Sophie Jordan a grandi au Texas. Elle a toujours aimé se raconter des histoires de dragons, de chevaliers et de princesses. Elle a d’abord été professeure d’anglais au lycée et figure aujourd’hui au palmarès des best-sellers du New York Times et de USA Today. Elle vit actuellement à Houston avec sa famille. Lorsqu’elle n’est pas occupée à écrire, elle passe son temps à se bourrer de caféine (des latte de préférence), à tisser de futures intrigues avec tous ceux qui veulent bien l’écouter (y compris ses enfants) et à rêver devant des comédies romantiques. N’hésitez pas à vous rendre sur son site : www.sophiejordan.net
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Sophie Jordan
Enchaîne-moi Devil’s Rock – 1 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathias Lefort
Milady Romance
Milady est un label des éditions Bragelonne
Titre original : All Chained Up Copyright © 2016 by Sharie Kohler Publié avec l’accord de Avon, une marque de HARPERCOLLINS PUBLISHERS. Tous droits réservés. © Bragelonne 2017, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-1968-0 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr
À Stacey Kade, qui répond à mes appels et m’aide à assembler les pièces du puzzle…
Chapitre premier
L’endroit était aussi intimidant que ce qu’elle avait imaginé. Le large bâtiment d’un beige neutre s’élevait sur trois étages. Cette constatation la frappa immédiatement par son absurdité, car le beige n’était pas une couleur neutre. À vrai dire, sa garde-robe comportait une majorité de vêtements beiges – dont une flopée de chaussures et de pantalons. C’était peut-être triste, mais c’était ainsi. À travers la fenêtre de la voiture, la moindre lumière semblait avalée par ce bâtiment imposant, comme si les rayons du soleil étaient tenus en échec par ces clôtures électriques surmontées de fils barbelés en spirale et surveillées par une armée de gardiens du haut de leurs miradors. Toute lueur, même d’espoir, mourait au pied de ces murs. Elle sentit un frisson lui parcourir l’échine tandis qu’elle se préparait à passer de l’autre côté. Ils approchèrent du portail d’accès et s’arrêtèrent devant la guérite. Le docteur Walker parla un instant avec la sentinelle de faction et lui remit leurs cartes d’identité. Le gardien examina les 7
documents, les yeux dissimulés derrière ses lunettes de soleil. Après quelques instants, il posa sur eux un regard scrutateur à travers la vitre ouverte. Briar tenta un sourire qui se brisa contre le visage impassible du cerbère. Elle entraperçut dans les verres de ses lunettes son propre reflet. Elle avait essayé de dompter la masse indisciplinée de ses cheveux par son habituelle queue-de-cheval. Au moins, cela lui donnait au premier regard un air professionnel. On ne voyait d’ailleurs sa chevelure ondulée que de dos. Ainsi, elle parvenait même à oublier le fait que ses cheveux étaient aussi rêches que du crin de cheval. — Docteur Walker, mademoiselle Davis, dit le garde en leur rendant leurs pièces d’identité, veuillez suivre les panneaux jusqu’au quartier administratif. — Merci, répondit le docteur Walker en lui adressant un signe de main amical avant de passer le portail. Il remonta le chemin sinueux comme s’il avait été sur une route de campagne, et non dans l’enceinte d’une prison de haute sécurité. Laurel l’avait traitée de folle quand elle lui avait parlé de ce projet, et Briar commençait à penser que sa sœur n’avait peut-être pas tort. — Vous êtes sûre de vouloir faire ça, Briar ? 8
Elle cligna des yeux et arracha son regard de l’écrasant établissement pénitentiaire et de ses centaines de petites lucarnes braquées sur elle comme autant d’orbites noires et vides. Derrière ses lunettes, le docteur Walker lui lança un regard en coin plein de sympathie. — Oui. Évidemment. Il lui adressa un sourire plein de bienveillance qui procura à Briar l’impression d’être une enfant prise la main dans le sac. Il savait qu’elle n’était pas franche, mais, pour une raison qu’il ignorait, n’insista pas. Sans doute était-il trop content de pouvoir compter sur son aide. Après tout, elle avait été la seule infirmière à se porter volontaire pour ce projet. Il gara sa voiture sur le parking du personnel, et ils sortirent du véhicule sous la chaleur écrasante d’un soleil de plomb. Il verrouilla ensuite sa BMW, qui émit quelques bips tandis qu’ils franchissaient les portes de la prison et pénétraient dans une salle de commande occupée par deux autres gardiens. Ils présentèrent de nouveau leurs papiers, et le docteur Walker signa le registre des entrées. Une porte coulissante s’ouvrit en émettant un bruit grinçant. Un officier au visage rougeaud les attendait de l’autre côté, les pouces enfoncés dans son ceinturon chargé. — Bienvenue au pénitencier de Devil’s Rock. Je suis le premier surveillant Renfro. 9
C’était un homme musclé avec un torse puissant qui s’affinait à la taille. La présence dans ces lieux d’un tel homme était rassurante, surtout quand il portait à la ceinture un trousseau de clés, une radio, des menottes, une matraque et une arme à feu auxquels venaient s’ajouter d’autres équipements dont elle ne soupçonnait même pas l’utilité. Briar avala une fois de plus sa salive pour tenter de chasser le nœud qui lui serrait la gorge. Cet homme-là semblait prêt à faire face à toute situation. Pas du tout comme moi, songea-t-elle. — Je vais vous escorter jusqu’à l’UCSA. Devant son air interdit, il jugea bon de clarifier : — L’unité de consultation et de soins ambulatoires. Il leur fit signe de le suivre. Le docteur Walker emboîta le pas à l’officier Renfro, le talon de ses chaussures cirées claquant contre le sol de béton, tandis que Briar fermait la marche silencieusement dans ses baskets à semelle en caoutchouc. Elle avait choisi de mettre sa tenue violette, car c’était celle qui lui semblait la moins féminine. Elle avait eu du mal à trouver parmi ses uniformes d’infirmière quelque chose sans fleurs ou qui ne soit pas rose bonbon. Heureusement, les tenues médicales ne marquaient pas les formes. Elle n’avait certes pas un corps de mannequin, mais elle n’en demeurait pas moins une femme dans un endroit en majorité occupé par des hommes dangereux qui n’avaient pas souvent l’occasion de fréquenter la 10
gent féminine. Aussi ne valait-il mieux pas exhiber les atouts de son sexe. C’était du moins sa façon de voir les choses. Ils franchirent encore deux portes qui s’ouvrirent bruyamment. Tout au long de leur progression, Briar lança des coups d’œil aux alentours, observant chaque recoin. Elle nota les caméras de surveillance installées à tous les endroits stratégiques, ainsi que le visage fermé du gardien qui les croisa dans le long couloir. Ils s’arrêtèrent devant une troisième lourde porte en métal que Renfro ouvrit en entrant un code à plusieurs chiffres, après quoi ils s’engagèrent sur une passerelle à ciel ouvert qui passait au-dessus d’une cour où défilaient des détenus en uniforme blanc. Elle prit une courte inspiration. C’était comme se retrouver dans un décor de film, sauf qu’il ne s’agissait pas d’acteurs et que personne ne jouait la comédie. Elle observa la cour en contrebas. Certains détenus s’exerçaient sur des équipements de musculation assez sommaires, d’autres jouaient au basket-ball, quelques-uns passaient le temps en se lançant un ballon de football américain tandis que le reste traînait ici et là à fumer ou à discuter en petits groupes, assis ou debout. Des dizaines de gardiens surveillaient ce petit monde, en plus de ceux qui étaient postés dans les miradors voisins. Elle aperçut un trio de détenus 11
assis sur un banc en train de battre une mesure du plat des mains ou des pieds. Leur voix flottait dans la cour plus fort que n’importe quelle radio. Un petit auditoire s’était formé autour d’eux pour les écouter rapper. — Ça ne vous inquiète pas ? interrogea le docteur Walker en s’arrêtant pour désigner du doigt l’espace de musculation. Vous n’avez pas peur qu’ils utilisent les poids ou autre chose comme arme ? — Le périmètre est clôturé, le rassura l’officier Renfro en baissant les yeux sur la cour. On ne laisse sortir qu’un nombre restreint de détenus à la fois. Notre directeur, M. Carter, pense qu’ils sont plus dangereux lorsqu’ils sont désœuvrés. — Un progressiste, votre directeur, approuva le médecin en hochant la tête. — On dit que l’oisiveté est mère de tous les vices. — C’est vrai, acquiesça le docteur Walker. Leur présence sur cette passerelle ne passait pas inaperçue. Même à cette distance, Briar sentit le poids du regard des détenus, lourd d’une curiosité piquante. Cela ne dura qu’un instant, mais elle eut l’impression qu’une éternité s’écoula tandis qu’ils restaient là, à la vue de tous ces dangereux criminels au regard mauvais. Elle sentit alors de la sueur perler sur sa nuque et lui couler entre les omoplates. Il n’était pas encore 10 heures du matin, mais elle suffoquait déjà. — Vous venez ? 12
La voix de Renfro la tira de ses pensées, et elle sursauta légèrement avant de se remettre en marche, à la suite des deux hommes, pour quitter cette passerelle et entrer dans le bâtiment, qui leur offrit une fraîcheur intense et bienvenue, miracle de l’air conditionné. Ils bifurquèrent ensuite dans un couloir, et elle retint son souffle, s’attendant presque à faire irruption au milieu de centaines de cellules peuplées de leurs occupants. Ce ne fut pas le cas, fort heureusement. Ils arrivèrent au bout du couloir et se retrouvèrent face à une autre porte sur laquelle était inscrit « Unité de consultation et de soins ambulatoires ». Renfro entra de nouveau un code d’accès et ouvrit la porte. L’infirmerie était une salle spacieuse avec de hautes fenêtres qui donnaient sur le parking face à l’extrémité de l’aile ouest de la prison. Un surveillant aux cheveux blancs était posté près de la porte. Il était plus vieux et semblait loin d’être aussi alerte et entraîné que le premier surveillant Renfro. — Voici le surveillant Murphy, dit ce dernier. C’est lui qui est affecté ici la plupart du temps. D’autres gardiens effectuent un roulement pour la surveillance de l’UCSA pendant la nuit. Le docteur Walker et elle échangèrent chacun à leur tour une poignée de main avec le surveillant. Cet homme ventripotent ne dégageait pas du tout la même assurance que Renfro, et Briar ne put 13
s’empêcher de se demander s’il n’avait pas déjà dépassé l’âge de la retraite. Il lui faisait penser à M. Delgado, son professeur d’espagnol au lycée, qui n’avait pas cillé lorsqu’un couple avait commencé à se rouler une galoche au fond de la classe. Elle n’avait jamais su s’il l’avait remarqué mais qu’il s’en fichait totalement, ou s’il n’avait même pas vu ce qui aurait pourtant dû lui sauter aux yeux. Elle étudia le visage du gardien, atteint de rosacée, et s’arrêta sur son nez rouge et enflé avec dans la tête le nom d’une crème antibiotique que le docteur Walker pourrait vouloir lui prescrire. Un homme plus jeune en tenue médicale s’avança vers eux en leur tendant la main. Il était mince et avait des yeux foncés qui pétillaient. Les petites pattes-d’oie évoquaient des rires fréquents, et sa ressemblance avec son beau-frère, Caleb, la mit instantanément à l’aise. — Je m’appelle Josiah Martinez, je suis l’aidesoignant. Votre aide nous sera extrêmement précieuse. Merci de nous accorder un peu de votre temps. (Il lâcha la main du docteur Walker et se tourna vers elle pour la saluer.) On est vraiment dépassés depuis que le docteur Pollinger a pris sa retraite anticipée. La charge de travail est beaucoup trop importante pour moi tout seul. — Nous sommes ravis de rendre service, répondit le docteur Walker en haussant les épaules. Ce n’est qu’une journée par semaine, mais peut-être 14
cela pourra-t-il vous soulager le temps de trouver un remplaçant. Tandis qu’ils poursuivaient les amabilités d’usage, Briar se mit à examiner la pièce dans laquelle ils se trouvaient. Elle contenait six lits et plusieurs armoires à pharmacie. Le mur opposé était chargé d’étagères sur lesquelles étaient rangés draps, oreillers et autres accessoires de literie. Une porte entrouverte donnait sur des toilettes, et elle poussa un petit soupir de soulagement à l’idée qu’elle n’aurait donc pas besoin de quitter l’infirmerie de toute la journée, jusqu’au moment où l’on viendrait l’escorter jusqu’à la sortie de cette prison. Il faudrait qu’elle pense à le signaler à Laurel, car cela ne manquerait pas de la rassurer. — Je vous laisse aux bons soins de Josiah, déclara Renfro en donnant une tape dans le dos de l’aide-soignant. Murphy et lui vous détailleront les procédures standard. (Il regarda chacun des deux hommes droit dans les yeux.) N’est-ce pas ? Et n’oubliez pas de leur parler des procédures d’urgence. Josiah et Murphy acquiescèrent de conserve. Renfro s’arrêta au moment de passer la porte, comme s’il venait de se souvenir d’un détail. — Oh ! Le directeur Carter est en réunion ce matin, mais il a hâte de vous rencontrer. Il passera dans la journée. 15
Dès que la porte se referma sur l’officier, Murphy retomba sur sa chaise à côté de l’entrée. Briar avait l’intuition qu’il ne bougeait jamais de cette place sauf peut-être pour le déjeuner. Le vieil homme lui sourit d’un air absent tout en croisant les bras sur le ventre, les mains calées sous les aisselles, dissimulant les auréoles de transpiration sur sa chemise d’uniforme. — Par ici, souff la Josiah avec une pointe d’amusement dans la voix alors qu’il regardait alternativement Briar et le vieux surveillant. (Il fit un signe en direction du seul bureau, disposé dans un angle, sur lequel se trouvait un ordinateur.) J’espère que cela ne vous dérangera pas, mais sachant que vous arriviez aujourd’hui j’ai pris la liberté de fixer quelques rendez-vous avec des patients pour cet après-midi. Plusieurs détenus souffrent ces derniers temps de symptômes chroniques. J’ai ouvert les dossiers sur l’ordinateur au cas où vous voudriez jeter un coup d’œil à mes notes avant leur arrivée. — Belle initiative, le félicita le docteur Walker. Josiah haussa les épaules. — Le soudain départ à la retraite du docteur Pollinger a pas mal chamboulé notre organisation. Je fais ce que je peux pour garder la tête hors de l’eau, mais je vous suis mille fois reconnaissant pour votre aide. 16
Le docteur Walker hocha la tête et traversa la pièce pour aller s’asseoir au bureau afin de consulter les dossiers médicaux. Lorsqu’il se mit à taper au clavier, Josiah se tourna vers Briar. — J’ai pensé que vous pourriez avoir envie de vous familiariser avec l’infirmerie, savoir comment tout est organisé. (Il lui tendit une clé qu’il gardait attachée au poignet par un ruban de caoutchouc.) Tenez. Tout est conservé sous clé. Elle hocha la tête comme pour approuver cette précaution. Elle eut la vision d’un détenu au visage indécis mais effrayant qui la maîtrisait pour s’emparer de la clé afin de se procurer toutes sortes de choses pouvant servir d’arme – seringues, ciseaux, rouleaux de sparadrap – ainsi que des médicaments, évidemment. Elle jeta un coup d’œil à Murphy, assis près de la porte, les paupières mi-closes, et cela ne l’aida pas à chasser cette image de sa tête. — Merci, marmonna-t-elle en se tournant vers les armoires alignées contre les murs. Je vais aller voir cela. — Ce sont toujours les plus anciens qu’ils mettent de surveillance ici, annonça Josiah discrètement dans son dos. Murphy est à deux doigts de la retraite. Ses coups d’œil inquiets n’avaient apparemment pas échappé à l’aide-soignant. 17
— Ce n’est pas très rassurant, confia-t-elle dans un souffle. Les avertissements incessants de sa sœur réson naient à ses oreilles. — Ne vous inquiétez pas, il ne se passe quasiment jamais rien, ici. Les détenus qui viennent sont soit malades, soit blessés, et ils veulent simplement aller mieux. Ils ne vont certainement pas s’en prendre aux personnes aptes à les guérir. Prenez les rendezvous de cet après-midi : cela fait des semaines qu’ils patientent pour venir en consultation. Pour ce qui est des détenus les plus dangereux, on les amène du QD menottés ; alors même s’ils voulaient tenter quelque chose, ils en seraient incapables. — Qu’est-ce que le QD ? — Oh ! Le quartier disciplinaire – ce qu’ils appellent le « mitard ». Elle hocha la tête et songea à ce que Josiah venait de lui dire. Elle réagissait vraiment comme une poule mouillée. Il fallait qu’elle cesse d’avoir peur à ce point. Elle tourna de nouveau les talons et s’approcha des armoires aux vitres armées pour faire mentalement l’inventaire du matériel. Ils ne manquaient de rien. — Donc, le départ à la retraite du docteur Pollinger a été précipité ? — Oui. Il n’avait pas l’intention de prendre sa retraite avant encore cinq ans au moins. Personne 18
ne le blâme, remarquez. Son AVC l’a simplement poussé à accélérer un peu les choses. — La vie est trop courte, admit-elle. J’espère qu’il a récupéré et qu’il peut commencer à en profiter. — La dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles, il travaillait son swing à Plano. — Tant mieux pour lui. — Oui. Maintenant c’est à nous, pauvres bougres, de trimer, reprit l’aide-soignant avec un sourire amusé. — En tout cas, j’espère que vous trouverez vite un remplaçant. Pour que je n’aie plus à remettre les pieds ici. — Qui veuille travailler en établissement pénitentiaire, ici ? (Il partit d’un petit rire sarcas tique.) Ce n’est pas demain la veille. Nous sommes à cent trente kilomètres de Sweet Hill et à cinq heures de route du premier restaurant japonais digne de ce nom. Nous sommes aux confins de la civilisation. Les bas-fonds du Texas, ce n’est pas franchement un endroit rêvé pour un médecin, quel qu’il soit. Mais, au moins, nous pouvons compter sur votre aide un jour par semaine. Cela devrait grandement nous soulager. Un certain malaise la saisit. Lorsque le docteur Walker avait demandé si quelqu’un voulait bien se porter volontaire pour ce travail, il avait présenté cela comme une situation provisoire. Il avait suggéré 19
que cette journée hebdomadaire au pénitencier de Devil’s Rock serait l’histoire de quelques semaines, à peine. Elle n’aurait pas accepté si elle avait compris qu’elle s’engageait sur le long terme. Elle n’avait pas décroché son diplôme d’infirmière pour travailler en milieu carcéral, après tout. Bénis soient ceux, comme Josiah Martinez, pour qui travailler en prison était une vocation, mais elle n’était pas taillée pour cela. Elle travaillait dans un cabinet de médecin dans une petite ville où l’ouverture d’un Starbucks l’année précédente restait le plus gros événement à ce jour. Si elle avait un jour envie de plus d’animation, elle pouvait toujours aller à Forth Worth, à Houston ou à Austin et trouver un emploi en milieu hospitalier. Un jour normal, elle ne voyait rien de pire qu’un bras cassé. Les jours de catastrophe, il arrivait qu’elle soit confrontée à un cas de méningite. Alors qu’est-ce que tu fiches ici ? — Bon, il vaudrait peut-être mieux que l’on parle des procédures, déclara Josiah en claquant des mains avant de les frotter l’une contre l’autre. Briar fit taire cette petite voix qui ressemblait étrangement à celle de sa sœur et s’efforça de sourire tout en écoutant attentivement l’aide-soignant expliquer comment réagir dans telle ou telle situation qui ne surviendrait jamais – du moins l’espérait-elle.
Chapitre 2
— Lâche ce biscuit, connard, ou c’est mon poing que je te fais avaler. Knox resserra un peu sa prise autour du cou de l’autre prisonnier. Il prit garde de ne pas serrer trop fort. Le but n’était pas de le tuer ou de lui faire perdre connaissance, mais il savait que cet enfoiré devait déjà voir quelques étoiles danser devant ses yeux. — Va te faire mettre, rétorqua l’autre dans une respiration sifflante. Bordel ! Il pensait en avoir terminé avec ces conneries. Il avait passé toute sa première année avec le goût du sang dans la bouche. Chaque jour avait vu sa nouvelle bagarre. Son absolue priorité avait été de protéger ses arrières et ceux de son frère. Mais voilà qu’il se retrouvait encore à devoir jouer des poings pour un simple biscuit. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour compren dre que lui et North auraient besoin d’alliés, alors il avait joué le jeu. Il avait forgé une alliance et 21
avait fait ce qu’il fallait pour la préserver. Elle durait depuis huit ans, mais cela ne signifiait pas qu’il n’avait plus à se battre. Il lui fallait toujours, à l’occasion, fêler un ou deux crânes pour réaffirmer sa position au sein de la meute. Et c’était exactement ce qu’il faisait en ce moment même. Le gamin ne devait pas avoir plus de vingt ans, et Knox ressentit une once de pitié en songeant qu’il avait à peu près le même âge lorsqu’il avait été admis dans ce magnifique sanctuaire de Devil’s Rock. Tout juste vingt ans et terrifié au plus haut point, mais néanmoins déterminé à protéger North et lui-même. Certes, ce gamin-là avait sur le corps plus de tatouages en forme de croix gammées et de trèfles que nécessaire pour dissuader quiconque de se laisser amadouer par son jeune âge. C’était un membre à part entière des Guerriers Blancs, qui, à la moindre occasion, planterait un couteau entre les côtes de Knox. — T’as pas intérêt à le mettre en miettes, prévint-il. Je suis pas du genre à bouffer les restes tombés au sol, t’as compris ? Knox était bien conscient qu’il s’agissait d’un simple biscuit. Dans une autre vie, bien des années auparavant, il en aurait sûrement laissé des tas comme celui-là dans son assiette sans y toucher, mais son existence était toute différente aujourd’hui. Il ne pouvait pas se permettre de laisser passer une 22
telle chose. La nourriture était une denrée précieuse que personne ne cédait sans se battre. S’il se laissait voler quelque chose de comestible, il passerait pour un faible. Pas seulement lui, d’ailleurs, mais aussi son frère. Leur clan tout entier, à vrai dire. Et Reid refusait d’avoir un faible dans sa bande. Ce n’était pas ainsi que les choses fonctionnaient, ici. Il avait eu tout le temps de le comprendre en huit ans – même s’il avait retenu la leçon au bout de la première semaine. Reid n’avait aucune pitié. C’était un type qui foutait les jetons, et même s’il était arrivé là seulement quelques années avant Knox et North, il était déjà à la tête d’un des plus gros clans de la prison. Le jour où il les avait accueillis tous les deux dans son cercle, leurs chances de survie s’en étaient trouvées fortement augmentées. Seuls les battants pouvaient rejoindre Reid. Des détenus formaient un cercle autour de Knox, lançant crachats et vociférations comme des bêtes enragées. Les gardes ne tarderaient pas à rappliquer. Son frère se tenait non loin, scrutant de ses yeux marron foncé la foule amassée afin de s’assurer que personne ne tentait de se jeter dans la bagarre. Reid et le restant de la bande les surveillaient eux aussi de loin. Aucune émotion ne transpirait de leurs visages fermés. Derrière ces murs, montrer ses émotions vous assurait une mort certaine 23
– voire pire. Car oui, à Devil’s Rock, il y avait pire châtiment que la mort. Si Knox devait un jour se retrouver à vivre la même chose que certains de ces pauvres bougres, à endurer quotidiennement leurs sévices, il accueillerait avec plaisir un bon coup de couteau. Le skinhead rachitique se tortilla pour tenter d’échapper à la clé de bras de Knox tandis que ses comparses resserraient les rangs. Au moindre mouvement brusque de leur part, Reid interviendrait. Ils le savaient. Tout le monde le savait. La haine entre le clan de Reid et les Guerriers Blancs était profonde et réciproque, mais ils ne tenaient pas à mourir ce jour-là et gardèrent donc leurs distances. Knox rabattit son bras vers l’arrière. — Lâche ça. — Va te faire foutre, refusa le gamin en crachant comme il put. Le problème, ce n’était pas le biscuit. Non, c’était bien plus que cela – il en allait de la survie de Knox. Il lui était impossible de reculer. C’étaient toujours les mêmes emmerdes, et elles commençaient sérieusement à lui peser. Heureusement, il voyait le bout du tunnel. Il avait déjà purgé huit ans de sa condamnation de quinze ans de réclusion avec huit de sûreté pour homicide. On ne lui avait pas accordé la libération conditionnelle à sa première audience, quatre mois 24
plus tôt – à cause de ses fréquents séjours au trou –, mais il pourrait peut-être sortir d’ici à un an ou deux, s’il se tenait raisonnablement à carreau. Quand Knox et North avaient été écroués après le meurtre du violeur de leur cousine, leur avocat leur avait fait comprendre qu’ils ne s’en sortaient pas trop mal, que leur peine aurait pu être plus lourde. Les jurés avaient compati avec eux ou, plus important encore, avec Katie, qui était venue à la barre témoigner sur ce que Mason Leary lui avait fait. Ils avaient tué un homme. Ils n’en avaient pas eu l’intention, mais c’était pourtant ce qu’ils avaient fait. Knox voulait bien admettre qu’il méritait de se retrouver enfermé, mais cela ne rendait pourtant pas les choses plus faciles. Chaque jour qu’il passait à Devil’s Rock lui arrachait une autre partie de son âme. Il soupira intérieurement et fit ce qu’il avait à faire. Il serra le poing avant de l’abattre en plein sur le visage de son adversaire, cédant à la violence qui gouvernait son existence. Il sentit une secousse parcourir l’assemblée de détenus, puis un coup de vent dans son dos. Il n’eut pas même le temps de se retourner avant de ressentir une explosion de douleur à l’arrière du crâne. Il s’écrasa contre le sol de béton avec le gamin qu’il tenait en étau. Ses oreilles bourdonnaient. 25
Il secoua la tête pour chasser la douleur tout en se relevant. Du sang chaud lui coula devant les yeux alors qu’il les braquait sur un deuxième skinhead qui fondait sur lui, le visage dissimulé sous des litres d’encre noire. Son nouvel assaillant brandit un plateau, sans doute celui avec lequel il venait de le frapper par-derrière, prêt à renouveler son attaque. Personne ne faisait mine d’intervenir. Deux contre un, c’était un combat que Reid estimait à la portée de n’importe lequel de ses gars. Il lança un rapide coup d’œil à son frère, lui signifiant d’un simple regard de ne pas intervenir. Sans cela, North se serait porté à son secours, au mépris des règles de Reid – frangins avant tout. Knox passa soudain à l’offensive, lançant un coup de pied dans le genou du second détenu qui le chargeait. Il accueillit avec satisfaction le lourd craquement qui se fit entendre. La foule se crispa instinctivement, comme ressentant la gravité de la blessure. L’assaillant tomba au sol avec une longue plainte de souffrance. Knox se saisit du plateau abandonné et s’en servit pour marteler le crâne du merdeux qui avait commencé toute cette histoire en tentant de lui voler son biscuit. Quatre gardiens firent une trouée dans la foule, s’arrêtant net devant la vision des deux skinheads gémissant de douleur aux pieds de Knox. 26
Celui-ci leva les mains en l’air, les paumes tournées vers le plafond afin de montrer qu’il ne chercherait pas à causer de problèmes – ou plus précisément pas plus qu’il n’en avait déjà créé. Chester, l’un des surveillants les plus zélés de Devil’s Rock, regarda brièvement Knox avant de lui flanquer deux coups de matraque dans les côtes. Ce dernier aurait dû sentir le coup venir, car cette raclure de Chester adorait casser du prisonnier. Que la situation l’exige ou non, il ne se faisait jamais prier pour jouer de la matraque. Knox se plia en deux, le souffle coupé sous la violence de la douleur qui lui explosa dans le côté. Cette enflure adorait vraiment son boulot. À cet instant, les autres gardiens se précipitèrent sur lui pour le maîtriser au sol. Il n’opposa aucune résistance, mais cela n’empêcha pas Chester de venir appuyer durement le genou sur sa colonne vertébrale. Knox serra les dents, refusant catégoriquement d’avouer sa douleur au surveillant. Au lieu de cela, il sourit tandis qu’ils le menottaient. Les gardes le soulevèrent brutalement et crièrent à tous les détenus amassés de se disperser. Knox aperçut la mine renfrognée de son frère et lui adressa un haussement d’épaules accompagné d’un petit sourire suffisant pour tenter de le rassurer. — Bouge ton cul, pesta Chester en le poussant violemment à la suite des deux autres prisonniers. 27
Knox se retint de grimacer de douleur malgré ce mouvement brusque. Le salopard lui avait bien abîmé les côtes. Son frère lui renvoya un hochement de tête, lui assurant silencieusement qu’il allait s’en sortir et qu’il ne devait pas s’inquiéter pour lui. Ils connaissaient la chanson. Knox écoperait d’au moins une semaine en cellule disciplinaire pour cette rixe. Une semaine, ce n’était rien. Il avait connu des séjours plus longs au mitard. Il y était resté des semaines, au cours desquelles il en était arrivé à douter de sa santé mentale, affaiblie par la noirceur et l’exiguïté de la cellule. Une fois dans le couloir, Lambert, le premier surveillant, qui était de service, fit couler son regard sur eux d’un air las. Le détenu au genou martyrisé se mit à geindre, peinant à se tenir debout même avec l’aide de deux gardiens. — Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Lambert. Knox soutint son regard, ses traits se figeant en une expression vide et impénétrable. — On déconnait juste un peu. Personne n’avouait jamais s’être battu, et per sonne ne dénonçait jamais quiconque. C’était une règle tacite, même entre rivaux. Une bagarre, que l’on soit l’attaquant ou l’attaqué, vous valait immanquablement un plus long séjour au trou. 28
— Ah ouais ? lança le surveillant d’un air dia bolique avant de tapoter du bout de sa matraque le genou du skinhead, lui tirant une nouvelle plainte de douleur. Ça m’a l’air pété. (Il posa un regard sévère sur Knox avant de se tourner de nouveau vers le gamin.) C’est Callaghan qui t’a fait ça ? L’autre retint une nouvelle lamentation et releva la tête, tirant ses traits barbouillés d’encre en un air menaçant. — C’est comme il a dit. On déconnait, c’est tout. Lambert leva les yeux au ciel, et il fut évident qu’il n’insisterait pas. — OK. C’est bon. Emmenez-les à l’infirmerie. Si son genou est pété, organisez son transfert à l’hôpital. Le regard du skinhead s’illumina. Même pour se faire réparer un genou en miettes, toute sortie de prison était bonne à prendre. Les repas de l’hôpital étaient largement meilleurs que la tambouille qu’on leur servait ici. — Avance, Callaghan, ordonna Chester en exerçant une poussée dans son dos déjà douloureux pour lui intimer de suivre les deux autres détenus. Knox lança un regard mauvais au gardien par-dessus son épaule – c’était tout ce qu’il pouvait faire – en serrant ses poings menottés et écorchés à s’en faire sauter les jointures. Il ne comprenait pas pourquoi il réagissait encore à ce genre de choses, pourquoi il avait encore du 29
mal à supporter quand un gardien lui enfonçait son genou dans la colonne vertébrale ou le poussait d’un coup dans le dos, ou encore baissait les yeux sur lui comme s’il ne valait pas plus qu’une merde de chien. Après toutes ces années, on aurait pu penser qu’il en serait revenu, qu’il aurait appris à ne plus espérer être traité autrement – décemment. Il aurait déjà dû accepter le fait que telle serait sa vie, désormais.