrement. En cavale avec un tueur à gages qui était censé m’abattre. C’est quoi la suite ?

Une femme fatale ? Une poursuite en bagnole ? Une ultime confrontation dans un entrepôt abandonné comme dans un de ces films d’action à la noix diffusés le samedi après-midi ?

Jack secoua la tête avec stupéfaction.

En fait, si t’ étais dans un film d’action, tu serais une belle nana et tu coucherais avec Hal dans la deuxième partie.

— Vérifie qu’on est pas suivis, dit Hal. — Comment le saurais-je ?

— Euh… regarde dans le rétro.

36

Jack en avait un peu marre du « crétin » sous-entendu à la fin de chacune de ses phrases. Mais surtout, il en avait ras le bol de l’imaginer sous la forme de Hal. L’espace de quelques instants, il garda l’œil sur ses rétroviseurs.

— Personne ne nous suit.

— T’es sûr ?

— Oui. Hal se redressa, puis jeta un coup d’œil au tableau de bord.

— Faut s’arrêter pour faire le plein.

Jack s’arrêta à la station-service la plus proche. Il était sur le point d’insérer sa carte de crédit dans la pompe quand il sentit une main sur son bras.

— En espèces. Paie en espèces. Faut pas laisser de traces.

Crétin.

— Je n’en ai pas.

Hal poussa un long soupir.

— Moi si.

Jack regarda son improbable compagnon revenir après avoir payé l’essence en portant deux bouteilles d’eau.

— Laisse-moi conduire, ordonna-t-il.

Ravi de lui laisser le volant, Jack changea de place et attacha sa ceinture. Il ouvrit sa bouteille ainsi que celle de Hal, puis les posa dans les porte-gobelets. Hal se tourna vers lui.

— Merci, dit-il, l’air surpris de cette infime marque d’attention.

— Merci de ne pas m’avoir tué.

Hal pouffa de rire alors qu’ils regagnaient la route.

— Je répondrais bien « pas de problème », mais, en vérité, c’est un putain de gros problème.

Ils roulèrent en silence pendant quelques kilomètres.

— Alors, vous allez me dire votre nom, maintenant ? demanda Jack. Je peux pas continuer à vous appeler Hal. Hal fronça les sourcils.

37

— Pourquoi tu m’appellerais Hal ?

— Longue histoire. Alors ? Vous connaissez le mien.

Crachez le morceau.

— Moins t’en sauras sur moi, mieux tu te porteras.

Jack haussa les épaules.

— Très bien. Si ça ne vous embête pas que je m’adresse à vous par « hé, machin ».

Une pause. Un soupir.

— Appelle-moi D. — D ?

— Tu m’as demandé mon nom, je te l’ai dit.

— Oui, c’est juste que… enfin, la plupart du temps, l’initiale D est suivie d’autres lettres. Comme « onald », ou « avid ».

D le dévisagea pendant quelques secondes, puis sembla se détendre.

— D, ça suffit.

Jack acquiesça.

— Enchanté, D.

Chapitre 3

Jack demeura silencieux tandis que D prenait son temps, tournait au hasard et rebroussait chemin, semblant tourner sans but autour de la banlieue de Vegas. À son regard vif, Jack devinait qu’il était toujours à l’affût d’une éventuelle filature.

Finalement, D s’engagea dans une ruelle derrière un petit centre commercial et se gara. Se retournant vers la banquette, il sortit un ordinateur portable de sa besace et le posa en équilibre sur ses genoux avant de l’allumer. Jack essaya d’afficher un air nonchalant et serein, comme s’il se garait dans des ruelles avec des tueurs à gages tous les jours de la semaine et que ce n’était pas une nouveauté.

Il jeta un coup d’œil sur l’écran et sembla reconnaître Google Maps.

— Euh… qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-il enfin quand il devint évident que D ne lui transmettrait pas cette information de manière spontanée.

— Faut de nouvelles plaques pour la voiture, marmonna D. Il avait prononcé ces paroles à contrecœur, agacé de devoir expliquer ses gestes.

Jack fronça les sourcils.

— Comment ? Je ne crois pas qu’on en vende sur Amazon.

Cette remarque lui valut un regard en coin méprisant.

— En en volant une.

Crétin.

— Oh. 39

Il aurait dû se sentir mal à l’aise à la perspective de perpétrer un tel larcin, mais après avoir assisté à un meurtre et failli jouer le premier rôle dans un autre, il n’arrivait pas à rassembler assez d’indignation pour une simple plaque d’immatriculation. Une plaque d’immatriculation… Une idée lui vint subitement.

— Attendez ! Je sais où en trouver ! Dans le parking longue durée d’un aéroport !

— Tu regardes trop de films, soupira D. — C’est pas ça ?

Les yeux noirs de Hal se braquèrent sur lui.

— Quand tu quittes le parking d’un aéroport, tu dois payer pour sortir. Le caissier risque de se rappeler quelqu’un qui serait entré pour ressortir quelques minutes après. Et on veut pas se faire remarquer.

Il se retourna vers l’ordinateur.

— Alors… qu’est-ce que vous cherchez ? Un magasin de plaques sur eBay ?

D esquissa un sourire.

— Non. J’ai trouvé mieux.

— Vous vous fichez de moi ?

Jack, perplexe, regarda autour de lui alors qu’ils s’enga­­ geaient dans le parking de la maison de retraite. D se dirigea vers le fond, loin du parking visiteur. Il gara la Ford Focus de Jack – un véhicule passe-partout alloué par le programme de protection des témoins – et descendit. Après un moment d’hésitation dû à quelques scrupules, Jack le suivit.

— Une résidence de retraite ?

D ne lui répondit pas et tourna la tête des deux côtés pour observer les voitures. Soudain, Jack prit conscience que ces voitures appartenaient aux résidents. La plupart d’entre elles étaient des voitures de personnes âgées : des berlines de taille imposante, flegmatiques et impassibles ; aucun 40

modèle récent. Le parking donnait l’impression d’avoir été laissé à l’abandon ; des feuilles mortes et autres détritus s’amoncelaient autour des roues de nombreuses voitures et la pluie avait laissé des traces de poussière sur les vitres. L’arrière du bâtiment était à l’écart, invisible depuis la rue. Soudain, D s’arrêta et baissa le menton, le regard rivé sur une voiture comme un chien de chasse pointant une proie.

— Celle-là, marmonna-t-il en désignant une Toyota d’un mouvement de tête.

— Pourquoi elle ? murmura Jack qui, malgré le fait qu’il se sentait observé, suivit D jusqu’à la voiture.

— Vu la couche de poussière, elle n’a pas l’air d’avoir bougé depuis longtemps.

Jack tira sur la manche de D. — Non, celle-là plutôt, dit-il en désignant une Buick quelques voitures plus loin.

D hésita.

— Pourquoi ?

— Les étiquettes de la taxe d’immatriculation ont expiré depuis six mois. À mon avis, personne ne la conduit depuis un bon moment.

Les yeux de Hal demeurèrent un instant immobiles, puis D hocha la tête.

— D’accord, se borna-t-il à répondre, mais Jack détecta, ou espérait détecter, une pointe d’admiration pour sa déduction.

Si ça se trouve, moi aussi, je pourrais être un assassin ninja, songea Jack.

D sortit un couteau suisse de sa poche, s’accroupit près de la Buick et retira la plaque en un tournemain avant de s’approcher de l’avant et de répéter le processus.

Ils regagnèrent la voiture de Jack, et D échangea les plaques en prenant soin de décoller les étiquettes fiscales de 41

sa plaque et de les apposer sur les plaques volées, puis jeta celles de Jack dans le coffre.

— On ne devrait pas les poser sur la Buick ? s’enquit Jack.

D le regarda comme s’il était dingue.

— Pourquoi ça ?

— Eh bien… personne ne remarquerait qu’elles ont été changées, mais leur absence ne passerait pas inaperçue.

— Regarde autour de toi, dit D avec impatience. C’est pas très fréquenté, comme endroit ; quand quelqu’un s’en apercevra, on sera déjà loin. Et puis, si on pose tes plaques sur cette bagnole et qu’elle se fait arrêter, ils sauront où on était et quelles plaques on a utilisées !

Jack acquiesça avec l’impression de mériter ce « crétin »-là.

— Oui, vous avez raison.

De retour dans la voiture, il resta silencieux tandis que D quittait la ville. À mesure que Vegas s’éloignait dans le rétroviseur, son taux d’adrénaline diminuait et Jack s’avachit contre la portière avec un début de migraine et les muscles qui tressaillaient. En quelques heures, il avait quitté la vie morne mais sûre d’un témoin protégé pour se retrouver en cavale avec un type venu chez lui pour le tuer. Un homme qui, semblait-il, avait décidé de lui laisser la vie sauve, mais n’avait aucune envie de lui parler. Cela le déstabilisait de ne voir de son avenir que l’autoroute s’étendant devant lui.

— Où va-t-on ? demanda-t-il enfin.

— À Quartzsite, répondit D. C’était à environ quatre heures de route, au milieu de nulle part.

— Qu’est-ce qu’il y a là-bas ?

Un soupir.

— Je dois récupérer des trucs.

Il avait l’air énervé d’avoir à répondre à cette simple question, et une boule de colère monta dans la gorge de Jack.

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— Vous savez, un peu d’indulgence, ça ne vous ferait pas de mal, lança-t-il. (D le regarda brièvement puis reporta les yeux sur la route.) Je suis coincé dans une bagnole avec un type qui était censé me tuer et c’est la deuxième fois depuis deux mois que toute ma vie est chamboulée. Et je suis censé rester assis sans poser de questions ? Je suis vraiment désolé de vous déranger, mais c’est moi la cible, ici.

Sur ce, il croisa les bras et se renfonça dans son siège.

En guise de réponse à cette petite saillie, D ourla légè­­­ rement les lèvres. Du coin de l’œil, Jack vit la mâchoire de D se contracter puis se détendre. Soudain, il braqua le volant sur la droite et quitta l’autoroute déserte, puis se gara et se retourna vers Jack en retirant ces fichues lunettes de soleil.

— Les frères Dominguez veulent ta peau. J’ai été engagé pour te tuer. Je suis pas totalement sûr que ce soit eux qui m’aient engagé. Alors, t’as peut-être deux clans à tes trousses.

En plus, la police va être à ta recherche maintenant que t’as mis les voiles. Ça fait trois ennemis à éviter.

— Pourquoi ne pas laisser la police nous rattraper ? Si vous êtes si inquiet pour ma sécurité, ce sont eux qui…

D l’interrompit.

— Désolé de te l’annoncer comme ça, mais celui qui t’a foutu ce contrat sur la tête a eu vent de ta planque par quelqu’un du programme de protection.

Jack le regarda en n’arrivant pas à croire ce qu’il venait d’entendre.

— Comment ont-ils pu…

D chassa cette phrase d’un geste comme si c’était un détail insignifiant.

— Corruption, vol, piratage, chantage. Peu importe. Le truc, c’est que je peux plus leur faire confiance pour te cacher.

Et puis, vu que je t’ai pas tué, les types qui m’ont engagé, que ce soit les Dominguez ou pas, je vais les avoir au derche.

Tu piges ?

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Jack déglutit.

— Un peu trop bien, oui.

— Ils connaissent mes planques habituelles. J’ai une cachette dans la banlieue de Quartzsite où je vais récupérer du fric et des armes. Ensuite, faudra se dégotter des faux papiers. On ira à Los Angeles pour ça, mais d’abord j’ai besoin de flouze.

Pendant tout son discours, D garda le regard rivé sur le visage de Jack, le clouant à la portière comme une amibe sous un microscope.

Ils roulèrent en silence pendant une bonne demi-heure.

Jack regarda défiler les vastes étendues arides du sud-ouest en essayant de se vider la tête… mais une pensée revenait sans cesse.

— Qu’est-ce que vous entendiez au juste quand vous avez dit que ce n’était peut-être pas les Dominguez qui vous avaient embauché ? demanda Jack.

D prit tellement de temps pour répondre que Jack se demanda s’il allait le faire.

— J’ai pas de preuve que ce soit eux.

— Est-ce que le fait qu’ils veuillent ma mort ne suffit pas ? Je ne crois pas qu’il y ait d’autres gens aussi furieux contre moi.

D se racla la gorge et s’agita dans son siège.

— L’important, c’est peut-être pas que tu sois mort, mais que je te tue.

— Je ne comprends pas.

— Ils veulent peut-être voir si j’en suis capable.

— Et si ce n’était pas le cas, qu’est-ce qu’ils penseraient ?

— Peu importe.

— Très bien, si vous le dites.

Jack redevint silencieux. Le soleil se couchait et il commençait à avoir sommeil. Il plissa les yeux devant le crépuscule, trop préoccupé qu’il était pour en apprécier la 44

splendeur, et laissa les paroles de D imprégner son cerveau.

Se recroquevillant dans un coin du siège, il posa les yeux sur le profil de D qui gardait les yeux braqués droit devant lui, les deux mains sur le volant, pétri de détermination, même quand il ne s’agissait que de conduire.

Avec ses cheveux ras et sa barbe naissante, la tête de D avait l’air d’avoir été décapée à la sableuse et calfeutrée. Jack avait passé la majeure partie de sa carrière à ouvrir des visages, si bien qu’avec son œil de chirurgien, il voyait les os derrière la peau de D, même si les siens semblaient bien plus proches de la surface que chez la plupart des gens. Sa mâchoire semblait taillée dans la roche. On ne pouvait qu’imaginer les secousses sismiques et les plaques tectoniques qui avaient émaillé sa vie pour le modeler en cette… créature.

Jack savait qu’il aurait dû avoir peur de D, et, d’une certaine manière, c’était le cas, mais il ne percevait aucune malveillance ni aucune perversité chez cet homme. Il semblait doté d’une carapace telle que Jack se demandait s’il était capable d’une quelconque émotion, et pourtant il avait semblé troublé dans son salon, confronté à son dilemme. Cependant, depuis lors, il s’était montré aussi engageant que les cactus parsemant le paysage.

Est-ce que tu te montrerais engageant si tu étais tueur à gages ?

Jack réprima un frisson. Combien de gens avait tués D ?

Des dizaines ? Des centaines ? Combien l’avaient supplié de leur laisser la vie sauve ? Combien avaient des familles, des enfants, des épouses à charge ? Combien, comme lui, n’avaient rien fait hormis se trouver au mauvais endroit au mauvais moment ? Il détourna le regard après être parvenu à se donner lui-même la chair de poule.

Ce type pourrait décider de te tuer à tout moment, Jack. Ce n’est pas parce qu’il a décidé de t’ épargner aujourd’ hui que tu 45

es tiré d’affaire, et tu ferais mieux de ne pas l’oublier, pas un seul instant.

Jack reconsidéra l’option de prendre la fuite. Il en aurait probablement l’occasion s’il filait doux. Il l’avait déjà eue, d’ailleurs.

Trouve un téléphone et appelle ton contact du programme de protection.

C’était tentant, mais D avait prétendu que c’était dangereux.

Il a peut-être inventé ça pour éviter que tu appelles les flics.

Jack se frotta les yeux. À ressasser les mêmes pensées, il ne faisait qu’aggraver sa migraine. Le plan que D lui avait décrit semblait raisonnable, et Jack était trop fatigué pour trouver une raison de s’y opposer.

Francisco l’avait observé pendant la majeure partie du trajet. D l’avait laissé faire sans réagir. S’il avait été à la place de Francisco, il aurait lui aussi essayé d’en savoir plus.

La deux voies déserte n’était pas le chemin plus court pour arriver à Quartzsite, mais c’était le moins fréquenté et c’était ce qu’il voulait : il serait facile de voir si une voiture les suivait et difficile d’être pris par surprise. Il n’arrivait pas à chasser le sentiment qu’ils n’étaient pas tirés d’affaire, même s’il n’avait repéré aucun signe de filature depuis qu’ils avaient quitté le domicile de Francisco.

Quant à Francisco ? Un homme surprenant. Sa remarque sur les étiquettes des plaques d’immatriculation qu’ils avaient volées s’était avérée pertinente, et D s’était reproché de ne pas y avoir pensé lui-même, mais ses idées de mauvais roman d’espionnage, quand il avait parlé de parking d’aéroport et de poser les plaques de la Taurus sur la Buick, l’avaient réduit à un gamin jouant aux flics et aux voleurs. Francisco avait peut-être de la culture et du cran, mais D voyait bien qu’il 46

essayait de se rassurer, un fait d’autant plus remarquable après tout ce qu’il avait subi au cours de la journée.

Francisco le regardait toujours, mais, à présent, il essayait de le cacher. Il ignorait que D pouvait sentir n’importe quel regard posé sur lui comme il aurait senti une goutte de pluie.

Il détestait être proche des gens et examiné à la loupe. Rien de personnel à cela ; ce n’était pas son truc, voilà tout. Et pourtant il allait devoir rester près de lui sous peine de le voir fauché sous ses yeux.

Francisco fut parcouru d’un léger frisson.

Il doit se rappeler le flingue que t’as braqué sur lui y a quelques heures, songea D. Tu devrais faire un geste pour lui montrer que tu vas pas péter un câble et décider de le tuer. Faut qu’il te fasse confiance, sinon il risque de prendre la tangente.

Tu peux pas prendre le risque qu’il aille courir chez les flics ou qu’il se taille et se fasse sauter la cervelle.

Putain, fait chier.

D se racla la gorge.

— On arrive dans une heure, dit-il.

Francisco sursauta légèrement, surpris par le bruit après une heure de silence.

— Oh… euh, bien. J’imagine.

— On choisira un hôtel pour la nuit.

— D’accord. (Francisco s’était redressé et le regardait de nouveau sans s’en cacher.) Alors… vous ne travaillez pas pour les Dominguez en temps normal ? demanda-t-il en saisissant la perche que D lui avait tendue.

— Je bosse pour personne.

— Franc-tireur ?

D renifla.

— J’imagine.

Francisco opina en méditant ces paroles.

— Je n’aurais jamais cru que des types comme vous existaient vraiment.

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— Des hommes comme moi ?

— Vous savez. Des assassins à la solde de gros bonnets.

D s’esclaffa.

— « Des assassins à la solde de gros bonnets ? » Faut vraiment arrêter les romans d’espionnage.

Francisco cligna des yeux puis pouffa de rire.

— J’imagine que ça sonne un peu mélodramatique.

— Un peu, ouais.

— Dites-moi, alors.

D pêcha un paquet de cigarettes dans sa poche et en alluma une en entrouvrant la vitre.

— Je fais juste mon boulot.

— Mais juste pour être clair, vous tuez bien en échange d’une récompense, n’est-ce pas ?

En l’entendant formulé de cette manière, D pinça les lèvres sur sa cigarette.

— J’imagine.

— Alors pourquoi quelqu’un aurait-il pensé que vous ne me tueriez pas ?

— Hein ?

— Vous m’avez dit qu’on voulait peut-être voir si vous en étiez capable. Pourquoi ne le seriez-vous pas ?

— Parce que tu le mérites pas.

Francisco le regarda, ébahi.

— Quoi ?

— T’as rien fait pour recevoir une bonne leçon, Francisco.

T’as été témoin d’un meurtre, et t’allais aider à foutre ces ordures en taule. J’ai pas de raisons de te refroidir.

Francisco s’était retourné dans son siège et le dévisageait désormais avec un intérêt non dissimulé.

— Vous voulez me dire que vous ne tuez que les gens qui le méritent ?

— Ce sont mes règles.

— Et qui en décide ? Vous ?

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— Qui d’autre ?

— Quel genre d’individus ? Qui le mérite, d’après vous ?

Francisco devenait agité. D avait pensé que ce sujet l’apaiserait, mais c’était tout le contraire.

— Eh bien… certains sont des tueurs comme moi.

D’autres sont des pédophiles. J’en ai même tué certains gratos.

Pas mal de mafiosi. Quelques maquereaux. Des gens pas bien.

— Des gens pas bien, répéta Francisco. Comme vous.

D soupira.

— Je fais que nettoyer les ordures, Francisco. (Il secoua la tête.) J’avais rien contre toi.

— Désolé, lança Francisco d’un ton sec. C’est la première fois que je rencontre un tueur à gages et j’ai un peu de mal à jauger les niveaux de moralité. (Il se renfonça dans son siège en expirant.) J’imagine que je ne devrais pas vous juger. Vos règles m’ont sauvé la vie, n’est-ce pas ?

— Faut croire.

Quelques minutes passèrent jusqu’au moment où Francisco soupira et ses épaules s’affaissèrent.

— Je suis…

— Laisse tomber, dit D en l’interrompant. T’as raison.

Je suis pas quelqu’un de bien.

Francisco se tut pendant quelques instants.

— Je crois que si, murmura-t-il.

Jack se réveilla en sursaut, un doigt enfoncé dans son épaule.

— Quoi ? dit-il en se redressant.

D était penché au-dessus de lui, les contours de sa silhouette à peine plus sombres que l’obscurité les cernant.

— On est arrivés, dit D. Viens, j’ai besoin d’un coup de main.

Jack descendit de voiture. La nuit était si épaisse qu’il ne voyait même pas ses mains devant son visage.

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— Bon sang, il fait noir comme dans un four. Comment savez-vous qu’on est au bon endroit ?

La douce lueur verte d’un écran LED éclaira brièvement le visage de D alors qu’il lui tendait une torche.

— GPS. D alluma la sienne et Jack lui emboîta le pas. Alors que sa vision s’ajustait, il distinguait des collines imposantes autour d’eux et le sol désertique et plat devant ses pieds. D avançait lentement, promenant le faisceau lumineux à la ronde jusqu’au moment où il aperçut un arbre de Josué avec ses branches en forme de bras tendus.

— Comme c’est approprié, marmonna Jack.

D s’arrêta au pied de l’arbre et éclaira le sol en frottant la terre du pied pour dévoiler un objet métallique. Se penchant, il s’en saisit, et Jack vit qu’il s’agissait d’une poignée de trappe. D souleva un bout de tissu pour exposer une serrure à combinaison. Il la fit tourner à droite et à gauche puis tira sur la trappe. Elle s’entrebâilla comme une bouche avide, livrant accès à un petit escalier.

Jack, un peu effrayé, suivit D à l’intérieur du trou, mais c’était juste un vieux bunker ou un abri atomique abandonné.

D tira sur une cordelette et une ampoule nue illumina la pièce. Le bunker était poussiéreux et sentait le renfermé ; quelques mallettes étaient rangées sur les étagères. D s’en empara et les ouvrit. Jack voyait bien que la plupart d’entre elles contenaient des pistolets. Il ne s’y connaissait pas en armes à feu, mais D semblait savoir ce qu’il cherchait.

— Tiens ça, dit-il en tendant un sac marin à Jack.

Jack le tint ouvert pendant que D y déposait des armes et des boîtes de munitions. Il ajouta un petit étui en cuir, puis ouvrit une petite boîte en fer d’apparence tout à fait anodine pour en sortir une liasse très épaisse de billets attachés avec un élastique qu’il fourra dans sa poche.

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— Ben ça alors, s’étonna Jack, stupéfait. Est-ce qu’on va prendre le contrôle d’un pays ?

D pouffa de rire.

— Je dois être paré. (Il leva les yeux vers Jack en fronçant les sourcils.) Quoi ?

Jack haussa les épaules.

— C’est juste… (il soupira) je commence à voir des mots comme « complice » et « association de malfaiteurs » planer autour de ma tête.

D réagit à peine.

— Tu préfères « décédé avant l’admission à l’hôpital » ?

Jack acquiesça en se pinçant les lèvres.

— Prenez plus de munitions. Les munitions, c’est bien.

Après avoir tiré le verrou et la chaîne, D éprouva aussitôt un immense soulagement. L’atmosphère miteuse de la chambre de motel lui était familière, et, quand il ferma les rideaux, il eut l’impression de se cacher aux yeux du monde.

Personne ne pouvait les voir.

Francisco était vautré sur le lit près de la salle de bains, les yeux rivés sur le plafond. D s’assit sur l’autre matelas et se débarrassa de ses armes. Il vérifia les munitions et en plaça une sur la table de chevet, l’autre sur la commode.

— Je meurs de faim, déclara Francisco. Je peux com­­­ mander une pizza ?

— Bonne idée.

Francisco se redressa en fronçant les sourcils.

— Oh, vous en voulez ?

— Moi aussi j’ai faim. (Francisco avait l’air médusé.)

Quoi ?

Francisco chassa la question d’un haussement d’épaules.

— Je ne sais pas. Je trouve ça bizarre que vous… enfin que vous mangiez.

D haussa un sourcil.

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— C’est pas le cas de tout le monde ?

— C’est juste que vous semblez imperméable à tout.

Si seulement…

— Eh bien non. Et j’aime les champignons.

— Moi aussi.

Après avoir trouvé un annuaire, Francisco commanda une pizza. D écouta en secouant la tête pendant que Francisco usait de son charme pour persuader le restaurant de leur livrer des bières en plus. Il raccrocha et ils attendirent en silence, Francisco sur le lit, D assis sur une chaise près de la fenêtre.

— Pourquoi avoir accepté ? demanda Francisco.

— Accepté quoi ?

— De me tuer. Vous avez dit que vous ne tuiez que les gens qui le méritent, mais vous alliez me descendre. Pourquoi avoir violé cette règle ?

D soupira et alluma une cigarette.

Jamais il la ferme, celui-là ?

— J’ai pas eu le choix.

— Comment ça ? Ils détenaient votre chat en otage ou quoi ?

— J’ai pas de chat.

— Alors pourquoi ?

— Les types qui m’ont recruté m’ont pris en photo pendant que j’exécutais d’autres missions.

— Alors ils vous ont fait chanter.

— Ouais.

— Qu’est-ce qui les empêcherait de vous dénoncer maintenant ?

D se retourna et regarda Francisco, assis sur le lit, jambes croisées, comme un gamin qui racontait des histoires de fantômes, si naïf que D en grinçait des dents. Il détestait presque être celui qui lui ôtait ses illusions. Après la vie que D menait depuis ces dix dernières années, il était agréable de 52

savoir qu’il y avait encore des gens comme Francisco dans ce monde, qui pensaient que la vie pouvait être belle et douce.

— Rien. Ils pourraient me dénoncer à tout moment. Mais ils le feront pas. J’ai accepté la mission et je l’ai pas remplie, et maintenant j’essaie d’empêcher quelqu’un de prendre ma place. Ils vont pas s’emmerder à me livrer aux flics. Ils veulent juste me faire la peau.

— La vôtre et la mienne.

— Ouais.

— Alors… on est dans le même bateau.

D renifla.

— Tu parles comme si tu l’espérais.

— Franchement, si j’avais des types à mes trousses, je préférerais être en cavale avec quelqu’un comme vous que tout seul. Je peux soigner un bec-de-lièvre dans mon sommeil, mais je n’aurais aucune chance contre des assassins armés jusqu’aux dents.

— C’est sûr.

Francisco demeura silencieux pendant un moment. D savait que cela ne durerait pas, et il avait raison.

— Alors, combien de temps avez-vous passé dans l’armée ?

D lui jeta un regard perçant.

— Comment tu sais que j’étais dans l’armée ?

Francisco sourit.

— Je ne le savais pas. Maintenant, je le sais. J’ai dit ça au hasard. Vous aviez juste l’air d’un soldat. Et vous n’avez pas coupé vos cheveux ras juste pour être à la mode.

D s’affala dans son siège. Il était troublé par le fait que Francisco puisse lire en lui aussi facilement. En général, il s’enorgueillissait de passer inaperçu. Noir, comme une nouvelle lune, totalement invisible. Soit il se laissait aller, soit Francisco était sacrément malin. Il tira sur sa cigarette pour éviter de répondre tout de suite.

— Ouais, je me suis engagé à dix-huit ans.

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— Combien de temps vous y êtes resté ?

— Sept ans. Jusqu’à mes vingt-cinq ans.

Francisco sembla surpris.

— Quel âge avez-vous ? demanda-t-il.

— Trente-six ans.

— Moi aussi ! Hé, vous n’avez pas l’air d’avoir trentesix ans.

— Ah ?

— Non, je vous croyais plus vieux.

D pouffa de rire.

— J’imagine que je devrais me sentir insulté.

— Pourquoi avez-vous quitté… quoi, l’armée ? La Navy ?

— L’armée. Putain, mais c’est quoi ? Questions pour un champion ? lâcha D, fatigué de cet interrogatoire, mais aussi inquiet du nombre d’informations personnelles qu’il laissait échapper.

Josey ne connaissait même pas son âge, et voilà qu’il racontait sa vie à ce type qu’il avait rencontré à peine huit heures auparavant. Mais le plus préoccupant était qu’il avait envie d’en dire plus. Il fallait tuer ces conneries dans l’œuf.

— Je suis pas ton pote, Francisco, lança-t-il en espérant avoir l’air intimidant. T’as rien à savoir sur mon taf, j’ai rien à savoir sur le tien.

Francisco haussa les épaules.

— Très bien, si vous le prenez comme ça. C’est juste qu’on va passer beaucoup de temps ensemble et on ne peut pas passer tout ce temps assis à se regarder en chien de faïence.

— Et pourquoi pas ?

Cette réplique sembla couper le sifflet de Jack. Ses épaules s’affaissèrent et à la vue de ses yeux de chien battu, D sentit une pointe de douleur derrière son sternum. On aurait dit un chiot qui voulait juste qu’on lui gratte le ventre et ne comprenait pas qu’on lui résiste alors qu’il était si mignon.

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— Eh bien… est-ce qu’au moins vous pourriez m’appeler Jack ?

D soupira.

— Oui, j’imagine que je peux.

Et tu sais quoi, Jack ? Tu peux m’appeler… euh…

Mais cela n’arriverait pas. Ce nom ne lui appartenait plus ; il appartenait à un autre qui n’existait plus.

Jack s’égaya.

— Bien. On progresse.

On progresse, songea D en allumant une autre cigarette à l’aide de la première.

Il veut du progrès. Dans une seconde, il va vouloir qu’on parle de nos traumatismes d’enfance, de nos couleurs préférées et de nos pensées les plus intimes.

Il attendit que l’idée le répugne ou l’horrifie, mais elle s’y refusait. D regarda par la fenêtre en chassant le sentiment que ce serait peut-être agréable de rester là et de raconter sa vie à Jack Francisco, de confesser des choses qu’il n’avait dites à personne, juste pour avoir l’impression qu’on se souciait de lui, et pour garder ces grands yeux bleus fixés sur lui aussi longtemps que possible.

À suivre...