Extrait - Heartless, tome 1 : Mercy de Ker Dukey

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Ker Dukey vit au Royaume-Uni. Elle exerce le double métier de mère et d’écrivain depuis quelques années. Elle a toujours adoré lire et raconter des histoires, d’abord à ses petites sœurs, puis à ses lecteurs. Son amour des livres et son goût pour la fiction lui viennent de sa mère, qui l’a convaincue d’écrire ses propres histoires. Ses livres se situent souvent du côté obscur de la romance, là où les licornes et les arcs-en-ciel n’ont pas droit de cité, parce que les histoires d’amour les plus inoubliables sont rarement de longs fleuves tranquilles.



Du même auteur, chez Milady : Heartless : 1. Mercy 2. Despair

Ce livre est également disponible au format numérique

www.milady.fr


Ker Dukey

MERCY He artless – 1

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charline McGregor

Milady

MEP - Mercy-DEF-1.indd 3

22/03/2017 14:24


Milady est un label des éditions Bragelonne Titre original : Empathy Copyright © 2014 Ker Dukey Tous droits réservés. © Bragelonne 2017, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-0983-4 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr


Avertissement Ce livre contient des thèmes noirs que certains lecteurs pourraient trouver offensants. Si vous êtes sensibles aux manifestations de violence physique ou morale, ce roman n’est pas pour vous. S’il vous plaît, ne le lisez pas.


À ceux qui ne font pas semblant de vivre malgré la cruauté du monde. Toute vie est faite de plusieurs routes et d’ inévitables détours. Certains choisissent la voie la plus directe. D’autres se perdent sur le chemin du péché, d’autres encore l’empruntent jusqu’au bout. Il arrive qu’on trouve la voie de la rédemption. Et s’ il est des chemins qu’on ne choisit pas, c’est encore à nous qu’ il appartient de les suivre.



Prologue Blake

Mon nom de naissance est Damian. Il me va bien, c’est du moins ce que prétend celle qui me l’a donné. — Tu es le fils du diable, me crachait-elle au visage, le regard embrumé par la drogue, un doigt tremblant enfoncé dans ma joue chaque fois que je refusais de me plier à ses caprices. Je sens encore l’empreinte de son ongle sur ma peau. Je me fais appeler Blake, désormais. C’est mon deuxième prénom, choisi par la sage-femme qui m’a ramené d’entre les morts. Ma mère était si pressée de m’expulser de son ventre qu’elle a accouché prématurément. Je ne devais ma vie qu’à une soirée arrosée sur la banquette arrière d’un van, et, le cordon ombilical noué autour du cou, j’ai failli la perdre. On prétend que certaines personnes naissent avec une activité cérébrale réduite. Une sorte de zone froide au centre du lobe frontal, là où la plupart des 9


êtres humains sont dotés d’une zone chaude qui leur permet d’éprouver des sentiments et de tomber amoureux. Les rares individus pourvus d’une zone froide éprouvent des difficultés à ressentir des émotions, à être en empathie avec leurs semblables. D’après certaines théories, il semblerait que cette zone froide soit une caractéristique essentielle des tueurs en série. Des psychopathes. D’où leur incapacité à se lier aux autres, à éprouver de la compassion. Je ne ressens pas les émotions de la même manière que la plupart des gens. Si ça se trouve, je suis un psycho­­pathe, moi aussi. Je n’en sais rien. Ce qui est sûr, c’est que je suis capable de baiser une femme qui m’aime, puis de la quitter avant même que la sueur ait séché sur ma peau, sachant pertinemment qu’elle va pleurer toute la nuit. Je peux fournir à ma mère l’argent nécessaire pour entretenir son addiction à la drogue, tout en espérant la fois de trop, celle qui l’entraînera dans un dernier voyage vers l’au-delà. Et aussi… je peux tuer de sang-froid. Mes émotions sont corrompues depuis la nuit où ma vie a basculé. Je me fous du monde qui m’entoure. Je me fous de tout, à l’exception de mon petit frère, qui est d’ailleurs la raison pour laquelle je suis devenu un tueur. Enfin, j’aurais peut-être été amené à faire couler le sang dans tous les cas. Certaines personnes sont prédestinées à devenir mauvaises dès 10


leur naissance, à marquer le monde de leur noirceur. Certains peignent le monde en Technicolor. Moi, j’ai choisi le rouge. Un rouge sang. Les circonstances peuvent-elles nous trans­ former ? Les crimes des autres peuvent-ils nous obliger à changer de voie ? Ont-ils le pouvoir d’altérer notre âme ? D’éteindre notre lumière et de faire de nous des monstres ? Je l’ignore. Il m’a fallu du temps avant d’admettre cette évidence : ce monstre, c’est moi. De la même façon qu’on ne décide pas quand le soleil se lève ou se couche, je ne pouvais pas choisir mon destin. On a tranché pour moi. Lorsque la vie vous noie dans sa cruauté, vous n’avez pas la moindre idée de la direction dans laquelle le courant va vous emporter ni de l’endroit où vous remonterez à la surface. Tout ce que je sais, c’est que mes émotions se sont éteintes le soir où je suis revenu à la maison après une fête. J’avais dix-huit ans et je m’attendais à une raclée de mon beau-père, parce que je revenais saoul et que je lui avais pourtant annoncé que je ne rentrerais pas de la nuit. Au lieu de ça, je l’ai surpris dans le lit de mon frère de onze ans. C’est à ce moment qu’a eu lieu la métamorphose. Comme si l’on avait actionné un interrupteur. Si j’étais doté d’une zone chaude, elle a viré au froid à cet instant précis, et moi avec. Il ne m’était plus possible de raisonner. Des questions que 11


je n’avais jamais imaginé devoir poser un jour m’ont soudain obsédé. Quelque chose en moi s’est fermé. Les fenêtres de mon âme ont été condamnées et j’ai été changé à jamais. Les cris étouffés de mon frère – parce qu’il avait la tête plaquée contre son oreiller pendant que l’homme qui l’avait conçu, l’homme qui était censé le protéger, l’aimer et le chérir, était allongé nu sur lui – ont fait dérailler ma vie et celle de Ryan, précipitant la fin de mon beau-père. Sans ciller, je suis entré à pas de loup dans la chambre et me suis positionné derrière lui. Les vapeurs de l’alcool se sont dissipées. La rage courait dans mes veines, brûlante, et j’ai vu rouge. La fureur n’était pas une émotion en cet instant. C’était une entité née des profon­­­deurs les plus noires de mon être, qui vibrait sous ma peau et exigeait qu’on lui laisse libre cours. Rien ne me paraissait plus juste que de l’autoriser à prendre le contrôle, à réclamer réparation pour les abus dont nous étions victimes depuis toujours, à laisser ma colère consumer le garçon qui vivait là, naguère, dévastant dans son âme les derniers vestiges d’humanité. Les ténèbres tapies tout au fond de moi, comme un monde sous la surface, ont pris le contrôle de mon être. J’ai agrippé la tête de mon beau-père et, de toutes mes forces, je l’ai tordue jusqu’à entendre 12


le craquement sourd, le déclic, le choc – appelez ça comme vous voulez –, le bruit de son cou qui se brisait, mettant ainsi un terme à sa vie et anéantissant son âme noire. Alors, j’ai traîné son corps chaud et couvert de sueur pour l’écarter de mon frère. Puis je l’ai sorti de la chambre et j’ai refermé la porte derrière moi. Il se dégageait de sa peau une odeur écœurante d’alcool et de transpiration qui me donnait la nausée. Je l’ai lâché en haut des marches et l’ai poussé du pied. Son corps sans vie a roulé dans l’escalier, allant former, plus bas, un tas informe. L’homme qui avait donné naissance à mon frère et avait constitué mon unique modèle paternel n’était plus qu’un cadavre. Si j’avais pu le tuer plusieurs fois, je l’aurais fait sans hésiter. Je me suis rendu dans la salle de bains et j’ai fait couler l’eau de la douche, avant de retourner dans la chambre de mon frère et de soulever son corps tremblant. Je l’ai mis debout, l’ai emmené sous le jet et lui ai juré que dorénavant plus personne ne lui ferait de mal. Quand j’ai appelé la police, le lendemain matin, pour raconter que j’avais découvert le corps sans vie de mon beau-père, manifestement victime d’un accident domestique, personne n’a douté de mon histoire. Son amour de la bouteille n’était un secret pour personne, et les flics ne s’intéressaient pas assez à cette affaire 13


pour soupçonner mon mensonge. Les journalistes ont simplement relaté une mort fortuite. Ryan et moi avons emménagé avec l’ordure qui nous servait de mère, et, si perdre ses deux parents de façon accidentelle en si peu de temps n’avait pas risqué de paraître suspect, je l’aurais bien tuée, elle aussi. Au lieu de quoi, je lui ai donné assez d’argent pour qu’elle disparaisse pendant des jours entiers jusqu’à ce que j’aie vingt-deux ans, mon diplôme de droit pénal en poche, et que je m’engage dans les forces de police avant d’obtenir la garde de Ryan. Ensuite, je l’ai payée pour qu’elle parte s’installer chez des parents éloignés. J’ai suivi des cours d’arts martiaux et de tir après cette fameuse nuit. Je voulais être en mesure de protéger mon frère de toutes sortes de menaces. Je me suis fait un peu de fric grâce à mes compétences en informatique afin d’acheter à Ryan tout ce dont il avait besoin, sans cesser de financer l’addiction de notre mère. Les ordinateurs, j’en connaissais le fonctionnement depuis l’enfance. Je sais pirater à peu près n’importe quel système, et j’ai usé de ce talent pour me faire de l’argent auprès d’étudiants souhaitant modifier leurs notes ou accéder à des infor­­­mations confidentielles. Je travaillais exclusivement depuis un ordinateur, ne pouvant pas risquer de révéler mon identité. Pour me contacter, il fallait avoir entendu parler de moi grâce au bouche-à-oreille, et me joindre par mail sur l’une de 14


mes nombreuses adresses. Ces messages atterrissaient directement dans un dossier « spam » que je n’ouvrais jamais. Comme ça, si quelqu’un tombait par hasard sur cette messagerie, elle paraissait inactive. Ce système a également fonctionné quand je suis devenu tueur à gages. Je note l’adresse électronique des expéditeurs sans avoir besoin d’ouvrir leurs mails. Cette information me suffit pour m’infiltrer dans leurs messageries afin d’y insérer des virus qui copient leurs disques durs et me permettent d’épier leurs habitudes. J’obtiens ainsi les mots de passe de tous leurs comptes, y compris ceux de leur banque. Je peux tout découvrir d’eux et de leur vie à l’aide d’une simple adresse mail, et, si je les estime suffisamment fiables et fortunés pour s’offrir mes services, j’ouvre une boîte de chat et leur flanque la peur de leur vie. J’échange deux autres messages instantanés avec eux avant d’effectuer la mission qu’ils me confient. Ensuite, plus un mot, je disparais. Je me suis fixé quelques règles : 1. Jamais plus d’une mission par client. Une fois qu’ils se rendent compte à quel point il est facile de faire tuer quelqu’un sans rien risquer, ils ont tendance à devenir sanguinaires. Ils m’embau­­ cheraient pour flinguer leur voisin qui écoute sa musique trop fort, si je les écoutais. 15


2. Jamais de mission trop proche de l’endroit où je vis. Vous connaissez l’expression « On ne chie pas devant sa porte » ? Eh bien, je ne tue pas devant chez moi. 3. Personne ne sait qui je suis – homme ou femme. On ne connaît ni mon nom, ni mon âge, ni mon visage. Raison pour laquelle tout se fait par l’intermédiaire d’un ordinateur intraçable. Je vends très cher mes services. Du coup, je dois la jouer fine pour ne pas étaler ma fortune, notamment en plaçant mes fonds sur des comptes offshore ou en exerçant un travail « normal » afin de ressembler à monsieur Tout-le-Monde. C’est pour ça que je me suis engagé dans la police : les flics ne sont-ils pas les mieux placés pour m’apprendre à tuer sans être pris ? Le cours de ma vie s’est décidé cette nuit-là, quand, à dix-huit ans, j’ai tué un homme sans en éprouver le moindre remords. Puis, lorsque j’ai entendu, par hasard, un riche étudiant raconter à son camarade qu’il serait prêt à payer un million pour qu’on le débarrasse de son père tyrannique. Je me doutais bien qu’il ne le disait pas sérieusement, mais je savais aussi qu’il existait des gens prêts à débourser une fortune 16


pour faire tuer quelqu’un et, à cet instant précis, mon plan de carrière était tout tracé. Il m’a fallu six mois d’école de police, trois mois d’entraî­­nement sur le terrain et deux ans de patrouille supplémentaires pour devenir inspecteur à vingt-cinq ans, le plus jeune à prêter serment dans notre service. Mais je suis doué pour ce travail. Ils m’ont entraîné à devenir un tueur hors pair. Qui mieux qu’un assassin pour dénicher des assassins ?



Chapitre premier : présentations Melody

— Melody, répète le chargé de cours tout en feuilletant une pile de papiers sur son bureau. Ayant trouvé ma fiche, il relève les yeux avec un grand sourire et me la tend. — Vous écrivez sur la musique avec beaucoup d’enthousiasme. Vu votre prénom, remarquez, ce n’est pas étonnant. Je lui retourne un sourire faiblard. À la vérité, la musique, c’est la passion de ma mère. On m’a appris le piano et obligée à faire des vocalises. Mais, moi, c’est le journalisme qui m’attire. J’ai envie de me rendre utile, de relayer une information fiable. Je redescends les marches de l’estrade et vais m’installer à côté du garçon taciturne. Je sais désormais qu’il s’appelle Ryan – son prénom est griffonné en haut de sa feuille, à côté d’un 20/20. Il porte toujours des vêtements sombres et fuit les regards, les yeux baissés sur son bloc-notes. Je participe à l’atelier 19


d’écriture depuis quatre semaines maintenant, et pas une fois il ne m’a regardée. De temps en temps, je frôle sa jambe de la mienne, juste pour voir si je parviens à déclencher une quelconque réaction de sa part. Peine perdue. Il semble tellement concentré sur ce qu’il rédige que le monde doit cesser d’exister autour de lui. Curieuse de savoir ce qu’il écrit quand il est ainsi enfermé dans son univers, je me suis plus d’une fois penchée sur sa copie dans l’espoir d’apercevoir ce qui lui vaut tous ces 20/20. Et, là encore, aucune réaction de sa part, pas même un « Dégage ». Quelques imbéciles l’ont traité de « zarbi » le premier jour, avant d’enchaîner sur ce qu’ils allaient me faire. Me « déglinguer », si je me rappelle bien. Je pensais que, l’université, cela me changerait du lycée. Mais, visi­­blement, le fonctionnement est le même. Mes pensées s’envolent vers Zane. On est sortis ensemble au lycée et il était unanimement apprécié, car il répondait à tous les critères de la popularité. Sportif et intelligent, il ne perdait pas son temps avec les petites brutes et accordait sa chance à tout le monde. Sûr de lui, il est sociable et très séduisant. Nous avons vécu un amour adolescent, pur et beau. Quand nous nous sommes séparés, au début de l’été, sur la promesse de rester amis, j’ai su qu’on ne pouvait pas échapper à la tristesse de ce jour. Nous allions poursuivre nos études dans des universités différentes, 20


après une année passée ensemble à voyager, et la tentation serait partout. Il gardera toujours une place spéciale dans mon cœur. Il restera mon premier amour, le garçon à qui j’ai offert ma virginité, mais ce n’était pas l’amour fou pour autant. Il était temps pour nous deux de nous amuser un peu et, plus tard, de rencontrer le grand amour qui effacerait tout ce que l’on avait ressenti avant. Je frotte le tatouage à mon poignet. Zane m’appelait sa « fleur de lune », la « reine de la nuit », une espèce de fleur de cactus qui ne s’ouvre qu’à la tombée du jour. Je ne suis pas du matin. Je suis d’ailleurs souvent en retard et grognon. En fait, je ne reprends vie que le soir. Zane me disait : « Tu éclos au clair de lune. » Et il a pris mon innocence par une nuit de pleine lune, à l’arrière de son pick-up. Pas très romantique, mais parfait pour nous. Ce soir-là, il a gravé un peu de lui à l’intérieur de mon âme. Un soupir m’échappe – je suis en classe, et pas toute seule chez moi. Je risque un coup d’œil en direction de Ryan, qui reste fidèle à lui-même, ne me prêtant aucune attention. Ses yeux sont à demi fermés, comme s’il sommeillait. Je caresse la fleur de lune sous laquelle figure, comme un rappel à l’ordre, le mot « VIVRE ». Le jour de notre séparation, Zane et moi nous étions fait tatouer le même motif pour nous rappeler que nous étions mortels. Pour certains d’entre nous, la vie 21


est trop courte – une leçon qu’il avait apprise quand sa sœur s’était fait renverser par un chauffard qui avait pris la fuite. Annabelle était morte sur les lieux de l’accident, abandonnée dans un fossé pendant trois heures avant d’être retrouvée. Si le conducteur s’était arrêté pour l’emmener à l’hôpital, elle serait encore présente. Elle respirerait, irait à l’école, tomberait amoureuse. Elle rêverait et aspirerait à devenir actrice, à vivre une vie au-delà de ses treize trop courtes années. La semaine de sa mort, une célébrité de passage dans notre ville s’était mariée : devinez quelle histoire avait fait la une des journaux… Je glisse ma copie dans mon sac sans même regarder la note et sors ma tablette. Rapidement, je vérifie mes mails en attendant que l’amphithéâtre se remplisse. J’ai un message de ma mère daté d’hier, pour me rappeler qu’ils espèrent ma visite ce weekend. Papa et elle ne seront pas contents de mon absence de réponse. Je jette un œil à mon téléphone, soulagée mais aussi surprise de ne pas y découvrir un appel manqué ou un SMS de leur part. Je lis le mail : maman a organisé une réunion de famille et veut que j’y assiste, une information qu’elle m’a déjà transmise la semaine précédente. Je lève les yeux au ciel malgré moi – ma mère est une grande tragédienne, quand elle veut. Si je fais tout le trajet jusqu’à la maison juste pour apprendre qu’elle a besoin de 22


mon avis sur des rideaux qu’elle veut acheter afin de décorer son nouveau bureau, je vais hurler. Je redoute déjà de conduire de nuit. Il est trop tard à présent pour réserver un vol, et j’ai bien insisté pour que ma mère ne le fasse pas à ma place. Je ferme la fenêtre de ma messagerie et lève les yeux vers le chargé de cours, M. Walker, qui réclame le silence. — Certains d’entre vous m’ont rendu de très bonnes copies pour un premier devoir, commence-t-il. Il dirige son regard vers Ryan et moi avec un sourire et un hochement de tête. Je ne peux m’empêcher de rougir quand tous les yeux se braquent sur nous. — Et puis, j’en ai aussi vu d’autres qui m’amènent à penser que vous avez choisi ce cours par défaut, ajoute-t-il en fronçant les sourcils à l’attention des cancres affalés sur leur chaise. Pour votre prochain devoir, vous devrez travailler en binômes. Ryan émet un grognement, suivi d’un bâillement – les sons les plus forts qu’il n’ait jamais émis à ma connaissance. J’esquisse un sourire face à son aversion manifeste pour toute interaction avec autre chose que son stylo. — Je vous demande de choisir une activité pour laquelle l’un de vous est vraiment passionné, d’en discuter ensemble, puis de rédiger un article dessus. Le but est de faire ressortir la différence de points de vue entre celui que le sujet passionne et celui qu’il indiffère. 23


Je vois le sportif peu intéressé par les cours, stupide de surcroît, qui se lève de son siège au premier rang et passe en revue les rangées de tables. Son regard se pose sur moi. Il entreprend de monter les marches, sans me quitter des yeux. Pas question que je me mette en binôme avec ce type. Je donne un coup de coude à Ryan, un peu plus fort que prévu, faisant riper son stylo sur sa feuille. Il me jette un regard glacial, aussi noir que les abysses. — Désolée, dis-je en faisant la grimace. Plus l’autre approche, plus j’écarquille les yeux. Comprenant la situation, Ryan intervient : — Elle travaille avec moi. Va te trouver une proie ailleurs. L’autre ouvre la bouche, puis la referme avant de grommeler : — Pourquoi elle aurait envie d’écrire sur ta passion ? T’es qu’un chtarbé qui se taille les veines, si ça se trouve. Mes poils se dressent sur ma nuque et mon estomac se vrille. Comment peut-on lancer un truc aussi étriqué et puéril ? Depuis le premier jour, quand je l’ai vu assis tout seul, concentré sur son bloc-notes, j’éprouve l’étrange besoin de soutenir Ryan. Il est différent, silencieux, et n’a manifestement que du noir dans sa garde-robe. Il a l’air tout à fait normal – je n’entends pas par là que ceux qui s’habillent différemment ne 24


sont pas normaux… Non, il est mieux que simplement « normal ». Il a les cheveux bruns et bouclés, épais et ébouriffés dans un style « je sors à peine de mon lit ». Ses yeux en amande, marron foncé, sont ornés de longs cils, ce qui lui confère un regard intense. Ses lèvres sont pleines, sa mâchoire puissante et sa silhouette mince mais athlétique – il mesure plus d’un mètre quatre-vingts. — Ah oui ? Et qu’est-ce qui t’amène à cette conclu­­ sion ? demande Ryan, curieux, alors qu’il tapote son stylo sur la table avec un grand sourire. Le dieu du stade éclate de rire et le pointe du doigt. — Regarde-toi, toujours en noir. Tu ne parles pas et tu ne regardes personne. Le genre d’attitude qui sent le pauvre type suicidaire. Il ponctue son analyse d’un sourire narquois, visi­­ blement très content de lui. — Waouh, tu devrais écrire un essai de psycho. On dirait que tu as tout compris. À moins que tu ne sois qu’un pauvre mec qui n’a pas évolué depuis le lycée. Ryan se redresse sur son siège et poursuit d’une voix assurée : — Je porte du noir parce qu’il se trouve que cette couleur me va bien. Je ne regarde pas souvent les gens parce que, quand je le fais, les nanas s’imaginent que je veux les baiser, et les mecs que je cherche la bagarre. Et je ne parle pas aux autres, car je tombe 25


rarement sur quelqu’un qui vaille la peine d’engager la conversation. J’en reste sans voix, les yeux rivés sur le profil de Ryan, incapable de m’en détourner. Voilà que ce garçon, qui m’a toujours paru introverti, se révèle sûr de lui, téméraire, même. — Un problème ? demande M. Walker en arrivant derrière le dieu du stade. Ce dernier a les poings serrés si fort que ses jointures ont blanchi. Il dévisage Ryan sans ciller. — Tout va bien, monsieur Walker, mais je vais devoir partir un peu plus tôt aujourd’hui, dis-je poliment afin d’attirer son attention sur moi. Vous n’y voyez pas d’inconvénient ? — Non, allez-y, Melody. Je vous enverrai par mail la partie du cours que vous aurez ratée. Sur ces mots, il fait demi-tour et retourne à l’avant de la salle, le dieu du stade sur ses talons. Quand je reporte mon attention sur Ryan, je découvre son regard intense posé sur moi. Je lui souris. — Salut, dit-il d’une voix grave et chaleureuse. Aussitôt, je ressens une brûlure sur mes joues. — Alors, comme ça, je vaux la peine que tu engages la conversation ? lui demandé-je, un sourcil haussé. Ses lèvres se retroussent en un demi-sourire. — Eh bien, je ne vois pas comment on peut faire ce devoir sans parler, donc je tente le coup. Si ça 26


se trouve, tu as quelque chose d’intéressant à dire, qui sait ? Je suis très curieux d’apprendre ce qui te passionne, Melody. Je rougis de plus belle. Je range mon iPad dans mon sac et lance avec détachement : — Je suis disponible dimanche, si ça te convient. Alors que je suis sur le point de me lever, il me tend son téléphone portable. — Tu peux enregistrer ton numéro. J’essaie de passer outre la photo provocatrice d’une femme nue et ligotée, à genoux, qui lui sert d’écran de veille. Mais l’image est plutôt explicite, et certainement pas le genre que l’on utilise au hasard comme fond d’écran, surtout quand on demande à une inconnue d’enregistrer son numéro. Mais je décide de ne pas le juger sur son choix de photo et m’exécute avant de lui rendre l’appareil. Je sors de la classe sans un regard en arrière, alors que je meurs d’envie de vérifier s’il m’observe. La brise d’été me caresse la peau. L’odeur de l’herbe coupée enflamme mes sens, ravivant les souvenirs des étés de mon enfance. Les yeux rivés sur l’écran de mon téléphone, j’envoie un bref SMS à ma mère pour lui annoncer que je pars de l’école et devrais arriver à la maison vers minuit… et ne vois pas le poteau avec lequel j’entre en collision avant de me retrouver sur 27


les fesses. Mon sac glisse de mon épaule et mon portable fait un vol plané en direction des fourrés. Je lève les yeux vers ceux, perçants, du poteau en question et qui s’avère être un homme. Avec le soleil dans son dos, je n’arrive pas vraiment à distinguer ses traits, hormis ses sourcils froncés et son regard noir, qui m’indiquent sans l’ombre d’un doute que notre accrochage constitue à ses yeux un fâcheux désagrément. Il me contourne en lançant : « Pauvre conne ! » Mon sang ne fait qu’un tour. Je me relève brusquement, lui donnant un coup de sac au passage. Il fait volteface, saisit ce dernier et le tire vers lui. Je suis projetée contre son torse avant de retomber, les quatre fers en l’air, sur mes fesses déjà douloureuses. Je le fusille du regard. — C’est quoi, ton problème ? Quel… quel… Mon cerveau ne me souffle rien d’autre que ces bredouillements, donnant l’impression que je n’ai rien à faire à la fac. — Trouduc ! Je grimace de mon manque total de maturité, de répartie et de vocabulaire. Je ne suis pas du genre à jurer. Trouduc, me répété-je en me morigénant. — Mon problème, c’est que tu me rentres dedans, avant de m’agresser avec ton sac qui pèse au moins une tonne. Et pour finir, tu te jettes sur moi et tu atterris à mes pieds en me traitant de « trouduc ». 28


Je relâche le souffle que j’avais gardé tout le long de sa description de l’incident. — Le choc a dû te détraquer parce que, manifes­­ tement, tu délires. Oh, et ne m’aide surtout pas à me relever, hein, grommelé-je. — Je n’en avais pas l’intention. Quelle maladresse ! Tu as besoin de renforcer ta masse musculaire et d’apprendre à regarder où tu fous les pieds. Son dégoût évident pour moi me stupéfie, et je reste là, bouche bée, incrédule. Il vient vraiment de dire ça ? Sans me laisser le temps de formuler une réplique bien sentie, il s’éloigne tranquillement et, moi, je bouillonne. Waouh, il est sacrément bien bâti ! N’importe qui tomberait « sur le cul » en se heurtant à ce mur de briques. Les muscles de son dos se devinent sous son tee-shirt moulant, et il a des fesses bien fermes. Merde ! T’occupe pas de ses fesses, c’est un connard absolu. Je rampe jusqu’à mon téléphone, puis me dirige vers ma voiture sans autre incident. Je conduis une BMW Série 4 décapotable flambant neuve. Très « gosse de riches », mais c’est mon père qui a insisté. Il voulait que j’aie une voiture neuve pour entrer à la fac afin de ne pas avoir besoin des garçons pour me raccompagner ou de ne pas être coincée si je 29


voulais rentrer à la maison. Il détestait l’idée que je parte si loin, mais, après mon voyage avec Zane, il a finalement accepté. Je suis son bébé, sa fille unique. J’ai bien un demi-frère, mais il n’a jamais vécu avec nous. Il est né avant que ma mère rende mon père fou d’amour. Ensuite, elle a fait le même effet au mari d’une autre. Je n’en ai rien su jusqu’au jour où je l’ai rencontré, à l’âge de onze ans. Il a affirmé sans détour que ma mère était une sale garce. Notre relation a toujours été tendue. Autant dire que la réunion de famille de demain ne m’emballe pas du tout. J’ouvre ma portière et rends leur sourire aux deux filles qui passent près de moi. Je ne me suis pas vraiment fait d’amis depuis mon arrivée ici, alors un sourire chaleureux au passage, c’est agréable.


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