Extrait - Laura Kaye - Fais-moi mâle

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Laura Kaye est l’auteure de nombreux livres de romance contemporaine et de bit-lit. Petite, elle se faisait conter des histoires de fantômes et de mauvais œil qui ont alimenté son goût pour l’écriture et le surnaturel. Elle vit avec son mari, ses deux filles et un vilain chien craquant dans le Maryland, où elle savoure chaque jour une vue splendide sur la baie de Chesapeake.


Du même auteur, chez Milady : Hard Ink : 1. De plus en plus mâle 2. Fais-moi mâle

Ce livre est également disponible au format numérique

www.milady.fr


Laura Kaye

Fais-moi mâle Hard Ink – 2 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathias Lefort

Milady Romance


Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : Hard As You Can Copyright © 2014 by Laura Kaye Publié avec l’accord d’Avon Books, une marque du groupe HarperCollins Publishers Tous droits réservés. © Bragelonne 2016, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-1856-0 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr


Aux quatre impitoyables, pour un tas de raisons. À AB, pour tous ses smileys et ses petits dessins en marge. À JRW, pour m’avoir fait pleurer dans un lieu public et m’avoir offert l’un des plus beaux moments de ma vie. À Brian, pour avoir rendu cela possible encore une fois. Merci du fond du cœur.



Chapitre premier

Crystal Dean sortit au pas de charge du salon VIP et laissa s’évanouir son faux sourire. Fichus enterrements de vie de garçon ! La plupart du temps, le futur marié était trop mal à l’aise de voir que ses amis lui avaient préparé une fête surprise dans un club de striptease pour tenter quoi que ce soit. Elle n’avait pas eu cette chance ce soir-là. L’invité d’honneur en question était un vrai gros lourd, avec des mains baladeuses, qui ne demandait qu’à tester toute la marchandise, et elle avait envie d’aller conseiller à la future épouse trompée de prendre ses jambes à son cou. Certes, Crystal était mal placée pour juger les choix de vie d’autrui, car, après tout, elle travaillait à Confessions, ce club de striptease où elle avait échoué en tant que serveuse au cours de sa misérable vie. Ce n’était cependant pas comme si elle avait vraiment eu le choix. Au moins, sa marchandise à elle n’était pas à vendre – plus maintenant –, et elle ne faisait plus de stripteases, n’offrait plus de « danses privées » dans les petits salons. Elle devait cela à son petit ami. De toute manière, Bruno était trop possessif pour accepter de la partager avec quiconque. Il fallait bien qu’il y ait un côté positif à son besoin de tout contrôler. Tout en descendant le couloir obscur qui longeait les salons privés, Crystal se repassa en mémoire la liste de ce qu’elle avait à faire. Apporter une autre tournée pour le 7


futur marié et ses copains, des amuse-bouches à l’autre fête privée, vérifier que Bruno était prêt à aller dîner… La porte qui donnait sur le parking à l’arrière du club s’ouvrit à la volée, et un groupe d’hommes (dont certains travaillaient pour son patron – le chef du plus important gang de Baltimore, Jimmy Church –, accompagnés par d’autres qu’elle n’avait jamais vus) fit irruption dans l’étroit corridor. Crystal recula pour se fondre parmi les ombres dans l’espoir de ne pas se faire repérer. Habillé avec classe d’un costume-cravate pour lequel il avait dû écumer tous les magasins grandes tailles, Armand Lewis, surnommé Big Al, mena le groupe d’hommes à l’autre bout du couloir jusqu’au salon privé de M. Church. Le géant faisait partie des apôtres, les plus vieux membres du gang qui avaient prouvé leur valeur, avaient réussi à faire gagner gros à l’organisation et avaient prouvé leur loyauté de toutes les manières possibles, même le genre dont on ne veut rien savoir. Vêtus d’un pantalon et d’une veste noirs, les nouveaux arrivants auraient pu passer inaperçus, mais il émanait d’eux une aura d’autorité et d’assurance qui sautait aux yeux de Crystal. De plus, l’attitude si inhabituellement effacée des hommes d’Al montrait qu’elle n’était pas la seule à ressentir cette domination. Elle aurait parié la fortune qu’elle ne possédait pas que ces gens étaient les « invités », ceux dont ils préparaient l’arrivée depuis tous ces derniers jours et au sujet desquels les rumeurs étaient allées bon train. Il y avait eu de l’électricité dans l’air ces derniers temps. Crystal ne savait pas qui étaient ces gens ou ce qu’ils avaient à voir avec Church, et elle ne voulait pas le savoir. L’ignorance, qu’elle soit réelle ou feinte, était une des clés de la survie, et elle avait appris depuis longtemps à s’y cramponner. 8


Fort heureusement, ils ne l’avaient pas vue. Elle ne voulait rien savoir de leurs petites affaires. Crystal s’apprêtait à pousser un soupir de soulagement lorsque d’autres hommes encore franchirent la porte de service. Deux hommes de main de Church transportaient tant bien que mal un homme à peine conscient – et mal en point –, et longèrent le couloir dans sa direction. Chacun des deux hommes soutenait sur ses épaules le poids d’un des bras du pauvre bougre tandis que celui-ci tentait en vain de se tenir debout. Sa tête dodelinait mollement, exposant par moments ses yeux tuméfiés et révulsés ainsi qu’une lèvre éclatée. Du sang séché, probablement de sa blessure à la lèvre ou de celle au nez, formait une coulée sur son tee-shirt en loques. Et de l’amas de gaze imbibée de sang qu’il avait autour de la main, Crystal ne voulait rien savoir non plus. Le sbire numéro un leva les yeux sur elle et sembla surpris de la trouver là. — Apporte un truc à manger dans la pièce en bas des escaliers. Sans rien ajouter, ils s’engagèrent dans l’escalier qui menait au sous-sol en pestant et en grommelant sous l’effort. Dans quoi ce pauvre homme était-il allé se fourrer ? Seuls les prisonniers finissaient au sous-sol. Elle en savait quelque chose. De toute manière, il valait mieux qu’elle ne sache rien de ce qui se passait là-dessous. Crystal avait un peu honte de réfléchir ainsi, mais ce n’était pas comme si elle pouvait faire quoi que ce soit pour changer les choses. Elle coupa le fil de ses pensées et passa son chemin. Pour ne pas se faire remarquer, ici, il fallait d’abord faire son travail, vite et bien. Ce n’était pas cher payer pour avoir la paix. Dans sa précipitation pour rejoindre les cuisines, elle n’avait pas remarqué qu’un homme franchissait le 9


rideau qui séparait le bar des parties privées du club. Elle le percuta donc, s’écrasant contre les muscles épais du torse de l’inconnu alors même qu’elle percevait son parfum – fort et agréable, comme s’il sortait à peine de la douche. — Houla ! s’écria l’homme en la réceptionnant entre ses bras. Oh, c’est pas vrai ! Quelle conne ! Aucun gars autorisé à passer ce rideau n’acceptait d’être dérangé ou embarrassé, et aucun ne ratait la moindre occasion de remettre quelqu’un à sa place. — Oh, mon Dieu ! Pardon, monsieur. Je suis désolée, bégaya-t-elle spontanément en guise d’excuses. Crystal secoua ensuite la tête et recula d’un pas en baissant le regard jusqu’à ne plus voir que cette ridicule et effroyablement minuscule lingerie et ces escarpins roses, qui constituaient sa tenue de travail pour les fêtes privées. — Je vous demande pardon. S’il vous plaît. — Vous en faites pas, m’dame. Il avait un charmant accent du Sud aussi suave à l’oreille que l’est au palais un délicieux sirop de caramel. Le sourire qui transparaissait dans ses mots poussa Crystal à lever les yeux et à faire passer son regard sur ces abdominaux qu’un tee-shirt était bien incapable de dissimuler. Alors, elle vit que l’homme souriait bel et bien. Oh là là ! Ce type ressemblait à un vrai nounours tout en ayant véritablement l’air d’un dur à cuire, et elle trouvait cela tout à fait canon. Il avait la mâchoire carrée et les pommettes franches, mais ses lèvres étaient charnues et lui donnaient un air malicieux tandis que ses yeux d’un gris peu commun étaient plissés aux coins, comme s’il était d’humeur joviale. — Dites, poursuivit-il, on est là pour une visite assez spéciale, mais on s’est paumés en allant au bar. Vous sauriez pas où faut aller pour rejoindre les autres ? 10


Crystal s’efforça de détourner le regard de cette bouche et releva légèrement la tête pour le regarder dans les yeux. Peut-être que certains invités de Big Al étaient entrés dans le club par le bar. Mais il avait pourtant dit qu’ils s’étaient perdus en « allant » au bar et non pas en « passant » par lui. La serveuse lança un regard par-dessus l’épaule du beau mec pour voir le visage des deux autres hommes. On lisait chez eux une forte impatience et une gravité dans laquelle elle voyait la même autorité naturelle qu’elle avait ressentie chez les invités d’Al quelques instants plus tôt. L’homme face à elle haussa les sourcils avec un nouveau sourire dans le regard. Enfin, la communication entre son cerveau et ses lèvres fut rétablie. — Euh, dit-elle en lorgnant vers l’autre bout du couloir. Ben, y en a qui sont allés dans la salle privée, un peu plus loin, là-bas, et puis les autres sont descendus au sous-sol avec le… euh… le malade. On m’a dit de lui apporter de quoi manger. Elle se sentait oppressée par la chaleur et la proximité du corps de cet homme et par cette impression qui la titillait que quelque chose ne collait pas avec ces gars. Mais ce n’était pas à elle d’émettre des doutes. Le beau mec sourit. Oh là là, ce qu’il était sexy avec son air espiègle ! Elle ne savait plus où se mettre. Bruno la tuerait – et ce gars en même temps, probablement – s’il voyait comme ils se tenaient proches l’un de l’autre. Crystal jeta un rapide coup d’œil à la caméra de surveillance placée au-dessus du rideau, mais ils se trouvaient apparemment hors champ. C’était toujours cela de pris. — Génial, c’est aussi là qu’on doit se rendre. On a un message à faire passer, dit-il en lui adressant un clin d’œil avant d’incliner la tête sur le côté. En bas des escaliers ? 11


Le cœur battant la chamade, Crystal avala sa salive et hocha la tête. — Oui, sur la gauche. — Merci pour votre aide précieuse. Mademoiselle… ? demanda-t-il avec un haussement de sourcils tout en lui offrant un sourire en coin qui la poussa à sourire en retour. Déroutée, Crystal resta là à le dévisager, à contempler pleinement ce charme naturel, cette virilité à l’état pur, et comprit seulement ensuite qu’il attendait qu’elle lui… Oh ! — Crystal, se présenta-t-elle. Avec plaisir, monsieur. — Peut-être qu’on se reverra, dit-il en reculant d’un pas avec un sourire satisfait sur le visage. Peu probable. — D’accord. Voyant là une chance de s’éclipser, Crystal s’en alla sans se retourner – même si l’envie ne lui en manquait pas. Tant pis. Elle avait déjà beaucoup trop de choses à faire pour se permettre de fantasmer sur un homme dont elle ne voulait pas, qu’elle ne pourrait pas avoir et qui ne voulait probablement pas d’elle non plus. Elle se rendit tout au bout du couloir, là où une lourde porte métallique donnait sur les bureaux. Elle entra machinalement le code d’accès et attendit le déclic pour pousser la porte du système nerveux central des activités illicites de Jimmy Church – peut-être pas le cœur, mais un élément important. D’ordinaire, aucune fille n’était autorisée à entrer là. Cependant, Bruno était un des apôtres de Church, comme l’avait été le propre père de Crystal, et ce lien particulier avec ces hommes lui valait ce privilège, d’autant que cela en soit un. 12


Elle traversa le premier bureau, vide, et alla se camper devant la deuxième porte du couloir. Elle frappa sur le chambranle et passa la tête dans l’encadrement de la porte. Bruno leva les yeux de son écran, et son visage se barra d’une moue renfrognée en la voyant. — Où t’étais ? demanda-t-il en se levant pour faire le tour du large bureau en acajou qui occupait une grande partie de la pièce et contrastait avec la décoration typique : pin-up nues, grosses motos et bagnoles anciennes tunées –, tout le bon goût d’un club de striptease. — Euh… désolée. J’ai deux enterrements de vie de garçon sur les bras, répondit-elle en l’observant pour tenter de déterminer son humeur. Avec son impressionnante masse musculaire bâtie par les stéroïdes et les heures à soulever de la fonte, Bruno Ashe était un vrai tas de muscles, et son arrogance et son ego, qui prenaient toute la place dans la pièce, le faisaient paraître deux fois plus grand. Naguère, elle avait trouvé que ses cheveux châtains en bataille adoucissaient la sévérité de ses traits, mais elle ne parvenait aujourd’hui plus à voir que cette mine renfrognée qu’il arborait en permanence, renforcée par la balafre laissée par la lame d’un couteau sur sa joue. Seigneur, comment avait-elle pu un jour être attirée par lui ? Comment avait-elle pu croire qu’il était la solution à ses problèmes ? Que n’aurait-elle pas donné pour revenir quatre ans en arrière et se flanquer un bon coup de pied au cul. — Ouais, dit-il. La prochaine fois tu t’occupes de moi en premier. Crystal puisa dans son stock de faux sourires et en convoqua un. — Je suis désolée, bébé, s’excusa-t-elle en lui posant la main sur le torse pour lui faire une caresse, sentant une 13


partie d’elle-même mourir en faisant cela. Est-ce que je peux m’occuper de toi maintenant ? Plus que huit mois. Plus que huit mois. Une flamme s’alluma dans son regard sombre, et il s’approcha d’elle jusqu’à la dominer de sa taille. Elle sentait clairement son érection contre son ventre. Il haussa les sourcils en guise d’encouragement… Et ce simple geste lui rappela l’homme du couloir. Seulement quelques instants plus tôt, il l’avait plaquée contre le mur tout comme Bruno la bloquait à présent contre la porte. Cependant, son petit ami était loin de posséder le même charme, cette malice dans le regard et ce physique de dieu grec. Crystal dissipa ses pensées. Qu’est-ce qui n’allait pas chez elle ? Elle devait montrer à Bruno son enthousiasme, car il estimait que cela lui était dû, tout comme la liberté de faire ce qu’il désirait d’elle et de son corps. Elle chassa l’inconnu de son esprit et passa les bras autour du cou de son petit ami. Le téléphone de Bruno se mit à vibrer et à sonner fort sur la surface de son bureau. Il ignora l’appel et l’embrassa férocement, exigeant qu’elle se donne à lui, qu’elle s’abandonne. La sonnerie cessa, puis reprit immédiatement. Avec un grognement frustré, Bruno s’écarta d’elle en lui adressant un regard qui valait ordre de rester là, et au diable les clients et tous ceux qui l’attendaient. Il prit son téléphone comme s’il s’apprêtait à l’écraser dans sa main. — Quoi ? dit-il en répondant. (Une fureur assassine se peignit sur son visage.) Quoi ? (Un instant de silence.) C’était qui, putain ? (Encore un silence.) Combien ? Vous les avez chopés ? Crystal se demanda s’il valait mieux rester ou partir. Quel que soit le problème, il allait accaparer Bruno 14


un bon moment. De plus, étant donné son humeur massacrante, elle ne tenait pas à rester dans les parages. Comme si ses pensées avaient attiré son attention, il leva brutalement le regard sur elle. — T’as vu quoi que ce soit d’inhabituel ce soir ? lui demanda-t-il. Elle le dévisagea l’espace d’un instant sans comprendre qu’il s’adressait à elle plutôt qu’à son interlocuteur. — Oh, moi ? Oui, ces gars. Le beau mec et ses potes. Ceux qui sont allés au bar… mais qui n’ont rien bu. Son instinct lui soufflait que c’était ce genre de choses auquel il était fait allusion ici. — Non. Rien, répondit-elle. Parce qu’en vérité elle n’en savait rien et que si elle émettait des doutes au sujet de ces types et que Bruno s’en prenait à eux alors qu’ils n’avaient rien à se reprocher… Ouais, ce serait la merde. En même temps, elle venait de mentir à Bruno. Ce n’est pas qu’elle ne le faisait pas déjà en temps normal – Crystal savait parfaitement que toute son existence était un mensonge, une farce, le théâtre où se déroule une série interminable de piécettes avec pour nœud d’intrigue la question de savoir si elle survivrait ou pas, si elle demeurerait libre ou au contraire tomberait pour toujours dans l’abîme sordide et impénétrable du ventre de la Terre. C’était effroyable de penser que cet endroit, cette situation, cette existence étaient loin de représenter le pire des possibles. Par ailleurs, ce n’était pas simplement pour elle qu’elle continuait à jouer docilement ce rôle. Car quand votre père vous demande au milieu d’un tribunal, au moment où la sentence tombe, de promettre de veiller sur votre petite sœur malade, que voulez-vous faire d’autre que donner 15


votre parole ? Par la suite, vous la tiendrez comme si elle représentait votre seule chance de salut – quelles que soient les difficultés. Que ce soit ce travail à Confessions. Que ce soit Bruno. Ou que ce soient ces cicatrices qui lui barraient le dos. Et sa promesse avait eu plus de poids encore lorsque leur père avait trouvé la mort au cours d’une bagarre entre prisonniers, deux semaines après son incarcération. C’était d’ailleurs peut-être pour cette raison qu’il lui avait demandé de donner sa parole. Peut-être pressentait-il qu’un malheur allait lui arriver et qu’elle n’aurait pas d’autre choix que d’assumer ce rôle. Bruno se détourna d’elle comme si elle ne lui était plus d’aucune utilité, et Crystal ne s’en porta pas plus mal. — Je veux un rapport sur la situation toutes les dix minutes. Vérifiez que nos autres planques n’ont pas été attaquées. Et trouvez-moi qui a fait ça. Je veux leur tête sur un putain de plateau, et fissa. Étant donné ce qui semblait s’être passé, il n’était pas surprenant de voir Bruno sur le point d’exploser. En tant que chargé de la sécurité de Church, ce serait sa tête qui sauterait s’il ne réglait pas la situation très vite. Bruno se tourna brusquement vers elle, les yeux plissés. — Casse-toi, et ferme cette putain de porte. Le cœur cognant durement dans la poitrine – à cause de son mensonge, de la férocité de la colère de Bruno et du fait que quelqu’un s’était apparemment attaqué à Jimmy Church –, Crystal referma la porte, quitta les bureaux et s’empressa de rejoindre les cuisines. — Où t’étais, Crystal ? s’enquit Howie, faisant écho à la question de Bruno sans pour autant exprimer le même mécontentement que son petit ami. 16


Le responsable de la restauration, en place depuis de nombreuses années, était entré à Confessions par la petite porte, et Crystal le connaissait donc depuis toujours. Howie avait été ami avec son père et agissait avec elle comme un père de substitution. Cela ne la gênait pas. — Désolée, Howie. J’ai été retenue. Elle n’avait pas besoin d’en dire plus. Pas utile. Sachant comment les choses tournaient ici, il acquiesça dans un soupir. — OK. Mais j’ai dû demander à Macy de s’occuper de tes enterrements de vie de garçon. Les deux groupes se plaignaient d’attendre… — Mais je suis là, maintenant, dit-elle, dépitée. Tu sais que je peux… — C’est fait. Avec tout ce qui se trame ici ce soir, tu sais qu’ils veulent que tout soit réglé comme du papier à musique. Tu vas devoir partager tes pourboires, annonça-t-il d’un air profondément navré. Je suis désolé. Merde ! Church lui retenait déjà sa paie et la moitié de ses pourboires pour rembourser les dettes de son père, et l’idée de devoir diviser ce qui lui restait était un véritable coup dur. Mais elle refusa de se laisser abattre. Si chaque revers avait dû la mettre à terre, elle aurait déjà des racines à l’heure qu’il était. — OK, je suis désolée, Howie. Bon, il me faut à manger pour le… Son vieil ami saisit un plateau posé sur le comptoir métallique et le lui tendit. — Ils ont appelé pour savoir où ça en était, expliqua-t-il avec un haussement de sourcils. 17


— Oh ! répondit-elle en s’essayant à lui offrir un sourire tout en acceptant le plateau qui contenait une assiette de nuggets de poulet avec des frites et une bouteille d’eau. Howie lui posa une main amicale sur l’épaule, et Crystal reprit son service. Elle dévala le couloir de la partie privée avec l’impression d’être sur la sellette et tourna à l’angle pour rejoindre l’escalier qui menait au sous-sol. Elle avait horreur de s’approcher de cette partie du club. D’épouvantables souvenirs et une vibration d’horreur et de désespoir émanaient de ces murs sous la surface, comme imprégnés dans le vernis du vieux lambris noirci par le temps. Prenant une grande inspiration, elle lança un coup d’œil par-dessus son plateau pour poser le pied sur la première marche de l’escalier. Elle entendit du bruit provenant d’en bas, puis un choc sourd droit devant elle. Elle vit deux hommes au visage masqué apparaître soudain devant elle dans l’escalier. Le premier pointait le canon de son arme droit sur son cœur. Le second, derrière, transportait un homme inconscient par-dessus son épaule. Elle recula dans un mouvement brusque qui éjecta la bouteille d’eau malgré ses doigts crispés sur le plateau, le retenant avec la même fermeté qu’elle retenait le hurlement qui lui brûlait la gorge. Elle tentait encore de comprendre ce qui se passait. Alors quelqu’un avait infiltré l’opération de Jimmy Church ici aussi ? Bon sang, mais qui prendrait le risque de se frotter au plus important gang de Baltimore ? En plus – oh non ! –, impossible qu’il s’agisse d’une coïncidence après le coup de téléphone qu’avait reçu Bruno. Donner l’alerte maintenant lui vaudrait une belle récompense, mais il fallait pour cela parvenir à crier. 18


Tout à coup, les hommes furent en haut de l’escalier, et, malgré leurs masques, Crystal reconnut ces yeux gris acier qui se posèrent sur elle, comme elle reconnaissait ce tee-shirt noir qui moulait ces muscles saillants, et cet agréable parfum masculin. Le beau mec. Mais qui était ce type ? Et pourquoi était-il si suicidaire ? Qui qu’ils soient, ces hommes étaient venus délivrer le prisonnier des griffes de Church, et la jeune femme ne put s’empêcher de penser que s’évader de ce sous-sol ne pouvait être qu’une bonne chose. Personne ne méritait d’être détenu contre son gré, torturé, violenté, et – ce qui la terrifiait le plus – vendu. Elle n’avait pas encore décidé, lorsqu’elle prit la parole, ce qu’elle allait dire. — Les autres arrivent. Ils ont reçu un appel, soufflat-elle en baissant la tête au cas où elle se trouverait dans le champ de la caméra braquée sur la porte de derrière. Il faut que j’appelle à l’aide. Et vous, vous devez me frapper. — Quoi ? s’indigna le premier tout bas. L’horreur se lisait dans ses yeux sous son masque. — Si vous me frappez pas, ils sauront que je vous ai aidés. Et je peux pas… (Mais qu’est-ce que je fous, bordel ? Qu’est-ce que je fous ?) Il le faut. Je vous en prie. Maudissant son existence, elle hurla à s’en écorcher la gorge. Elle n’avait pas le temps de le persuader de frapper une femme, et eux n’en avaient pas à perdre non plus. — S’il vous plaît. Quelque chose de sombre passa dans ces yeux déjà gris. — Fais semblant d’être tombée et tiens-toi le ventre, lui dit l’homme en donnant un coup de poing en direction de son ventre. 19


Elle se prépara à encaisser un coup qui ne vint jamais. Avec soulagement et reconnaissance, elle joua son rôle devant les caméras et se jeta en arrière, propulsant son plateau dans les airs. Sa tête et son épaule percutèrent le mur derrière elle, lui provoquant une douleur vive qui lui tira un gémissement. Lorsqu’elle releva la tête, elle s’aperçut que les hommes avaient disparu. Toutefois, son cri avait donné l’alerte, et des hommes de Church arrivèrent en courant. Crystal se recroquevilla au sol pour se faire aussi minuscule que possible et éviter de se faire piétiner par ce troupeau qui se précipitait vers la porte de service, celle par laquelle deux hommes masqués venaient de sortir en emportant le prisonnier de marque de son patron, ô combien malfaisant et violent. Et tout cela avec son aide – ou plutôt sans qu’elle tente de l’empêcher. Elle entendit des coups de feu, des hurlements et des crissements de pneus qui provenaient de l’autre côté de la lourde porte métallique. D’autres hommes encore passèrent devant elle sans que personne s’arrête ou lui prête la moindre attention, comme si elle était invisible. D’ailleurs, de bien des manières elle l’était pratiquement. Elle sentait son sang cogner dans ses tempes au rythme des basses qui résonnaient depuis le bar de Confessions, les murs vibrant presque sous la musique sourde. La peur et l’adrénaline se mélangeaient dans ses veines, et Crystal se releva péniblement, prise de tremblements incontrôlables, en essayant de ne pas marcher dans la nourriture éparpillée au sol. Le fait de se tenir debout exacerbait la douleur à l’arrière de son crâne, due au coup qu’elle s’était infligé elle-même. Malgré sa demande expresse, l’homme ne l’avait pas frappée. Il avait seulement fait semblant. 20


Semblant. Pourquoi avait-il seulement fait semblant ? Elle lui avait clairement demandé de la frapper. Elle n’avait pas eu le choix. Dès l’instant où elle les avait vus, lui et son acolyte, s’enfuir avec le prisonnier inconscient, elle avait compris qu’elle n’aurait pas d’autre choix que de crier. Elle était cependant contente pour le prisonnier, car elle savait, pour en avoir été témoin privilégié, que bon nombre de personnes sombrant dans les entrailles de la Church de Baltimore n’en ressortaient jamais. Elle-même faisait partie de ces victimes. Toutefois, elle ne pouvait pas risquer d’être vue en train d’apporter son aide, car elle tenait à la vie – et encore plus à Jenna. Sauf que le beau mec avait refusé de la frapper… Un homme qui refuse de frapper une femme. Triste de constater que, dans son monde, cet homme était unique. Mais, après tout, peut-être avait-il simplement eu des scrupules parce qu’elle l’avait aidé. — Crystal ! entendit-elle tonner près de là. Bruno. Elle adopta sa posture la plus docile et se tint le ventre comme si elle avait vraiment reçu un coup puis se tourna vers son petit ami suivi de deux hommes de main, qui s’avançaient dans le couloir dans sa direction. Une vague de fureur la percuta juste avant qu’il l’empoigne durement par le bras, la soulevant presque du sol. — Qu’est-ce qui s’est passé, putain ? Sachant à quel point il se gonflait de son rôle de protecteur envers elle, Crystal choisit d’étaler absolument toute la peur qu’elle ressentait intérieurement et déglutit difficilement tout en secouant la tête. — Je sais pas. Je descendais un plateau de nourriture, comme on me l’avait demandé. Et tout à coup… (Elle prit 21


une inspiration paniquée.) deux hommes armés m’ont foncé dessus et l’un d’eux m’a donné un coup de poing et m’a poussée par terre. (Crystal posa délicatement une main sur l’arrière de son crâne.) Et ensuite… je sais pas trop. Je… Bruno manifesta son mécontentement par une sorte de grondement en se tournant vers les hommes qui l’accompagnaient. — Vérifiez le sous-sol. S’il reste des hommes en bas, neutralisez-les sans les tuer. On doit d’abord les faire parler. Les hommes de main s’empressèrent d’exécuter les ordres, leurs pas tambourinant dans l’escalier recouvert de moquette. — Qu’est-ce que tu as vu d’autre ? Réfléchis, lui ordonna-t-il en la secouant, raffermissant son emprise sur elle sans la moindre compassion dans le regard. — Euh… ils étaient habillés en noir, ils portaient des masques et avaient des flingues. Je crois que l’un d’eux portait quelque chose sur son épaule, mais l’autre m’a frappée et ils sont sortis par cette porte. Elle ne se risquerait jamais à lui avouer le reste, comme le fait qu’elle avait vu leurs visages au moment où elle leur avait indiqué la direction, surtout en sachant qu’il y avait quelque chose de louche. Si elle lui parlait de cela, elle était bonne pour la morgue, voire pire encore – et cela valait aussi pour sa sœur. Or Crystal était bien déterminée à faire en sorte que rien de tel n’arrive, ni à l’une ni à l’autre. Elle avait déjà donné, et elle en avait récolté quelques souvenirs gravés sur sa peau. Elle sentit les mains calleuses de Bruno se desserrer un peu. Soudain, il l’attira violemment dans une étreinte surprenante. — Je les tuerai pour avoir osé lever la main sur toi, dit-il. 22


C’était une promesse née de la colère de voir sa « chose » touchée par un autre plutôt que de l’inquiétude pour son bien-être. Elle le savait, mais elle préférait qu’il se concentre là-dessus plutôt que de la soupçonner. La jeune femme se pressa contre lui, comme si cette proximité lui apportait du réconfort. — J’ai eu si peur, souffla-t-elle, profitant des trem­­ blements dus à l’adrénaline qui ajoutaient du crédit à son jeu de scène. Parfois, elle craignait d’être trop bonne actrice et de perdre une partie d’elle-même chaque fois qu’elle revêtait ce costume, de sacrifier une partie de l’honnêteté qui l’avait naguère caractérisée. Aussi abruptement qu’il l’avait attirée à lui, Bruno la repoussa. Elle vacilla sur ses hauts talons. — Va m’attendre dans mon bureau. J’arrive. Il lui saisit le menton presque douloureusement et l’embrassa sans ménagement. Il l’assaillit de ses lèvres et de sa langue, exigeant une réponse de sa part. Alors, elle lui rendit son baiser. Puis il la laissa en plan, empruntant la même porte par laquelle les amis du prisonnier étaient sortis. Mais étaient-ils seulement du côté du prisonnier ? Est-ce qu’ils étaient venus pour le sauver ? Crystal l’espérait de tout son cœur, dans l’intérêt de la victime. Étant donné l’horreur qu’elle avait lue dans le regard du beau mec lorsqu’elle lui avait demandé de la frapper, elle pensait sincèrement qu’ils avaient de bonnes intentions. Et s’il était bien un talent qu’elle avait développé au cours de ces quatre dernières années, c’était celui de juger les gens, de déceler leur véritable nature. Et son intuition lui disait que cet homme aux yeux gris était bien un sauveur. Seulement, ce n’était pas elle qu’il était venu sauver. 23


Non. Lorsqu’elle trouverait le moyen de se sortir de cette situation – et elle y parviendrait, pour elle et pour Jenna –, elle ne pourrait compter que sur elle-même. Pas de prince charmant, pas de chevalier servant, pas de mousquetaire intrépide pour elle. Cela, c’était certain. La dernière fois qu’elle s’était laissée aller à espérer une telle chose, elle s’était retrouvée coincée avec un type qui n’avait jamais hésité à lui mettre des trempes. À présent seule dans ce couloir obscur, les récents événements lui revinrent en mémoire. Toute tremblante, ses pensées décousues, son corps perclus de douleur, Crystal se dirigea vers les bureaux du club. Comme elle l’avait fait un peu plus tôt, elle entra le code d’accès et alla rejoindre le bureau de Bruno. Un échange virulent avait lieu derrière la porte close de la pièce du fond. Crystal ne voulait rien savoir de ce qui se passait là-bas. Ils avaient fait en sorte qu’absolument tout se passe à la perfection pour l’entrevue de Church, qui de toute évidence avait en partie reposé sur la présence du prisonnier qui venait de se faire la malle. Si Church était là-dedans, il devait avoir envie de faire sauter des têtes. Et elle tenait beaucoup à la sienne. Elle se glissa à l’intérieur du bureau de Bruno et retint sa respiration tout en refermant la porte si doucement que le loquet n’émit aucun bruit. Elle alla ensuite se lover sur le canapé en cuir noir disposé contre un mur et sentit soudain une vague de froid s’abattre sur elle, comme si quelqu’un venait de monter l’air conditionné. Elle aurait donné cher pour pouvoir échanger cette tenue ridicule contre son jean confortable et un pull. Seule dans cette pièce vide, elle se rendit compte de l’ampleur du risque qu’elle venait de prendre pour un parfait inconnu. 24


Des tressaillements lui contractaient douloureusement les muscles, lui malmenant les membres et les os au point que ses articulations lui faisaient mal. Elle avait risqué tant de choses ce soir. Et pour quoi ? Mon Dieu, si quelqu’un l’avait vue leur parler, ou avait remarqué son hésitation avant de donner l’alerte. Et si quelqu’un comprenait que l’homme ne l’avait pas véritablement frappée ? Et si quoi que ce soit se voyait à la caméra ? Bon sang ! Elle avait été consciente en agissant de la présence des caméras et elle sentait qu’elle n’avait pas grand-chose à craindre de ce côté. Il y en avait beaucoup plus à l’intérieur du bar que dans la section privée du club, pour la bonne raison que l’accès à celle-ci était fortement contrôlé. Toutes les caméras étaient braquées sur les accès extérieurs, à deux exceptions près : celle qui surveillait le rideau qui séparait le bar du couloir privé et celle qui servait à contrôler l’accès aux bureaux. Non, tout irait bien de ce côté-là. Probablement. Mon Dieu, j’espère que ça ira ! Elle croisa les bras pour se réchauffer, sur le point de craquer. Sa vision se brouilla alors qu’elle rivait le regard sur un point du mur opposé, luttant pour rester maîtresse de ses émotions. — Sara, murmura-t-elle comme pour ne pas oublier son véritable prénom. Sara, Sara, Sara. Parfois, se rappeler son vrai prénom, que plus personne d’autre que Jenna n’utilisait, était la seule chose qui lui permettait de se sentir exister réellement dans ce corps. Naguère vivait une femme du nom de Sara, qui avait eu une belle vie. Un jour, Sara ressusciterait. — Sara, Sara, Sara. Jusque-là, elle attendrait. Et elle jouerait son rôle. Pour survivre.


Chapitre 2

Encore grisé par la mission de la veille, Shane McCallan parcourut la rue déserte en courant, slalomant entre les nids-de-poule, les ordures et les seringues que l’on trouvait par endroits tout en essayant de faire le vide dans son esprit, que tout un tas de mauvaises pensées était venu encombrer durant la nuit. Il n’avait cessé de se revoir à l’âge de treize ans, quand sa petite sœur en avait huit, et de ressasser la plus grosse erreur de toute sa vie. Putain de bordel de merde ! Pourquoi les cauchemars étaient-ils revenus ? C’étaient naguère des pensées omniprésentes dans son subconscient, mais il n’avait pas rêvé de la disparition de Molly depuis des lustres. Ce n’était pas qu’il ne se sentait plus coupable – ça, c’était impossible. Ce n’était pas non plus qu’elle ne lui manquait plus à l’en faire crever, car ça aussi, c’était impossible, même après toutes ces années. Il avait toutefois cultivé l’art de pousser son corps dans un état de fatigue si avancé qu’il en finissait par se déconnecter complètement, ainsi que son esprit, et pouvait sombrer l’espace de quelques heures bénies dans un sommeil paradoxal. Ce qui faisait qu’il ne rêvait plus – plus du tout. Ni de Molly ni de quoi que ce soit d’autre. Jusqu’à la nuit dernière. 26


Sale enfoiré ! Encore une bonne raison de haïr le colonel Frank Merritt. Si son ancien commandant n’avait pas eu les yeux plus gros que le ventre d’une baleine bleue, Shane aurait conservé ce job qui réussissait à le casser mieux que tout ce qu’il avait pu essayer d’autre, sans parler du fait qu’il aurait toujours ses amis, sa réputation professionnelle et son honneur. Au lieu de cela, un an plus tôt, Merritt avait trahi son unité des forces spéciales pour se faire un peu de blé en passant, ce qui avait causé la mort de six bons soldats et avait valu aux cinq survivants, lui inclus, un renvoi pour manquement à l’honneur. Arrivé à un croisement, Shane bifurqua et passa devant la coque vide d’une voiture soutenue par des parpaings. Il savait que Baltimore comptait certains quartiers à l’abandon, mais celui-ci était tellement délabré qu’on se serait cru dans un bidonville. Pourquoi Nick et son frère avaient-ils décidé d’ouvrir un salon de tatouage dans un endroit pareil ? Ce n’étaient que des bâtiments abandonnés aux vitres cassées et condamnés par des planches, et les façades de brique servaient de toile à tous les graffeurs de la ville. Cet ancien quartier industriel, situé près des quais, devait naguère avoir connu l’effervescence d’une activité maritime, mais n’était plus à présent qu’un taudis misérable. La vétusté et l’abandon des lieux avaient ouvert la voie à une activité criminelle florissante, et c’était pour cette raison que Shane avait tenu à voir cela de ses propres yeux et à étudier les alentours de Hard Ink. Comme il avait reçu une balle au cours de leur mission d’extraction de Confessions la veille, son épaule avait rechigné à la tâche. Ce n’était cependant qu’une blessure superficielle, rien de grave. L’ironie de la chose ne lui échappait pourtant pas : la première fois qu’il prenait une balle, c’était après avoir servi dix ans en mission dans l’armée, après tout un tas 27


de déploiements dans des endroits où personne ne voulait mettre les pieds. Blessure par balle ou pas, l’officier des renseignements qui demeurait en lui le poussait à inspecter les lieux autour de leur base d’opération. Étant donné les ennemis qu’ils s’étaient faits en moins de vingt-quatre heures, ils avaient besoin de tous les renseignements qu’ils pouvaient obtenir. Et si au passage son jogging lui permettait de purger son esprit de quelques démons du passé, c’était tout bénef. Au rythme de ses foulées sur le bitume craquelé, Shane réfléchit aux raisons du retour de ses cauchemars. Peut-être était-ce à cause de Nick Rixey. Dans le but de venir en aide à Becca Merritt, la fille de leur ancien commandant, le meilleur ami de Shane – ou son ancien meilleur ami, ou quelle que soit l’étiquette qu’on puisse mettre sur leur relation actuellement – avait réuni ce qui restait de leur unité discréditée et renvoyée des forces spéciales pour une mission de recherche et de sauvetage du frère disparu. Tous ceux qui restaient – lui-même, Edward « Easy » Cantrell, Beckett Murda et Derek « Marz » DiMarzio – avaient tout lâché pour venir à Baltimore. Car, finalement, c’était ainsi que se comportaient des frères, surtout ceux qui étaient liés par les armes plutôt que par le sang. Alors peut-être que, aussi tendue que soit la situation après tout ce qui leur était tombé dessus à l’armée et avec tous les dangers que comportait l’opération qu’ils avaient mise sur pied et dont ils ne comprenaient pas encore toutes les implications, c’était le fait de se retrouver qui avait remué dans sa tête ces choses qui avaient fini par se tasser un peu. Peut-être. Ou alors était-ce l’opération en elle-même ? Après tout, il paraissait logique que la recherche et la libération 28


de Charlie, le frère disparu de Becca, rappellent à Shane la disparition de sa propre sœur – elle que personne n’avait réussi à retrouver, et que personne n’avait pu sauver. Sales merdes ! Là où la rue débouchait sur le port, Shane bifurqua de nouveau, validant dans son esprit une autre partie de la carte qu’il avait étudiée avant de partir, puis essuya la sueur sur son front du revers de la main. Il n’était encore que 11 heures, mais l’humidité rendait l’air étouffant en cette fin avril, et Shane avait l’impression de courir un marathon dans un sauna. Il ne s’en plaignait pas, cela étant. Ayant grandi dans le sud de la Virginie, la chaleur était pour lui comme un vieux compagnon. Cependant, le sel de sa transpiration attisait la brûlure de sa plaie à l’épaule. Serre les dents, McCallan. Il redoubla d’efforts et accéléra la cadence, inspectant la rue alors que ses pensées continuaient de l’assaillir. Mais peut-être était-ce quelqu’un d’autre qui avait réveillé ses démons. Peut-être était-ce la femme qui lui était rentrée dedans au club de striptease où Charlie avait été détenu. Crystal. La première fois qu’ils s’étaient croisés – et qu’elle lui était rentrée dans le lard – elle l’avait aidé sans le savoir, sûre qu’il faisait partie des invités mystères. Bon sang, ce qu’il l’avait trouvée belle, au moins autant qu’elle avait semblé nerveuse ! Comment une femme qui travaillait dans un club de striptease et portait de la lingerie transparente parvenait-elle à donner une telle impression d’innocence et de sincérité ? Ça, c’était au-delà de sa compréhension. Ce qui était sûr, c’était que cette impression avait bien été là, immanquablement. Depuis, cette image incongrue lui 29


agitait les neurones, comme électrisés par une boule de flipper insaisissable. La seconde fois, en revanche, elle n’avait rien fait pour les empêcher de s’enfuir, alors qu’il avait été clair qu’ils n’avaient rien à faire là. La peur dans ses yeux avait été flagrante et elle avait parlé d’une voix tremblante, mais elle avait fait le calcul dans sa tête, et c’est sur lui qu’elle avait misé. Alors, elle l’avait aidé sciemment – ou tout du moins ne lui avait pas fait obstacle. Pourtant, elle avait eu si peur que quelqu’un la prenne pour sa complice qu’elle avait insisté pour qu’il la frappe. Le surréalisme d’une telle demande lui donnait encore la nausée. Shane ne se rappelait pas un jour avoir été autant sidéré. Même pas le jour où Nick l’avait appelé tout à coup, après des mois passés à ignorer ses mails et ses coups de fil, pour lui annoncer qu’il avait peut-être une piste sur l’opération clandestine à cause de laquelle ils s’étaient fait virer de l’armée. Cette femme lui avait demandé de la frapper, bordel de merde. Qui demandait un truc pareil ? Et quel genre d’hommes fréquentait-elle pour croire qu’il accepterait de faire une chose pareille ? Cela en disait long sur cette jeune femme aux yeux verts. Apparemment, elle avait peur, se sentait vulnérable et pensait que le risque de sanction était réel. Et elle était en danger. Que lui avait-on fait après leur fuite ? Il y avait un nombre infini de possibilités, loin d’être toutes roses. Cette question l’avait taraudé toute la nuit, sauf quand il avait rêvé de Molly. 30


Alors oui, sans doute était-ce son inquiétude pour cette femme manifestement dans un mauvais pas qui avait réveillé ces souvenirs de sa sœur. Car Molly n’avait jamais été retrouvée, et Shane n’avait donc jamais su si elle était morte rapidement ou si elle avait vécu l’enfer entre les griffes d’un psychopathe – ou même s’il se pouvait qu’elle soit encore en vie, même après tout ce temps. Comme Crystal. Après encore une demi-heure, Shane eut terminé son tour du quartier où se trouvait Hard Ink, leur QG en quelque sorte, pour la suite de l’opération qui consistait à découvrir le lien qui existait entre l’enlèvement de Charlie et ces activités clandestines menées par leur commandant, qui leur avaient valu un billet de retour non négociable au pays. Shane avait fortement douté qu’il existe bien un lien, surtout après avoir vu comment Nick en pinçait pour Becca. À tous les coups, il s’était laissé emporter en réfléchissant avec son deuxième cerveau, celui dans son froc. Toutefois, ce que leur avait révélé Charlie la veille, une fois sauvé et remis sur pied, démontrait que Nick avait eu raison. Shane avait bien un peu de mal à l’admettre, étant donné la tension qui régnait entre eux, mais il y avait bel et bien un lien, et c’était donc la première piste digne de ce nom qui leur était offerte pour enquêter sur les raisons de leur renvoi de l’armée. Jamais il n’accepterait de laisser filer l’occasion, pas plus que ses anciens équipiers. Car ce n’était pas simplement pour retrouver leur honneur qu’ils se battaient, mais aussi pour sauver celui de six soldats qui n’étaient plus là pour se défendre contre les accusations ; et faire ce qu’il fallait pour eux n’était pas un choix, c’était un devoir. À moins d’un pâté de maisons du salon de tatouage, Shane se mit à marcher. Les Rixey possédaient la totalité 31


du bâtiment qui formait un « L » dans l’angle d’une rue. Ce n’était qu’une bâtisse comme toutes les autres, en brique rouge, qui avait naguère servi d’entrepôt. Le frère cadet de Nick, Jeremy, avait cependant retapé une bonne partie du bâtiment, qui comportait à présent un salon de tatouage très prisé, du moins à en croire Nick. Shane n’avait rien contre les tatouages – à vrai dire, il en avait lui-même quelques-uns –, mais il avait encore beaucoup de mal à imaginer que son équipier des forces spéciales, un gars qui ne faisait pas dans la dentelle, avait la patience, la précision et les qualités artistiques d’un tatoueur. Il fallait croire qu’ils n’avaient rien à envier aux caméléons, forcés de changer et de s’adapter aux conditions imposées. Comme ils avaient été entraînés à le faire. Même si Shane était retombé sur ses pattes en se dégottant une bonne situation dans une entreprise de sécurité privée, il en venait presque à penser que c’était Nick qui avait été le plus intelligent en choisissant une profession aux antipodes de ce qu’ils avaient fait dans les forces spéciales. Parce que, finalement, se retrouver sur le banc de touche à donner des conseils tactiques tout en sachant qu’on ne pourra plus jamais aller sur le terrain, c’est aussi agréable qu’un toucher rectal. Comme tout ce qui leur arrivait, d’ailleurs. À vrai dire, c’était plutôt agréable de prendre quelques jours de congé. Il avait prévenu son patron juste avant de se mettre en route. La question était maintenant de savoir combien de temps il leur faudrait pour accomplir leur mission. Shane allait-il avoir suffisamment de temps ou allait-il finir par devoir choisir entre un remerciement de son patron ou la justice – parce que le choix était déjà fait. 32


Il fit jouer les muscles de ses épaules et s’engagea dans le vaste parking de gravier du bâtiment. Là, il aperçut du mouvement à la périphérie de sa vision. Jeremy Rixey était en haut d’une échelle tandis que Nick et Marz étaient au sol pour le guider. Chaque fois que Nick essayait de dire quelque chose, son frère se mettait à percer un trou dans la brique. Avec son sempiternel sourire sur le visage, Derek déroulait le câble noir qu’il avait dans les mains et secouait la tête pendant que la dispute fraternelle faisait rage. — Écoute-moi. Tout ce que je dis, c’est que peut-être… « Vriii, vriii, vriii ! » — C’est bon, je sais ce que je fais, rétorqua Jeremy lorsque sa perceuse fut à l’arrêt. Soit tu te tais, soit tu viens prendre ma place. Shane se dirigea vers eux. — Combien de vétérans faut-il pour percer un trou ? demanda-t-il. — Aucun, à l’évidence, répondit Jeremy, en lui lançant un sourire et un clin d’œil. Avec leurs cheveux foncés et leurs yeux vert pâle, lui et Nick se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, même si Jeremy avait les cheveux plus longs et arborait beaucoup plus de tatouages. Nick n’en avait aucun qui dépassait du tee-shirt blanc et du jean qu’il portait – Shane non plus, d’ailleurs, pour la simple raison que les tatouages les rendaient trop facilement identifiables sur le terrain. Jeremy, lui, avait les bras recouverts d’encre, des tatouages sur les phalanges et certains dans le cou aussi. — Becca t’a gardé des pancakes, cria Nick pour couvrir le bruit de la perceuse. Mais quelqu’un a bien dû te les piquer, depuis le temps. T’es allé où ? 33


Shane observa l’homme, son ami de longue date, qui avait naguère été son commandant en second. Après leur renvoi et leur retour au pays, Nick avait disparu des radars et lui avait tourné le dos comme si ces six années à se battre côte à côte et à verser leur sang pour leur pays ne signifiaient rien. Il avait encore du mal à avaler la pilule. — J’ai fait le tour du périmètre, jogging et reconnaissance, finit-il par répondre. Vous faites quoi là-haut ? — On installe des caméras de surveillance et des spots à détecteur de mouvement, expliqua Marz. — Ah, toi et tes gadgets ! dit Shane en souriant. — Tu l’as dit bouffi. Marz était leur génie de l’informatique et de tout ce qui touchait à la technologie. Il avait un talent presque effrayant pour tout ce qui possédait des composants électroniques, et cela faisait de lui un atout dans leur équipe. Il l’avait toujours été. C’était d’ailleurs lui qui avait trouvé le moyen de pirater les caméras pour pouvoir surveiller les endroits où Charlie pouvait être détenu. Bon sang, ce que c’était bon de revoir Derek en bonne santé et sur ses deux guibolles – même si l’une d’elles était une prothèse. Shane et lui s’étaient téléphoné quelques fois, mais la dernière fois qu’il l’avait vu avant leurs retrouvailles deux jours plus tôt avait été en séance de rééducation à l’hôpital. De tous les survivants de cette embuscade qui avait dévoilé l’infâme secret de leur supérieur, c’était Marz qui avait été le plus gravement blessé. Il avait perdu la moitié de la jambe dans l’explosion d’une grenade, et c’étaient Shane et Nick, malgré la balle que ce dernier avait reçue dans le dos, qui s’étaient portés à son secours et qui avaient contenu l’hémorragie afin de le garder en vie. Aujourd’hui, à côté de ses anciens équipiers parfois aigris, Derek restait 34


pareil à lui-même : joyeux et toujours à voir le bon côté des choses. Parfois, ils en étaient malades. Pourtant, absolument rien ne semblait pouvoir lui miner le moral – pas longtemps, en tout cas. Ils feraient peut-être bien tous de prendre exemple sur lui. Shane observa le pan de mur qui se trouvait le plus près de la rue et vit qu’un spot surmonté d’une caméra avait déjà été installé là. — Vous comptez en mettre combien ? — Il y en aura tout le tour du bâtiment, répondit Nick. On a déjà fini la façade du salon et il ne nous en reste que deux à mettre à l’arrière. — C’est bon, passez-les-moi, leur lança Jeremy du haut de son échelle. Nick sortit le matériel de sa boîte et grimpa à l’échelle suffisamment haut pour pouvoir le donner à son frère tandis que Marz retenait la structure en aluminium d’une main et de l’autre faisait suivre le câble. Il s’écarta ensuite pour laisser Nick redescendre. — On va aussi installer une clôture autour du parking, expliqua Nick. Un des clients de Jerem travaille là-dedans, alors il lui a demandé une faveur, et le gars va venir poser ça cet aprèm. Easy et Beckett sont partis avec lui pour rapporter le matos. — Merde, si j’avais su, je leur aurais dit de prendre mon pick-up, dit Shane. — On a pris les devants, annonça Nick avec un sourire narquois tout en indiquant d’un geste du pouce un endroit derrière lui. Shane se décala suffisamment pour constater que son imposant F-150 noir avait disparu. Il reporta son attention sur Nick, les sourcils froncés. 35


— Oh, ne me regarde pas comme ça ! Tu leur aurais dit de le prendre. On a juste sauté une étape. Son ami lui adressa un sourire incertain, comme pour tâter un terrain qu’il savait miné. — Bande de salopards, rouspéta Shane. Mais Nick avait raison. D’ailleurs, Shane ne serait pas là s’il n’était pas prêt à faire absolument tout pour connaître le fin mot de cette histoire. Et il leur fallait pour cela assurer leur propre sécurité. — OK, ça va. Mais s’ils font la moindre éraflure c’est ta tête que j’arrache. Le sourire de Nick se fit plus moqueur. — Tu pourras toujours essayer, répondit-il en hochant la tête. La perceuse émit un bruit strident, et Jeremy se mit à pester, ce qui détourna l’attention de Shane qui oublia la remarque qu’il avait été sur le point de faire lorsqu’une idée lui vint. — Vous savez, pendant qu’on y est, on devrait peut-être installer des caméras espions sur les voies d’accès jusqu’ici. Comme ça, on pourra anticiper si jamais un petit curieux vient voir par là. J’ai repéré deux ou trois endroits qui seraient parfaits pour ça. — C’est exactement ce que je me disais, répondit Marz. Dis-moi simplement où les mettre et je m’en charge. — J’aimerais croire qu’on en fait trop, dit Shane. Cependant, après leur raid de la veille sur deux des planques du plus dangereux gang de Baltimore pour extraire Charlie, avec en prime des échanges de coups de feu entre eux et les hommes de main de Jimmy Church, ils étaient dedans jusqu’au cou. De plus, il leur était impossible de compter sur l’aide de la police, car ils avaient la preuve que certains flics étaient en cheville avec la Church. Ils affrontaient donc des 36


ennemis bien organisés, apparemment nombreux, et dont ils ne savaient pas grand-chose – le tiercé gagnant. Avec le bol qu’ils avaient, s’il se mettait à pleuvoir comme vache qui pisse, eux se retrouveraient encore arrosés de bouse. Alors non, toutes ces précautions n’étaient pas superflues. Nick eut le regard qui se perdit dans le vague un instant, puis il acquiesça. — Ouais, moi aussi. Mais pour le moment on a encore plus de questions que de réponses, et il y a trop en jeu pour qu’on laisse quoi que ce soit au hasard. Il allait sans dire qu’il faisait en partie référence à Becca Merritt. Trois jours plus tôt, quelqu’un avait saccagé sa maison, puis on avait essayé de l’enlever sur son lieu de travail au CHU. Elle restait donc ici le temps que tout se tasse. Cependant, son petit doigt disait à Shane qu’elle resterait à Hard Ink même après que tout serait rentré dans l’ordre. N’importe qui avec les yeux en face des trous pouvait deviner qu’un lien très fort s’était forgé entre Nick et Becca pendant qu’ils étaient sur la piste de Charlie. C’était le genre de lien qui avait de bonnes chances de durer jusqu’à la mort. Shane comprenait parfaitement pourquoi. Becca n’avait pas arrêté de démontrer sa valeur depuis le peu de temps qu’ils se connaissaient. Elle était restée forte, n’avait pas lésiné sur les dépenses et n’avait pas hésité à se mettre en danger pour les aider à accomplir leur mission. Et, par-dessus tout, elle avait été la première personne à leur présenter des excuses pour tout ce merdier qui les avait spoliés de leur carrière, leur uniforme et leur honneur. Étant donné tout ce qu’elle avait fait, Shane tenait autant à assurer sa sécurité que Nick. C’était d’autant plus vrai qu’ils savaient que les choses ne s’arrêteraient pas de sitôt, vu le mal que s’étaient donné ceux qui avaient 37


tenté de mettre le grappin sur les enfants de leur ancien commandant. Quelqu’un était persuadé que Charlie et Becca étaient au courant des opérations clandestines de leur père en Afghanistan, et ils n’abandonneraient certainement pas avant d’avoir eu ce qu’ils voulaient – ou qu’ils meurent avant. — Comment va ton épaule ? s’enquit Marz alors que Jeremy redescendait l’échelle. — Bah. Je survivrai, répondit Shane en haussant les épaules avant d’esquisser un sourire. Et ta jambe ? Derek s’était fait tirer dessus trois fois la veille, et les balles avaient miraculeusement trouvé la partie inférieure de sa jambe droite, celle qui avait été remplacée par une prothèse. Marz éclata de rire. — Elle pète le feu, ma poule. En posant le pied à terre, Jeremy secoua la tête, sidéré. — Vous êtes vraiment chelous. — Et c’est toi qui dis ça alors que tu portes un tee-shirt avec un castor qui tient une grosse branche dans la gueule et qui affirme : « J’ai la queue plate mais un gros gourdin » ? s’indigna Shane. Apparemment, Jeremy avait toute une garde-robe de tee-shirts indécents. Tous se mirent à ricaner. — Hé ! J’ai jamais dit que ça me dérangeait que vous soyez chelous, répondit Jeremy en soulevant l’échelle pour la déplacer un peu plus loin. Tous s’immobilisèrent en voyant un chiot à trois pattes traverser le parking en clopinant. — En parlant de chelou, plaisanta Shane, relançant quelques ricanements. 38


Becca avait recueilli ce berger allemand quand elle l’avait vu fouiller les poubelles de l’hôpital quelques jours plus tôt, et la petite boule de poils noir et feu aux oreilles disproportionnées par rapport à sa petite tête avait réussi à mettre tout le monde sous sa patte. — Hé ! Personne se moque d’Eileen, OK ? s’écria Marz en prenant le chiot maigrelet dans ses bras. Derek avait pris l’animal en affection à cause de leur diminution physique partagée. — Qui ? Moi ? s’étonna Shane en grattant l’oreille soyeuse de la chienne. En plus, je ne vois pas quelle blague faire sur un chiot à trois pattes avec des oreilles trop grandes et qui s’appelle Eileen. — Hier, tu revendiquais cette trouvaille, s’exclama Nick. Même si c’est moi qui ai chanté la chanson à Becca. — Ne me le rappelle pas. Jamais je ne pourrai oublier l’horreur que c’était : toi à genoux à chanter un tube des années 1980. En plus tu es simplement jaloux que Becca ait choisi le nom que j’ai proposé. Nick se fendit d’un rictus qui prévoyait une repartie bien sentie, mais c’est à ce moment-là que Becca passa l’angle du bâtiment. C’était une belle femme typiquement américaine, avec les cheveux blonds, les yeux bleus et un sourire radieux. — Vous ne vous moquez pas d’Eileen, au moins ? (Des démentis fusèrent, et la jeune femme leva les yeux au ciel.) Bande de menteurs ! Vous allez finir par lui faire développer un complexe. (Elle se mit à caresser du nez le chiot dans les bras de Marz.) T’en fais pas, ma belle. Ne les écoute pas. — Comme tu le sais, je n’ai rien fait d’autre que lui donner de l’amour. Eux, en revanche…, dénonça Derek. 39


— Hé, laissez-moi en dehors de tout ça ! Je n’ai rien dit, moi, s’indigna Jeremy en plaçant l’échelle contre le mur. (Il désigna Nick et Shane du doigt.) C’est ces deux-là. Shane préparait sa défense, mais ce fut Nick qui fut la cible de la fausse colère de Becca. — Comment oses-tu ? Nick adressa à son frère un regard méchant et alla se poster juste devant la jeune femme. — Je n’ai rien dit du tout, mon petit soleil. Je te le promets. — Ouais, ouais, dit-elle en essayant de se retenir de sourire alors que Nick lui donnait un baiser sur la joue. Shane s’éloigna et alla récupérer une bouteille d’eau dans la boîte qui contenait tous les joujoux de Marz. L’eau était chaude mais cela faisait l’affaire. — Hé, ho, vous deux ! Allez prendre une chambre, lança Jeremy. — Ce n’est pas toi qui te promènes tout nu, d’habitude ? rétorqua Becca en croisant les bras. Jeremy porta les mains au bouton de son jean et défit sa braguette. — Non, mais tes désirs sont des ordres, poupée, dit-il en lui adressant un clin d’œil. Il savait pertinemment que ce genre de choses irritait profondément Nick, et Shane était très impressionné par l’aptitude du jeune homme à mettre son frère en rogne. Nick était d’ordinaire très réservé dans ses réactions. Le regard méchant de celui-ci se fit instantanément assassin, et il attira Becca contre lui, enfouissant le visage de la jeune femme contre son torse. — Vite, couvre-toi les yeux, ou tu vas être traumatisée à vie. Elle partit d’un rire franc bien qu’étouffé. 40


— Ce n’est pas mon désir, Jeremy, ce n’est pas mon désir, s’exclama-t-elle. (Elle s’écarta de Nick, le visage plissé d’appréhension.) C’est bon, le petit oiseau est rentré ? — Ouais, c’est bon, répondit Jeremy. Mais sache que l’offre tient toujours. Nick dépassa brusquement Becca et se jeta sur son frère avant que celui-ci comprenne ce qui se passait. La bagarre vira rapidement au pugilat. — Mais c’est vrai qu’on dirait des gamins quand ils sont ensemble, se lamenta Becca en secouant la tête. (On entendait cependant clairement dans sa voix l’affection qu’elle portait aux deux Rixey.) Bon, quand vous aurez fini, les mecs, est-ce que l’un de vous pourra m’emmener faire les courses ? Il faut que j’aille acheter tout ce dont j’ai besoin pour notre grand repas de ce soir. Avant qu’ils partent en mission pour aller secourir Charlie, Becca leur avait promis de leur préparer leur plat favori pour fêter le retour de son frère sain et sauf. Cela avait été une belle façon de leur montrer qu’elle avait confiance en eux. De plus, partager un repas avec de vieux amis et certains nouveaux n’était pas pour leur déplaire. — Donne-moi dix minutes pour aller prendre une douche et je t’emmène avec plaisir, se proposa Shane. Becca écarquilla les yeux de surprise, ce qui signifiait qu’il lui restait encore du chemin à faire avec elle. Il ne s’était pas exactement montré chaleureux la fois où ils avaient été présentés. Il avait tout simplement laissé sa colère pour le père affecter sa réaction face à la fille. C’était une grossière erreur, car Becca méritait beaucoup mieux. — Tu n’as plus ton pick-up, je te ferai remarquer, annonça Nick. C’est moi qui l’emmène. OK. 41


— Et si vous y alliez tous les trois ? proposa Jeremy. Derek et moi, on se débrouille très bien et c’est peut-être mieux que vous soyez deux avec elle, non ? Shane haussa les épaules, et Nick, après un instant, acquiesça. — Bon, va t’occuper de tes collants coulants, alors, McCallan, commanda Nick. Shane lui flanqua un coup de poing en le dépassant, mais Nick esquiva en riant. — C’est quoi, ça, les « collants coulants » ? s’enquit Becca. — La raie qui coule et les bonbons qui collent, répondirent Shane, Nick et Derek en même temps. — Oh ! Beurk ! s’écria Becca alors qu’ils s’esclaffaient. Ouais, va donc t’occuper de ça, Shane. Il lui lança un sourire et un salut militaire par-dessus son épaule. — Oui, m’dame. Puis, laissant derrière lui les rires et les blagues, il se dépêcha d’entrer dans le bâtiment et de grimper les escaliers en métal quatre à quatre. Dans le silence de la cage d’escalier, les questions qui l’avaient assailli pendant son jogging revinrent, mais cette fois avec un élément de réponse. Il ne pouvait rien faire pour sauver Molly. Il avait seize ans de retard pour cela. Et il ne pouvait faire taire son subconscient. Mais il pouvait découvrir ce qui était arrivé à Crystal après leur fuite. Le seul problème était de savoir quand y retourner, comment l’approcher et comment faire pour éviter de se faire pincer, et puis aussi comment annoncer ses intentions à ses anciens coéquipiers. De la tarte, en somme. 42


Bon, pas tout à fait ; mais Shane était aussi teigneux qu’un vieux cabot avec un os tout frais quand il le voulait. Et, là, il le voulait.


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