© A. Retnani, éditions La Croisée des chemins 1, rue Essanâani, Bourgogne, 20050 Casablanca, Maroc. ISBN 978-9954-1-0438-5 Dépôt légal 2013 MO/1067 Courriel editionslacroiseedeschemins@gmail.com Web www.editionslacroiseedeschemins.com
Parole ouverte Driss C. Jaydane
Une langue suffisante De l’usage du français au Maroc
L
e problème peut se formuler ainsi :
pourquoi ce lieu, magnifique, avec sa décoration, du plus beau mauve, ce bel endroit, extrêmement bien situé, avec son voiturier casquetté, où le prix du gâteau dépasse de loin celui d’un poulet… oui, pourquoi ce lieu ne s’appelle-t-il pas Chez Mustapha ?
Ici, et rien que pour la bonne bou che, des jeunes filles, brunes, arborant uniformes brodés, prononcent des « Bonjour », ou une variante : « Est-ce que vous êtes servis ? ». Des jeunes filles aussi polies que ces factures sur lesquelles
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on peut lire, imprimé, le mot « Merci ». Dehors, un vigile. Droit comme un « i ». Au sortir de ce haut lieu du feuilleté et de la galantine, on peut, si l’on veut pousser plus loin ce qui a commencé comme une plaisanterie d’un goût déjà douteux, se rendre dans un magnifique quartier, bordé d’arbres, et dont les maisons sont blanches et superbes, avec leurs grands bassins, leurs vérandas et leurs jardins, leurs chiens à pedigree, et leurs soirées d’été. Ici, le temps est au beau fixe, et, ayant certainement suspendu son vol, il aura peut-être fait que les noms des rues n’ont pas vraiment changé. Un véritable tour de France, des régions, des héros, des batailles et des victoires. Et que l’on ne s’inquiète pas si quelques obscurs parlementaires de la Troisième République, ou quelques géographes — datant un peu, il faut dire —, semblent être encore utiles à qui veut se retrouver dans ce somptueux dédale. Et ce magnifique immeuble, là, devant nous…
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Tout d’acier et de verre. Et au bas duquel nous pouvons, cela dépend, soit nous sentir si peu de choses, soit appartenant à la race des seigneurs… Est-il totalement déraisonnable de penser que le français y est la langue des étages supérieurs ? Plus
loin , plus bas , qu ’ est devenue
la jeune fille à l ’ uniforme brodé ?
Celle qui sert des feuilletés. C’est la fin de sa journée. Elle quitte le pays des pâtés en croûte, pour s’en retourner dans son quartier. Aux abords de l’autoroute. Lorsque le bus l’aura déposé, elle fera le reste à pieds. Il est fort possible qu’elle traverse des Zanqat Arahma, ou Zanqat Joulane — la rue du Golan. Dans son quartier, il existe même des rues dont les noms sont des nombres. Rue 23. Rue 45. Comme des prisonniers, ou des malades, elles portent des matricules, ces rues, des numéros. Pourtant, dans la langue de ce pays, ce point reculé de la carte où vit notre
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jeune fille, on le nomme El Hay. Le vivant. Aussi vivant, sinon plus, qu’un paradoxe. On y boit son café Chez Hicham. Mais aussi à la crèmerie Florida. Est-ce le nom de l’évasion, celui du refus de se laisser numéroter ? Ou tout simplement du rêve qui se réalise, le temps d’avaler un nouss-nouss, et ce, grâce à un léger emprunt au pays qui fût, d’abord, celui des Indiens ? Café Florida comme un pied de nez au visa, ou la seule possibilité de traverser le détroit sans risquer la noyade. Dans ce hay, les boutiques s’appellent souvent El Hanaqua. On peut, sur certaines vitrines, voir que se côtoient, Coiffeur et Halak. Et, lorsqu’on demande au maître des lieux pourquoi il a tenu à ce « Coiffeur », il vous répond : «Pourquoi, ceux-là ne te semblent-ils pas assez bien pour un mot de français ?!» Les hommes et les femmes, ici, vous citeront, de mémoire, le nom des ani-
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mateurs et des animatrices, des séries, des soirées musicales sur la télévision nationale, qu’ils regardent le samedi soir. Et même si le satellite leur permet d’aller voir ailleurs, leurs yeux ont tôt fait de revenir à la maison, dès qu’il est question de regarder Anaghma ou Atay ou Saher Maak El Lila. Les gens d’ici savent, eux, qui sont Fayrouz ou Imad, Hassan El Fad et tous les autres enfants du pays… De même qu’ils connaissent par leurs prénoms les journalistes d’El Massae ou d’Al Jarida Al Ouala. Les chroniqueurs et les lecteurs de ces journaux ont, la plupart du temps, une enfance en partage. Leurs vies d’adulte ne les en ont pas vus sortir, de ces rues. Est-il utile de rappeler que c’est généralement ici que vivent ceux qui servent, ceux qui, visiblement, n’ont pas la bonne adresse, ceux qui, le plus souvent, ne dépassent pas le rez-de-chaussée ou le deuxième étage des beaux immeubles de nos business center. Exagération ? Caricature ? Grossis-la, elle rapetisse,
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dit le proverbe marocain… Allez donc trouver un francophone chez ceux qui peuplent les hôpitaux publics, les orphelinats, les ateliers mal éclairés, et autres caves pour gens de peu, tous ces lieux, ou plutôt ces espaces dont Foucault dirait qu’ils n’existent que pour que des hommes y soient enfermés à l’Intérieur de l’Extérieur. Mais pour dénoncer cette topographie, n’est-il pas déjà un peu trop tard ? À voir la manière dont cette cartographie dessine des parcours de vie. Il suffit de se pencher, un instant, sur cette « névrose de réussite » qui atteint — légitimement, mais terriblement — tous les parents, capables s’il le faut, de s’endetter pour que leurs enfants reçoivent un enseignement dit de « type francophone » ! À ces parents, nul n’est en droit de jeter la pierre. Ils ne veulent que le bien de leur progéniture. Ainsi, la langue, depuis son invention, et selon la manière dont on use d’elle, permet de faire le bien des uns et le malheur des autres.
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Souvenons-nous : tous les colonisateurs étaient infiniment moins nombreux que les indigènes, mais, porteurs qu’ils étaient de la puissance économique et militaire, ils le furent du symbolique, sans trop de difficulté. L’imposition de la langue du plus fort, d’abord dans l’administration, et, partant, son adoption par les couches supérieures a toujours permis que soit maintenue la distance avec le peuple, laissé à ses mots. Et donc à ses maux. Dans la Rome antique, les puissants parlent le grec et le vulgum, lui, le latin. Il faudra plusieurs siècles et de nombreux retournements pour que le Latin devienne la langue des princes de l’Église et donc, des puissants. Alea jacta est. C’est ainsi : la puissance prend langue, quitte à vous faire oublier ou haïr la vôtre, et jusqu’à votre propre personne. Et c’est en cela qu’il faut peut-être dire que ce n’est pas une langue qui domine et contrôle une société, mais
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le dispositif de pouvoir, le jeu des rapports de force, qui finit par faire qu’une langue est elle-même prise à l’intérieur d’un dispositif. Cela, aussi, est vrai de tout temps, et en tous lieux. Comme beaucoup d’autres, notre société n’a pas échappé à ce dispositif, implacable et violent. Il faudrait qu’un long travail de type généalogique soit entrepris et qui expliquerait comment, dans les années 70, un fils de la Médina pouvait vous parler de Flaubert, alors qu’aujourd’hui, un francophone, de ceux qui travaillent dans cet édifice d’acier de verre, vous parlera plus facilement de Kotler ou de la saison 3 de la série américaine Boston Legal… S’approcher, un peu, de ce dispositif c’est accepter l’idée qu’il produit aussi bien des phrases, des topographies que des manières d’être. Des choses qu’on dit et qu’on montre. Des énoncés, comme des édifices. Ce dispositif, s’il prend, en ce pays, la forme d’une langue, le français, il est
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en son essence de type économique. Le terme pour dire pouvoir politique, aujourd’hui. Il a produit et continue de produire une sorte de novlangue qui pourrait bien être aussi simple que les règles de bases du libéralisme, non pas classique, mais de celui devenu anarchique, méga-efficace. Donc : réducteur. Après le monde de l’entreprise, voici que celui des mots goûte à l’affreuse loi du downsizing. Ceux à qui ont enseigne ce langage, allez soyons polémique, ne s’intéressent ni à Flaubert, ni à Madame de Lafayette, ni même aux auteurs de ce pays. Et il faut dire que, d’une certaine manière, l’idéologie marchande, l’invention du consommateur universel, ne les y aide guère… On pourrait dire que ce dispositif produit une langue suffisante. Cette langue n’est pas seulement faite de mots que prononcent des bouches. Elle a son architecture, ses moulures, ses marques de voitures, ses vêtements, ses intonations et ses postures. Les phrases, dans
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cette affaire, n’occupent peut-être plus que la simple fonction d’interface. Elles n’ont de sens que d’utilité, elles n’ont de sens qu’à condition que leur préexiste, que les précèdent, tous les avatars de la puissance, dont elles ne sont, finalement, que le dé-dit. Ce français-là porte, en son cœur, la marque d’un désir, celui d’exclure et des gens, et, à la fin des fins, la langue française elle-même ! L’histoire de son appropriation par nos élites postcoloniales est aussi celle d’une abominable ambivalence, mais d’une clarté telle… Ce n’est donc plus la langue qui doit instruire et élever les individus, mais bien la langue des instructions… Aux domestiques. La langue de ce minimum requis, que la jeune fille brune, dès qu’elle enfile son tablier, ne parle pas, ne doit surtout pas parler, mais celle dont, au prix d’une sévère sélection devenue cruellement et savamment naturelle, on lui apprit à prononcer les mots qui ne servent qu’à servir, et certainement pas chez Mustapha…
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Et demain, pourquoi pas, ce seront peut-être les anglophones qui contrôleront le Maroc ? Ils parleront alors cet anglais qu’Edward Said qualifia d’anglais commercial. Que
nous reste - t - il ?
Et bien il nous reste la langue. La vraie. Celle qui ne s’est jamais voulu outil de domination, appareil idéologique de classes. Si elle parlait, peut-être nous dirait-elle : « N’ai-je pas été créée à la seule fin de nommer le monde et de lui donner des visages ? » Des visages. Et non des lignes de partage. Injustes et puissantes et qui sont comme la métaphore d’un implacable destin qui, frappant une part majeure des hommes, s’attaque à ce qu’il y a de plus élevé dans la langue, de toutes les langues, qui se voient assujetties aujourd’hui à ce même et unique dispositif. Ce qu’il faut craindre, ce qui doit nous hanter : qu’une langue utile ne finisse par engendrer un homme utile ! Des
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vies qui ressembleraient à ces modes d’emploi qui accompagnent les appareils d’électroménagers, et qu’on ne lit jamais. Des âmes devenues des abréviations. Des vies de serveuses, ayant peut-être encore moins de valeur qu’une facture… Dans un pays comme le nôtre, il devient urgent de séparer pauvreté et langue arabe. S’il n’existe pas de langue précaire, il existe, par contre, des situations de précarité, des situations de misère, des lieux d’exclusions, des endroits où l’on place des êtres humains, et où, parce qu’ils parlent la langue de leur pays, ils finissent peut-être par blâmer leur langue pour ce qu’elle ne leur permet pas de gravir les étages de la réussite sociale, aujourd’hui économique… Une langue dont il penserait qu’elle fait que, pour eux, ça ne marche jamais… Alors ? Rêver. Écrire en français. Mais écrire de grands et beaux livres, écrire
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comme El Maleh, écrire pour dire, justement, avec justesse et justice, construire, opposer à ceux qui font du français la langue d’une dialectique du maître et de l’esclave, ce que Salim Jay, s’agissant de l’œuvre encore et à jamais brûlante de Leftah, nomme « un beau front de papier ». C’est à cela, d’abord que servent les écrivains, nos écrivains de langue française ! Se refuser à croire qu’il existerait des langues pour les riches et des langues pour les pauvres. Réfuter, encore et encore, l’idée que le français puisse être la langue des riches. Et, pour s’en convaincre relire Les Misérables, et rêver à un Gavroche lisant sur les lèvres de l’enfant du Pain nu une histoire qui, au mot près, ressemble à ses rêves, à ses colères. Quelque chose, en somme, qui ressemble à leur vie.