Ymages - Bruno Pancrazi (mémoire d'étude et de recherche, DNSEP) ESADTPM

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Bruno PANCRAZI Mémoire d’étude et de recherche Rédigé en vue de l’obtention du Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique (DNSEP) Année 2016 / 2017

École Supérieure d’Art et de Design de Toulon Provence Méditerranée (ESADTPM)

 Remerciements

J’adresse mes remerciements aux personnes qui m’ont soutenu dans la rédaction du présent mémoire. En premier lieu à mon tuteur Hendrik STURM pour son intérêt et sa grande disponibilité. À Ian SIMMS pour son précieux soutien tout au long de la rédaction de ce mémoire ainsi qu’à Édouard MONNET qui a su coordonner cette année avec soin et attention.

Mes remerciements s’adressent également aux professeurs et techniciens qui m’ont accompagné et guidé, Marie ADJEDJ, Cédric LERIBLE, Serge LE SQUER, Cédric TEISSEIRE et Jean-Baptiste WARLUZEL. À ma famille qui m’a aidé et également accompagné depuis mon entrée à l’école jusqu’à la rédaction du présent mémoire, ma Mère, mon Père. Aux Amis de ma promotion pour le reste. À Marjory.

Sommaire

 Introduction

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 Industrie du geste

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. Valorisation matérielle et geste limité

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. Transformation de la matière

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 Rencontre avec la sculpture

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 Processus industriel

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. Standardisation des matériaux

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. Beauté de l’indifférence

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 Les trois dimensions de l’espace réel

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 Projections

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 (Im)matériel – Le protocole comme expression de l’œuvre

35

 Variabilité

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. Instabilité formelle

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. Fonctionnement du mode d’emploi équivoque

45

Sommaire

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 Prépondérance de l’objet ?

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 Assurer la pérennité de l’idée

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. Reproductibilité, modalités d’exposition

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. Internet : les enjeux artistiques de la diffusion et de

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la communication

 Attentat à la notion de médium

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. La persistance de la catégorisation en art

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. Différentes tentatives

60

 Interdisciplinarité – concrétion contemporaine

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 Conclusion

69

 Bibliographie

75

INTRO DUCTION

Le terme « sculpter » vient étymologiquement du latin « sculptere », qui veut dire : tailler ou enlever des morceaux à une pierre. La « sculpture » serait alors le résultat final d’un tel travail. […] En français, le terme de « sculpture » est assez tardif. Il est précédé par le terme « ymages » ou « ymaiges », qui désigne à la fois les sculptures et les peintures 1.

« La sculpture n’est-elle pas le médium de la tridimensionnalité ? S’il en était ainsi, d’un point de vue infinitésimal, la peinture apparaît, elle aussi, comme une sorte de structure spatiale, au-delà d’une simple composition picturale. Les poils du pinceau laissent des « traces » plus ou moins visibles à l’œil nu, de véritables crevasses pour une bactérie et pour un atome, des montagnes sans fin aux crêtes infinies...2 ». De nombreux peintres, comme Pierre Soulages, exploitent littéralement la matière picturale pour créer du relief intentionnellement visible à même la toile (dans le cas de Soulages, il s’agit de différents niveaux d’épaisseur d’une peinture monochrome obtenus à partir de divers outils : brosses, spatules, raclettes) pourtant on parle bien de peinture. Le XXe siècle a vu s’enrichir les anciennes pratiques artistiques et a connu l’émergence de nouvelles, comme la photographie, la vidéo ou le happening, peu à peu admises comme des formes artistiques à part entière. Le constat de ce changement a conduit les artistes et les institutions à reconsidérer les définitions propres à chacun des médiums préférant considérer une œuvre de manière holistique sans nécessairement la catégoriser comme appartenant à la sculpture, à la peinture, à l’estampe, etc. Au regard des objets d’art caractéristiques du XXe siècle, peu à peu exposés – et donc acceptés par les institutions – des sculptures à la froideur industrielle aux lignes élémentaires dont la réalisation est déléguée ; d’immenses plaques en acier Corten cintrées et exposées in situ ; une Spiral Jetty ; des Statements ou « énoncés » de sculptures mentales ; l’on assiste à l’émergence d’une somme de mutations qui, relativement à un paradigme changeant, permettent de concevoir la difficulté de catégoriser la sculpture comme le simple résultat de l’action « sculpter » ainsi qu’on pouvait l’imaginer jusqu’alors.

Pour tenter de comprendre ce qu’est la sculpture, il convient de la définir vis-à-vis de ce que l’on peut considérer comme en faisant partie. La question qui me vient aussitôt à l’esprit est celle de

1. Philippe Clérin. La Sculpture – toutes les techniques, Paris, Dessain & Tolra, 1988. p.12 2. Réflexion issue de la déclaration d’intention de « The smallest sculpture on earth », travail personnel, In : Projections, site Web, 2016 - ...

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Introduction

la forme et de la matérialité qui, dans l’histoire de l’art, ont donné à la sculpture sa pérennité, mais qui ne constituent plus aujourd’hui les axiomes de celle-ci. Une première partie décrira comment, à travers divers processus appuyés par des exemples, la définition de la sculpture s’est transformée, éloignant peu à peu son existence de sa définition première. La sculpture est-elle simplement une manière de considérer le traitement de la matière ? Faut-il entrevoir la fin annoncée des pratiques artistiques ou leur mutation ? Une mutation qui se définirait par une porosité ou une abolition en acte du concept de médium pour une approche davantage transdisciplinaire : un retour à l’« ymage » ?

RENCONTRE AVEC LA SCULPTURE

Appréhender une sculpture dans l’espace du réel, c’est faire l’expérience d’une rencontre, d’un jugement global de la forme.

Adolf von Hildebrand va jusqu’à parler de « tactilité » de la sculpture, soit comme d’une entité palpable sensationnelle : Toutes nos expériences sur la forme plastique des objets ne sont faites à l’origine que par le toucher. Qu’il s’agisse d’un toucher de la main ou d’un toucher du regard 3.

L’objet physique de la sculpture est « tactile » par sa matérialité et par conséquent rattaché au « corps », que ce soit par l’engagement de celui qui l’a réalisé ou de celui qui le regarde. Dans leurs œuvres, nombre d’artistes vont même jusqu’à exploiter une dimension charnelle, voire délibérément sexuelle comme Duchamp, qui, par un simple geste de retournement, effectue la transformation esthétique d’un urinoir industriel en un objet aux lignes qui évoquent la forme utérine, et aux courbures qui rappellent celles du corps féminin4 dans son œuvre Fontaine [Fig.1] sur laquelle je reviendrai plus tard. Et sans pour autant qu’il s’agisse d’une œuvre que Duchamp ait lui-même réalisé, Fontaine puise en un objet banal voire même trivial, issu de l’industrie, un aspect anthropomorphique. L’objet industriel s’intègre dans l’art contemporain relativement à son omniprésence dans le quotidien ; il est représenté par des produits impersonnels de nature plurielle, standardisée et en quelque sorte « pratique » que les artistes s’approprient et emploient comme des outils ou bien en tant qu’éléments constitutifs de leur œuvre, voire comme l’œuvre elle-même.

L’industrie au sens commun du terme désigne l’ensemble des activités relatives à la production d’objets destinés à être consommés. Généralement les produits – qu’ils soient objets ou matériaux – sont le résultat d’un processus de mise en œuvre organisé en une succession de tâches répétitives et spécialisées. L’essence de toute chose concrète (ou matérielle) est donc étroitement liée à l’industrie : à l’heure actuelle il n’est pas évident de trouver quel qu’objet que ce soit qui ne soit pas partiellement ou complètement un produit de l’industrie. À noter que l’ « industrie » possède une seconde définition qui désigne une faculté, celle de l’habileté à réaliser un travail et

Fig. 1 : Marcel Duchamp. Fontaine (urinoir), 1917 Faïence blanche recouverte d’une glaçure céramique et de peinture, 63 x 48 x 35 cm (inscriptions : R.MUTT/1917)

3. Adolf Von Hildebrand. Das Problem der Form in der bildeden Kunst [1893], Traduction française : in : Roberto Salvini. Pure visibilité et formalisme, trad. C. JATOSTI, Paris, Klincksieck, 1988. p.118. In : Rosalind Krauss. Passages – Une histoire de la sculpture de Rodin à Smithson [1977], Traduction de l’anglais (États-Unis par Claire Brunet), Éditions Macula, 1997, rééd. 2015. p.126 4. Rosalind Krauss. Passages. op. cit. p.90 5. Définition du terme « industrie » sur le site du cnrtl : http://www. cnrtl.fr/definition/industrie – Date de Consultation (par la suite, « DC ») : 11/12/16

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Rencontre avec la sculpture

dans un domaine plus littéraire, le savoir-faire, l’ingéniosité et l’esprit d’invention5.

Fig. 2 : Gordon Matta-Clark. Splitting, 1974 Film cinématographique Super 8 couleur, silencieux, tourné à Englewood, état de New York (caméra : Liza Bear), 10’50’’ (capture d’écran : 8’35’’)

 Industrie du geste

Avant de traiter de la question du geste, il convient de le définir en distinguant sa signification initiale, littérale et son emploi/exploitation dans le champ de l’art contemporain. Les gestes peuvent être assimilables à des actions générées par des mouvements corporels, dans un sens, l’acte de la pratique pouvant éventuellement être résumé par des verbes d’action. L’exercice du champ des possibles vis à vis des gestes a d’ailleurs été exploité sous cette forme par l’artiste Richard Serra, relativement aux moyens multiples d’agir sur la matière. L’artiste liste les infinitifs de 84 verbes, et 23 contextes possibles, pour constituer une sorte de guide d’actions variées à effectuer sans spécification matériologique mais en relation avec l’espace6. Le geste est l’acte de création artistique, mais pas seulement, c’est aussi une forme de l’agir, il est à dissocier de l’intention qui se caractérise plutôt par l’attention particulière portée en amont dans l’idée de produire quelque chose. Il peut y avoir des gestes

Un geste peut rassembler des intentions contradictoires : séparer et construire. Gordon Matta-Clark évoque [...] que l’économie du geste, une découpe (séparer et écarter) produit quelque chose d’analogue à une «fonction de construction»7.

Dans ce cas précis, le geste de Matta-Clark apparaît très proche d’une forme de sculpture basée sur le retrait de matière comme on a pu le voir dans la définition étymologique introductive. Le travail de Gordon Matta-Clark se situe entre sculpture et architecture, et son geste artistique ne se situe pas uniquement dans le fait de tailler des bâtiments ; il les dissèque et propose une relecture totale d’un espace fonctionnel préférant l’entropie et le dynamisme à la rigidité structurale et statique de l’espace urbain. Puisqu’elle ne s’applique pas seulement à la matérialité, la question du geste est transgressive, avec l’évolution des pratiques artistiques, il s’est déplacé en dehors du conventionnel système de l’objet. On pourrait dire que le geste désigne l’implication du corps humain au delà de l’action, car le geste dépasse la finalité, mais en deçà du mouvement, car sa mécanique n’est pas limitée. Le geste est convoqué pour sa forme et sa finalité, la distinction entre moyen et fin tend à disparaître.  Valorisation matérielle et geste limité

Procéder de manière à n’effectuer qu’un minimum de gestes afin d’obtenir une production artistique (quelle qu’elle soit) démontre, de manière générale, une certaine volonté de vouloir restreindre les différents niveaux de lecture visuels et sémantiques. Dans le cas

6. Richard Serra. http://www.ubu.com/concept/serra_verb.html – DC : 09/09/16 7. Arnaud Vasseux. « Geste et intention ». Le geste à l’œuvre, sous la direction de : Camille Saint-Jacques et Eric Suchère, ed. Lienart, collection Beautés, 2011. pp. 249-253

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Rencontre avec la sculpture

accidentels mais il n’en va pas de même pour les intentions. Comme le décrit Arnaud Vasseux au sujet de Splitting [Fig.2] réalisée par Gordon Matta-Clark en 1974 (fissure réalisée au milieu d’une maison d’un quartier du New Jersey) :

exemplaire de Judd, les formes, évacuées de toute extravagance, sont radicalisées et réduites à leur seule qualité d’objets industriels finis sans signification particulière, ce qui rend leur analyse complexe voire impossible de prime abord. Selon lui, la qualité de ses pièces réside davantage dans le processus que dans la finalité, majoritairement pour contrevenir à l’héritage moderniste en évitant les effets de composition et tout aspect « psychanalytique ». Pour ce faire, les sculptures de Judd prennent des formes géométriques simples apparemment non-signifiantes et sont sans titre, seulement définies par l’énumération de l’ensemble des matériaux qui les constituent, comme par exemple « Peinture à l’huile rouge de cadmium clair sur bois contreplaqué ». Les réalisations s’apparentent bien souvent à des parallélépipèdes recouverts ou non de peintures lisses, finition industrielle [Fig.3].

Fig. 3 : Donald Judd. Untitled, 1968 Émail sur aluminium, 55.9 x 127 x 95.3 cm

Autre artiste exemplaire de cette économie, mais dans un registre tout à fait opposé ; Robert Morris, qui l’a démontré tout au cours de son processus créatif, a développé des notions telle l’« anti-form » exprimant son intérêt pour les propriétés intrinsèques des matériaux et de leur devenir. Il suppose l’impossibilité de définir un sujet sans prendre en compte ses interactions avec un environ-

L’origine de ma production sculpturale s’inscrit dans un processus d’économie que je qualifierais de « maîtrisé », à l’encontre du concept d’« anti-form » décrit par Morris, dont les formes produites sont inhérentes au soucis de précarité de la sculpture et au déploiement dans l’espace. La première d’entre-elles appelée Volume pondéré n°1 [Fig.5] est constituée de deux avivés de pin dont les dimensions sont identiques (370 x 22 x 4 cm) ; l’un d’entre eux est découpé à la base selon un angle de quarante cinq degrés et possède une ouverture dans laquelle s’enchâsse le second, brut. L’ensemble repose sur l’extrémité découpée du premier, un simple calcul aura permis de glisser le second à sa juste place dans l’interstice afin que la sculpture soit « efficiente » et donc précaire. L’ensemble se développe dans l’espace, l’un des deux bras, horizontal, se détache du sol d’environ 30 centimètres tandis que l’autre se déploie dans une pseudo-verticalité dont la hauteur dépasse le spectateur.

Restreindre les manipulations sur les matériaux à la seule intention d’obtenir une forme sculpturale fonctionnelle – dans mon cas l’équilibre précaire – donne au matériau une prépondérance, il est délibérément mis en avant dans son esthétique propre et dans sa mise en œuvre.  Transformation de la matière

L’histoire de l’art s’accompagne d’une perpétuelle redéfinition des modalités de production des objets. D’une part, avec la révolution industrielle et l’explosion de la production, les artistes modernes ont cherché à intégrer les moyens mis en œuvre par le

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Rencontre avec la sculpture

nement physique et culturel. Ses sculptures sont comme des échantillons de matériaux fragiles ayant subis des interventions et dont le résultat non-maîtrisé offre un exemple de valorisation et non de maîtrise de la matière. C’est tout le processus de déconstruction, l’évanescent qui se pérennise par sa mise en vue. Dans série des Felt pieces [Fig.4], de grandes plaques de feutre sont lacérées puis suspendues au mur. La matière se déforme sous son propre poids, elle détermine elle-même sa forme, imprévisible, ou plutôt son anti-forme.

Fig. 4 : Robert Morris. Wall Hanging (Felt Pieces, Tenture), 1969-70 Feutre découpé, 250 x 372 x 30 cm

productivisme aux différentes disciplines artistiques telles que la sculpture, l’architecture mais aussi le design (De Stijl, Bauhaus, etc.).

Duchamp fut d’ailleurs le premier à abolir cette frontière en intégrant tout simplement l’objet technique directement à la sculpture ; après lui, Judd ira même jusqu’à déléguer la production de ses Specific Objects. Mais qu’en est-il de l’acte créatif dans le sens de sa réalité pragmatique, du geste artisanal initié par l’artiste ? D’aucuns diraient que la pratique d’atelier est indispensable à l’élaboration d’une œuvre d’art. Richard Deacon fait partie de ces artistes dont la réalisation ne se présente pas comme un produit industriel fini (contrairement à l’art minimal) ou comme un projet destiné à être délégué. Ses sculptures affichent délibérément un processus de fabrication tâtonnant dont la surface porte la trace des expérimentations, des erreurs et dont l’esthétique donne à voir un produit final d’apparence assurément manufacturée. L’artiste met en avant, de manière parfois ostentatoire, les éléments d’assemblage tels que les rivets ou l’excédent de colle, il « donne l’impression d’un produit manufacturé inachevé d’un état intermédiaire inscrit dans un processus plus vaste : ce qu’on a devant soi peut aussi paraître sous une autre forme8 ».

Richard Deacon se présente comme un fabricateur explorant les

Tandis que Deacon change la structure même du matériau qu’il emploie, en étuvant du bois pour le rendre mou, par exemple, mon approche s’oriente davantage sur l’exploitation de la matière pour ses propriétés naturelles et ses qualités structurales. Les gestes appliqués sont relatifs à l’essence employée et la forme envisagée est déterminée en fonction des possibilités qu’elle offre. La certaine résistance à la rupture du bois ainsi que sa « travaillabilité », ont fait de lui le matériau idéal pour une sculpture telle que Volume Pondéré n°1, elle n’aurait pu en aucun cas tirer partie du métal, soit trop flexible soit trop difficile à travailler, ni même du béton qui se serait brisé lors de la mise en tension.

 Processus industriel

Avec l’industrie, l’objet, et en particulier l’objet technique, a connu un développement d’un dynamisme tel qu’il a entraîné avec lui des mutations brutales dans tout le domaine de l’art et pas seulement dans le champ de la sculpture. On a vu se démocratiser l’objet technique industriel (dit « concret ») prédominant sur l’objet technique artisanal (ou « abstrait9 ») en récession, à ne pas confondre avec les notions traditionnelles d’art abstrait et d’art figuratif (ou « concret ») développées dans la peinture moderne par exemple. Il faut tout de même souligner que certains artistes préfèrent employer cet objet dit « abstrait », souvent en marge de la production artistique, comme Jean Tinguely ou Richard Baquié à l’encontre de Donald Judd ou de Deacon, par exemple. L’évolution des techniques a en effet eu comme conséquences une individualisation croissante des « es-

8. Julian Heynen. « Between the two of us ». Richard Deacon - The Missing Part, Editions des Musées de Strasbourg, 2010. p. 109 9. Ainsi que le désigne Gilbert Simondon. Du mode d’existence des objets techniques, éd. Aubier – Philosophie, 2001.

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Rencontre avec la sculpture

différentes propriétés des matériaux qui, sans subtiliser leur potentiel esthétique, leur donne de nouveaux rapports de sens en les écartant de leurs normes et en abolissant toute leur univocité formelle.

Fig. 5 : Bruno Pancrazi. Volume Pondéré n°1, 2014 Deux bastaings (pin, « nord blanc »), env. 270 x 600 x 22 cm

 Standardisation des matériaux

L’arbre est transformé en contreplaqué, fines couches de bois, assemblées à l’aide de colles urée-formol afin d’obtenir un nouveau matériau adapté à des exigences que la simple planche de massif ne parvient pas à contenter. Le béton est coulé dans des moules pour obtenir des parpaings, destinés à être assemblés et à construire des bâtiments. Un fer à béton, une plaque de placoplâtre ou un parpaing, chacun de ces matériaux est fabriqué dans des dimensions standardisées pour des raisons pratiques et fonctionnelles.

Cette « qualité » induit la possibilité d’une distribution généralisée du matériau, un tel sera disponible dans une autre ville ou même dans un autre pays, à l’identique. Le jeune artiste contemporain Vincent Ganivet exploite cette particularité et imagine son œuvre comme un jeu de construction « LEGO » dont la matière première, le banal parpaing, est à disposition partout dans des dimensions standardisées.

Ces grands arcs sans voûtes aux nombreuses déclinaisons (avec ou sans sangle, vrillés ou non, à 3, 4 ou 5 ramifications) contredisent la noblesse de la forme par l’apparente pauvreté du matériau. La précarité des sculptures résultantes est en contradiction avec la nature du parpaing, lourd et structurant, dont la masse représente un risque nécessaire pour que l’œuvre existe. La matière première est échangeable, il ne faut pas considérer LE parpaing mais UN parpaing, qui d’ailleurs retourne en magasin une fois l’exposition achevée. Lors de

10. op. cit. p.19

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Rencontre avec la sculpture

pèces », c’est à dire une hétérogénéisation des structures même des objets sans pour autant que leur fonction ne s’en trouve bouleversée.

Cela donne lieu à une diversification infinie des objets, Simondon décrit par exemple le moteur à ressort dont le principe de fonctionnement ressemble plus à celui d’une arbalète ou d’un arc qu’à celui d’un treuil à l’image du moteur d’horloge à poids10. C’est par convergence et adaptation qu’on aboutit à un objet technique qui, par ailleurs, est indéfini, c’est à dire qu’il n’a pas de stade d’évolution définitif, il s’adapte en permanence aux besoins de l’homme.

la commercialisation de l’œuvre, n’est vendu qu’un gabarit de montage et un mode d’emploi, l’intérêt de l’œuvre réside tout autant dans la démarche que dans la matérialisation critique de l’installation11.

La possibilité de reproduire un geste spécifique avec un matériau identique à celui d’origine questionne la valeur de la matérialité en sculpture.

L’usage du bastaing, dénomination dédiée à un certain profil d’avivé, m’a conduit à considérer les matériaux de construction que j’employais non plus seulement pour leurs propriétés physiques mais aussi par leur ordre. Ainsi, produire des formes à partir de formats véritablement standardisés et manifestement homogènes m’est apparu comme une évolution évidente dans mon travail. Et c’est avec Volume Pondéré n°5 [Fig.6] que j’ai commencé à prendre conscience de cet usage. L’uniformité des plaques de placoplâtre (BA13) permet la réalisation d’une composition symétrique par la répétition d’un geste identique. La sculpture se présente comme un volume creux à trois faces matérialisées par trois plaques qui se dressent dans une certaine verticalité. Les trois BA13 sont les seuls éléments qui la compose, chacune possède une fente d’une taille et d’un angle commun située à un endroit précis de leur diagonale, elle destinée à accueillir une autre plaque. Une plaque repose au sol sur l’un de ses angles, un autre angle s’insère dans une seconde plaque pendant que l’angle d’une troisième s’insère dans la première, il en va de même pour chaque plaque et la triangulation permet de maintenir le tout dans une position de stabilité. Valoriser l’aspect quelque peu abrupte du placoplâtre, sans passer par l’étape du « camouflage », c’est à dire de la dissimulation des inscriptions qui, dans un usage conventionnel sont vouées à être recouvertes, et sans en faire un usage conventionnel, en l’occurrence se présenter sous une forme autoportante et autonome, c’est aussi assumer la provenance industrielle de la matière même de la sculpture.

Le matériau naturel apparaît dans un système économique, monnayable à partir du moment où il est exploité, le matériau industriel existe déjà en tant qu’objet commercialisable, sa valeur change lors de sa transformation, mais elle n’apparaît pas spontanément.

 Beauté de l’indifférence

Duchamp fut le premier à pointer du doigt ce que peu d’artistes de son époque avaient conscientisé, avec l’avènement du ready-made, il donna à un objet quelconque (en l’occurrence un urinoir) l’énoncé du « ceci est de l’art » tout en ramenant l’œuvre d’art à sa plus élémentaire fonction d’existence. L’existence même du ready-made comme œuvre d’art montre que l’« objet d’art » n’est jamais engendré d’un quelconque pouvoir créatif absolu détenu par un artiste démiurge. Les pigments colorés sont déjà des produits industriels vendus aux peintres pour qu’ils puissent réaliser leur création : Il y a toujours quelque chose de « tout fait » dans un tableau : vous ne faites pas les brosses, vous ne faites pas les couleurs, vous ne faites pas la toile. Alors, en allant plus loin, en enlevant tout, même la main, n’est-ce pas, on arrive au ready-made. Il n’y a plus rien qui soit fait : tout est « tout fait »12.

Sans même parler de la question matérielle de la réalisation, l’artiste doit avoir recours à un répertoire de connaissances déjà investi par un vécu personnel issu de son milieu social, de son éducation, de sa culture et qui détermine l’apparition de l’œuvre d’art dans sa forme et sa conception. C’est d’ailleurs l’une des préoccupations de l’artiste Donald Judd, qui, comme on a pu le voir précédemment, s’est désintéressé du reflet mimétique de la réalité ou de l’expression des sentiments de l’artiste en assumant, par exemple, l’application de peintures industrielles toutes faites sur ses volumes.

11. Vincent Ganivet. Entretien : Vincent Ganivet FIAC 2011 (FR), proposé par Artnet, https://www.youtube.com/watch?v=KgjAJzmjSiU - DC : 24/03/16 12. Marcel Duchamp. Marcel Duchamp parle du ready-made à Philippe Collin, Paris, 1998. p.9. In : Barbara Formis. Esthétique de la vie ordinaire, Lignes d’art, Presses unitaires de France, 2010. p.64

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Rencontre avec la sculpture

Ce constat permet de mieux saisir la simultanéité de l’apparition du land art et des critiques institutionnelles.

Tony Cragg décrit que les matériaux (en tant qu’entités physiques) sont en nombre limité et qu’afin de ne pas devenir « le découvreur de l’avant-dernier matériau », il privilégie l’emploi d’objets industriels peu investis d’informations et dont le plastique, matériau constituant l’est tout aussi peu, estimant qu’« il y a beaucoup à faire pour créer une mythologie de ce matériau, par delà sa valeur purement pratique et utilitaire13 ». L’artiste travaille sur la fragmentation et la dissolution d’objets colorés de natures et de fonctions diverses dont la juxtaposition crée de nouveaux rapports de sens qui constituent de nouvelles entités : c’est l’idée d’une transformation obtenue par combinaison d’éléments hétéroclites.

Ainsi, l’objet participe dès le début du XXe siècle à la déconstruction de l’œuvre d’art, à sa « dé-définition » comme l’énonçait Harold Rosenberg en 1972, en abolissant les principes de l’authenticité pour rendre le sujet banal sans le figer dans des formes fixes en rupture avec des considérations telles que l’exceptionnel et l’ordinaire, le banal et le rare, etc.

 Les trois dimensions de l’espace réel14

L’une des caractéristiques propre à la sculpture, ou plutôt au traitement de la matière en tant que volume, c’est son mode d’existence en tant qu’objet équivoque, dont la visibilité ne se résout pas à un seul et unique point de vue.

Cependant, faire l’expérience d’une œuvre « à trois dimensions » ne se résout pas simplement à apprécier l’espace qu’elle occupe. Ce dont elle est faite peut avoir une infinité de variations de textures, de couleurs, de motifs et même si elle n’est constituée que d’un seul matériau. Le rapport physique à l’objet a aussi son impor-

13. Tony Cragg. Tony Cragg, interview de Tony Cragg par Jacinto Lageira, le musée départemental d’art contemporain de Rochechouart, le centre d’Art du domaine de Kerguéhennec, 1992. pp.17-18 14. Donald Judd. « De quelques objets spécifiques ». Écrits 1963-1990, trad. Annie Perez, Paris, Daniel Lelong éditeur, 1991. p.16

Fig. 6 : Bruno Pancrazi. Volume Pondéré n°5, 2015 Trois plaques de placoplâtre (BA13), env. 278 x 300 x 300 cm

tance : si celui-ci est gros ou petit, la notion d’échelle s’opère alors ; s’il possède une odeur, le regardeur pourra se placer en retrait ou au contraire être attiré en fonction de la fragrance exhalée. Il existe une multitude de paramètres qui le caractérise et dont la seule manière de les percevoir est d’en faire l’expérience tangible.

Ce que révèle Robert Morris avec les L-Beams [Fig.7] (“ Primary Structures: Younger American and British Sculpture (27 avril - 12 juin, 1966) ”), c’est que l’œuvre d’art n’est pas seulement circonscrite à l’objet d’art, il désigne les conditions de mise en vue et l’espace environnant comme parties intégrantes de l’œuvre. Ce qu’il évoque, c’est que la manière dont l’œuvre est perçue a tout autant à voir avec la manière dont elle est faite, sa forme, ses proportions, ses dimensions et ses surfaces spécifiques. Il y a dès lors distinction entre l’espace dont l’œuvre a besoin pour exister (espace comme composante axiomatique de l’œuvre), le lieu d’accueil de l’œuvre comme espace spécifique et du cadre social particulier15. Le parallèle peut-être fait avec l’œuvre d’art moderne dont la finalité réside

Fig. 7 : Robert Morris. L-Beams, 1965 Trois volumes en forme de «L» identiques, acier inoxidable, dimensions variables

Si l’on considère l’espace de mise en vue d’une sculpture comme l’une de ses parties, celle-ci n’est plus l’art du volume et encore moins le seul résultat de l’action « sculpter », elle obtient un nouveau statut. Mais est-ce la définition de la sculpture qui doit être reconsidérée ou plutôt la catégorisation des pratiques artistiques ?

15. Jean-Marc Poinsot. Quand l’œuvre a lieu, L’art exposé et ses récits autorisés, mamco, Art Édition, Institut d’art contemporain, 1999. p.77

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Rencontre avec la sculpture

dans son essence même et ne nécessite que de son propre espace, dit « l’espace de l’œuvre » comme espace d’existence : elle est autotélique.

PROJEC TIONS

Avoir un projet, des desseins, se « projeter », comme un moyen de transposer pour transcender... Rosalind Krauss disait au sujet de Giacometti qu’il « parlait de ses œuvres comme de « projections » qu’il voulait bien voir réalisées – dans l’extériorité du monde – mais qu’il ne voulait pas réellement fabriquer lui-même16 ». « Dans l’extériorité du monde », autrement dit, dans un nouvel espace séparé de toutes choses du réel où la réalisation représente plus qu’un travail inscrit uniquement dans le monde physique.

Il est surprenant de constater qu’un artiste aussi fertile que Giacometti et dont la majeure partie de l’œuvre est résolument ancrée dans l’espace du réel, parle d’un travail dont la réalité s’inscrit justement en dehors de celui-ci. Son approche n’est pas d’évacuer toute forme concrète mais plutôt de situer ces formes dans un espace parallèle néanmoins visible et palpable. Il intègre ses sculptures dans des paysages qui les séparent de l’espace dans lesquelles elles sont exposées. Des éléments aussi hétéroclites que du fil de fer, du bois, du verre ou de la ficelle prennent des formes géométriques figuratives au fort pouvoir symbolique et parcourent un espace spécifique tel que la table de jeu ou la cage, une sorte de reconstitution scénique qui lui permet de situer sa sculpture « dans l’extériorité du monde ».

La sculpture en placoplâtre a ceci de notable qu’elle n’est constituée que d’un seul et même matériau purement standardisé comme je l’ai évoqué dans la première partie. Les propriétés du matériau sont telles que chaque plaque n’est qu’une réitération d’un modèle défini selon des normes, des contraintes de transport, de stockage, d’emploi, etc. L’économie de gestes effectués sur un tel matériau m’a amené à reconsidérer la sculpture sous une autre forme, où la matière possède une existence dissociée des actes. Un mode d’emploi rédigé sur le recto d’une feuille A4 [Fig.8] avec au verso les compléments schématiques des instructions, s’est présenté comme la première manifestation de cette dématérialisation. Il explicite toute

16. Rosalind Krauss. Passages – Une histoire de la sculpture de Rodin à Smithson. op. cit. p.126

Fig. 8 : Bruno Pancrazi. Volume Pondéré n°5, 2015 Mode d’emploi papier, texte, schémas, recto/verso

 (Im)matériel – Le protocole comme expression de l’œuvre

La rupture culturelle d’après guerre (entre les années 50 et 60) initie un nouvel état d’esprit dans la perception du processus créatif pour une partie de la production artistique. La formalisation, et donc l’incarnation de la technique, disparaît peu à peu pour laisser place au concept ; il ne s’agit pas d’une réelle dichotomie entre le « penser » et le « faire », mais plutôt d’une considération du « faire » par la « pensée » et donc d’envisager les choses par leur essence immatérielle.

L’avènement de l’art minimal et de l’art conceptuel a provoqué un changement de paradigme concernant les modalités de visibilité et de production des œuvres d’art. Le processus est mis en avant, et bien souvent, les artistes de l’art conceptuel considèrent les énoncés théoriques comme strict équivalent de la formalisation, voire comme une démarche supplantant l’acte performatif. Ce nouvel état de fait a provoqué un remaniement institutionnel important, contribuant à une reconsidération des modalités de l’exposition et de la mise en vue des œuvres d’art. Ainsi, les énoncés performatifs et théoriques, les récits institutionnels (ce que Jean-Marc Poinsot appelle les « récits autorisés »), sont garants de l’intention de l’artiste et permettent la pérennisation des œuvres dont le statut n’est pas matériel, spécifiquement dans le cas de Lawrence Weiner.

Son travail est caractérisé par une démultiplication des modalités de présentations de son œuvre (énoncés écrits au mur, matérialisation, catalogues, etc.), ce qui suggère une variabilité extrême de celles-ci.

Son statement, indissociable de la série des œuvres-énoncés initiée dès 1968 se présente comme tel :

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la marche à suivre, de la fabrication à la mise en tension, afin de réaliser la sculpture dans des conditions identiques à celles de sa première réalisation ; des annotations en italique donnent les préconisations techniques nécessaires au bon déroulement de la mise en œuvre.

1. L’artiste peut réaliser la pièce 2. La pièce peut être réalisée par quelqu’un d’autre 3. La pièce ne doit pas être nécessairement réalisée Chacune de ces possibilités a la même valeur et correspond chaque fois à l’intention de l’artiste. Il appartient à l’acquéreur éventuel de préciser les conditions de réalisation de l’œuvre.

Parfois les énoncés qui y sont associés se présentent davantage comme des descriptions, des déclarations d’état, que comme des énoncés à réaliser ou « performatifs ». Ce « statement » montre bien cette non-fixité et cet état de variabilité propre aux artistes conceptuels. Le choix de la réalisation n’est pas une valeur décisive dans sa réalité holistique.

L’objet d’art ou son image sont désormais directement associés à des équivalents linguistiques. Tandis que Weiner préfère annoncer son indifférence vis à vis du mode de présentation (physique ou théorique) de son œuvre, par son recours au langage, il fait en sorte que quelque soit la forme qu’elle prenne, elle convienne : Il n’y a pas art sans langage. Vous n’avez aucun moyen de vous considérer vous-même sans un langage. Il n’y a pas de « je » sans un langage. Sans le « je » il n’y a pas d’art, il n’y a rien17.

L’artiste Joseph Kosuth manifeste un avis plus tranché en considérant l’activité langagière comme primat absolu sur la matérialisation qu’il considère comme « aliénante » et « fétichiste » vis à vis d’un art moderne dont il imagine le modèle dépassé.

La matérialisation possède bien des choses que le langage ne peut se contenter de transmettre, et pour cela, il serait inexact d’évoquer qu’un Statement, un mode d’emploi ou toute autre forme de dématérialisation soit l’égale d’une configuration physique, et encore moins qu’elle ait un quelconque primat. Équivalence, traduction, analogie sont des termes qui peuvent être employés dans le cas d’une transposition, car il y a toujours quelque chose en plus ou en moins dans l’un des deux cas qui surpassent la simple idée globale de l’œuvre d’art.

When Attitudes Become Form est une exposition organisée par le curateur Harald Szeemann en 1969 à la Kunsthalle de Berne, majeure et décisive d’une rupture totale avec les conceptions traditionnelles de l’art. L’art contemporain se manifeste pour la première fois sous forme d’exposition, et les artistes exposés le savent bien, ils explorent et jouent littéralement avec les limites préconçues dans un processus interactif. Marteau et burin à la main, l’artiste Lawrence Weiner effectue un geste relatif à la sculpture traditionnelle en prélevant directement et de manière antinomique la matière mise à sa disposition [Fig.9] : un pan de mur d’environ un mètre carré. Dans un document vidéo qui relate l’« accrochage » des œuvres, Lawrence Weiner énonce : Si je fais cette pièce à Amsterdam ou à New-York, c’est exactement la même pièce, même si elle a l’air un peu différente, que le mur est différent, c’est la même pièce […] Ceci peut être fait chez vous, et vous pouvez vivre avec […] c’est une idée unique mais qui a cinquante, soixante ou des centaines de représentations18.

En césure avec le modèle absolu peinture-sculpture, cette exposition réunit des pratiques hétéroclites et techniques exploitant aussi bien le métal (Carl André, Steel Piece), le néon (Mario Merz, Sit-in), l’objet livre (Hanne Darboven, 6 Bücher über), des réactions chimiques (Robert Barry, Uranyl Nitrate (UO-2(NO-3)2)), la communication téléphonique (Walter de Maria, Art by Telephone) et même le retrait de matière (Lawrence Weiner, A 36’’x36’’ removal to the lathing or

17. Lawrence Weiner. « Lawrence Weiner at Amsterdam ». Avalanche n°4, entretien avec Willoughby Sharp, Spring 1972. p.72 18. Lawrence Weiner. Extrait vidéo : Lawrence Weiner & Michael Heizer : Quand les attitudes deviennent formes, 1969, in : http://www.rts.ch/archives/tv/culture/en-marge/3436012-l-attitude-de-l-artiste.html à partir de 20’10’’– DC : 20/01/17 19. Données issues du catalogue d’exposition Live in your head : When attitudes become form, Harald Szeemann, Scott Burton, Grégoire Muller, Tommaso Trini, format pdf : http://www.radicalmatters.com/metasound/pdf/Szeemann-Harald_Live-In-Your-Head_When-Attitudes-Become-Form_1969.pdf – DC : 15/01/17

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 Variabilité

support wall of plaster or wallboard from a wall)19. Bien que très différentes entre-elles, ces œuvres partagent toutes l’intention d’incarner une idée quel qu’en soit la manifestation, bien souvent en relation avec des préoccupations institutionnelles.

Fig. 9 : Lawrence Weiner. A 36’’x36’’ removal to the lathing or support wall of plaster or wallboard from a wall, 1968 Langage, prélèvement d’un pan de mur jusqu’au lattis/support du crépis d’environ 90 x 90 cm

Une œuvre d’art dont l’existence physique s’établit à partir d’une idée connaît des formalisations qui échappent à la maîtrise totale de l’artiste. Bien souvent, ces œuvres possèdent une part d’incomplétude qui prend fin dans le domaine de l’expérience du vécu à travers des procédés de délégation, de « collaboration » avec un tiers ou d’association (avec le spectateur par exemple).

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Dans le prolongement du travail des matériaux de construction standardisés et de la dématérialisation, ma volonté d’explorer les possibilités du mode d’emploi m’a conduit à redéfinir les modalités de présentation de celui-ci en employant un canal de transmission différent et adapté aux manifestations possibles d’un mode d’emploi.

L’outil informatique combiné à l’exploitation du réseau internet donne accès à de nombreuses possibilités jusque là inaccessibles avec le support papier. Sans même parler de diffusion ou de visibilité, la possibilité de créer du contenu interactif permet de penser l’issue du mode d’emploi de manière bien moins définie. Volume pondéré n°7 [Fig.10 & Fig.11] tire partie de l’utilisation de la page web en intégrant à sa notice de réalisation des champs de saisie qui permettent d’y rentrer différentes données, admettant ainsi l’application de variables. La sculpture est formée d’une superposition de parpaings dont le nombre est défini en fonction d’une hauteur sous plafond (cette quantité est égale au nombre maximal de parpaings intercalables entre le sol et le plafond, moins un, afin d’obtenir un équilibre précaire et non une compression). Chacun d’entre-eux est découpé au niveau des deux extrémités de l’une des diagonales du parallélépipède formé par le parpaing (instructions de découpe données par le site internet) afin qu’ils reposent en équilibre précaire sur l’une des découpes et que le suivant se dresse sur la seconde amputation de la même manière. Bien que la sculpture soit nécessairement constituée d’un seul et même format de parpaing, celui-ci n’est pas défini comme dans le précédent mode d’emploi où les plaques de BA13 devaient être pourvues de dimensions précises : l’objet de construction banal est mis en œuvre en fonction d’une architecture. L’idée est unique, les formalisations plastiques quant à elles, sont nombreuses.

 Instabilité formelle

 Fig. 10 : Bruno Pancrazi. Volume Pondéré n°7, 2015 Parpaings, dimensions variables (proposition possible en fonction de la hauteur déterminée par le rail, visible)

 Fig. 11 : Bruno Pancrazi. Volume Pondéré n°7, 2015 Page web, texte, schémas, photographies, champs de saisie (URL non valide)

Equivalents [Fig.12] est une œuvre de Carl André, composée de 120 briques identiques et dont toutes les itérations dans les diverses galeries et autres lieux d’exposition diffèrent par leur composition : la pièce est variable et composée librement, la seule contrainte étant l’utilisation des 120 briques. L’artiste n’intervient pas sur le matériau, seul l’arrangement de celui-ci constitue le geste, il exploite non seulement la capacité combinatoire du matériau standardisé mais il propose aussi au spectateur une expérience réelle du matériau laissé brut, témoin de toute altérité et de son espace de présentation.

L’artiste Claude Rutault, quant à lui, imagine des modes d’emploi qu’il nomme les définitions/méthodes, tandis que ceux-ci sont indissociables d’une activation et donc d’une matérialisation – car Rutault se réclame comme peintre – les réalisations qui s’ensuivent sont d’une infinie variabilité, car le rôle de la personne chargée d’activer le protocole n’est pas écarté et l’ensemble des paramètres intrinsèquement liés à l’œuvre ne sont pas nécessairement définis.

En fait, l’utilisation du mode d’emploi, surtout dès lors qu’il n’est pas activé, suppose un certain déni d’autorité : aussi détaillé

Fig. 12 : Carl Andre. Equivalents (Equivalent V), 1966-69 120 briques réfractaires, dimensions variables

Considérons d’abord deux facteurs importants, les deux pôles de toute création d’ordre artistique : d’un côté l’artiste, de l’autre le spectateur qui, avec le temps, devient la postérité21.

Or Marcel Duchamp possédait lui-même un intérêt pour le mode d’emploi en intégrant notamment la notice de l’œuvre (aussi appelée le Petit Verre [Fig.13]) dans son titre : Son titre est en même temps son mode d’emploi : À regarder (de l’autre côté du verre) d’un œil, de près, pendant presque une heure. […] Le titre et la loupe du Petit Verre, donnent les instructions qui prescrivent une rencontre individuelle. l’art ne s’adresse pas à la masse mais à l’individu, et l’objet d’art quel qu’il soit, rien, peut-être, choisit ses regardeurs un à la fois22.

De même, l’appréhension d’un Statement de Weiner reste très personnelle, la sculpture mentale qui en résulte ne peut être totalement partagée, contrairement à l’expérience physique d’une sculpture ou d’un tableau dont la forme est figée dans le champ de l’expérience réelle. La possibilité d’imaginer des formes plastiques qui n’aient pas nécessairement d’existence physique permet d’appréhender les œuvres de manière bien plus conceptuelle et donc de concentrer la réflexion sur ce qui les définit plutôt que sur ce qu’elles génèrent concrètement.

Projections est un site internet qui se présente comme une somme de réflexions transposées sous forme de propositions : des

20. Marcel Duchamp. Duchamp du signe, Barcelone, Flammarion, Champs (arts), mai 2013. p.273 21. op. cit. p.205 22. Thierry De Duve. Résonances du Readymade, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1989. pp.35-39

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soit-il, l’artiste ne peut définir avec précision l’ensemble des termes qui font le mode d’emploi et c’est non sans faire penser à la célèbre déclaration de Duchamp : « ce sont les regardeurs qui font les tableaux20 », le spectateur prend une place décisive dans le « processus créatif » :

Fig. 13 : Marcel Duchamp. À regarder (de l’autre côté du verre) d’un œil, de près, pendant presque une heure (le Petit Verre), 1918 Peinture à l’huile, feuille d’argent, fil métallique, loupe-lentille sur verre (brisé), the collection of MOMA, New York, 50 x 60 cm

modes d’emploi ou de simples déclarations d’intention qui ne sont pas destinés à être réalisés. Chacun des projets est catégorisé en fonction de sa nature et listé chronologiquement sur l’index (page d’accueil) du site23. Ils découlent de questionnements en rapport avec les diverses notions émergeant des différentes étapes de mon travail : autorité, échelle, matérialité, nominalisme, durée d’une œuvre, interactivité, etc. Lawrence Weiner évoquait des sculptures « mentales », « The Smallest Sculpture on Earth » évoque à la fois la visibilité d’une œuvre physique et la question du ready-made. La

Dans la lignée de l’accumulation d’idées, Édouard Levé propose avec Œuvres « un livre » qui « décrit des œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées24 ». 533 œuvres tournées avec beaucoup d’humour sont ainsi amoncelées, elles sont caractérisées par une économie de moyens et explorent les possibilités de l’art dans une pluralité des formes, décrivant aussi bien des sculptures, peintures et vidéos que des installations ou de simples gestes.

Une certaine confrontation naît avec le lecteur qui imagine après l’interprétation d’une œuvre, ce que pourrait être la réalité que nous laisse entrevoir l’artiste. Bien sûr, mon intention est clairement différente de celle d’ Édouard Levé, mais la volonté de réaliser une sorte de catalogue de projets laissés à l’état d’expérimentations apparaît quelque peu approchant.

Le répertoire des Projections comporte également les formes dématérialisées des Volumes Pondérés qui, bien qu’ils soient destinés à être réalisés, constituent selon moi des pistes de réflexion qui méritent d’en faire partie.  Fonctionnement du mode d’emploi équivoque

L’art contemporain ne connaît pas de forme arrêtée : conscient de cela, l’artiste bénéficie de la liberté d’aborder n’im-

23. Site fonctionnel mais non diffusé pour le moment 24. Édouard Levé. Œuvres, Paris, Éditions P.O.L, 2002.

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proposition s’articule en deux paragraphes distincts, le premier est la déclaration d’intention (dont une partie est relatée dans l’introduction) qui pose les questions générales de visibilité, d’échelle et de statut de la sculpture ; le second détaille une forme d’énoncé d’actions à effectuer pas à pas, une sorte de mode d’emploi, afin de réaliser la plus petite sculpture au monde. L’intention est de réaliser un contenu étanche quel qu’il soit et d’y sélectionner un atome singulier en fonction du gaz enfermé hypothétique. L’atome serait l’œuvre dont le titre porte le nom. Quelle est la visibilité d’un atome particulier ? Quel est son statut, une sculpture, un ready-made ?

porte quel « sujet » selon n’importe quel procédé, donnant lieu à des productions aux sens multiples même si le résultat n’est pas physique (comme une peinture ou une sculpture). Ce postulat s’est largement démocratisé dans le champ de l’art contemporain jusqu’à ce qu’émergent des formes d’art dématérialisées telles que la performance, les happenings ou la forme mode d’emploi (protocoles d’action).

L’une des premières manifestations avérées du mode d’emploi se situe en 1920 lorsque Tristan Tzara énonce les directives « Pour faire un poème dadaïste25 » : l’idée de pouvoir composer ou plutôt recomposer un poème à partir d’un choix aléatoire de mots découpés dans l’intégralité d’un article de journal et mélangés dans un sac. Bien que la volonté initiale de l’artiste ait été la démolition en acte de la structure de l’œuvre d’art afin d’en interdire « toute possibilité de reconstituer les aspects singuliers d’un objet en une lecture unique et cohérente26 » par l’utilisation de la notion de hasard, l’œuvre qui résulte de cette opération connaît des modalités, en terme de visibilité et d’autorité, profondément novatrices et « révolutionnaires » pour l’époque.

Les expositions d’art nous offrent de moins en moins d’objets, bien que la matérialité persiste dans les œuvres des artistes en partie conscients de la nécessité mercantile, car il est bien plus aisé d’acheter une sculpture qu’une performance ; la définition de l’« objet d’art » est donc caduque. La désignation de la pratique « mode d’emploi » ne signifie pas seulement la pratique de la délégation, quelque soit la forme qu’elle prend : les artistes se sont amusés à l’employer sous différentes formes, comme le protocole de réalisation ou la déclaration d’intention pas nécessairement destinée à l’activation, comme dans le cas de Lawrence Weiner, par exemple.

Ce geste de donner quelque chose à faire n’est pas aussi simple que l’écriture d’une ligne de code informatique et son exécution par le biais d’une machine capable de la lire, il implique l’intervention d’au moins deux partis, l’artiste et le ou les activateur(s), ce qui pose l’évidente question de l’autorité. Cette dualité donne naissance à une œuvre souvent considérée comme échappant à la maîtrise totale

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Fig. 14 : Lawrence Weiner. A Stake Set, 1969 Texte peint sur mur, dimensions variables

de l’artiste. Prenons pour exemple l’une des déclarations de Weiner, « UN PIQUET PLANTÉ » / « A STAKE SET » [Fig.14], le nombre de propositions physiques est infini, de la même manière que les projections mentales dans le cas où l’énoncé est écrit au mur. Bien que l’objet « piquet » soit défini, sa matière, sa forme, ses dimensions et tous ses paramètres intrinsèques ne le sont pas, la seule indication est qu’il doit être planté. Là aussi l’action est imprécise et laisse place à un nombre de variations relatif à la capacité des spectateurs à envisager la matérialisation.

25. Lu par Tristan Tzara lors de l’exposition Picabia qui se tint à Paris en décembre 1920 (originellement publié dans Littérature, juillet 1920).

In : Rosalind Krauss. ibid. p.115 26. Rosalind K. ibid. p.115

PRÉPONDÉRANCE DE L’OBJET ?

Il semble aujourd’hui que la présence et plus encore, la matérialité de l’œuvre, retrouvent une importance toute primordiale.

Les expositions sont envahies d’objets, « il y a pléthore de tout »27 comme le désigne Jean-Baptiste Farkas dans Glitch, son second manuel de modes d’emploi après IKHÉA©SERVICES. Douglas Huebler, artiste conceptuel, écrit en 1969 dans le catalogue-exposition de Seth Siegelaub, « The January Show » : Le monde est plein d’objets, plus ou moins intéressants je n’ai pas envie d’en ajouter davantage. Je préfère me contenter d’énoncer l’existence des choses en terme de temps et/ou de lieu28.

Les Duration Pieces, Location Pieces et Variable Pieces sont des grandes séries d’œuvres n’ayant pour seule existence que la formulation d’énoncés qui exploitent respectivement les différents systèmes de temps, les divers types de cartographies tandis que les Variable Pieces se présentent de manière plus informelle ; elles associent des prises de vues qui ont été photographiées selon un principe commun écrit sous forme d’énoncé. L’exposition elle-même devient un objet issu de la dématérialisation : Seth Siegelaub se présente comme l’organisateur d’une exposition qui a lieu dans l’espace d’un catalogue.

L’ambition est de réunir un ensemble d’artistes conceptuels dont le travail s’exprime par le langage et donc aisément intégrable dans le format d’un catalogue.

À en juger par ce que l’on peut voir dans les expositions comme les biennales d’art contemporain, on peut aisément affirmer que l’objet d’art n’a pas disparu. Cependant, l’objet d’art contemporain possède un mode d’existence très différent de celui de l’objet d’art moderne. L’installation se manifeste comme un médium dont l’appréciation s’exprime purement dans le domaine des sens et donc dans l’espace réel, pourtant, la majorité des œuvres-installations connaissent des réorganisations perpétuelles dans leur organisation spatiale mais surtout dans leur composition matérielle en fonction du lieu qu’elles occupent, chose impensable et impossible pour une sculpture de Rodin ou un tableau de Pollock, par exemple. Le protocole consiste en une pensée nouvelle de l’œuvre d’art, il génère l’ensemble des explications nécessaires et suffisantes pour l’artiste à

 Assurer la pérennité de l’idée

Le mode d’emploi se distingue du protocole car il n’est pas seulement porteur d’une idée, il « réclame un « effort d’actualisation » donnant lieu à des mises en pratique. Or aucune d’entre elles ne saurait résoudre tous les enjeux contenus dans l’idée29 ». Le protocole, quant à lui, n’est pas une forme d’art à proprement parler, son incarnation sous forme de Statement, de mode d’emploi ou même sous une forme matériellement concrète, génère ce que l’ont peut qualifier d’œuvre d’art. L’idéologie moderne donne à une peinture ou à une sculpture spécifique une valeur absolue et autonome, l’artiste qui l’a produite, par sa force créatrice, jouit d’un surplomb qui bloque toute possibilité de reproduction ou de variation de l’œuvre qui n’a d’espace d’existence que son propre champ. Et les artistes modernes l’ont bien compris : l’exemple le plus significatif concerne le médium de la sculpture, où le bronze ou la pierre sont les matériaux les plus employés, davantage pour leur quasi inébranlable robustesse que pour leurs qualités matériologiques. Le fait qu’une œuvre protocolaire ait la possibilité d’être reproduite, voire même d’être maintenue – comme dans le cas de l’artiste Michel Blazy – assure une pérennité encore plus étendue. Bien qu’elles n’aient d’existence physique que dans la durée des expositions dans lesquelles elles sont montrées, les œuvres de Michel Blazy possèdent effectivement un état maintenu ou plutôt entretenu. Elles sont réalisées pour être

27. Jean-Baptiste Farkas. Des modes d’emploi et des passages à l’acte, Paris, Éditions MIX, 2010. p.9 28. Douglas Huebler. « The January Show » (January 5 – 31, 1969). Catalogue-exposition par Seth Siegelaub, en anglais dans le texte : « The world is full of objects, more or lessinteresting ; I do not wish to add any more.

I prefer, simply, to state the existence of things in terms of time and/or place... », 1969, format pdf : http://www.primaryinformation.org/files/ january1969.pdf p.15 29. Jean-Baptiste Farkas. Op. Cit. p.151

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Prépondérance de l’objet ?

la réalisation d’une œuvre d’art. L’acquisition d’une telle forme pour toute œuvre d’art permet de la produire, voire de la reproduire (dans le mesure où l’œuvre est reproductible, selon l’intention de l’artiste).

régulièrement restaurées, notamment en remplaçant régulièrement les parties organiques périssables : Il y a toujours cela dans mes pièces : la possibilité de les refaire et de les voir réapparaître neuves, donc presque intemporelles30.

La travail semble résister à la détérioration et donc au temps, en fait il n’est même plus question de pérennité puisque le protocole échappe tout bonnement à la postérité. L’œuvre est paradoxalement dans un état d’évanouissement perpétuel.

Clé de voûte [Fig.15] est une réalisation personnelle qui possède deux représentations différentes. L’une est une sculpture composée de douze parpaings agencés de manière à former une clé de voûte refermée sur elle-même, c’est à dire complètement circulaire. Chacun est découpé symétriquement selon un angle précis et également répété. L’ensemble est mis en tension par des câbles assortis de tendeurs reliant les parpaings deux à deux, face à face.

La seconde représentation est une tentative de traduction de la réalisation, autonome. Il s’agit d’un dessin numérique imprimé à l’échelle 1:1 qui donne l’ensemble des informations nécessaires à la compréhension de la conception. L’intégralité des éléments qui composent la réalisation sont présentés, abolissant par là même la représentation mimétique de la sculpture par la présence de différents plans sur une seule et même image, comme si tous les dessins techniques relatifs à la mise en œuvre avaient été superposés afin de lire ce que la forme plastique ne peut pas présenter : les indications de montage et de fixation permettant la cohésion de l’ensemble. En effet, seul un examen dynamique, une circulation autour de la sculpture dispense au spectateur ces renseignements. Le dessin, quant à lui, donne toutes ces clés de manière frontale. De plus, il suppose une sculpture « idéale », sans erreur de conception, il ne prend pas

30. Michel Blazy, « Des rongeurs et des hommes », Particules n°10, entretien avec Valérie Da Costa et Alain Berland, juin-août 2005. p.2. In : Camille Paulhan. « De Dieter Roth à Michel Blazy, le protocole en question ».

Marges n°18 – Rematérialiser l’art contemporain, Revue, Paris, Presses unitaires de Vincennes, printemps/été 2014. p.25

Fig. 15 : Bruno Pancrazi. Clé de voûte, 2016

 Au premier plan : Parpaings, câbles, tendeurs, 180 x 180 x 20 cm  En arrière plan : Dessin numérique imprimé, noir et blanc, 180 x 180 cm

en compte la fragilité du matériau, ni les erreurs d’ajustage : l’expérience physique montre qu’une erreur d’un millimètre reproduite sur les douze parpaings empêche inévitablement de mettre la pièce en tension, et lorsque les découpes sont justement effectuées, la tension exercée lors du montage participe à la dégradation des parpaings, friables. La production peut aussi bien être présentée sous forme de dessin que sous forme de sculpture et ne connaît pas de limite à sa reproduction et à ses variations, car le principe du dessin et des informations qu’il donne permet d’entrevoir des déclinaisons pour une Clé de voûte à quatorze, seize ou cent parpaings, à partir du moment où leur nombre est pair.  Reproductibilité, modalités d’exposition

Walter Benjamin décrivait l’œuvre reproductible comme une mise en crise de l’art, l’émancipant elle-même de son existence dans le rituel. Dès 1935, il énonçait déjà les mutations opérantes dès lors : « l’œuvre d’art reproduite devient, de plus en plus, la reproduction d’une œuvre d’art destinée à être reproduite31 ». Il fait le constat des changements provoqués par le développement de la technique dans le domaine de l’art, et énonce les principes d’une seule et même œuvre multiple par structure et donc par essence. Le pouvoir d’évocation et la durée matérielle de l’œuvre ne sont donc plus des éléments de jugement, ils sont tout simplement abandonnés, participant à la mise en crise de son authenticité. L’autorité de son unicité (son « aura » comme la décrit Walter Benjamin) est remplacée par son existence de masse.

Mais ce qu’induit la reproductibilité d’une œuvre, vis à vis de son « exposabilité », c’est sa visibilité accrue. L’œuvre perd toute l’unicité de son existence, son appréhension se situe bien loin du rapport que l’on pouvait entretenir avec une statue antique, par exemple, dont toute l’« aura » se manifeste dans son cadre cultuel.

Par là même, sa lisibilité est ébranlée, son pouvoir d’évocation historique mis à mal, sa valeur cultuelle se voit remplacée par sa valeur d’exposition.

31. Walter Benjamin. L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (rédigé en 1935 et publié à titre posthume en 1955). Traduit de l’allemand par Lionel Duvoy, Paris, Éditions Allia, 2011, rééd. 2014. p.29

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Prépondérance de l’objet ?

Quelles que soient les manifestations de la reproduction – sérigraphie, impression, objet industriel, activation de mode d’emploi – elles se réfèrent toujours à une matrice ou « original ». Ces manifestions peuvent être d’une extrême variabilité, moins dans le cas du numérique que dans celui de la sérigraphie où jamais deux tirages ne paraissent identiques. L’œuvre reproductible peut être vue comme une idée dont la somme de ses reproductions, aussi différentes soient-elles, constituent un ensemble qui peut être défini comme l’œuvre elle-même. Car reproduire ne signifie pas forcément « produire encore », comme on pourrait l’interpréter de manière analytique, le terme produire s’applique effectivement à quelque chose qui émerge, qui naît, tandis que reproduire se présente comme une forme de copie, une imitation ; reproduire une œuvre participe à son complètement, la « re-produire » implique une nouvelle manifestation, une idée différente de celle de l’œuvre sur laquelle elle s’établit mais qui possède un aspect similaire. Cela dit, une reproduction n’est pas indissociable d’une re-production, par exemple : Glenn Gould interprète de répertoire baroque et plus particulièrement des œuvres de Bach avec les Variations Goldberg, Sherrie Levine, artiste appropriationniste, qui reproduit les œuvres d’autres artistes comme le travail photographique de Walker Evans [Fig.16] qu’elle rephotographie dans After Walker Evans [Fig.17], pour ne citer que ces exemples. Les reproductions d’une œuvre de Weiner se fondent dans l’imaginaire collectif, bien que leur existence prenne souvent la forme d’un « wall writing » lui-même répété, ainsi, elles ne constituent pas des re-productions car la projection mentale qui en est faite correspond à un espace borné par la phrase qui a été lue. La forme littéraire est très facilement reproductible, d’autant plus lorsqu’elle est visible au-delà du domaine institutionnel, sous forme de livre, mais aussi sous une forme dématérialisée largement démocratisée aujourd’hui, le numérique.

Fig. 16 : Walker Evans. Alabama Tenant Farmer Wife, 1936 Epreuve gélatino-argentique, noir et blanc, 20.9 x 14.4 cm

Fig. 17 : Sherrie Levine. After Walker Evans, 1981 Epreuve gélatino-argentique, noir et blanc, 25,3 x 20,2 cm

 Internet : les enjeux artistiques de la diffusion et de la communication

L’apparition du réseau internet, ainsi que de ses multiples supports de diffusion, peut-être considérée comme l’événement majeur du XXIe siècle. Il offre la possibilité d’une archive constamment alimentée et renouvelée au fil du temps ainsi qu’un espace public infini où transitent les informations. La diffusion de l’information est instantanée, la communication peut-être assurée par les réseaux sociaux ou par les plateformes spécifiques dédiées à la circulation de propos relatifs à leur domaine d’investigation.

L’utilisation du réseau informatique ne donne pas de raison d’être aux travaux d’artistes inachevés à cause de leur nature d’être « en cours », des work in progress, mais leur confère cette possibilité.

Il est aisé voire convenu de modifier une page web afin de l’augmenter, de la diminuer, de préciser son contenu, de le généraliser ou de le transformer... Et bien que le contenu soit majoritairement visuel, voire textuel, il peut prendre bien des formes telles que l’image, la vidéo, le son, il peut être statique ou dynamique (contenu interactif) ;

 Attentat à la notion de médium

Il est certain que les œuvres protocolaires sont initiées par ce qui semble, à l’époque, une provocation visant la mise en crise du musée, remettant en cause les questions d’originalité, de pérennité mais aussi de propriété intellectuelle. Les premières à voir réellement le jour naissent à la fin des années 60 pendant lesquelles se témoigne une effervescence de recherches pour mettre à bas le système d’exposition conventionnel. On voit notamment poindre des œuvres qui ne se réclament plus comme appartenant à une quelconque systématique :

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tout ceci peut être combinable ou non et composé ou recomposé à l’envie. Avec l’apparition du numérique « portatif », le champ des possibles s’élargit encore avec tout ce qui le caractérise : l’itinérance et la géolocalisation, les caméras intégrées et leur exploitation par la réalité augmentée par exemple, la communication en tout temps et en tout lieu avec une personne qui se trouve dans un tout autre contexte ; l’outil est un prolongement de l’homme, une sorte de prothèse. Cette mutation brouille les repères entre vie privée et lieux publics. L’informatique prend de plus en plus de place sur la réalité, si bien que les deux se confondent parfois et les cloisons entre les réalités (ou conventions sociales, professionnelles, personnelles) tendent à se dissiper ou, au choix, à s’homogénéiser.

Une liste de titres d’expositions disponibles partout et gratuitement consiste en un travail développé par Stefan Brüggemann depuis les années 2000. Showtitles (http://www.showtitles.com/) se présente comme un catalogue régulièrement amplifié de propositions destinées à être utilisées, sans autorisation préalable ; n’importe qui peut se servir, la seule exigence étant que le nom de l’auteur doive figurer au verso du carton d’invitation. Il est aussi demandé que le carton et diverses informations relatives à l’exposition en question lui soient envoyées directement. En somme, cette idée d’une possible augmentation conduit également Projections vers une idée de répertoire entretenu, une sorte de « work in progress » perpétuel.

La moitié, ou peut-être davantage, des meilleures œuvres réalisées ces dernières années ne relèvent ni de la peinture ni de la sculpture. Jusqu’à présent ces œuvres étaient, de façon plus ou moins lointaines, liées à l’un ou l’autre de ces arts. Le travail a changé, et la plupart des œuvres qu’on ne peut classer parmi les peintures ni parmi les sculptures sont également très différentes entre elles32.

Ce que dit Judd au sujet des disciplines artistiques, c’est qu’elles ne sont plus de simples « contenants », et catégoriser une œuvre à trois dimensions comme « sculpture » se révèle de plus en plus inapproprié. En ces termes, les sculptures de Judd se définissent plutôt comme des volumes ou des structures aux formes réduites basées sur la standardisation de matériaux construits industriellement, des « objets spécifiques ». En fait, Judd les désigne comme tels car sa conception des Specific Objects s’éloigne des préoccupations relatives à la peinture et à la sculpture qui se sont manifestées tout au cours de l’histoire de l’art. Ces œuvres s’autonomisent du système dichotomique de catégorisation, elles les englobent toutes : le monochrome opposé aux couleurs multiples, l’interne et l’externe, le plein et le vide, le haut et le bas, la matière et la non matière, etc.  La persistance de la catégorisation en art

La tradition académique nous a livré un système de pensée axé sur la catégorisation des différentes disciplines artistiques. Toutes pratiques traditionnelles ou contemporaines est, ou a été soumise (parfois au sein même du médium) à une hiérarchisation relative aux codes d’un système codifié en fonction des cultures et des époques.

Le théâtre classique connaît ce genre de schéma avec comme modèle le genre majeur de la tragédie, style élevé qui respecte au mieux les règles du mouvement comme celle de la bienséance ou celle d’induire une morale cathartique, et qui se distingue des genres mineurs comme la comédie. L’art académique hérite de ces traditions picturales sous influence des mouvements dominants précédents comme le néo-classicisme ou bien le réalisme, en hiérarchisant de façon méthodique et de manière plutôt conventionnelle cinq genres par ordre d’importance (dans l’ordre, du plus au moins important) : La

Le contenu doit se dissoudre si complètement dans la forme que l’œuvre, plastique ou littéraire, ne peut se réduire, ni en totalité, ni en partie, à quoi que ce soit d’autre qu’elle même33.

De plus, le médium désigné pour cette quête de l’autotélisme est la peinture, discipline privilégiée par les expressionnistes abstraits et majoritaire pendant les années 50. On pourrait aller plus loin en décrivant les « préférences » de mouvements successeurs comme l’art minimal avec la sculpture ou l’art conceptuel avec le langage.

Malgré une disparition manifeste de cette idée de cloisonnement, elle reste quand même présente notamment lorsque l’on fait l’expérience de manifestations majeures comme les biennales, où l’on voit de moins en moins de peintures, par exemple, au profit d’importantes installations ou de dispositifs numériques souvent caractérisés par une débauche de moyens et une surenchère technologique.

La chronologie montre que la priorité des artistes et des institutions quelles qu’elles soient (selon les époques) va bien au delà de considérations hiérarchiques vis à vis des disciplines artistiques.

32. Donald Judd. Écrits 1963-1990, op. cit. p.9 33. Clément Greenberg. « Avant-garde et kitsch ». Art et Culture. Paris, éd. Macula, Essais critiques, 1939, rééd. 1988.

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peinture historique, le portrait, le paysage (avec une préférence pour les marines en raison de leur haute technicité), la scène de genre et la nature morte. Bien que ces carcans aient été enterrés par l’avènement de l’impressionnisme, de telles considérations, moins autoritaires mais tout aussi présentes, sont visibles et manifestes notamment à l’ère que l’on pourrait considérer comme l’apogée du modernisme, l’expressionisme abstrait américain. Dans « Avant-garde et Kitsch », le critique Clément Greenberg énonce une idéologie de l’art qui se définit par un idéalisme, « l’art pour l’art », où l’œuvre d’art n’offre aucune réduction possible qu’à autre chose qu’elle même. Il n’est plus question de sujet, le sujet de la discipline devient la discipline ellemême :

La succession des différents mouvements permet de constater que chacun d’entre eux est fondé moins sur une volonté de produire de la nouveauté que de se placer en marge voire en contestation directe avec leurs prédécesseurs.  Différentes tentatives

Pour revenir sur l’œuvre (générale) de Marcel Duchamp, l’un des éléments majeurs qui pourrait le distinguer des artistes de son époque est son rapport à l’objet au-delà de la notion de médium. Bien sûr, il est évident que Fontaine by R. Mutt n’est ni une sculpture ni un simple objet posé sur un socle, c’est un ready-made.

Ainsi, Marcel Duchamp suggère d’employer « retard » au lieu de tableau ou peinture pour La mariée mise à nu par ses célibataires, même (aussi appelé le Grand Verre [Fig.17]) afin de « ne plus considérer que la chose en question est un tableau34 ». L’artiste ne fait pas référence à la nature matérielle de l’œuvre mais à la postérité de celle-ci assurée par le verdict d’un public, d’un regardeur qui vient ensuite, qui vient « en retard », parfois bien longtemps après à en juger par la réception et l’acceptation très tardive de l’œuvre de Duchamp en France.

Envisager la possibilité d’explorer une œuvre d’art par de nouveaux modes de représentation et notamment par la pratique de la marche est l’un des propos de l’artiste Robert Morris dans Earth projects : En règle générale, leur échelle leur permettrait de s’étendre au-delà de la vision du spectateur, jusqu’à un degré où ils ne puissent plus être appréhendés dans leur totalité en une fois.

Mais si les œuvres ne semblent pas se définir en tant qu’objets, elles ne sont pas pour autant des environnements, puisqu’elles n’englobent pas systématiquement le spectateur. Elles n’ont pas de frontières Il est tout autant possible de se trouver à l’extérieur, dans ou sur l’œuvre35.

Comme son nom l’indique, l’œuvre est un ensemble de projets, dix au total, regroupés dans un portfolio lithographié. Chacun d’entre

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Fig. 18 : Marcel Duchamp. La mariée mise à nu par ses célibataires, même (le Grand Verre), 1915-1923 Huile, vernis, feuille de plomb, fil de plomb et poussière entre deux panneaux de verre, 277.5 × 175.9 cm

34. Marcel Duchamp. Duchamp du signe. ibid. p.46 35. Robert Morris. Estampes et Multiples – 1952-1998. Entretien avec CHERIX, Christophe, Édition Cabinet des estampes de Genève, 1999. p.132

Fig. 19 : Bruno Pancrazi. Balancier, 2017 Dessin numérique imprimé, couleur, env. 280 x 150 cm

Balancier est une réalisation personnelle qui se présente comme un dessin numérique imprimé décrivant un dispositif dont le mouvement de balancier est obtenu par une circulation d’eau dans un système fermé. Deux ballons bicols (verrerie de chimie) sont placés de part et d’autre d’un système central rotatif qui leur est relié par quatre tubes en verre. Lorsque l’eau remplit l’un des deux ballons, le système bascule naturellement vers le côté où il se trouve, sa chute étant réceptionnée par un chauffe-ballon. Lorsque l’eau bout, elle circule dans l’un des deux tube en sortie du ballon par un phénomène d’évaporation, il est impossible pour elle de s’échapper par l’autre ouverture, car elle est associée à un chauffage à reflux qui n’admet qu’un seul sens de circulation du liquide. L’eau poursuit sa progression jusqu’au système central qui consiste en une sorte de réfrigérant à eau circulaire comportant un moyeu central avec roulement à bille.

L’eau se condense à l’intérieur et fini par tomber dans un tube tout en bas qui vient alimenter l’autre ballon au niveau de son chauffage à reflux, qui, cette fois-ci, laisse rentrer l’eau. Un examen rapide du

36. Op. Cit. Robert Morris. « Utopies concrètes ou imprimer pour rendre public ». Estampes et Multiples. entretien avec Hans Ulrich Obrist, New York, juillet 1998. p.175

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eux y est exposé sur une planche individuelle comportant une carte stratigraphique qui en détermine la position et un dessin explicatif accompagné de quelques annotations afin d’en saisir la nature, le tout localisé de manière « arbitraire » dans l’état du Missouri. Tandis que des projets sont des modifications concrètes de la topologie de la zone investie comme Monticules et Tranchées où la Terre ellemême est moulée, d’autres sont invisibles mais perceptibles par les sens : Températures, Vibrations, etc. Néanmoins, chacun d’entre eux intègre des modifications provoquées par les cycles saisonnier. Le statut même de l’œuvre, des « projets », se situe au-delà de l’objet, c’est une totalité faite d’éléments hétérogènes qui s’associent afin, non pas de créer un objet, mais de s’implanter à même la Terre, « C’est que j’utilise parfois la poussière, l’eau, la vapeur ou la température. Et ces choses ne sont pas, même avec beaucoup d’imagination, des objets. Elles sont des situations à percevoir36 ».

dessin permet de saisir l’idée générale de la réalisation, voire son fonctionnement, il n’en est pas de même pour une forme littéraire ; quant à la réalisation, elle serait bien trop coûteuse et fastidieuse pour avoir un intérêt. En effet, l’élément imaginé, la pièce centrale du dispositif, ne correspond à aucun type de matériel existant, elle est spécifique à ce travail et néanmoins essentielle à son fonctionnement. Finalement l’efficience de la structure n’est même pas certaine, d’ailleurs elle m’importe peu, je préfère laisser au spectateur la possibilité de se poser la question. Ainsi, l’impression d’un tel dessin à l’échelle 1:1 possède un intérêt non négligeable, la représentation mentale que l’on se fait est conforme à ce que serait la sculpture si elle devait être réalisée, une maquette, par exemple, ce qui demanderait un investissement de temps et d’argent bien trop important pour quelque chose de non fonctionnel et donc factice. Le dessin permet ainsi d’évoquer un rapport à l’échelle et une efficacité explicative que le langage ne peut se contenter de donner, ainsi qu’une économie de moyens et un rapport à l’imaginaire que la sculpture réelle ne pourrait transmettre. Et c’est en cela que Balancier pourrait se rapprocher de l’intention de Morris dans les Earth Projects, ces projets « ambitieux » n’ont et n’auront pas de concrétisation, ce sont des projets simplement exposés sur des planches individuelles dont la destination est qu’elles soient interprétées comme des situations à percevoir et non qu’elles le soient dans l’expérience du réel.  Interdisciplinarité – concrétion contemporaine De nos jours, bien sûr, les divisions entre les arts ne sont plus aussi nettes ; il est difficile d’imaginer que le collage soit supérieur aux installations, et la performance supérieure à ces deux dernières. Personne n’est en mesure d’affirmer qu’il n’y aura plus jamais de paragone dans l’histoire de l’art, à l’heure où celle-ci se voit inextricablement liée à l’histoire politique37.

Paragone signifie « comparaison » en italien, le mot est utilisé par Arthur Danto en référence au terme employé pendant la Renaissance en Italie pour affirmer la supériorité d’un art sur tous les autres. Léonard de Vinci considérait par exemple la peinture comme supérieure

L’art contemporain a cela de notable qu’il est apparu dans le prolongement des mouvements d’avant-garde, caractérisés par leur intérêt pour un art nouveau en rupture avec les codes de l’art moderne considéré comme le mouvement artistique dominant durant la première moitié du XXe siècle. Ces mouvements se démarquent aussi par leur positionnement critique relativement au contexte politique et social de leur époque, une réflexion sur leur inscription dans le monde, et pas seulement le monde de l’art. Cet écart ne signifie cependant pas la franche désunion des avant-gardes avec la modernité, bien au contraire ; se positionner envers et contre la modernité donne aux avant-gardes cette affiliation qu’ils rejetaient alors. Il en va de même pour leurs héritiers que sont l’art post-moderne et la néo-avant-garde, le critique et historien de l’art Hal Foster, déclare à ce sujet : Le modèle de l’avant-garde d’avant-guerre recouvré dans la néo-avant-garde d’après-guerre (par exemple les dispositifs dadaïstes ou les structures constructivistes récupérés par Fluxus et par le minimalisme) […] l’art postmoderne n’a émergé que comme un tropisme des catégories modernes38.

37. Arthur Danto. « La fin du match ». Ce qu’est l’art. Traduit de l’anglais (E.U) par Séverine Weiss, Europe, post-éditions + questions théoriques, 2015. p.120 38. Hal Foster. « Erreur sur le cadavre ». Design & Crime, Paris, les prairies ordinaires, 2008. p.164

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à toute autre forme – poésie, musique, sculpture, architecture – selon son propre paragone. Le dernier en date décrit dans l’ouvrage d’Arthur Danto ne correspond pas réellement à un paragone type.

Il s’agit du paragone qui a fait s’opposer entre le XIXe et le début du XXe siècle la peinture et la sculpture, il diffère car la question s’oriente davantage dans une opposition de deux formes de nature différentes, car la photographie ne s’était pas encore vu attribuer le statut de forme artistique. Même si aujourd’hui il n’est plus nécessaire de préciser que la photographie est une forme d’art (plutôt bien assimilée par les institutions même), il lui aura fallu plus d’un siècle (surtout dans le contexte artistique américain) pour s’extirper de cette opposition.

L’art contemporain se singularise par une approche transdisciplinaire, il n’est pas question de pureté du médium, mais d’un usage adéquat de celui-ci en fonction des intentions de l’artiste. Tel médium combiné à tel autre peut alimenter ou convenir à tel sujet, mieux que n’importe quel autre troisième. C’est ainsi qu’est apparu l’installation, médium privilégié de nouvelles approches de l’art, ou bien des sculpture-peintures, des formes d’art-architecture, etc. C’est la fin d’un système dogmatique, basé sur des systèmes a priori, un art extrêmement ouvert : non catégorisé selon des normes, il se définit par son pluralisme et son immanence, il n’y a pas de sens unique pour une œuvre, c’est l’ici et le maintenant. L’artiste contemporain n’est ni sculpteur, ni peintre, ni designer, ni anthropologue, ni sociologue, il n’est rien et tout cela à la fois.

Le concept d’apparition d’une œuvre intégrée à la circonstance de sa mise en vue (et inversement) fut intellectualisée pour la première fois par Barbara Rose en 1969 avec la notion d’« in situ » lors de la rédaction de la monographie de Claes Oldenburg. Plus exactement, dans un contexte donné, l’œuvre ne peut avoir d’autre réalité qu’inscrite dans les circonstances pour lesquelles elle est prévue.

L’installation pourrait être associée à une forme irréductible à tout élément particulier, comme un ensemble qui pourrait inclure en lui-même les différents modes de représentation traditionnels. Elle se distingue de la sculpture par le fait qu’elle soit l’expérience d’un tout unifié et non pas l’une de ses parties. L’art contemporain est caractérisé par une porosité inter-média (entre les médiums), de plus en plus d’œuvres possèdent des modes d’existence transgressifs indescriptibles en tant que « sculptures », « peintures », « photographies » ou « vidéos ».

CONCLU SION

La sculpture possède vraisemblablement une existence qui s’inscrit dans le réel, il est difficile de l’imaginer autrement. Les énoncés de Weiner se définissent effectivement comme des « sculptures mentales », elles ne peuvent en aucun cas être « sculptures » dès lors qu’elles persistent sous une forme dématérialisée. Bien que la matérialité soit l’un des axiomes indissociables de la sculpture, ses différentes manifestations montrent bien souvent que la priorité des artistes ne se situe plus dans la sélection de matériaux particuliers dans le sens de leur originalité ou de leur authenticité, mais davantage dans un choix orienté vers la force évocatrice de la matière à l’aune d’une pratique portée par des concepts tels que la dématérialisation, la remplaçabilité, le tout conjugué à une esthétique contemporaine vaste produisant tout aussi bien des formes industrielles que « naturelles ». De fait, ce que Benjamin qualifiait dans les années 30 de « perte de l’aura », en raccourci la perte de l’authenticité de l’œuvre d’art, a été peu à peu assumée par les artistes et admise par les institutions. Ce changement de paradigme ne concerne pas seulement la reproductibilité d’une œuvre, il a donné à l’art contemporain une part de sa richesse sans limite qui se traduit par l’expression d’un art aux possibilités infinies.

En réalité, la définition de la sculpture n’est pas réductible à la seule formalisation tridimensionnelle de l’art, aujourd’hui son existence se caractérise davantage par son récit, son histoire alimentée par les artistes depuis son point de départ à l’ère où le retrait de matière dans la sculpture antique constituait le paradigme. Ainsi, la sculpture ne connaît pas de définition arrêtée, elle est profondément dynamique et variable, si bien qu’une œuvre d’art que l’on serait tenté de qualifier de sculpture – comme un Specific Object de Judd, selon lui-même – n’en est pas nécessairement une, mais plutôt des volumes géométriques en trois dimensions à la conception distanciée de notions telles que le modelage ou la taille, et dont toute forme anthropomorphique est exclue. Aujourd’hui, les artistes ne raisonnent plus selon un mode disciplinaire et encore moins « paragonique » ; ils en viennent à considérer l’art selon une approche davantage transdisciplinaire. Bien que certaines affinités pratiques soient facilement identifiables pour certains, il n’en demeure pas moins que l’œuvre



D’un point de vue personnel, ma production s’est déplacée d’un champ presque exclusivement tangible vers des réalisations de natures diverses, pas nécessairement matérielles, tout en conservant un intérêt certain pour des questions relatives à la sculpture. Pour autant, la production d’objets n’est pas délaissée au profit de formes qui peuvent être perçues comme des déclinaisons, des raccourcis ou même des simplifications. Elles sont équivoques et symptomatiques des préoccupations développées tout au long de ce mémoire. Il s’agit de destituer l’objet d’art de considérations stéréotypées telle que, pour la sculpture, l’affirmation d’un primat absolu de la concrétisation. Même si le résultat n’est pas une sculpture à proprement parler, elle transparaît sous une autre forme ; un mode d’emploi, une notice interactive, un dessin. En fait, il y a toujours la possibilité d’aboutir à la concrétisation formelle, mais est-ce vraiment nécessaire ? La représentation d’un objet possède un poids différent de sa présentation, elle peut donner autant sinon voire plus d’informations.

La traduction d’une œuvre plastique sous une autre forme qu’ellemême implique un effort, un travail de la part du spectateur qui ne se contente pas d’assister à la représentation d’une œuvre d’art, mais interprète ce qui lui est donné pour produire de nouveaux rapports de sens. Ce « travail » ne doit pas être vécu par le lecteur ou le regardeur (en fonction de la nature de la réalisation) comme une soumission vis-à-vis de moi-même. Je ne soumets pas un mode d’emploi, je ne propose pas le dessin qui serait la solution d’un système de balancier animé par le déplacement de l’eau ; j’expose des projets contraints par la réalité physique, je communique les paramètres de mes sculptures par la radicalisation des formes ou tout simplement

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Conclusion

d’art actuelle procède d’une réflexion, elle s’immatérialise sous forme de concept. Dès lors qu’elle se manifeste dans l’espace du réel (par la production d’une œuvre d’art), elle obtient déjà une une dualité, si ce n’est une multiplicité et c’est en partie cela qui la différencie de l’œuvre moderne issue du fantasme de l’artiste démiurge dont la somme des interventions s’intègrent uniquement dans l’espace de l’œuvre, ni plus ni moins.

par leur dématérialisation, afin de donner la possibilité au spectateur faire l’expérience de la sculpture à contretemps. Je laisse alors au spectateur le soin de donner son avis, la possibilité de devenir sculpteur à son tour.

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BIBLIO GRAPHIE

 Ouvrages

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Au regard des objets d’art caractéristiques du XXe siècle, peu à peu exposés – et donc acceptés par les institutions – des sculptures à la froideur industrielle aux lignes élémentaires dont la réalisation est déléguée ; d’immenses plaques en acier Corten cintrées et exposées in situ ; une Spiral Jetty ; des Statements ou « énoncés » de sculptures mentales ; l’on assiste à l’émergence d’une somme de mutations qui, relativement à un paradigme changeant, permettent de concevoir la difficulté de catégoriser la sculpture comme le simple résultat de l’action « sculpter » ainsi qu’on pouvait l’imaginer jusqu’alors.

Bruno PANCRAZI • Mémoire d’étude et de recherche Rédigé en vue de l’obtention du Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique (DNSEP) Année 2016 / 2017 • École Supérieure d’Art et de Design de Toulon Provence Méditerranée (ESADTPM)