Extrait Slimane-Baptiste Berhoun - Les Yeux

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Du même auteur, chez Milady, en poche : Le Visiteur du Futur – La Meute – L’Intégrale du roman-feuilleton (en collaboration avec François Descraques)

Ce livre est également disponible au format numérique

www.bragelonne.fr


Slimane-Baptiste Berhoun

LES YEUX Édition révisée

L’Ombre de Bragelonne


Collection L’Ombre de Bragelonne dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

Pour suivre l’actualité de l’auteur : Facebook.com/slimaneberhoun Twitter : @Slim_Berhoun Écouté en boucle pendant l’écriture : Penn ar Lann, de Yann Tiersen

© Bragelonne 2017 Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur. Toute copie ou utilisation autre que personnelle constituera une contrefaçon et sera susceptible d’entraîner des poursuites civiles et pénales. ISBN : 979-10-281-0416-0 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr


Ă€ ma famille.



I

« Le prochain sera le millième. » « Oui, le dernier. »



1. Il était petit. Tout petit. Si petit qu’on ne prononçait généralement pas le E. Le P’tit. C’est comme ça qu’on disait. Le p’tit Étienne. Ou le p’tit con, selon l’humeur des infirmiers. On n’avait pas spécialement de sympathie pour les malades, vu qu’on n’était pas là pour ça, mais disons que les gamins, fatale­ ­ment, on les remarquait. Pourtant, comme disait Valmont, « un malade, ça n’a pas d’âge. Ça a une maladie ». Alors on les traitait comme les autres, les adultes. N’empêche qu’Étienne, le P’tit, personne ne s’attendait à ce qu’il finisse comme ça, ses yeux morts fixant le ciel, la bouche ouverte à s’en décrocher la mâchoire, comme s’il était encore en train de hurler des injures. Allez savoir pourquoi, dès qu’il ouvrait le bec, c’était pour baver des obscénités. Déjà qu’un gamin on a du mal à le piger, alors un gamin fou… Gaultier jeta machinalement un regard alentour comme pour vérifier que personne ne l’avait entendu penser. On n’avait pas le droit de parler de « fou ». « Malade », « patient », officiellement c’était ça les termes qu’il fallait utiliser. Mais en douce, personne ne se gênait. Pire, il avait

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déjà entendu Saint-Juste parler des « tarés », des « mange-leur-merde » ou des « pisse-dessus ». Sûr que ça allait faire de l’agitation quand la nouvelle se répandrait… Le vent se leva. Le jeune homme plissa les yeux et rabattit le col de son manteau. Ses cheveux châtains volèrent un instant, malmenés par le ventdes-hauts qui commençait à poindre en cette période de l’année. On disait que tout en haut du Plateau, ce vent-là pouvait rendre fou. On n’avait rien trouvé de mieux que d’y construire un asile. Là, sur le haut Plateau de Bellechaux, battu par des rafales à vous décorner un troupeau de cocus. « Asile » non plus on n’avait plus le droit de le dire. « Hôpital psychiatrique », c’était ça le terme consacré. Mais ici, tout le monde disait L’Orme. Que ça sous-entende hôpital ou asile de L’Orme, c’était bien égal. L’Orme, c’était cette grande bâtisse étrillée par les vents et la neige entre novembre et mars, et écrasée par le soleil le reste de l’année. Perdue au bout de la départementale 996, celle que personne n’empruntait jamais parce qu’elle ne menait nulle part, sauf ici. Si on la prenait par erreur, on n’avait pas loin de vingt-sept kilomètres pour faire demi-tour. Autant dire qu’on n’avait jamais vu de vacanciers débarquer, persuadés d’être sur la route Jacques-Cœur ! Les seules autos qui faisaient la « traversée », comme on dit ici, c’étaient celles du facteur, des livraisons d’équipement et des livraisons de malades. Pourtant aujourd’hui, c’était un autre type de bolide qui avait monté la route. Du genre de ceux qu’on ne voit pas souvent. Le type qui en était sorti se tenait à côté, et Gaultier n’osait pas lui jeter davantage que quelques coups d’œil à la dérobée. Il était grand et brun, et se tenait droit comme si l’autorité de la loi lui avait raidi les lombaires. Ça faisait quelques minutes qu’il se laissait chahuter par les bourrasques, sans mot dire. Sûrement que c’était un truc de flic, pour se donner l’air profond ou quelque chose comme ça, Gaultier ne savait pas très bien.

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Au bout d’un moment, l’homme consentit à poser son regard sur le corps de l’enfant. Un regard impassible, neutre. Cette fois, le jeune homme le considéra avec insistance, comme pour percer à jour ce masque froid et illisible. Rien. La dépouille du P’tit était étendue dans la boue, à l’extrémité de la cour. L’hôpital, jadis composé de quatre bâtiments en carré, formait à présent un U, suite à la destruction du bâtiment sud lors d’un bombardement en 44. Aujourd’hui, huit ans plus tard, rien n’avait été reconstruit et la nature, rampante et vorace, semblait chaque année reprendre ses droits. Les optimistes disaient que cela offrait aux pensionnaires une belle vue sur le Plateau. Les autres, dont il faisait partie, considéraient que cette plaie béante dans l’enceinte de l’asile n’était rien d’autre qu’un antre à courant d’air. Certaines nuits, les hurlements du vent se confondaient avec ceux des patients dans une litanie horrible. D’ailleurs personne n’avait dû entendre les cris du P’tit… Le vent redoubla. Gaultier essuya une larme sur sa joue. Foutue tempête ! Une main se posa sur son épaule. C’était celle du directeur Vidal. — C’est dur pour nous tous, Gaultier, lui souffla-t-il à l’oreille. S’il vous plaît, faites front. Le jeune homme eut envie d’expliquer que s’il pleurait, c’était à cause de ce satané vent-des-hauts, mais il se ravisa. Mieux valait passer pour un émotif que pour un sans-cœur. Vidal appuya son étreinte un instant, comme pour donner plus de poids à ses paroles, puis se tourna vers l’homme en imper. — Si nous pouvons vous être d’une quelconque assistance, commandant, n’hésitez pas. L’homme répondit par un bref hochement de tête, et s’appro­ ­­cha du corps d’Étienne. — Quel âge ? Le directeur le rejoignit. — Dix ans. Arrivé il y a à peine deux mois. Aucune famille connue depuis la mort de la mère. C’était, comment dire… une sorte de placement temporaire.

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Le commandant Durieux ne répondit pas tout de suite. Des enfants morts, il en avait déjà vu. Pas souvent heureusement, mais quelques fois tout de même. Pourtant, il n’avait encore jamais ressenti pareil trouble devant un cadavre. Il y avait, dans l’expres­ ­sion figée de ce visage, quelque chose d’inhabituel qui le mettait sourdement mal à l’aise. — De quoi souffrait-il ? finit-il par demander. Le directeur ouvrait déjà la bouche pour répondre, lorsqu’une voix, forte et grave, se fit entendre derrière eux. — Hallucinations paranoïaques et délire de persécution. Durieux vit volte-face pour découvrir un homme d’une cinquantaine d’années. De longs cheveux gris retombaient de part et d’autre d’un visage strict au centre duquel deux billes bleues le scrutaient posément. L’homme avait la nuque droite de celui qui se sait important. Le commandant jeta un bref regard à sa blouse parfaitement repassée. — Bonjour docteur, le salua-t-il dans un hochement de tête. Vous vous occupiez de ce patient ? — Entre autres, oui. J’assure la supervision médicale de l’établissement. Durieux n’eut aucune réaction, incapable de se figurer ce que ce titre pouvait bien signifier. Pour lui, un métier devait être simple : boulanger, médecin, avocat… La supervision médicale d’un asile de fous – même s’il avait entendu dire que le terme était proscrit – ne lui évoquait rien. Comme s’il avait lu dans son esprit, le directeur Vidal intervint : — Le docteur Valmont est notre psychochirurgien en chef. C’est lui qui opère nos patients et établit tous les diagnostics. Il dirige également ses propres recherches comportementales au sein de notre établissement ! Durieux haussa les sourcils, vaguement impressionné. — Je vois. En réalité, il ne voyait rien du tout. Il s’accroupit et approcha son visage de celui de l’enfant. Les yeux avaient séché, la langue également. Pourtant, l’expression restait intacte. De la terreur, il l’aurait juré.

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Il détailla un instant le reste du corps. Les segments des membres formaient des angles inhabituels, comme si les articulations avaient cédé. Avait-on battu cet enfant ? Était-il possible qu’il soit tombé de suffisamment haut pour se briser les os ? Durieux leva les yeux pour inspecter les alentours. Aucun arbre ni bâtiment à proximité. Le gamin n’avait pas pu tomber du ciel. Il revint au cadavre. Les habits déchirés laissaient entrevoir des plaies béantes plus ou moins coagulées. Des morceaux de chair semblaient avoir été arrachés des avant-bras et des cuisses. Il plissa les yeux dans une moue de dégoût. Des morsures. Cet enfant avait été partiellement dévoré ! — Certains malades avaient-ils une raison de s’en prendre à lui ? — Vous savez, la raison n’est pas le fort de nos pensionnaires, souligna Valmont. Le commandant ne releva pas le trait d’esprit. — Avez-vous remarqué la présence d’animaux dans la région ? Chien ? Loup ? Valmont laissa échapper un rire narquois. — Vous faites fausse route, commandant. Cette fois, Durieux se retourna vers le médecin. — Éclairez-moi. — À sept ans, Étienne a attrapé la coqueluche. La maladie l’a cloué au lit plusieurs jours, de sorte qu’il ne pouvait plus aider sa mère aux tâches quotidiennes. La pauvre femme est morte dévorée par un animal, probablement un loup, alors qu’elle était allée chercher du petit bois. — Et ? — Étienne était encore trop jeune lorsque cela s’est produit, son cerveau ne pouvait pas comprendre la situation. Tout ce qu’il a pu se formuler, c’est que par sa faute sa mère était morte dévorée. Lorsqu’il entrait en crise, il se prenait pour un animal et tentait de s’automutiler. Certainement une manière pour lui de tuer la bête qui avait emporté sa mère. Nous devions constamment le surveiller pour s’assurer qu’il ne se morde pas jusqu’au sang.

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Durieux garda le silence un instant, jaugeant la crédibilité de cette affirmation. L’enfant avait-il pu s’arracher les chairs et se laisser mourir d’hémorragie comme pourrait le faire une personne s’ouvrant les veines ? Si c’était le cas, n’aurait-il pas dû attendre la mort les yeux clos, les traits plus sereins ? — Et pour le visage ? demanda-t-il finalement, pourquoi semble-t-il avoir… — L’expression que vous lisez sur le visage d’Étienne n’a aucun sens, coupa Valmont. Aucun sens émotionnel, j’entends. — Je ne comprends pas. — Pupilles dilatées, hémorragie sous-conjonctivale… — Vous voulez parler des yeux rouges ? — Oui, et raideur des muscles maxillo-faciaux. Ce rictus résulte d’une surdose médicamenteuse. À ces mots, Gaultier tressaillit. Allons bon, voilà que ça allait lui retomber dessus ! Certes, il avait le titre de pharmacien, mais dans les faits, tout le monde savait qu’il ne faisait que distribuer les traitements prescrits par le docteur Valmont. Il n’était ni plus ni moins qu’un garçon de café, à ceci près qu’il ne distribuait pas de boissons, mais des pilules. Et que ce n’était pas le client qui choisissait ce qu’il allait consommer. Et aussi qu’il n’y avait jamais de pourboire. Gaultier songea que, tout compte fait, l’analogie était mal choisie. Il jeta un regard paniqué au chirurgien, qui d’un bref mouve­ ­ment de tête lui intima le silence. — Gaultier, notre pharmacien, pourra vous fournir le registre du soir, reprit Valmont. Les doses y sont inscrites. Malheureusement il arrive que des malades stockent leurs pilules plusieurs soirs de suite pour prendre une dose plus forte. — Dans quel but ? — Atténuer la douleur, s’évader… se tuer. Allez savoir. Le jeune homme se détendit. Valmont venait de l’innocenter. Durieux se redressa lentement, déroulant méticuleusement son dos, comme le font les personnes de grande taille. Il balaya la cour du regard.

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— En parlant d’évasion, que faisait-il dehors ? Les patients ne sont pas enfermés pour la nuit ? Ce fut le directeur Vidal qui répondit. — Si, bien sûr ! Mais il arrive que certains de nos pen­­ sionnaires parviennent à tromper la vigilance des gardiens. Nous sommes, comment dire, un petit établissement de campagne, légèrement… isolé. Saint-Juste et Pasquier font des rondes, mais ils ne peuvent pas assurer correctement la surveillance d’un si grand bâtiment à eux seuls. Cela fait des années que je demande des fonds pour… — Je vois, nota machinalement Durieux. Il jeta un dernier regard au corps de l’enfant, étendu dans une mare de sang noir, son visage figé dans une expression d’horreur. L’espace d’un instant, il redouta que l’image imprime sa rétine de manière définitive. Un frisson courut le long de son dos humide. Il ne put s’empêcher de songer à ce type, à l’école de gendarmerie. Le gars prétendait qu’on ne choisissait jamais sa fin de carrière. Elle nous tombait dessus, imposée par un cas plus atroce que tous les autres, qui faisait sauter les limites du supportable. Un point de non-retour pour la conscience. Une horreur indélébile qui vous empêchait de vieillir tranquillement. Une ride plus profonde que les autres sur un front soucieux. Le type était de la capitale. Comme beaucoup, il avait été secoué par le massacre de la rue des Martyrs. Durieux se demanda un instant s’il pourrait en être de même pour lui, ici, avec l’enfant mort de L’Orme. En d’autres circonstances, il ne se serait pas posé de question et aurait ouvert une enquête pour meurtre. Mais ici, il avait le sentiment d’avancer en terre inconnue. Se rallier à l’avis du chirur­ ­gien Valmont, c’était détourner les yeux. S’acheter un peu de tranquillité. Couper court à la hantise. Il hocha lentement la tête, comme pour laisser les explications du directeur Vidal infuser son esprit. — Bien sûr, conclut-il. Des gardiens trompés par des patients… en surdose médicamenteuse. À l’autre bout de la cour, une porte s’ouvrit soudain sur un homme trapu, en blouse blanche, qui entreprit une approche au pas de course.

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L’assemblée l’observa un long moment, tandis qu’il s’essouf­ flait, ne parvenant pas à conserver l’allure héroïque qu’il avait souhaité donner à son irruption. Visiblement à la peine, l’homme ralentit le pas, puis, dans un renoncement contraint, dut se résoudre à marcher. Les joues rouges et le souffle court, il finit par arriver à portée de voix. — Monsieur… monsieur le directeur ! Le village vient d’appeler, ils ont vu passer la voiture. Votre rendez-vous est en chemin ! — Merci, Saint-Juste, répondit Vidal. Posez-vous un instant, reprenez votre souffle. L’infirmier hocha la tête en silence, incapable de répondre. Le directeur croisa le regard interrogateur du policier. — Commandant, il faut que je vous laisse. Une fois n’est pas coutume, nous avons de la visite. Une célébrité de Paris arrive à L’Orme ! 2. Après avoir aidé les brigadiers à charger le corps de l’enfant dans leur fourgonnette, Gaultier avait dû faire un long détour par les toilettes. Il avait ensuite rejoint le hall à la hâte, mais s’était attardé un instant devant l’antique et imposante coupe de cristal qui, depuis son large promontoire, accueillait les visiteurs. Le vase disparaissait d’ordinaire sous une épaisse couche de poussière, fruit d’un long travail de négligence et d’abandon dont souffrait l’hôpital tout entier. Ce matin-là pourtant, la coupe semblait avoir retrouvé de sa superbe, et rutilait comme au premier jour. Un œil attentif venait donc de l’extraire de l’indifférence générale. Un œil désireux de présenter L’Orme sous son meilleur jour. Gaultier tourna la tête vers l’extérieur et aperçut un directeur Vidal tiré à quatre épingles, posté sur le perron telle une sentinelle en plein tour de garde. Grisé d’excitation, l’homme se tenait droit, ses cheveux poivre et sel parfaitement coiffés, et jetait de petits regards incontrôlés à la montre à gousset qu’il faisait inlassablement tourner dans sa main. —  Vous l’avez déjà rencontré  ? hasarda Gaultier en s’approchant.

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— Le professeur ? Jamais ! C’est tout bonnement incroyable ! — Oui, incroyable…, acquiesça Gaultier qui n’avait stricte­ ­ment aucune idée de ce qu’il y avait d’incroyable. — N’est-ce pas ?! reprit le directeur au bord de l’hystérie. Le professeur Lacan est une sommité internationale ! C’est une chance inespérée pour L’Orme que l’un de nos patients ait attiré son attention ! — Oui, c’est une chance…, répéta Gaultier. Cette fois, le directeur ne prit même plus la peine de se tourner vers lui. Il semblait se parler à lui-même, un regard inspiré braqué sur l’horizon. — Avoir accès à l’oreille de Lacan, c’est être entendu du ToutParis. Nous pourrions enfin restaurer l’établissement, embaucher du personnel… Oh mon Dieu, le voilà ! Effectivement, la silhouette d’une traction avant noire venait de faire son apparition au bout de la route. La voiture s’approcha avec élégance, si tant est que cela lui soit possible, et bientôt le ronronnement de son moteur la précéda. Le craquement de lombaires à sa droite informa Gaultier que le directeur s’était mis au garde-à-vous, un sourire protocolaire figé sous la moustache. Le véhicule dépassa le lourd portail de fer forgé, resté ouvert depuis le départ des gendarmes, et commença à remonter l’allée. Vidal s’autorisa une dernière déglutition, et bientôt le chauffeur coupa le contact, au pied des marches. Gaultier nota que ses mains, soudain moites, s’étaient imper­ ce­­ptiblement mises à trembler. La nervosité du directeur paraissait contagieuse. Certes le professeur Lacan était l’un des plus grands psychiatres du moment, mais il n’en restait pas moins un homme. Le jeune pharmacien tâcha de se concentrer sur cette pensée rassu­ rante, mais l’idée qu’un éminent psychiatre puisse le juger d’un simple coup d’œil, comme on se fait une idée d’un livre en quelques pages, renforça son angoisse. La portière s’ouvrit enfin et Jacques Lacan ne sortit pas du véhicule. Au lieu de cela, ce fut une jeune femme brune, se frottant le front, qui émergea de l’habitacle avant de refermer la portière derrière elle.

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Machinalement, Gaultier et le directeur Vidal reportèrent leur regard de l’autre côté de l’auto, attendant que le professeur fasse son apparition. Mais le chauffeur remit le contact et entreprit de faire demi-tour. — J’imagine qu’il veut se garer un peu plus près pour épar­ ­gner au professeur de… Le directeur ne termina pas sa phrase, la traction avant venait de quitter l’allée. Vidal jeta un œil désemparé à Gaultier, qui se fit la réflexion que cette expression se mariait assez mal au sourire protocolaire qu’il arborait toujours. — Vous pourriez m’indiquer ma chambre ? Cette fois, le directeur perdit son sourire – ainsi que quelques centimètres – et scruta l’arrivante avec étonnement. En contrebas, la jeune femme avait entamé la montée des marches, une valise plus grosse qu’elle dans les bras. À chaque pas, la petite silhouette chancelait dangereusement sous le poids de la charge. Gaultier fut le premier à réagir. Il se précipita dans l’escalier en tendant une main amicale, à défaut d’être sèche. 3. Dans le bureau du directeur, le psychochirurgien Valmont parcourait la lettre, le visage impassible. Seules les contractions intermittentes de ses narines permettaient à Vidal de savoir où il en était de sa lecture. Finalement, Valmont reposa la feuille et releva des yeux froids. — C’est une plaisanterie ? Le directeur haussa les épaules en signe d’impuissance. — Je suis comme toi, cette fille… — Le problème n’est pas la fille, coupa Valmont. Quand comptais-tu m’informer de la venue de Lacan ? Vidal baissa les yeux et pivota sur son siège, caressant nerveu­ sement son accoudoir. Il aimait son bureau. D’abord pour son calme, bien appréciable dans un établissement tel que celui-ci, ensuite pour la décoration

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qu’il avait pu faire à son goût, pas comme chez lui, et enfin pour son siège rotatif. Pour le directeur Vidal, un siège rotatif tenait lieu de trône, et conférait à son occupant le surcroît de charisme nécessaire à la fonction. — Assieds-toi, Gabriel, invita-t-il en désignant le siège face au sien. Valmont ne bougea pas. Vidal soupira. — Je ne savais pas comment t’en parler, je me suis dit que ce serait plus simple que tu le rencontres directement. Pour toute réponse, Valmont se contenta de hausser les sourcils. — C’était lors de mon passage à Paris il y a six mois, reprit Vidal. J’ai entendu des bruits de couloir, selon lesquels Lacan s’intéressait à la prosopagnosie. J’ai simplement fait savoir que nous avions ici un cas… — Simplement ? releva Valmont la bouche pincée. Dis-moi Ernest, qui est l’autorité médicale de L’Orme ? Le directeur se leva d’un bond. — C’est toi, Gabriel, bien évidemment ! Je n’ai jamais voulu outrepasser ma fonction, je te le promets. Mais j’ai pensé, en tant qu’administrateur, que l’attention d’un Parisien pourrait être bénéfique à l’hôpital. Pour la première fois, Valmont sembla attentif. Vidal sentait que l’esprit logique de son collègue pourrait entendre ses arguments. — Tes recherches au troisième étage sont importantes, et je ferai toujours ce qui est en mon pouvoir pour que tu travailles dans les meilleures conditions, poursuivit-il. Je suis certain que Lacan aurait compris l’importance de tes travaux et qu’il nous aurait aidés à obtenir des fonds. Disant cela, il s’était approché d’un petit secrétaire, duquel il avait extrait deux verres larges et courts. Il fit sauter le bouchon d’une bouteille de bas-armagnac et en huma un instant le goulot. Satisfait, il servit deux lampées généreuses et tendit un verre au chirurgien. — Je comprends ton approche, concéda Valmont en acceptant la boisson. Mais puisque le professeur a mieux à faire, il est hors de question de laisser n’importe qui s’approcher de mes patients, surtout pas une gamine.

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— Tu as lu comme moi : selon lui, c’est sa meilleure étudiante. Ce n’est peut-être pas la configuration idéale, mais elle reste un lien vers Lacan. Les deux hommes burent une gorgée en silence. Valmont semblait pensif. Vidal s’approcha et posa une main sur l’épaule de son collègue. — Gabriel, j’ai simplement laissé entendre à Lacan que nous avions un cas de prosopagnosie, rien de plus. Laissons-la voir Marguerite, puis elle rentrera à Paris. Valmont acquiesça lentement. — Entendu. Mais hors de question de la laisser pratiquer la moindre séance d’hypnose, je ne le permettrai pas. Vidal laissa échapper un rire. — De l’hypnose ? Grand Dieu, tu t’inquiètes pour rien ! Même si Lacan semble la tenir en haute estime, elle n’est rien de plus qu’une étudiante. Devant le regard insistant du chirurgien, il ajouta : — Mais c’est entendu, je demanderai à Pasquier de garder un œil sur elle. Pas d’hypnose, seulement des entretiens classiques. Valmont sembla se détendre. Vidal sourit en signe d’apaisement. — Et en ce qui concerne le p’tit Étienne, tu as une idée ? relança-t-il pour changer de sujet. — Tu ne crois pas à l’automutilation ? s’étonna faussement Valmont. — Allons, tu sais comme moi que l’enfant ne pouvait pas faire une crise de cette violence, pas sans un facteur aggravant ! D’ailleurs, la douleur aurait dû être telle que… — Je sais, coupa le chirurgien en plongeant son regard dans celui du directeur. J’ai simplifié auprès du flic pour nous laisser régler ça entre nous. — Tu as une idée ? — Bien sûr. Barrat. Vidal hocha la tête, c’était une piste crédible. Valmont termina son verre d’un trait. — La gamine, au premier faux pas, je lui tombe dessus.

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4. Derrière la porte, Gaultier n’entendait plus rien. Cela faisait plus de dix minutes que le directeur s’entretenait avec le psycho­ chirurgien, et la conversation semblait maintenant connaître une accalmie. D’ordinaire, la salle d’attente était plutôt agréable. Ses fauteuils confortables, son élégant buste de marbre et ses quelques ouvrages à potasser parvenaient à faire oublier la dérangeante décoration sur le thème de la chasse voulue par le directeur Vidal. La silhouette de Sophie, la secrétaire, se découpait derrière une vitre au verre dépoli, et le cliquetis rassurant des touches de sa machine à écrire sonnait comme une berceuse aux oreilles du jeune homme. Mais présentement, le regard de cette fille assise face à lui venait tout gâcher. Il avait bien tenté de s’intéresser à la tête de sanglier empaillé accrochée au mur, ou encore au fusil que Vidal exposait très certainement dans l’espoir d’intimider ses visiteurs, inlassablement ses yeux étaient attirés vers la jeune femme. Et celle-ci le fixait en retour, inlassablement. — Donc vous êtes une étudiante du docteur Lacan ? tenta-t-il. — Oui. La réponse était tombée toute nette. Sans sécheresse. Avec simplicité et efficacité. À bien la regarder, Gaultier prit conscience qu’elle ne l’observait pas. Elle le détaillait. Ses yeux semblaient parcourir tous les recoins de son visage, comme si elle analysait successivement son nez, ses yeux, sa bouche, ses oreilles… Il sentit une bouffée de chaleur lui colorer les joues. Cette fille le mettait foutrement mal à l’aise. Il décida de la détailler à son tour. En réalité, ses cheveux n’étaient pas exactement bruns. Plutôt roux sombre. Ou bruns avec des reflets roux, quelque chose comme ça. La pâleur de sa peau et la présence de taches de rousseur, discrètes mais indéniables, confirmaient cette impression. Sa chevelure n’était pas très longue pour une femme, elle formait une sorte de carré encadrant son visage, avec deux mèches plus longues que les autres, de part et d’autre de ses joues. Ses yeux verts auraient été très jolis s’ils ne passaient leur temps à faire des allers et retours pour l’observer. Le plus étrange résidait pourtant dans

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sa tenue. Pantalon noir, chemise blanche et veste noire, la jeune femme semblait vouloir passer pour un homme. Seule une paire de souliers vernis, noirs eux aussi, apportait une touche de féminité à l’ensemble. C’était dommage, elle aurait certainement pu être très mignonne en robe… Gaultier sentit qu’il s’égarait. — Et vous venez étudier Marguerite ? relança-t-il. Cette fois, il perçut un tressautement. Comme s’il venait de l’interrompre en pleine réflexion. — Oui. Il tenta un sourire et acquiesça tout en essuyant avec nervosité ses paumes humides sur son pantalon de velours. À moins qu’elle ne soit rousse avec des reflets bruns ? Gaultier n’osait plus la regarder pour affiner son impression. Son cerveau, tel un animal affolé, ne lui proposait qu’une seule solution pour trancher cette question de pilosité : il fallait la voir nue. Il se racla la gorge et s’épongea le front, ajoutant la honte à son embarras. Il ouvrait la bouche pour dire quelque chose, sans savoir quoi, sûrement une banalité immédiatement regrettée, lorsque la porte du bureau s’ouvrit sur Valmont. Le chirurgien lança un regard froid et dédaigneux à la jeune femme, et disparut dans le couloir sans dire un mot. — Gaultier ? appela le directeur Vidal. — Monsieur ? — Faites porter les affaires de mademoiselle dans l’une des chambres du deuxième étage. Trop heureux d’avoir enfin quelque chose à faire pour se soustraire au regard pénétrant de la brune aux reflets roux, ou vice versa, Gaultier sauta sur ses pieds et se saisit de la valise. — Je vous porte ça là-haut ! s’écria-t-il en disparaissant à son tour. Le directeur ne tarda pas à apparaître sur le seuil, la lettre de Lacan à la main. Il s’immobilisa en découvrant l’air absorbé de la jeune femme. — Impressionnant, n’est-ce pas ? dit-il, en suivant son regard. Ce fusil m’a été offert par l’illustre Anton Pavlovitch, un ami russe qui…

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Il s’interrompit, déstabilisé par le va-et-vient scrutateur des yeux qui le détaillaient soudain des pieds à la tête. — … Bien, éluda-t-il, ne perdons pas de temps. Je vais vous mener à Marguerite Linard. 5. Sur le trajet les séparant de la salle d’entretien, le directeur Vidal ne rechigna pas à endosser son costume d’hôte, abreuvant la nouvelle arrivante d’un récit détaillé sur les origines de l’établissement. L’hôpital psychiatrique de L’Orme tenait son nom d’une forêt voisine, L’Orme aux Loups, qui elle-même devait tenir son nom d’une légende berrichonne. On avait vraisemblablement jugé, à l’époque de son édification, que le nom « asile de L’Orme aux Loups » sonnait un tantinet lugubre, même pour une maison d’aliénés. On lui avait donc préféré le sobre « asile de L’Orme », puis « hôpital psychiatrique de L’Orme » au début des années 1940. Le terme « complexe psychiatrique de L’Orme » n’existait, lui, que dans la tête du directeur Vidal, lorsqu’il se prenait à rêver à l’avenir, enfoncé dans son fauteuil rotatif. C’était en 1876 que la dernière pierre avait été apportée à l’édifice, et que les habitants de la région avaient pu frissonner en découvrant l’imposante et sombre silhouette, dressée sur les hauteurs du Plateau. Cerclé d’un épais mur d’enceinte recouvert de tessons de verre, l’établissement tenait davantage de la maison d’arrêt que de l’hôpital. Fous, idiots, voleurs et meurtriers y séjournaient, bien souvent de manière définitive. Le bâtiment central, au nord, avait été construit sans s’embar­­­­­­ rasser de considérations esthétiques et l’austérité de la façade, sombre et sobre, ne souffrait qu’un seul ornement : une cloche massive, trônant fièrement au-dessus du toit. Le fait qu’elle penchât d’environ cinq degrés sur la droite n’avait pas semblé alerter l’architecte en chef qui, lorsque le maire lui en avait fait la remarque, avait répondu avec à-propos : « M’est d’avis qu’ il faudra ben plus qu’une bourrasque pour nous la faire dégringoler sur l’coin de la courge ! »

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De fait, l’homme avait eu raison, et il avait fallu attendre le 4 septembre 1944 pour que, à défaut de bourrasque, les canons de l’opération Spencer fassent suffisamment vibrer le bâtiment pour provoquer la chute de l’antique pièce de bronze. Un seul pensionnaire s’était trouvé sur sa route lorsqu’elle était venue s’encas­trer dans la cour. Un dénommé Berthold, occupé à chercher des trèfles à quatre feuilles dans la pelouse. La cloche étant tombée si parfaitement droite, on avait longuement discuté de l’utilité de la déplacer, certains arguant qu’elle était tout aussi décorative ainsi. Finalement, la morale avait commandé que l’on fasse basculer le mastodonte sur le flanc pour exhumer le corps du malheureux. Contre toute attente, l’homme était sorti indemne de l’accident, épargné sous la voûte de bronze. Il s’en était trouvé fort logiquement sonné, mais bien vivant. L’histoire miraculeuse avait fait le tour de la région. La cloche était restée couchée dans la cour en guise de souvenir et le survivant s’était vu affublé du surnom de Lazare. Des quatre niveaux qui composaient le bâtiment principal, seuls trois étaient fonctionnels. Le premier servait à l’administration de l’hôpital, le deuxième, au couchage du personnel soignant, le troisième avait été réquisitionné par Valmont pour ses recherches, et le dernier, haut d’à peine un mètre quarante, résultait d’une légère erreur de calcul à propos de laquelle l’architecte en chef n’avait jamais cru bon de s’expliquer. Les ailes, quant à elles, étaient de très bonne facture. La première, à l’est, comportait trois niveaux. Le rez-de-chaussée était alloué au réfectoire et aux cuisines. Le premier étage était dévolu aux différentes salles de repos ou de loisir. Enfin, au second, le quartier A rassemblait les cellules des pensionnaires les plus sociables. En face, l’aile ouest constituait le centre médicalisé de l’hôpital. Les blocs opératoires jouxtaient les salles d’hydrothérapie, d’électrothérapie et, assez logiquement, la morgue. Sur deux étages, le quartier B était dévolu aux patients instables et dangereux. Le niveau de sécurité y était renforcé et certaines cellules avaient été capitonnées. Les bâtiments étaient reliés les uns aux autres par quatre pavillons carrés, qui, en plus de renfermer diverses salles d’entretien ou de repos, centralisaient les installations sanitaires. L’ensemble de l’édifice formait une cour intérieure ouverte, où les malades passaient le plus clair de leur temps. Plus loin au sud,

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face au bâtiment central, s’était tenue une dépendance, aujourd’hui détruite, et dont ne subsistait qu’un puits, esseulé et tari. Fort heureusement, la présence d’un petit lac d’altitude, non loin de l’aile ouest, permettait à l’établissement de s’alimenter en eau. — On ne se souvient plus vraiment de son nom, alors entre nous, on l’appelle « la Flaque », précisa le directeur Vidal dans un gloussement. Il y a une petite butte derrière, où j’ai installé ma cabane de chasse. Il faudra que je vous montre ça, puisque vous semblez aimer les fusils… Ils étaient arrivés dans le couloir principal du quartier A, et le directeur ouvrait la marche d’un pas de guide touristique. — Bien sûr, la taille de l’hôpital paraît disproportionnée aujourd’hui ! Nous pourrions regrouper tous les patients dans un seul et même bâtiment. Mais qui sait, peut-être qu’avec un peu d’argent nous pourrions convenablement restaurer L’Orme et accueillir davantage de malades des environs… Pour toute réponse, la jeune femme le regarda fixement, sans ciller. — Bon, éluda-t-il, nous y voilà. Il ouvrit la porte et fit apparaître une petite pièce dépouillée, aux murs d’un blanc passé. Les tuyauteries rouillées et les dégouli­ nures d’humidité qui couraient le long des plinthes semblaient indiquer que l’endroit avait fait son temps. Une unique fenêtre aux vitres grisées de poussière éclairait la pièce d’une lumière froide et diffuse. Au centre, une table et deux chaises de fortune faisaient office de mobilier. Sur l’une d’elles, une femme d’une quarantaine d’années attendait, les épaules tombantes et le regard absent. Elle ne portait ni blouse ni camisole, mais au contraire une simple et élégante robe de coton bleue à pois blancs. Ses cheveux blonds, soigneusement peignés, encadraient un visage doux, au nez gracieux et aux lèvres délicates. — Marguerite ? appela le directeur. Je vous présente Mlle Klein, qui est venue de Paris spécialement pour vous voir. La patiente ne réagit pas. Vidal soupira puis s’effaça pour laisser passer son invitée. Le claquement des talons de la jeune femme résonna contre les murs nus.

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— Si vous voulez bien prendre place, je vous laisse en compagnie de votre patiente. Enfin, je veux dire, notre patiente. La patiente du docteur Valmont, plus exactement. À ce propos, je tiens à vous préciser que le docteur Valmont vous autorise, à titre exceptionnel, à vous entretenir avec sa patiente. Mais, et vous le comprendrez aisément, il n’est en aucun cas envisageable de pratiquer sur elle une quelconque thérapie, si vous voyez ce que je veux dire ? La jeune femme le dévisagea, toujours impassible. — Une simple observation, rien de plus, entendu, mon petit ? — Mon petit ? répéta-t-elle sans le quitter des yeux. Il desserra machinalement le col de sa chemise. — Bref ! De combien de temps pensez-vous… — Une heure. Pour commencer. — Une heure pour commencer, fort bien, répéta Vidal d’une voix haut perchée tout en refermant doucement la porte derrière lui. Il jeta un dernier regard à travers la vitre. La jeune femme avait posé un calepin sur la table et sortait à présent un crayon de la poche intérieure de sa veste. Il ne put s’empêcher de songer à Lacan. Le professeur aurait certainement sorti un stylo à plume, lui. Il réprima une petite moue de dépit, et s’éloigna en secouant la tête. 6. — C’est qui, la pouliche ? — Une Parigote. — Et qu’est-ce qu’elle fout là ? — C’est un ponte qui nous l’envoie. — Tu crois qu’il se la tape ? — Il aurait tort de pas le faire ! L’infirmier et le gardien partirent d’un éclat de rire sonore et libidineux. — Vous parlez de quoi ? intervint Gaultier, qui venait d’arriver. Pasquier posa son doigt contre la vitre de la porte et désigna la jeune femme qui s’entretenait avec Marguerite.

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— De la pépée qui vient de débarquer. Vidal m’a demandé d’y jeter un œil, histoire qu’elle fasse pas n’importe quoi avec la Linard. — Paraît qu’elle se tape un grand professeur de Paris ! ajouta Saint-Juste, les joues écarlates. Gaultier colla son nez au hublot. À l’intérieur, la fille rousse et brune était en train de présenter des dessins à la patiente. Marguerite les observait avec concentration et la femme s’apprêtait à noter ses réponses dans un carnet. — Non, c’est juste l’étudiante du professeur Lacan, objecta le jeune homme. Il paraît que c’est sa meilleure élève ! Saint-Juste et Pasquier échangèrent un regard entendu et s’esclaffèrent de plus belle. — T’es vraiment un pédéraste, Cacheton… Gaultier soupira. Mieux valait laisser couler. Cacheton, c’était le surnom qu’on lui donnait ici, rapport aux médicaments qu’il distribuait. C’était Pasquier qui avait trouvé ça. On ne pouvait pas lui en vouloir, le type était gardien en chef, pas comique. Avec Saint-Juste l’infirmier, ils faisaient la paire, comme cul et chemise. Il était inutile de leur tenir tête, au contraire. Le pouvoir avait sur eux un effet enivrant. Plus on essayait de se défendre, plus ils devenaient cons. Nœud coulant implacable. De toute façon, vu le gabarit des bestiaux, il n’y avait pas à moufter. Avec son mètre quatre-vingt-dix, ses yeux noirs, son cou de taureau et sa voix caverneuse, Pasquier tenait davantage du minotaure que du gardien d’hôpital. Le fait qu’il passât ses journées à arpenter un dédale de couloirs ajoutait d’ailleurs à la comparaison. Pour Saint-Juste, il fallait plutôt chercher du côté de la méta­ phore mobilière. Lourd, difficile à mouvoir et sans conscience apparente, on devait prendre garde à ne pas le confondre avec une armoire. Pour être sûr de ne pas se tromper, il suffisait d’observer les détails : si ça avait un miroir, c’était une armoire, si ça avait les cheveux ras, le souffle court et les yeux rapprochés, c’était Saint-Juste. Il arrivait à Gaultier de sourire sans raison apparente, sur le passage du duo. Expliquer qu’il venait de voir passer un minotaure

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discutant avec une armoire normande l’aurait à coup sûr fait rejoindre les internés, aussi gardait-il ses considérations absurdes pour lui-même. — J’espère qu’elle va rester avec nous un petit moment, poursui­vait Pasquier. Le temps que je lui fasse visiter l’établissement, ajouta-t-il d’un air entendu en faisant tinter le trousseau de clés qui ornait sa ceinture. — C’est quand même curieux qu’elle fasse tout ce chemin depuis Paris pour voir la Marguerite, reprit Saint-Juste, songeur. — C’est peut-être pas une étudiante, ajouta Pasquier. Gaultier observa la jeune femme. C’est vrai qu’elle n’avait pas une allure d’étudiante, mais comment savoir à quoi devait ressembler une étudiante ? Parisienne, qui plus est. — Elle serait là pour quoi, vous croyez ? Les deux brutes échangèrent un regard dans son dos. — Peut-être que c’est rapport au gamin qu’est mort…, commença le gardien. — Ou alors c’est pour « la vague de froid », ajouta l’infirmier. Ça devait finir par attirer l’attention… Gaultier écarquilla les yeux. — Vous croyez qu’elle est de la police ?! s’étrangla-t-il d’une voix plus aiguë qu’il ne l’aurait souhaitée. L’Armoire et le Minotaure éclatèrent de rire. — Ce que tu peux être naïf, Cacheton ! lança Saint-Juste en essuyant les larmes qui lui venaient aux coins des yeux. On dirait un enf… Sa phrase mourut dans sa gorge. Derrière le carreau de la porte, le visage de la jeune femme les observait. Ses yeux verts passaient inlassablement de l’un à l’autre, scrutant les moindres détails de leurs visages. Depuis combien de temps se tenait-elle là ? Qu’avait-elle entendu ? Déstabilisé, Pasquier fit spontanément un pas en arrière. — Qu’est-ce qu’elle a à nous regarder comme ça, elle est pas nette ? maugréa-t-il. Le visage de la femme ne trahissait aucune émotion. Son regard se fixa soudain sur Gaultier, qui sentit un frisson lui courir le long de l’échine.

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Il y avait dans ces yeux un petit quelque chose d’indéfinissable qui le mettait mal à l’aise. Un regard à la fois pénétrant… et absent. Oui, c’était ça, comme si cette femme le scrutait sans réellement le voir. Elle ouvrit la porte sans le quitter des yeux. — J’ai fini, j’aimerais rejoindre ma chambre, maintenant. D’un pas mal assuré, Gaultier lui ouvrit le chemin. Dans la salle, Marguerite pleurait en silence. Pasquier et Saint-Juste échangèrent un regard entendu : Valmont n’allait pas aimer ça. 7. Ce soir-là, le directeur Vidal organisa un dîner. L’idée de réunir Valmont et la petite protégée de Lacan ne lui semblait pas spécialement opportune, mais à L’Orme, les occasions de s’adonner aux mondanités étaient rares, aussi lui avait-il paru nécessaire, sinon capital, de saisir l’opportunité. La table avait été dressée dans la salle de repos, au rezde-chaussée du bâtiment principal. L’endroit s’était vu nettoyé de fond en comble pour la première fois depuis bien longtemps. Les livres, qui d’ordinaire jonchaient le sol, venaient de retrouver les rayonnages de la bibliothèque. Le mobilier avait été subtilement déplacé, de sorte que les taches de vomissures – ou pire – qui constellaient la vieille moquette usée jusqu’à la corde étaient deve­ ­nues, sinon invisibles, du moins suffisamment discrètes pour ne pas couper l’appétit. Même le tourne-disque interdit aux patients avait été placé en évidence et emplissait la pièce d’une mélodie qui se voulait raffinée. Seuls les chefs de poste avaient été conviés : Pasquier pour les gardiens, Saint-Juste pour les infirmiers et Valmont pour les médecins. Gaultier aussi était là, mais moins en tant que pharmacien que pour faire le service. — Bœuf bourguignon ! annonça-t-il, un large plateau encombré d’assiettes fumantes dans les bras. À l’extrémité de la table, Vidal achevait un plaidoyer milli­ métré à la gloire de l’établissement et de son personnel. L’exaltation

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avait fait naître de discrètes auréoles autour de ses aisselles, qui n’auraient pas juré sur sa chemise si elles n’avaient été à ce point dissymétriques. — Et si vous me demandiez comment un si petit personnel parvient à assurer le fonctionnement de l’hôpital, je vous répon­ drais : grâce à ceci ! Il désigna le plateau tenu par Gaultier. — L’animal ne mord pas la main qui le nourrit ! gloussa-t-il dans un sourire entendu. C’est ce que je dis toujours ! Croyez-moi, l’autorité des hommes n’est rien comparée à celle de l’estomac ! Il accompagna cette dernière sentence d’un petit geste enjoignant Gaultier à procéder au service, puis revint à la jeune femme. — Puis-je vous demander comment vous vous prénommez, mademoiselle Klein ? lança-t-il en débouchant une bouteille de sancerre rouge. — Lucie. Le directeur attendit un complément d’information, puis, réalisant qu’il n’y aurait rien de plus, acquiesça d’une mine satisfaite. — Je comprends pourquoi Lacan vous recommande si chaleu­reusement, vous allez droit à l’essentiel ! J’aime ça ! — Et peut-on savoir ce qui retient le professeur, pour qu’il nous envoie une vulgaire étudiante ? Tous les regards se tournèrent vers Valmont, qui jaugeait Lucie de son œil froid. Conscient que l’atmosphère venait de s’alourdir, Gaultier entreprit de déposer les assiettes le plus silencieusement possible. C’était stupide bien sûr, mais cela lui donnait l’impression de ne pas envenimer la situation. Saint-Juste lui jeta le regard déçu de celui qui écope d’une assiette pas assez remplie à son goût. — Vous me trouvez vulgaire ? demanda la jeune femme, étonnée. Il fallut deux bonnes secondes à l’assistance pour assimiler cette réponse inattendue. Gaultier jeta un coup d’œil discret en direction de Valmont qui ne laissait rien paraître. — Quel âge avez-vous ? se contenta-t-il de poursuivre. — Vingt ans.

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Le pharmacien prit place à son tour et s’appliqua à engloutir de copieuses fourchetées. La bouche pleine, personne ne lui demanderait d’intervenir, pensait-il. Malgré leur concision, il lui semblait que les réponses de la jeune femme tombaient avec simplicité, sans désir de paraître laconique. Ses yeux verts apparaissaient grandis sous l’effet de l’étonnement. Elle détaillait le chirurgien, l’air sincèrement curieuse. — Vingt ans ! s’esclaffa Vidal. Autant dire un bébé ! Je ne veux pas sembler discourtois mon petit, mais je ne suis pas sûr que L’Orme soit un lieu pour une si jeune… — Peut-on savoir ce qui pousse le professeur à vous confier l’étude d’un cas aussi spécifique que celui de Marguerite Linard ? insista Valmont. La jeune femme le regarda droit dans les yeux. — Le professeur ne peut pas se permettre de quitter Paris pendant un mois, il a des gens importants à rencontrer. Le chirurgien encaissa sans broncher. — Je vous trouve bien optimiste de croire que nous allons vous tolérer ici un mois, répliqua-t-il de son ton froid. Nous ne sommes peut-être pas « des gens importants », mais nous avons encore le pouvoir de vous renvoyer chez vous. Gaultier avala avec bruit, Saint-Juste lui lança un regard envieux. Seul Pasquier semblait se délecter du spectacle. Il arborait un petit sourire en coin, certainement curieux de voir jusqu’où le ton pourrait monter. Gaultier n’aimait pas Pasquier, c’était un fait. Pourtant, en cet instant précis, il pouvait comprendre la curiosité du Minotaure pour cette femme qui s’adressait à Valmont sans la déférence à laquelle l’homme était pourtant habitué. Vidal l’avait parfaitement compris, aussi s’empressa-t-il de servir un peu de vin. — Ah ! Marguerite Linard ! s’exclama-t-il avec enthousiasme. Un cas rare de prosopagnosie ! C’est une affection fascinante, je comprends que le professeur nous l’envie ! Il doit y avoir à peine une dizaine de cas dans le monde, si je ne m’abuse… Il laissa échapper un gloussement qui ne reçut aucun écho. — Imaginez un peu, poursuivit-il sans se démonter, du jour au lendemain votre cerveau devient incapable de reconnaître les gens ! Vous les voyez, bien sûr, vous pourriez les décrire, et pourtant

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vous ne parvenez pas à les identifier ! Proprement stupéfiant, n’est-ce pas ? Gaultier hocha la tête par politesse. Le directeur sembla prendre confiance. — Depuis sa découverte il y a six ans, par… comment s’appelle-t-­­­­­­­il déjà…  ? Il questionna Valmont du regard, mais le chirurgien resta de marbre. — … Bref, j’ai rarement vu une maladie déchaîner tant de passions dans l’univers psychiatrique ! reprit-il, plus fort. Syndrome post-traumatique pour certains, lésion cérébrale pour d’autres, le débat est presque aussi passionnant que la maladie elle-même ! Est-ce un trouble purement psychologique que l’on pourrait traiter par la psychanalyse ? Est-ce au contraire une dégénéres­­­­cence physique du cerveau ? Si vous voulez mon avis, il y a un Nobel à glaner là-dedans ! Il but une généreuse gorgée de sancerre, et épongea sa mous­ tache à l’aide du bord de sa serviette. — Enfin, conclut-il d’une voix de philosophe en fin de repas, cette pathologie est beaucoup trop récente, c’est un continent entier qui se dresse devant nous ! Il se passera des décennies avant que nous parvenions à trancher la question… — Le professeur pense au contraire que le cas Linard peut trancher la question. Une fois de plus, Lucie avait parlé sans émotion. Elle sauçait consciencieusement son assiette à l’aide d’un morceau de pain. Vidal, qui s’apprêtait à siffler la fin de son verre, suspendit son geste. — … Vous dites ? La jeune femme avala sa bouchée et releva ses grands yeux étonnés. — J’ai dit que le professeur pense au contraire que… — Nous avions parfaitement entendu la première fois, la coupa Valmont de sa voix neutre. Peut-on vous demander ce qui confère à Lacan une telle confiance ? —  D’abord, commença Lucie, appliquée, le fait que Mme Linard présente une prosopagnosie acquise suite à un événe­­ ­ment trauma­­tique. On peut donc supposer que l’affection est une conséquence psychologique sans origine organique. Ensuite…

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Elle stoppa brutalement sa démonstration, Valmont venait de lever la main pour lui intimer le silence. — Je vous arrête tout de suite, énonça-t-il posément, vous faites un raccourci grossier. Gaultier suivait l’échange comme l’on assiste à un match de tennis. À la différence près qu’il était seul au service. Pasquier souriait toujours, avide de découvrir comment Valmont allait clouer le bec à cette jeune effrontée. — Vous savez, mademoiselle Klein, reprit le chirurgien avec la lenteur jubilatoire de celui qui s’apprête à porter l’estocade, je n’ai aucune once de respect pour vous et vos mentors. Voilà des années que nous entendons par la bouche de Freud et consorts que l’esprit est à l’origine de tous les maux, et à vous écouter nous devrions bientôt traiter une fracture du bras par une psychanalyse. La voix était calme, posée. Lucie écoutait patiemment, sans manifester la moindre émotion. Gaultier songea qu’il assistait à un duel d’animaux à sang froid. — Votre insolence parisienne ne m’impressionne pas, reprit le praticien dans un demi-sourire, mais votre bêtise m’effraie. La théorie de la synchronicité de Carl Jung, basée sur son observation d’un scarabée à la fenêtre, ne m’amuse pas du tout. Nous avons mis bien assez de temps à sortir de l’obscurantisme religieux pour ne pas replonger dans ce genre d’impostures, colportées par de pseudo-médecins comme Lacan. — Le professeur se revendique de Freud…, commença Lucie. — Peu importe, trancha Valmont, glacial. L’hégémonie de la pulsion sexuelle chez Freud ne vaut guère mieux. Tout cela n’est que charlatanisme. De son côté, le directeur sentait ses rêves et sa chemise prendre l’eau. Prostré au fond de son siège, il assistait impuissant au dynamitage de ses ambitions. — Je vais sûrement vous apprendre quelque chose que l’on ne vous enseigne plus à Paris, mademoiselle Klein, poursuivait le chirurgien, implacable. La médecine, c’est avant tout le corps. Une fracture, une appendicite, tout vient du corps et, ne vous en déplaise, il en va de même pour les affections mentales. Lésion, inflammation cérébrale, les origines du mal sont nombreuses, mais croyez-moi, ce n’est pas avec la parole qu’on les traitera.

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Il désigna de l’index son verre vide et, d’un mouvement de menton, intima à Gaultier de le resservir. Le pharmacien s’exécuta en tâchant de limiter les tremblements de ses mains. Valmont but une gorgée de vin et prit un instant de réflexion, les yeux perdus dans le liquide rouge sombre. — Le sang, mademoiselle Klein. Sans lui, pas d’oxygène. Il plongea ses yeux d’acier dans ceux de la jeune femme. — Marguerite Linard n’a pas uniquement subi un trauma­ tisme psychologique, comme vous semblez le croire. Elle a aussi et surtout été physiquement agressée. Elle a perdu beaucoup de sang et lorsque les médecins l’ont trouvée, elle était morte. Un tressaillement parcourut l’assistance. — Que s’est-il passé exactement ? demanda Lucie. Valmont éluda la question. — Quelques minutes durant lesquelles le sang n’a plus alimenté son cerveau en oxygène. De trop longues secondes d’asphyxie qui ont conduit la matière cérébrale à se nécroser, devenant une chair morte et inutile, quelque part à l’intérieur de son crâne. Il reposa le verre devant lui. Une goutte coula lentement le long du pied et imbiba le tissu de la nappe telle une hémorragie sous un vêtement. — C’est cela, mademoiselle Klein, qui rend Marguerite inca­­­­­pable de nous reconnaître aujourd’hui. Et ce n’est qu’en appro­ fondissant notre connaissance du cerveau que nous parviendrons à lutter contre cette maladie. Je suggère donc à messieurs Freud ou Lacan de remonter leur attention au-dessus de la ceinture de leurs patients. Le silence tomba de nouveau. Gaultier songea qu’il serait temps de ramasser les assiettes, mais la perspective de se lever une nouvelle fois le terrifiait. Il aurait l’impression de sortir d’une tranchée pour se dresser face à une mort certaine. Contre toute attente, Valmont ouvrit soudain les bras, en signe d’apaisement. — Pourquoi ne m’assisteriez-vous pas demain matin ? Chaque leucotomie est une nouvelle occasion d’en découvrir davantage sur le cerveau humain.

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Vidal sortit de sa torpeur. — Barrat ? demanda-t-il d’une voix mal assurée. Valmont hocha la tête, un léger sourire au coin des lèvres. — Il est plus dangereux que nous le pensions, je vais m’en occuper. — Gabriel, je ne sais pas si c’est un spectacle pour une jeune femme, commença le directeur. — Ça n’explique pas l’anomalie, le coupa l’étudiante, le regard perdu au plafond. De nouveau, la surprise saisit l’assemblée. Valmont perdit son sourire. — Pardon ? Lucie déposa ses couverts de part et d’autre de son assiette et prit la peine de les aligner perpendiculairement au bord de la table. Elle but une gorgée de vin, plissa légèrement les narines sous l’effet du picotement de l’alcool, puis s’essuya les lèvres d’un revers de manche. Gaultier ne perdait pas une miette de ses gestes, à la fois gracieux et maladroits. Un vrai paradoxe. Elle revint au directeur, cherchant visiblement son appui. — Le cas présente une anomalie, n’est-ce pas ? Un visage, que la patiente reconnaît entre tous. Le chirurgien adressa à Vidal un regard indéchiffrable. Le directeur, mortifié, s’épongea le front, les lèvres tremblantes. — Ma foi oui, balbutia-t-il, il est possible que j’aie signalé cette particularité lors de mon passage à Paris, pour… comment dire… bénéficier d’une écoute attentive. Gaultier nota que Valmont, bien qu’impassible, serrait le poing sur sa serviette. Les jointures blanchies de ses doigts témoignaient de l’extrême tension qu’il tentait de maîtriser. — Cette anomalie, comme vous l’appelez, c’est son fils Léopold, précisa le chirurgien. Or il n’y a rien d’anormal à ce qu’une mère reconnaisse son fils, surtout si elle le voit grandir. — Vous avez raison, docteur, concéda Lucie, mais ce qui importe ici, ce n’est pas qu’elle reconnaisse son fils… La jeune femme laissa passer un temps, comme perdue dans ses pensées. Elle tourna alors la tête vers Vidal.

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— Ce qui importe ici, c’est qu’elle se soit mise à le reconnaître du jour au lendemain. C’est bien ça, monsieur le directeur ? Pétrifié dans une expression de constipation douloureuse, Vidal semblait au bord du malaise. — Oui…, commença-t-il de sa voix suraiguë. Je ne me souvenais pas de l’avoir précisé, mais… c’est exact, Marguerite s’est mise à reconnaître Léopold au lendemain de son septième anniversaire… Il s’épongea le front, évitant soigneusement le regard d’acier braqué sur lui. Gaultier ne perdait rien de la scène. Visiblement, les décla­ rations du directeur sonnaient comme autant de trahisons aux oreilles de Valmont. Marguerite, comme tous les patients de l’hôpital, était sa chasse gardée. L’intérêt que Vidal avait fait naître chez des Parisiens devait sérieusement bousculer l’ego du médecin. — Il faudra que je voie l’enfant également, ajouta Lucie. Vidal allait répondre, mais Valmont fut le plus rapide. — Vous n’êtes certainement pas habilitée à étudier un si jeune enfant. Dois-je vous rappeler que vous n’êtes qu’une étudiante ? L’équilibre de Léopold est précaire, je ne peux pas vous laisser l’approcher. Et il en va de même pour Marguerite : je vous donne l’autorisation de lui parler, mais ne vous avisez pas de fouiller dans son subconscient. Tout ceci vous dépasse et votre inexpérience, combinée à l’insolence qui caractérise les gens de votre espèce, n’aurait qu’un seul résultat : réduire à néant des années d’effort ! Enfin, sachez qu’à mes yeux, votre professeur Lacan n’est rien ni personne. Il devra donc se trouver un autre terrain d’étude pour son Nobel. Lucie prit un temps pour détailler le visage du chirurgien. Elle hocha soudain la tête, comme si elle venait de parvenir à une conclusion intérieure. — Je ne sais pas pourquoi vous êtes en colère, docteur Valmont, car le professeur Lacan ne cherche pas la gloire. Elle adressa un regard à chaque convive, comme pour s’assurer de leur entière attention, puis prit une grande inspiration. — Marguerite Linard est notre seul espoir d’arrêter un meurtrier, lâcha-t-elle finalement. Le meurtrier de la rue des Martyrs.

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