Renée Carlino a toujours vécu sur la côte californienne, même si elle nourrit une fascination assumée pour New York, Chicago et Los Angeles, où elle aime situer les intrigues de ses romans. Passionnée de littérature depuis l’adolescence, elle a d’abord écrit des nouvelles et des poèmes. Son premier roman, À quatre mains, est paru chez Milady.
Du même auteur, chez Milady : À quatre mains Rien qu’avec toi Après la pluie
Ce livre est également disponible au format numérique
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Renée Carlino
A PR ÈS L A PLUIE Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lauriane Crettenand
Milady
Milady est un label des éditions Bragelonne Titre original : After the Rain Copyright © 2014 Renée Carlino Tous droits réservés. Publié avec l’accord d’Atria Books, une marque de Simon & Schuster Inc., New York. © Bragelonne 2017, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-1935-2 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr
Je dĂŠdie ce livre Ă Heather, pour un million de raisons.
Chapitre premier : Guérisseuse Avelina
Automne 2003 Mon deuxième prénom est Jésus. En réalité, c’est Jesús de los Santos. En Espagne, cela veut dire « Jésus des saints » ; aux États-Unis, c’est juste un deuxième prénom saugrenu. Mes parents ont émigré d’Espagne aux États-Unis au début des années 1980 pour que mon père puisse travailler dans l’exploitation bovine de son cousin dans le centre de la Californie. Pour mes parents, l’Amérique était synonyme de liberté, d’éducation, de prospérité, et de bonheur. Je suis née en 1985, dix ans après mon frère Daniel. Ma mère, en fervente catholique, a perpétué la tradition de sa famille en donnant un deuxième prénom religieux à sa fille. Je suis donc née Avelina Jesús de los Santos Belo, un nom compliqué à prononcer, raison pour laquelle ma mère l’a raccourci en Avelina Jesús Belo pour l’école et les documents médicaux. Aucune pression. 7
Mis à part les blagues de camarades de classe que je dus supporter à ce sujet, j’eus une enfance idyllique au sein du ranch et à l’école. J’appris à monter à cheval toute petite et aidais mon père, mon frère et mes cousins à déplacer le troupeau. J’avais le travail dans le sang et un don pour l’équitation, mais pas pour me faire des amis ou faire ce que faisaient les autres petites filles. Notre vie était telle que mes parents l’avaient imaginée en venant ici, jusqu’à mon seizième anniversaire, quand on diagnostiqua un cancer des poumons à mon père. Il fut le premier d’une longue liste de personnes que j’aimais mais que je fus incapable d’aider. Mes mains ne possédaient aucun pouvoir de guérison ; j’étais juste une petite fille à qui la vie apprenait une dure leçon. Après sa mort, ma mère s’écroula. Le souvenir de mon père la hantait et la fragilisa. Pendant des mois, elle resta assise dans le ranch, devant les fenêtres, à guetter au-dehors celui ou celle qui viendrait la sauver – peut-être l’esprit de mon père, ou bien peut-être la mort. Je lui en voulais de ne pas être plus forte, de ne pas voir qu’elle était bénie. Après l’enterrement de mon père, mon frère a fait sa vie, il alla à l’université et fonda une famille à New York, loin du ranch. Les chevaux devinrent mes amis… et ma famille. Je commençai à faire du barrel racing dans des rodéos et autres compé titions pour me faire de l’argent de poche, tout en regardant ma mère dépérir sous mes yeux. 8
Pendant ma dernière année de lycée, juste après mes dix-huit ans en octobre 2003, mon frère prit la décision de renvoyer notre mère en Espagne. Daniel jura que c’était autant pour son bien à elle que pour le mien. Il promit de m’accueillir chez lui pour la fin de l’année scolaire, ce qui impliquait de déménager à New York, à l’autre bout du pays, de vivre en ville avec sa prétentieuse épouse, d’intégrer une nouvelle école, et d’être sans mes chevaux. Je n’avais pas d’autre option. Je devais bien aller quelque part, et New York me semblait être une meilleure option que l’Espagne. Deux semaines avant notre déménagement, de violents feux de brousse firent rage dans le sud de la Californie ; des nuages de fumée et de la brume enva hirent notre vallée, et j’emmenai donc ma mère avec moi à un rodéo dans le nord de la Californie pour échapper à l’air devenu irrespirable. Nous prîmes nos quatre chevaux, nous arrêtant de temps en temps pour les laisser paître sur les magnifiques terres sauvages de la vallée californienne. Elle parla très peu pendant le trajet. Elle resta prostrée sur le siège passager, à regarder par la fenêtre. Alors que nous roulions vers l’ouest sur une portion de route où les montagnes rencontrent l’océan, elle soupira et dit dans son anglais teinté d’un fort accent : — Tu es une guérisseuse. Tu as un don. Tu m’as ramenée à la maison, la belleza. 9
« La belle », m’appelait-elle. J’étais son portrait craché, avec mes yeux marron trop grands pour mon visage et mes longs cheveux noirs rebelles. — Non, maman. Je suis juste une fille et nous sommes toujours en Californie, lui dis-je. Elle ne répondit pas – elle était perdue dans ses pensées. Elle était souvent sujette à ces moments de dépression. Elle faisait parfois une remarque absurde avant de se remettre à pleurer mon père en silence. Elle vivait dans un monde de chagrin hors de portée des vivants. Elle vivait dans le passé, et je savais que je ne pourrais jamais l’aider. C’était donc la deuxième fois dans ma courte vie que je me sentais complètement impuissante. Elle passa la majeure partie du week-end dans la voiture ou dans la chambre de motel miteuse où nous séjournions, pendant que je m’entraînais et participais à la compétition. Je lui apportais à manger et m’assurais qu’elle allait bien avant de retourner m’occuper des chevaux. Je devais concourir pour la dernière fois le dimanche après-midi ; je passai la matinée à regarder les autres événements, assise sur le corral devant l’arène. C’était un petit rodéo, avec une arène principale et deux corrals flanqués de vieux gradins en bois. Il n’y avait pas beaucoup d’argent à se faire dans ces rodéos, mais c’était un bon entraînement, pas trop loin de la maison. Pendant la finale de team roping, une jument qui patientait dans le corral, déjà sellée, avança jusqu’à moi 10
d’un pas nonchalant. Elle me donna un petit coup de nez à la jambe et renifla mon jean. Je la laissai sentir mes chaussures puis la repoussai d’une main posée entre ses yeux et ses naseaux. — Va, file de là. Dès que les mots eurent quitté mes lèvres, j’entendis un sifflement. De l’autre côté du corral se tenait un homme, le visage assombri par le large rebord de son Stetson noir. La jument me quitta brusquement pour trotter jusqu’à lui. Il monta en selle avec grâce puis, d’un petit coup de talon, donna l’ordre à sa monture d’entrer dans l’arène, tandis que son binôme entrait de l’autre côté. Juste avant que le bœuf soit relâché, l’homme se tourna vers moi et hocha la tête. Ce n’était pas anodin ; c’était la version cow-boy du hurlement du loup. Je perdis l’équilibre, déstabilisée, avant de lui rendre son sourire. Au même moment, le bœuf fut libéré de sa cage, suivi par les deux cavaliers, un de chaque côté. Ils capturèrent la créature en cinq secondes cinq. C’était rapide, très rapide, mais pas assez pour gagner. Je m’attendais à voir deux cow-boys boudeurs regagner le portail, mais un seul semblait déçu. L’autre, l’homme au Stetson noir, avait un sourire aux lèvres… et venait vers moi. Ses rênes et son lasso dans la main gauche, il retira son chapeau de la main droite. Il était bien plus jeune que je ne le pensais et souriait jusqu’aux oreilles. Deux fossettes creusèrent ses joues de garçon. 11
— Salut, toi. Tu m’as distrait, dit-il, tout sourire. — Désolée, marmonnai-je. — Je plaisante. Il traînait la patte. Nous n’avions aucune chance. Il avait une voix douce et assurée. Il faisait référence au fait que le bœuf ne voulait pas lever les pattes arrière pour être capturé. — Tant mieux, je pensais avoir tout gâché. — Il me faut plus qu’une femme superbe perchée sur une barrière pour être déstabilisé, dit-il en remettant son chapeau. Je ne m’étais jamais considérée comme superbe, ni comme une femme, d’ailleurs. Mon cœur bondit et rebondit dans ma poitrine. Il passa le portail à cheval, puis descendit d’un bond et guida la jument dans le corral, où elle vint de nouveau vers moi. — Bonnie t’aime bien, dit-il en riant. Tu es la seule à part moi. Je descendis et l’aidai à retirer la selle et la bride. — C’est un beau cheval. — C’est un bébé, elle est un peu trop impatiente, mais elle apprendra. — Bonnie, hein ? Joli nom. Toi, c’est Clyde ? demandai-je. Il sourit, retira son chapeau, et tendit la main. — Oh, pardonnez-moi, m’dame. Où sont mes manières ? Jake McCrea. Je pris sa main et la serrai fermement. 12
— Avelina Belo. — Joli nom, exotique. Ça te va bien. Il m’adressa un joli sourire. Ses yeux étaient d’un bleu éclatant. Au soleil, on aurait dit que de petits courants électriques encerclaient ses pupilles. — Merci. Son compliment éveilla en moi un sentiment que je n’avais jamais éprouvé auparavant. Je n’avais jamais eu envie de sortir avec un garçon, et je ne m’étais jamais trouvée jolie. Je ressentais enfin cette excitation que les filles ressentent bien avant d’avoir dix-huit ans ; j’eus l’impression qu’un million de pulsations lumineuses explosaient dans ma poitrine avant de se répandre dans mon corps. — Comment ça se fait qu’une fille comme toi traîne dans les corrals ? J’hésitai. — Comme moi ? — Ouais, comme toi. — Je concours, dis-je en sortant mon téléphone pour regarder l’heure. Oh, mince. Je passe dans vingt minutes. Il faut que j’échauffe mon cheval et que je me change. — Je peux échauffer ton cheval, dis-moi juste où il est. — C’est l’appaloosa, juste là. Celui qui essaie de mordre le gamin. 13
Il suivit mon regard ; plus loin, Dancer tendait le cou à travers les lattes du corral pour mordre le bras d’un enfant appuyé contre la barrière. Jake siffla pour l’appeler, mais Dancer l’ignora. Il me lança un regard inquisiteur. — Dancer, dis-je, à peine plus fort qu’un murmure. Elle bougea les oreilles avant de se tourner pour trotter jusqu’à moi. — Tiens, dit Jake en secouant la tête. Je n’avais jamais vu ça. Je la fis sortir du corral pour la préparer pour la course devant la remorque. — Elle a de belles lignes, dit Jake en passant sa main sur son flanc tacheté. — La plupart des gens la trouvent moche. — Non, elle est superbe. Il caressait le cheval mais me regarda droit dans les yeux en disant ces mots. Mon pouls s’emballa. — Tu peux lui faire faire quelques tours pendant que je me change. Elle fatigue vite. — D’accord, dit-il en rallongeant l’étrier. Il se hissa sur la selle et Dancer donna aussitôt une ruade. Il était fermement assis sur la selle, visiblement très bon cavalier. Tirant sur les rênes, il fit reculer Dancer de quelques pas. Elle remua la queue et dressa les oreilles avec agacement. Jake se pencha pour lui parler à l’oreille avec douceur. 14
— Doucement. Tu ne vas pas me faire honte devant cette jolie dame, si ? — Elle prend toujours le troisième tonneau trop large. Je n’arrive pas à la corriger, pour info. Dancer trottait sur place, impatiente de s’élancer vers les tonneaux d’entraînement. — Comment peux-tu gagner si elle fait toujours des erreurs ? demanda Jake en souriant. — Elle est assez rapide. — On verra. Il lui donna un petit coup de talon et ils s’éloignèrent. Je me changeai en vitesse, enfilant ma chemise, mon jean et mes bottes de compétition, et cinq minutes plus tard, il était de retour. Dancer était échauffée mais Jake semblait épuisé. — Ça va, cow-boy ? De la sueur ruisselait de ses cheveux. Il sauta à terre et me donna les rênes avant d’enlever son chapeau pour plaquer ses cheveux blonds en arrière. Il poussa un lourd soupir. — Punaise, elle est mauvaise et elle pète la forme, celle-là. Je ne sais pas comment tu fais pour les concours, vu comme elle avance. Elle n’a pas pris le troisième tonneau large, elle m’a presque jeté par-dessus. J’éclatai de rire. — Tu verras. Je pris les rênes, grimpai en selle, et me dirigeai vers l’arène. 15
— Ce n’est pas un cheval de roping. Elle danse sur l’air, lui criai-je. Il avait raison. Il était difficile de la maîtriser, mais pas quand c’était moi qui la montais. J’arrivai au portail au moment où on appelait mon numéro. La sonnerie retentit et je m’élançai. Je me penchai en avant sur Dancer alors qu’elle galopait vers le premier tonneau. Elle le contourna avec aisance et nous galopâmes vers le deuxième, puis vers le troisième, autour duquel elle décrivit un cercle un tout petit peu trop large. Il y avait du progrès. Je lui donnai un bon coup de talon et la frappai du bout des rênes sur les épaules. Elle accéléra et se précipita vers le portail. Ses sabots touchant à peine le sol. Le speaker annonça mon score au moment où je regardais le chrono. J’avais gagné. Après avoir récupéré mon prix, je retournai à l’écurie où mon pick-up et ma remorque étaient garés. Jake, assis sur le hayon, se mit à rire. — Qu’est-ce que tu as de beau ici, chérie ? demanda-t-il. Je soulevai mon trophée et l’agitai dans les airs. — J’ai gagné trois cents dollars ! — Ça veut dire que tu vas me payer une bière pour fêter ça ? Toujours perchée sur Dancer, je déglutis péniblement en baissant les yeux vers lui. Je secouai légèrement la tête, faisant mon possible pour ne pas le scruter du regard. 16
Il avait enfilé un jean Wrangler propre et une chemise blanche. Un sourire confiant aux lèvres, il balançait ses jambes d’avant en arrière au bord du hayon. Quand je sautai à terre pour retirer la selle et la bride, il me rejoignit et posa sa main sur la mienne. — Je plaisantais. Pas pour la bière, mais pour celui qui paie. J’aimerais t’inviter à dîner. Je peux ? Il serra ma main, le regard planté dans le mien, attendant ma réponse. — Ma mère est à notre motel. Je n’ai que dix-huit ans. Ma voix tremblait ; c’était embarrassant. — Oh, tu sais, je viens juste d’avoir vingt et un ans, répondit-il en me souriant. Je suis loin de chez moi – je viens du Montana. Je fais le tour des rodéos californiens avec mon partenaire de roping. On se sent vite seul. Je sentais qu’il parlait d’une véritable solitude, sans sous-entendu sexuel. — Elle peut peut-être venir avec nous ? Vous avez toutes les deux besoin de manger, non ? — D’accord, répondis-je à Jake McCrea, trois mois avant de l’épouser.
Chapitre 2 : Exercice régenté Nathaniel
Printemps 2005 Sillonner les allées du parking bondé pendant que ma mère hurlait sur la banquette arrière n’était pas l’idée que je m’étais faite du jour où je deviendrais officiellement docteur. Mon père, avec son éternelle chemise hawaïenne, était assis sur le siège passager, calme comme à son habitude, tandis que j’accélérais et ralentissais anxieusement, jetant un coup d’œil à l’horloge sur le tableau de bord de temps en temps. J’avais dix minutes pour être assis à ma place avant que la cérémonie ne débute. Il n’y avait aucune place de libre – le parking était encombré d’étudiants qui couraient presque dans leurs robes vert et noir, pendant que mon père fredonnait tranquillement Yesterday des Beatles. — Je vais être en retard. Merde ! Je vais être en retard. 18
— Bon sang, Nathaniel, tu vas écraser quelqu’un. Calme-toi ! cria ma mère. — Maman, s’il te plaît, tu n’aides pas. Et papa, arrête de fredonner, putain. — Nathaniel, est-ce vraiment une façon de parler pour un docteur ? Je regardai dans le rétroviseur pour voir ma mère, agacée, les bras croisés, un petit sourire narquois aux lèvres. — Oh, ce n’est pas grave, Elaine, dit mon père, enfin sorti de son hébétement nostalgique. Notre garçon doit choisir ses combats. D’abord, il faut qu’il trouve une place de parking dans ce trou paumé qu’ils appellent une université. Je filai entre les piétons et repérai une place libre. Quand j’appuyai sur l’accélérateur, j’entendis ma mère gémir dans son souffle. — Papa, comment peux-tu parler ainsi de ton école et de l’hôpital où tu officies ? — Les temps ont changé, Nate. C’est tout ce que je dis. Il regarda par la fenêtre et se remit à fredonner Yesterday. La remise du diplôme était un tournant pour beaucoup, mais pour moi, c’était seulement la prochaine case à cocher tandis que je marchais docilement dans les pas de mon père. La Geffen School of Medicine de 19
l’UCLA est un défi pour la plupart, même quand votre père est chef de la chirurgie cardio-thoracique. Mais pour moi, l’école de médecine, ça avait été du gâteau. De la rigolade. La moitié de mes cours consistait à écouter un professeur débiter des informations qu’on avait plantées et fait pousser en moi depuis que je savais parler. Les cours d’anatomie, c’était comme réciter l’alphabet. Les veines brachiocéphaliques sont connectées à la veine cave supérieure. La veine cave supérieure est connectée à l’atrium droit. L’atrium droit est séparé du ventricule gauche par le septum atrio-ventriculaire. Je savais ces choses non pas parce que mon père était médecin, mais parce que mon père était le chirurgien cardiaque le plus passionné et le plus vénéré de tout Los Angeles. Malgré ses méthodes décalées et parfois risquées, mon père était considéré, au sein de la large communauté de chirurgiens à travers le pays, comme le meilleur de sa spécialité. Nous sortîmes tous trois de ma Nissan Altima défoncée avant de suivre la voix du maître de cérémonie, qui avait déjà commencé son discours. Je me dépêchai, mon chapeau dans une main et les clés de voiture et mon téléphone portable dans l’autre. — Attends ! s’exclama ma mère. Elle s’était arrêtée sur le parking, une main sur son pantalon de tailleur noir, à hauteur de hanche. — Qu’est-ce qu’il y a, maman ? 20
— Allez, Elaine, aboya mon père. — Attendez, attendez une seconde, bordel ! Ma mère ne jurait jamais. — Viens ici, Nathaniel. C’était une petite femme avec des traits enfantins, des cheveux noirs coupés à la garçonne, et un minuscule nez elfique. Son attitude timorée et son gentil sourire lui donnaient un air doux. Je dépassais largement son mètre cinquante-deux depuis que j’avais douze ans, mais son regard noir était aussi redoutable que n’importe quelle arme ; il lui suffisait de lever la tête vers moi pour que je me sente tout petit. Ma mère était redoutable et téméraire. Vous savez ce qu’on dit, que derrière chaque grand homme se cache une grande femme ? Ma mère dirait : « Non, la femme a trois longueurs d’avance. » Même si elle se tenait derrière mon père et moi ce jour-là, elle avait trois longueurs d’avance sur nous, et maîtrisait assurément la situation. Je baissai les yeux et quand je les relevai, je vis son expression passer de la colère à la fierté. J’avançai vers elle. Elle se dressa sur la pointe des pieds et prit mon visage entre ses mains. — Tu es mon seul enfant. C’est la seule fois que je pourrai vivre ce moment. Avant que tu montes sur cette scène et deviennes officiellement docteur en médecine, je veux que tu saches que je suis fière de toi. Même si tu enlèves tout ça, la blouse blanche, les diplômes, même si 21
tu enlèves tout, ce n’est pas grave parce que je suis fière de qui tu es à l’intérieur. Elle planta son doigt dans ma poitrine au niveau du cœur, puis elle m’arracha mon téléphone de la main. — Et pas de portables aujourd’hui. J’ai déjà confisqué celui de ton père. Je lui souris et elle me décocha un clin d’œil. — Merci, maman. Je t’aime. Je me penchai pour l’embrasser sur la joue. — Je t’aime aussi, et tu sais que si cette histoire de médecine ne marche pas comme prévu, je pense toujours que tu ferais un super mannequin. — Je crois qu’il est trop tard pour ça, Elaine, intervint mon père. Ce ne serait pas juste de dire que mon père m’avait poussé à devenir médecin alors qu’il ne l’avait pas fait – pas ouvertement, du moins. J’avais toujours voulu marcher dans ses pas. Mais depuis ma plus tendre enfance, il m’avait soigneusement poussé vers la chirurgie cardiaque en rabaissant toutes les autres professions qui pouvaient exister. Il disait toujours : « Fils, qu’est-ce qui est plus important que de faire battre le cœur des gens ? » Je me croyais si malin qu’un jour, j’avais rétorqué : « À quoi bon avoir un cœur qui bat sans un cerveau qui fonctionne ? » « Il sert la même cause qu’un cœur qui bat, avait-il répliqué. Cependant, on peut garder un cerveau défectueux 22
en vie du moment qu’on a un cœur qui bat. Ça ne fonctionne pas dans l’autre sens, si ? » Pendant ma troisième année, j’étais un jour rentré à la maison après avoir lu un article sur l’utilisation d’outils électriques dans la chirurgie orthopédique, et j’avais dit à mon père : « Je crois que mon truc, ça va être l’orthopédie. » Le lendemain, il avait ramené à la maison une malle à outils et un immense fémur de vache. Puis il avait roulé sur l’os de vache avec sa voiture jusqu’à ce qu’il se fende, se brise, et se casse en plusieurs endroits, puis il m’avait donné un sac de minuscules vis et boulons et une perceuse sans fil. — Vas-y, gamin. J’avais passé seize heures d’affilée dans le garage sans même boire un verre d’eau. Quand j’eus fini, j’étais complètement épuisé mais fier de l’os réassemblé, que j’avais exhibé dans toute la maison. Ma mère était mortifiée et avait dit à mon père qu’il avait créé un monstre. Il s’était contenté de rire, assis sur le canapé, et m’avait crié : « C’est joli, mais est-ce que ça peut supporter sept cents kilos ? » Alors que j’étudiais l’os dans mes mains, j’avais pris conscience que je n’y connaissais rien en orthopédie. J’avais passé presque toute la journée à assembler méticuleusement un puzzle extrêmement complexe pour apprendre qu’il ne fallait pas que l’os soit beau mais fonctionnel. Cette prise de conscience avait été suivie 23
d’une autre, presque instantanément : je me fichais complètement du fonctionnement des os. L’orthopédie n’était pas ma passion. Bien entendu, je savais qu’il était important d’apprendre les bases de la biologie, de l’anatomie, de la physiologie, et de la médecine générale, mais je voulais faire de la chirurgie cardiaque. Dans mes rêves, je voyageais à l’intérieur du cœur. J’y vivais et inspectais chaque détail de chaque chambre, comme si chaque section était une pièce individuelle. Le cœur et ses fonctions physiques m’obsédaient. Aujourd’hui encore, les seuls cœurs brisés qui m’intéressaient étaient ceux qui avaient besoin d’être opérés. Me faufilant en vitesse entre les rangs et les chaises, je trouvai ma place à côté d’Olivia Green, mon binôme de labo pendant presque toute l’école de médecine. Elle avait une personnalité explosive assortie à sa crinière de cheveux roux, souvent coiffés en tresse lâche sur son épaule. Beaucoup de nos camarades de classe trouvaient Olivia mal à l’aise en société à cause de son interprétation littérale des choses. Elle avait une certaine candeur, ce qui me plaisait car nous nous servions occasionnellement l’un de l’autre pour le plaisir, et elle ne m’embêtait jamais avec des conneries sentimentales. — Tu es en retard. Tu as loupé le début. — J’ai vu ça. J’étais coincé sur le parking. — Coincé par qui ? demanda-t-elle avec inquiétude. 24
Mon meilleur ami, Frankie, était assis de l’autre côté d’Olivia. Il se pencha, me regarda, et se mit à rire. — Nate veut dire qu’il y avait du monde sur le parking, Olivia. — Oh. Frankie secoua la tête puis me murmura : — Et elle va opérer des cœurs ? Ça fait peur. — La ferme, Frankie, dit Olivia en lui donnant un coup de coude. Frankie et Olivia s’entendaient à peine, et je pense que c’était pour mon bien. Olivia allait faire un bien meilleur médecin que nous deux réunis, et je crois que cela agaçait Frankie. Le maître de cérémonie, Rod Lohan, également un ami et collègue de mon père, entama son discours. Il annonça les nouveaux médecins de la promotion 2005, et, bien vite, je fus appelé sur scène. — Nathaniel Ethan Meyers. Je me dis que ce serait la dernière fois que j’entendrais mon nom en entier sans qu’il soit précédé du mot « docteur », puisque le reste de ma vie serait défini par ma profession. Je m’approchai du docteur Lohan, un homme que j’avais toujours respecté, et vis une lueur de fierté dans ses yeux. Je cherchai mes parents dans la foule et trouvai la même fierté sur leurs visages. Mes longues années de dur labeur étaient enfin récompensées. 25
Pourtant, lorsque le docteur Lohan plaça l’écharpe sur mes épaules, je pris conscience que mon travail ne faisait que commencer. Après la cérémonie, je dînai avec mes parents puis retrouvai Olivia, Frankie, et quelques autres diplômés fêtards pour boire un coup. Nous nous rendîmes au McNally’s, un pub irlandais du coin. Un homme jouait de la guitare et chantait sur une scène minuscule au fond. Entre chaque couplet, il criait : « Cul sec, les mecs ! » Je secouai la tête et me demandai comment je m’étais laissé convaincre de venir dans un endroit pareil. Olivia semblait s’ennuyer ferme, à siroter son ridicule cocktail, tandis que Frankie, en bonne créature sociable qu’il était, faisait ses tournées dans la foule. — Je vais prendre de l’eau, dis-je au barman. — C’est quoi ton problème, mec ? Tu ne prends pas un verre pour fêter ça ? me cria Frankie de l’autre bout du bar. — Il ne sait pas que tu ne bois pas ? fit Olivia en secouant la tête. Je haussai les épaules. — C’est pas grave, il s’amuse. — C’est un imbécile. Son visage était dénué d’expression. Je tirai sur sa tresse. 26
— Allons, doc. Ne t’énerve pas. Frankie s’était approché de nous. — Bonjour, monsieur et madame Ennui. Vous n’avez pas des revues médicales à étudier ? Olivia leva les yeux au ciel. — En vrai, il faut que j’y aille, Frankie, dis-je en lui jetant un regard d’excuses. — Je me casse, marmonna Olivia. — On mange ensemble demain midi ? me demanda Frankie. — Ça marche. Frankie était un bon ami, et loyal, mais il pouvait être odieux ; je comprenais qu’Olivia manque de patience avec lui. Je tins la porte à Olivia et nous sortîmes dans la rue. — Je te raccompagne. Son appartement était à quatre rues de là et le mien à six dans la direction opposée, mais je savais qu’elle m’inviterait à monter. — Pourquoi tu restes à Los Angeles pour ton internat ? Je ne comprends pas, dit-elle tandis que nous avancions d’un bon pas sur le trottoir, épaule contre épaule. — Tout le monde n’a pas le privilège de pouvoir faire son internat à Stanford. Je lui donnai un petit coup d’épaule pour la taquiner. — Tu aurais été accepté, mais tu n’as même pas essayé. 27
— Où veux-tu en venir, Olivia ? — Je ne sais pas. On dirait que tu restes ici à cause de ton père. Je sentis le rouge me monter aux joues. Je serrai les dents, m’arrêtai net, l’attrapai par l’épaule, et la fis pivoter face à moi. Ses grands yeux foncés et ses taches de rousseur lui donnaient l’air plus jeune, mais son air inquisiteur la vieillissait parfois. — Mon père n’a rien à voir avec ça. Et je n’ai pas eu de traitement de faveur, si c’est ce que tu sous-entends. Elle haussa les épaules. — Si tu le dis. — Tu sais que j’ai travaillé dur. Ça n’a rien à voir avec lui. Je ne vais pas vivre dans son ombre. Je peux être meilleur chirurgien que lui. Je suis né pour ça et je veux exercer ici. J’aime Los Angeles. J’ai toujours vécu ici. Je n’ai pas besoin de la distraction d’une nouvelle ville. Elle se tourna et reprit la route. — Je comprends, Nate. Tu n’as pas besoin de me raccompagner jusqu’au bout. Ça va. Bonne nuit. Je la regardai descendre la rue avant de me mettre à courir derrière elle. — Olivia, attends. Elle ouvrit la porte du hall. — Qu’y a-t-il ? J’hésitai. — Je peux… je peux entrer ? 28
Je lui fis un petit sourire pour qu’elle sache que je n’étais pas fâché contre elle. Elle rit puis me fit signe d’entrer. Dès que nous fûmes seuls dans l’ascenseur, je la clouai au mur et l’embrassai. Ses cheveux sentaient toujours l’huile d’arbre à thé. C’était un peu un tue-l’amour, et je pense qu’elle le savait. Comme moi, elle ne voulait se laisser distraire par personne. J’essayai de ne pas respirer par le nez. Elle me rendit mon baiser, avec fougue et envie, puis tira sur ma ceinture. Elle n’était pas du genre romantique. — Attends, murmurai-je. Pas ici. Quand les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, elle m’attrapa par la main et me tira dans le couloir. — Dépêche, dit-elle. Je veux être au lit à 9 heures. — Ça tombe bien, c’est justement là qu’on va. Après avoir déverrouillé la porte de son appartement, elle se retourna vers moi avec une mine dégoûtée. — Je ne veux pas le faire dans mon lit, Nate. Nous n’avions jamais fait l’amour en missionnaire. Je crois que, dans l’esprit d’Olivia, c’était trop intime. C’était un miracle que je puisse même être suffisamment excité pour coucher avec elle. Olivia était magnifique, mais le sexe avec elle était comme un exercice bien rodé, et même assez prévisible. Elle me disait où mettre mes mains et comment bouger et je me contentais de suivre ses directives, de fermer les yeux, et de prétendre un instant que nous ne nous contentions pas de nous 29
servir l’un de l’autre. Ce n’était pas que je ne voulais pas trouver l’amour, mais je n’avais pas le temps pour une relation sérieuse. Mon accord avec Olivia était donc parfait. Seulement, il était parfois difficile de passer outre sa froideur. — Par ici. Elle se dirigea vers la petite table à manger dans sa cuisine. Dos à moi, elle baissa ses collants et sa culotte, souleva sa jupe, et me regarda par-dessus son épaule. — Viens, dit-elle avec un sourire espiègle. Je baisais toujours Olivia comme ça, contre une table, presque entièrement habillé. Je la fis se pencher en avant, passai une main dans son dos, sous son tee-shirt, et posai l’autre sur son ventre. Au bout de dix minutes, elle jouit bruyamment, en criant : — Oh putain ! Je l’imitai douze secondes plus tard, et cinq minutes plus tard, j’étais dans l’ascenseur pour rentrer chez moi. Olivia partait pour Stanford la semaine suivante. Je ne savais pas si je la reverrais un jour ; c’était triste à dire, mais cela ne me dérangeait pas. J’avais la sensation que ma vie ne faisait que commencer, et mon seul objectif était de devenir le meilleur chirurgien cardiaque du pays.
Chapitre 3 : Ce qui nous brise Avelina
Printemps 2005 Jake fut mon premier baiser – mon premier tout. Une fois ma mère rentrée en Espagne, il s’occupa de moi. Je me sentais en sécurité avec lui. Nous nous mariâmes dans une chapelle à Las Vegas, mais cela importait peu parce que nous nous aimions. Nous vendîmes trois de mes chevaux, mon pick-up et ma remorque, mais je pus garder Dancer. Jake savait que je ne me séparerais jamais d’elle. J’avais toujours pensé que j’irais en école d’infirmière ou deviendrais vétérinaire, mais au lieu de ça, après ma rencontre avec Jake, j’arrêtai le lycée et ne pris jamais la peine de passer mon bac. L’hiver où nous nous mariâmes, on nous engagea comme bouviers dans un ranch à cent cinquante kilomètres au nord de Great Falls, dans le Montana. Je connaissais bien l’élevage en ranch, mais ce que je faisais importait peu du moment que j’étais avec Jake. 31
Les propriétaires du ranch étaient un couple âgé, Redman et Bea Walker. Ils n’avaient pas d’enfants et embauchaient de la main-d’œuvre, et nous vivions donc dans l’un des quatre chalets à l’écart de la grande maison principale du ranch. Bea nous faisait à manger tandis que Redman, toujours grincheux, nous aboyait des ordres du haut de son grand cheval bai. Il y avait aussi Dale, qui avait une quarantaine d’années et était vétérinaire pour grands animaux, et Trish, sa femme, autrefois reine nationale de rodéo. Dale donnait un coup de main dans le ranch mais exerçait également dans d’autres ranchs voisins. Trish s’occupait des troupeaux, comme Jake et moi, ce qui voulait dire qu’elle travaillait avec les chevaux et le bétail, en plus des autres corvées du ranch. Il n’y avait pas d’enfants à la ferme Walker ; Jake et moi étions les plus jeunes. Parfois Trish, Bea, et d’autres employés nous appelaient « les gamins ». J’avais entendu Trish dire à Bea que sa maladie la rendait stérile. Je n’eus jamais l’indiscrétion de demander à Trish quelle maladie elle avait, mais je savais que Bea avait eu du mal à procréer, ce qui la rendait compatissante envers elle. Redman et Bea avaient eu un bébé qui était mort à la naissance ; les résidents du ranch étaient donc devenus leur famille. Le vieux couple était pétri d’histoire et de sagesse, et il partageait ses souvenirs douloureux comme autant de leçons dès que l’occasion se présentait. L’élevage en ranch est une vie dangereuse, 32
et pas pour les âmes sensibles. Parfois, la douleur de ne pas avoir d’enfants qui se lisait dans les yeux de Bea et Trish transformait le ranch en une sorte de cimetière de rêves brisés. Seuls les beaux paysages, les cieux oniriques immenses, les millions d’étoiles visibles par nuit claire, et, bien sûr, le fait que Trish et Bea veuillent aller de l’avant et être des mères pour nous rendait l’endroit encore plus beau. Quant à Jake et moi, nos cœurs et nos rêves n’avaient pas encore été brisés. Nous croquions la vie à pleines dents. Nous parlions souvent de notre désir d’avoir des enfants. Chaque fois que Jake me faisait l’amour, il disait « Fais un bébé avec moi, Lena ». C’était le diminutif qu’il me donnait. « Ça va marcher cette fois », disait-il, même s’il ne se passa rien pendant presque un an. En attendant, nous trouvions refuge l’un auprès de l’autre. Il était tout aussi inexpérimenté que moi en amour, mais il était tendre et doux avec moi, et nous apprenions ensemble. Nous explorions le corps de l’autre et le nôtre, et, lovés sous les épaisses couvertures de laine dans notre petit chalet au ranch Walker, nous découvrîmes comment nous faire du bien. Les parents de Jake habitaient à quelques heures de route, au nord, près de la frontière canadienne. Nous avions rarement des nouvelles, à part quelques appels occasionnels de la mère de Jake. Jake ne voulait pas que je les rencontre ; il disait que son père était un 33
alcoolique violent et que sa mère était maltraitée depuis si longtemps qu’elle n’était plus qu’une coquille vide. À l’été 2004, nous refîmes le circuit des rodéos, en Californie puis au Texas. Aucun de nous deux n’obtint d’attention nationale, mais c’était ce que nous aimions faire. À l’automne, nous allions ramener le bétail au ranch et, au printemps, l’emmener dans les pâturages. Les hivers étaient longs et froids dans le Montana, mais nous avions nos chevaux et étions là l’un pour l’autre. Jake m’avait offert un petit chien de troupeau, un berger australien croisé qui détestait tout le monde. Il n’avait qu’un but dans la vie : rassembler le troupeau. Nous l’avons appelé Pistol. Le printemps suivant, Jake et moi eûmes l’idée d’emmener le bétail aux pâturages et de camper une semaine dans la vallée avant de revenir. Redman accepta. Nous voyions ce voyage comme une petite lune de miel, même si cela faisait plus d’un an que nous étions mariés. Nous allions prendre notre temps pour rentrer, pêcher dans les ruisseaux, et profiter de la nature. — Je veux emmener Dancer, dis-je à Jake, assis sur les marches devant notre chalet. — Non, elle n’est pas faite pour ce genre de choses. Tu le sais. Elle n’a aucune endurance. Je m’assis à côté de lui. Passant une mèche de cheveux derrière mon oreille, il plissa les yeux et sourit, révélant ses fossettes enfantines. 34
— On va prendre Bonnie et Elite. Ce sont de bonnes filles. D’accord, ma puce ? Il portait un jean Wrangler et son chapeau. Ses jambes étaient largement écartées et son torse se gonflait, large et ferme. Il avait une telle présence ! J’étais incapable de lui dire non. — D’accord. — Viens là, Lena. Il me tira sur ses genoux et repoussa mes cheveux derrière mes épaules pour qu’ils tombent dans mon dos. La rugosité de sa mâchoire me chatouilla le cou lorsqu’il m’embrassa près de l’oreille. — Tu es à moi, murmura-t-il. Personne d’autre ne pourra jamais t’avoir. Je l’embrassai sur la bouche, exprimant mon accord. J’étais la fille la plus chanceuse du monde. Je me retournai et posai mon dos contre son torse. Il noua ses mains sur mon plexus, me serrant tout contre lui. J’imaginai brièvement la sensation de ses mains sur mon ventre arrondi de femme enceinte. — À quoi tu penses, mon ange ? — Je me demande à quoi ressembleront nos enfants. — Je ne peux qu’imaginer de jolies petites filles aussi belles que leur mère. Me tournant pour le regarder, je souris. — Tu veux dire que tu ne veux pas de garçons ? 35
— Oh, si. C’est juste difficile pour moi de les imaginer. — Que leur apprendras-tu ? Il leva les yeux, pensif. — À part le travail et les chevaux, le bétail, j’imagine. Peut-être que je leur apprendrai à trouver la fille parfaite et à être un homme. Les yeux levés vers le ciel, je posai ma tête sur son épaule. — Dis-moi, Jake McCrea, comment trouve-t-on la femme parfaite ? — Il faut chercher cette lueur dans ses yeux. Je me mis à glousser, puis il me chatouilla et je me tordis de rire. — Que tu es bête, m’exclamai-je. Arrête ça tout de suite ! Le silence régna un instant. Il me fit pivoter sur ses genoux et m’embrassa tendrement, mordillant ma lèvre inférieure une seconde avant de la lâcher pour me murmurer à l’oreille : — Tu es si sexy. Viens avec moi au lit, Lena. Nous mîmes nos affaires dans nos sacoches de selle et partîmes à l’aube. Il y avait deux jours de cheval jusqu’au pâturage et un seul au retour, sans le troupeau. Le ciel était clair mais il faisait encore frais. Je portais une épaisse doudoune et un jean sur une combinaison 36
en coton, mais j’avais quand même froid. Jake portait un tee-shirt, une veste Carhartt, un jean, et une casquette de base-ball. Le premier soir, au crépuscule, nous installâmes notre campement près d’un ruisseau. Jake alluma un feu pour que je fasse réchauffer du thé. Je déballai les sandwichs que Bea nous avait préparés tout en regardant mon idiot de mari se déshabiller entièrement. Il était complètement nu, debout devant la tente. — Qu’est-ce que tu fais ? demandai-je, amusée. — Je vais nager. — Jake, tu vas geler. — Mais non. Regarde. Il remit ses bottes de cow-boy et courut vers le ruisseau. J’attrapai une couverture et me lançai à sa poursuite. Avant que je ne puisse l’atteindre, il retira ses bottes et se précipita dans la partie la plus profonde du ruisseau. — Oh, bébé, ça fait du bien ! hurla-t-il. Il faut que tu viennes ! Viens, mets-toi toute nue. — Pas question ! Tu es fou ! Il ne tint que deux minutes avant de sortir de l’eau au pas de course, cachant son intimité des deux mains. — Tu ne veux pas voir ça, madame McCrea. Il tremblait mais avait le sourire. Ses abdos, son torse et ses biceps étaient contractés alors qu’il serrait ses bras contre son corps. 37
— T’es sacrément sexy, cowboy, même quand tu gèles. Je l’enveloppai dans la couverture et il éclata de rire, frissonnant sous la laine. — Tu vas me réchauffer, chérie ? demanda-t-il avec espoir. — Avec grand plaisir, beau gosse. De retour dans la tente, Jake ne se rhabilla pas. Il se glissa dans notre sac de couchage et me sourit pendant que je me déshabillais. La petite lanterne émettait suffisamment de lumière pour que je voie le désir dans ses yeux. — Dépêche-toi, Lena, il faut que tu me réchauffes. J’achevai de me déshabiller et me glissai dans le sac de couchage, face à lui. — On éteint la lanterne ? — Personne ne va nous voir, on est au milieu de nulle part. Laissons allumé pour que je puisse te regarder. Il sourit puis fondit sur moi et m’embrassa du creux du cou jusqu’aux seins. — Ton corps est parfait, dit-il en embrassant chaque centimètre carré de ma peau. Nous fîmes l’amour deux fois cette nuit-là puis restâmes longuement entrelacés. Plus tard dans la nuit, il bougea en entendant le vent souffler dans les arbres. La température avait radicalement chuté quand le soleil s’était couché ; il paraissait sage de se rhabiller. Je quittai la chaleur du sac de couchage à contrecœur. 38
— Ce n’est que le vent, dis-je en claquant des dents alors que mon corps frissonnait de manière incontrôlable. — Tu gèles, Lena. Reviens ici. — Mais… — Fais-moi confiance, je suis assez chaud pour te réchauffer toute la nuit. Il avait raison, comme toujours. Je me déshabillai et me collai à son corps nu et chaud. Il passa sa jambe musclée autour de moi et je fis glisser ma main sur sa peau, touchant les poils raides de ses cuisses et l’endroit lisse où son jean avait frotté contre sa peau. Son corps puissant m’enveloppait et me donnait la sensation d’être aimée et protégée. On dit qu’on est chez soi là où le cœur aime. J’étais chez moi juste là, lovée entre les bras puissants de Jake. Au lever du soleil, nous reprîmes nos affaires, remballant notre campement et sellant les chevaux. Un calme inquiétant régnait dans la vallée, comme si elle se trouvait dans un paysage peint, vive et brillante mais figée dans le temps. Les collines semblaient être unidimensionnelles. Pas de vent dans les arbres, pas de sons dans la nature. Et pas de cris du troupeau ; j’avais un mauvais pressentiment. Je regardai Jake, en train de sangler la selle d’Elite, notre superbe cheval bai noir et roux. L’inquiétude se lisait sur son visage. 39
— Le calme avant la tempête ? demandai-je. — Je ne crois pas, s’empressa-t-il de répondre. Les chevaux seraient nerveux. Il donna un coup de genou à Elite dans le ventre pour qu’elle inspire afin qu’il puisse serrer la sangle plus fermement. Quand il se releva, elle prit peur, et trottina à reculons. Jake attrapa les rênes, les tirant vers le haut contre le cou de la jument. — Stop, stop, siffla-t-il entre ses dents serrées. Jake essayait de reprendre le contrôle mais Elite était agitée. Elle sentait quelque chose. Il se mit en selle sans hésitation et la fit tourner en cercle alors qu’elle mâchait et tirait sur le mors dans sa bouche. — Prépare Bonnie, me dit-il. Je vais l’épuiser un peu. — Une tempête arrive, n’est-ce pas, Jake ? demandai-je d’une voix tremblante. Il fit de nouveau tourner le cheval et baissa les yeux vers moi, jaugeant mon expression. Il esquissa un sourire confiant. — Ne t’inquiète pas, bébé, tout va bien se passer. Sur ces mots, il agita les rênes et donna un petit coup de talon à Elite. Elle bondit en avant et ils partirent. Les chevaux sont des créatures belles, majestueuses, et utiles, mais pas intelligentes. Ils ne savent pas juger une situation – ils se contentent de réagir. Jake voulait fatiguer Elite pour qu’elle ne soit pas nerveuse et ne nous 40
mette pas en danger. C’était moi qui allais la monter. Il essayait de la contrôler pour qu’elle ne réagisse pas à la menace qui pesait sur nous. À son retour, il semblait anxieux. Il voulait partir immédiatement pour déplacer le troupeau. Il descendit de selle et me tendit les rênes. — C’est bon. Allons-y, dit-il avant de me faire un petit baiser sur le nez. Alors que nous progressions dans la vallée, la météo empira. Jake, confortablement installé et détendu sur sa selle, faisait aller et venir Bonnie au trot derrière le troupeau, sifflant de temps en temps ou lui donnant des ordres. Parfois, je l’entendais grogner « Allez, debout toi ». Une vache et son veau étaient à la traîne, ralentissant notre progression. Pistol s’affairait d’un côté, rôdant près du sol pour faire garder le cap au troupeau tandis que je guidais Elite au trot de l’autre côté. Je jetais des regards furtifs à Jake chaque fois que je sentais le vent se lever. Sa casquette de base-ball était rabattue sur ses yeux, mais je voyais sa bouche. Chaque fois que je le regardais, il m’envoyait un sourire qui creusait ses fossettes, tout en mâchouillant un brin de paille. Alors que le soleil descendait derrière les montagnes au loin, d’énormes nuages orageux envahirent le ciel. Celui-ci devint presque noir vers 15 heures. Les bourrasques me firent frissonner. L’expression de Jake commença à changer. Sa mâchoire se contracta et il se 41
redressa sur sa selle. Nous trouvâmes un pré d’herbe haute où le bétail pouvait se regrouper. — Nous allons nous arrêter là et camper près des arbres, me cria-t-il au-dessus des bruyantes rafales de vent. Le bétail commençait à s’agiter et Elite se mit à piaffer nerveusement. Jake galopa jusqu’à moi. — Descends de cheval ! hurla-t-il. J’essayai de faire tourner Elite mais elle résista et se mit à reculer nerveusement. — Descends ! Le ton de Jake était dur ; jamais je ne l’avais entendu s’exprimer ainsi. Elite s’accroupit presque et mit ses oreilles en arrière. Je glissai de la selle, bondis au sol, et m’écartai vivement. Déjà arrivé près d’elle, Jake saisit les rênes et la tira vers les arbres. Il attacha les chevaux pendant que j’étalais la toile de tente. Je gelais déjà, et il se mit à neiger. Mes mains s’engourdirent pendant que je bataillais avec les attaches de la tente. Les tempêtes printanières n’étaient pas rares, mais cette tempête était d’une telle violence que même Jake était terrifié. Le vent était déchaîné, fouettant la tente alors que j’essayais de la monter, sans y parvenir. Nous n’étions pas préparés à une chute aussi brutale de température, ni à la neige. J’avais l’impression que nous étions dans le blizzard au sommet d’une montagne. 42
Jake enfonça le dernier poteau dans le sol puis se tourna vers moi. — Entre là-dedans, Lena. Il était à bout de souffle. — Non, je t’attends. Il me tira contre son torse. — Je vais aller voir comment va le veau et chercher Pistol. Rentre là-dedans. Je reviens dans une minute. Il posa ses lèvres glaciales contre ma bouche et m’embrassa durement avant de détacher Elite de l’arbre et de se mettre en selle. Alors qu’il passait devant moi, l’une des ficelles de la tente s’échappa de la sardine, faisant voler et claquer la toile comme un coup de fouet. Elite se cabra juste devant moi, et la panique se lut aussitôt sur le visage de Jake. J’avais l’impression que la scène se déroulait au ralenti. Les sabots d’Elite frôlèrent mon crâne. Je tombai en arrière, sur les fesses, et levai les yeux. Jake tira fermement sur les rênes, forçant Elite à basculer en arrière, sur lui. Il essayait de me protéger. Il avait forcé un animal de cinq cents kilos à tomber sur lui, à écraser son corps, pour que je m’en tire sans une égratignure. — Jake ! Je criai si fort qu’Elite roula aussitôt sur le côté, se mit debout, et partit au galop. Mon mari, mon cow-boy, était étendu là, presque sans vie dans la neige et la boue. J’avais déjà vu Jake sur un cheval cabré, et je savais qu’il 43
n’aurait pas tiré Elite en arrière de cette façon si je n’avais pas été là. Je courus vers lui et tombai à genoux. Il avait les yeux fermés mais gémissait. — Jake, s’il te plaît, regarde-moi. Il resta ainsi pendant quelques minutes, gémissant alors que du sang s’échappait de son nez. Paniquée, je m’empressai de sécuriser la ficelle qui s’était échappée, attrapai Jake sous les bras, et traînai son mètre quatrevingt-huit et ses quatre-vingts kilos dans la tente. Il geignit et émit d’atroces sons gutturaux alors que son corps raclait la terre rugueuse. Il fallait que je le mette à l’abri du froid, sans quoi il mourrait. Après m’être assurée que la tente était bien fixée, j’étendis les duvets sur lui. Mon esprit tournait à plein régime. Que pouvais-je faire, comment pouvais-je le soigner ? Je m’agenouillai à côté de lui quand il se mit à bouger. — Jake, dis quelque chose. Tu vas bien ? Il leva la tête vers moi, les yeux pleins de larmes. — Je ne sens plus mes jambes. L’air quitta mes poumons comme si j’avais pris mille coups de poing dans le ventre. J’en étais malade et ne savais quoi dire. Je sentis que je secouais lentement la tête, mais ce n’était pas un effort conscient de ma part. J’étais dans un état de choc et d’incrédulité totale. — Non, finis-je par dire, mais le mot quittant mes lèvres fut à peine audible. 44