Extrait backhaus hikikomori

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Jeff Backhaus a été chef cuisinier, directeur artistique et pilote professionnel. Il a vécu et travaillé en Corée. C’est à New York qu’il entame sa carrière d’écrivain avec ce premier roman très remarqué.


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Jeff Backhaus

Hikikomori Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie de Prémonville

Éditions Anne Carrière


Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : Hikikomori and the Rental Sister Publié avec l’accord de Algonquin Books of Chapel Hill, une division de Workman Publishing Company, Inc., New York, USA. © 2013, Jeff Backhaus © S. N. Éditions Anne Carrière, Paris, 2013 pour la traduction française © Bragelonne, Paris, 2016 pour la présente édition Tous droits réservés. ISBN : 978-2-8112-1797-6 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr


Remerciements Ma gratitude va à Amy Gash, Jae Yoon Hah, Martha Hughes, David Marshall, Elisabeth Scharlatt et Sonoko Sugiyama.



Chapitre premier

derrière la porte de ma chambre, J edanssuisleaccroupi noir, à écouter ma femme, à attendre qu’elle

renifle ou qu’elle tousse, à l’affût du moindre signe indiquant que la voie n’est pas libre. Elle est à l’autre bout du couloir, dans la chambre destinée aux enfants, et je sais qu’elle laisse sa porte ouverte, que ses oreilles ne dorment jamais, qu’elle guette les indices de mes sorties – le pêne qui se rétracte ou le parquet qui craque. Elle n’a jamais le cœur en paix, elle doit rester allongée là, à retenir son souffle. La sueur dégouline le long de ma colonne vertébrale, jusqu’entre mes jambes, mais je ne peux pas bouger, pas avant d’être bien certain qu’elle ne m’entendra pas me glisser furtivement dehors. Je fais tourner le verrou entre le pouce, l’index et le majeur. J’ai l’impression que le bruit secoue l’appartement tout entier. Ensuite, lentement, la poignée. Lorsque l’écho se tait enfin et que le silence revient, j’entrebâille la porte, juste assez pour jeter un coup d’œil dans le couloir. Je sens les relents de nourriture grasse, sans doute les restes de son dîner chinois en solitaire qu’elle a dû laisser sur le comptoir de la cuisine et qui commencent à tourner, avec des mouches qui pondent dedans. Avant, 7


il était impensable de laisser de la nourriture hors du frigo toute la nuit. Mes yeux s’adaptent à la pénombre, et je scrute le couloir et l’entrée du salon. La lueur des réverbères coule des fenêtres, s’enroule autour de l’accoudoir du canapé, embrasse l’abat-jour, mais je ne vois aucun mouvement, aucune silhouette humaine. Sur la gauche, sa porte est ouverte. J’observe en écoutant pendant un moment – un quart d’heure ? Difficile à dire. Parfois, elle détecte mes allées et venues. Pas de manière passive, pas comme on devine un éclair de culpabilité dans le regard de celui qu’on aime, non, elle me prend en traître, et sa stratégie, c’est de supplier, de pleurer et de donner des coups de poing comme une adolescente hystérique. Voilà pourquoi je suis vigilant et avance accroupi. C’est le moment. J’attrape mes baskets, me relève et remonte la fermeture Éclair de ma parka. La sueur coule le long de ma cuisse. Je m’extirpe de mon cocon intemporel et me glisse dans le couloir en refermant la porte derrière moi. Je relâche précautionneusement le bouton. Si ma femme se réveille pendant que je suis sorti, elle verra ma porte fermée, comme d’habitude, et ne cherchera pas plus loin. Elle ira vider sa vessie ou boire son verre d’eau, puis elle se recouchera. Le plus sage serait de se baisser et de passer furti­­ vement devant sa chambre, mais je n’y arrive jamais. J’avance debout et jette un regard dans la pièce. Elle dort, enfouie sous une lourde couverture de laine que je lui avais achetée – que je nous avais achetée – pendant 8


un week-end d’automne à la mer où il faisait froid. Ses cheveux se répandent sur l’oreiller en longues vagues douces, et je me rappelle ces nuits où j’étais allongé à cet endroit même, dans toute cette volupté, où le parfum de sa chevelure me berçait jusqu’au sommeil. La douleur et les regrets font trembler ma main gauche. Je n’ose pas traîner. Je me faufile dans la cuisine. Les plats chinois sont posés sur la table, ouverts. Les emballages, les baguettes, et un petit gâteau porte-bonheur qu’elle n’a pas touché. Un instant, j’hésite à tout jeter et à nettoyer pour lui éviter de le faire, mais ce serait trop de temps perdu et trop de bruit, et puis je ne voudrais pas l’effrayer. C’est au tour du salon plongé dans le noir. Je longe le vieux piano droit et rejoins l’entrée. Les lattes du parquet craquent une à une, plus ou moins fort. Je progresse rapidement. Je pose mes baskets par terre et les enfile. Ma main s’est calmée, le tremblement a cessé. Je sors de l’appartement, me retrouve sur le palier du quatrième. Aucun bruit, mais la voisine m’espionne peut-être, l’œil collé au judas. Je descends l’escalier, passe la double porte, et me voilà dehors, dans le vaste monde. Le souffle d’air glacial qui me saute au visage est revigorant. Je me demande si la sueur dans ma barbe a gelé. J’inspire par le nez, et j’ai l’impression que toute la froidure de l’hiver est concentrée dans mes narines. Je frissonne puis expire par la bouche – un nuage tiède et évanescent. J’observe le pâté de maisons, personne à droite ni à gauche, seulement une suite de voitures gelées et 9


inertes, et des congères crasseuses alignées le long du trottoir comme une petite chaîne montagneuse. Les réverbères diffusent leur lueur froide ; loin d’illuminer la rue, ils paraissent l’assombrir en projetant sur le bitume des ombres longues et opaques. Des deux côtés des immeubles m’encadrent, dont toutes les fenêtres sont obscures, et j’imagine dans ces appartements les gens endormis, bien au chaud dans leur lit. Tandis qu’ils sommeillent, je marche, ce qui n’a plus rien d’un réflexe, après un mois de plus de réclusion dans ma chambre. Mes bras ne sont pas censés se balancer autant, je le sais, et je me débats pour retrouver une cadence naturelle. Je tourne au coin de la rue, puis de la suivante et, sur la 107e, j’aperçois un sans-abri endormi sur le trottoir, adossé au mur, les jambes allongées, pieds écartés. Posé sur son ventre, un morceau de carton déchiré sur lequel il a griffonné au stylo noir un appel indéchiffrable. Un gobelet en papier taché a glissé de sa main tannée et quelques pièces sont éparpillées au sol. Il a l’entrejambe trempé et est assis dans une flaque de liquide nauséabond. J’ai un instant de compassion en songeant que, sans ma femme, je pourrais être cet homme dormant sur le trottoir gelé. Je fixe attentivement sa poitrine. Au début, je ne suis pas sûr, alors j’attends encore un peu, et je finis par le voir, infime, le va-et-vient de sa respiration. La vie, l’air, inspiration, expiration. Trempé de pisse, mais encore un homme. Qui finira par se réveiller pour une autre journée. Les gens le trouveront répugnant 10


et le contourneront de loin pour ne pas inhaler son odeur infecte. Je poursuis mon chemin. Un taxi me dépasse avec un client affaissé à l’arrière, la tête appuyée contre la vitre. Même à cette heure, au beau milieu de cette nuit polaire, il y a des gens qui se rendent d’un point à un autre. Je prends à gauche et arrive en vue de l’auvent bleu et chaleureux, de l’autre côté de la rue. La lumière blanche et immaculée de l’épicerie se déverse sur le trottoir et la chaussée, trouée de clarté franche défiant les ténèbres. Les portes en verre coulissent, et le caissier se redresse derrière son comptoir. Il me lance chaque fois ce même regard. Je doute que d’autres clients y aient droit. Il m’est réservé à moi, l’habitué qui revient se ravitailler à quelques semaines d’intervalle, toujours la nuit, toujours seul. Ce gars ne connaît rien de ma vie d’il y a trois ans ; pour autant qu’il sache, j’ai toujours été comme ça, un type qui entre en douce dans le magasin, qui fait le plein et qui s’éclipse. Je sais ce qu’il pense. Il m’imagine une identité, entre mes visites : tueur en série, pédophile, kidnappeur ou encore terroriste concoctant des bombes dans sa cave. Peut-être qu’il en choisit une, ce soir, et qu’il va s’y tenir – celle du ravisseur, par exemple. Si bien que, dans son esprit, les vivres que j’achète, tous ces plats surgelés ne sont pas pour moi, mais pour la victime que je retiens captive. Pas de bombes, cette fois, mais une prisonnière, une femme – ou plus vraisemblablement une toute jeune fille. C’est ainsi qu’à 4 heures du matin il voit déambuler dans sa supérette un pédophile qui fait le 11


plein de nourriture pour maintenir sa victime en vie. Mais le caissier n’appellera pas la police. En ce qui le concerne, je fais mes courses, c’est tout. Le reste ne le regarde pas. Je sais ce que les gens pensent de moi. Sauf que personne ne pense à moi, parce qu’il n’y a aucune raison, parce que je vis en retrait, barricadé, et que j’ai enfermé le reste du monde dehors. Je saisis deux paniers en plastique rouge et m’engage dans une allée. Des blancs de poulet surgelés, des gaufres surgelées, de la soupe en sachet, des ramen, des macaronis au fromage, du beurre. Des conserves de poulet. Des raviolis en boîte, que mon fils adorait et que je détestais, pourtant aujourd’hui j’en mange. Je porte les deux paniers pleins jusqu’à la caisse, mais je n’ai pas terminé mes courses. Je me dirige vers le rayon presse. Il me regarde choisir mes magazines, de visu cette fois-ci, même s’il a observé toutes mes allées et venues dans les rayons sur son écran. Il y a des caméras dans tout le magasin, et je sais que les moniteurs se trouvent derrière le comptoir. Je pose les magazines sur la caisse, tandis qu’il a déjà commencé à scanner mes surgelés avec son rayon laser rouge, au rythme des bips électroniques qui le félicitent – sans doute le seul encouragement qu’il reçoive de toute la nuit. Je paie en liquide. Pas besoin qu’il connaisse mon nom. J’ai mon propre argent, même si la question de l’argent plane en permanence au-dessus de ma tête. Je n’ai pas les ressources d’un salarié, qui remplit son 12


compte à ras bord tous les quinze jours. Mes moyens sont limités aux seules économies qui me restent, mon bas de laine. Je ne dis pas un mot tandis que le caissier emballe mes achats. Je ne le regarde pas dans les yeux. Les portes automatiques coulissent de nouveau et je me retrouve dehors, sous l’auvent bleu et chaleureux, je remonte la rue avec mes sacs en plastique qui pèsent au bout de mes bras et me rentrent dans la peau des poignets. Il s’est mis à neiger, le trottoir est glissant. De temps à autre, un flocon vient fondre sur mon visage, piqûre glacée qui finit en goutte tiède. Le sans-abri est toujours adossé au mur. Il est recouvert de poudreuse, comme un tas d’ordures. Je pose mes sacs et ramasse son gobelet en papier. Je le remets bien droit sur le trottoir, puis je fouille dans mes poches. J’en sors la monnaie des courses, et je la lâche dans le récipient. Mais il fait si froid, ce soir, et il est couvert de neige, il doit y avoir un meilleur endroit pour dormir, sur une bouche d’aération, dans un foyer, ou même dans une cage d’escalier – un peu plus près de la chaleur de la terre. Je lui donne un coup de pied dans le talon, pas trop fort, juste pour le réveiller. Pas de réaction. Je recommence, plus vigoureusement. Toujours rien. Je me baisse pour examiner sa poitrine de plus près, en cherchant le va-et-vient. Mais je ne suis pas certain. Je tape une nouvelle fois, carrément fort. « Réveillezvous, il neige. — Quoi, merde ? » Il plisse les yeux pour essayer d’y voir clair. 13


« Il neige. — T’es qui, toi, bordel ? Dégage ! » Il remonte sa capuche et tire dessus pour se protéger le visage. Je me repasse les anses en plastique autour des poignets et reprends ma route. Arrivé en bas de mon immeuble, je gravis les sept marches qui mènent à ma porte, mais je n’entre pas. Pas encore. Je pose mes courses et m’assieds sur la marche du haut, face à la rue. La neige fond sur moi, mon jean l’absorbe. Dans quelques heures, le soleil se lèvera derrière les nuages, ce sera un matin gris, et les lumières s’allumeront une à une. Les gens sortiront balayer la neige devant leur porte, faire chauffer leur voiture et gratter leur pare-brise. Mais pour le moment, tout le monde est encore endormi. Y compris ma femme, dans ce qui était jadis la chambre de notre fils. Ma main gauche tremble et je serre le poing en regardant la vapeur de mon souffle disparaître dans l’obscurité.


Chapitre 2

L’

écho de ses petits pieds qui trottinent résonne entre les murs du couloir. C’est tellement d’efforts pour si peu de mouvement, la démarche indomptée d’un tout-petit. Il frappe à ma porte. « Papa ? » C’est son adorable petite voix, celle de mon revenant chéri qui me rend visite, mais je ne peux pas lui ouvrir. Je revois ses yeux sombres levés vers moi et le souvenir est insoutenable. Impossible d’échapper au regard pénétrant et innocent d’un enfant. Mais ça ne peut pas être mon petit qui frappe à la porte. C’est impossible. Où avais-je la tête ? C’est Silke, ma femme. Elle me dit qu’elle a préparé des œufs pour le petit déjeuner et que, comme elle en a fait trop, je peux prendre le reste, si je veux. Je l’entends poser une assiette par terre puis, quelques secondes plus tard, ses pas s’éloignent. La porte d’entrée s’ouvre et se referme. Laisser de la nourriture devant ma porte, c’est sa tactique la plus primaire, une manœuvre naïve et – dans sa trivialité même – déchirante. Mais je sais aussi qu’elle a très bien pu faire semblant de sortir, puis retirer ses chaussures pour revenir sur la pointe des pieds au bout du couloir. Mon interaction avec le monde extérieur est tout en zigzags, une véritable stratégie de l’évitement, une 15


valse pétrie de sentiments, avec des pas compliqués : des signaux et des sons qu’on passe son temps à interpréter comme ci ou comme ça, et qui conditionnent les actes. Le parfum de son café du petit déjeuner flotte encore dans l’air. En des temps plus heureux, c’est avec ce même café qu’elle me réveillait, qu’elle m’accueillait à mon retour à la maison, qu’elle m’aidait à rester debout quand je travaillais tard le soir. Plus d’une fois, elle a essayé de m’apprendre à le préparer. Je n’y suis jamais parvenu. Mais désormais ce café et son parfum ne font que me rappeler qu’un samedi matin j’ai détruit notre famille. Ce n’est pas sa faute à elle : pour elle, ce n’est que la routine, un tremplin nécessaire pour démarrer sa journée. Je suis certain qu’elle ne se doute pas que chaque tasse ne fait que renforcer ma culpabilité. Il arrive qu’elle ne rentre pas le soir, et alors ça ne sent pas le café, le matin. Des voyages d’affaires, probablement. Impossible de savoir. Parfois j’entends rouler sa valise, parfois non. Des jours et des semaines entières, seul dans cet appartement. Mais même dans ce cas-là, je reste à l’abri de ma porte. Elle doit être partie, maintenant ; je peux prendre les œufs sans risque. Une fois, j’ai songé à installer un judas, mais elle n’aurait qu’à coller un morceau de scotch sur l’œilleton pour que je me retrouve aussi aveugle qu’auparavant. Et ce serait une petite victoire qu’elle remporterait sur moi. Je suis devenu amer, c’est vrai, j’ai des peurs et des cicatrices, mais on suit un chemin déjà tracé, dans la vie, et je sais de quelle méchanceté je suis capable. C’est 16


pourquoi j’ai arrêté le temps. L’avenir n’adviendra jamais. J’ai tenté d’expliquer ça à Silke, il y a longtemps, à travers la porte, de lui dire qu’elle, nous et le monde ne s’en porteraient que mieux si je restais enfermé ici, mais elle n’y croit pas. Elle refuse d’y croire. Quand j’étais jeune, un jour j’ai demandé à ma mère ce qui se produisait quand on mourait. « Si on est sage, on va au paradis, avait-elle répondu. — Et après ? — C’est tout. — Mais il y a quoi, après le paradis ? — Rien, le paradis, c’est pour toujours. » J’avais quitté la pièce satisfait, puis j’avais réfléchi un peu, avant de revenir trouver maman, en train de plier du linge. « Alors ça ne s’arrête jamais, j’avais demandé, ça conti­­ nue comme ça, encore et encore ? » Elle avait souri en me faisant signe que oui, et je suis sûr que dans son esprit c’était une réponse rassurante, mais le concept du « pour toujours » m’avait terrifié. Trop vaste pour ma petite tête, son paradis m’avait paru un enfer. Quand maman est morte, papa a continué, tout seul. Il ne m’a pas rejeté pour tout reprendre à zéro. Il voyait certainement sa femme en moi, mais il n’a pas versé une larme. Et sa force d’âme, son courage et son cran, sa bienveillance aussi, ont disparu avec lui. Mon père ne me les a pas transmis ; il a oublié de me laisser un héritage, ou bien c’était son intention de me léguer tout ça mais il a raté l’occasion de le faire, parce qu’un 17


jour de printemps il est sorti chercher le courrier et, en revenant – à mi-chemin entre la boîte aux lettres et la porte d’entrée –, il est tombé sur le béton, crise cardiaque. Il était en peignoir, une poignée de factures à la main. Terminé. Dans le cercueil, il avait les mains croisées sur la poitrine. Il était parfaitement immobile. Il me ressemblait trait pour trait. Je contemplais mon propre enterrement, en avance, quand une voix inconnue se mit à crier : « Famille Tessler ! On se décale tous un peu vers la droite ! Grand-père, tu es dans la tombe, maintenant. Thomas, tu as un pied dans le cercueil. Et toi, petit Tessler, tu es en première ligne, alors fais attention, parce que c’est toi le prochain. » Je pense que ma mère est venue chercher mon père. Elle devait se sentir seule, là-haut, dans son paradis sans fin. Les œufs sont froids, mais délicieux. Apparemment elle a aussi trop fait de pain grillé, et elle a étalé dessus de la confiture fraise-rhubarbe, ma préférée. Je n’ai plus l’habitude des œufs frais : je serai bientôt malade. Mais, pour l’instant, ils sont exquis. Je lave l’assiette dans le lavabo de ma salle de bains avant de la reposer là où je l’ai trouvée, dans le couloir. Assis en tailleur sur mon lit, j’ai lu les livres des plus grands scientifiques, alors je suis parfaitement au point sur le concept du temps tel qu’on l’entend généralement – et c’est plutôt ténu, comme information, vu que personne ne semble savoir vraiment de quoi il s’agit, s’il passe réellement ou si ce n’est qu’une impression, s’il a 18


un début et une fin, si on peut l’arrêter, s’il existe des trous dans la trame – et, si oui, de quelle nature ils sont. Ma télévision est allumée, mais je ne la regarde pas. Je trouve une émission calme – un match de base-ball, une série ou bien un feuilleton judiciaire – et je mets le volume au plus bas, pour vaquer à mes affaires. Ce que je préfère, ce sont les procès-marathons qui prennent toute la journée : je reste sur la même chaîne et je me laisse bercer par les plaidoiries des coupables et des innocents. Ma télévision est comme un métronome au rythme duquel je défile sur place, sans fin. C’est le cœur battant qui me dit que je suis toujours en vie. Je me réveille dans le noir, sur les draps, avec l’écran qui me clignote dans la figure. Je perçois les derniers gargouillis de la chasse d’eau. Elle est rentrée. Dans le couloir, elle lance : « Je vois que tu as aimé les œufs. » Je tends la tête vers la porte. « J’ai mangé les œufs. » Ma voix me paraît étrangère. Toute la journée, mes pensées coulent comme des torrents mais les mots ne s’échappent jamais, et les voilà qui tombent de ma bouche comme des vers. « Tu les as mangés mais ça ne t’a pas fait plaisir ? — Je les ai mangés, et ça m’a fait plaisir. — Tu pourrais dire merci. — Merci. » Elle est d’humeur bavarde, ce soir, et ses paroles s’enchaînent comme si ses phrases n’étaient qu’un long mot unique. « Trop de sel ? 19


— De sel ? — Est-ce que les œufs étaient trop salés ? — Non, ils étaient salés à la perfection. » Chaque fois que j’ouvre la bouche, je le regrette. Des vers, encore des vers. Rien ne sort comme il faut. « Et le poivre ? — Tu es venue me parler de sel et de poivre ? » Elle ne répond pas, mais elle ne s’en va pas non plus. Elle sait bien qu’il vaut mieux ne pas se risquer à tourner la poignée. Elle repousse l’assiette vide et, par la fente sous la porte, j’aperçois deux ombres, celles de ses pieds, plantés là. La vie s’écoule avec plus de douceur quand elle ne s’approche pas dans le couloir, quand elle ne me parle pas – ou quand j’ai la présence d’esprit de ne pas répondre. Pourtant elle reste ici, elle vient dans le couloir, elle croit en moi. Elle est persuadée que je suis toujours l’homme qu’elle a épousé. Et c’est peut-être le cas, c’est peut-être ça, le problème : que j’aie toujours été cet homme et que je le demeure jusqu’au bout. « Tu ne veux pas savoir où j’ai passé la nuit ? elle demande. — Il est tard, je réponds. Tu devrais aller te coucher. — Je ne suis pas fatiguée. » Les deux ombres se déplacent, j’entends son dos glisser le long du mur et l’impact sourd de ses fesses sur le sol. Même après si longtemps, j’ai encore des choses à apprendre sur ma femme. Je cherche à décrypter le sens du moindre bruit, de l’autre côté de la porte. Ces jours-ci, sa voix est différente. Plus pressante. « Tu n’es même pas curieux… elle dit. 20


— Tu devrais aller au lit. Il est tard. — Je devrais aller au lit. Il est tard. C’est bien ça ? Tu crois savoir ce que je dois faire ? » Au loin, une sirène résonne dont l’écho flotte dans ma chambre. Dehors, quelqu’un vit une urgence, quelqu’un est pris entre la vie et la mort. Je serre le poing gauche. « Tu ne veux pas savoir ? — Tu es sûre de vouloir me le dire ? Tu es sûre de vouloir que je sache ce que tu faisais ? » Aucune hésitation, pas une pause, juste le fracas brutal de l’assiette percutant le mur qui résonne dans tout l’appartement. Les éclats ricochent sur la paroi avant de s’écraser par terre. Puis c’est le silence. Des heures plus tard, quand je suis bien certain qu’elle s’est endormie, j’ouvre la porte, je ramasse tous les morceaux et je les emporte dans ma chambre. Mon acrimonie est réelle, et puissante, mais elle disparaît en un éclair ; alors je ne ressens plus qu’un profond remords, qui part de mes entrailles et remonte en rongeant jusqu’à la surface de ma peau, et il reste là, à mordiller. Et ma femme n’a aucune conscience de ce chagrin constant qui me consume – désormais elle ne connaît plus que mon amertume –, ce qui rend le chagrin encore plus brûlant, dans sa spirale sans fin.


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