Extrait - À un fil de Rainbow Rowell

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Rainbow Rowell est diplômée en journalisme et rédactrice pour un journal du Nebraska. Lorsqu’elle n’écrit pas, elle se passionne de façon quasi obsessionnelle pour les personnages de fiction, planifie des séjours à Disney World avec son mari et ses deux enfants, s’investit dans des débats futiles dans l’espoir de découvrir comment ce satané Sherlock Holmes a réussi à simuler la mort. Le premier roman de Rainbow Rowell, Attachement, est paru chez Milady, ainsi que Fangirl, qui a connu un succès considérable. C’est sûr, l’auteure du best-seller d’Eleanor & Park n’a pas fini de nous surprendre…


Du même auteur, chez Milady : Attachement Fangirl À un fil

Ce livre est également disponible au format numérique

www.milady.fr


Rainbow Rowell

À un fil Traduit de l’anglais (États-Unis) par Benjamin Mallais

Milady


Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : Landline Copyright © 2014 by Rainbow Rowell Tous droits réservés © Bragelonne 2015, pour la présente traduction ISBN : 978-2-8112-2068-6 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr


Je dédie ce livre à Kai. (Comme tout ce qui a de l’ importance.)



Chapitre premier

Mardi 17 décembre 2013

G

eorgie gara sa voiture en faisant une embardée pour éviter un vélo. Neal ne demandait jamais à Alice de le ranger. Apparemment, dans son Nebraska natal, personne ne volait les vélos et personne n’essayait de s’introduire par effraction dans votre maison. La plupart du temps, Neal ne fermait pas à la porte à clé après que Georgie était rentrée. Elle lui avait pourtant dit que c’était comme de planter dans le jardin une pancarte portant l’inscription : VENEZ NOUS CAMBRIOLER. N’OUBLIEZ PAS VOS ARMES À FEU. — Non, avait-il répliqué. Je crois que ce ne serait pas la même chose. Elle souleva la bicyclette et la posa sur le porche avant d’ouvrir la porte (qui n’était pas verrouillée). Toutes les lumières étaient éteintes dans le salon ; seule la télévision allumée éclairait la pièce. Alice s’était endormie sur le canapé en regardant des épisodes de La Panthère rose. Georgie se dirigea vers le poste pour couper l’image et le son, et trébucha sur un bol de lait posé sur le sol. Il y avait une pile de linge propre sur la table basse ; elle saisit le 7


premier vêtement qui lui tomba sous la main pour éponger le liquide. Lorsque Neal avança sous la voûte qui séparait le salon de la salle à manger, Georgie était accroupie sur le sol et tentait d’essuyer du lait à l’aide d’une de ses petites culottes. — Désolé, dit-il. Alice a voulu servir du lait à Noomi. — Ce n’est pas grave. C’est moi qui n’ai pas fait attention. Georgie se leva, serrant la petite culotte humide dans son poing. Elle désigna Alice d’un mouvement de la tête. — Est-ce qu’elle va bien ? Neal tendit le bras et lui prit le morceau de tissu des mains avant de ramasser le bol. — Tout va bien. Je lui ai dit qu’elle pouvait attendre que tu rentres avant d’aller au lit. C’était le résultat de notre négociation pour qu’elle finisse son chou et qu’elle cesse d’utiliser le mot « littéralement » à tout bout de champ, parce que c’est en train de me rendre littéralement dingue. Il jeta un regard en arrière en direction de Georgie en se dirigeant vers la cuisine. — Tu as faim ? — Oui, répondit-elle avant de lui emboîter le pas. Neal était de bonne humeur, ce soir. D’habitude, lorsque Georgie rentrait aussi tard… Il suffit de dire que d’habitude, lorsque Georgie rentrait aussi tard, ce n’était pas le cas. Neal se dirigea vers la cuisinière et alluma une plaque. Il était vêtu d’un pantalon de pyjama et d’un tee-shirt blanc, et il avait l’air de s’être récemment fait couper les cheveux – probablement en prévision de leur voyage. Si Georgie posait la main sur l’arrière de sa tête, elle aurait l’impression de toucher du velours dans un sens et des aiguilles dans l’autre. 8


— Je n’étais pas certain de ce que tu voulais emporter, dit-il. J’ai lavé tout ce qu’il y avait dans ton panier à linge sale. Souviens-toi qu’il fait froid, là-bas. Tu oublies tout le temps. Elle finissait toujours par lui voler ses pulls. Il était de si bonne humeur, ce soir… Il lui adressa un sourire en préparant son assiette : une poêlée de saumon et de chou, accompagnés d’autres aliments de couleur verte. Il écrasa des noix de cajou dans son poing et en parsema le plat avant de poser l’assiette devant elle. Lorsque Neal souriait, des fossettes formaient des petites parenthèses sur ses joues. Georgie eut soudain envie de le tirer par-dessus le comptoir et de lui caresser les joues avec son nez. (C’était sa réaction habituelle chaque fois qu’elle le voyait sourire – Neal n’en avait probablement pas conscience.) — Je crois que j’ai lavé tous tes jeans, annonça-t-il en lui servant un verre de vin. Georgie prit une profonde inspiration. Il fallait qu’elle le lui dise, pour être débarrassée. — J’ai une bonne nouvelle. Il se pencha sur le comptoir et haussa un sourcil. — Ah bon ? — Oui. Voilà : Maher Jafari s’intéresse à notre série. — C’est quoi, Maher Jafari ? — C’est le type de la chaîne avec lequel on était en contact, celui qui a donné son feu vert pour le lancement du Loft et de ce nouveau programme de téléréalité sur les cultivateurs de tabac. — Ah oui, c’est vrai, acquiesça Neal en hochant la tête. Le type de la chaîne. Je croyais qu’il vous snobait. 9


— C’est l’impression qu’il nous donnait, répliqua Georgie. Apparemment, il est juste naturellement snob. — Euh… Waouh ! C’est une super nouvelle. Mais… Il pencha la tête sur le côté. — Pourquoi tu n’as pas l’air plus enthousiaste ? — Je suis aux anges, répondit Georgie d’une voix suraiguë. Elle était probablement en nage. — Il veut un pilote et des scénarios. On a prévu une réunion pour parler du casting… — C’est génial, dit Neal en affichant un air circonspect. Il savait qu’elle essayait de noyer le poisson. Georgie ferma les yeux. — Le 27. La cuisine fut soudain plongée dans le silence. Elle rouvrit les paupières. Ah, elle avait retrouvé le Neal qu’elle connaissait et aimait vraiment : les bras croisés, les yeux étrécis, la mâchoire contractée. — On sera à Omaha, le 27, répondit-il. — Je sais, dit-elle. Neal, je sais. — Et tu as l’intention d’avancer ton vol de retour pour Los Angeles ? — Non, je… On doit préparer les scénarios avant la réunion. Seth s’est dit que… — Seth. — Tout ce qu’on a, c’est un pilote, répliqua Georgie. Il nous reste neuf jours pour écrire quatre épisodes et préparer la réunion : on a de la chance d’avoir des congés de Jeff ’ d Up cette semaine. — Tu as des congés parce que c’est Noël ! — Je sais que c’est Noël, Neal ; je n’ai pas l’intention de faire l’impasse sur Noël. — Ah bon ? 10


— Non, simplement de faire l’impasse sur Omaha. Je me suis dit qu’on pouvait tous faire la même chose. — On a déjà nos billets. — Neal. C’est un pilote, un contrat avec la chaîne de nos rêves. Georgie avait l’impression de lire un prompteur. Elle avait déjà eu cette conversation presque mot pour mot l’après-midi même avec Seth. — Mais c’est Noël, avait-elle plaidé. Ils étaient dans leur bureau, et Seth était assis sur la grande table en forme de L qu’ils partageaient, du côté de Georgie. Elle était piégée. — Allez, Georgie. On aura toujours Noël. On passera les meilleures fêtes de nos vies après la réunion. — Raconte ça à mes enfants. — Je le ferai. Tes gosses m’adorent. — Seth, c’est Noël ! Est-ce que cette réunion ne peut pas attendre un peu ? — On a déjà attendu toute notre carrière. On y est, Georgie. C’est maintenant, enfin. Seth n’arrêtait pas de répéter son prénom. Neal avait les narines dilatées. — Ma mère nous attend de pied ferme, dit-il. — Je sais, murmura Georgie. — Et il y a les enfants… Alice a envoyé une carte de changement d’adresse au Père Noël pour qu’il sache qu’elle sera à Omaha. Georgie essaya de sourire, mais ne parvint qu’à faire une grimace. — Je crois qu’il trouvera quand même. — Ce n’est pas… 11


Neal jeta le tire-bouchon dans un tiroir qu’il referma d’un coup sec. D’une voix plus calme, il répéta : — Ce n’est pas le problème. — Je sais. Elle se pencha par-dessus son assiette. — Mais on pourra rendre visite à ta mère le mois prochain. — Et faire manquer l’école à Alice ? — Oui, s’il le faut. Neal se tenait debout, les deux mains posées sur le comptoir, contractant les muscles de ses avant-bras, comme s’il se préparait à entendre la mauvaise nouvelle à retardement. Il avait la tête baissée et ses cheveux tombaient sur son front. — C’est peut-être la chance de notre vie, ajouta Georgie. Notre propre série ! Neal hocha la tête sans lever les yeux. — Très bien, répliqua-t-il. Il avait pris une voix calme, sans expression. Georgie attendit. Parfois, quand elle se disputait avec Neal, elle perdait pied. La dispute se déplaçait sur un autre problème – dans des eaux plus dangereuses – et elle ne s’en rendait même pas compte. Parfois, Neal mettait un terme à la conversation ou abandonnait le sujet alors qu’elle était encore en train de plaider sa cause, et elle continuait à argumenter longtemps après qu’il avait lâché prise. Elle n’était pas certaine que la situation actuelle puisse être qualifiée de dispute, pas encore. Alors elle attendit. Neal gardait la tête baissée. — Qu’est-ce que tu entends par « très bien » ? finit-elle par demander. 12


Il se redressa et s’éloigna du comptoir. Georgie scruta ses bras nus et ses larges épaules. — Je veux dire que tu as raison. C’est évident. Il se mit à nettoyer la gazinière. — Il faut que tu ailles à cette réunion. C’est important. Il avait prononcé ces mots d’un ton presque léger. Peut-être que tout allait bien se passer, en fin de compte. Peut-être qu’il se montrerait même enthousiaste pour elle, une fois la déception passée. — Alors, dit-elle, tâtant le terrain. On ira voir ta mère le mois prochain ? Neal ouvrit le lave-vaisselle et se mit à rassembler les couverts. — Non. Georgie fit la moue et se mordit la lèvre. — Tu ne veux pas qu’Alice rate l’école ? Il secoua la tête. Elle l’observa tandis qu’il remplissait le lave-vaisselle. — On ira cet été, alors ? Il eut un mouvement imperceptible de la tête, comme si quelque chose avait effleuré son oreille. Neal avait des oreilles adorables : un peu trop grandes, elles formaient un pli au sommet, comme des petites ailettes. Georgie aimait le tenir par les oreilles. Lorsqu’il la laissait faire… Elle pouvait imaginer la tête de Neal entre ses mains, ses pouces caressant le sommet de ses oreilles, ses phalanges effleurant ses cheveux ras. — Non, répéta-t-il, se redressant et s’essuyant les mains sur son pantalon de pyjama. On a déjà pris nos billets. — Neal, je suis sérieuse. Je ne peux pas rater cette réunion. — Je sais, répondit-il en se tournant pour lui faire face. Il avait la mâchoire fermement serrée et un air décidé. 13


Lorsqu’il était à l’université, Neal avait songé à s’engager dans l’armée ; il se serait parfaitement acquitté de la tâche consistant à annoncer une nouvelle désastreuse ou à exécuter un ordre à contrecœur sans montrer à quel point cela lui répugnait. Avec le masque qu’il arborait, il aurait pu piloter l’avion qui avait largué la première bombe atomique. — Je ne comprends pas, répliqua Georgie. — Tu ne peux pas te permettre de manquer cette réunion, expliqua-t-il. Et on a déjà réservé nos billets. De toute façon, tu vas travailler toute la semaine. Alors, reste ici, concentre-toi sur ton émission, et nous, on ira voir ma mère. — Mais c’est Noël. Les enfants… — Elles pourront fêter Noël une deuxième fois avec toi quand on sera rentrés. Elles vont adorer ça, deux Noëls. Georgie ne savait pas comment réagir. Peut-être que si Neal avait souri en prononçant cette dernière phrase… Il désigna son assiette d’un geste de la main. — Est-ce que tu veux que je fasse réchauffer ça pour toi ? — Non, ça va, répondit-elle. Il hocha imperceptiblement la tête, puis passa devant elle en l’effleurant, se baissant juste assez pour poser ses lèvres sur sa joue. Puis il se dirigea vers le salon, souleva Alice du canapé. Georgie pouvait l’entendre lui murmurer à l’oreille : — Tout va bien, ma puce. Je te tiens. Et il gravit l’escalier.


Chapitre 2

Mercredi 18 décembre 2013

L

e téléphone de Georgie était déchargé. Il ne fonctionnait que lorsqu’il était branché : elle devrait probablement acheter une nouvelle batterie, mais elle oubliait sans cesse de s’en occuper. Elle posa sa tasse de café sur le bureau, puis brancha le téléphone sur son ordinateur portable, en le secouant – comme un Polaroid – tandis qu’elle attendait qu’il se mette en marche. Un grain de raisin fusa entre son nez et l’écran. — Alors ? demanda Seth. Elle releva la tête de façon à le regarder en face, pour la première fois depuis qu’elle était arrivée au travail. Il portait une chemise rose avec une veste de tricot verte, et ses cheveux étaient particulièrement lisses, ce jour-là. Seth avait l’air d’un cousin Kennedy bien habillé, celui qui n’avait pas hérité de leur dentition. — Quoi, « alors » ? répliqua-t-elle. — Comment ça s’est passé ? Il parlait de Neal, mais il ne dirait jamais « avec Neal » ; il n’y a qu’ainsi qu’ils parvenaient à tous fonctionner ensemble. Il y avait des règles. Georgie jeta de nouveau un coup d’œil à son télé­phone : aucun appel manqué. 15


— Bien. — Je te l’avais dit. — Et tu avais raison. — J’ai toujours raison, rétorqua Seth. Georgie l’entendit se rasseoir sur son fauteuil. Elle pouvait l’imaginer aussi, ses longues jambes relevées et posées sur le bord de leur bureau. — Tu n’as, en fin de compte, que très occasionnellement et partiellement raison, répondit-elle en continuant à jouer avec le téléphone. À cette heure-ci, Neal et les filles étaient probablement déjà sur leur deuxième vol. Ils avaient fait une courte escale à Denver. Georgie eut envie de leur envoyer un texto disant « je vous aime » – et elle se le représenta, les attendant à Omaha. Mais Neal n’envoyait jamais de textos et ne regardait donc jamais les siens ; c’était comme d’envoyer un message dans un trou noir. Elle posa son téléphone et remonta ses lunettes sur son crâne, essayant de se concentrer sur son ordinateur. Elle avait une dizaine de nouveaux messages dans sa boîte mail. Tous émanaient de Jeff German, le comédien qui tenait le rôle principal dans la série. Il ne manquerait pas à Georgie si ce nouveau contrat devait devenir une réalité. Pas plus que ses e-mails, sa casquette de base-ball rouge et la manière dont il l’avait forcée à réécrire des épisodes entiers de Jeff ’ d Up lorsqu’il trouvait que les acteurs qui jouaient les autres membres de sa famille à l’écran provoquaient trop de rires. — Je ne peux pas supporter ça plus longtemps. La porte s’ouvrit d’un seul coup et Scotty se glissa dans la pièce. Il y avait juste assez de place dans le bureau que partageaient Seth et Georgie pour un autre fauteuil : une 16


sorte de hamac IKEA inconfortable. Scotty se laissa tomber dedans en se tenant la tête entre les mains. — Je ne peux pas. Je suis nul quand il s’agit de garder un secret. — Bonjour, lança Georgie. Scotty jeta un œil à travers ses doigts. — Salut, Georgie. La fille devant m’a dit de te dire que ta mère était en ligne. Sur la 2. — Elle s’appelle Pamela. — D’accord… Ma mère s’appelle Dixie. — Non. La nouvelle réceptionniste, son nom… Georgie secoua la tête et tendit le bras vers le téléphone de bureau noir qui était posé entre elle et Seth. — Georgie à l’appareil. Sa mère poussa un soupir. — Je suis restée en attente si longtemps que je pensais que cette fille m’avait oubliée. — Non. Qu’est-ce qu’il y a ? — J’appelais juste pour savoir comment tu allais. Sa mère avait l’air inquiète. (Elle adorait ça.) — Tout va bien, répondit Georgie. — Eh bien… Elle poussa un nouveau soupir, plus profond, cette fois-ci. — J’ai parlé à Neal ce matin. — Comment tu as réussi à l’avoir ? — J’ai mis mon réveil. Je savais que vous partiez tôt ; je voulais vous dire au revoir. Sa mère avait toujours fait tout un monde des voyages en avion, des opérations bénignes et parfois même du simple fait de raccrocher. « On ne sait jamais quand on voit quelqu’un pour la dernière fois, et il ne faut pas rater l’occasion de dire au revoir. » 17


Georgie coinça le combiné entre son oreille et son épaule pour pouvoir taper sur son clavier. — C’est gentil à toi. Est-ce que tu as parlé aux filles ? — J’ai parlé à Neal, répéta sa mère, juste pour l’emphase. Il m’a dit que vous preniez vos distances pendant un moment. — Maman ! répondit Georgie en reprenant le combiné dans sa main. Ce n’est que pour cette semaine. — Il m’a dit que vous passiez Noël séparés. — Ce n’est pas ce que tu crois ; pourquoi est-ce que tu dramatises la situation ? J’ai simplement eu un imprévu au travail. — Tu n’as jamais eu à travailler à Noël auparavant. — Je ne suis pas forcée de travailler à Noël. Mais il faut que je travaille les quelques jours qui précèdent et qui suivent le 25. C’est compliqué. Georgie résista à l’envie de regarder si Seth écoutait. — C’est moi qui l’ai décidé. — Tu as décidé de passer Noël toute seule ? — Je ne serai pas toute seule. Je serai avec toi. — Mais, ma chérie, on va passer la journée dans la famille de Kendrick. Je te l’ai dit. Et ta sœur va chez son père. Je veux dire : tu es la bienvenue si tu veux venir nous rejoindre à San Diego… — Oublie ce que j’ai dit. Je me débrouillerai. Georgie jeta un coup d’œil alentour. Seth lançait des grains de raisin en l’air et les gobait au vol. Scotty était prostré, l’air pitoyable, comme s’il était pris de crampes d’estomac. — Il faut que je retourne travailler. — Viens à la maison ce soir, répondit sa mère. Je ferai à manger. — Je vais bien maman, je t’assure. 18


— Viens, Georgie. Tu ne devrais pas rester seule en ce moment. — Il ne se passe rien « en ce moment », maman. Je vais bien. — C’est Noël. — Pas encore. — Je ferai la cuisine. Viens. Et elle raccrocha avant que Georgie n’ait pu protester de nouveau. Georgie poussa un soupir et se frotta les yeux. Elle avait les paupières grasses. Ses mains sentaient le café. — Je ne peux plus le supporter, répéta Scotty d’un ton plaintif. Tout le monde peut deviner que j’ai un secret. Seth jeta un œil vers la porte ; elle était fermée. — Et alors ? Tant que personne ne sait ce que c’est… — Je n’aime pas ça, répliqua Scotty. J’ai l’impression de trahir quelqu’un. Je me sens comme Lando dans la Ville flottante, ou comme ce type qui a embrassé Jésus. Georgie se demanda si les autres scénaristes soupçonnaient quelque chose. Probablement pas. Georgie et Seth allaient bientôt signer leur contrat, mais tout le monde pensait qu’ils resteraient. Pourquoi est-ce qu’ils quitteraient Jeff ’ d Up après l’avoir porté jusque dans le Top 10 ? S’ils restaient, on leur offrirait une énorme augmen­­­ tation, qui leur changerait la vie – des sommes qui faisaient sortir les yeux de Seth de leurs orbites, à la manière de Picsou lorsqu’il parlait d’argent. Mais s’ils partaient… Ils ne quitteraient Jeff ’ d Up que pour une seule raison : lancer leur propre série télévisée, celle dont ils rêvaient presque depuis le jour de leur rencontre. Ils avaient écrit les premières ébauches du pilote ensemble alors qu’ils 19


étaient encore à l’université. C’était leur création, leurs personnages. Plus de Jeff German, plus de phrases toutes faites, plus de rires enregistrés. S’ils s’en allaient, ils emmèneraient Scotty. (Quand ils s’en iraient, aurait dit Seth. Quand, quand, quand.) Scotty était leur homme. Georgie l’avait engagé pour l’émission précédente, et c’était le meilleur scénariste de gags avec lequel ils avaient travaillé. Seth et Georgie étaient plus doués pour le comique de situation : l’étrangeté qui devenait plus étrange encore, les blagues interminables qui trouvaient leur chute au bout de huit épisodes. Mais, parfois, il fallait que quelqu’un glisse sur une peau de banane. Scotty avait toujours une peau de banane dans son sac à malice. — Personne ne sait que tu as un secret, lui dit Seth. Tout le monde s’en fiche. Ils essaient juste de terminer leur boulot pour pouvoir rentrer chez eux fêter Noël. — Quel est le plan, alors ? Scotty se redressa sur son siège. Il était d’origine indienne. Assez petit, il arborait des cheveux et des lunettes noirs et s’habillait comme presque tout le monde dans l’équipe de scénaristes : un jean, un sweat-shirt à capuche et des tongs idiotes. Scotty était le seul gay de l’équipe. Parfois, les gens pensaient que Seth l’était aussi, mais ce n’était pas le cas. Il était simplement bien mis. Seth lança un grain de raisin en direction de Scotty, puis un autre vers Georgie. Elle baissa la tête pour l’esquiver. — Le plan, déclara Seth, c’est de venir travailler demain, comme d’habitude, et d’écrire, puis d’écrire encore. Scotty ramassa son grain de raisin, qui était tombé par terre, et l’avala. 20


— Je déteste abandonner tout le monde. Pourquoi est-ce qu’on s’en va toujours quand on vient juste de se faire des amis ? Il se déplaça et fit la moue en regardant Georgie. — Eh, Georgie. Tout va bien ? Tu as l’air bizarre. Georgie prit conscience qu’elle contemplait le vide au lieu de regarder l’un d’entre eux. — Oui, répondit-elle. Ça va. Elle saisit de nouveau son téléphone et tapa un texto. Peut-être… Elle aurait peut-être dû avoir une discussion avec Neal ce matin, avant qu’il s’en aille, une véritable conversation, pour s’assurer que tout allait bien. Mais lorsque le réveil de Neal s’était déclenché, à 4 h 30, il était déjà sorti du lit et presque habillé. Neal utilisait encore un de ces radios-réveils Dream Machine, et, lorsqu’il était venu l’éteindre, il avait dit à Georgie de se rendormir. — Tu vas être dans un sale état, tout à l’heure, avait-il déclaré tandis qu’elle se redressait en ignorant son conseil. Comme si Georgie allait se rendormir sans avoir dit au revoir aux filles, comme si ce n’était pas Noël. Elle avait tendu le bras pour saisir la paire de lunettes accrochée au-dessus de la tête de lit avant de les mettre sur son nez. — Je vous emmène à l’aéroport, avait-elle déclaré. Debout devant sa penderie, Neal lui tournait le dos, étirant un pull noir sur ses épaules. — J’ai déjà appelé un taxi. Peut-être Georgie aurait-elle dû protester à ce moment-là, mais, au lieu de cela, elle s’était levée pour aller aider les filles à se préparer. 21


Il n’y avait pas grand-chose à faire. Neal les avait couchées, revêtues de tee-shirts et de pantalons de jogging, pour pouvoir les porter dans la voiture sans les réveiller. Mais Georgie voulait leur parler, et, de toute façon, Alice s’était réveillée pendant que Georgie essayait de lui enfiler ses chaussures Mary Jane roses. — Papa a dit que je pouvais mettre mes bottes, avait-elle déclaré d’une voix ensommeillée. — Où sont-elles ? lui avait murmuré Georgie. — Papa sait. Elles avaient réveillé Noomi en les cherchant. Puis Noomi avait voulu mettre ses bottes, elle aussi. Georgie leur avait ensuite proposé un yaourt, mais Neal avait déclaré qu’ils mangeraient à l’aéroport ; il avait préparé des casse-croûte. Il avait laissé Georgie leur expliquer pourquoi elle n’allait pas prendre l’avion avec eux – « Tu vas venir en voiture ? », lui avait demandé Alice –, tandis qu’il montait et descendait l’escalier, enchaînant les allers-retours jusqu’à la porte d’entrée, pour procéder aux dernières vérifications et rassembler les sacs. Georgie avait essayé d’expliquer aux filles qu’elles allaient passer un si bon moment qu’elle leur manquerait à peine – et qu’ils pourraient fêter Noël tous ensemble la semaine suivante. — On aura deux Noëls, avait dit Georgie. — Je ne crois pas que ce soit possible, avait répliqué Alice. Noomi s’était mise à pleurer parce que sa chaussette était à l’envers sur ses orteils. Georgie n’avait pas réussi à comprendre si elle voulait les coutures sur le dessus ou le dessous. Neal était sorti du garage pour retirer la botte de Noomi et remettre la chaussette dans le bon sens. 22


— La voiture est là, avait-il annoncé. C’était un minivan. Georgie avait guidé les filles et les avait installées à l’intérieur, puis elle s’était agenouillée au bord du trottoir dans son pantalon de pyjama, les avait embrassées sur le visage en tentant de donner l’impression que ces adieux n’étaient pas très importants. — Tu es la meilleure maman du monde, avait déclaré Noomi. Avec Noomi, il n’y avait que « le meilleur » ou « le pire » ; « jamais » ou « toujours ». — Et tu es la meilleure petite fille de quatre ans du monde, avait répliqué Georgie en déposant un baiser sur son nez. — Chaton, avait rétorqué Noomi. Elle avait encore des larmes dans la voix après le problème de chaussette. — Tu es le meilleur chaton du monde. Georgie avait remis les fins cheveux châtains de Noomi derrière son oreille et lissé le tee-shirt sur son ventre. — Chaton vert. — Le meilleur chaton vert. — Miaou, avait dit Noomi. — Miaou, avait répondu Georgie. — Maman ? avait dit Alice d’un ton interrogateur. — Oui ? Georgie avait attiré sa fille de sept ans contre elle – « Viens me faire un gros câlin » –, mais Alice était trop absorbée par ses réflexions pour lui rendre son étreinte. — Si le Père Noël apporte tes cadeaux chez mamie, je les garderai pour toi. Je les mettrai dans ma valise. — Le Père Noël n’apporte pas de cadeaux aux mamans, d’habitude. — Eh bien, s’il le fait… 23


— D’accord, avait acquiescé Georgie en serrant Alice de son bras gauche et attirant Noomi contre elle avec son bras droit. S’il m’apporte des cadeaux, tu en prendras soin pour moi. — Maman, miaou ! — Miaou, avait dit Georgie, en les serrant toutes les deux dans ses bras. — Maman ? — Oui, Alice. — Ce qui donne tout son sens à la fête de Noël, ce ne sont pas les cadeaux, de toute façon, c’est Jésus. Mais pas pour nous, parce qu’on n’est pas croyants. Pour nous, ce qui donne tout son sens à Noël, c’est simplement la famille. Georgie lui avait déposé un baiser sur la joue. — C’est vrai. — Je sais. — D’accord. Je vous aime. Je vous aime très fort toutes les deux. — Jusqu’au bout du monde ? avait demandé Alice. — Oh, avait répliqué Georgie, bien plus que ça. — Jusqu’au bout du monde et à l’infini ? — Miaou ! — Miaou, avait répondu Georgie, l’infini de l’infini. Je vous aime si fort que ça me fait mal. Le visage de Noomi s’était décomposé. — Ça fait mal ? — Elle ne parle pas littéralement, avait répliqué Alice. Hein, maman ? Pas littéralement ? — Non. Enfin, parfois. Neal s’était avancé vers elles. — Bon, il est l’heure d’aller prendre l’avion. Georgie leur avait volé une bonne demi-douzaine de baisers tandis qu’elle les attachait sur leurs sièges, puis elle 24


s’était redressée et se tenait debout à côté du van, les bras croisés, l’air nerveux. Neal s’était approché d’elle et avait regardé par-dessus son épaule, comme s’il réfléchissait. — On atterrit à 17 heures, avait-il dit, sur le fuseau horaire central. Il devrait être 15 heures ici… Je t’appellerai quand on sera arrivés chez ma mère. Georgie avait acquiescé d’un hochement de tête, mais il ne la regardait toujours pas. — Faites attention à vous, avait-elle dit. Il avait baissé les yeux sur sa montre. — Tout ira bien, ne t’inquiète pas pour nous. Fais ce que tu as à faire. Sois brillante à ta réunion. Puis il l’avait prise dans ses bras. En quelque sorte… Il avait un bras passé autour de ses épaules, la bouche contre la sienne. Il s’était déjà écarté d’elle au moment où elle lui avait déclaré : — Je t’aime. Georgie avait eu envie de le saisir par les épaules. Elle avait eu envie de le serrer contre elle jusqu’à ce que ses pieds quittent le sol. Puis d’enfouir son visage dans son cou et de sentir les bras de Neal enserrer ses côtes, un peu trop fort. — Je t’aime, avait-elle lancé. Elle n’était pas certaine qu’il l’ait entendue. — Je vous aime ! avait-elle crié en direction des filles en donnant une petite tape sur la vitre arrière et en y déposant un baiser, parce qu’elle savait que cela les ferait rire. La vitre arrière de leur Prius était couverte de traces de baisers. Elles avaient agité les bras pour lui dire au revoir. Georgie s’était écartée du van, faisant signe des deux 25


mains. Neal était assis sur le siège avant et discutait avec le chauffeur. Elle avait espéré qu’il la regarde au moins une fois avant que le van tourne au coin de la rue, et ses mains s’étaient figées en l’air. Et, soudain, ils n’étaient plus là.


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