Luc Charles-Dominique
Musiques et musiciens des fêtes urbaines et villageoises en France
(XIVe
– XVIIIe siècle)
Introduction
et, plus récemment, la publication par Laurent Guillo (2017) des archives de François Lesure sur les joueurs d’instruments et facteurs d’instruments parisiens du xvi e siècle. Ces importantes publications de sources consolident les bases d’une histoire sociale de la musique qui s’est surtout intéressée à la professionnalisation croissante des disciplines artistiques, à l’évolution des médiateurs de l’art (notamment des instruments de musique), à l’étude des fonctions de la musique et de leur évolution, encore que l’aspect rituel ait été peu abordé. Là aussi, Norbert Dufourcq (1904-1990) a joué un rôle pionnier, en dirigeant, dans le cadre du Conservatoire, dès les années 1950, les premières thèses d’histoire sociale de la musique. Plus tard, c’est à l’université que ces travaux se poursuivent, mais hors du cursus de musicologie au début. Dans le domaine qui nous intéresse, certains écrits de Dufourcq (1961-1962, 1964), Marcelle Benoît (1961-1962, 1982, 1986, 1992, 2004), Antoine Michel (1961-1962), Michel Le Moël (1963), Catherine Massip (1976), Jean-Christophe Maillard (1987), Christelle Cazaux (2002) s’avèrent particulièrement importants. On pourra évidemment objecter que certaines de ces études privilégient les musiques de cour, en particulier la Chambre et la Chapelle, au détriment de l’Écurie et de ses musiciens du « haut » cérémoniel et d’apparat, et que les ménétriers, qui n’en sont pas absents, sont tout de même en arrière-plan. Cependant, leur intérêt principal est de s’être livré à l’histoire des institutions musicales. Cet engouement pour l’histoire sociale de la musique a contribué à l’apparition de la sociologie de la musique. C’est au moment même où Dufourcq dirige ses premières thèses dans les années 1950 que paraissent les ouvrages fondateurs de Marcel Belvianes81 et Alphons Silbermann82, et que François Lesure, au carrefour de l’histoire sociale de la musique et de la sociologie musicale, publie ses premiers écrits-manifestes en faveur d’une sociologie de la musique83.
Dans cette profusion d’études est venue s’intercaler ma propre recherche, dont le point de départ a été la découverte inopinée du parchemin des statuts corporatifs des ménétriers de Toulouse (1492) aux Archives départementales de la Haute-Garonne. L’effet de surprise passé, et piqué par la curiosité, je décidai alors de me donner les moyens de comprendre ce document et d’inscrire ce processus dans le début d’un parcours universitaire d’anthropologie historique. Cette recherche connut une première étape en 1986 pour le diplôme de l’EHESS, avec un mémoire centré sur la corporation des ménétriers toulousains84, puis une seconde en 1994, avec le livre de synthèse que je publiai chez Klincksieck 85 . Cependant, depuis cette date, mon regard sur cette histoire musicale a évolué, à la lueur d’une recherche qui n’a jamais cessé et a produit une masse considérable d’informations nouvelles.
Lorsque j’ai commencé cette recherche en 1980, les écrits de François Lesure, publiés dans les années 1950 après la soutenance de sa thèse, étaient parmi les plus récents des textes spécifiquement consacrés aux ménétriers à ma disposition. Quelques autres études locales avaient été publiées entre ces deux dates, comme les articles remarquables de Jean Robert concernant diverses régions méridionales, l’ouvrage collectif La Musique en Alsace hier et aujourd’hui 86, abordant en partie l’histoire des ménétriers alsaciens, et quelques rares autres textes dont la découverte, pour moi, a été étagée dans le temps (Henri Forestier, 1960 ; Marcelle Benoît, 1964 ; Michel Le Moël,
81 Marcel Belvianes, Sociologie de la musique, Paris, Payot, 1950.
82 Alphons Silbermann, Introduction à la sociologie de la musique, Paris, PUF, 1955.
83 François Lesure, « Musicologie et sociologie », Revue musicale, n° 221, 1953, p. 4-11 ; « Pour une sociologie historique des faits musicaux », in J. La Rue (ed)., Report of the Eighth Congress of the I.M.S., New York , 1961, vol. 1. (Kassel, Bärenreiter, 1961), p. 333-346.
84 La corporation des ménétriers de Toulouse, Mémoire pour l’obtention du Diplôme de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Toulouse, 1986, 535 pages.
85 Les Ménétriers français sous l’Ancien Régime, préface de François Lesure, Paris, Klincksieck, 1994.
86 Préface de Robert Minder, Strasbourg, Istra, 1970, Publications de la Société savante d’Alsace et des régions de l’Est, t. X.
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1964, etc.). Et si je connaissais, évidemment, les travaux de Bernhard, d’Auriac, Vidal, et aussi ceux, plus généralistes, de Norbert Dufourcq, Marcelle Benoît, Catherine Massip, Yolande de Brossard, Madeleine Jurgens, etc., plusieurs monographies locales, écrites dans le dernier quart du xixe ou au xxe siècle (par exemple, Jean-Yves Ribault, 1965 ; Dominique Jalabert, 1966), m’étaient alors inconnues et m’ont fait défaut en 1994. D’autre part, à cette époque, je ne possédais que les statuts des ménétriers de Paris (1321, 1407 et 1658), Toulouse (1492 et 1532), Bordeaux (1621) et Orléans (1560). Depuis, cette documentation s’est enrichie des statuts confraternels d’Arras (1194), Fécamp (entre 1189 et 1219), Sarrant (1647) et corporatifs d’Abbeville (1614), d’Amiens (1465, 1489, 1581, 1627, 1739), Blois (1407), Bordeaux (1614), Bourges (1741), Chartres (1407), Nancy (1490), Paris (1747), Ribeauvillé (Alsace, 1606), Rouen (1717, 3e refonte des statuts de 1454), Reims (1743), Saint-Omer (1709), Valenciennes (1617). De la même manière, l’existence et le jeu des bandes ménétrières, notamment en tant qu’ensembles emblématiques du pouvoir communal, sont aujourd’hui mieux documentés. Qu’il s’agisse de bandes de hautbois, de violons87 ou mixtes, leur présence, à diverses périodes de l’histoire, est attestée à Abbeville, Aix-en-Provence, Alençon, Angers, Amiens, Arras, Avallon (Yonne), Avignon, Bagnères-de-Bigorre, Béziers, Bourges, Cahors, Carcassonne, Châlons-en-Champagne88, Dijon, Figeac, Grenoble, Laval, Le Mans, Le Puy, Lille, Limoges, Lyon, Marseille, Montpellier, Moulins, Nantes, Narbonne, Nevers, Nice, Paris, Poitiers, Reims, Rennes, Ribemont (Aisne), Romans, Saint-Omer, Toulouse, Troyes, Valence, Valenciennes, Vannes. En outre, certaines de ces villes ont possédé à l’époque médiévale des ménestrels de hauts instruments, véritables officiers communaux, dans un rôle de sonneurs de tours et de beffrois, une pratique communicationnelle relevant de la céleustique89, mais aussi artistique, destinée à musicaliser les marchés et autres temps collectifs urbains. Cet aspect particulier de la pratique musicale médiévale des ménétriers urbains fera l’objet d’un développement spécifique. Un autre aspect sur lequel ma recherche a sensiblement progressé est celui de l’inscription des ménétriers dans la topographie urbaine médiévale, avec d’un côté les rues de jongleurs et de ménétriers et de l’autre les églises et chapelles de la ville dans lesquelles ils se réunissaient. Alors qu’en 1994, mes sources ne concernaient que Toulouse et Paris, elles se sont étendues depuis, pour ce qui est des « maisons de ménétriers » ou des rues professionnelles (ou en tout cas dont les noms évoquent une activité musicale collective), à Troyes, Beauvais, Bourges, Arras, Amiens, Reims, Metz, Moulins, Marseille, Angers, et Bruges pour les Flandres. Concernant les églises et chapelles votives, la liste s’est allongée, outre Paris et Toulouse, à Bordeaux, Chartres, Chauny, Rouen, Saint-Omer, Sarrant (Gers), Bruges. Dans certains cas, ces églises sont encore visibles, même si elles ont souvent subi des modifications importantes au cours des siècles, agrandies, partiellement démolies et reconstruites. Plus rarement, les chapelles votives sont demeurées quasiment intactes, comme à Sarrant (Gers). Enfin, un dernier vestige d’archéologie ménétrière est un bas-relief (ill. n° 1), sur lequel je me propose de revenir, encore visible rue Galande à Paris (dans le cinquième arrondissement), et représentant une scène de la légende de Saint-Julien, élément du sceau de la confrérie des ménétriers.
Tout cela – édifices religieux, maisons de ménétriers, rues professionnelles – permet de donner corps à cette histoire musicale ancienne, de l’approcher avec une sensibilité particulière, presque sensuelle… Cela facilite également l’étude de la topographie urbaine ancienne de l’habitat et des lieux professionnels ménétriers. Ces traces ont une réelle importance dans l’identité d’une
87 Luc Charles-Dominique, Les bandes de violons en Europe : cinq siècles de transferts culturels. Des anciens ménétriers aux Tsiganes d’Europe centrale, Brepols, Turnhout (Belgique), 2018, coll. « Épitome musical ».
88 Ex-Châlons-sur-Marne.
89 « Art de transmettre les commandements au moyen d’instruments de musique » (Littré).
ville ou d’un quartier, comme le Passage des Ménétriers (ill. n° 2), très proche de la rue Rambuteau, dans le troisième arrondissement de Paris, assez récent, mais en souvenir de l’ancienne rue des Ménétriers qui se trouvait à proximité immédiate.
Cet accroissement documentaire, au-delà d’une meilleure appréhension de la réalité locale et régionale des musiques de ménétriers, a entraîné des changements de paradigmes.
Tout d’abord, la problématique du corporatisme, au départ de ma recherche, a longtemps guidé mes pas dans une direct ion majoritairement, pour ne pas dire exclusivement, urbaine et institutionnelle. Mais, bien que ma connaissance des corporations de ménétriers ait progressé, leur histoire rest e complexe à écrire, tout comme la compréhension de leur fonct ionnement et l’évaluation de leur efficience – qui varient fortement selon les époques –sont difficiles à apprécier. Les premières publications sur le corporatisme datent du xix e siècle et la première moitié du xxe siècle a connu quelques grandes synthèses sur le sujet (Martin Saint-Léon 1922, Coornaert 1941, Gouron 1958, etc.).
bien que ma connaissance des corporations rations comme des regroupements d’artisans identité velé cette approche classique (par exemple, Gayot-Minard
En général, ces études ont perçu les corporations comme des regroupements d’artisans possédant une identité de métier. Depuis, des recherches contemporaines ont profondément renouvelé cette approche classique (par exemple, Gayot-Minard 2001, Kaplan 2001, Kaplan-Minard 2004), de même que
| Naissance et fonctionnement des institutions ménétrières 1640, une seule sur tout le siècle qui va des années 1650 à 1750. Cela montre à quel point ménétrier est sorti du vocabulaire statutaire des joueurs d’instruments parisiens à partir des années 1500. En revanche, les mentions de joueurs d’instruments sont pléthoriques : dans les années 1640, par exemple, on en trouve 106 et 44 de maîtres joueurs d’instruments.
Tableau n° 1. Répartition des ménétriers, joueurs d’instruments et maîtres joueurs d’instruments dans le fichier Laborde et les archives de François Lesure (1518-1756). Années
Pierre Pocard établit une relation directe entre le corporatisme ménétrier et l’apparition de cette nouvelle dénomination. Il affirme que « c’est dans le monde des communautés de métiers qu’elle naît, pour mettre en avant la différence qui existe entre les “joueurs d’instruments”, incorporés [i.e. membres d’une corporation], et les ménestrels, qui peuvent aussi bien être membres d’une corporation que des “faiseurs de dits” ou des “menestrels de bouche” »29. Cependant, si le constat de nombreux joueurs d’instruments organisés en corporations à partir du xvie siècle est en partie avéré, la réalité est plus complexe et incite à davantage de nuances. Car, d’une part, joueur d’instruments est une désignation universellement adoptée que l’on trouve dans de très nombreuses villes
29 Pierre Pocard, op. cit ., p. 26.
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et localités ignorant le corporatisme, de même que des musiciens itinérants, accompagnant des artistes forains dans leurs pérégrinations, ou aveugles, et donc totalement inorganisés car solitaires, en sont qualifiés. D’autre part, menestrier et ménestrier continuent de figurer en très bonne place dans des textes réglementaires importants, comme les statuts corporatifs de Toulouse de 1532, ceux de Valenciennes de 1617, de Paris de 1747 (à partir de ce que l’on a pu en reconstituer, cf. annexes), tout comme Jean-Pierre Guignon, poursuivant ainsi une longue tradition de Rois de ménétriers, est dit officiellement Roi & Maître des Ménestriers en 175030, titre que l’on retrouve encore en 177331. On s’aperçoit donc que ménétrier est loin d’avoir disparu après 1525 pour désigner les musiciens professionnels, contrairement à ce qui a pu être écrit32.
Le succès incontestable de cette nouvelle dénomination de joueurs d’instruments me semble trouver une explication dans la conjonction de plusieurs facteurs indépendants mais dont la concomitance est déterminante.
D’une part, elle marque la prééminence de la pratique instrumentale chez les ménétriers à partir du début du xvie siècle, alors que les ménestrels dits « de bouche », c’est-à-dire chanteurs et surtout conteurs ont en partie décliné 33. D’autre part, elle évoque de façon explicite la polyvalence instrumentale, qui était déjà de mise aux xiv e et xv e siècles, mais qui se renforce au xvi e siècle, avec les débuts de l’histoire du violon. Nous verrons que les ménétriers vont cumuler très systématiquement le jeu d’instruments de types hautbois et violons, et cela non seulement en France mais dans de nombreux pays européens. Cette polyvalence se lit d’ailleurs dans la formule en usage dès le début du xvie siècle : joueur d’instruments tant hauts que bas. Dans cette locution, le terme déterminant est joueur. Il est très en vogue à ces époques dans le domaine des arts performatifs, notamment forains, et sert à qualifier de nombreux artistes-types de ces communautés, au point d’en constituer un identificateur commun. On dit ainsi « joueur de figures artificielles » ou « joueur de marionnettes » pour marionnettiste, « joueur de souplesse » pour acrobate, « joueur de tours de passe-passe », « joueur d’artifice » ou « joueur de gobelets et de gibecière » pour les « escamoteurs » ou prestidigitateurs, mais aussi, « joueur d’istoires et de moralitez » (théâtre médiéval des mystères) ou « joueurs de personnages » pour les acteurs des
30 « Mémoire pour les Organistes du Roi & autres Organistes et Compositeurs de Musique, faisant Profession d’Enseigner à toucher le Clavessin & les Instrumens d’harmonie ; Contre le sieur Guignon, Roi & Maître des Ménestriers & les Maîtres à Danser, Joueurs d’Instrumens tant hauts que bas & hautbois, du 30 mai 1750 », in Recueil d’édit, arrêt du Conseil du Roi, lettres-patentes, mémoires, et Arrêts du Parlement, &c., En faveur des Musiciens du Royaume, de l’Imprimerie de Ballard, seul Imprimeur de la Musique du Roi, & des menus, Plaisirs de Sa Majesté, & de Monseigneur le Comte d’Artois, 1774, p. 50 sq.
31 « Arrest du Conseil d’État du Roy du 13 février 1773 qui annule les concessions des charges de lieutenans-généraux et particuliers du roy des violons » ; « Édit du Roy portant suppression de l’office de roy & maître des Ménestriers », in Recueil d’édit, arrêt du Conseil du Roi…, op. cit., p. 210 sq. et 219-222.
32 Pierre Pocard, op. cit ., p. 49.
33 Pas totalement cependant, si l’on prend le cas de Balthazar de Beaujoyeulx, chef charismatique d’une très fameuse bande de violons que Charles Ier Cossé (1507-1564), Maréchal de France, Gouverneur du Piémont, ramena à la cour de France vers 1555. Excellent instrumentiste, mais aussi bon courtisan, il s’imposa rapidement à la cour des Valois, obtenant notamment le titre de valet de chambre de la reine mère et du roi. Brantôme en fit la description suivante, qui montre à quel point les arts de la parole étaient prisés à cette époque tardive dans la sociabilité de cour : « […] M. de Beau-Joyeux, vallet de chambre de la reyne-mère, et le meilleur viollon de la chrestienté. Il n’estoit pas parfait seulement en son art ny en la musique, mais il estoit de fort gentil esprit, et sçavoit beaucoup, et surtout de fort belles histoires et beaux contes, et point communs, et très-rares ; et n’en estoit point chiche à ses plus privez amis ; et en contoit quelques-uns des siens, car en son temps il avoit veu et heu de bonnes advantures d’amour ; car, avec son art excellent et son esprit bon et audacieux, deux instrumens bons pour l’amour, il pouvoit faire beaucoup » (Œuvres complètes de Pierre de Bourdeille, seigneur de Brantôme, publiées d’après les manuscrits avec variantes et fragments inédits pour la société d’histoire de France par Ludovic Lalanne, Paris, Jules Renouard, 1864-1882, 11 vol., vol. 9, p. 663-664).
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en confrérie dès le temps du premier duc Richard, décédé en cette ville en 1102. Cette confrérie serait tombée en décadence après la mort de Henri Ier, roi d’Angleterre et duc de Normandie (1135) et aurait été renouvelée par Henri, abbé de Fécamp (entre 1140 et 1188). Sa fête principale était la Saint-Martin d’été. Ce jour-là, les jongleurs se réunissaient aux moines et faisaient avec eux, en l’honneur du saint, une procession solennelle dont l’usage n’était point encore abandonné au xvie siècle. En constituant à nouveau cette confrérie, l’abbé Raoul lui donna pour recteur et pour maître Henri de Gravenchon qui pouvait être aussi bien chevalier que jongleur, puisqu’on voit, par la charte de cet abbé, qu’il y avait des chevaliers dans l’association140.
C’est probablement dans cette charte de 1402 que l’abbé Rodolfus accorda à la confrérie des jongleurs de Fécamp la possibilité de se joindre au chant des moines avec le tympanon, le psaltérion, l’orgue et la harpe141.
À Arras, la confrérie regroupa de très bonne heure des clercs, chevaliers et bourgeois. Dès les années 1220, s’instaura une forme de co-gouvernement : les bourgeois gé raient les biens de la confrérie tandis que les jongleurs portaient la chandelle en procession et préparaient le breuvage destiné aux malades142. De telles processions se déroulaient encore au début du xiv e siècle dans les diocèses de la province ecclésiastique de Reims et furent condamnées par un concile tenu en 1344 à Noyon143. Par la suite, dans l’histoire d’Arras, la sainte Chandelle devint un véritable étendard et dans les moments cruciaux de l’histoire de la ville fut portée en procession du xv e au xviie siècle (en 1636, pour éloigner la peste de la ville)144.
Dès les premières années du xiie siècle, plusieurs paroisses et établissements religieux reçurent quelques gouttes de la cire provenant de la chandelle miraculeuse qui, mélangées à la cire ordinaire, leur permirent à leur tour de se doter de leur propre chandelle aux vertus thérapeutiques. Ce processus contribua à la diffusion de ce mythe. Parmi ces lieux, se trouvaient Saint-Pol, la patrie de Normand, Bruxelles dont Itier était originaire, Lille où l’évêque Lambert exerça les fonctions de chantre à la collégiale Saint-Pierre, l’abbaye de Blendecques qui aurait compté en son sein une nièce de Lambert, l’abbaye de Ruisseauville, mais aussi Desvres et tout le Boulonnais. Plus tard (entre la fin du xiiie et le xvie siècle), les régions de Saint-Omer et de la vallée de la Lys (à Fleurbaix145), de Douai (où la cire est conservée dans la chapelle de l’hôtel de ville, tout comme à Aire-sur-la-Lys), Pecquencourt (où se trouvait une léproserie), Valenciennes (Notre-Dame de la Chaussée, cf. infra) furent également concernées. En 1292 et 1294, la ville de Bruges – dont la chandelle aurait été faite à partir de celle de Fleurbaix146 – concéda la forte somme de 7 livres à des istriones partis vénérer la sainte chandelle à l’occasion de la fête annuelle147. Certains dons de cire en provenance de la chandelle d’Arras se poursuivirent encore au xviie siècle et même jusqu’en 1720148.
La sainte Chandelle d’Arras fut fêtée par les ménétriers parisiens de la confrérie SaintJulien, notamment en 1434 ou encore en 1539, la tradition arrageoise ayant été apportée à Paris probablement par des ménétriers d’Arras entre la fin du xiiie et le début du xiv e siècle . À Lille, les ménestrels créèrent la confrérie Notre-Dame des Ardents ou Notre-Dame-du-Joyel (selon
140 Charles de Robillard de Beaurepaire, « Les ménétriers de Rouen », Bulletin de la Commission des antiquités de la Seine-Inférieure, t. XI, 1e liv., 1898, p. 171. Voir aussi Catherine Vincent, « Fraternité rêvée et lien social fortifié : la confrérie Notre-Dame des Ardents à Arras (début du xiii e siècle – xv e siècle) », op. cit., p. 671, n. 48.
141 François Lesure, Dictionnaire musical des villes de province, Paris, Klincksieck, 1999, p. 153.
142 Catherine Vincent, « Fraternité rêvée et lien social fortifié : la confrérie Notre-Dame des Ardents à Arras (début du xiii e siècle- xv e siècle) », op. cit., p. 676.
143 Ibid ., p. 667.
144 Ibid ., p. 674.
145 Désiré Van de Casteele, Préludes historiques sur la ghilde des ménestrels de Bruges…, op. cit ., p. 33.
146 La légende dit qu’elle arriva à Bruges par le biais d’un ménestrel nommé Jean van Vançoys. Ibid ., p. 34-35.
147 Ibid ., p. 667-668.
148 Ibid ., p. 678.
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Louis Cavrois, le « joyel » – joyau – désignerait le cierge miraculeux149). Elle fut érigée en la chapelle des Ardents (ill. n° 3), établie en 1490 en face de la Fontaine-au-Change (Vieille Place), dans laquelle se trouvait une image de la Vierge et une sainte chandelle. La chapelle fut démolie en 1651 et l’image de Notre-Dame et la sainte chandelle furent alors transférées dans la chapelle Notre-Dame de la Treille à la collégiale150. Les joueurs d’inst ruments lillois organisaient chaque année une procession avec la sainte Chandelle le second dimanche après la Fête-Dieu. Outre Lille, la confrérie d’Amiens reprit à son compte le rite arrageois151.
3 : Chapelle des Ardents (Vieille Place) ayant abrité la confrérie Notre-Dame des Ardents ou du Joyel, des ménétriers de Lille (premier quart du xvi e siècle).
Si ce type de confréries n’avaient rien de professionnel, celle d’Arras fonct ionnait néanmoins comme les corporations ultérieures : paiement d’une taxe d’entrée dans la confrérie et d’une cotisation annuelle, élect ion de chefs assist és par un corps d’officiers qui appliquaient des sanct ions à l’encontre de quiconque ne respect ait pas les règlements. L’admission se faisait en prêtant serment. Le nécrologe de la confrérie (entre 1194 et 1361) montre que de nombreux compositeurs, jongleurs et ménest rels en étaient membres, notamment Adam de la Halle. Le fait qu’un certain nombre de musiciens soient membres de la confrérie aux côtés de membres des classes moyennes, indique qu’ils possédaient un st atut social relativement élevé et que la musique était au cœur de la vie quotidienne des villes de l’Europe médiévale152. Ce mouvement confraternel de jongleurs et de ménest rels diff usa à ces époques assez largement en Europe. Une recherche à caractère exhaust if, que je n’ai pas entreprise et qui rest e à faire,
149 Louis Cavrois, Cartulaire de Notre-Dame-des-Ardents à Arras, op. cit., p. 19, 22.
150 Édouard Vanhende, Numismatique lilloise ou description des monnaies, médailles, jetons, méreaux &a de Lille. Essai, 1858, p. 233.
151 Pierre Pocard, op. cit ., p. 298-299.
152 Kay Brainerd Slocum, op. cit ., p. 259-260.
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le montrerait très probablement. Pour ce qui est des guildes de musiciens en Angleterre, Brainerd Slocum précise que la City of London Guild of Parish Clerks, connue comme la Fraternité de Saint-Nicolas, fondée vers 1240 par des statuts reconnus par Henry III, est la plus précoce. Il s’agissait d’une guilde de musiciens d’église avec ses propres privilèges. À Beverley, dans le Yorkshire, lieu important de la vie ménétrière, existait une ancienne guilde de ménétriers, « very auncient custome oute of the memories of dyvers aiges of men », même si les premiers statuts connus datent de 1555. Au xiv e siècle, il y eut d’autres guildes religieuses anglaises, composées principalement ou entièrement de minstrels. Parmi elles, une confrérie religieuse de ménétriers et d’acteurs à Lincoln ; une autre, à Londres, seulement de ménétriers, fondée en 1350 à Saint-Giles Cripplegate. Même chose à Tutbury, au xiv e siècle, où une confrérie de minstrels existait, sous l’égide du duc de Lancaster. Elle possédait à sa tête un « king of minstrels ». Hors d’Angleterre, à Vienne, la Nicolai-Bruderschaft fut fondée en 1288 sous le saint-patronage de l’archange saint Michel. Il s’agissait d’une confrérie du même type que celle d’Arras ou que les confréries anglaises de cette époque. Ce n’était pas une organisation professionnelle visant à défendre les intérêts professionnels des musiciens. Les statuts de ces confréries ne s’apparentaient pas à des statuts artisanaux153.
Pour Kay Brainerd Slocum, la première organisation connue de musiciens sur la base corporative demeure la confrérie parisienne Saint-Julien en 1321, ce qui a sans doute contribué à son prestige et à son autorité en Europe, comme nous le verrons154.
« Communautés d’arts et métiers » et confréries
La « communauté d’arts et métiers », appelée aussi « corps de métier », g[u]ilde, hanse, métier, collège, maîtrise, jurande, sans compter les noms locaux ou régionaux, possède également une dimension confraternelle qui lui est consubstantielle. Les statuts ménétriers de la plupart des villes de province réunissent d’ailleurs ces deux volets, même si à Paris, la confrérie a été fondée en 1331, dix ans après la corporation.
Dans sa dimension corporative, la communauté de métier est une association patronale (les ouvriers et les apprentis n’ont pas droit au chapitre), fondée sur le principe de délibération et auto-administrée, qui dispose d’importantes prérogatives (contrôles divers, monopoles). Ce pouvoir d’auto-administration, cette capacité à faire corps est un véritable privilège. En même temps qu’elle offre une identité sociale au métier, elle permet sa visibilité et son inscription dans l’organisation socio-économique urbaine locale. La corporation est placée par ses membres au service de stratégies sociales, économiques ou politiques diverses. Elle est notamment régulatrice de l’économie, ce qui constitue une tout autre finalité que le simple exercice du métier, de même qu’elle peut s’ouvrir à d’autres branches professionnelles, ce qui va bien au-delà de la représentation et de la défense des catégories professionnelles d’origine.
Les historiens classiques du corporatisme, Coornaert par exemple, ont vu les corporations comme tentant « d’assurer l’égalité des chances de leurs membres, de répartir équitablement le travail entre eux, d’assurer leur existence à tous » avec l’instauration d’un certain nombre de mesures régulatrices, mais aussi comme des « groupement[s] économique[s] de droit quasi public (ou semi-public), soumettant [leurs] membres à une discipline collective pour l’exercice de leur profession », grâce à des contrôles permanents et accrus et à des dispositifs contraignants155. Or, ces deux aspects sont bien distincts. Kaplan et Minard assurent qu’il « faut désemboîter les notions de corporation et de réglementation, trop souvent confondues, parce qu’encastrées l’une dans
153 Ibid ., p. 261-262.
154 Ibid .
155 Émile Coornaert, Les corporations en France avant 1789, op. cit ., p. 31, 175.
Ill. 15 : L’Adoration des Bergers, vitrail de l’église Sainte-Foy de Chartres ayant abrité la confrérie des ménétriers chartrains.
Ill. 16 : L’église Saint-Denis, de Saint-Omer (Pas-de-Calais), dont l’une des chapelles, malheureusement impossible à identifier, abrita la corporations des ménétriers de la ville.
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Ill. 17 : Église de Sarrant (Gers), ayant abrité la confrérie de la Visitation Notre-Dame des ménétriers de cette ville.
qu’il est impossible d’en faire la traçabilité ancienne. En tout cas, il n’y a plus de chapelle SainteCécile 278 . Sarrant, dans le Gers, est un cas exceptionnel puisque l’église n’a pas subi de dommages (ill. n° 17) et que la chapelle attribuée aux ménétriers est probablement identifiée parmi les cinq chapelles actuelles. Cette église est déjà mentionnée en 1156. Après trois siècles de guerres et de pillages, elle connaît de profonds bouleversements et voit le début d’importants travaux d’agrandissement. De l’église médiévale ne subsiste aujourd’hui que le chevet avec ses parties basses. Dédié à saint Vincent, l’édifice est profondément remanié, avec l’édification de nouvelles chapelles et, pour cela, le décalage des axes du chevet et de la nef, la construction d’un clocher-mur, etc. Cependant, la seconde chapelle qui se trouve en entrant dans l’église sur la droite (côté sud), après les fonts baptismaux, existait déjà vers 1560 et portait le nom de chapelle Notre-Dame (aujourd’hui chapelle des Âmes du Purgatoire) (ill. n° 18). Selon Claudette Gilard, les maîtres violons de la
278 Louis Deschamps, « Notice sur l’église paroissiale de St-Denis, à St-Omer », Mémoires de la Société des Antiquaires de la Morinie, t. VI, 1841-1843, p. 217-249.
| La musique des ménétriers, au cœur de la vie sociale et politique et de laine » appartenant à la Confrérie Saint-Jacques301. À La Roche-Derrien (aujourd’hui La Roche-Jaudy, Côtes-d’Armor), les artisans doivent élire des rois et reines (édit de 1633) et parcourir la ville en dansant précédés d’un sonneur pendant les quatre dimanches qui suivent le pardon de l’église parochiale 302. À Paris, huit ménétriers sont engagés en 1629 par les corroyeurs pour la fête de Notre-Dame, en 1638, quatorze joueurs d’instruments par la confrérie des tissutiers-rubanniers pour jouer à l’occasion de la Nativité de la Vierge, en 1643, six ménétriers par les potiers pour jouer à l’occasion de la Nativité de la Vierge 303. À Lonrai (Alençon), en mai 1675, les maçons invitent Michel Matault, Collin, Gohier, et plusieurs autres joueurs de violon et de basse. Même chose en 1688 pour la fête des carreleurs de la Confrérie Saint-Crépinien où sont payés 37 s. 6 d. « tant aux viollons que pour l gasteau donné ledit jour »304. En 1688, les compagnons mariniers de Narbonne engagent, pour les trois jours de fête de leur corporation ainsi que pour la procession de NotreDame de Lamourguier, Eustache Barthe, « maître joueur de violon » et trois autres ménétriers pour un cachet global de quarante-huit livres305. À Nîmes, les ménétriers sont requis pour les fêtes corporatives des jardiniers, cardeurs, passementiers, tisserands… et autres corps de métiers. La demande étant trop forte, ils sont obligés de demander « aide et assistance » à leurs collègues de Beaucaire et Avignon306. Enfin, à Marseille, « les prud’hommes des pêcheurs allaient en pèlerinage à la chapelle de Saint-Michel-d’Eau-Douce (au-delà de Montredon), ce qui attirait beaucoup de monde, et pour payer les frais de la partie, on mettait en loterie une chaîne d’argent avec crochet pour les ciseaux. Afin d’engager le public à prendre les billets, l’objet en question était montré dans les rues pendant quelques jours au son du tambourin accompagné du galoubet obligé »307. En dépit d’une archivistique importante, l’iconographie de ces engagements de ménétriers par les confréries professionnelles pour les fêtes de métiers est quasi – pour ne pas dire totalement – inexistante dans l’histoire française, contrairement à l’Allemagne, par exemple. C’est pourquoi l’un des plats de terre cuite du musée du Pays Rabastinois (Rabastens, Tarn) constitue un document unique en ce domaine. Cet objet de diamètre important (env. 35 cm), dont la fonction était uniquement décorative, provient de Giroussens (Tarn), une commune dans laquelle a existé une importante production de terre cuite peinte et vernissée au plomb, attestée déjà en 1538. Les potiers de Giroussens étaient très nombreux (environ une centaine en 1618), si l’on prend en compte la démographie modeste de cette localité. Ils créèrent leur confrérie en 1618, placée sous le patronage de sainte Rufine, une chrétienne née en 270 à Séville et martyrisée avec sa sœur Juste (Justa et Rufina en espagnol), toutes deux potières. Le plat dont il est question ici (ill. n° 127) aurait été peint vers 1680-1700, apogée de cet art des potiers de Giroussens (certains de leurs plats ont été peints pour Louis XIV). On peut y voir deux danses en chaîne, conduites par deux joueurs de hautbois. Selon M. Guy Ashell de Toulza, fondateur et conservateur du musée du Pays Rabastinois308, il représente la fête patronale des potiers de Giroussens, qui avait lieu le 19 juillet (avec procession corporative, messe solennelle, distribution de pain bénit marqué d’une fleur de lys aux confrères309), et
301 Musique bretonne, op. cit., p. 36.
302 Ibid ., p. 59.
303 Madeleine Jurgens, Documents du minutier central concernant l’histoire de la musique (1600-1650), op. cit ., t. 1, p. 433, 434, 440.
304 René Jouanne, « Violons et Sérénades. Scènes de la vie alençonnaise au xvii e siècle », op. cit .
305 Jean-Louis Bonnet, Bouzignac, Moulinié et les musiciens en Pays d’Aude. xvie-xviie siècles, op. cit., p. 33.
306 Dr. Puech, « La musique et les musiciens à Nîmes aux xviie et xviiie siècles », Revue du Midi, Nîmes, 1888, p. 62.
307 Marcel-Blaise de Régis de La Colombière, Fêtes patronales et usages des corporations et associations qui existaient à Marseille avant 1789, op. cit ., p. 174-175.
308 Communication personnelle. Je remercie M. de Toulza de sa disponibilité, ainsi que Pierre Laurence qui m’a mis en relation avec lui.
309 Émile Rieux, « Les poteries de Giroussens », Revue du Tarn, 1901, p. 276-309.
aurait été peint peu avant l’interdict ion de cette fête par l’archevêque d’Albi, survenue sur plainte du curé du lieu. Ce qui permet d’avancer l’hypothèse de la fête annuelle de métier est le motif central du plat (que l’on retrouve sur plusieurs autres plats) et qui figure le retable de la chapelle de la confrérie Sainte-Rufi ne (datant de 1620-1630), que l’on peut admirer dans l’église Saint-Salvi de Giroussens (la chapelle est la dernière avant le chœur, côté nord) (ill. n° 128). Ce plat const ituerait donc à la fois un témoignage de l’emploi des ménétriers hautboïst es locaux pour l’animation de cette fête corporative, mais aussi, à ma connaissance, le seul document de ce type de l’histoire ménétrière française.
Ill. 127 : Plat de terre cuite de Giroussens (Tarn), vers 1680-1700, avec deux danses en chaîne menées par des joueurs de hautbois, qui pourraient représenter la fête corporative des potiers de Giroussens. Au cœur du plat fi gure une représentation du retable de l’autel votif de la confrérie (cf. ill. n° 128). © Guy Ashell de Toulza.
Les ménétriers, au-delà de l’animation de la fête corporative, représentent les métiers dans certaines circonst ances officielles exceptionnelles. Le 21 août 1721, « la veille de Saint-Louis, les garçons ouvriers de tous les métiers du faubourg Saint-Antoine, proprement vêtus, au nombre d’environ quatre cents, avec timbales, tambours, fi fres, trompettes et hautbois, allèrent au Louvre présenter au Roi un oranger très bien rempli de fleurs et orné d’une quantité de rubans bleus et blancs, avec de pareilles cocardes à leurs chapeaux. Sa Majest é leur ayant fait jeter plusieurs poignées de pièces de cinquante sols, fut étonnée de ce qu’aucun de ces jeunes gens ne s’était baissé pour en ramasser. M. le maréchal Villeroy leur en ayant fait demander la raison, ils répondirent qu’ils suppliaient seulement Sa Majest é de leur accorder la continuation de leurs privilèges et de la franchise du faubourg Saint-Antoine, que M. le duc d’Orléans vouloit faire supprimer, ce que Sa Majest é eut la bonté de leur accorder »310. À la fi n du xviiie siècle, Louis-Sébast ien Mercier écrit qu’à « la naissance d’un fi ls de France, ces porte-faix, crocheteurs, porteurs de chaises, ramonneurs [sic] de cheminées, porteurs d’eau, forment des corporations, ayant des musiciens, c’est-à-dire des violons, à leur tête. Ils vont à Versailles pour avoir audience, & s’arrêtent dans la cour de marbre : c’est de là qu’ils complimentent le roi sur son balcon ; ils tiennent en main les symboles de leur indust rie ; & on les a vus imaginer, dans ces occasions, des facéties divertissantes »311.
Enfi n, certaines fêtes, à l’origine corporatives, ont changé d’échelle et progressivement acquis un st atut de fêtes calendaires populaires de leurs villes. C’est le cas de la fête toulousaine de la « baignade de la Croix », fête des pêcheurs de l’île de Tounis, organisée pour implorer la Garonne de leur fournir des pêches abondantes. Tous les ans, la veille de l’Ascension, dernier jour des Roga-
310 Alain Th illay, Le faubourg Saint-Antoine et ses « faux ouvriers », op. cit ., p. 26-27.
311 Louis-Sébast ien Mercier, Le tableau de Paris, op. cit ., t. IV, p. 36.
| La musique des ménétriers, au cœur de la vie sociale et politique
Ill. 128 : Retable de l’autel de la chapelle de la confrérie Sainte-Rufine (datant de 1620-1630), église Saint-Salvi de Giroussens (la chapelle est la dernière avant le chœur, côté nord). © Guy Ashell de Toulza. tions, les pêcheurs de l’île de Tounis vont chercher en barque un moine bénédictin au couvent de la Daurade. Le prêtre prend place dans l’embarcation, aux côtés des pêcheurs et aussi des musiciens, « tambours, hautbois et autres instruments ». À mi-traversée, a lieu la bénédiction de la foule après immersion de la croix d’argent dans l’eau du fleuve. Lorsque la barque accoste la rive gauche de la Garonne, le moine, les musiciens et les pêcheurs prennent la tête d’un cortège qui se rend à
Luc Charles-Dominique | Musiques et musiciens des fêtes urbaines et villageoises en France
daultre. »151 Dans son Histoire de la danse (1723), Jacques Bonnet (1644-1724), « trésorier de la vénerie et conseiller du roi », écrit : « La Danse est tellement unie à la Musique, qu’on ne peut faire en général un beau spectacle, si elle n’est de la partie. »152 Quant au célèbre danseur-chorégraphe Jean-Georges Noverre (1727-1810), il dira au début du xixe siècle : « La danse sans musique n’est pas plus expressive que le chant sans parole : c’est une espece de folie ; tous ses mouvemens sont extravagants, et n’ont aucune signification. Faire des pas hardis et brillans, parcourir le théâtre avec autant de vîtesse que de légèreté sur un air froid et monotone, voilà ce que j’appelle une danse sans musique. »153 Guillaume Dumanoir, dans son Mariage de la Musique et de la dance (texte qui sera plus longuement examiné ci-après), réfute l’argument des académiciens, qu’il choisit de prendre au pied de la lettre. La « Musique » s’adresse ainsi au roi : « La Dance sans moy ne seroit que desordre ou que singerie. »154 Ou encore : « Sire, si l’on croyoit ces pretendus Reformateurs de la Dance [allusion à la « Religion Prétendue Réformée », c’est-à-dire aux protestants], qui veulent qu’elle se passe entierement de tout ce qui me concerne, je ne devrois quasi plus passer dans les esprits que pour une espece d’illusion, ou de phantôme ; je ne serois plus ny la reigle, ny l’ame des Balets, & des Bals ; l’agreable diversité de mes airs ne seroit plus qu’un bruit inutile, & sans suitte ; il faudroit que la grande, & la petite Bande de vostre Majesté demeurassent souvent dans l’oisiveté, & dans le silence ; Que tous ceux qui composent d’admirables chants à faire Dancer, renonçassent en partie à l’excellence, & aux prerogatives de leur Art ; Que le caprice, & la vanité de treize Envieux, dont les pas, & les gestes ne sembleroient sans moy que des gestes, & que des pas de bouffons, perdissent les familles de trois, ou quatre mille Maîtres du moins autant versez qu’eux en l’employ qu’ils professent ; Enfin, SIRE, tous les instrumens harmonieux ne tiendroient quasi plus lieu à l’avenir que de machines superfluës ; Et l’on ne devroit presque plus faire estat de tant de personnes de l’un, & de l’autre sexe, qui sçavent charmer les cœurs par leurs beaux Jeux, ou par leurs habiles Concerts, & que vostre Majesté mesme daigne honnorer de son estime, & de sa bienveillance. »155
En réalité, il n’est nullement question pour les académiciens d’envisager une sorte de « danse muette », sans musique, mais d’affirmer qu’ils mèneront leurs affaires en toute indépendance de la ménestrandise, dénommée ici « le Violon ». L’article 10 des statuts de l’académie stipule que les treize fondateurs de l’académie et leurs enfants ne seront jamais « obligez, nécessitez ou contraincts, de prendre […] aucunes lettres de maîtrise », précision qui prend tout son sens si l’on se souvient de l’article 6 des statuts de la confrérie Saint-Julien de 1658 (et registrés en 1659) :
Aucune personne regnicolle ou estrangère ne pourra tenir escolle, monstrer en particulier la danse ni les jeux des instruments, hauts et bas, s’atrouper, jouer ny nuict pour donner sérénades ou jouer des dicts instruments en aucune nopces ou assemblées publicques ou particullierre, ny partout ailleurs, ny generallement faire aucune chose concernant le service de la ditte science, s’il n’est venu maistre ou agréé par ledit roy ou son lieutenant à peine de cent livres d’amende pour la première fois contre chacun des contrevenants, saisie et vente des instrumens, le tout
151 Thoinot Arbeau, Orchesographie ou Traicté en forme de dialogue par lequel toutes personnes peuvent facilement apprendre & practiquer l’honneste exercice des dances, Langres, J. des Preiz, 1589, f. 5-5v.
152 Jacques Bonnet, Pierre-Michon Bourdelot, Histoire générale de la danse sacrée et profane [...] avec un supplément de l’Histoire de la musique, et le parallèle de la peinture et de la poésie, Paris, d’Houry fils, 1723, p. 3. Cité dans Jean Duron, « Paris et la Cour », in Luc Charles-Dominique, Jean Duron, Musique et danse en France à la fin de l’époque moderne, Chasseneuil, CNED, Ministère de l’Éducation Nationale-Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, 2012, p. 1-40.
153 Jean-Georges Noverre, Lettres sur les arts imitateurs en général et sur la danse en particulier, Paris-La Haye, Léopold Collin-Immerzeel, 1807, lettre XXII : « Des Ballets d’Opéra », p. 281. Cité dans Jean Duron, « Paris et la Cour », op. cit
154 Le Mariage de la musique avec la dance (1664), op. cit ., p. 9.
155 Ibid ., p. 4.
| La relégation par les interdits, la réprobation morale, l’académisme et l’évolution du goût musical
aplicable ung tiers à Sa Majesté, un tiers à la Confrairie Saint-Julien et l’aultre audit roy des viollons ou son lieutenant, et de punition corporelle pour la seconde.
Mais si ce premier factum est aussi virulent, c’est qu’il provient d’une institution monopoliste, dont l’article 7 des statuts indique que « tous ceux qui voudront faire profession de danse en ladite ville et fauxbourgs, seront tenus de faire enregistrer leurs noms et demeures sur un registre qui sera à cet effet tenu par lesdits anciens ». En somme, avec la fondation de l’Académie royale de Danse, il s’agit certes de s’affranchir du monopole ménétrier, mais pour fonder un nouveau monopole, concurrent. Nous verrons à quel point l’impossible cohabitation de ces deux systèmes institutionnels exclusifs – académisme et corporatisme – va nourrir des procès interminables. Les académies artistiques du xviie siècle (peinture et sculpture, danse, musique, etc.), créées sous le signe de l’absolutisme, vont tendre à devenir encore plus contraignantes que les anciennes corporations, dont elles étaient censées libérer les arts concernés. Frances Yates constate qu’il « s’agit là du renversement des résultats obtenus par les académies de la Renaissance, qui étaient parvenues à soustraire leurs membres à une sujétion technique aux guildes, en leur offrant une pleine liberté de pratique ». Selon elle, « dans les faits, “la volonté et les désirs du Roi” (c’est-à-dire de Colbert) pouvaient être imposés bien plus directement à un corps constitué d’académiciens royaux qu’à une société privée, à une guilde ou à une université »156.
Un autre aspect de ce Discours académique, des lettres patentes et des statuts, est d’exprimer un certain nombre de principes généraux à l’académisme absolutiste du xviie siècle. En effet, la création de l’Académie royale de Danse s’inscrit dans le mouvement d’ensemble de l’académisme français, qui est né à la Renaissance mais qui a connu un essor incontestable au xviie siècle, plus particulièrement à partir de 1635, date de la fondation de l’Académie française par le cardinal de Richelieu, qui va devenir l’une des institutions européennes les plus renommées. Dans la sphère des Beaux-Arts, l’Académie royale de Peinture et de Sculpture est créée en 1648, suivie, donc, par l’Académie royale de Danse en 1661, puis par celle des Inscriptions et Belles-Lettres en 1663 et par l’Académie royale de Musique en 1669 (et 1672), enfin par l’Académie royale d’Architecture en 1671, dans laquelle se fondra l’Académie de peinture et de sculpture. Dans le domaine des sciences, l’Académie des Sciences est instituée en 1666. Cependant, l’Académie française, point de départ de cette vague académiste, « rompt avec la tradition encyclopédique des académies de la Renaissance, et inaugure un processus de compartimentation de la connaissance humaine en disciplines spécialisées »157.
L’académisme s’adresse à une élite intellectuelle (et, par conséquent, sociale) et tente de la regrouper sur le critère du savoir. Celui-ci fait implicitement référence à une culture lettrée, « distinguée », en opposition à la « médiocrité » des savoirs populaires de tradition orale. Ce discours est clairement formulé, pour ce qui concerne la danse, dès le xvie siècle, bien avant la fondation de l’Académie royale de Danse, par exemple par Antonius Arena (1500-1544), dans son traité Ad suos compagnones studiantes (1533) : « Ils sont mille qui dansent en même temps, se mêlent les uns aux autres, dans un invraisemblable tohu-bohu, en bons culs-terreux qu’ils sont […]. Et de fringuer, et de branler, et que je te refais la danse à la mode paysanne ! Moyennant quoi, le premier venu se prend pour un maître danseur. […]. Ce qu’il faut à la gent villageoise, c’est des trompes de canne, une bonne flûte ne vaut rien à leurs yeux. La barbarie entretient la barbarie […]. Tu peux toujours expliquer que ces danses doivent se courir basses, ils les méprisent et vantent leur façon de faire. Le rustique ignorant ne tient pas compte de la doctrine et chacun recherche ce qui est à son image
156 Frances A. Yates, Les académies en France au xvie siècle, traduit de l’anglais par Thierry Chaucheyras, Paris, PUF, 1996 [1988], p. 412.
157 Ibid ., p. 377, 384.
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[…]. C’est une honte pour des vilains que d’être orgueilleux. Le paysan et le pauvre prétendent fringotiller. Mais le préteur refuse de juger de minimis, et ce n’est pas moi qui vais livrer à ces genslà les lois de la danse »158.
Cette posture académique de différenciation des savoir-faire routiniers est commune à toutes les académies. Le mémorialiste Edmond-Jean-François Barbier explique, en mai 1743, que « depuis quelques années, les médecins de la faculté de Paris et les chirurgiens de la même ville, sont en procès par jalousie de métier, […] surtout par rapport à la prééminence et supériorité que les médecins ont eues sur le corps des chirurgiens », car, à la suite d’un édit de 1656, « les chirurgiensbarbiers exerçant la barbarie, [ont] été réunis au corps des chirurgiens de robe longue ». Face à cette situation, le roi décide de casser l’édit de 1656, « rétablit les chirurgiens de robe longue, et les sépare entièrement des perruquiers et de tout ce qui a rapport à la barbarie. [Il] ordonne qu’à l’avenir il ne sera plus reçu de maître chirurgien qu’il n’ait un certificat du cours des études, qu’il n’ait étudié en physique et qu’il ne soit reçu maître ès-arts dans l’université de Paris. Ces dispositions sont précédées d’un grand éloge sur la perfection, l’utilité et l’honneur de cette profession. […] Il y a plus, tous ceux qui seront reçus par la suite étant lettrés, joindront à la science de la chirurgie et de l’anatomie, la connaissance des livres de médecine, et dans quinze ans d’ici, seront préférés aux médecins dont la science, en effet, n’est que conjecturale »159. Quant aux membres de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, ils refusent d’être confondus « avec des barbouilleurs, des marbriers, des polisseurs de marbre et une mécanique société »160.
L’heure est à la « correction des abus » des pratiques issues de la tradition orale et à la « perfection » de l’art. Ce dernier terme est abondamment cité dans les textes fondateurs de l’Académie royale de Danse, c’est-à-dire dans les lettres patentes et dans les statuts de l’académie, mais aussi dans le Discours académique : « A quoy estant nécessaire de pourvoir, et désirant rétablir ledit art dans sa première perfection161, et l’augmenter autant que faire se pourra : Nous avons jugé à propos d’établir en notre bonne Ville de Paris, une Académie Royale de Danse, à l’exemple de celles de Peinture et Sculpture… » ; ou bien « [les Treize Anciens] s’assembleront une fois le mois, dans tel lieu ou maison qui sera par eux choisie et prise à frais communs, pour y conférer entre eux du fait de la danse, aviser et délibérer sur les moyens de la perfectionner, et corriger les abus et défauts qui y peuvent avoir esté ou être cy-après introduits » (lettres patentes et art. II des statuts) ; ou encore « La Danse au contraire n’a rien que l’oreille puisse entendre, son premier employ dans la plus obscure antiquité fut de faire voir par des signes & par des mouvemens du corps les secrets sentimens de l’ame, afin de perfectionner cette expression generale que la nature avoit enseignée à tous les hommes pour se faire entendre par signes aux lieux où leur langage n’estoit pas connu » (Discours académique…).
Cette contribution à la perfection des savoirs et des arts est à l’origine de la notion « d’utilité publique » ou, plus emphatiquement, de celle de « zèle et amour du public », sur laquelle s’appuie l’existence des académies et qui va dominer à la fois le droit académique et la tradition administrative. Les académies sont jugées utiles car contribuant à la « perfection », la « distinction » des sciences et des arts, à leur « communication », donc à leur pérennisation. La connaissance ainsi améliorée, sauvegardée car institutionnalisée, conduit à la prospérité du pays, à la félicité du royaume. Les lettres, sciences et arts contribuent à la renommée universelle ; ils deviennent les
158 Antonius Arena, Ad suos compagnones studiantes…, traduction de Yvon Guilcher, op. cit ., p. 69-71.
159 Edmond-Jean-François Barbier, Journal d’un bourgeois de Paris sous le règne de Louis XV, op. cit ., p. 182-183.
160 Émile Coornaert, Les corporations en France avant 1789, op. cit., p. 284-285. Voir aussi Nikolaus Pevsner, Academies of Art, Past and Present, Cambridge, 1940, p. 82 sq.
161 C’est moi qui souligne.
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dernier possesseur d’iceluy, pour par ledit Guignon le tenir et exercer, en jouïr et user aux honneurs, autorités, prérogatives, prééminences, franchises, libertés, droits, profits, revenus et émolumens accoutumés et à cet état appartenans.
Le 25 juin 1747, en présence d’une assemblée générale des maîtres joueurs d’instruments et de danse de la ville de Paris et autres villes du royaume tenue en « la salle ordinaire de Saint-Julien », de nouveaux statuts en vingt-huit articles sont rédigés. Ce texte, intitulé Statuts et règlements approuvés et confirmés par Sa Majesté pour la communauté des maîtres d’instruments et de danse à Paris, et par toutes les villes du royaume rétablit la compétence territoriale étendue à l’ensemble du pays. Outre Paris, deux grandes zones sont créées, les villes « majeures », dans lesquelles une importante et active communauté ménétrière est attestée, qu’elle ait professionnellement été organisée ou non (cf. seconde partie), fort niveau d’activité se retrouvant dans le montant local des taxes, deux fois plus important qu’ailleurs, et les autres villes, non caractérisées mais considérées comme de moindre activité, dans lesquelles les prétentions fiscales du nouveau roi ménétrier sont plus modestes. Ces villes majeures sont au nombre de quarante (cf. carte n° 2) : Aix-en-Provence, Alençon, Amiens, Arras, Besançon, Bordeaux, Bourges, Châlons-sur-Marne, Chalon-sur-Saône, Clermont, Dijon, Dunkerque, Grenoble, Laon, La Rochelle, Lille, Limoges, Lyon, Marseille, Metz, Montauban, Montpellier, Moulins, Nancy, Nantes, Orléans, Pau, Perpignan, Poitiers, Reims, Rennes, Riom, Rouen, Sedan, Soissons, Strasbourg, Toulouse, Tours, Troyes et Valenciennes. Guignon réintroduit l’institution des lieutenants provinciaux du roi des ménétriers, disposition déjà présente dans les statuts de 1658. Mais l’innovation majeure de ces règlements est de vouloir intégrer à la communauté ménétrière les clavecinistes, organistes et autres joueurs d’instruments d’harmonie avec lesquels la corporation est en procès depuis presque soixante-dix ans :
Carte n° 2 : Les quarante villes ménétrières “majeures” en 1747. (réal. Benjamin Lecat (LeCube) d’après le travail de Luc Charles-Dominique).
| La relégation par les interdits, la réprobation morale, l’académisme et l’évolution du goût musical
[Art. 1er] Les maîtres, tant pour la danse que pour tous les jeux d’instruments, violons, basses de violons, hautbois, flûtes, muzettes, bassons, violes, basses de violes, orgues, clavecins, et généralement de tous les instruments de musique, tant hauts que bas, de quelque nature qu’ils puissent être, tant à Paris que dans toutes les villes du royaume, seront et continueront d’être réunis à la communauté de Saint-Julien des ménestriers, et ne feront tous ensemble qu’un seul et même corps, et reconnoîtront unanimement celui qu’il aura plu à Sa Majesté leur donner pour chef commun, soit maître de danse, soit maître d’instrument de musique ; et sera leur chef commun connu et dénommé sous le titre de roy des violons.
Par ailleurs, il réintroduit le monopole de l’enseignement de la musique et de la danse, tel qu’il avait été formulé dans les statuts de 1658, et l’étend jusqu’à l’enseignement de la danse. Ces nouveaux statuts sont confirmés par lettres patentes datées de juillet 1747 mais, immédiatement, les clavecinistes, compositeurs et organistes de la chapelle du roi et des églises de Paris vont s’y opposer de toute leur énergie. Le 14 août 1747, vingt-et-un d’entre eux font opposition à l’enregistrement des statuts de Guignon et des lettres patentes de juillet 1747. Les choses en restent là jusqu’au 22 octobre 1749 où Guignon fait assigner ses opposants au parlement. Ceux-ci déposent alors une requête, le 22 janvier 1750, dans laquelle ils exposent leurs moyens de défense et sont rapidement rejoints par trente-trois autres organistes et clavecinistes de Paris et de province. Une nouvelle affaire, qui va s’étendre de janvier 1750 à 1751, s’engage, décisive.
Les arguments présentés par les deux parties n’ont rien de très nouveau, même s’ils sont particulièrement virulents. Ils reprennent pour l’essentiel ceux formulés lors du procès de 1695. Ils sont exposés dans un très long texte de 67 pages, le Mémoire pour les Organistes du Roi & autres Organistes et Compositeurs de Musique, faisant Profession d’Enseigner à toucher le Clavessin & les Instrumens d’harmonie ; Contre le sieur Guignon, Roi & Maître des Ménestriers & les Maîtres à Danser, Joueurs d’Instrumens tant hauts que bas & hautbois222. Les requérants tentent d’y minimiser la composante instrumentale de la corporation en insistant sur sa dimension chorégraphique, ceci afin de mieux discréditer toute tentative de mainmise de la part des ménétriers sur la communauté des harmonistes. Ils précisent également que nombre d’eux-mêmes sont soit des ecclésiastiques, soit des nobles et ces deux états ne leur permettent pas d’appartenir à une communauté de « Maîtres à Danser, dont le talent s’exerce pour l’ordinaire dans les Bals, les Guinguettes, les Foires, & qui souvent se prostituent jusqu’aux Marionnettes »223.
Enfin, l’argumentaire porte sur la différenciation culturelle et sociale de deux esthétiques musicales qui sont présentées comme antagonistes, la science des harmonistes relevant des arts libéraux, tandis que l’art des ménétriers est mécanique.
Les Harmonistes ont employé leur vie à se perfectionner dans la Science qu’ils professent. Ils réunissent les titres & la possession immémoriale, on doit donc les confirmer dans des fonctions qu’ils ont cherché à remplir noblement. L’Orgue est un Instrument majestueux qui renferme toutes les parties de l’Harmonie, & autant d’Instrumens différens qu’il y a de Jeux qui le composent ; l’Harmoniste qui en fait mouvoir les ressorts s’y présente sans préparation, & livré au feu de son génie, il compose & éxécute dans l’instant des Morceaux à quatre ou cinq Parties, qui font l’éloge de son esprit, de sa science & de ses talens : or soumettra-t-on ce Maître de l’Art à l’humble Examen d’un Maître à Danser, ou d’un Lieutenant de Province, dont le talent, méchanique & borné, ne s’est jamais exercé que sur le manche d’un Instrument, dont il sçait à peine tirer quelques menuets ou contredanses destinées à exciter la joie dans les guinguettes ? Ce seroit détruire toute subordination. Le travail d’un Violon, d’un Maître à Danser est purement des mains & des jambes. La science d’un Organiste est essentiellement une opération de la tête. […] Par le terme de Compositeurs de Musique, on entend les Maîtres de Chapelle & les Organistes qui se servent d’Instrumens d’Harmonie pour l’exprimer, & les véritables Instrumens
222 Recueil d’édit…, op. cit ., p. 40-107.
223 Ibid ., p. 103.
Si les premières traces de ritualisation musicale remontent au début du xiiie siècle avec les jongleurs, ce n’est vraiment qu’à partir du siècle suivant que les ménétriers sont chargés de la représentation des pouvoirs, de l’animation de la vie sociale dans sa globalité et commencent à se regrouper en confréries et corporations.
Au-delà du profil des joueurs d’instruments, cet ouvrage se penche sur leur parcours personnel (de l’enfance au statut de maître), leur quotidien, leur environnement familial, ainsi que les institutions qui les regroupent et les réalités régionales et locales qu’ils vivent et parfois subissent. Face aux rigidités corporatistes, réglementations et interdictions de toutes sortes, les stratégies de contournement et les formes de résilience qu’ils développent les placent au cœur de la vie sociale et pérennisent leur action au service des populations locales, les ménétriers représentant souvent l’unique ressource musicale locale. Mais cette recherche, qui étudie les rapports de cette musique avec les pouvoirs, les élites et le mouvement normatif des académies, relève aussi de l’histoire culturelle et de l’anthropologie politique. À partir de son « terrain » toulousain premier ainsi que de ses recherches ultérieures, du dépouillement systématique de deux siècles de littérature sur les ménétriers des provinces françaises, d’une documentation totalement renouvelée et de la collaboration de chercheurs en régions, l’auteur livre ici une vaste synthèse inédite, réinterrogeant l’histoire des ménétriers français et de leurs musiques. Avec près de quatre mille ménétriers recensés, des archives, tableaux, cartes, documents iconographiques en nombre, cette étude, en même temps qu’elle esquisse une géographie ménétrière des provinces, villes et villages (plus de huit-cents localités réparties sur quatre-vingt-six départements), brosse la fresque d’une musique encore méconnue malgré sa longévité et sa centralité sociale et sociétale : celle des ménestrels et des joueurs d’instruments.
Luc Charles-Dominique est professeur émérite d’ethnomusicologie à l’Université Côte d’Azur (Nice) et membre honoraire de l’Institut Universitaire de France.