Personne d'autre que lui - extrait

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Erin Butler a la chance d’avoir deux métiers qu’elle adore. En tant que bibliothécaire, elle travaille avec des livres à longueur de journée, et en tant qu’auteure, elle passe le reste de son temps à écrire le genre de livres qu’elle adore lire. Elle vit au cœur de New York et mène une existence très casanière. Elle ne met le nez dehors que pour se mettre en quête de chocolat et de soleil, dans cet ordre précis.


Erin Butler

PERSONNE D’AUTR E QUE LUI Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lauriane Crettenand

Milady


Milady est un label des éditions Bragelonne Titre original : How We Lived Copyright © 2014 by Erin Butler Publié avec l’accord d’Entangled Publishing (Colorado, USA) © Bragelonne 2016, pour la présente traduction. ISBN : 978-2-8112-1637-5 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr


Pour Sarah, certainement la meilleure sœur au monde, qui, après avoir lu ce livre pour la première fois, m’a dit : «Tu me dédicaces ce livre.» Merci d’ être toujours là et d’ être celle qui me comprendra toujours, même quand je ne me comprends pas moi-même. Pour Rich, mon grand frère, mon «Kyle». Les souvenirs d’enfance se nourrissent toujours des meilleurs moments, n’est-ce pas ? Merci pour les souvenirs qui m’ont inspirée quand j’ écrivais ce livre.



Remerciements À ma famille : ce livre est pour nous. Cela réconforte de savoir que d’autres ressentent la même chose que vous. Je n’ai pas besoin de vous expliquer ce qu’est la perte ; le temps a beau passer, les choses ont beau changer, ce sentiment ne disparaît jamais. Je pense que vous vous reconnaîtrez dans ces pages. Vous reconnaîtrez le chagrin et la douleur, mais j’espère que vous saurez aussi voir l’après et la vie. Je ne veux pas faire la moralisatrice ou quoi que ce soit, mais ils auraient voulu qu’on vive. Alors merci, à chacun d’entre vous, de rendre ma vie plus facile. À Tommy : tu es mon après. Je sais dans mon cœur qu’ils t’ont envoyé à moi et je suis si heureuse de passer le restant de mes jours avec toi. Merci à mes premières lectrices, Sarah, Ashley, Shannon et Rosie. Vous m’avez encouragée à publier ce bébé et je vous en suis profondément reconnaissante. Et, enfin, une énorme courbette à Heather Howland qui, et je n’en reviens toujours pas de pouvoir dire ça, voulait mon livre. Merci à toi, et à Kari Olson, d’avoir fait de l’histoire de Chase et Kelsey ce qu’elle est aujourd’hui.



Chapitre premier Kelsey

Le destin ne fait pas de cadeau. Dans l’immédiat, personne ne se souciait de moi. Ni de Kyle. Kyle. Son nom me serra tant le cœur que je dus inspirer profon­­­ dément pour ravaler la douleur. Cachée sous l’ombrage d’un immense chêne, je ramenai mes genoux vers moi et les serrai contre ma poitrine. Cela faisait cinq mois que Kyle était mort, mais la météo de Nouvelle-Angleterre avait été jusque-là trop rigoureuse pour l’enterrer, le sol étant gelé, inflexible. Autrefois, je pensais que le mariage de mes parents était aussi impénétrable que la terre dure de décembre. Apparemment, j’avais tort. Au pied de la petite colline, sur la droite, mon père et ma mère étaient assis sur de jolies chaises pliantes blanches, vêtus de noir des pieds à la tête, aussi raides que l’amidon que maman avait mis sur leurs beaux vêtements. Ou aussi raides que si on leur avait mis une tringle en métal dans le cul. Ma mère s’essuyait le coin des yeux avec un mouchoir 9


assorti à sa tenue tandis que mon père regardait droit devant lui. La distance qui les séparait était visible, palpable. C’était la faute du destin si ça avait autant traîné. Si on avait pu enterrer Kyle à sa mort, peut-être que mon père ne dormirait pas sur le canapé, et que je n’aurais pas été obligée d’être assise en plein mois de mai sous un arbre gigantesque, dont les feuilles laissaient filtrer le soleil, pour regarder le cercueil de mon frère être mis en terre. Les beaux jours étaient faits pour aller à la plage, se promener, et flirter avec les garçons. Ils étaient destinés à des choses heureuses, et non à des choses qui vous don­­­ naient envie de vous arracher le cœur pour le jeter dans le cercueil avec tout ce qu’on vous avait pris. J’étais à bout de nerfs. J’en avais marre. J’avais déjà pleuré Kyle. Je n’avais pas cessé de le pleurer. Et cette cérémonie débile était censée me faire du bien ? Elle ne faisait que remonter cinq mois de deuil à la surface, cinq mois passés à me demander où était le corps de Kyle, cinq mois durant lesquels j’avais eu l’impression de me prendre sans cesse des coups de poing dans le ventre. Je commençai à me lever, mais une main se posa sur mon épaule pour me repousser vers le sol. Chase. Je le sus avant même de voir ses grands yeux marron. Lui aussi était habillé en noir. Il portait un costume et une cravate. Sous ses boucles sombres, des ombres passaient sur son visage, mais ce n’était pas nouveau. Chase était l’incarnation parfaite du brun ténébreux. Au lycée, les filles se pâmaient tant d’admiration que c’était tout juste si elles 10


ne se prosternaient pas devant lui. Moi ? Il ne me faisait aucun effet. J’étais la petite sœur de son meilleur ami. Étais étant le mot le plus important. Ils n’étaient plus meilleurs amis, Kyle et lui. La pression de sa main me poussa vers le bas et plus bas encore. Cette main. Pendant vingt et un ans, elle avait aidé Kyle, mais cette nuit-là, elle avait enchaîné les verres. Elle avait tourné la clé dans le contact. Elle avait empoigné le volant et négligemment manœuvré sur la neige et la glace. Elle avait réagi trop tard quand la voiture avait glissé. Quand Kyle avait eu le plus besoin de lui, cette main avait réagi trop tard. Chase avait tué mon frère. C’était à cause de lui que le corps de Kyle reposait à cinquante mètres de nous, enfermé dans une boîte en bois. — Kels, dit-il, ses lèvres s’enroulant familièrement autour du mot. Vraiment ? Kels ? Cela faisait des mois que nous ne nous étions pas parlé et il m’appelait par mon surnom, comme avant ? Je gardai les yeux rivés sur sa main et réfléchis à ce que je devais faire. Le gifler ? Le serrer contre moi comme s’il me manquait ? Parce qu’il m’avait manqué ; enfin, si cela avait une quelconque importance, si c’était même sensé. Il retira sa main avant que je ne puisse me décider et la fourra dans la poche de son pantalon parfaitement repassé. — Personne ne pensait que tu viendrais, dis-je. Avec sa jolie chaussure vernie, il donna un petit coup de pied dans les œillets blancs poussant à côté de moi. 11


— Toi si. Le vent se leva et balaya ses cheveux sur son front. On aurait dit qu’il avait de nouveau dix ans. Il montra le sol à côté de moi. Sans réfléchir, je lui fis de la place. Et le regrettai instantanément. Nous étions assis épaule contre épaule, hanche contre hanche, plus proches physiquement que mes parents. Chase avait toujours été comme ça. Il pénétrait votre espace personnel, sans arrière-pensée, et vous n’étiez pas censé vous poser de questions non plus. Je m’écartai un peu. Il fit comme s’il ne l’avait pas remarqué. En bas de la colline, à la véritable cérémonie, maman s’était mise à secouer ou hocher la tête selon ce que disait le prêtre. Je ne le supportais pas ; je détournai les yeux et posai la tête contre le tronc de l’arbre. — Tu n’es pas habillée pour un enterrement, fit remarquer Chase. Mon jean délavé était élimé au niveau des genoux, pas loin de se trouer. Comprendrait-il ? Papa et maman n’avaient rien pigé. — J’en ai marre de porter du noir. J’en avais marre de me sentir noire. J’en avais marre de m’accrocher à la mort aussi fermement parce que c’était tout ce qu’il me restait. Il laissa glisser une mèche de mes cheveux entre ses doigts. — Tu as laissé pousser tes cheveux. Je me sentis mal à l’aise. Ses gestes, ses mouvements étaient les mêmes qu’avant. Comme un vieux jouet, 12


comme un doudou, il m’était familier, et cette familiarité m’interpellait. Mais sa présence et son contact n’auraient pas dû m’apaiser. Ils auraient dû me rendre furieuse. Au lieu de regarder ce garçon avec qui j’avais grandi, ce garçon à qui je faisais confiance, j’examinai ses mains traîtresses. — Si t’es là pour me faire des remarques à la con, autant que tu te joignes à cette cérémonie à la con, dis-je en désignant l’attroupement au bas de la colline d’un signe de tête. Je suis sûre qu’ils seront ravis de te voir. Je touchais un point sensible. Je touchais un point sensible et je le savais. Je grimaçai intérieurement. Je voulus tendre la main pour reprendre mes mots, mais si j’avais appris quelque chose au cours de ces cinq derniers mois, c’est qu’on ne pouvait pas revenir en arrière. Impossible de rembobiner la vie, il n’existait aucun bouton magique pour empêcher ce qui était arrivé. Il serra les dents sous le coup de la colère. Au fond, je n’étais pas mécontente qu’il soit furieux. Bien fait. Il n’avait qu’à pas m’appeler « Kels » comme si de rien n’était. Il n’avait qu’à pas me pincer l’épaule comme s’il avait encore le droit de me réconforter, comme si j’avais encore le droit d’aimer ça. Et j’avais beau avoir apprécié, ça n’avait pas d’importance. Il détourna le regard et observa la scène qui se déroulait en bas de la colline. Les têtes étaient à présent baissées dans une prière silencieuse. Il fronça les sourcils. — Tes vêtements… c’est pour ça que tu n’es pas en bas, hein ? Qui te l’a interdit ? 13


Une boule se forma dans ma gorge, et je déglutis. — Papa. Il avait été furieux, fou de rage ; je ne l’avais jamais vu ainsi. Apparemment, porter un jean et un tee-shirt à l’enterrement de Kyle était une « honte ». Chase marmonna puis posa sa tête contre l’arbre. — Parfois il est capable de se montrer très con. Je posai mon menton sur mes genoux et serrai mes jambes contre ma poitrine. Je ne protestai pas, parce que je ne le pouvais pas. Comme la plupart des parents, mon père avait ses accès de bêtise. Seulement, ils étaient plus fréquents ces temps-ci. Chase me regarda, ses yeux comme deux lasers brûlants me perçant la peau. Il ouvrit la bouche, puis la referma. — Arrête, murmurai-je. Arrête de me regarder comme ça. Il s’exécuta, et je fus immédiatement soulagée. Ces derniers mois, j’avais eu envie de hurler au visage de tous ceux qui m’observaient avec insistance. Ils attendaient que je m’effondre, tous, et leurs regards me rappelaient à quel point mon équilibre était précaire. J’étais à deux doigts de perdre la boule. Nous ne parlâmes pas pendant quelques minutes. Chase ruminait d’un air sombre, comme il savait si bien le faire, et je devais être dans le même état. Ça pouvait être amusant, de broyer du noir. Personne ne s’attendait à vous voir sourire ou être heureux. Ils s’attendaient à ce que vous ayez le regard perdu dans le vide, l’air contrarié. Je m’étais habituée à broyer du noir, j’y arrivais de mieux en mieux. 14


Lorsque les soldats en uniforme dressèrent leurs fusils pour tirer, je tressaillis. Un honneur, me rappelai-je, mais quoi qu’en disent mes parents, ça n’allait pas. Kyle détestait l’armée. Détestait s’être engagé. Détestait être obligé d’aller à l’étranger. Il me détestait probablement en ce moment même, d’avoir permis que ce fichu salut ait lieu. Peu importait que j’aie voté contre. Papa et maman avaient voté pour. Mon vote ne comptait pas. Chase se rapprocha de moi et passa son bras autour de mes épaules. Les larmes me piquaient les yeux, menaçant de couler malgré moi. Il fallait aussi que les gens arrêtent de me consoler. Ça n’arrangeait rien, au contraire. Je plantai mes ongles dans mes jambes rien que pour pouvoir me concentrer sur autre chose. Une fois que les soldats eurent fini de tirer, l’un d’eux s’avança vers papa et lui tendit le drapeau américain plié en triangle. Mon père baissa la tête et effleura le tissu. Je laissai échapper un profond soupir. Le seul fait d’être ici me paraissait plus difficile que ce que j’avais imaginé. Pas seulement à cause de ma propre douleur ; être témoin de celle des autres me minait. — Il me manque, murmurai-je. Chase repoussa quelques mèches de cheveux tombées devant mon visage. Il détourna le regard sans répondre. Pas de « À moi aussi, il me manque », rien. Il se contenta de planter les talons de ses jolies chaussures dans la terre. C’est comme ça que je sus qu’il m’avait entendue. Du Chase Crawley tout craché. Il ne disait pas un mot 15


dans les moments difficiles. Il parlait avec ses yeux, ses gestes. Je n’allais pas le faire, parce que sinon je craquerais certainement, mais si je regardais Chase à cet instant précis, je verrais des yeux d’un brun très intense et un visage aussi inexpressif que le mien. Sans s’aider l’un l’autre, mes parents se levèrent. Comme les marionnettes d’un couple parfait, ils étreignirent leurs invités et serrèrent la main du prêtre avant de s’éloigner en direction de la voiture. Pour la première fois, maman jeta un coup d’œil vers moi. Elle savait que j’étais là. Elle le savait et cela l’inquiétait, mais pas assez pour m’inviter à prendre part à la cérémonie. « C’est gênant », avait-elle dit après que papa était sorti en trombe de la maison. Au milieu des pierres tombales, elle s’arrêta net, les yeux lui sortant de la tête, le visage rouge et bouffi. Elle avait vu Chase. Je retins mon souffle. C’était comme regarder un brasier s’approcher peu à peu d’un énorme réservoir d’essence. — Tu devrais y aller, conseillai-je à Chase, sans vouloir qu’il parte. Seulement, je ne voulais pas que maman pète les plombs. Elle était particulièrement instable en ce moment. — Non, répondit-il d’une voix ferme. — Chase, suppliai-je. — Kels, je ne bouge pas d’ici. Mon père prit ma mère par la main et la tira vers la voiture. Il lui dit quelque chose et j’aurais aimé savoir quoi. 16


Ils ne s’entendaient pas très bien ces derniers temps. Enfin, à moins qu’ils ne soient tous les deux énervés contre moi, auquel cas ils étaient sur la même longueur d’onde. Chase attendit qu’ils montent dans la voiture et partent avant de demander : — Tu n’es pas venue avec eux ? Je faillis éclater de rire. S’il avait entendu leurs réactions en voyant ma tenue, il n’aurait pas eu besoin de poser la question. — Euh… non. Les employés des pompes funèbres se mirent à ranger, déplaçant les compositions florales, pliant les chaises, roulant un morceau de tissu vert censé ressembler à de l’herbe. Je reposai ma tête sur mes genoux et me tournai vers Chase. Sa main tomba de mon épaule. J’avais oublié qu’elle était là. Pas étonnant que maman ait vu rouge. Nous nous regardâmes un instant. Je voulais lui demander pourquoi il était venu. Je connaissais la réponse ; j’avais seulement besoin de l’entendre de sa bouche. Il fallait qu’il sache que, malgré tout, je savais combien il tenait à Kyle. — J’ai essayé de venir te voir, dit-il. Au passé, au singulier. Mon professeur de linguistique serait tellement fier. — Combien de fois ? — Kels… De nouveau, il prononça mon surnom comme si rien n’avait changé. 17


— Tout le monde a essayé, Chase. Tout le monde. Je fermai les yeux et fus assaillie d’images : le téléphone qui sonnait, les articles dans les journaux, mes parents en pleurs, Kyle. Je rouvris immédiatement les yeux. Traverser l’enfer une fois, c’était bien assez. Je n’avais pas besoin de revivre tout ça. Ses yeux s’obscurcirent. — Je ne suis pas tout le monde. Je clignai des yeux, incapable de les fermer à cause des souvenirs, et incapable de les garder ouverts pour voir la douleur. La douleur de Chase. Tout en moi m’exhortait à le réconforter. Le réconforter ? Il disait ne pas être tout le monde, mais il était impossible que ce soit encore vrai. Pourtant, alors même que j’essayais de m’en convaincre, je savais que c’était vrai. Chase ne pourrait jamais être n’importe qui. — Tu veux que je dise que je suis désolée ? demandai-je, bien que ce soit insensé. Que moi, je m’excuse auprès de lui ? Il secoua sèchement la tête avant d’attraper les deux œillets posés à côté de moi. — Qu’est-ce qu’on fait de ces trucs-là ? — À ton avis ? Il tiqua. — Je croyais qu’on allait cueillir des fleurs sauvages dans ton jardin, comme avant. Si je fermais les yeux, je me verrais à quatre ans entourée de deux garçons de six ans. Chase me faisait penser au passé, et dans l’immédiat je ne voulais pas penser au futur. 18


Je haussai les épaules et Chase se leva, avant de me tendre la main. Je la saisis et il me hissa vers le haut, mais je ne pouvais pas quitter notre place sous l’arbre. Pas encore. Au lieu de ça, j’essuyai mon jean pour chasser la terre qui aurait pu rester collée. Il attendit patiemment, jusqu’à ce que je trouve le courage de descendre la petite colline en direction des deux fossoyeurs prêts à combler la tombe de Kyle. Chase courut vers eux pour les en empêcher tandis que je restais en retrait. Les fossoyeurs, en jeans et chemises couverts de terre, se tournèrent vers moi et hochèrent la tête. S’ils trouvaient étrange que la sœur du défunt porte un jean, un tee-shirt et des baskets à l’enterrement, ils ne dirent rien. Au pied, ou à la tête, je ne sais pas, une petite plaque en métal sortait de terre. Larkin 1992 – 2013 La plaque était temporaire. La stèle serait bientôt livrée avec, gravée dans le marbre, une citation pourrie sur laquelle on ne m’avait pas demandé mon opinion. Mes parents avaient sorti leur visage public aux pompes funèbres : ils avaient été cérémonieux et brefs. Pas de larmes, pas de mouchoirs. Ils avaient choisi la pierre, la forme, la citation, et basta. Boum. Boum. Boum. On aurait pu croire qu’ils étaient en train de choisir les meubles de la salle à manger d’apparat où personne n’allait jamais. Ça avait toujours été comme ça avec eux. Quand nous étions petits, mon chat Blanche-Neige était mort. Je m’étais 19


effondrée quand mes parents avaient refusé de lui organiser des funérailles. Chase et Kyle en avaient donc organisé pour moi. Nous étions sortis au crépuscule, après dîner, quand nous étions certains de pouvoir nous éclipser sans qu’ils le remarquent, pour dire au revoir à Blanche-Neige. Chase imitait le son de la trompette à la perfection, et comme les garçons jouaient tout le temps à l’armée avec leurs G.I. Joe, ils connaissaient l’air qu’on jouait aux enterrements militaires. Celui de la trompette solitaire. Ils appelaient ça la « sonnerie ». Nous avions fait cette cérémonie pour tous nos animaux de compagnie après ça. Tigrou, le chat de Chase, Foufou, le chien de Kyle, et même Hammy, le hamster de leur classe qu’on avait oublié de nourrir pendant des semaines en CE1. C’étaient des bêtises de gamins, mais Kyle n’aurait pas voulu qu’on lui dise adieu d’une autre manière. Chase me tendit les fleurs puis enroula ses mains autour de sa bouche. Les trois premières notes retentirent et il tint la dernière jusqu’à ce que ses joues soient rouges et dégonflées. Après une pause, il poursuivit, et je jure que je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau dans ma vie que ce bruit de fausse trompette sortant de ses lèvres. Mes genoux se dérobèrent, et je tombai dans l’herbe, incapable de tenir debout plus longtemps. J’en avais marre de résister. Il hésita. Ne t’arrête pas, suppliai-je intérieurement, ne t’arrête pas. Il n’arrêta pas. Les larmes me montèrent aux yeux et se mirent à couler. Moi qui avais déjà pleuré toutes les larmes de mon corps ces derniers mois, je ne pensais pas en 20


avoir encore. Mais visiblement, le destin s’acharne contre nous. Nous avons une réserve de larmes inépuisable, mais une réserve de vie limitée. Sur la dernière note, Chase tomba à genoux à son tour, les joues ruisselantes de larmes, le visage rouge. À bout de souffle. Des larmes s’étaient prises dans ses cils, et je me demandai si une autre personne au monde avait déjà vu Chase Crowley pleurer. Enfin, à part mon frère et moi quand Foufou était mort, mais nous étions jeunes. Chase ne partageait pas cette facette de sa personnalité avec n’importe qui. Je souris avec hésitation et son visage s’illumina. Un seul de ses regards suffisait à provoquer un élan de douleur dans mon cœur. Cela m’angoissa, qu’un seul regard de sa part puisse ainsi me réchauffer. — Qu’est-ce qu’on fout là ? demandai-je. Nous pleurions, ensemble, à cause de ce truc stupide que nous faisions quand nous étions gosses. C’était si étrange que, bientôt, mon sourire se transforma en rire, puis je me mis à glousser de manière incontrôlable, pressant les fleurs contre mon cœur. Les larmes roulaient sur mes joues. J’étais prise entre ma tristesse, si grande que je pouvais me briser à tout moment, et l’immense bonheur de me sentir, pour la première fois depuis des mois, proche de mon frère. Kyle était partout. Il était en Chase. Il était en moi. Il était dans cette cérémonie. Je pus enfin respirer. Et c’était grâce à Chase. Il avait été la cause de beaucoup de choses, mais c’était celle-ci la plus importante à mes yeux. Ce sursis à la souffrance. 21


Chase secoua la tête. — On montre à Kyle combien on l’aime. La douleur revint dans ma poitrine. J’aimais quelqu’un que je ne reverrais plus jamais. Je m’étranglai sur mes rires et me remis à sangloter. Chase tendit la main et je posai l’un des œillets dans sa paume. J’aurais dû prendre les fleurs sauvages dans le jardin. Après tout, c’était mon boulot, de m’occuper des fleurs. Chase jouait de la trompette. Kyle creusait. J’apportais les fleurs. C’était ma seule tâche et je n’avais pas été à la hauteur. — Pour toi, mec, dit Chase en jetant son œillet sur le cercueil en bois sombre. Je suis désolé, ajouta-t-il d’une voix étranglée, avant de se balancer sur ses talons pour se relever. Je l’attrapai par le pantalon avant qu’il puisse s’éloigner. Pas question qu’il parte comme ça. Après m’avoir brisé le cœur une fois de plus. Il se figea, la pointe de sa chaussure déjà tournée loin de moi. Il était temps. C’était mon adieu. Je baissai les yeux vers l’œillet que je faisais tourner entre mes mains puis contemplai le ciel qui s’assombrissait. — T. U. V. S. M. E. M. R. K. E. Chase écarquilla les yeux. — Répète. Je répétai les lettres. Notre code secret. — À moi aussi, dit-il au bout d’un moment. Je jetai l’œillet dans la tombe et la longue tige tomba à côté de la fleur de Chase. Il me tendit de nouveau la 22


main pour m’aider à me relever, mais ne la lâcha pas cette fois-ci. Il me tira contre lui pour me serrer dans ses bras, puis remonta la colline en trottinant avant de disparaître. C’était Chase. Il était là, puis il disparaissait.


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