Extrait - Hope & Red - Jon Skovron

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Jon Skovron

Hope et Red L’Empire des Tempêtes – tome 1 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Olivier Debernard

Bragelonne


Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

Titre original : Hope and Red Copyright © 2016 by Jon Skovron © Bragelonne 2017, pour la présente traduction Carte : D’après la carte originale de Tim Paul ISBN : 979-10-281-0250-0 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr


À mon père, Rick Skovron, qui m’a offert mon premier roman de Fantasy. Tu vois où cela m’a mené ?




Première partie « Ceux qui ont tout perdu sont libres de devenir qui ils veulent. C’est un lourd tribut à payer, mais la grandeur est à ce prix. » Le Livre des Tempêtes



Chapitre premier

L

e capitaine Sin Toa commerçait sur ces mers depuis de nombreuses années et ce n’était malheureusement pas la première fois qu’il était confronté à un tel spectacle. Cela ne rendait pas les choses plus faciles pour autant. Le village de Bleak Hope était une petite communauté dans les froides îles Méridionales aux frontières de l’empire. Toa était un des rares marchands qui osaient s’aventurer aussi loin au sud, et il ne le faisait qu’une seule fois par an, car les mois d’hiver, la mer se couvrait de blocs de glace qui rendaient la navigation périlleuse. Le jeu en valait la chandelle : le poisson séché, les fanons et l’huile brute extraite de la graisse des baleines se revendaient fort cher à Pierrecime et à Laven la Nouvelle. Comme tous les gens du Sud, les villageois n’étaient guère bavards, mais ils se montraient polis et conciliants. Ils survivaient depuis des siècles dans un environnement hostile, et Toa avait un profond respect pour eux. Ce fut donc avec une pointe de tristesse qu’il contempla les rues en terre battue et les huttes de pierre tandis que son navire se glissait dans le port étroit. Le village était désert. — Que se passe-t-il, monsieur ? demanda Crayton, son second. Crayton était un homme agréable. Il ne faisait pas toujours le travail qu’on attendait de lui, mais il était loyal, à sa manière. — Cet endroit est mort, déclara Toa à voix basse. Inutile de débarquer. — Mort, monsieur ? — Il n’y a pas âme qui vive dans ce village. — Peut-être que les habitants sont allés à un rassemblement religieux local, avança Crayton. Dans ces régions éloignées du Sud, les gens ont d’étranges coutumes.

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— Je crains que ce ne soit pas le cas. Toa pointa un doigt épais et couvert de cicatrices. Sur le quai en bois, on avait dressé un grand panneau représentant un ovale noir au-dessus de huit lignes verticales, noires également. — Que Dieu les protège, souffla Crayton en ôtant son bonnet en laine. — Le problème, déclara Toa, c’est qu’il ne l’a pas fait. Les deux hommes contemplèrent le panneau en silence. On n’entendait rien d’autre que le sifflement du vent froid qui se pressait contre le manteau et la barbe de Toa. — Que faisons-nous, monsieur ? demanda Crayton. — Pour commencer, personne ne met un pied à terre. Dites aux hommes de jeter l’ancre. Il se fait tard. Les eaux sont trop peu profondes pour naviguer dans l’obscurité, alors nous allons rester ici pour la nuit et on fichera le camp au premier rayon de soleil. C’est la dernière fois que nous venons à Bleak Hope. Ils levèrent l’ancre le lendemain. Toa espérait gagner l’île de Quaiventeux en trois jours. Avec un peu de chance, il pourrait acheter assez de la bonne bière brassée par les moines pour éponger ses pertes. Ce fut au cours de la deuxième nuit qu’on découvrit le passager clandestin. Toa se réveilla en entendant frapper à la porte de sa cabine. — Capitaine ! appela Crayton. Le quart… on a trouvé une petite fille ! Toa poussa un grognement. Il avait un peu forcé sur le grog avant de se coucher et une pointe douloureuse lui vrillait déjà le crâne. — Une fille ? répéta-t-il au bout de quelques instants. — Ou… oui, monsieur. — Par les eaux de l’enfer, marmonna Toa en s’arrachant à sa couchette. Il enfila un pantalon, un manteau et une paire de bottes, froids et humides. Une fille – même petite – à bord d’un navire, c’était un gage de malheur dans les mers méridionales. Tout le monde savait cela. Comment allait-il pouvoir se débarrasser de cette passagère clandestine ? Il ouvrit la porte et constata avec surprise que Crayton était seul. Le second était visiblement mal à l’aise. Il tripotait son bonnet en laine avec nervosité. — Eh bien ? Où est cette fille ? — À la poupe, monsieur.

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— Pourquoi est-ce que vous ne l’avez pas conduite ici ? — Nous… euh… En fait, les hommes n’arrivent pas à la sortir de derrière les rouleaux de cordage. — Ils n’arrivent pas à la sortir… Toa poussa un profond soupir en se demandant pourquoi personne n’avait assommé la gamine avant de la tirer de son refuge. Ses hommes n’étaient pourtant pas des tendres, même quand ils avaient affaire à une enfant. Peut-être étaient-ils encore sous le coup de ce qu’ils avaient vu à Bleak Hope. Peut-être que le funeste destin des villageois leur avait rappelé qu’un jour, ils devraient répondre de leurs actions devant un dieu. — Bon, lâcha-t-il. Conduisez-moi jusqu’à elle. — À vos ordres, monsieur, dit Crayton, soulagé de ne pas faire les frais de la colère du capitaine. Toa trouva ses hommes rassemblés autour de l’entrée de la soute où étaient entreposés les cordages. L’écoutille était ouverte et les marins contemplaient le compartiment plongé dans l’obscurité. Ils parlaient à voix basse et esquissaient des gestes censés chasser les malédictions. Toa prit la lanterne que tenait l’un d’eux et tendit le bras pour éclairer l’intérieur de la soute. Pourquoi diable ses hommes avaient-ils peur d’une fillette ? — Écoute, petite ! Tu ferais mieux de… L’enfant était recroquevillée derrière de gros rouleaux de cordages. Elle était sale et affamée, mais en dehors de cela, elle ressemblait à n’importe quelle fillette de huit ans. Elle était même jolie. Comme la plupart des natifs du Sud, sa peau pâle était constellée de taches de rousseur et ses cheveux étaient d’un blond presque blanc. Toa éprouva une sensation désagréable quand son regard croisa le sien. Les yeux de la fillette étaient vides. Ou pire encore. C’étaient des lacs glacés qui étouffaient le moindre soupçon de chaleur en vous. C’étaient des yeux de vieillard, des yeux brisés, des yeux qui avaient vu des choses que personne ne devrait voir. — On a essayé de la tirer de là, capitaine, dit un marin, mais pas moyen de la déloger. Et puis… elle… — D’accord, l’interrompit Toa. Il s’agenouilla au bord de l’écoutille et s’obligea à observer la fillette. — Comment tu t’appelles, petite ? demanda-t-il d’une voix calme. (L’enfant le contempla en silence.) Je suis le capitaine de ce navire. Tu comprends ce que ça veut dire ? (Elle hocha la tête avec lenteur.) Ça veut dire que tous les gens qui sont à bord doivent m’obéir. Toi comme les autres. Tu comprends ? L’enfant hocha la tête de nouveau. Toa lui tendit une main hâlée et poilue.

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— Maintenant, petite, je veux que tu sortes de là et que tu prennes ma main. Je te promets que personne ne te fera de mal sur ce navire. Pendant un long moment, la fillette resta immobile. Puis elle déplia un bras hésitant et sa menotte osseuse disparut dans l’énorme pogne de Toa. Toa conduisit la fillette dans sa cabine en songeant qu’elle parlerait plus facilement si elle n’avait pas à supporter les regards scrutateurs d’une dizaine de marins endurcis. Il lui donna une couverture et une tasse de grog fumant. Il n’était pas censé offrir du grog à une enfant, mais il n’y avait rien d’autre à bord sinon de l’eau, et l’eau était trop précieuse pour qu’on la gaspille. Il s’assit derrière son bureau et la fillette s’installa sur la couchette, la couverture serrée autour des épaules et la tasse fumante dans ses petites mains. Toa s’attendit à la voir tressaillir en sentant l’odeur âcre du grog, mais elle but une gorgée et continua à le regarder de ses yeux vides et brisés. Le capitaine n’avait jamais vu des iris d’un bleu si froid. Un bleu plus profond que les fosses marines. — Je te repose la question, petite, dit-il en conservant une voix calme. Comment tu t’appelles ? (L’enfant le contempla en silence.) D’où viens-tu ? (Pas plus de réaction.) Est-ce que tu es… ? Comment pouvait-il se poser une telle question ? — Est-ce que tu viens de Bleak Hope ? La fillette cligna des paupières comme si elle émergeait d’une transe. — Bleak Hope, répéta-t-elle. (Elle n’avait pas parlé depuis longtemps et sa voix était rauque.) Oui. C’est ça. Elle s’exprimait d’une manière si étrange que Toa frissonna presque. Ses mots étaient aussi vides que ses yeux. — Comment es-tu montée à bord de mon navire ? — C’est arrivé après. — Après quoi ? L’enfant l’observa et ses yeux brillèrent avec un tel éclat que le marin eut l’impression que son vieux cœur endurci se fendait dans sa poitrine. — Je vais vous raconter, affirma alors la fillette d’une voix aussi intense que son regard. Je vais vous raconter à vous et à personne d’autre. Et puis je n’en parlerai plus jamais. Elle était allée aux récifs et c’était pour cette raison qu’ils l’avaient manquée. Elle adorait les récifs. Elle adorait ces rocs noirs et anguleux sur lesquels on pouvait se hisser pour surplomber les déferlantes. Sa mère était terrifiée quand elle la voyait bondir d’un rocher à un autre.

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« Tu vas te faire mal ! » avait-elle l’habitude de crier. Et elle avait raison. La fillette se faisait mal. Souvent. Ses coudes et ses genoux étaient couverts de croûtes et de cicatrices laissées par les aspérités brutes et tranchantes. C’était sans importance. Elle aimait les récifs quand même. Lorsque la marée se retirait, on découvrait toujours des trésors à moitié enterrés dans le sable gris. Des carapaces de crabes, des arêtes de poisson, des coquillages et parfois, quand on avait beaucoup de chance, un morceau de verre de mer. La fillette était aux anges lorsqu’elle trouvait l’un de ces éclats colorés polis par les vagues. — Qu’est-ce que c’est ? avait-elle demandé à sa mère un soir qu’elles étaient assises autour du feu après avoir dîné d’un solide ragoût de poisson qui leur réchauffait le ventre. Elle avait tendu un morceau de verre écarlate devant les flammes, et des reflets carminés s’étaient mis à danser sur les murs en pierre de la hutte. — C’est du verre, ma petite mouette, avait répondu sa mère tandis que ses doigts couraient sur le filet de pêche de Père pour le réparer. Des éclats de verre polis par la mer. — Pourquoi on les a colorés ? — Pour qu’ils soient plus jolis, je suppose. — Et pourquoi on n’a pas de verre comme ça ? — Parce que ce sont des bêtises des terres du Nord. Nous n’avons pas besoin de ce genre de chose ici. Cette réponse n’avait fait qu’attiser la fascination de la fillette pour ces morceaux de verre. Elle avait continué à les ramasser, et quand elle en avait eu assez, elle les avait enfilés sur une cordelette de chanvre pour en faire un collier qu’elle avait offert à Père le jour de son anniversaire. Le pêcheur – un homme bourru et taciturne – avait pris le cadeau dans sa main tannée et observé les éclats écarlates, bleus et verts d’un œil méfiant. Puis son regard avait croisé celui de l’enfant, et il avait senti à quel point elle était fière de ce bijou, à quel point il était important pour elle. Ses traits burinés s’étaient chiffonnés pour esquisser un sourire et il avait noué la cordelette autour de son cou avec des gestes précautionneux. Les autres pêcheurs s’étaient moqués de lui pendant des semaines, mais chaque fois que ses doigts calleux effleuraient le verre de mer, un nouveau sourire venait éclairer son visage. Lorsqu’ils étaient arrivés, la marée était basse et la fillette fouillait le sable au pied des récifs. Elle avait aperçu le sommet des mâts de leur navire, mais elle était tellement absorbée par sa chasse au trésor qu’elle n’y avait pas prêté attention. Ce fut seulement quand elle grimpa en haut d’un rocher pour examiner sa récolte de coquilles et d’arêtes qu’elle remarqua

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à quel point le vaisseau était étrange. C’était un bateau trapu, presque cubique, avec trois grandes voiles et des sabords le long des murailles. Il était très différent des navires de commerce, et l’enfant lui trouva quelque chose d’inquiétant avant même qu’elle aperçoive l’épais nuage de fumée qui montait de Bleak Hope. Elle s’élança sur ses jambes fluettes et courut vers les quelques arbres rachitiques qui bordaient le village. S’il y avait un incendie, sa mère ne prendrait pas la peine de sauver les trésors entreposés dans un coffre en bois sous son lit. L’enfant ne pensait qu’à cela. Elle avait fouillé le sable humide pendant des heures pour les dénicher, et il n’existait rien de plus important à ses yeux. C’était du moins ce qu’elle croyait. Tandis qu’elle approchait, elle aperçut les flammes qui ravageaient le village tout entier. Et puis elle vit des hommes qu’elle ne connaissait pas. Des hommes qui portaient des uniformes blanc et or avec des casques et des cuirasses. Elle se demanda si c’étaient des soldats. Mais les soldats protégeaient les gens, ils ne les rassemblaient pas sur la place centrale en agitant leurs épées et leurs fusils d’un air menaçant. L’enfant s’arrêta brusquement. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait des armes à feu. Shamka, l’ancien du village, en possédait une, et chaque hiver, la veille de la nouvelle année, il tirait en direction de la lune pour l’arracher à son profond sommeil et invoquer le soleil. Mais les fusils des soldats étaient différents. En plus de leur crosse en bois et de leur canon en acier, ils étaient munis d’un cylindre. La fillette hésitait entre approcher et aller se cacher le plus loin possible, quand Shamka surgit de sa hutte. Il épaula son arme en poussant un hurlement furieux et appuya sur la détente. Le projectile pulvérisa le visage du soldat le plus proche et l’homme tomba dans la boue. Un autre soldat leva son pistolet et tira, mais il manqua sa cible et Shamka éclata d’un rire triomphant. L’homme tira de nouveau, sans recharger, et une expression d’intense surprise se peignit sur les traits de l’ancien. Il porta les mains à sa poitrine et bascula en arrière. Un cri monta dans la gorge de la fillette. Elle se mordit la lèvre aussi fort que possible pour le retenir et tomba à genoux dans l’herbe haute. Elle resta cachée dans le champ froid et boueux pendant des heures, serrant les mâchoires pour empêcher ses dents de s’entrechoquer. Elle entendit les soldats qui s’interpellaient, puis des coups de marteau et un bruissement de toile. Parfois, des villageois implorants demandaient pourquoi l’empereur était en colère contre eux, mais seul le claquement d’une gifle leur répondait.

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Le soleil se coucha et l’incendie s’éteignit. L’enfant plia ses membres engourdis pour se redresser en position accroupie et jeta un coup d’œil en direction du village. Une imposante tente en toile brune se dressait sur la place centrale. Elle était au moins cinq fois plus large que les huttes du village et des soldats armés de torches formaient un cercle tout autour. Les prisonniers avaient disparu. La fillette approcha avec prudence. Un homme de haute taille se tenait devant la tente. Il était vêtu d’une longue robe blanche dotée d’une capuche et portait une caisse en bois. Un soldat écarta le pan de tissu qui faisait office de porte et les deux hommes disparurent à l’intérieur de l’abri en toile. Ils en ressortirent quelques instants plus tard sans la caisse. Le soldat remonta le pan de tissu, l’attacha au-dessus de l’entrée et déroula un filet si fin qu’un moineau ne serait pas parvenu à passer entre les mailles. L’inconnu en robe tira un carnet de sa poche tandis que des soldats installaient une petite table et une chaise devant lui. Il s’assit et quelqu’un lui tendit une plume ainsi qu’un encrier. Il commença aussitôt à écrire, s’arrêtant souvent pour regarder à travers le filet qui couvrait l’entrée de la tente. Des hurlements s’échappèrent de l’abri de toile brune et l’enfant comprit que les villageois étaient à l’intérieur. Elle ignorait les raisons de leurs cris, mais elle eut si peur qu’elle se laissa tomber dans la boue et porta les mains à ses oreilles pour ne plus les entendre. Le silence revint au bout de quelques minutes, mais il fallut bien plus longtemps pour que la fillette trouve le courage de regarder de nouveau. Il faisait nuit et il n’y avait pas d’autre lumière que celle de la lanterne accrochée à l’entrée de la tente. Les soldats avaient disparu, mais l’inconnu en robe écrivait toujours sur son carnet. Il relevait parfois la tête vers le filet, puis jetait un coup d’œil à sa montre de gousset et fronçait les sourcils. L’enfant se demanda où les soldats étaient passés, puis elle remarqua les lumières qui brillaient à bord de l’étrange navire amarré le long du quai. Elle tendit l’oreille et distingua des voix rauques et masculines. Elle se glissa entre les hautes herbes et se dirigea vers le pan de toile le plus éloigné de l’homme en robe. Celui-ci était si concentré sur sa tâche qu’elle aurait pu lui passer sous le nez sans qu’il s’en aperçoive, mais le cœur de la fillette martela sa poitrine quand elle traversa l’espace dégagé entre les hautes herbes et la tente. Les piquets étaient si serrés qu’elle dut en arracher plusieurs avant de pouvoir se glisser sous la toile. Il faisait encore plus sombre à l’intérieur qu’à l’extérieur. L’air était lourd et étouffant. Les villageois étaient allongés par terre. Ils avaient les

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yeux fermés et étaient enchaînés à leurs voisins ou aux larges mâts qui soutenaient la tente. La caisse en bois était là, grande ouverte. Le sol était couvert de cadavres de guêpes aussi grosses que des oiseaux. Dans un recoin éloigné, l’enfant aperçut sa mère et son père. Ils étaient immobiles comme le reste des villageois. La fillette se dirigea vers eux d’un pas rapide tandis qu’une peur nauséeuse lui nouait le ventre. Son père esquissa un faible mouvement et un profond sentiment de soulagement envahit l’enfant. Il n’était peut-être pas trop tard pour sauver ses parents. Elle secoua sa mère avec douceur, mais celle-ci ne réagit pas. Elle secoua alors son père qui laissa échapper un gémissement. Il battit des paupières quelques instants, mais n’ouvrit pas les yeux. La fillette regarda autour d’elle en quête de la clé des fers. Elle entendit alors un bourdonnement près de son oreille. Elle tourna la tête et aperçut une guêpe géante au-dessus de son épaule. L’insecte se prépara à piquer, mais une main surgit de nulle part et le frappa avec violence. L’hyménoptère tourbillonna à travers la tente, une aile brisée, et s’écrasa lourdement. L’enfant se tourna et vit que son père s’était redressé. Son visage était déformé par la douleur. — Fuis ! grogna-t-il. Aussi loin que possible ! Il la saisit par le poignet et la poussa avec tant de force qu’elle tomba sur les fesses. La fillette le dévisagea avec des yeux écarquillés. Elle était terrifiée, mais elle aurait voulu faire quelque chose pour soulager la terrible souffrance qu’elle lisait sur le visage de son père. Autour d’elle, d’autres villageois s’agitèrent, les traits déformés par la même douleur. Et puis l’enfant vit le collier d’éclats de verre poli tressauter autour du cou de son père. Elle l’examina de plus près et le bijou trembla de nouveau. Son père écarquilla les yeux et se tordit soudain en arrière. Il ouvrit la bouche comme s’il voulait hurler, mais seul un gargouillis humide s’échappa de sa gorge. Un ver blanc épais comme un doigt émergea de son cou dans une gerbe de sang. D’autres surgirent de sa poitrine et de son ventre. La mère de l’enfant se réveilla en hoquetant et regarda autour d’elle comme une bête traquée. Des formes allongées serpentaient déjà sous sa peau. Elle tendit la main et appela sa fille. Les villageois tiraient sur leurs chaînes tandis que les vers jaillissaient de leur chair. En quelques instants, le sol fut couvert d’une masse blanche et grouillante. La fillette aurait voulu s’enfuir en courant, mais elle prit la main tendue et observa sa mère se tordre de douleur tandis que les immondes

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créatures la dévoraient de l’intérieur. Elle resta immobile. Elle ne détourna pas les yeux. Elle regarda jusqu’à la fin. Quand la malheureuse cessa enfin de bouger, l’enfant se redressa tant bien que mal, se faufila sous le pan de toile et se précipita vers les herbes hautes. À l’aube, les soldats revinrent avec de grands sacs en fibre de jute. L’homme en robe se glissa dans l’abri en toile, puis ressortit et écrivit sur son carnet. Il répéta l’opération à deux reprises, puis s’adressa à un officier. Celui-ci hocha la tête et fit signe à ses hommes d’entrer dans la tente. Ils ressortirent cinq minutes plus tard et la fillette remarqua que quelque chose grouillait au fond de leurs sacs. Probablement des vers. Ils montèrent à bord du navire pendant que leurs camarades démontaient la structure et pliaient la toile. Les cadavres apparurent peu à peu au grand jour. L’homme en robe observa les soldats déverrouiller les chaînes qui entravaient les corps. L’enfant en profita pour graver ses traits dans sa mémoire. Cheveux bruns, menton fuyant, visage de rongeur, cicatrice de brûlure sur la joue gauche. Les soldats plantèrent un étrange panneau sur le quai et embar­­ quèrent. Lorsque le grand navire trapu disparut à l’horizon, l’enfant sortit des hautes herbes avec précaution et se dirigea vers le village. Elle travailla sans relâche pendant des jours, voire des semaines, mais elle enterra tous les corps. Le capitaine Toa observa la fillette. Elle avait raconté son histoire avec une expression horrifiée et des yeux écarquillés, mais à présent qu’elle avait terminé, son visage avait retrouvé sa froideur et sa vacuité. — Ça s’est passé il y a combien de temps ? demanda le marin. — Je ne sais pas. — Comment es-tu montée à bord de mon navire ? Nous ne nous sommes pas mis à quai. — J’ai nagé. — On a jeté l’ancre à bonne distance de la côte. — Oui. — Et qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ? (L’enfant haussa les épaules.) Un bateau, ce n’est pas un endroit pour une petite fille. — Il fallait que je reste en vie. Pour retrouver cet homme. — Sais-tu qui il est ? Sais-tu ce que le symbole dessiné sur le panneau signifie ? (Elle secoua la tête.) Ce sont les armoiries des biomanciens de l’empereur. Tu n’as pas l’ombre d’une chance d’approcher cet homme. — J’y arriverai, dit l’enfant à voix basse. Tôt ou tard. Même si je dois y laisser ma vie. Je le retrouverai. Et je le tuerai.

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Le capitaine Sin Toa ne pouvait pas garder l’enfant à bord. Les légendes disaient que dans les mers du Sud, les jeunes filles – même si elles n’avaient que huit ans – attiraient l’attention des serpents de mer aussi sûrement qu’un seau rempli de sang. L’équipage risquait de se mutiner s’il ne se débarrassait pas de la gamine au plus vite. Il n’avait cependant pas l’intention de la jeter par-dessus bord ou de l’abandonner sur un îlot rocheux et désert. Le lendemain, le navire arriva à Quaiventeux et Toa demanda à rencontrer le responsable de l’ordre vinchen, un vieux moine rabougri du nom de Hurlo. — La petite a vu des choses que personne ne devrait voir, dit-il au religieux. (Les deux hommes se trouvaient dans la cour pavée du monastère et l’imposant temple de pierre noire se dressait devant eux.) La malheureuse est brisée. Je crois qu’une vie monacale est la seule chance qui lui reste. Hurlo glissa les mains dans les manches de sa robe noire. — Je compatis, capitaine. Vraiment. Mais l’ordre vinchen est réservé aux hommes. — Je suis sûr que vous pourriez employer une domestique, dit Toa. C’est une paysanne. Elle a l’habitude de travailler dur. Hurlo acquiesça. — Nous le pourrions, mais que se passera-t-il quand elle quittera l’enfance pour devenir une femme ? Elle risque de distraire mes frères de leurs devoirs. Surtout les plus jeunes. — Il vous suffit de la garder jusque-là. Vous lui aurez fourni un toit pendant quelques années. Vous l’aurez protégée assez longtemps pour qu’elle soit prête à affronter son destin. Hurlo ferma les yeux. — Elle n’aura pas la vie facile ici. — Je crois qu’elle ne saurait quoi faire si on lui proposait une vie facile. Hurlo examina Toa. À la grande surprise du capitaine, le moine esquissa un sourire et ses yeux marqués par les ans pétillèrent. — Très bien. Nous allons nous charger de cette pauvre enfant. Un soupçon de chaos apporte le changement, et le changement est parfois salutaire. Toa haussa les épaules. Il n’avait jamais compris Hurlo, ni les préceptes de l’ordre vinchen. — Si vous le dites, grand précepteur. — Comment s’appelle cette fillette ?

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— Pour une raison qui m’échappe, elle refuse de le dire. Je me demande si elle ne l’a pas oublié. — Dans ce cas, comment allons-nous l’appeler, cette pauvre enfant née d’un cauchemar ? Puisque nous sommes désormais ses improbables tuteurs, je suppose que c’est à nous de lui trouver un nom. Le capitaine réfléchit un moment en tirant sur sa barbe. — On pourrait peut-être lui donner un nom qui ressemble à celui de son village. Pour qu’elle en garde au moins un vague souvenir. Appelons-la Hope. Bleak Hope.



Chapitre 2

L

a nuit était tombée et Sadie avait trop bu pour pouvoir regagner son lit. L’ennui, c’était qu’elle ne pouvait pas rester dans la taverne non plus. — On ferme, Sadie, lança Madge Bretelles. Sadie leva la tête et regarda Madge en s’efforçant de réunir les deux images qui dansaient devant ses yeux. Madge était la patronne du Rat Noyé. Elle mesurait plus d’un mètre quatre-vingts et était si corpulente qu’elle portait des bretelles pour faire tenir sa jupe – d’où son surnom. Madge était une des personnes les plus respectées et les plus craintes des taudis de Laven la Nouvelle. Tous les habitants de Cercle Paradis, de Dos d’Argent et de la Pointe du Marteau savaient qu’elle faisait régner l’ordre dans son établissement. Les clients assez inconscients ou assez stupides pour faire des histoires finissaient avec une oreille arrachée – une humiliation qu’ils devaient supporter le reste de leur vie – et n’avaient plus le droit de remettre les pieds dans la taverne. Madge conservait sa collection de trophées dans de petits bocaux remplis de saumure derrière le bar. — Sadie, dit Madge. C’est l’heure. Il faut que tu partes. (Sadie hocha la tête et se leva à grand-peine.) Tu as un endroit où dormir ? Sadie agita la main en avançant d’un pas traînant sur le sol couvert de sciure. — Je suis assez grande pour m’occuper de moi. Madge haussa les épaules et entreprit de ranger les chaises sur les tables. Sadie sortit de la taverne en titubant. Les lampadaires produisaient une faible lumière tremblante qui repoussait à peine les ténèbres. Sadie plissa les yeux et scruta les environs dans l’espoir d’apercevoir une connaissance qui accepterait de l’héberger pour la nuit, mais la rue était

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presque déserte. Cela signifiait que les prévôts venaient de passer, ou qu’ils n’allaient pas tarder à le faire. — Foutredieu ! cracha-t-elle en grattant ses tresses sales. Elle descendit la rue d’un pas mal assuré et aperçut le simple panneau en bois qui servait d’enseigne à la Mère du Marin, une pensionauberge où les clients étaient parfois enlevés et embarqués de force sur des navires en manque de matelots. Heureusement, de Cercle Paradis à Dos d’Argent en passant par la Pointe du Marteau, tout le monde savait que Sadie la Teigne était une des pires voleuses, mercenaires et fauteurs de troubles de la région. Elle avait une solide réputation et personne n’était assez idiot pour lui chercher noise. Elle entra et demanda une chambre pour la nuit. L’aubergiste, un homme maigre à la peau flasque, répondait au nom de Backus. Il toisa la nouvelle venue d’un œil dubitatif. — Et pas d’entourloupe, hein ? dit Sadie. Elle posa un doigt au milieu du front de Backus et appuya assez fort pour y laisser une marque. — Bien entendu, répondit l’aubergiste en esquissant un mince sourire. Je vais m’occuper de toi moi-même. Mieux vaut éviter les… malentendus, n’est-ce pas ? — Soleil. Montre-moi le chemin, aubergiste. Backus la conduisit en haut d’un escalier en bois délabré, puis le long d’un couloir miteux dans lequel résonnaient des sanglots, des éclats de rire et des notes de violon. Quel abruti pouvait bien jouer de la musique à une heure pareille ? Backus s’arrêta et déverrouilla la dernière porte sur la gauche. Sadie entra en le bousculant et avança vers la paillasse posée à même le sol. — Tu veux un petit verre avant de te coucher ? demanda l’aubergiste. — Ça serait carrément soleil, Backus, dit Sadie. En fin de compte, peut-être que je me trompais sur ton compte. — J’en suis persuadé, dit l’aubergiste en souriant de nouveau. Sadie se coucha sur la paillasse sans prendre la peine de se débarrasser de sa jupe, de ses bottes et de ses couteaux. Elle contempla le plafond lézardé tanguer de manière fort désagréable en attendant le retour de Backus. Celui-ci revint quelques minutes plus tard avec une tasse contenant un breuvage délicieux. Si elle avait été dans son état normal, Sadie aurait senti les effluves de rose noire avant même de boire une gorgée, mais elle était ivre et elle vida la tasse d’un trait. Elle sombra dans les ténèbres quelques minutes plus tard.

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Quand elle se réveilla, Sadie n’était plus dans la chambre d’une pension-auberge minable. Elle était allongée sur le ventre sur une surface en bois, et il lui fallut un petit moment pour s’apercevoir que ladite surface tanguait. Un hublot circulaire laissait entrer juste assez de lumière pour qu’elle puisse observer l’endroit où elle se trouvait. Elle était dans la cale d’un navire. — Foutredieu ! Elle voulut se lever, mais ses mains et ses pieds étaient attachés par des cordes crasseuses. Elle réussit à s’asseoir et essaya de libérer ses poignets, mais sa position était inconfortable et le nœud de marin particulièrement complexe. Elle ne savait même pas par où commencer. Elle se laissa aller en arrière et son dos heurta un obstacle qui poussa un vague grognement. Elle se tourna et aperçut un jeune garçon allongé près d’elle, les chevilles et les poignets ligotés. Il était sale et vêtu de haillons. C’était sans doute un gamin des rues qui s’était fait ramasser, tout comme elle. — Hé, petit ! (Elle lui donna un puissant coup de coude dans les côtes.) Réveille-toi ! — Fiche-moi la paix, Bouche-trou, marmonna le garçon. Je n’ai rien pour toi. — Crétin ! lâcha Sadie en lui assenant un nouveau coup de coude. On s’est fait ensuder ! — Quoi ? Le garçon ouvrit les yeux. Des yeux rouges comme des rubis. De toute évidence, sa mère était accro à l’épice corallienne, une saleté particulièrement addictive qui vous rongeait le cerveau avec lenteur. Les enfants des femmes qui prenaient cette drogue naissaient dans un état de dépendance, et la plupart mouraient avant un mois. Sadie songea que ce gamin devait avoir une sacrée force de caractère pour avoir survécu. Une force bien cachée, car pour le moment, il était difficile de l’imaginer avec une volonté de fer : il pleurnichait et gémissait comme un chiot battu. — Mais… mais… mais où on est ? Qu… qu… qu’est-ce qui se passe ? bafouilla-t-il. Il s’était redressé et des larmes roulaient sur ses joues. Ses yeux rouges avaient disparu derrière une frange de cheveux bruns. — Je te l’ai dit, non ? On s’est fait ensuder. — Qu… qu… qu’est-ce que vous voulez dire ? — Putain, mais d’où y sort, le tombe-chatte ? Tu sais pas ce qu’ensuder veut dire ? Comment on peut vivre dans la rue et pas savoir ça ?

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Les lèvres du garçon frémirent comme s’il essayait de retenir de nouveaux sanglots. À la grande surprise de Sadie, il y parvint. Il remplit ses poumons par à-coups et prit la parole. — Je ne vis dans la rue que depuis un mois. Je n’ai pas eu le temps d’apprendre grand-chose. Je vous en prie, madame, dites-moi ce qui se passe. La femme et l’enfant se regardèrent quelques instants. En temps normal, Sadie aurait éclaté de rire ou craché par terre, mais ce jour-là, elle se contenta de soupirer en se demandant si cette compassion n’était pas un signe avant-coureur de vieillesse. — Comment tu t’appelles, gamin ? — Rixidenteron. — Foutredieu ! Rien que ça ? — Ma mère était peintre. Elle m’a baptisé en hommage à un grand artiste romantico-lyrique, Rixidenteron Trois. — Elle est morte, ta mère ? — Oui. Ils se turent, et pendant un moment, on n’entendit rien d’autre que les reniflements sporadiques du garçon, les grincements de la coque et le sifflement ténu de la proue fendant les flots. Le navire devait naviguer à vive allure. Sadie se décida à reprendre la parole. — Bon, alors voilà. On nous a collés sur un bateau en route pour les îles Méridionales. On a été recrutés de force. On va nous faire macérer ici un moment, puis on viendra nous voir. On nous collera peut-être une raclée histoire de nous faire comprendre qu’on n’a pas affaire à des rigolos, et on nous proposera un marché : soit on accepte de faire partie de l’équipage, soit on nous considère comme des passagers clandestins et on nous balance par-dessus bord. Les yeux du garçon s’étaient écarquillés tandis qu’il écoutait les explications de Sadie. Ils ressemblaient désormais à des soucoupes blanc et rouge. — Mais… (Ses lèvres tremblèrent de nouveau.) Je ne sais pas nager. — C’est l’idée. Et même si tu savais nager, on serait trop loin des côtes pour que tu puisses les rejoindre. Sans compter qu’il faudrait échapper aux requins et aux phoques. — Mais je… je… je ne veux pas aller dans les îles Méridionales, gémit Rixidenteron. On raconte qu’elles sont infestées de monstres, qu’on n’y trouve ni lumière ni nourriture, et qu’on n’en revient jamais. Qu’on ne peut pas en revenir ! Qu’une fois là-bas, on est condamné à y rester ! Pour toujours !

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Il parlait en sanglotant et ses mots jaillissaient comme des spasmes hachés. Sadie était à bout de patience. Elle envisagea de lui assener un bon coup de pied sur le crâne pour le faire taire. De toute manière, elle doutait qu’il puisse se révéler utile quand elle essaierait de s’échapper. Ce n’était pas un vrai poteau de Cercle Paradis. C’était le fils d’une artiste qui lui avait sans doute donné le sein jusqu’à cinq ans. Sadie avait du mal à croire qu’il avait survécu un mois livré à lui-même. Il y était pourtant parvenu et ne semblait pas mourir de faim. Il devait donc avoir quelques qualités, mais Sadie était bien incapable de deviner lesquelles. Les sanglots de Rixidenteron laissèrent la place à des reniflements. Sadie reprit la parole, ne serait-ce que dans l’espoir de faire cesser ce bruit horripilant. — Dis-moi un peu, Rixi machin-chose, elle était comment, ta mère ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Le garçon renifla une dernière fois et essuya ses yeux rouges embués de larmes d’un revers de manche. — Vous voulez vraiment le savoir ? — Bien sûr que je veux le savoir, répondit Sadie. Malgré ses poignets et ses chevilles liés, elle cala son dos contre un sac de patates et chercha une position aussi confortable que possible. Il s’écoulerait peut-être des heures avant que quelqu’un daigne descendre dans la cale, et en attendant, elle ne pouvait rien faire. L’histoire d’un fils d’artiste – aussi ennuyeuse fût-elle – l’aiderait à passer le temps. — D’accord, dit Rixidenteron avec un visage sérieux. Mais il faut me promettre que vous ne le répéterez à personne. — Je te le jure sur le braquemart violacé de mon père. La mère de Rixidenteron, Gulia Pastinas, était la cadette d’une famille aisée qui vivait dans les quartiers nord de Laven la Nouvelle, bien loin de la crasse et de la violence de Cercle Paradis, de Dos d’Argent et de la Pointe du Marteau. Elle était assez jolie, mais si têtue et si rebelle que son père désespérait de la marier un jour. C’était très ennuyeux, car dans ce milieu, il était fort mal vu de laisser travailler les femmes et celles-ci restaient donc à la charge de leurs parents tant qu’elles étaient célibataires. À cette époque, il était de bon ton que les enfants de bonne famille se frottent à la culture bohème, et le père fut donc ravi quand Gulia lui apprit qu’elle avait l’intention de rejoindre un groupe d’artistes installé à Dos d’Argent. Il n’imaginait pas que les choses iraient plus loin. Pour lui,

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il ne s’agissait que d’une passade, des vacances qui feraient le plus grand bien à sa petite fille chérie. Mais il s’avéra que la jeune fille avait un talent extraordinaire et que contrairement aux attentes de son père, elle ne regagnerait pas la maison familiale quelques mois plus tard, la mine penaude. Elle ne rentrerait jamais. D’abord parce qu’elle devint l’idole de la communauté artistique de Laven la Nouvelle et qu’elle n’eut bientôt plus un moment à elle, puis parce qu’elle tomba gravement malade. De toute manière, elle n’aurait jamais accepté de retourner vivre dans la maison familiale. Le père de Rixidenteron était un prostitué, descendant d’une longue lignée de prostitués des deux sexes. Il n’avait jamais imaginé que sa profession puisse poser un problème avant la fête au cours de laquelle il rencontra une ravissante artiste aux yeux sombres. La belle inconnue lui parla quelques minutes et déclara soudain qu’elle avait l’intention de l’arracher à son misérable destin. Elle était riche, car elle venait de vendre une nouvelle série de tableaux, et elle était enthousiaste, car elle se droguait depuis peu à l’épice corallienne. Elle invita le jeune homme chez elle et insista pour qu’il renonce au commerce de la chair. Il esquissa un sourire doux et chaleureux, puis hocha la tête avec grâce. Il était sous le charme de cette femme qui réunissait élégance sophistiquée et passion brûlante. Il se serait jeté du haut d’un pont si elle le lui avait demandé. Ils s’installèrent ensemble, et pendant que la jeune femme peignait, il cuisinait et faisait le ménage. Pendant un temps, ils furent heureux, puis Rixidenteron vint au monde et tout changea – comme cela arrive souvent à la naissance d’un enfant. Leur fils naquit avec les yeux rouges – des yeux qui trahissaient la dépendance de la mère à l’épice corallienne – et les amis du couple déclarèrent qu’il ne vivrait pas plus d’une semaine. Peut-être l’enfant cachait-il vraiment une force de caractère hors du commun, ou peut-être eut-il la chance que ses parents se dévouent corps et âme à sa survie. Ils se privèrent de nourriture afin de pouvoir acheter les remèdes que la sœur de l’artiste se procurait chez des apothicaires des quartiers aisés. La vie devint si difficile que le père de Rixidenteron proposa de reprendre ses anciennes activités, mais la mère refusa. Elle ressortit ses pinceaux et se mit à peindre. Elle peignit avec tant de rage et tant d’acharnement que les pigments s’incrustèrent définitivement dans la peau de ses mains. Des années plus tard, les critiques affirmeraient qu’elle avait produit ses œuvres les plus remarquables au cours de cette période. Contre toute attente, Rixidenteron survécut, et quand les parents fêtèrent son premier anniversaire, ils crurent que le pire était passé.

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Malheureusement, la peinture utilisée par la mère contenait une toxine de méduse. Cette toxine était inoffensive à faible dose, mais elle avait contaminé le corps de l’artiste pendant des années et commencé à attaquer le système nerveux. Entre cet empoisonnement et les effets de l’épice corallienne, la mère de Rixidenteron avait de plus en plus de mal à peindre. Lorsque son enfant fêta son deuxième anniversaire, elle n’était plus capable de tenir un pinceau convenablement. Une fois de plus, le père proposa de reprendre ses anciennes activités. Une fois de plus, elle refusa. Elle décida d’enseigner son art à Rixidenteron pour qu’il peigne à sa place, mais elle lui acheta une paire de gants en cuir afin qu’il ne connaisse pas le même sort qu’elle. Puis elle le mit au travail. À l’âge de quatre ans, l’enfant était capable de représenter les images qu’on lui décrivait avec une précision stupéfiante. Il peignait des heures d’affilée pendant que sa mère restait allongée sur le canapé défoncé de l’appartement. Les mains tremblantes posées sur les yeux, elle décrivait dans un murmure les images qu’elle avait en tête pour que son fils les couche sur une toile. L’enfant adorait les moments qu’ils passaient ensemble et il était fier d’aider sa mère, une artiste de renom, à produire de nouvelles œuvres. Mais au fil du temps, cette collaboration devint de plus en plus difficile. Confrontée à la maladie de Rixidenteron et à sa propre infirmité, la mère aurait pu choisir de renoncer à l’épice corallienne, mais elle sombra dans la dépendance. Lorsque son fils eut six ans, elle ne décrivait plus que des images incohérentes, et c’était Rixidenteron qui concevait la majeure partie des toiles. Mais si l’enfant maîtrisait la technique de sa mère, il était encore bien loin de posséder son génie imaginaire – il suffisait de regarder l’une de ses œuvres pour s’en rendre compte. Les critiques déclarèrent que Gulia Pastinas était une artiste du passé et qu’elle ne produirait plus rien d’intéressant. Cette fois-ci, le père se passa de l’avis de sa femme et reprit ses anciennes occupations. Il n’était plus tout jeune et la vie n’avait pas été tendre avec lui, mais il était toujours bel homme. Il réussit à gagner assez d’argent pour acheter anonymement les œuvres de son épouse. Pour qu’elle continue à croire qu’elle faisait encore vivre la famille. Rixidenteron le savait, mais quand il trouva enfin le courage de raconter la vérité à sa mère, celle-ci n’était plus en mesure de comprendre ce qu’il lui disait. En apparence, du moins. Rixidenteron avait encore des doutes à ce sujet. Après tout, c’était la nuit où il lui avait tout raconté que sa mère avait succombé à une surdose d’épice corallienne. La vie continua comme par le passé, mais un an plus tard, le père n’avait plus que la peau sur les os et il était devenu blême. Peut-être était-il

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malade ou peut-être ne supportait-il pas la disparition de sa compagne. Quoi qu’il en soit, il ne fit aucun effort pour se soigner, et une semaine avant son huitième anniversaire, Rixidenteron le découvrit mort dans son lit. L’enfant lava le corps, brûla les draps et partit pour ne plus revenir. — Mais comment t’as fait pour survivre dans la rue ? demanda Sadie. Comment t’as pu survivre alors que visiblement, tu ne connais rien de rien à ce genre de vie ? Rixidenteron haussa les épaules. — J’ai rencontré des garçons qui ont accepté de me garder avec eux. Parce que je suis doué pour prendre des trucs. — Qu’est-ce que tu veux dire par prendre des trucs ? — Mes mains sont plus lestes que celles des autres. Peut-être parce que j’ai peint beaucoup, je ne sais pas. Pour moi, c’est facile de voler un portefeuille, une montre et tout ce qui s’ensuit. Les gens ne se rendent compte de rien. Les yeux de Sadie se mirent à briller. — C’est un talent rare et très utile. (Elle baissa la tête et regarda le nœud complexe qui maintenait ses mains prisonnières.) Je suppose quand même que tes jolies menottes ne peuvent pas dénouer ça ? — Je pense que si. — Alors que tes poignets sont attachés ? — Je peux toujours essayer. — Qu’est-ce que tu attends ? Quand un marin se décida enfin à venir jeter un coup d’œil aux prisonniers, le soleil était couché et un timide rayon de lune entrait par le hublot. Sadie et Rixidenteron entendirent l’homme avant de le voir. Ses bottes claquèrent lourdement sur les marches en bois tandis qu’il descendait l’escalier en marmonnant. — Des gonzesses et des gamins dans un équipage… La traversée s’annonce vraiment pourrie. C’était un gaffe d’un certain âge dont la barbe et la chevelure noires étaient parsemées de nombreux poils et cheveux blancs. Il portait un gilet distendu par une volumineuse bedaine et marchait en boitillant. Sadie et l’enfant étaient assis l’un à côté de l’autre sur le sol, les cordes bien en évidence autour de leurs chevilles et de leurs poignets. La mercenaire s’efforça de garder une expression imperturbable quand le marin l’observa en plissant des yeux embrumés par l’alcool. — Écoutez-moi bien, tous les deux. Vous vous êtes portés volontaires pour faire partie de l’équipage de ce navire, le Vent Sauvage.

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Si vous êtes bien sages et si vous obéissez aux ordres du capitaine et aux miens, vous serez libres de débarquer la prochaine fois qu’on fera escale à Laven la Nouvelle. Il est même possible qu’on vous donne un peu d’argent. Mais si vous ne vous tenez pas à carreau, on vous fouettera jusqu’à ce que vous soyez aux portes de la mort. Je vais vous aider à vous faire une idée. (Il leva son énorme main et gifla Sadie avec tant de force qu’il lui fendit les lèvres.) Comme ça, mais encore pire. Est-ce que je me suis bien fait comprendre ? Sadie sourit et un filet de sang s’écoula du coin de sa bouche. — Tu sais pourquoi on m’appelle Sadie la Teigne ? Le marin se pencha vers elle. Son haleine empestait le grog. — À cause de ton hygiène ? Elle lui donna un coup de tête en plein visage. L’homme la regarda, bouche bée, tandis qu’un flot de sang s’échappait de son nez brisé. Sadie se débarrassa de la corde desserrée qui entourait ses poignets et tira la dague cachée dans sa botte. Elle planta l’arme dans la gorge du marin et tourna la poignée avec lenteur. Une gerbe écarlate éclaboussa son visage et l’homme glissa contre elle, secoué de spasmes. Elle appuya sur le manche d’un geste sec et la lame descendit jusqu’au sternum. Puis elle libéra la dague et le marin s’effondra lourdement. Sadie essuya son visage d’un revers de manche, se pencha en avant et récupéra l’épée de sa victime. — Tiens, dit-elle en donnant le couteau au garçon. Il y en a sûrement d’autres sur le pont. Il va sans doute falloir qu’on les tue tous. (L’enfant contempla le couteau taché de sang qu’il tenait dans la main.) Red. (Il ne réagit pas et elle lui assena une claque sur la nuque.) Regarde-moi quand je te parle. (Il leva la tête et cligna des paupières.) Red. C’est comme ça que tu t’appelles maintenant. Je te prends sous mon aile. C’est pas soleil, ça ? (L’enfant écarquilla les yeux, puis acquiesça.) Maintenant, allons expliquer à ces gaffes qu’on n’a pas du tout l’intention de se laisser ensuder. Dehors, il faisait sombre, et seule la faible lumière de la lune éclairait le pont. L’homme de garde fut si surpris de voir les prisonniers hors de la cale qu’il n’eut pas le temps de prononcer un mot avant que l’épée lui transperce l’œil. Il s’effondra aussitôt et Sadie batailla quelques instants pour dégager la lame enfoncée dans son crâne. La plupart des marins étaient ivres, endormis ou les deux. Cela ne dérangeait pas Sadie. Ces hommes méritaient le sort qui les attendait. Elle n’était pas une maîtresse escrimeuse et elle remonta le pont en massacrant l’équipage avec la grâce d’un boucher fou furieux. Quand elle arriva devant la cabine du capitaine, elle avait le souffle court, les muscles de son bras étaient douloureux et elle

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était couverte du sang de six hommes. La porte était fermée à clé et elle frappa dessus avec le pommeau de son épée. — Sors de là, tripaille de poisson ! — Sadie ! hurla Red d’une voix suraiguë. Sadie se tourna juste à temps pour voir l’homme qui se tenait trois mètres plus loin. Il portait un chapeau à large bord et pointait un pistolet vers elle, mais au moment où il allait tirer, quelque chose siffla dans la pénombre. Le marin laissa tomber son arme et saisit le manche du couteau qui venait de se planter dans sa poitrine. La main de Red était vide. Il esquissa un sourire penaud tandis que ses yeux rouges brillaient à la lumière de la lune. — Je visais le pistolet, dit-il. Sadie sourit à son tour et lui donna une claque dans le dos. — Beau boulot, Red. Je savais bien qu’il y avait un peu de courage sous tes airs de pleurnichard intello. Maintenant, faisons faire demi-tour à ce rafiot et rentrons à Laven. Il faut que j’explique à un certain gaffe pourquoi personne ne s’amuse à ensuder Sadie la Teigne. Et je te jure que ça va durer un bon moment. Le voyage du retour ne fut pas une partie de plaisir. Sadie et Red ne connaissaient rien à la navigation et tous les marins étaient morts, mais le vent leur fut favorable et ils parvinrent à regagner Laven la Nouvelle. Ils auraient dû finir leur course en défonçant un appontement, mais par chance, Sadie connaissait quelques poteaux qui travaillaient au port. Avec leur aide, elle réussit à accoster sans couler le Vent Sauvage ou un autre navire. Sadie descendit sur le quai, remercia ses amis d’un grognement laconique et s’éloigna d’un pas lourd, son épée ensanglantée à la main. Red se dépêcha de la rattraper, impatient de voir sa nouvelle héroïne réclamer vengeance. Il était tôt et Backus n’était pas encore arrivé à la Mère du Marin, alors Sadie se rendit au Rat Noyé. Elle ouvrit la porte sans ménagement et hurla : — Backus ! Misérable petit ver de trou du cul ! Backus leva la tête de sa chope de bière et tourna son visage flasque vers l’entrée de la taverne. Les autres clients se turent tandis que leurs yeux passaient de Sadie à Backus et inversement. — Tiens donc, si ce n’est pas Sadie la Teigne, lâcha Backus avec tout le calme dont il était capable. Je ne m’attendais pas à te revoir de sitôt. Tu es si moche que même les marins n’ont pas voulu toi ?

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— Tes marins, je les ai bien arrangés, mais quand j’en aurai terminé avec toi, tu regretteras de ne pas avoir leur gueule ! Sur ces mots, elle brandit son épée et s’élança vers le tenancier de la Mère du Marin. Backus écarquilla les yeux, car tout le monde savait qu’il ne fallait pas faire d’histoires au Rat Noyé. Sadie traversa la salle et la terreur se peignit sur les traits de l’aubergiste. Madge Bretelles surgit de nulle part et un feulement animal s’échappa de ses lèvres épaisses. Elle saisit le bras de Sadie, tira assez fort pour la soulever de terre et abattit la main sur la table la plus proche. Des chopes remplies de bière voltigèrent à travers la salle et Sadie lâcha son épée. — Tu devrais savoir qu’on ne cherche pas les ennuis ici, Sadie, dit Madge dans un grondement rauque. — Faut que je lui apprenne ! s’exclama Sadie en essayant d’échapper à la poigne de fer de la tavernière. Faut que tout le monde sache qu’on n’ensude pas Sadie la Teigne ! — Je comprends, dit Madge. Mais il faut que tout le monde sache que personne ne tue personne dans ma taverne. Toi comprise. Maintenant, fous le camp. Madge avait de l’affection pour Sadie et elle voulait lui laisser une chance. Si Sadie l’avait saisie, l’histoire se serait arrêtée là, mais… — Je ne sortirai pas avant que tout le monde le sache ! Elle s’élança vers Backus, mais Madge ne lâcha pas prise. La tavernière poussa un grognement, tira sur le poignet de Sadie pour la ramener contre elle et passa un bras autour de sa tête. Puis elle se pencha en avant et lui arracha une oreille d’un coup de dents. On entendit un horrible bruit de chair déchirée et une gerbe de sang jaillit de la blessure. Un hurlement de rage et de douleur fit trembler le miroir accroché derrière le comptoir. Sadie porta les mains à la plaie sanglante pendant que Madge se redressait, l’oreille et une touffe de cheveux entre les dents. Sadie se rua vers la sortie en étouffant des sanglots d’humiliation. Les clients tournèrent la tête vers Madge. La tavernière se dirigea vers le comptoir d’un pas tranquille, attrapa un bocal et cracha l’oreille dedans avant de le ranger avec le reste de sa collection. Red s’aperçut que l’épée ensanglantée était toujours sur la table. Il ignorait ce que lui réservait l’avenir, mais il savait que sa nouvelle amie en aurait sans doute besoin. Il s’élança au moment où Backus se tournait vers l’arme. Il la saisit avant que l’aubergiste ait le temps de tendre le bras, puis il se précipita vers la sortie et rejoignit Sadie.

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Elle se dirigeait vers les quais d’un pas mal assuré. Elle crachait des jurons et pleurait, une main plaquée sur le côté de la tête. Du sang suintait entre ses doigts. — Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Red d’une voix stridente. — Je suis finie ! hurla la femme blessée. Sadie la Teigne, ridiculisée en public ! Madge Bretelles a ajouté mon oreille à sa collection et je ne pourrai jamais plus entrer dans sa taverne. — Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? — On ? gronda la mercenaire. Qu’est-ce qu’on fait ? Red crut qu’elle allait le gifler, mais elle se figea et fronça les sourcils. Puis elle se tourna vers les quais. Le Vent Sauvage était toujours amarré là où ils l’avaient laissé. — On, dit-elle d’une voix plus douce. (Et elle répéta dans un murmure.) On. Elle se tourna vers Red et sourit. — On se lance dans une nouvelle carrière, mon cher poteau. À quoi bon végéter dans des coins aussi pourris que Cercle Paradis, Dos d’Argent ou la Pointe du Marteau alors qu’il y a mille endroits merveilleux qui nous appellent, qui nous implorent de venir dérober leurs richesses ? Sadie la Teigne n’est plus, mais Sadie la Reine des Pirates va entrer en scène.


Chapitre 3

L

es côtes de Quaiventeux étaient taillées dans une roche sombre dont les arêtes avaient été polies par les attaques incessantes des vagues glacées. À l’intérieur des terres, le sol était noir et dur, mais quand on le travaillait dans les règles, il produisait des récoltes abondantes – surtout de l’orge et du houblon dont les moines vinchens se servaient pour brasser une bière brune appréciée aux quatre coins de l’empire. Une bonne partie de l’île était couverte de champs et le monastère vinchen se trouvait au centre. Les disciples de Manay le Juste – un des grands maîtres les plus sages de toute l’histoire de l’empire – l’avaient construit des siècles plus tôt en taillant la roche sombre de l’île. De longs bâtiments rectangles formaient un carré autour d’une place au centre de laquelle se dressait le temple. Le sud du monastère abritait les logements communs des moines ainsi qu’une – humble – maison destinée au Grand Précepteur. Les cuisines se trouvaient au nord, la brasserie à l’ouest. Le Grand Précepteur Hurlo avait vu de nombreux garçons franchir les portes en fer noir du monastère avec une lueur terrifiée dans le regard. La plupart d’entre eux étaient des enfants gâtés issus de familles aisées. Leurs parents les envoyaient ici parce qu’ils n’arrivaient pas à se faire obéir. Hurlo se rappelait encore un temps où la cléricature était une carrière recherchée, voire distinguée. Mais aujourd’hui, il s’écoulait des années avant que les novices commencent à comprendre ce que Hurlo et les moines essayaient de leur inculquer. Le vieil homme avait fini par accepter cette évolution des mœurs. Il était cependant incapable de dire ce qu’il attendait de la fillette vêtue de loques crasseuses. Sa présence était quelque chose de tout à fait nouveau pour lui et pour le reste de l’ordre. Ses yeux bleu sombre

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examinaient tout ce qui se trouvait autour d’elle, mais ne trahissaient aucune émotion. — Bonjour, mon enfant, dit Hurlo. Je suis le Grand Précepteur Hurlo. Je te souhaite la bienvenue au monastère vinchen. — Merci, dit-elle d’une voix à peine audible. — Eh bien, bonne chance, Hurlo, dit Toa en lui tendant une grosse main poilue. Le moine la serra avec chaleur. — Je vous souhaite bon vent pour vos voyages. Lorsque Toa fut parti, Hurlo rassembla les moines et les étudiants sur la place. Tout le monde regarda la fillette qui se tenait près de lui avec un mélange de surprise, d’incompréhension et de répugnance. — Je vous présente Hope Bleak, dit Hurlo. Une pauvre enfant qui se retrouve sans famille et sans maison par la faute d’un biomancien. Elle va vivre avec nous. Elle aidera aux tâches ménagères et aux petits travaux jusqu’à ce qu’elle soit assez âgée et assez forte pour nous quitter. Aucun moine n’eut l’impudence de critiquer cette décision, mais Hurlo entendit des hoquets de surprise et d’indignation. Cela n’avait rien de très étonnant. Aucune personne de sexe féminin, quel que soit son âge, n’avait jamais franchi les portes du monastère, et voilà qu’il demandait à ses frères de cohabiter avec cette enfant. Pendant des années peut-être. — Vous pouvez retourner à vos occupations, reprit-il d’une voix calme. Les moines se dispersèrent sans hâte, en jetant de nombreux coups d’œil au Grand Précepteur et à la fillette. Hurlo songea qu’il serait intéressant de voir comment ils allaient réagir à ce changement. Le Livre des Tempêtes affirmait qu’il n’existait qu’un paradis, mais plusieurs enfers. Chaque enfer était unique, mais tout aussi cruel que les autres. Le texte sacré expliquait que la souffrance humaine ne connaissait pas de limite et qu’il y avait donc une infinité de manières de l’infliger. Le Grand Précepteur Hurlo songeait souvent à ce passage. Il songeait qu’aux yeux des jeunes garçons qui arrivaient au monastère, Quaiventeux ressemblait sans doute à un de ces enfers. L’île était loin des grandes villes et des riches domaines du Nord où ils avaient passé leur enfance. Elle se trouvait au cœur des îles Méridionales, à l’autre bout du monde par rapport à Pierrecime, la capitale chaude et ensoleillée de l’empire. Pour de nombreux frères plus âgés, l’enfer prenait la forme du plus infime changement. Certains cédaient à une véritable panique lorsqu’un événement imprévu perturbait leur routine fossilisée par des années de pratique. Au cours des semaines suivantes, ils s’efforcèrent de ne pas prêter

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attention à l’enfant, mais il ne fallait surtout pas qu’elle dérange leurs petites vies. Quand elle nettoyait leurs quartiers, ils se plaignaient à Hurlo qu’elle faisait trop bien le ménage. Quand elle les servait à l’heure du repas, ils se plaignaient à Hurlo qu’elle remplissait trop leur assiette. D’autres avaient eu l’impression de plonger en enfer le jour même de son arrivée. Pourtant, l’enfant pâle et silencieuse portait une vieille robe de moine raccourcie qui couvrait jusqu’à ses chevilles et cachait ses caractéristiques féminines. Mais certains frères étaient incapables de se concentrer sur la plus simple des tâches quand elle était dans la même pièce qu’eux. Le Livre des Tempêtes affirmait que l’enfer personnel d’un individu révélait bien des choses sur sa personnalité. Tout comme sa réaction quand il était confronté à cet enfer. Hurlo s’aperçut que si certains critiquaient la présence de l’enfant ou s’efforçaient de l’ignorer, d’autres faisaient de leur mieux pour amadouer le petit diable blond responsable de leurs souffrances. Quelques frères bien intentionnés complimentèrent la fillette et lui offrirent des sucreries, mais son regard bleu et insondable les découragea rapidement. Hurlo observa les réactions suscitées par l’enfant pendant quelques jours, puis se reconcentra sur ses études et la méditation. Il ne remarqua donc pas tout de suite que certains frères avaient commencé à traiter la fillette avec méchanceté. Il s’était écoulé une semaine depuis l’arrivée de Hope au monastère. L’enfant ne serait pas allée jusqu’à dire qu’elle était heureuse – elle se demandait souvent si elle pourrait l’être de nouveau –, mais elle menait une vie tranquille. Elle avait un endroit chaud où dormir et elle mangeait trois fois par jour. Elle ne comprenait pas grand-chose à la vie des frères vinchens. Ils méditaient, ils lisaient, ils faisaient de l’exercice, et chaque soir, avant le dîner, ils se rassemblaient dans le temple pour prier. Ces activités n’avaient jamais été très populaires dans son village, et en un sens, ces journées calmes et tranquilles lui semblaient encore plus étranges que son séjour mouvementé à bord du navire du capitaine Toa. Au monastère, elle savait ce qu’on attendait d’elle. Nettoyer les petites pièces avec soin, servir la nourriture simple, laver et raccommoder les vêtements modestes. Ces tâches ne lui procuraient aucun plaisir, mais leur monotonie lui apportait un sentiment de paix intérieure. Elle savourait ces moments, car le reste du temps, elle ne songeait qu’à la mort et à la vengeance. La nuit était une épreuve particulièrement difficile. Dès qu’elle

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s’allongeait sur sa paillasse, de sombres pensées l’oppressaient et elle avait du mal à respirer. Et quand elle parvenait enfin à s’endormir, c’était pour sombrer dans un sommeil rempli de cauchemars. — Hé, paysanne ! Hope venait de nettoyer les toilettes extérieures et se dirigeait vers la cuisine. Elle s’arrêta et se tourna. Crunta était appuyé contre l’embrasure d’une porte du dortoir des moines. Il devait avoir douze ou treize ans et c’était un des plus jeunes novices du monastère. Quand Hurlo lui avait expliqué ce qu’elle aurait à faire, il lui avait dit que son rôle consistait avant tout à faciliter la vie des moines. Les novices, eux, devaient se charger eux-mêmes de leurs corvées quotidiennes. La fillette se demanda donc pourquoi Crunta l’appelait. — Moi ? — Oui, toi, espèce d’idiote. Il lui fit signe d’approcher. Ne sachant pas trop comment réagir, Hope obtempéra. — Suis-moi, dit-il. Il entra dans le dortoir et la fillette lui emboîta le pas. Le bâtiment se composait d’une seule pièce. Des paillasses avec de petits traversins étaient disposées à égale distance les unes des autres sur le parquet lustré. Crunta ôta sa robe noire de moine. En dessous, il ne portait qu’un sous-vêtement qui laissait apparaître son torse et la plus grande partie de ses jambes. Il était mince et musclé. Sa poitrine était presque glabre. Il roula sa robe en boule et la lança à la fillette. — Lave-la et rapporte-la-moi sans attendre. Les novices étaient censés laver leur linge, Hope en était certaine, mais elle n’osa pas protester. — Bien, frère. Le garçon leva la main et la gifla. — Je ne suis pas ton frère. Tu m’appelleras maître. Hope le regarda et sentit une rage sourde se répandre en elle. Elle imagina Crunta hurlant de douleur pendant que de gros vers déchiraient sa chair, mais elle savait qu’elle ne pouvait rien faire. Elle n’était qu’une petite fille impuissante. — Bien, maître, dit-elle en ravalant sa colère. Crunta se dirigea vers sa paillasse d’un pas tranquille et s’y allongea. — Et ne traîne pas, dit-il en prenant un livre. Hope porta la robe qui empestait la sueur et la bière éventée jusqu’au lavoir qui était près de la cuisine. Elle la frotta avec colère en imaginant que c’était le visage de Crunta qu’elle écrasait sur les lattes de la planche à laver.

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Puis elle étendit le vêtement au-dessus des charbons rougeoyants de la cuisine en imaginant cette fois que les braises crépitaient sur la poitrine nue du novice. Elle savait que ses pensées étaient mauvaises, mais elles soulageaient un peu sa colère. Un peu seulement. Quand elle traversa la cour en portant la robe pliée avec soin, un sentiment de rage impuissante lui tordait le ventre. Crunta était toujours allongé sur sa paillasse en sous-vêtement. Elle posa la robe à ses pieds. — Autre chose, maître ? Il la regarda par-dessus son livre, puis se leva et se dirigea vers elle sans prêter attention à la robe. Hope lui arrivait tout juste à l’épaule et elle contempla sa poitrine plutôt que de croiser ses yeux qui brillaient étrangement. Elle ne connaissait pas la signification de cette lueur, mais elle sentit sa peau se hérisser. Crunta tira la capuche de la fillette en arrière et leva une main pour saisir une boucle de cheveux. Hope voyait sa poitrine se soulever de plus en plus vite. Elle tremblait, mais elle était incapable de dire si c’était de peur ou de dégoût. — Frère Crunta ! Hope tourna la tête et la mèche de cheveux glissa entre les doigts du novice. Wentu, un vieux frère, se tenait dans l’encadrement de la porte. Le mécontentement se lisait sur son visage ridé. — On ne se présente pas devant une fille en sous-vêtement ! C’est indécent ! Crunta recula avec lenteur et nonchalance, puis esquissa un sourire narquois. — Bien, frère. (Il se pencha et ramassa la robe avant de la porter à son nez.) Beurk ! Ça empeste les cuisines ! Tu veux donc que je pue comme un domestique ? — Dé… dé… désolée, maître, bredouilla Hope. Vous m’avez demandé de faire vite alors je l’ai fait sécher au-dessus des braises. Je ne voulais pas… Il la gifla de nouveau. — Novice…, dit Wentu sur un ton désapprobateur. — Tu as de la chance que je ne te corrige pas jusqu’au sang ! gronda Crunta en levant le poing. Fiche le camp, petite paysanne crasseuse ! Hope courut jusqu’à sa paillasse, au fond de la cuisine, et se recro­­­ quevilla dessus. Elle avait envie de pleurer, mais ses yeux étaient secs. Des pensées violentes et vengeresses tourbillonnaient dans sa tête. Elle songea que Crunta était sans nul doute la personne la plus cruelle du monastère. Elle ne connaissait pas encore Racklock.

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Hope aimait s’occuper du temple. Le sol, les murs et l’autel étaient taillés dans la roche noire et lisse qu’on trouvait sur l’île, mais quand tout était poli et rutilant, l’endroit était lumineux et solennel. La fillette adorait les chandelles de prière qui brûlaient en répandant un parfum de jasmin, mais elle aimait encore plus les grands vitraux au sommet du bâtiment. Elle ne savait pas qui étaient les étranges créatures et les guerriers en armure noire qu’ils représentaient, mais les couleurs lui rappelaient le collier de verre de mer qu’elle avait fabriqué pour son père. Elle avait cru qu’elle n’éprouverait plus jamais de tels sentiments, mais une petite braise brûlait encore au fond d’elle. Une petite braise attisée par les rayons du soleil colorés par les vitraux. — C’est donc ici que tu te caches pour ne pas travailler, dit une voix grave. Hope s’arracha à la contemplation des panneaux de verre et se tourna. Racklock, un moine petit et puissamment bâti, l’observait, les bras croisés et le visage dur. Dans la hiérarchie du monastère, Racklock venait juste après Hurlo, et tous les frères le craignaient. — Mon travail consiste à nettoyer le temple chaque jour, maître. — Je ne te vois pas nettoyer. (Racklock fit un pas vers elle.) Je te vois bayer aux corneilles. Nous te nourrissons, nous te vêtons, nous te donnons asile alors que le monde extérieur n’aurait fait qu’une bouchée de toi, et c’est ainsi que tu nous remercies ? Crunta avait appris à la fillette qu’il était parfois dangereux de vouloir se défendre. Elle se contenta donc d’incliner la tête. — Pardon, maître. — Tu n’es pas encore une femme, mais tu es déjà prompte à employer la fourberie pour te tirer d’affaire, dit Racklock avec un calme méprisant. Il avança et ouvrit une armoire qui contenait un assortiment d’objets hétéroclites. Il prit une longue verge en bois et l’examina. — Tu arrives peut-être à tromper les autres, mais je t’ai percée à jour. Tu n’es qu’une vile abomination qui cherche à détruire l’ordre vinchen de l’intérieur. Tu es un mal qu’il faut annihiler. Hurlo profitait de la chaleur de cet après-midi d’automne pour méditer quand les hurlements d’une enfant le firent sursauter. Il sortit précipitamment de sa cellule, traversa la cour et entra dans le temple. Hope était recroquevillée sur le sol. Son visage était plaqué contre les dalles glacées. Sa robe noire était imprégnée de sang. Racklock se tenait

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au-dessus d’elle. Ses larges épaules pivotaient chaque fois qu’il abattait la verge pour fouetter le dos de l’enfant. Et Hope hurlait. À cet instant, Hurlo découvrit qu’il n’avait pas sauvé la fillette. Il l’avait simplement tirée d’un enfer pour la plonger dans un autre. À cet instant, il découvrit un nouvel enfer : l’enfer réservé à ceux qui laissent souffrir les innocents. Oh, certes, ce n’était pas lui qui tenait la verge et il n’avait jamais demandé à accueillir l’enfant au monastère, mais quand il vit son petit visage blême, il comprit qu’il ne supporterait pas cet enfer une seconde de plus. Racklock leva le bras une fois encore, mais Hurlo se déplaça si vite qu’on aurait pu croire qu’un fantôme traversait le temple. Il arracha la badine de la main de Racklock et le poussa en avant. Le moine trébucha sur la fillette prostrée, perdit l’équilibre et atterrit sur les mains. Il profita de son élan pour effectuer un saut périlleux et retomba sur ses pieds. Alors qu’il se tournait, Hurlo frappa et l’extrémité de la badine s’enfonça dans sa gorge. Racklock recula d’un pas en toussant et en hoquetant. Hurlo le regarda s’étrangler quelques instants et parla d’une voix calme. — Avez-vous quelque chose à dire ? Non ? Dans ce cas, permettez-moi de vous informer qu’à partir d’aujourd’hui, vous ne toucherez plus à un cheveu de cette enfant. Il se trouve que ses cris troublent ma méditation et que l’odeur de son sang dans le temple me contrarie. Hochez la tête une fois si vous avez compris. Deux fois si vous désirez que je vous frappe de nouveau. Le visage de Racklock avait viré au pourpre et ses lèvres ne formaient plus qu’une ligne dure. Il hocha la tête une fois, se tourna et sortit d’un pas raide. Hurlo baissa les yeux vers l’enfant tremblante et éprouva l’impérieux besoin de la consoler, de la prendre dans ses bras et de la bercer jusqu’à ce qu’elle sombre dans un doux sommeil sans rêves. Il se ressaisit. Il n’était pas un gentil grand-père, mais le Grand Précepteur de l’ordre vinchen et un des plus puissants guerriers que l’empire ait connu. Il se dirigea donc vers le tapis de méditation étendu devant l’autel de pierre noire et s’y agenouilla. Le vieillard et la fillette restèrent ainsi un long moment, le premier agenouillé en silence, la seconde prostrée derrière lui. Puis Hope laissa échapper un faible murmure. — Maître… merci de m’avoir sauvée. — Je ne suis pas un maître, mon enfant. Je suis un précepteur. La fillette réfléchit à ces paroles, puis Hurlo l’entendit se redresser et approcher à quatre pattes.

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— Et qu’enseignez-vous ? — Bien des choses, et pas toujours avec succès. Je me suis efforcé d’inculquer la pondération à Racklock, mais il semblerait que j’aie échoué. — Il était en train de me punir. — Une punition doit être à l’échelle de la faute. Qu’as-tu fait qui mérite une telle correction ? — Je… je ne sais pas. Il a dit que j’étais mauvaise. — Te sens-tu mauvaise ? (L’enfant ne répondit pas.) Assieds-toi devant moi. Hope le contourna, toujours à quatre pattes. Hurlo remarqua que le tissu poissé de sang lui collait au dos, mais elle ne tressaillit pas et n’esquissa aucune grimace. Elle s’agenouilla devant lui, tête baissée. — Regarde-moi, mon enfant. Elle obéit et il plongea au fond de ses yeux envoûtants comme il ne l’avait jamais fait auparavant. — Je sens les ténèbres en toi, dit-il. Cela n’a rien de surprenant. Les ténèbres appellent les ténèbres. (L’enfant resta silencieuse, mais ne tourna pas la tête.) Est-ce que cela t’effraie ? Est-ce que ces ténèbres intérieures te font peur ? (Elle garda une expression concentrée, mais des larmes roulèrent sur ses joues.) Aimerais-tu que je t’apprenne à les contrôler ? À les utiliser afin de devenir une puissante guerrière ? Le cœur du vieil homme se mit à battre plus fort. Ce qu’il proposait était interdit par le Livre des Tempêtes et les règles de l’ordre vinchen, mais la lumière glissa sur le visage de l’enfant comme une aube annonciatrice d’un nouveau monde, et Hurlo eut la conviction que cet augure justifiait tous les risques. — Aimerais-tu que je te l’apprenne ? — Oh, oui ! S’il vous plaît ! s’exclama Hope tandis que des torrents de larmes coulaient sur ses joues. — Oui, Grand Précepteur, la corrigea Hurlo. — Oui, Grand Précepteur. — Ce ne sera pas facile. Tu devras affronter bien des souffrances et il t’arrivera sans doute de me haïr. De trouver que je suis encore plus cruel que Racklock. Tu es bien sûre de toi ? — Oh, oui, Grand Précepteur ! s’écria-t-elle, le visage humide et écarlate. — Bien. Dans ce cas, nous allons commencer la première leçon. — Je suis prête, Grand Précepteur. Le corps de l’enfant se contracta comme si elle faisait un effort pour ne pas se lever d’un bond.

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— Ta première leçon consiste à respirer. Hope inclina la tête et se figea. — Juste à respirer, Grand Précepteur ? — Il n’y a rien de plus important que la respiration. C’est le principe même de la vie. Tant que tu ne la maîtrises pas, tu ne peux rien accomplir. Un guerrier ne peut pas se permettre d’éprouver une joie débridée ou une terreur extrême. Nous ne pouvons pas nous empêcher de ressentir des émotions, mais nous pouvons les empêcher de nous emporter grâce à l’ancre qu’est la respiration. Tu vas donc respirer lentement et profondément jusqu’à ce que ta tempête émotionnelle soit apaisée, jusqu’à ce que tu retrouves ton calme. — Bien, Grand Précepteur, dit Hope. Le silence retomba dans le temple, seulement troublé par les respi­­ rations du vieil homme et de l’enfant agenouillés l’un en face de l’autre.


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