Extrait - Beth Lewis - La Voie du loup

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Beth Lewis

Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par BenoÎt Domis


Collection Bragelonne Thriller dirigée par Lilas Seewald

Titre original : The Wolf Road © Beth Lewis, 2016 Première édition parue chez The Borough Press/HarperCollins en 2016 © Bragelonne 2017, pour la présente traduction ISBN : 979-10-281-0236-4 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr


Pour ma mère et son stylo rouge



Un nouveau départ

Assise à califourchon sur la branche d’un chêne, j’observais de haut l’homme qui arpentait la neige. Il avait le visage entiè­­ rement tatoué ; on ne voyait plus sa peau, juste de l’encre et du sang. Il me cherchait. Et depuis pas mal de temps. Des gouttes rouges tombées de son couteau à poisson avaient laissé des traces sur le tapis blanc. Pas du sang de poisson. Du sang d’homme. Le scalp d’un garçon de Tucket pendait à sa ceinture, ruisselant de sang encore chaud. L’homme avait abandonné le corps aux loups, dans les fourrés. J’ai soufflé dans mes mains, un nuage s’est formé. — Tu es loin de chez toi, Kreagar ! j’ai lancé. Les arbres se sont emparés de ma voix pour la semer aux quatre vents. L’hiver transforme la forêt en squelettes, vous comprenez ; ça devient plus difficile de se camoufler, sauf pour quelqu’un qui s’y connaît – et je sais exactement ce que je fais. Il ne trouverait ni traces ni empreintes, à part les siennes – je suis trop maligne pour ça. Kreagar a regardé autour de lui, vers le ciel et sous les broussailles, mais j’ai toujours eu un don pour me cacher. — Qui me parle depuis les arbres ? il a crié. Sa voix ressemblait à un frottement d’os sur de l’écorce. Elle avait quelque chose d’âpre quand il était furieux, mais il pouvait aussi se montrer gentil ; sa voix bourrue aidait alors à faire passer la nuit glaciale. Je ne voulais plus penser aux bons moments. C’était rien que des mensonges – un masque. 7


— Je sais ce que tu as fait à ce gosse. Et où tu l’as mis. Je vois ses cheveux à ta ceinture. Kreagar a reniflé avec force. À cause du froid, son nez coulait dans sa barbe. Il montrait les dents comme un ours des montagnes. Il était torse nu ; il ne portait jamais de chemise pour tuer. Le sang qui avait éclaboussé sa poitrine se mélangeait aux tatouages et à ses poils rêches. — C’est toi, Elka ? il a crié. C’est ma petite Elka qui joue à l’écureuil dans les arbres ? — Je suis pas à toi ! Je l’ai jamais été, et je le serai jamais. J’ai sorti mon couteau. Longue lame crantée, manche en corne de cerf. Kreagar a continué à s’agiter, laissant une traînée de sang derrière lui – une véritable invitation pour tous les animaux de la forêt. — Descends donner un gros bisou à ce bon vieux Kreagar. Tu m’as manqué. — Je préfère rester là où je suis. Il a fouillé les arbres de ses yeux noirs comme de la suie, comme la maladie, la haine et le mensonge. Son sourire a exposé ses dents blanches et plates en forme de pierres tombales ; il a fait tourner son couteau à vider le poisson entre ses doigts, projetant du sang partout comme s’il déroulait le tapis rouge. — Voyons, Elka, tu sais que je ne te veux aucun mal, il a repris d’une voix de nouveau amicale. Jamais je ne toucherai à un cheveu de la tête de ma petite Elka. Il marchait péniblement dans la neige, comme un aveugle ; de la vapeur s’élevait de son corps. Il avait toujours chaud après avoir tué une proie. Il était mince, « sculpté dans le bois », auraient dit certains ; à part ses tatouages, il avait le visage de quelqu’un qu’on n’aurait pas hésité à présenter à sa mère. Il s’est appuyé contre un peuplier, haletant, lassé de jouer à cache-cache. — J’ai eu plus d’une centaine d’occasions de te tuer, il a dit lentement. J’aurais pu t’ouvrir le ventre, du cou au nombril, pendant ton sommeil. J’aurais pu t’écorcher aussi facilement qu’une truite bouillie. 8


Je me suis souvenue de toutes ces années où je l’avais appelé papa, et j’ai eu la nausée. — J’aurais pu me faire des bottes avec la peau de ton dos, il a poursuivi avec un grand sourire, d’une voix de plus en plus excitée, comme s’il dressait la liste des plats au menu d’un festin. Une nouvelle ceinture avec tes bras. J’aurais pu rembourrer mon matelas avec tes cheveux bruns soyeux. Il a ri, et je me suis sentie encore plus mal. Il a levé son couteau en direction de la cime des arbres, pile vers mon visage – même s’il l’ignorait. — Tu ferais une belle paire de bottes, ma petite Elka. J’avais déjà entendu tout ça, mais ça ne m’a pas empêchée d’avoir froid dans le dos – et pas à cause de la neige, de la glace ou de l’hiver. Je l’avais entendu proférer des menaces bien pires, mais jamais contre moi. J’avais toujours peur de lui, des choses qu’il m’avait faites, de celles qu’il m’avait fait faire. Mais j’étais bien décidée à changer, à me racheter. — Tu me cherches depuis des mois, Kreagar, et c’est moi qui t’ai trouvé en premier. J’ai levé mon couteau. Une arme équilibrée, parfaite pour le lancer. Dans ma tête, j’ai ordonné à Kreagar de rester contre l’arbre, de ne pas bouger un muscle. — Je me suis fait un mouron terrible, Elka. C’est pas un monde pour une gamine toute seule. Des choses pires que les loups rôdent dans le noir. Pires que moi. Sans tout ce sang, il aurait pu passer pour un type ordi­­ naire sorti faire une balade. Sans le scalp du gosse qui se balançait au vent. Mais il n’était pas n’importe qui. Il s’appelait Kreagar Hallet. Meurtrier, tueur d’enfants. J’avais mis du temps à le comprendre, mais, maintenant, aucune belle parole n’y changerait rien. Je me suis dressée sur ma branche sans faire frémir le moindre flocon de neige et j’ai ramené mon bras en arrière. J’ai expiré. Me suis représenté ma proie comme un cerf. Puis j’ai lancé le couteau de toutes mes forces, droit sur lui, et je l’ai atteint à cet 9


endroit vulnérable, juste sous la clavicule. Le métal a traversé son épaule et s’est enfoncé dans le tronc, clouant Kreagar à l’arbre. J’ai entendu ce bruit sourd qu’on obtient à l’entraînement – et j’avais beaucoup pratiqué ces derniers temps. Une trajectoire parfaite. Il s’est mis à hurler, plus à cause du choc que de la douleur. Il ne pensait pas que sa petite Elka pouvait lancer aussi fort, je parie. Il a crié des choses que je n’ose pas vous répéter, des menaces qui ne devraient jamais voir la lumière du jour. Son sang s’est mêlé à celui du garçon. Un liquide rouge fumant a coulé sur les épaisses lignes noires de sa poitrine. Il a tenté de se dégager, mais j’avais taillé des crans bien profonds dans la lame. Il a hurlé comme un cochon qu’on égorge. — Descends tout de suite ! Je vais te faire la peau ! Ses rugissements ont rempli la forêt, faisant fuir les oiseaux de leurs nids, chassant les lapins de leurs terriers, mais il ne m’avait toujours pas vue. J’étais comme un fantôme dans ces bois – j’avais été à bonne école. — Je te trouverai, Elka ! Et, après, je te tuerai. Lentement. J’ai ri – je n’ai pas pu me retenir. Je le tenais. Enfin. J’avais tendu un piège et réussi à attraper un ours enragé. — Le marshal Lyon te trouvera d’abord. Je lui ai dit où tu étais, où était le corps du gosse et ce que tu lui as fait. Elle te traque depuis longtemps, elle a traversé les montagnes pour toi. Ça l’a fait taire. Il est devenu tout pâle. Personne n’aime avoir Lyon et son six-coups aux trousses ; pour Kreagar, ça durait depuis des mois. Pour moi aussi, cela dit. Il s’est mis à me supplier, à rejouer les gentils, mais je ne marchais plus. Des fils de salive pendaient dans sa barbe, éclatant à chaque souffle. Je l’ai regardé jusqu’à ce que j’entende le bruit des sabots des chevaux qui soulevaient la terre et la neige. De la vapeur s’élevait des flancs des animaux lancés au galop. J’ai souri. Le marshal Lyon et ses adjoints arrivaient pour capturer le méchant. Dans une autre vie, j’aurais pu être à sa place. Pas de récompense à attendre, bien sûr. L’or n’avait plus aucune valeur pour moi. Seule la vie comptait. 10


Je les ai aperçus entre les arbres. Kreagar, toujours coincé, continuait à hurler ; il paniquait, tirant sur le manche du couteau. Lyon et ses hommes n’avaient qu’à suivre la piste du sang. Lyon est plus futée que Kreagar ; avec son regard d’aigle, elle me verrait immédiatement et en profiterait pour m’emmener moi aussi, à cause de ce que j’avais fait. Elle aurait des questions à me poser. Et je n’avais pas forcément envie d’y répondre. Kreagar a entendu les sabots et les hennissements des juments. Il a écarquillé les yeux, comme un cerf sur le point d’être abattu ; à ce moment-là, j’ai décidé de laisser la loi s’occuper du reste. Dommage pour le couteau, il m’avait sauvé la mise plus d’une fois et permis de dépouiller nombre de lapins et de martres. Dans ce foutu pays, un bon couteau est aussi rare que quelqu’un de bien. Quand ta vie est ta seule monnaie d’échange et que tu as des dettes, ça peut faire toute la différence. J’avais peut-être perdu ma lame, mais j’avais payé ma dette. Lyon me laisserait tranquille à l’avenir. À moins que Kreagar ne lui dise la vérité, bien sûr.


Le début ou ce qui s’en rapproche le plus

Quand la tempête-monstre arrive, que le ciel commence à gronder, on se met à l’abri, on ferme les portes à double tour et on se trouve un endroit où prier. Parce que si elle te rattrape, c’est foutu. Quand elle a balayé Ridgeway, mon village de cabanes, je n’ai eu nulle part où me réfugier. Du haut de mes sept ans, je criais après ma mamie de toutes mes forces. Elle voulait que j’aille chercher de la résine de pin pour les lampes. Parce que ça sentait bon en brûlant, elle disait. Moi, je trouvais ça idiot, je ne voulais pas que ma maison sente le sapin, je lui ai dit. — C’est ma maison, ma petite. Tu es mon invitée en attendant le retour de tes parents. Et le plus tôt sera le mieux, tu peux me croire. Je pense que je portais un autre nom à cette époque. Mamie ne m’a jamais appelée Elka, je crois. Je l’ai envoyée paître et je me suis mise à brailler. — Ta bouche est aussi noire que celle du diable, elle a crié, sur un ton annonciateur de raclée. Elle a tendu la main vers sa canne, celle qui avait déjà laissé des marques sur mon dos il n’y avait pas si longtemps. — Ma bouche va très bien. T’es pas ma maman, tu peux rien me dire. Je pleurais, tout en m’efforçant de renverser la table de la cuisine, avec les assiettes et les couverts – trois sortes de fourchettes différentes. Ça lui apprendrait, j’ai pensé. 12


Mamie a poussé un gros soupir ; j’avais déjà vu d’autres vieux soupirer comme ça à Ridgeway, comme s’ils n’en avaient pas seulement assez de la personne qui provoquait leur colère, mais de ce foutu monde en général. Mamie devait avoir cent ans, avec toutes ces rides qui lui chiffonnaient le visage ; ce soupir, c’était le son de toutes ces années : sifflant, long et épuisé. — Ta mère, elle a dit, mon idiote de fille qui n’a rien trouvé de mieux que de partir avec ce type… L’espace d’une minute, elle m’a regardée comme si j’étais maman, avec une lueur d’affection dans les yeux ; ensuite, elle a dû reconnaître la moitié de moi qui venait de papa, et elle s’est remise en colère. Elle a serré les dents si fort que j’ai eu peur qu’elles ne se fendent. — Ils reviendront me chercher, j’ai dit en pleurnichant. Et papa te fera passer l’envie de me taper. Elle a ri, un son aigu comme le trille d’une pie-grièche. — Ton père est bien trop occupé à chercher de l’or, et ta mère à cirer ses bottes, pour avoir le temps de penser à toi, ma fille. Tu es coincée avec moi, et moi avec toi, alors tu ferais bien d’aller me chercher cette résine de sapin si tu ne veux pas te retrouver avec les fesses bleues. Mamie serrait les poings et tremblait comme une feuille. Elle était très maigre, mais c’était une femme née dans la vallée de la Mussa, tout en nerfs – et une vraie tête de mule. Sa peau parcheminée cachait une force peu commune. Elle m’a cassé le bras, une fois, à mains nues. J’ai croisé les bras sur ma poitrine et j’ai boudé : je ne voulais pas d’odeur de pin, et je détestais les pins au moins autant que je la détestais. Alors, elle a levé les bras au ciel, dégoûtée, et dit qu’elle allait prendre l’air. — Et je t’interdis de me suivre. Pour le moment, je ne veux plus te voir. Elle n’était pas partie depuis une demi-heure quand le ciel devenu noir a grondé, éclipsant le soleil. J’ai eu l’impression qu’une 13


montagne se fendait. Peu importe combien de fois j’ai entendu ça depuis, j’ai toujours aussi peur. Je frissonne de la tête aux pieds. Je tremble. Je transpire comme un renard polaire en plein été. À cause de ce qui s’est passé ce jour-là. Parce que mamie m’a laissée toute seule quand la tempête-monstre est arrivée. Par un temps pareil, notre petite cabane de deux pièces au fin fond de la forêt n’avait pas l’ombre d’une chance. Mamie disait que grand-père et elle l’avaient rafistolée une centaine de fois avant qu’il meure pendant le Second Conflit, une vingtaine d’années plus tôt, et qu’elle avait bien dû la reconstruire toute seule une centaine de fois depuis. Elle et moi, on n’arrêtait pas de se disputer, mais je ne gardais pas que de mauvais souvenirs de ma vie avec elle ; alors, quand la tempête est venue, j’aurais vraiment aimé qu’elle soit là pour me serrer dans ses bras puissants. J’ai vu la tempête approcher depuis le nord, roulant entre les collines au sommet de la vallée. Foutue vallée. Elle a agi comme un corral, un entonnoir où le vent s’est engouffré, droit vers la forêt jusqu’à notre porte, et Ridgeway quelques kilomètres plus loin. La tempête a emporté des rochers, cassé des branches et mélangé le tout avec de la glace et de la pluie. Je l’ai vue par la fenêtre, dévalant la colline tel un grizzly en chaleur. Le sol a tremblé. J’ai eu froid à mes doigts de pied. Le toit a été arraché et s’est écrasé contre les cèdres. Je suis certaine d’avoir hurlé, même si je ne m’en souviens pas. J’ai eu l’impression que l’enfer tombait sur mes jeunes épaules. Le tonnerre a failli me rendre sourde. La grêle et la pluie m’ont complètement gelée. Je me suis cachée sous la table de la cuisine, cramponnée à un pied comme un bébé, et j’ai crié pour que ça s’arrête, pour qu’on me laisse tranquille. Pour réclamer le retour de mamie aussi. Je l’ai maudite plus d’une fois. Puis j’ai été emportée dans les airs. La table s’est soulevée comme une feuille morte et, avant que j’aie eu le temps de réagir, je me suis retrouvée trop haut pour lâcher prise. J’ai enfoncé mes ongles dans le bois, les yeux plissés. Je me suis éraflé les bras et les jambes sur des rochers, des branches m’ont tirée par les cheveux. 14


De petites billes de glace m’ont frappée au visage, on aurait dit de la limaille de fer. Ce vent nous a ballottées, la table et moi, comme si on ne pesait rien. Il s’amusait avec nous. La table a été arrachée, ou bien j’ai lâché, je ne sais plus. Je tourbillonnais dans tous les sens, je ne savais plus ce qui était en haut et en bas, ou si j’étais morte. Je ne sais pas grand-chose de ce qui s’est passé après. Les éléments ont dû me relâcher, après avoir assez joué avec moi. Tout à coup, j’étais en train de tomber, tiraillée par les courants d’air, et la tempête s’éloignait vers l’est. J’ai plongé la tête la première dans la forêt. J’ai traversé les branches, avec autour de moi des odeurs de cèdre, d’aulne et de cyprès. Elles m’ont bercée, ont freiné ma chute, jusqu’à ce que l’une d’entre elles refuse de me lâcher. Mon gilet est resté accroché et je me suis balancée à trois mètres du sol. J’ai senti le sang sur moi, mes coupures me piquaient et j’avais la gorge à vif à force de crier. Puis mon gilet a cédé et je suis tombée. J’ai atterri sur la mousse avec un bruit sourd et j’ai eu très mal au dos. Étourdie, j’étais. Je m’en souviens comme si c’était hier. La tempête s’est épuisée au-dessus de la crête. Ça ne dure jamais bien longtemps, mais ça ne s’oublie pas. J’oscillais sur mes jambes, tâchant de mettre de l’ordre dans mes pensées, de donner un sens à ce que je venais de vivre dans ma tête de gamine. Il s’est peut-être écoulé dix minutes. Ou une demi-journée. Je crois que c’est la faim qui m’a rappelée à la réalité. Tout était vert et brun. Impossible de distinguer le ciel à travers les branches. Je ne voyais pas à plus d’un mètre devant moi. Heureusement, ma petite taille me permettait de me faufiler entre les troncs. — Mamie ! j’ai crié. Mamie, t’es où ? Mais la forêt n’a pas répondu. Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que mamie ne viendrait pas. On habitait dans le sud de la vallée. Mais Ridgeway était encore plus au sud. Un jour, mamie me l’avait montré sur une carte. La tempête était venue du nord – une direction à éviter, donc. Ma jeune tête m’a conseillé d’aller vers le sud. En bas sur la carte. Alors, je suis partie par là. 15


Je me suis perdue assez vite. J’ai tenté de me représenter tous ces endroits sur la carte de la CéBé. C’est comme ça qu’on appelle notre pays, maintenant : juste les lettres de son vrai nom, que la plupart des gens ont oublié ou ne prennent pas la peine de retenir. Derrière tous les gribouillages – les nouvelles frontières et les territoires dessinés par mamie –, le nom d’avant était encore visible, mais à l’époque je ne savais lire que les lettres, pas les mots entiers. En tout cas, un jour, toutes les cartes sont devenues inutiles et on a dû faire les nôtres. Les anciens appelaient ce jour la « Chute » ou la « Réforme » ; plus au sud, certains parlaient du « Ravissement ». Mamie était toute petite quand c’est arrivé ; elle m’a dit que sa maman appelait ça la « Grosse Cata ». Ça a ramené tous les compteurs à zéro – pour tout. Je n’ai jamais demandé plus d’explications, ça ne m’intéressait pas vraiment. La vie est ce qu’elle est, et seul compte le présent. Et pour moi, haute comme trois pommes à l’époque, le présent, c’était la forêt, avec la nuit qui n’allait pas tarder à tomber. J’avais mes jolies petites bottes en peau de martre aux pieds ; elles étaient chaudes et confortables, mais pas faites pour voyager. Elles ont été déchiquetées en quelques heures. La tempête avait déchiré mon jean au niveau d’un genou, et les arbres avaient réduit mon gilet en lambeaux. J’ai marché jusqu’à ce qu’il fasse noir. Mon ventre grondait plus fort que le tonnerre. À ce moment-là, je me suis mise à pleurer comme un veau, de grosses larmes. Je me suis réfugiée à l’intérieur d’un tronc creux, alors que les ténèbres envahissaient la forêt. Ça grouillait d’insectes et de vers. J’ai tremblé si fort que de la poussière de bois pourri m’est tombée dans les cheveux. Je n’avais jamais été seule. Mamie avait toujours été là et, avant elle, même si je m’en souvenais à peine, papa et maman. Mamie disait qu’ils étaient partis chercher fortune dans le Nord. Ça remontait à quelques années. Ils avaient envoyé une lettre environ un an après ; un voyageur de passage avait accepté de la déposer à l’épicerie générale de Ridgeway. Mamie me l’avait lue et relue – à ma demande – jusqu’à ce que je connaisse chaque mot par cœur : or, batée et tamis ; des noms 16


inconnus aux consonances excitantes : Halveston, le Grand YK, Carmacks, Martinsville. Les noms de papa et maman aussi. Grâce à cette lettre, j’ai eu l’impression qu’ils étaient à la fois proches et lointains. Je l’ai gardée sous mon oreiller jusqu’à ce que l’encre s’efface avec les années. Quand je pense que la tempête-monstre l’a emportée, j’en ai mal au cœur. J’ai reniflé bruyamment, essayant d’ignorer mes peurs pour dormir un peu. Ç’a été la pire nuit de toute ma vie. Peu importe ce qui m’est arrivé par la suite. Peu importe toutes ces choses horribles. Je n’ai rien connu de pire que cette nuit. Pour la première fois, je comprenais qu’on est seul au monde. D’un moment à l’autre, on peut se retrouver sans rien ; être bien au chaud dans sa maison, avec sa famille, puis plus rien. Emporté par la tempête et abandonné au milieu de nulle part. Aucune raison d’attacher de l’importance à toutes ces choses. Ma mamie n’était plus là, la lettre n’était plus là. Et mes parents encore moins. Il n’y avait plus que moi et ce tronc creux, et, même si j’aurais aimé un bon ragoût bien chaud, je ne pouvais pas me plaindre. J’ai remué, me suis installée aussi confortablement que possible, et j’ai fermé les yeux. Quelque chose a gratté sur le côté du tronc. Un bruit de griffes contre l’écorce. J’ai soudain ouvert les yeux. Mon cœur a failli s’arrêter de battre. Il faisait nuit noire, j’avais dû m’endormir. Le clair de lune traversait les branches. Après une tempête, le ciel est toujours clair comme du cristal, presque plus qu’en plein jour parfois. Mais, dans ces bois épais et anciens, je n’y voyais pas plus loin que les fougères qui ondoyaient devant le tronc. Elles se sont agitées. Les battements de mon cœur se sont accélérés. Les grattements sont devenus plus bruyants. Plus proches. J’ai cessé de respirer, espérant qu’on ne me trouverait pas. J’ai cru distinguer des griffes d’ours, entendre renifler un gros grizzly. La forêt jouait avec moi. J’ai jailli de mon tronc plus vite qu’un lapin qui se précipite dans son terrier, et j’ai déguerpi. J’ai couru, couru, couru. Sans un regard derrière moi. J’ignore combien de temps, et sur quelle distance. Puis j’ai senti de la fumée et j’ai vu de la lumière. 17


— Mamie ! j’ai crié. Mamie ! C’est moi ! La cabane se trouvait au beau milieu d’une clairière. Elle était plus petite que celle de mamie. De la fumée s’échappait par un tuyau sur le toit et la lumière à la fenêtre confirmait qu’un bon feu brûlait à l’intérieur. Un avant-toit en bois dépassait sur le devant, soutenu par deux troncs épais. En dessous, près de la porte, une peau de cerf était tendue entre deux tréteaux. Une dizaine de pièges à ours pendus à une branche s’entrechoquaient. Des collets jonchaient le sol. De fines tranches de viande rouge séchaient sur des râteliers. À leur vue, mon ventre s’est mis à grogner et ma bouche s’est remplie de salive. Mamie m’avait appris à ne pas voler les braves gens, mais je me suis dit qu’il y en avait tellement qu’une tranche de plus ou de moins ne ferait aucune différence pour le trappeur. Et puis je ne savais pas s’il faisait partie des « braves gens ». Mamie n’avait jamais rien dit concernant les autres. Je me suis approchée à pas de loup, dressant l’oreille. Les râte­­ liers se trouvaient sous l’avant-toit et je devais passer devant l’une des fenêtres. Je me suis persuadée que j’étais une ombre, invisible dans l’obscurité et capable de distancer n’importe quel vieux trappeur à la course. L’odeur forte et métallique de cette viande était comme une drogue. La combinaison piquante du sel et de la fumée. J’ai cru reconnaître du genévrier, peut-être même du pommier. Délicieusement salé et à portée de main. J’ai tiré sur une des lamelles et un coup de cloche aigu a retenti près de la porte. Malin, le trappeur. Il avait prévu un système d’alarme, au cas où son dîner attirerait les ours ou les fillettes affamées. J’ai entendu les pas lourds de grosses bottes à l’intérieur. J’ai fourré la viande séchée dans ma bouche et j’ai pris mes jambes à mon cou. Je n’aurais pas su dire quel animal c’était – cerf, élan ou autre chose –, mais le goût était aussi agréable que l’odeur. La porte de la cabane s’est ouverte. Le trappeur n’a pas crié, mais j’ai quand même regardé derrière moi. Avec son chapeau sur la tête, il n’était qu’une silhouette sombre, mais il tenait un fusil de chasse. Aucune loi ne me protégerait dans cette forêt, et il avait tout à fait le droit de tirer sur une voleuse qui s’était aventurée sur son territoire. J’ai forcé mes jambes à courir plus vite. 18


Puis je l’ai entendu se lancer à ma poursuite. J’étais un lièvre qui filait ventre à terre, sans faire de bruit. Lui, un bœuf qui se frayait lourdement un passage dans les bois. Mon cœur battait la chamade. Je ne voulais pas mourir dans cette forêt, abattue pour une bouchée de viande que je n’avais même pas eu le temps de savourer. Maudite soit cette foutue tempête pour m’avoir lâchée dans cet endroit. Je pleurais, je braillais. J’ai dû faire un sacré vacarme. Le trappeur me suivait de près. Il n’a jamais crié pour me demander de m’arrêter ; de toute façon, le chasseur ne crie pas à un cerf de ne plus bouger avant d’appuyer sur la détente. Il va me tuer, j’ai pensé. Me mettre en charpie. Un petit bout de fourrure d’une de mes bottes est resté accroché à une branche ; j’ai trébuché. Je ne sais pas comment je me suis débrouillée pour garder cette viande en bouche, mais, même au moment de tomber cul par-dessus tête dans le lit asséché d’un ruisseau, je ne l’ai pas recrachée. J’ai atterri la tête la première dans la terre et tout est devenu silencieux. Plus de pas. Plus de branches cassées. Je l’avais semé. J’avais eu le dessus sur le trappeur. J’avais réussi à lui voler sa viande. Je me suis accroupie pour en arracher un morceau et le gober. Quelque chose m’a fait regarder par-dessus mon épaule. Ce sentiment qu’on éprouve au plus profond de ses os quand quelqu’un nous observe. Une ombre se trouvait derrière moi. Grande, noire ; elle respirait. Je n’ai même pas vu la crosse du fusil. J’ai repris connaissance dans la cabane du trappeur ; j’avais mal à la tête et un pansement autour du crâne. Assis sur une chaise près de la porte, il me regardait avec les yeux du diable. Le fusil était posé contre ses jambes, son chapeau sur son genou. Il avait dû tomber, lui aussi, parce que son visage était couvert de traînées de terre noire. — D’où tu viens ? il a demandé, sans méchanceté. 19


Mamie m’avait recommandé de ne jamais parler aux étran­ ­gers, et cet homme qui vivait seul au fond des bois était de loin le plus étrange que j’aie jamais rencontré. — Où tu vas ? il a insisté, mais il n’a pas semblé surpris par mon silence. Tu as une maman, un papa ? Où ils sont ? À ce moment-là, j’ai cligné des yeux et j’ai secoué la tête. — Juste mamie. Il m’a souri, découvrant une rangée de dents plates et blanches. — C’est déjà mieux. Où vous habitez, toi et ta mamie ? Dalston ? Ridgeway ? Quelque chose sur mon visage a dû me trahir. — Ridgeway, alors. (Il s’est frotté la joue, mais la boue n’est pas partie.) Tu es loin de chez toi, ma petite. Il a posé la main sur le canon de son fusil et s’est détendu. — J’ai juste besoin qu’on m’indique le chemin pour rentrer, j’ai dit. Après, je ne vous embêterai plus. — Ces bois sont remplis d’animaux qui ne feraient qu’une bouchée de toi. Je ne peux pas te laisser repartir comme ça. Je me suis agitée nerveusement sur le lit ; mes joues sont devenues rouges et chaudes. Je ne savais rien de ce trappeur, à part le fait qu’il portait un vieux jean et une chemise aussi déchirée que la mienne. Un manteau en fourrure et en peau était suspendu près de la porte, avec une paire de raquettes posées contre le mur, juste en dessous. Sa chemise, blanche à l’origine, avait des taches et des traînées d’une matière brun foncé, peut-être du sang séché d’animaux. Il m’a regardée longuement et attentivement, et mon ventre s’est remis à grogner. — Je n’ai aucun moyen de savoir si tu dis la vérité. Tu pourrais être une fautrice de troubles recherchée par la loi. Une voleuse, et pas seulement coupable d’avoir pris un peu de viande. Je ne sais rien de toi. Mamie aurait sans doute pensé que j’étais une fautrice de troubles, mais je n’allais pas lui avouer ça. — Demain matin, je vais à Ridgeway pour troquer quelques peaux. Pas plus de deux jours, aller-retour. 20


Il s’est interrompu, s’est de nouveau frotté le visage ; les taches ne sont pas parties : je n’étais pas sûre que ce soit vraiment de la boue. — Une fois sur place, je me renseignerai. Si je retrouve ta mamie et si elle veut encore de toi, je te ramènerai. — Je peux vous aider à la trouver plus vite, j’ai dit, descendant du lit. Prise de vertige, je suis tombée lourdement à quatre pattes. Le trappeur n’a pas fait un geste pour me relever. — Dans ton état, tu n’irais pas loin. Tu es encore un bébé, tu n’as connu que quelques hivers. Tu seras un poids mort tant que tu ne sauras pas tenir un fusil. Dors, maintenant, il a ajouté. Je serai parti à ton réveil. Veille sur le feu et ne touche à rien. Il a posé son chapeau sur son visage et a renversé la tête contre la porte. Je me suis recouchée. — Vous avez un nom ? j’ai demandé. — Plusieurs, il a répondu, sans bouger. Quelque chose dans sa façon de le dire a semé un germe de peur en moi. Je me suis blottie sous la couverture, que j’ai tirée jusqu’à mon menton. Je ne risquais pas de dormir. Je ne l’ai pas quitté des yeux et il n’a pas fait un bruit de toute la nuit. Pas un ronflement. Pas un reniflement. Pas un geste ; il n’a même pas lâché le fusil. Ma mamie était plus bruyante que lui, c’est dire. On aurait dit une de ces statues en pierre, comme mamie m’avait emmenée en voir à Couver City, l’été précédent. Pour me cultiver, elle avait dit – du diable si je savais ce qu’elle entendait par là. Couver City a été durement touchée par la Grosse Cata, et il ne reste que quelques statues dans les ruines. Trois jours aller, trois jours retour. Après six jours en selle, coincée entre mamie et le cou du cheval, je lui avais avoué que je n’aimais pas trop me cultiver. J’ai dû m’endormir, parce que j’avais les yeux fixés sur le trappeur, et soudain il a fait jour et sa chaise était vide. Lui et le fusil avaient disparu. Veille sur le feu, il avait dit, et ne touche à rien. Je n’ai 21


jamais été très douée pour obéir aux adultes, même maintenant, alors que j’en suis une. J’ai commencé par prendre une autre lamelle de viande sur le râtelier dehors. Puis j’ai alimenté le feu et grillé la viande jusqu’à ce qu’elle soit croquante et un peu brûlée sur les bords, et je me suis offert un bon petit déjeuner. Ensuite, j’ai fouillé dans les affaires du trappeur. J’ai trouvé quelques pièces de monnaie que plus personne n’utilise de nos jours, des bols en bois de cerisier, une petite boîte en bois fermée à clé, et un couteau assez aiguisé pour dépouiller un sanglier en trois secondes. Il avait un manche en corne, probablement de cerf ou d’élan, et la lame était plus longue que mon avant-bras. Très beau, je me rappelle avoir pensé, et j’ai tranché ma viande avec, juste pour le voir en action. Je me suis juré d’avoir moi aussi, un jour, un couteau tout pareil. Peut-être que le trappeur accepterait de m’en fabriquer un. Je me suis vite ennuyée. Deux jours aller-retour, il avait dit. J’en ai déduit que j’étais plus loin de chez moi que je ne l’avais jamais été ; mais, comme je ne savais pas où se trouvaient le nord ou le sud, j’ignorais quel chemin me ramènerait chez mamie. D’ailleurs, à ce moment-là, avec ce couteau entre les mains et aucun adulte pour me faire la leçon, je n’étais même pas sûre d’avoir envie de rentrer. Le trappeur ne possédait pas grand-chose ; quand j’ai eu l’estomac plein, je n’ai rien eu pour m’occuper. Je suis sortie pour jouer, j’ai grimpé aux arbres, j’ai regardé le soleil atteindre midi dans le ciel et commencer sa lente descente vers le crépuscule. Je me suis demandé s’il était déjà arrivé à Ridgeway, s’il avait eu le temps de se renseigner sur moi. Curieux qu’il n’ait pas voulu savoir mon nom, ou à quel endroit j’habitais à Ridgeway. Parce que je ne vivais pas dans la ville même. La cabane de mamie se situait plus haut dans la vallée. Mais suffisamment de gens nous connaissaient pour qu’il n’ait pas trop de difficulté à la trouver. J’ai veillé sur le feu, j’ai jonglé avec le couteau à manche en corne entre mes petites mains, en pensant à toutes les choses que je pourrais faire avec. Couper de la viande en tranches très fines, tuer un lapin vite et bien. La nuit est tombée rapidement, alors que 22


ces idées se bousculaient en moi, et je me suis endormie sur le sol devant le feu. J’ai été réveillée par le chant des oiseaux dans les arbres et j’ai occupé ma journée presque comme la précédente, à explorer les environs ; j’ai trouvé des cages à lapins, j’ai même remis en place un des pièges à écureuils du trappeur que la tempête avait dû faire tomber. Le soleil disparaissait à l’horizon et j’étais en train de savourer un autre morceau de viande, le couteau à la main, quand le trappeur est rentré. Lorsqu’il a franchi la porte avec un sac sur l’épaule, il m’a regardée : de la viande pendait entre mes lèvres et je tenais son couteau ; il n’a fait aucun commentaire, marquant simplement un temps d’arrêt. Puis il a posé le sac avec un bruit de bûches qui tombent d’une pile. — J’ai trouvé ta mamie, il a annoncé, avant d’accrocher son manteau. J’ai senti comme un pincement en moi : fini de rire ; j’allais reprendre les cours dès demain – et probablement des raclées par la même occasion. J’ai posé le couteau sur le sol, les yeux rivés sur la lame, comme si je me séparais de mon jouet préféré. — Vous me ramenez quand ? j’ai demandé. Une partie de moi voulait revoir mamie, mais je savais que, dès que je serais de retour à la maison, elle aurait une corvée à me confier ou qu’elle me ferait apprendre les lettres sur son fichu tableau blanc. Alors, il a dit : — Ta mamie a été surprise par la tempête. Un arbre est tombé sur elle. — Elle est morte ? Le trappeur a hoché la tête une fois, sans me quitter des yeux. J’ai honte, mais ma première pensée a été : Chic alors, pas besoin de retourner à l’ école. Et la deuxième, pire encore : Bien fait pour elle, elle n’avait qu’ à mieux me traiter. Puis j’ai eu l’impression que mes entrailles charriaient de la boue, une boue épaisse qui menaçait de m’engloutir dans un chagrin pour lequel je n’étais pas prête. Je n’étais pas sûre de savoir quoi ressentir. Est-ce que j’aurais 23


dû pleurer ? Je n’en avais pas envie. Sauter de joie ? Je n’en avais pas envie non plus. J’ai regardé le couteau tout en continuant à mâcher ma viande, en silence, pendant un bon moment. Le trappeur n’a rien dit ; il s’est contenté de m’observer, d’attendre de voir ce que je ferais, quel genre de personne j’étais. Son pied a bougé, le plancher a gémi. Mes yeux étaient rivés sur cette lame, et ma tête et mon cœur se sont mis d’accord pour me dire ce que je devais ressentir. J’ai tendu la main vers le couteau. Dès que j’ai touché le manche en corne, j’ai compris que j’avais fait le bon choix. Je n’avais pas très envie de retourner à la cabane de mamie – elle ne m’avait jamais laissée manger de la viande séchée et jouer avec des couteaux. Toujours à m’embêter pour que j’apprenne mes lettres et mes calculs, que je me lave les mains ou que je nettoie mes vêtements. Elle n’avait pas réussi à me faire entrer ses manières dans le crâne, mais ce n’était pas faute d’avoir essayé. Le trappeur a fait un signe vers la viande coincée entre mes dents. — Tu aimes ça ? il a demandé. J’ai hoché la tête. — Tu sais te servir de ce couteau ? Je n’étais pas sûre de comprendre la question, mais j’ai de nouveau hoché la tête. — Tu as déjà écorché un lièvre ? J’ai tressailli. Il y a un an ou deux, mamie m’avait surprise en train de le faire et m’avait fouettée jusqu’au sang. La deuxième fois, elle m’avait cassé le bras. — Tu as déjà écorché un lièvre, gamine ? il a répété, d’une voix âpre. — Oui. — Si tu sais le faire avec un lièvre, tu sais le faire avec presque n’importe quel animal, il a dit. Puis il a pointé son sac du doigt. — J’ai troqué mes fourrures contre un cochon. Je l’ai déjà découpé pour le porter plus facilement. Enlève la peau et la graisse, puis la viande, et coupe-la en tranches fines pour la fumer. Compris ? 24


J’ai hoché la tête et me suis approchée. Il a soulevé le sac et l’a vidé. Des morceaux à la peau rose et à la chair pâle. Ça serait excellent avec du bois de pommier – j’en avais l’eau à la bouche. À sept ans, j’étais déjà certaine d’être née pour manier un couteau. Ça m’a pris une bonne partie de la nuit, mais j’ai réussi, sous l’œil vigilant du trappeur qui buvait de petites gorgées d’une flasque. Pas une seule fois il ne m’a conseillé d’être prudente. En fait, il n’a pas dit grand-chose, à part : « Dans l’autre sens », quand j’ai voulu séparer l’os du jarret. À l’aube, on a déposé les tranches sur des râteliers qu’on a suspendus dans le petit fumoir devant la cabane. Le trappeur a mis la main sur mon épaule, puis il a dit : — Tu as un don pour manier une lame, ma petite. Je t’apprendrai comment t’en servir correctement. Les noms ne signifient rien dans ces bois, mais il faut bien que j’en aie un pour toi. Puis il m’a regardée, a tiré sur mes cheveux en désordre. — Ils sont plus rêches que le pelage d’un élan, il a dit. Alors, il m’a baptisée Elka 1. Au bout de quelques semaines, j’ai cessé de lui demander son nom pour l’appeler simplement « Trappeur » dans ma tête. Il m’a appris comment installer un collet ou un assommoir, et à abattre un écureuil à cinquante mètres. Je l’aidais à nettoyer ses proies, à préparer les pièges, à tendre et racler les peaux, et à entretenir la cabane. Je couchais par terre, près du feu, et lui dans son lit. Même si, en y repensant, il ne devait pas dormir beaucoup. Il chassait souvent la nuit, quand les loups sont de sortie, il disait, mais il n’a jamais rapporté de fourrure. C’était ma vie alors, et je n’aurais vraiment pas pu rêver mieux. J’étais transformée ; j’ai bien vite oublié mon ancien nom pour devenir Elka. Je me suis fabriqué un arc et des flèches, et j’ai abattu une martre. J’ai oublié le peu de calcul et de lecture que j’avais appris. J’ai oublié mamie, et j’ai presque oublié mes parents, même si les mots de la lettre ne me sont jamais sortis de l’esprit. 1. Elk signifie « élan » en anglais. (Note du traducteur.)

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Je me souviens encore aujourd’hui de toutes les techniques que m’a transmises Trappeur, mais des pans entiers de ces années-là sont devenus flous dans ma tête. Des mois d’hiver, disparus en un clin d’œil. Et j’ai eu beau faire, pas moyen de remplir les vides. Mais bon, j’étais une gamine idiote. Trappeur était ma famille, même si j’ignorais presque tout de lui. J’ai vite compris que je n’en savais pas beaucoup plus sur mes vrais parents. Trappeur était le genre de famille qu’on se choisit ; j’ai fini par me sentir plus proche de lui que de mon propre sang. Il est devenu mon papa, j’avais juste besoin de me trouver une maman.


Maman dans la forêt

J’ai passé trois hivers avec Trappeur avant de la trouver. À dix ans, cette vie à la dure avait donné de la force à mes bras maigres et à mon dos. Trappeur n’était pas du genre affectueux, mais lui et moi, on a rapidement pris nos marques. Merde, je crois même qu’il s’est mis à m’aimer un peu. On avait des règles de vie, mais, en y repensant aujourd’hui, elles étaient surtout pour moi. Ne pas poser de questions. Ne pas s’éloigner hors de vue de la cabane. Ne pas parler de Trappeur à d’autres gens. Je n’ai eu aucune difficulté à respecter la dernière. À part lui, je n’ai été en contact avec personne pendant trois ans. La colère que j’avais en moi du temps de mamie, et qui me faisait crier et entrer dans des rages folles, cette colère avait disparu. Trappeur a vu la sauvage en moi et n’a pas tenté de l’apprivoiser ou de la mettre en cage comme mamie. Je n’avais plus de barreaux contre lesquels passer mes nerfs. Un loup en captivité montrera les dents et cherchera à mordre jusqu’à ce qu’il recouvre la liberté, mais, une fois dehors, il suivra son propre chemin dans la neige ; il n’y a pratiquement rien à craindre, à moins de le provoquer. Trappeur savait ça, et j’ai reconnu en lui la même férocité. L’hiver approchait – plus que quelques semaines avant l’arrivée d’un manteau blanc. Huit mois longs et rigoureux. De la neige jusqu’aux sourcils, des vents à vous arracher la peau des os, des arbres qui ploient sous le poids de la saison, tels de vieux ivrognes dans un bar à whisky. Trappeur disait que, depuis la Grosse Cata, les hivers étaient plus froids, la neige plus profonde et la glace plus épaisse ; les étés, 27


il faisait une chaleur atroce, comme sous les tropiques beaucoup plus au sud. Chaque homme ou chaque animal qui survivait aux tempêtes en ressortait plus féroce et beaucoup plus difficile à tuer. Vivre vieux était devenu rare. De nos jours, on a le visage flétri et ridé à un âge où, avant, on avait la peau lisse. Les gens meurent sous des averses de grêle ou à cause de la sécheresse, au lieu de succomber à des maladies invisibles ou à des bombardements. La nature n’est plus amicale, mais au moins, aujourd’hui, on sait à quoi s’en tenir. Trappeur m’a fait couper du bois sous la pluie, pour se constituer une réserve de bûches avant l’arrivée du gel. C’était une vraie corvée, surtout avec notre hache, plus émoussée qu’un galet de la rivière. — Merde, j’ai juré, quand mes mains ont glissé sur le manche et que la lame est restée plantée dans le bois. J’ai tout balancé – la bûche plus la hache. — Cette lame ne vaut rien ; autant essayer d’abattre un chêne avec un lapin mort. Trappeur nettoyait son fusil sous l’avant-toit, en préparation d’une chasse. — Pourquoi tu me laisses jamais venir avec toi ? j’ai crié pour qu’il m’entende malgré le temps. Je pourrais apprêter les cerfs, t’aider à porter la viande. Il n’a même pas levé les yeux du canon. — Tu veux geler pendant la nuit ? J’ai écarté des cheveux mouillés qui me collaient au visage, mais la pluie s’est mise à redoubler de violence. Sous mes bottes, le sol se transformait rapidement en boue. Trappeur m’avait rapporté ces bottes plus tôt au printemps ; il disait qu’il les avait achetées à un marchand ambulant et qu’elles avaient appartenu à un garçon mort à Dalston l’hiver dernier. Quand je lui avais demandé d’où venaient les taches de sang, il m’avait répondu que le garçon souffrait d’une maladie des poumons qui lui faisait cracher rouge. Je les avais lavées dans la rivière jusqu’à ce que mes mains engourdies soient à vif. Trappeur avait dit que le garçon avait eu trop froid et que le diable était entré en lui entre deux frissons. 28


— Non, j’ai répondu, repensant à ce garçon. Je n’ai pas envie de geler. Il a revissé la lunette sur son fusil. — On a tous notre tâche, Elka. Même ce fusil a la sienne. Il m’avait toujours plu : noir et brillant, avec un canon plus long que mon bras. J’arrivais à peine à le tenir droit, mais Trappeur ne m’a jamais laissée tirer avec. Il disait que le recul me déboîterait l’épaule. Il a remis la culasse mobile dans le fût et la crosse, et a vérifié plusieurs fois son bon fonctionnement. Elle a glissé d’avant en arrière et d’arrière en avant comme du beurre sur une plaque chauffante. — Où c’est que tu as eu ce fusil ? j’ai demandé. J’ai tressailli dès que ces mots ont quitté ma bouche. Ne pas poser de questions était une de nos règles. Mais, plutôt que de grommeler comme il le faisait d’habitude, Trappeur a rangé l’arme et a commencé à remplir un des chargeurs – avec des balles de sa fabrication, bien sûr. — Je l’ai fauché à un Ruskof pendant le Second Conflit, il m’a répondu, sans quitter le fusil des yeux. Je lui ai laissé mon M-16 tout pourri en échange, celui avec lequel je venais de l’abattre. Celui-là, c’est un Dragunov. Quand tu as le choix, prends toujours ce qu’il y a de mieux, ma petite – retiens bien ça. J’ai saisi la hache et essayé de dégager la lame de la bûche. De toute façon, on n’en avait pas de meilleure ; c’était ça ou couper du bois avec un couteau et un marteau. — Tu t’es battu pendant cette guerre ? j’ai demandé. Mamie m’a raconté que mon grand-père y était. — Tout le monde a participé, il a dit, mais pas forcément en uniforme. Il m’a regardée me démener avec ma bûche, mais il n’a pas levé le petit doigt. Il a glissé la dernière balle dans le chargeur, qu’il a remis dans le fusil. Puis il est retourné à l’intérieur de la cabane chercher son chapeau et sa veste en coton huilé. — Je serai de retour demain, il a dit, en s’éloignant à grandes enjambées dans la boue, protégé par ses vêtements de pluie. 29


Il serait parti toute la nuit, et il était à peine midi passé. Ce n’était pas dans ses habitudes de s’absenter aussi tôt, surtout qu’il venait juste de rentrer, mais j’ai pensé qu’il avait ses raisons – j’y étais déjà allé un peu fort avec mes questions. Il s’est arrêté à la lisière de la forêt. — Tiens la hache par le bout du manche, pas par le haut, il a dit, et mets ton pied sur la bûche. J’ai suivi son conseil, et la lame est sortie comme un rien. — Veille sur le feu, ma petite Elka, il a ajouté, avant de dispa­­ raître entre les arbres. Il n’avait pas besoin de me le rappeler, et il le savait, mais ça ne l’empêchait de me répéter la même chose chaque fois qu’il partait. Pour moi, c’était sa façon de me dire quelque chose de gentil sans en avoir l’air. « Veille sur le feu », au lieu de « Je t’aime ». Je ne sais pas trop pourquoi ces mots me sont venus à l’esprit à ce moment-là. Personne ne me les avait jamais dits. Trappeur certainement pas, et je ne les imagine pas échappés d’entre les lèvres ratatinées de mamie. Pourtant, ils refusaient de sortir de ma tête. Dis à ma petite fille que je l’aime. La lettre de maman. Une feuille de papier perdue ou pourrie, volée par la tempête, mais les mots étaient toujours bien là. J’ai rapidement pris conscience que je n’y avais pas pensé de tout l’hiver, pas depuis le milieu de l’année dernière. J’ai soudain eu envie d’avoir Trappeur près de moi. Pas forcément pour me pelotonner contre lui, rien d’aussi sentimental, juste sa présence, plutôt que de le savoir parti toute la nuit à la chasse. Je ne me suis jamais sentie autant en sécurité dans ce monde qu’avec lui à proximité. J’ai bien réfléchi : il ne pouvait pas être allé bien loin. Je ne désobéissais pas souvent aux ordres de Trappeur, mais quelque chose au plus profond de moi a eu raison de mon bon sens. Après avoir posé la hache sur le porche, je suis entrée pour chercher mon manteau et mon chapeau, plus un bout de pain et une lamelle de viande séchée pour le dîner. À la réflexion, j’ai pris deux morceaux de viande supplémentaires. Trappeur avait toujours très faim à la chasse. 30


Quand je suis sortie de la cabane, il ne tombait plus qu’une petite bruine. Trappeur ne devait pas avoir plus de dix minutes d’avance sur moi. Je me suis lancée sur ses traces, en entrant dans la forêt au même endroit que lui. Il m’avait appris comment suivre une piste, mais, avec cette gadoue et cette humidité, je ne voyais rien du tout. Ses empreintes s’étaient transformées en flaques de boue et le sentier est vite devenu impraticable. Je n’ai pas appelé – c’était une autre de ces règles. Quand tu chasses dans la forêt, tu ne parles pas. Même si un grizzly essaie de te décoller la tête, tu la fermes. J’ai marché je ne sais pas combien de temps, jusqu’à ce que les nuages de pluie se dissipent pour laisser la place au ciel bleu. Peut-être cinq heures, mais j’avais de petites jambes et j’avançais lentement à l’époque, alors je ne sais pas vraiment quelle distance j’ai parcourue. L’été, ça signifie de longues soirées, où le soleil peut jouer des tours. Une chose était sûre : j’avais désobéi à l’une des règles de Trappeur – celle qui interdit de trop s’éloigner de la cabane. Mais, comme je pensais connaître le chemin du retour, je me suis dit qu’il ne serait pas trop en colère. Et puis, j’avais dix ans, je n’étais plus une gamine. Je suis arrivée dans une clairière pleine de pâturins presque aussi hauts que moi. Je suis restée figée : directement en face de moi, de l’autre côté, des yeux bruns agrandis par la terreur me regardaient. Ils appartenaient à une femme. Un être humain comme moi. Un instant, je me suis demandé si la lumière tardive m’embrouillait le cerveau, mais elle a levé le bras, m’a fait signe et a commencé à boiter vers moi. J’ai pensé à m’enfuir. Mes mains tremblaient. Toutes sortes de scénarios se bousculaient sous mon crâne. Me cacher. L’aider. Courir. Mais c’était une femme. Bon sang, je n’en avais pas vu depuis des années. Ne parle à personne, avait dit Trappeur. Mais ma curiosité l’a emporté ; et, de toute façon, j’avais déjà enfreint une règle, alors pourquoi pas deux. Si bizarre que puisse sembler la présence de cette femme dans la forêt, je n’ai pas pu m’empêcher de la dévisager. Mes cheveux m’arrivaient au menton et je les trouvais trop longs d’un point de 31


vue strictement pratique ; mais elle, elle avait de la soie noire qui lui tombait jusque sur la ceinture. Je pensais avoir de jolis yeux bruns, mais les siens étaient presque dorés. Je croyais être grande, mais elle faisait une fois et demie ma taille. La seule femme dont je me souvenais, c’était mamie, une mégère toute ratatinée. Je me suis aperçue que je souriais. Jusqu’aux oreilles, comme un clown, alors qu’elle avançait vers moi. — Hé, elle a dit, d’une voix faible et rauque. D’une main serrée sur sa poitrine, elle tenait ensemble les coins de ses vêtements. Quand elle a été plus près, j’ai vu qu’elle portait une chemise de nuit, avec des dentelles – vraiment pas l’idéal pour se promener dans les bois. — Qu’est-ce que vous faites dans la forêt habillée comme ça ? j’ai demandé. Curieusement, c’est la première question qui est venue à l’esprit de la gamine de dix ans que j’étais – et non pas : « Qui vous êtes, bon sang ? » Elle a continué à regarder autour d’elle et à rester baissée dans l’herbe, comme si quelqu’un la pourchassait ou comme si elle jouait à cache-cache et pensait que j’allais la trahir. Elle n’a pas dû entendre ma question, parce qu’elle n’a pas répondu. — Qu’est-ce que tu fais là toute seule ? Tu es perdue ? elle a dit en arrivant à ma hauteur. Elle ne portait pas de chaussures ; je me suis demandé si elle n’était pas un peu simple. Mais elle n’en avait pas l’air, elle s’exprimait clairement. Sa voix avait l’attrait de la nouveauté, elle ne me semblait que plus belle. Pendant des années, celle de Trappeur avait endurci mes oreilles, mais la sienne a fait fondre tout ça. — J’suis pas perdue, j’ai répondu. Elle s’est agenouillée devant moi et a posé les mains sur mes épaules, comme pour vérifier que j’étais bien réelle. — Tu habites près d’ici ? J’ai dit oui et elle a souri ; à ce moment-là, je n’ai plus eu aucun doute. J’avais trouvé une maman ; j’étais allée dans les bois toute seule 32


et j’en avais attrapé une, comme quand Trappeur ramène des lapins. Il serait fier de moi. Je lui ai fait un grand sourire, dévoilant toutes mes dents que je brossais toujours avec soin. Trappeur disait que des dents propres étaient synonymes de bonne santé ; les siennes étaient d’une blancheur éclatante. J’ai pris le bout de pain dans ma poche pour le lui offrir. Elle m’a regardée une minute, tremblante, visiblement nerveuse, puis elle a brusquement pris le morceau dans ma main pour y mordre à belles dents. Elle a murmuré « merci », entre deux bouchées ; ensuite, je me suis demandé quoi faire. — Il faut partir, elle a chuchoté, à peine audible. Tu sais comment aller en ville ? De l’air froid descendait des montagnes ; elle n’était vraiment pas habillée pour ce temps, et certainement pas pour marcher jusqu’à la prochaine ville. — J’ai du feu dans ma cabane, j’ai dit. Vous pouvez venir, mais vous devez promettre de ne rien toucher. Elle a hoché la tête, a terminé le pain et m’a emboîté le pas. — Quel âge as-tu ? elle m’a demandé, quand on est retournées dans les bois. — Dix hivers. — Qu’est-ce que tu fais en pleine nature ? Je ne lui ai pas parlé de Trappeur. Je pensais lui faire la surprise une fois de retour à la cabane, après qu’elle aurait pu faire un brin de toilette et manger un morceau. Avec un physique comme le sien, Trappeur aurait été idiot de ne pas la vouloir pour femme – et de refuser qu’elle devienne ma maman. — Je pourrais vous poser la même question. Comment vous vous appelez ? Elle a continué à lancer des regards furtifs dans toutes les directions, comme si elle craignait que quelque chose ne surgisse d’entre les arbres d’un moment à l’autre. — Missy, elle a répondu. Ce nom ne me plaisait pas beaucoup, mais Trappeur pourrait toujours en changer, comme il l’avait fait pour le mien. 33


— De quoi vous avez peur ? j’ai voulu savoir. Il n’y a rien qui vous fera du mal, là-dehors. — Comment tu peux en être aussi sûre ? J’ai bombé le torse et j’ai dit : — Je connais ces bois comme ma poche. J’y ai habité toute ma vie avec mon papa. Je n’ai jamais appelé Trappeur papa en sa présence, mais parfois, quand il n’était pas là, j’avais essayé et le son de ce mot sur ma langue m’avait bien plu. — Je me suis réveillée dans la forêt ce matin, elle a expliqué. Je suis allée me coucher hier soir. Ensuite, une… ombre, j’ai vu une ombre à ma fenêtre. (Elle a secoué la tête, et j’ai aperçu un filet de sang qui coulait sur son front depuis ses jolis cheveux noirs.) Après, je me suis retrouvée ici. J’ai marché toute la journée. Je n’ai pas fait attention à ce qu’elle me racontait. Les gens débitent n’importe quoi quand ils ont été longtemps exposés au froid. Je lui ai demandé de ne pas faire de bruit à cause des ours. Elle est restée près de moi, penchée, les bras serrés autour d’elle ; on n’a pas beaucoup parlé le reste du trajet. Trappeur aimait bien les gens qui savaient quand se taire. On est arrivées à la cabane à la nuit tombée ; les étoiles perçaient déjà dans le noir. Missy tremblait ; dès que j’ai ouvert la porte, elle s’est précipitée vers le feu. J’ai pris quelques bûches dehors pour l’alimenter. J’ignore si c’est le fait d’avoir de la compagnie qui m’a transformée en âne, mais, en mettant une des bûches dans le poêle, j’ai posé la main sur la porte en fer. J’ai ressenti une vive douleur, et une ligne de grosses cloques est apparue sur ma peau. J’ai sifflé, j’ai juré et Missy a réagi immédiatement en me prenant la main. J’étais sur le point de lui en coller une quand j’ai compris qu’elle voulait m’aider. Cette douleur était nouvelle pour moi, je ne m’étais jamais brûlée de cette façon. — Ça va aller, elle a murmuré. Ce n’est pas grave, je vais arranger ça. Et elle m’a souri avec une telle douceur que j’ai presque oublié ma main. Avec son bras autour de ma taille, elle m’a emmenée 34


dehors jusqu’au tonneau où Trappeur et moi on collecte l’eau de pluie et la neige fondue pour boire. Je ne me rappelle pas que mamie m’ait jamais tenue de cette manière, et Trappeur certainement pas. J’ai senti quelque chose de chaud en moi, mais qui ne faisait pas mal du tout. Missy a doucement trempé ma main dans l’eau. J’ai grimacé et serré les dents, mais bientôt le froid a agi. — Pas de quoi en faire toute une histoire, a dit Missy avec le sourire. Après m’avoir lâchée, elle a déchiré une bande de tissu de sa chemise de nuit et l’a trempée dans l’eau. Ensuite, elle l’a délica­­ tement enroulée autour de ma paume. — Garde ta main enveloppée comme ça et au froid jusqu’à ce que tu n’aies plus mal. Ne perce pas les cloques, d’accord ? Elle me parlait comme à une enfant qu’elle connaissait depuis sa naissance. Elle était la maman que je méritais, belle, douce et gentille. — Merci, j’ai dit, et, en vérité, ma main me faisait déjà beau­ ­coup moins mal. — Ma mère faisait la même chose pour moi quand j’étais imprudente dans la cuisine. Viens, rentrons avant que tu attrapes la mort. Une fois de retour dans la cabane, Missy a ajouté quelques bûches au feu et a allumé les lampes ; elle m’a dit de m’asseoir et a enroulé une couverture autour de mes épaules. Je me suis laissé faire. Ce n’était pas tous les jours qu’on était aux petits soins pour moi. Avec la lumière qui brillait dans la pièce, j’ai repéré une tache de sang sur le devant de sa chemise de nuit, mais j’ai pensé qu’elle s’était fait une éraflure dans la forêt. Elle avait toujours des brindilles et de la mousse plein les cheveux ; elle donnait l’impression d’avoir été tirée par les pieds à travers la vallée de la Mussa. — Vous devez vous débarbouiller, j’ai dit, et je lui ai cherché une cuvette d’eau et un peigne que Trappeur m’avait rapporté d’un voyage à Ridgeway – mets-moi un peu d’ordre dans cette tignasse, il avait dit. 35


Missy m’a regardée d’un air curieux, mais elle a lentement pris le peigne. Avec mon aide pour enlever les brindilles et le plus gros de la mousse, elle a retrouvé ses cheveux lisses en un rien de temps. C’est alors que Trappeur est rentré. Ça m’a fait un choc, pire que de trouver Missy dans la forêt. Je ne l’attendais pas aussi tôt, il devait être parti toute la nuit. Pourtant, il était sur le seuil, avec son fusil, son chapeau lui couvrant le visage. Missy s’est crispée et s’est rapprochée du feu, la main fermée sur une bûche. — Qui t’as ramené à la maison, ma petite Elka ? il a demandé d’une voix qui ne lui ressemblait pas. — C’est Missy, j’ai répondu. Ma nouvelle maman. — Quoi ? s’est exclamé Missy, et j’ai entendu plus que de l’horreur dans son ton. (Elle nous a regardés tour à tour, Trappeur et moi.) Je vous en prie, elle a dit en secouant la tête, je vous en prie. Trappeur a retiré son chapeau, qu’il a accroché à la patère, et il a posé son fusil près de la porte. Puis son visage, d’ordinaire dur comme la pierre, a changé. Il est devenu doux et souriant. — Oh, ma chérie, il m’a dit, et j’ai tellement haussé les sourcils que j’ai bien cru qu’ils allaient me sortir de la tête. (Puis il s’est tourné vers Missy.) Je suis vraiment navré, mais elle s’emballe parfois un peu vite depuis que sa maman est morte. J’en suis restée bouche bée. Je l’ai regardé. Qui était cet homme qui avait le visage de Trappeur, mais ne se comportait pas comme lui ? Missy a relâché sa prise sur la bûche. — Vous avez faim ? il a demandé, avant de se mettre en quête du morceau de pain qu’elle avait déjà mangé. Où est-ce que vous habitez ? Je peux vous ramener chez vous. — Mais…, j’ai commencé à protester. Il m’a coupée. — Tais-toi, Elka, tu en as assez fait. — D… Dalston, Missy a bredouillé. Trappeur a hoché la tête et lui a tendu la main pour l’aider à se lever. Elle l’a saisie et m’a lancé un regard, comme si c’était moi qu’elle devait craindre. 36


— Ce n’est pas loin, il a dit. Je vais vous raccompagner ; je ne voudrais pas qu’il vous arrive quelque chose. Mais il est tard : vous pouvez passer la nuit ici. Elle a répondu qu’elle voulait juste rentrer chez elle. Il a enlevé son manteau et le lui a mis sur les épaules ; si mes yeux avaient pu me sauter hors de la tête, ils l’auraient fait. — Elka, tu gardes la maison pendant que je ramène Missy, il a dit, lui tenant la porte. Incroyable ! Trappeur n’ouvrait jamais la porte à personne. Trappeur ne parlait jamais à personne. — Désolée, Elka, s’est excusée Missy, mais merci pour le pain. J’étais sur le point de protester pour qu’il n’emmène pas ma nouvelle maman, quand Trappeur s’est retourné et est sorti. Il est resté absent toute la nuit et toute la journée du lendemain. Et, bien sûr, je n’ai jamais revu Missy. À son retour, on n’a pas parlé d’elle ou d’une possible nouvelle maman pour moi. Il ne m’a pas fouettée, ne m’a pas crié dessus, il a fait comme si rien ne s’était passé. Il est redevenu Trappeur ; le miel dans la voix, la gentillesse, tout ça a disparu pour ne jamais revenir. Une semaine après Missy, quand ma main a été presque guérie, je suis allée au tas de bois et j’ai découvert que la hache était assez aiguisée pour couper la patte d’un grillon sans qu’il ait le temps de s’en rendre compte. Trappeur m’a rejointe. — Les gens – les femmes – sont dangereux, ma petite Elka, il m’a dit. Certains sont aussi féroces que des loups, d’autres dociles comme des cerfs, mais tu ne peux pas le savoir avant qu’ils soient trop près. Je ne lui ai pas demandé ce qu’il voulait dire, il n’aimait pas qu’on soit impertinent. — Juste toi et moi, ma petite Elka, il a ajouté, ça ne peut être que toi et moi. Je ne suis plus jamais allée chercher une maman, parce que je savais qu’il avait raison. Et, pendant les sept années qui ont suivi, ça a été juste lui et moi. Il m’a appris comment tirer avec un 37


fusil de chasse et comment le démonter pour le nettoyer. Chaque année, on faisait des provisions pour l’hiver et la hache est toujours restée affûtée. J’ai grandi, et le fumoir aussi, pour accueillir plus de nourriture. Trappeur nous a aussi déniché une cocotte pour faire des conserves si jamais on traversait des périodes difficiles. La cicatrice de ma brûlure est devenue grise, avant de disparaître presque complètement – à moins de bien regarder. J’ai tout oublié, sauf la gentillesse qui avait soulagé ma douleur. Missy n’avait rien, mais elle n’avait pas hésité à me donner une part d’elle-même, et avec plaisir en plus. C’est quelque chose que j’ai gardé en moi, un secret caché à Trappeur et à tous ceux qui pourraient être tentés de fouiner. Quand je lui suis arrivée à l’épaule, il a décidé que j’étais assez grande pour venir chasser avec lui. D’abord, ça a juste été pour écorcher les animaux qu’il tuait et l’aider à les porter ; mais, avec les années, il m’a laissée tirer sur toutes sortes de gibiers, comme des lapins, un ours et même un orignal – tout, sauf les cerfs. J’ai eu dix-sept ans il y a quelques mois et, moins d’une semaine plus tôt, Trappeur m’a permis d’en tirer un, un jeune, quelques années à peine, avec assez de viande pour nous nourrir pendant des jours, même qu’il en est resté pour troquer contre des cartouches et pour saler. Trappeur attachait beaucoup d’importance aux cerfs, c’était comme du chocolat pour lui. Ce jour-là, j’ai su qu’il me faisait vraiment confiance et qu’on était plus proches que jamais. Et je n’ai plus eu peur de l’appeler papa à voix haute.


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